Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • L’exigence de la culture, une tâche personnelle, un devoir collectif

    Les romans dystopiques – c’est-à-dire anti-utopiques – pratiquent tous la dénonciation de la société, de la collectivité, au nom de la liberté absolue de l’individu. Toute organisation collective serait malsaine et oppressive ; toute « structure » dépassant l’individu le détournerait de son être véritable.

    Cela relève évidemment de la propagande anticommuniste de la bourgeoisie. En réalité, le socialisme s’accompagne de la dialectique entre la société et la personnalité (et non plus « l’individu »).

    Chaque être humain peut ainsi s’épanouir et développer ses propres facultés en particulier, dans la dialectique de l’égal et de l’inégal, du particulier et du collectif.

    C’est là le sens même du Communisme, pour qui la culture n’est pas un simple agrément de la vie. C’est le reflet de la vie, non pas de manière passive, mais de manière productive, car c’est ce qui lui donne sa densité, son épaisseur.

    C’est d’abord une affaire de sensibilité. Il faut être en mesure d’être marqué, au plus profond de soi, par un parfum, une chanson, l’intimité d’une scène montrée dans une peinture au réalisme poignant.

    Par la culture, on saisit pleinement les moments vrais ; ce n’est que parce que notre regard est instruit que l’on peut saisir ces moments, être touché et grandi par le travail de l’artiste.

    Être instruit, éduqué, c’est élargir le champ de sa sensibilité, c’est être le fruit non pas simplement de son temps, mais de toute l’évolution humaine et son accomplissement.

    L’écrivain russe Fiodor Dostoïevski a très bien exprimé cela dans une lettre à son frère, en disant que :

    « J’ai lu presque tout Balzac. Balzac est grand. Ses personnages sont les produits de l’intelligence universelle. Ils ne sont pas le fruit d’une époque : ce sont des milliers d’années de lutte qui ont préparé une pareille profondeur dans l’âme d’un homme. »

    Les communistes s’intéressent par nature à la culture, et même plus : ils la vivent et vivent à travers elle. Un communiste au 21e siècle a forcément une liste très élaborée d’albums de musique auxquels il tient absolument, et qui évolue avec le temps.

    Il en va de même de photographies, de films, de peintures, de tout ce qui relève des différents domaines de la production artistique.

    L’exigence est ici très grande. Il ne s’agit pas de se dire qu’il suffit d’écouter des choses et d’en apprécier certaines plutôt que d’autres pour être au niveau qu’exige la culture. Il faut se fonder sur le principe de civilisation, et c’est là nullement de l’élitisme : c’est comprendre la différence entre la quantité et la qualité.

    D’où la grande difficulté que pose notre époque, puisque la culture, sous des formes extrêmement variés et de valeurs totalement inégales, est partout. Elle est massive, abondante, souvent diluée par manque d’exigence et par souci de les rendre simples, consommables.

    De manière très concrète, si l’on pense à Karl Marx et Friedrich Engels au 19e siècle, les choses étaient plus faciles à aborder pour eux. La culture portait en elle-même une exigence.

    Aller vers la culture et recevoir la culture, c’était déjà une exigence. Être cultivé, c’était avoir et avoir eu l’exigence de se tourner vers les œuvres. Karl Marx et Friedrich Engels étaient très cultivés et la culture imprègne chacun de leurs travaux avec à chaque fois un très haut niveau.

    Il en va de même pour Lénine, Staline, Mao Zedong. Si on prend les auteurs de romans cités par Lénine dans les 29 premiers volumes de ses œuvres complètes, on retrouve 320 fois Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine, 99 fois Nikolaï Gogol, 60 fois Ivan Krylov, 46 fois Ivan Tourgueniev, 26 fois Nikolaï Nekrassov, 19 fois Alexander Pouchkine, 18 fois Anton Tchekhov, 17 fois Alexander Ostrovsky, 16 fois Gleb Ouspensky, 11 fois Ivan Gontcharov.

    Il était, à l’époque, plus facile de repérer les « classiques ». C’est désormais à la fois plus facile (l’accès aux œuvres est facile) et plus difficile (faire le tri entre les œuvres est difficile).

    Cela signifie qu’il faut d’autant plus savoir trancher sur des choses très concrètes.

    Par exemple, la danse contemporaine, dans sa forme ultra normalisée et codifiée telle qu’elle existe aujourd’hui, est-elle acceptable ?

    Relève-t-elle d’une approche moderne du mouvement dans la société industrielle, ou bien est-ce une insulte à la grâce du corps n’exprimant rien d’autre que le subjectivisme bourgeois ?

    Ce n’est pas simple, mais il faut y répondre ; la culture exige une telle réponse.

    Il en est de même pour tout ce qui concerne le patrimoine architectural. La France est riche de milliers d’églises, chapelles, monastères et cathédrales. La valeur de ces monuments est en général évidente, il s’agit dans la plupart des cas d’un héritage indiscutable.

    Reste à savoir cependant comment aborder ce patrimoine et dans quelle mesure il faut le conserver plutôt que le faire vivre. C’est une contradiction puissante.

    Est-il correct de jouer de la techno dans une église, ou bien il faut se contenter de grands concerts avec deux chœurs et un orchestre professionnel de la Passion selon Mathieu de Bach dans une version dite historiquement informée ? D’ailleurs, faut-il jouer une œuvre protestante dans une église relevant du catholicisme romain ?

    On peut se demander également comment l’État socialiste devra aborder la Basilique de l’Immaculée-Conception de Lourdes.

    Car le bâtiment est une mystification : ce n’est pas un héritage gothique, c’est du néogothique, construit entre 1862 et 1871, au moment où l’Église a prétendu croire Bernadette Soubirous, la fille d’un meunier, qui dit avoir vu et entendu la Vierge dans la grotte de Massabielle qui se situe en dessous. Pour autant, la destruction d’un tel monument serait probablement considéré comme inacceptable pour la population française.

    La réponse à faire sera forcément très différente de celle concernant la Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre à Paris, pourtant de la même époque. Dans ce dernier cas, il n’y a pas la même mystification néogothique et la valeur architecturale du bâtiment est beaucoup plus intéressante, en tous cas conforme à son époque car les Parisiens l’ont toujours trouvé laide (la surnommant la meringue).

    Cependant, politiquement, le bâtiment est inacceptable, car il relève du fanatisme catholique le plus réactionnaire, dans le contexte de la période marquée par la Commune de Paris de 1871.

    Seul un très haut niveau de connaissances culturelles et de réflexions culturelles de la part de l’État socialiste permettra d’aborder de manière juste de telles questions, en rapport direct avec le peuple.

    Il ne s’agit pas de se dire qu’on trouvera à ce moment-là les bonnes réponses, de manière pragmatique. Si on n’aborde pas dès aujourd’hui la culture de manière systématique et avec un très haut niveau d’exigence, la faillite est promise.

    La culture ne s’improvise pas. Il faut savoir trier, valoriser et préserver les œuvres et les ouvrages, mais sans jamais en faire des fétiches. La culture doit toujours être concrète.

    A priori en France, n’importe quel enfant apprendra à l’écoleLe Corbeau et le Renard de Jean de la Fontaine. C’est très bien et, au-delà de la fable elle-même, il y a dans cet apprentissage la formation d’une culture commune, reliant les générations entre elles.

    Il n’est pourtant pas normal que les enfants apprennent cette fable sans connaître la version (traduite en français moderne) de Marie de France au 12e siècle, qui est elle-même issue du fabuliste grec Ésope, 1800 ans avant elle. La culture exige une telle connaissance en profondeur des œuvres, et non pas de se contenter de réciter par cœur des rythmes de manière abstraite et figée.

    Cela peut paraître pompeux et on pourrait se dire qu’on peut cultiver les enfants sans avoir besoin d’aller chercher aussi loin dans le patrimoine médiéval relavant lui-même du patrimoine antique. Mais on ne simplifierait rien avec une telle approche.

    C’est qu’en effet, à rebours du principe bourgeois de la « création » (à partir de rien), l’art existe toujours en tant que production. C’est le fruit d’une longue transformation. Il y a des apports s’accumulant, il y a des rapports qui existent et qui expliquent ou soulignent.

    Comme l’a formulé Mao Zedong,

    « les œuvres du passé ne sont pas des sources, mais des cours d’eau ; elles ont été créées avec les matériaux que les auteurs anciens ou étrangers ont puisés dans la vie du peuple de leur temps et de leur pays ». 

    On peut ainsi très facilement trouver agréable l’ouverture de Guillaume Tell de Gioachino Rossini, mais cela ne suffit pas ; il faut une éducation musicale et une attention personnelle très poussée pour aborder l’œuvre dans son ensemble, avec toutes ses subtilités et sa longueur ; sans compter qu’il faut alors s’intéresser de manière pratique et concrète à l’histoire de la formation nationale de la Suisse, puisqu’il s’agit de ça.

    Pour cette raison, on ne peut pas s’imaginer qu’il suffit de demander à des millions de gens de payer 22 euros (en 2025) pour entrer dans le musée du Louvre et les laisser ensuite se débrouiller. Ni le bâtiment, très ancien, ni la puissance culturelle des collections, ne le permettent.

    Un tel musée doit nécessiter un passeport culturel pour y accéder, et on ne devrait pouvoir y déambuler qu’à l’aide d’un guide très formé. Comme d’ailleurs dans pratiquement tous les musées.

    C’est cela qu’exige la culture, qui ne consiste pas en la consommation d’œuvres (et pire, en leur accumulation, appropriation individuelle), mais en l’élévation personnelle, par l’éducation collective et permanente de la sensibilité à l’art.

    => retour à la revue Connexions

  • Le chef d’état major français annonce la guerre sino-américaine pour 2027 et la guerre franco-russe pour 2030 : l’aspect principal est la guerre de repartage du monde

    Les enseignements du matérialisme dialectique sont formels : le mode de production capitaliste est soumis à la loi de la chute tendancielle du taux de profit, il lui est toujours plus difficile de procéder à une accumulation exponentielle de capital.

    Dans ce contexte, les monopoles se développent, en tant que résultat naturel du jeu de la concurrence et avec comme objectif de développer des situations de rente.

    Au niveau international, cela produit l’impérialisme, stade suprême du capitalisme, avec chaque pays cherchant à élargir son champ de domination. C’est alors la guerre de repartage du monde.

    Nous, communistes, armés de l’idéologie invincible de Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao Zedong, savons toutefois que l’Histoire est l’Histoire de la lutte des classes.

    Les masses exploitées et opprimées n’ont aucun intérêt à la guerre ; lorsqu’elles ont un niveau suffisant de conscience d’elles-mêmes, elles la refusent et se tournent vers la guerre du peuple pour justement briser les fauteurs de guerre.

    Cette conscience des masses ne peut, toutefois, être qu’amenée de l’extérieur : il y a la nécessité historique d’une avant-garde, qui se développe en tant qu’organisation indépendante, analysant scientifiquement le cours des événements et lançant les mots d’ordre politiques contribuant à l’élévation des consciences, soutenant l’organisation politique des masses sur une base révolutionnaire, visant la prise du pouvoir par la violence révolutionnaire afin de constituer un nouvel État.

    Cette contradiction entre l’avant-garde active politiquement et capable de discerner les tendances à venir et les masses passives politiquement et ayant un temps de retard (et ce d’autant plus que l’avant-garde est faible, isolée ou arriérée) se pose dans toute sa clarté en novembre 2025.

    Si la bourgeoisie n’agit pas consciemment et donc si elle ne « sait » pas qu’elle pousse le pays à la guerre, dans les faits elle met tout en œuvre en ce sens et les choses deviennent, si ce n’est apparentes, du moins relativement claires pour qui les regarde avec du recul et des connaissances historiques.

    Voilà pourquoi il faut accorder toute son importance au discours de Fabien Mandon, chef d’état-major des armées depuis le premier septembre 2025, à la fin de la journée d’ouverture du 107e Congrès de l’Association des Maires de France, le 18 novembre 2025.

    Le chef d’état-major des armées a affirmé que le conflit sino-américain commencerait en 2027 et il a expliqué que la Russie comptait attaquer l’Europe en 2030.

    Il a jugé nécessaire que les maires deviennent un maillon essentiel du soutien moral à l’armée française et qu’ils aillent dans la direction de présenter la Russie comme une menace fondamentale au mode de vie français.

    Il a souligné que l’économie passerait possiblement sous le contrôle des intérêts militaires et il a estimé essentiel que le pays ne « flanche » pas en raison d’une éventuelle peur de « perdre ses enfants ».

    C’est là, bien sûr, un saut qualitatif dans la mobilisation en direction de la guerre et cela suit de très près, le 17 novembre 2025, la venue à Paris de Volodymyr Zelensky pour la signature d’un contrat de dix ans pour des achats ukrainiens de matériel militaire français.

    Les médias français n’ont accordé pratiquement aucune attention à ce contrat, portant notamment sur 100 avions de combat Rafale, alors que l’Ukraine n’a aucunement les moyens de payer quoi que ce soit, sans compter qu’il y a un flou complet sur la liste réelle des achats.

    Cela souligne à quel point les médias sont soumis à la ligne générale de guerre contre la Russie, même si certains restent sceptiques.

    Cela indique également l’absence complète de la moindre exigence démocratique, car personne n’a demandé à ce que le contenu du contrat soit révélé.

    Enfin, et surtout, cet achat à crédit implique la liaison du destin du capitalisme français au régime ukrainien, et inversement.

    La France s’est tellement lancée dans l’aventure contre la Russie qu’aucun recul n’est plus possible et c’est d’ailleurs bien pour cela que la tendance à la guerre l’emporte, en brisant un par un tout ce qui peut apparaître comme un frein.

    La guerre n’est jamais, dans le capitalisme, une possibilité ou un risque majeur. Jean Jaurès, cette grande figure française du socialisme dans sa version droitière et républicaine, envisageait les choses ainsi, et ce fut son erreur fatale, comme celle des réformistes en général.

    Cela amène avec soi, en effet, l’illusion qu’on pourrait intervenir « au cas où » s’il le fallait, qu’il y aurait de toute manière le temps de voir bien avant, que rien n’est jamais écrit, etc.

    Avec une telle conception, on est toujours dépassé par les événements et on se retrouve débordé, ne laissant plus d’autre choix que la capitulation ou le basculement dans le désespoir le plus complet.

    Il est bien au contraire nécessaire de suivre de manière scientifique le cours des choses et de poser les jalons stratégiques, en se fondant sur les contradictions en développement et leurs nécessaires expressions historiques.

    Tel est le rôle du Parti matérialiste dialectique, dont la tâche historique est d’appliquer le principe « les masses font l’Histoire, le Parti les dirige » et de mener les masses travailleuses françaises au Socialisme et au Communisme.

    Et, de par les acquis historiques de la science du prolétariat, le processus révolutionnaire consiste en la guerre populaire, qui a une validité universelle.

    Nous avons été les premiers dans un pays occidental à formuler cette affirmation, et avec raison.

    Seule la mobilisation du peuple comme océan armé est en mesure de se confronter à l’immense machinerie du vieil État bourgeois qui mène la France à une participation à la guerre mondiale de repartage du monde.

    Le discours du chef d’état-major des armées Fabien Mandon vient rappeler cette réalité : le vieil État est capable de mobiliser toute son administration, depuis les élus locaux jusqu’aux enseignants, des conseils départementaux et régionaux (apportant notamment différentes aides matérielles au régime ukrainien) aux médias publics (intensément propagandistes dans la dénonciation de la « menace existentielle » russe).

    Les drapeaux ukrainiens sont d’ailleurs largement visibles sur les frontons de très nombreux sites représentatifs de l’administration française.

    Il est nécessaire ici de préciser que le soutien à l’Ukraine dont il est ici parlé est artificiel : ce n’est qu’un masque de l’expansionnisme français.

    Les masses ukrainiennes sont employées comme chair à canon par les principales puissances occidentales, et les nationalistes ukrainiens sont, malgré leur prétention, uniquement les agents sur place des puissances étrangères.

    On remarquera, à ce titre, que jamais depuis le début de la guerre, dans aucun pays occidental, il n’y a eu d’ouverture culturelle sur l’Ukraine, sa production de films ou de musique, de littérature ou de peinture.

    L’Ukraine est un lieu de projection idéologique et les masses ukrainiennes restent des abstractions.

    Ce qui compte, ce n’est pas l’Ukraine réelle, mais la narration qui la concerne.

    Et cela doit en rester ainsi, afin qu’il soit accordé une légitimité à l’affrontement militaire avec la Russie, bien qu’en réalité le seul objectif français, ce soit l’appropriation des richesses russes en pétrole et en gaz et la pénétration massive du capital français dans une Russie découpée en plusieurs petites entités.

    Une réussite française permettrait ici au pays de sortir du bourbier de la crise générale du capitalisme commencée en 2020, du moins c’est la vision des choses des « décideurs » qui ont fait le choix de l’option « russe » en février 2024, le président Emmanuel Macron le premier.

    L’espoir d’une victoire galvanise désormais la bourgeoisie française, au point que même les figures politiques gaullistes nationalistes se sont pratiquement toutes accordées à en accepter les fondements.

    Les possibilités d’une grande reprise économique en cas de succès dans l’entreprise militaire produisent également une très vaste corruption dans les syndicats, qui sont absolument tous en phase avec le discours officiel concernant la menace russe et le soutien à l’Otan.

    Pour résumer : afin d’échapper aux contradictions internes, le capitalisme français se précipite vers une contradiction extérieure.

    Et plus les contradictions internes seront fortes, plus il y a aura en réponse des mobilisations dans le sens du nationalisme et du militarisme.

    C’est le sens du discours du chef d’état-major des armées Fabien Mandon et voilà pourquoi ceux qui s’imaginent réformer la France ou même la « révolutionner » se font des illusions s’ils ne prennent pas en compte la tendance à la guerre.

    La question n’est même pas ici de distinguer entre réforme et révolution, car la tendance à la guerre bloque la voie à toute transformation.

    La mise en place de la guerre, de ses préparatifs, exige des modifications, des adaptations, qui sont indiscutables aux yeux de la bourgeoisie et qui l’emporteront dans tous les cas.

    Ceux qui ont l’illusion qu’il est possible d’effectuer des revendications sociales triomphales dans un tel contexte se trompent lourdement, et c’est d’autant plus vrai que l’État français est très lourdement endetté.

    Pour cette raison, la vraie délimitation historique actuelle est entre ceux qui se focalisent de manière obsessionnelle sur les questions intérieures, sans voir qu’ils sont prisonniers du capitalisme au quotidien et de son agencement, et ceux qui font de la question de la guerre impérialiste l’aspect principal de leur démarche.

    L’expression « aspect principal » doit être bien comprise pour ce qu’elle est, car cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’il faille nier l’existence des questions intérieures : c’est simplement reconnaître leur caractère secondaire.

    Par contre, cela veut dire qu’on ne peut qu’être en désaccord fondamental avec ceux qui font de la question interne l’aspect principal, tout en admettant qu’il y a secondairement une tendance à la guerre.

    Une telle démarche n’est que tromperie et opportunisme, elle ne vise qu’à désorienter et à ramener les esprits vers le réformisme à prétention révolutionnaire, propre aux étudiants et aux syndicalistes, qui peut exister dans le confortable capitalisme français.

    Il va de soi que nous aurions préféré dire le contraire et poser que l’aspect principal consiste en la contradiction interne.

    Ce n’est malheureusement pas le cas, car les masses sont corrompues par des décennies de capitalisme pacifié, où les syndicats (CGT et CFDT en tête) accompagnent les entreprises et le service public dans leur modernisation et intégration des contradictions.

    Les travailleurs français font confiance à l’idéologie de la République, au « rôle » de la France, à la gestion étatique par la bourgeoisie, à la croissance ininterrompue du capitalisme et en tout cas aux possibilités de carrière.

    Quant à ceux qui n’y croient plus, c’est parce qu’ils ne croient plus en rien et tendanciellement ils basculent dans les mafias ou le désespoir individuel.

    Voilà pourquoi l’aspect principal n’est plus simplement la contradiction interne au capitalisme français, mais la contradiction interne propre à l’affrontement des deux superpuissances impérialistes américaine et chinoise pour l’hégémonie mondiale.

    Le capitalisme français s’insère dans cet affrontement, c’est ce qui définit sa transformation et c’est ce qui doit définir l’activité révolutionnaire qui lui répond.

    => retour à la revue Connexions

  • Lettre de Friedrich Engels au social-démocrate Conrad Schmidt, mars 1895

    «  Cher Schmidt,

    Vos deux lettres, du 13 novembre de l’année précédente du 1er de ce mois, sont devant moi. Je vais commencer par la seconde comme la plus actuelle.

    Quant à [Peter] Fireman, laissez tomber. [Wilhelm] Lexis avait seulement posé la question, toi aussi avec ∑ m  / ∑ ( c + v ).

    [∑ représente la somme, m désigne la plus-value, c le capital constant (les moyens de production), v le capital variable (le capital employé pour utiliser des salariés).]

    Lui seul a fait un pas de plus dans la bonne voie, dans la mesure où il a classifié la série mise en somme par vous, en sommant la série m’ / ( c’ + v’ ) + m » / ( c » + v » ) + m »’ /( c »’ + v’  » ) … etc., en les rangeant en les groupes de branches de production après la composition différente du capital, entre lesquelles n’a lieu que l’égalisation par la concurrence.

    Que ce pas était le prochain à faire de manière la plus importante, cela vous est montré par le texte de Marx lui-même, où jusqu’à présent exactement la même procédure a été suivie.

    L’erreur de F[ireman] a été qu’il s’est arrêté ici, s’est posé avec ça, et que donc cela a dû rester inaperçu jusqu’à la parution du livre lui-même.

    — Mais tranquillisez-vous. Vous pouvez être vraiment satisfait.

    Vous avez trouvé tout de même indépendamment la cause de la chute tendancielle du taux de profit et de la formation du profit commercial, et cela non pas aux 2/3, comme Fireman l’a fait avec le taux de profit, mais complètement.

    La raison pour laquelle vous prenez une voie secondaire en ce qui concerne le taux de profit, je pense que votre lettre m’en donne une idée.

    Je retrouve le même type de déviation dans les détails et je l’attribue à la méthode philosophique éclectique, effondrée dans les universités allemandes depuis [18]48, qui perd toute vue d’ensemble et se transforme trop souvent en un tapage plutôt interminable et infructueux sur les détails.

    Mais auparavant vous vous êtres préoccupés principalement de Kant parmi les classiques, et Kant a été plus ou moins contraint par l’état de la philosophie allemande de son temps et par son opposition au leibnizianisme wolfien pédant de faire d’apparentes concessions sous la forme de ce bavardage dispersé wolfien.

    C’est ainsi que j’explique votre tendance, qui transparaît également dans votre exposé épistolaire sur la loi de la valeur, à entrer dans les détails, où précisément il me semble que le contexte global n’est pas toujours pris en compte, de sorte que vous dégradez la loi de la valeur à une fiction, une fiction nécessaire, un peu comme Kant avec l’existence de Dieu amené à un postulat de la raison pratique.

    Les reproches que vous faites à l’encontre de la loi de la valeur s’appliquent à tous les concepts, envisagés du point de vue de la réalité.

    L’identité de la pensée et de l’être, pour le dire en termes hégéliens, coïncide partout avec votre exemple du cercle et du polygone.

    Dit autrement  : les deux, le concept d’une chose et sa réalité, se côtoient comme deux asymptotes, se rapprochant toujours et pourtant ne se rencontrant jamais.

    [Une asymptote est une ligne droite qui s’approche indéfiniment d’une courbe sans jamais la couper, elle tend de manière infinie vers elle, sans la rejoindre.]

    Cette différence entre les deux est précisément celle qui fait que le concept n’est pas simplement, directement, déjà la réalité, et que la réalité n’est pas immédiatement son propre concept.

    C’est en raison du fait qu’un concept ait la nature essentielle du concept, c’est-à-dire qu’il ne coïncide pas immédiatement prima facie [à première vue] avec la réalité dont il a d’abord dû être abstrait, qu’il est davantage qu’une fiction, à moins d’expliquer que tout les résultats de la pensée soient des fictions, parce que la réalité ne leur correspond que par un grand détour, et même alors seulement de manière asymptotiquement approximative.

    En va-t-il autrement pour le taux général de profit  ?

    Il n’existe qu’approximativement à un instant donné.

    Si cela se réalise dans deux établissements jusque dans le détail, si tous deux réalisent exactement le même taux de profit une année donnée, alors c’est une pure coïncidence.

    En réalité, les taux de profit changent d’une entreprise à l’autre et d’une année à l’autre selon, selon les circonstances, et le taux général n’existe que sous la forme d’une moyenne de nombreuses affaires et d’une plage d’années.

    Mais si nous voulions exiger que le taux de profit – disons 14,876934… soit exactement le même jusqu’à la 100ème décimale dans chaque entreprise et chaque année, sous peine sinon de le dégrader au rang d’une simple fiction, alors nous comprendrions sérieusement erronée la nature du taux de profit et des lois économiques en général – ils n’ont tous d’autre réalité que dans l’approximation, la tendance, en moyenne, mais pas dans la réalité immédiate.

    Cela s’explique pour une part par le fait que leur action est contrecarrée par l’action simultanée d’autres lois, mais aussi en partie par leur nature de concepts.

    Ou bien prenez la loi des salaires, la réalisation de la valeur de la force de travail, qui seulement, et même là pas toujours, se réalise en moyenne et, dans chaque localité, voire dans chaque industrie, varie selon le niveau de vie habituel.

    Ou bien la rente foncière, qui représente le surprofit résultant d’une force naturelle monopolisée au-dessus du taux général. Ici aussi, le surprofit réel et la rente réelle ne coïncident nullement, mais seulement en moyenne approximativement.

    C’est exactement ainsi que fonctionne la loi de la valeur et la répartition de la plus-value à travers le taux de profit.

    1. Les deux ne parviennent à leur réalisation la plus complète qu’à la condition préalable que la production capitaliste s’effectue partout, c’est-à-dire que la société est réduite aux classes modernes de propriétaires fonciers, des capitalistes (industriels et commerçants) et des ouvriers, tous les niveaux intermédiaires étant effacés .

    Cela n’existe même pas en Angleterre et cela n’existera jamais, nous ne le laisserons pas ça aller aussi loin.

    2. Si le bénéfice, pension comprise, est composé de différentes composantes  :

    a) le bénéfice venant de la tricherie – qui s’annule dans la somme algébrique ;

    b) le bénéfice provenant de l’augmentation de la valeur des stocks (le reste, par exemple, de la dernière récolte en cas d’échec de la suivante)  ;

    Théoriquement, cela devrait finalement s’équilibrer, voire être annulé par la baisse de la valeur des autres biens, dans la mesure où soit les capitalistes acheteurs doivent ajouter autant que ceux qui vendent gagnent, soit, dans le cas de la nourriture pour les travailleurs, les salaires doivent augmenter à long terme.

    Les plus importantes de ces plus-values ne sont toutefois pas présentes dans la durée, aussi la péréquation ne s’effectue-t-elle qu’en moyenne au fil des années, et de manière très imparfaite, notoirement aux dépens des travailleurs ; ils produisent plus de plus-value parce que leur travail n’est pas entièrement payé  ;

    c) le montant total de la plus-value, dont la part donnée à l’acheteur est perdue, en particulier dans les crises où la surproduction est réduite à son contenu réel de travail socialement nécessaire.

    Il en résulte d’emblée que le bénéfice total et la valeur ajoutée totale ne peuvent coïncider qu’approximativement.

    Si vous ajoutez cependant également que la plus-value totale et le capital total ne sont pas des quantités constantes, mais plutôt des quantités variables qui changent de jour en jour, alors toute couverture du taux de profit par ∑ m  / ∑ ( c + v ) apparaît comme une série approximative, puis une autre, tendant toujours vers l’unité du prix total et de la valeur totale, et s’en éloignant toujours, telle une pure impossibilité.

    En d’autres termes, l’unité du concept et de l’apparence se présente comme un processus essentiellement infini, et c’est ce qu’elle est, dans ce cas comme dans tous les autres.

    Ou bien encore  : faut-il dire que les concepts qui dominent dans les sciences de la nature sont des fictions parce qu’il s’en faut de beaucoup qu’ils coïncident toujours exactement avec la réalité ?

    À partir du moment où nous acceptons la théorie de l’évolution, tous nos concepts de la vie organique ne correspondent plus que de façon approximative à la réalité.

    Sinon il n’y aurait pas de transformation ; le jour où concept et réalité coïncideront absolument dans le monde organique c’en sera fini de l’évolution.

    Le concept de poisson implique l’existence dans l’eau et la respiration par les branchies ; comment voulez-vous passer du poisson à l’amphibie sans briser ce concept ?

    Et effectivement il a été brisé, et nous connaissons toute une série de poissons dont la vessie natatoire s’est développée jusqu’à devenir poumon et qui peuvent respirer de l’air.

    Comment voulez-vous passer du reptile ovipare au mammifère qui met au monde des petits vivants sans faire entrer en conflit avec la réalité l’un des deux concepts, ou les deux à la fois ?

    Et effectivement nous avons avec les monotrèmes [= qui pondent des œufs mais allaitent leurs petits] toute une sous-catégorie de mammifères ovipares.

    J’ai vu à Manchester en 1843 les œufs de l’ornithorynque et je me suis moqué, avec autant d’étroitesse d’esprit que d’arrogance, de cette stupidité : comme si un mammifère pouvait pondre  ! Et voilà qu’aujourd’hui c’est prouvé!

    Ne faites donc pas au concept de valeur ce que j’ai fait qui m’a obligé à aller après coup demander des excuses auprès de l’ornithorynque  !

    Mais votre article [sur le troisième tome du Capital] dans le « Centralblatt » est très bon, et la démonstration de la différence spécifique entre la théorie du taux de profit de Marx – à travers sa détermination quantitative – et celle de l’économie ancienne est très bien menée.

    L’illustre [économiste italien Achille] Loria, dans son ingéniosité [NDLR les remarques sont en fait ironiques], voit dans le troisième tome un abandon direct de la théorie de la valeur, et votre article est la réponse toute faite.

    Maintenant, deux personnes sont intéressées, [l’Italien Antonio] Labriola à Rome et [le Français Paul] Lafargue, qui est en polémique avec Loria dans la « Critica Sociale ».

    Donc si vous pouviez envoyer un exemplaire au professeur Antonio Labriola, Corso Vittorio Emmanuele 251, Rome, celui-ci de son mieux pour en publier une traduction italienne  ; et un deuxième exemplaire à Paul Lafargue, Le Perreux, Seine, France, celui-ci apporterait l’appui nécessaire et il vous citerait.

    Je leur ai écrit à tous les deux justement parce que votre article contient la réponse au point principal. Si vous ne pouvez pas obtenir les exemplaires, faites-le moi savoir s’il vous plaît.

    Je dois ici conclure là-dessus, sinon je n’en terminerai jamais.

    Meilleures salutations

    Votre F. Engels »

  • Le royaume éphémère de Jérusalem

    Quel est ce royaume éphémère de Jérusalem dont parle Friedrich Engels ?

    C’est un royaume établi par les croisés autour de Jérusalem, et qui a existé de 1099 à 1291 ; Godefroy de Bouillon en fut le premier souverain.

    En plus du royaume de Jérusalem proprement dit, on avait trois États vassaux, indépendants dans les faits : les comtés de Tripoli et d’Édesse, ainsi que la principauté d’Antioche.

    Godefroy de Bouillon dans sa tour de siège à l’assaut de Jérusalem, enluminure de 1337

    La mise en place de ce royaume par la conquête des croisés venus d’Europe se caractérisa par un très grand formalisme ; c’est ce qui fait que Friedrich Engels en parle comme du modèle absolu (et abstrait) du féodalisme.

    Concrètement, absolument tout fut noté : les droits, les devoirs, les rapports hiérarchiques.

    Et la base, c’est la féodalité : il n’y a pas d’idéologie royale comme moteur, ce qui est logique puisque la croisade instaure une féodalité de toutes pièces.

    Les seigneurs ayant conquis des territoires en ont fait des fiefs, instaurant un servage très dur, avec un arbitraire très marqué dans la perception des impôts, ainsi qu’une tendance à assumer l’esclavagisme et à le généraliser.

    Il n’y a donc pas de limitations idéologiques dues à une royauté historique ; pareillement, l’existence historique des communes ne joue aucun rôle, pas plus que la tendance à l’empire.

    (wikipedia)

    Il n’y avait pas non plus de coutume, aucune tradition donnant à tel ou tel lien un caractère particulier, comme c’était immensément le cas dans la féodalité européenne.

    Les Assises de Jérusalem résument ainsi l’organisation des seigneurs nouvellement installés et ne connaissant aucun encadrement, ni communal, ni royal, ni impérial, ni coutumier.

    C’est ce qui produit le souci de rédiger le cadre féodal, au lieu de le laisser comme en Europe plus ou moins l’oral, avant de renforcer le côté souple, la dimension interprétative.

    Voilà pourquoi Friedrich Engels, avec justesse, souligne que le royaume éphémère de Jérusalem, « a laissé derrière lui l’expression la plus classique de l’ordre féodal avec les Assises de Jérusalem ».

    Dans les faits, on l’aura compris, le pouvoir du souverain du royaume de Jérusalem était limité par la Haute Chambre, composée de seigneurs féodaux laïcs et ecclésiastiques.

    Le roi est, comme au début du féodalisme, un primus inter pares, le premier parmi les pairs ; seul son rôle lui attribue la première place parmi les plus grands nobles, mais ce statut n’a pas de valeur absolue en raison de la prépondérance fonctionnelle de la Haute Chambre.

    Le royaume de Jérusalem vu au 12e siècle

    Au sens strict, on peut dire que les Assises de Jérusalem expriment, à travers l’idée de Haute Chambre, un équivalent féodal de la démocratie athénienne, sauf que bien entendu le féodalisme implique des hiérarchisations, des imbrications, des vassalisations, etc.

    Le système est reproduit en parallèle avec la Cour des Bourgeois à l’usage des non-nobles de langue latine, et la Cour du Raïs, à l’usage du reste de la population.

    Tout cela fut constitutionnalisé au moyen des « Assises de Jérusalem », dont l’auteur principal fut Jean d’Ibelin (1215-1266), comte de Jaffa et d’Ascalon.

    Pour autant, une démarche d’organisation ne suffit pas en soi, qu’est-ce qui a pu obliger des forces féodales, par définition favorables à la fragmentation, à une unification ?

    La réponse à la question se retrouve dans l’exposition par ces « Assises » du nombre d’hommes en armes que doivent fournir les seigneurs.

    La fameuse forteresse dénommée « krak des Chevaliers« 

    Le baron de Galilée devait envoyer 500 chevaliers, le baron d’Acre 329, le seigneur de Baruch 21… la ville de Jérusalem doit en envoyer 328, la ville de Naplouse doit en envoyer autant, etc.

    Des soldats non nobles, dénommés sergents, doivent être envoyés également : l’évêque de Belesme doit en envoyer 200, la ville de Césarée 50 (et l’archevêque de la ville 50), la ville d’Acre 500, etc.

    Au total, cela fait 4 259 chevaliers et 5075 sergents. C’est un chiffre très faible : il n’y a pas de réserves quasiment, les renforts d’Europe sont à la fois rares et irréguliers.

    Or, les menaces sont nombreuses : il y a le califat fatimide basé au Caire, la dynastie zengide (occupant grosso modo la Syrie actuelle en débordant) avec notamment Nūr ad-Dīn (Nourredine), émir d’Alep et de Damas (vers 1146–1174).

    Le premier est subordonné au second, par l’intermédiaire de Ṣalāḥ ad-Dīn Yūsuf ibn Ayyūb (Saladin), qui instaure un sultanat Ayyoubide, lui-même devenant le principal antagoniste des croisé, par ailleurs victorieux avec notamment la prise de Jérusalem.

    Pièce de 1182 avec Saladin coiffé d’une couronne
    typique de l’empire perse sassanide

    Acre devint la capitale des croisés ; elle tomba en 1291, ce qui marqua la fin des « États latins d’Orient ».

    Il ne faut, évidemment, pas se leurrer : dans un tel contexte, les Assises de Jérusalem étaient un document « idéal » qui, en pratique, ne décidait certainement pas tout. L’ordre féodal présenté existait surtout sur le papier, comme le dit Friedrich Engels.

    C’était une « pure » expression de la féodalité, car ce n’est pas tant la monarchie qui est sacralisée que l’aristocratie qui se voit accorder la place fondamentale de notables, mais c’était dû à des conditions bien particulières.

    Ce n’était que le reflet idéalisé, « parfait », du féodalisme européen. C’est en un sens, si on le regarde positivement, une vision négative du féodalisme au sens où toutes les « impuretés » (coutumière, communale, royale, impérial) sont rejetées.

    Inversement, si on le regarde négativement, c’est une dimension positive du féodalisme qui confine à l’abstraction.

    => Retour au dossier sur le mode de production féodal

  • L’anti-définition du féodalisme : la lettre de Friedrich Engels écrit au social-démocrate Conrad Schmidt en mars 1895

    Nous sommes en mars 1895 et Friedrich Engels écrit au social-démocrate Conrad Schmidt, avec qui il avait une correspondance régulière. La lettre, datée du 12 mars, fut par la suite très connue dans le mouvement communiste, car son contenu faisait deux précisions.

    Il soulignait d’un côté l’inévitable développement inégal dans un concept – autrement dit, il y a toujours un décalage entre le concept et la réalité conceptualisée.

    Il y définit également au plus près le mode de production féodal, en soulignant justement que cette définition la plus proche possible se ramène, de ce fait, d’une abstraction ou bien d’une projection, selon comment on interprète le degré qualitatif de développement des forces en présence.

    Ce second aspect n’a jamais été analysé en tant que tel pour une compréhension du mode de production féodal.

    Quant au premier, il y a malheureusement eu la tendance à souligner simplement le décalage entre une réalité et son concept, une chose bien connue déjà depuis des centaines d’années, voire plus de deux mille ans.

    En réalité, Friedrich Engels ne dit pas simplement que la réalité est trop mouvante, trop changeante, pour être définie précisément en général.

    Friedrich Engels

    Il souligne que l’infini est présent dans cette transformation, et que pareillement la tentative de définition se rapproche à l’infini de cette transformation.

    C’est ce qu’on appelle le matérialisme dialectique : l’infini est présent dans la réalité, mais la compréhension de la réalité est elle-même une quête « à l’infini ».

    Cela repose sur le fait que l’univers est un océan de matière, où les vagues se répondent et interagissent les unes sur les autres, et que la conceptualisation est elle-même portée un reflet de la transformation, porté par des êtres en transformation.

    D’où le primat de la pratique, l’importance de la subjectivité révolutionnaire, de la révolution culturelle.

    Et, pour la compréhension du féodalisme, la compréhension que la définition n’a de sens qu’en tant qu’elle ouvre à l’infini : c’est la contradiction entre le particulier et l’universel.

    [Les paragraphes concernant directement le féodalisme sont mis en gras dans la lettre.]

    «  Cher Schmidt,

    Vos deux lettres, du 13 novembre de l’année précédente du 1er de ce mois, sont devant moi. Je vais commencer par la seconde comme la plus actuelle.

    Quant à [Peter] Fireman, laissez tomber. [Wilhelm] Lexis avait seulement posé la question, toi aussi avec ∑ m  / ∑ ( c + v ).

    [∑ représente la somme, m désigne la plus-value, c le capital constant (les moyens de production), v le capital variable (le capital employé pour utiliser des salariés).]

    Lui seul a fait un pas de plus dans la bonne voie, dans la mesure où il a classifié la série mise en somme par vous, en sommant la série m’ / ( c’ + v’ ) + m » / ( c » + v » ) + m »’ /( c »’ + v’  » ) … etc., en les rangeant en les groupes de branches de production après la composition différente du capital, entre lesquelles n’a lieu que l’égalisation par la concurrence.

    Que ce pas était le prochain à faire de manière la plus importante, cela vous est montré par le texte de Marx lui-même, où jusqu’à présent exactement la même procédure a été suivie.

    L’erreur de F[ireman] a été qu’il s’est arrêté ici, s’est posé avec ça, et que donc cela a dû rester inaperçu jusqu’à la parution du livre lui-même.

    — Mais tranquillisez-vous. Vous pouvez être vraiment satisfait.

    Vous avez trouvé tout de même indépendamment la cause de la chute tendancielle du taux de profit et de la formation du profit commercial, et cela non pas aux 2/3, comme Fireman l’a fait avec le taux de profit, mais complètement.

    La raison pour laquelle vous prenez une voie secondaire en ce qui concerne le taux de profit, je pense que votre lettre m’en donne une idée.

    Je retrouve le même type de déviation dans les détails et je l’attribue à la méthode philosophique éclectique, effondrée dans les universités allemandes depuis [18]48, qui perd toute vue d’ensemble et se transforme trop souvent en un tapage plutôt interminable et infructueux sur les détails.

    Mais auparavant vous vous êtres préoccupés principalement de Kant parmi les classiques, et Kant a été plus ou moins contraint par l’état de la philosophie allemande de son temps et par son opposition au leibnizianisme wolfien pédant de faire d’apparentes concessions sous la forme de ce bavardage dispersé wolfien.

    C’est ainsi que j’explique votre tendance, qui transparaît également dans votre exposé épistolaire sur la loi de la valeur, à entrer dans les détails, où précisément il me semble que le contexte global n’est pas toujours pris en compte, de sorte que vous dégradez la loi de la valeur à une fiction, une fiction nécessaire, un peu comme Kant avec l’existence de Dieu amené à un postulat de la raison pratique.

    Les reproches que vous faites à l’encontre de la loi de la valeur s’appliquent à tous les concepts, envisagés du point de vue de la réalité.

    L’identité de la pensée et de l’être, pour le dire en termes hégéliens, coïncide partout avec votre exemple du cercle et du polygone.

    Dit autrement  : les deux, le concept d’une chose et sa réalité, se côtoient comme deux asymptotes, se rapprochant toujours et pourtant ne se rencontrant jamais.

    [Une asymptote est une ligne droite qui s’approche indéfiniment d’une courbe sans jamais la couper, elle tend de manière infinie vers elle, sans la rejoindre.]

    Cette différence entre les deux est précisément celle qui fait que le concept n’est pas simplement, directement, déjà la réalité, et que la réalité n’est pas immédiatement son propre concept.

    C’est en raison du fait qu’un concept ait la nature essentielle du concept, c’est-à-dire qu’il ne coïncide pas immédiatement prima facie [à première vue] avec la réalité dont il a d’abord dû être abstrait, qu’il est davantage qu’une fiction, à moins d’expliquer que tout les résultats de la pensée soient des fictions, parce que la réalité ne leur correspond que par un grand détour, et même alors seulement de manière asymptotiquement approximative.

    En va-t-il autrement pour le taux général de profit  ?

    Il n’existe qu’approximativement à un instant donné.

    Si cela se réalise dans deux établissements jusque dans le détail, si tous deux réalisent exactement le même taux de profit une année donnée, alors c’est une pure coïncidence.

    En réalité, les taux de profit changent d’une entreprise à l’autre et d’une année à l’autre selon, selon les circonstances, et le taux général n’existe que sous la forme d’une moyenne de nombreuses affaires et d’une plage d’années.

    Mais si nous voulions exiger que le taux de profit – disons 14,876934… soit exactement le même jusqu’à la 100ème décimale dans chaque entreprise et chaque année, sous peine sinon de le dégrader au rang d’une simple fiction, alors nous comprendrions sérieusement erronée la nature du taux de profit et des lois économiques en général – ils n’ont tous d’autre réalité que dans l’approximation, la tendance, en moyenne, mais pas dans la réalité immédiate.

    Cela s’explique pour une part par le fait que leur action est contrecarrée par l’action simultanée d’autres lois, mais aussi en partie par leur nature de concepts.

    Ou bien prenez la loi des salaires, la réalisation de la valeur de la force de travail, qui seulement, et même là pas toujours, se réalise en moyenne et, dans chaque localité, voire dans chaque industrie, varie selon le niveau de vie habituel.

    Ou bien la rente foncière, qui représente le surprofit résultant d’une force naturelle monopolisée au-dessus du taux général. Ici aussi, le surprofit réel et la rente réelle ne coïncident nullement, mais seulement en moyenne approximativement.

    C’est exactement ainsi que fonctionne la loi de la valeur et la répartition de la plus-value à travers le taux de profit.

    1. Les deux ne parviennent à leur réalisation la plus complète qu’à la condition préalable que la production capitaliste s’effectue partout, c’est-à-dire que la société est réduite aux classes modernes de propriétaires fonciers, des capitalistes (industriels et commerçants) et des ouvriers, tous les niveaux intermédiaires étant effacés .

    Cela n’existe même pas en Angleterre et cela n’existera jamais, nous ne le laisserons pas ça aller aussi loin.

    2. Si le bénéfice, pension comprise, est composé de différentes composantes  :

    a) le bénéfice venant de la tricherie – qui s’annule dans la somme algébrique ;

    b) le bénéfice provenant de l’augmentation de la valeur des stocks (le reste, par exemple, de la dernière récolte en cas d’échec de la suivante)  ;

    Théoriquement, cela devrait finalement s’équilibrer, voire être annulé par la baisse de la valeur des autres biens, dans la mesure où soit les capitalistes acheteurs doivent ajouter autant que ceux qui vendent gagnent, soit, dans le cas de la nourriture pour les travailleurs, les salaires doivent augmenter à long terme.

    Les plus importantes de ces plus-values ne sont toutefois pas présentes dans la durée, aussi la péréquation ne s’effectue-t-elle qu’en moyenne au fil des années, et de manière très imparfaite, notoirement aux dépens des travailleurs ; ils produisent plus de plus-value parce que leur travail n’est pas entièrement payé  ;

    c) le montant total de la plus-value, dont la part donnée à l’acheteur est perdue, en particulier dans les crises où la surproduction est réduite à son contenu réel de travail socialement nécessaire.

    Il en résulte d’emblée que le bénéfice total et la valeur ajoutée totale ne peuvent coïncider qu’approximativement.

    Si vous ajoutez cependant également que la plus-value totale et le capital total ne sont pas des quantités constantes, mais plutôt des quantités variables qui changent de jour en jour, alors toute couverture du taux de profit par ∑ m  / ∑ ( c + v ) apparaît comme une série approximative, puis une autre, tendant toujours vers l’unité du prix total et de la valeur totale, et s’en éloignant toujours, telle une pure impossibilité.

    En d’autres termes, l’unité du concept et de l’apparence se présente comme un processus essentiellement infini, et c’est ce qu’elle est, dans ce cas comme dans tous les autres.

    Ou bien encore  : faut-il dire que les concepts qui dominent dans les sciences de la nature sont des fictions parce qu’il s’en faut de beaucoup qu’ils coïncident toujours exactement avec la réalité ?

    À partir du moment où nous acceptons la théorie de l’évolution, tous nos concepts de la vie organique ne correspondent plus que de façon approximative à la réalité.

    Sinon il n’y aurait pas de transformation ; le jour où concept et réalité coïncideront absolument dans le monde organique c’en sera fini de l’évolution.

    Le concept de poisson implique l’existence dans l’eau et la respiration par les branchies ; comment voulez-vous passer du poisson à l’amphibie sans briser ce concept ?

    Et effectivement il a été brisé, et nous connaissons toute une série de poissons dont la vessie natatoire s’est développée jusqu’à devenir poumon et qui peuvent respirer de l’air.

    Comment voulez-vous passer du reptile ovipare au mammifère qui met au monde des petits vivants sans faire entrer en conflit avec la réalité l’un des deux concepts, ou les deux à la fois ?

    Et effectivement nous avons avec les monotrèmes [= qui pondent des œufs mais allaitent leurs petits] toute une sous-catégorie de mammifères ovipares.

    J’ai vu à Manchester en 1843 les œufs de l’ornithorynque et je me suis moqué, avec autant d’étroitesse d’esprit que d’arrogance, de cette stupidité : comme si un mammifère pouvait pondre  ! Et voilà qu’aujourd’hui c’est prouvé!

    Ne faites donc pas au concept de valeur ce que j’ai fait qui m’a obligé à aller après coup demander des excuses auprès de l’ornithorynque  !

    Mais votre article [sur le troisième tome du Capital] dans le « Centralblatt » est très bon, et la démonstration de la différence spécifique entre la théorie du taux de profit de Marx – à travers sa détermination quantitative – et celle de l’économie ancienne est très bien menée.

    L’illustre [économiste italien Achille] Loria, dans son ingéniosité [NDLR les remarques sont en fait ironiques], voit dans le troisième tome un abandon direct de la théorie de la valeur, et votre article est la réponse toute faite.

    Maintenant, deux personnes sont intéressées, [l’Italien Antonio] Labriola à Rome et [le Français Paul] Lafargue, qui est en polémique avec Loria dans la « Critica Sociale ».

    Donc si vous pouviez envoyer un exemplaire au professeur Antonio Labriola, Corso Vittorio Emmanuele 251, Rome, celui-ci de son mieux pour en publier une traduction italienne  ; et un deuxième exemplaire à Paul Lafargue, Le Perreux, Seine, France, celui-ci apporterait l’appui nécessaire et il vous citerait.

    Je leur ai écrit à tous les deux justement parce que votre article contient la réponse au point principal. Si vous ne pouvez pas obtenir les exemplaires, faites-le moi savoir s’il vous plaît.

    Je dois ici conclure là-dessus, sinon je n’en terminerai jamais.

    Meilleures salutations

    Votre F. Engels »

    => Retour au dossier sur le mode de production féodal

  • Une définition du féodalisme

    Il semble ainsi qu’on soit parvenu à une définition du féodalisme, en se fondant sur ce qu’est l’exploitation de l’Homme par l’Homme.

    Lorsque l’humanité sort de sa condition d’animal, elle n’a plus de place dans la Nature. Elle est obligée de chercher à survivre sans avoir un emplacement bien déterminé dans le rapport entre les espèces.

    Au début, on a la survie par la chasse et la cueillette, puis on a la mise en place de l’agriculture et de la domestication des animaux. La Nature est alors modifiée, au moyen du travail.

    Cependant, ce processus implique un bouleversement de la situation de l’humanité elle-même.

    Initialement, on avait des petites communautés vivant de manière autonome, où la femme avait une place supérieure à l’homme, car elle donnait la vie.

    Mais avec l’agriculture et la domestication des animaux, on entre dans une ère de violence.

    L’humanité fait la guerre à la Nature, cherchant à lui forcer la main ; l’humanité se fait la guerre à elle-même. C’est le début de l’esclavage.

    L’esclavage commence à petite échelle, puis devient massif lorsque des clans forment des tribus, des Cités-États.

    L’esclavage ne peut pourtant pas se maintenir, car une fois qu’il a atteint une immense échelle, il provoque des révoltes. La vie de l’humanité s’est améliorée à force de transformation et il n’est plus possible de réduire celle-ci aussi facilement que cela en esclavage.

    C’est là que commence le féodalisme.

    Enluminure du 14e siècle avec le mathématicien et horloger Richard de Wallingford

    On a des hommes en armes, qui dominent d’autres hommes ainsi que les femmes.

    Mais ces hommes ne sont pas rassemblés dans des Cités-États, ils vivent de manière dispersée, formant autant de petites entités morcelant le territoire.

    Ils acceptent des accords avec les dominés, un cadre juridique et moral, dont la religion est la principale expression. Au lieu des esclaves, on a des serfs.

    Karl Marx nous enseigne dans Le capital que :

    « Transportons-nous à présent de l’Île ensoleillée de Robinson dans le sombre Moyen Âge européen.

    Au lieu de l’homme indépendant, nous trouvons ici chacun dépendant : serf et maître, vassal et bailleur de fief, laïcs et prêtres.

    La dépendance personnelle caractérise autant les rapports sociaux de la production matérielle que ceux des sphères de l’existence bâties au-dessus.

    Mais précisément parce que les rapports de dépendance personnelle forment la base sociale donnée, travaux et produits n’ont pas besoin de revêtir une figure fantastique distincte de leur réalité.

    Ils entrent dans le mouvement social comme services et prestations naturels.

    La forme naturelle du travail, sa particularité, et non pas – comme sur la base de la production de marchandise – sa généralité, sont ici sa forme sociale immédiate.

    La corvée est mesurée en temps aussi bien que le travail destiné à produire des marchandises, mais chaque serf sait que c’est une portion déterminée de sa force personnelle de travail qu’il dépense au service de son seigneur.

    La dîme à fournir au curé est plus claire que la bénédiction du curé.

    Quelle que soit la manière dont on juge les masques avec lesquels les gens ici se font face, les rapports sociaux des personnes dans leurs travaux apparaissent nettement comme leurs rapports personnels propres et ne sont pas déguisés en rapports sociaux des choses, des produits du travail. »

    Maintenant, il faut bien faire attention à la chose suivante. Certains esclaves pouvaient être relativement bien traités, comme des serfs ont pu être particulièrement maltraités. On est ici dans une différence quantitative surtout.

    La différence qualitative se joue à grande échelle. C’est en regardant l’ensemble qu’on peut voir si les choses tendent à être esclavagistes ou féodales.

    Un noble, localement, n’est pas en mesure de réduire ses serfs en esclavage, ni de faire entièrement comme bon lui semble. Le cadre général l’en empêche.

    De la même manière, un esclavagiste ne peut pas être « humaniste », car le cadre général impose un certain style de vie.

    Cela se vérifie même dans le capitalisme. Le capitalisme implique l’égalité sur le plan juridique entre les êtres humains ; on ne peut pas transformer des gens en serfs ou en esclaves.

    Le château de la famille Prankh an 17e siècle

    Il est vrai qu’il existe des clubs sado-masochistes qui reproduisent des humiliations de l’époque du servage ou de l’esclavagisme, mais ce sont des rapports théâtraux, qui expriment le fétichisme malsain pour une époque passée.

    Cependant, il peut exister de vrais rapports de servage ou d’esclavage, si le capitalisme s’affaiblit, recule. Lorsque l’État bourgeois cède la place aux mafias, alors des rapports anciens d’exploitation de l’Homme par l’Homme se réinstallent.

    Ils ne peuvent se généraliser, car le cadre général ne peut pas le permettre. Néanmoins, ils cherchent à se maintenir, coûte que coûte, justement parce que le cadre général est trop faible pour l’empêcher.

    C’est ici qu’il faut introduire le mot de civilisation. La civilisation doit toujours aller de l’avant, elle ne peut pas faire de pause ; si elle n’avance plus, des anciennes formes d’exploitation ressurgissent.

    C’est pour cela que l’Histoire est l’Histoire de la lutte des classes, et ce jusqu’au Communisme.

    Le mois de février dans Les Très Riches Heures du duc de Berry, 1412

    Dans une société d’abondance matérielle, avec l’humanité de retour dans la Nature en conservant sa nature d’animal social, on aura réalisé un grand saut qualitatif, on passera à un développement tout à fait différent.

    C’est pour cela qu’il faut bien avoir en tête que le féodalisme n’est que temporaire, il existe sans exister, n’étant qu’un apport dans un processus général d’apport, où les forces productives se développent.

    La définition du féodalisme existe ainsi et en même temps elle n’est que relative, comme l’a remarqué Friedrich Engels dans une lettre historique de mars 1895.

    => Retour au dossier sur le mode de production féodal

  • L’importance de la coutume dans les mœurs du féodalisme

    La terreur provoquée par la peste noire s’insérait non seulement dans un mode de vie féodal en Europe, mais également dans un cadre de pensée qui lui était conforme.

    Qu’en était-il ?

    Dans le système esclavagiste, c’était l’agitation constante : les Cités-États sont en guerre permanente, l’esclavagisme est violent et perpétuellement réalimenté.

    Cela joue beaucoup sur l’existence du polythéisme, avec ses multiples dieux permettant d’appréhender une réalité sociale très dynamique et toujours surprenante.

    Les conditions de vie sont extrêmement difficiles, à part pour une infime minorité de « maîtres », et encore eux-mêmes ne conservent-ils leur position dominante qu’avec des efforts permanents, dans un contexte de compétition générale entre les Cités-États.

    Henri V d’Angleterre, représenté debout en jeune prince de Galles, 1411-1413

    Dans le féodalisme, la réalité est beaucoup plus statique. Les paysans et les nobles restent, peu ou prou, là où ils sont nés.

    C’est tellement vrai que le mariage traditionnel des débuts du féodalisme, c’est le mariage entre cousins germains, dans une logique clanique.

    C’est tout à fait marquant, car cette démarche est propre au tout début de l’esclavagisme ; le clan est le niveau avant la tribu. Il y a ainsi un redémarrage du processus de communauté élémentaire au sein même du féodalisme.

    Comment est-ce possible ? C’est que, paradoxalement, les paysans ont une relative indépendance, ils forment une communauté clanique qui peut s’affirmer.

    Pourquoi cela ? C’est que, dans le féodalisme, avant qu’un cadre strict ne soit établi, tout comme il faudra attendre en France le 11e siècle pour que le mariage soit encadré par la religion, tout est statique, mais de manière multiple.

    Les territoires sont en concurrence. Si un seigneur permet davantage de choses chez lui, si on peut mieux vivre sur son territoire, alors des paysans vont s’enfuir des territoires voisins, pour aller sur le sien.

    Le féodalisme implique la fragmentation : ce n’est pas comme dans l’esclavagisme, où il y a des empires ou du moins des Cités-États.

    À l’époque de l’esclavagisme, il faut forcément appartenir à un peuple, ou bien une tribu.

    Henri le Querelleur, duc de Bavière, vers 985

    Naturellement, dans le féodalisme, il y a bien moins de solution individuelle que dans le capitalisme.

    Néanmoins, cela en prend, très lentement, la direction et, paradoxalement, cela passe par le redémarrage par le début : par le mariage entre cousins germains, par l’établissement d’un clan.

    Il faut ici avoir en tête l’aspect essentiel que représente la croissance des forces productives. Un esclave travaille mal, car il n’a aucune motivation pour bien faire les choses.

    Il faut que le paysan se sente un minimum à l’aise pour travailler avec une certaine diligence, et donc les incitations matérielles vont s’installer au cœur de tout le dispositif productif du féodalisme.

    D’où l’importance de la coutume dans la féodalité, tout comme le contrat de travail est essentiel dans le capitalisme. On n’est pas dans l’arbitraire de l’esclavagisme.

    La coutume rassure le paysan ; il sait qu’il est perdant en bien des points, mais il existe des limites. Inversement, cela rassure le seigneur également, car il sait que les paysans acceptent la situation.

    Grand Évangéliaire de saint Colomba, vers 800

    Et, bien entendu, le seigneur va essayer de faire en sorte que la coutume enserre de plus en plus le paysan, jusqu’à tout faire pour l’empêcher de partir.

    La coutume se transforme donc en droit ; le féodalisme implique l’expansion ininterrompue de l’arsenal juridique.

    Le processus est, bien entendu, très lent ; un ouvrage ici connu est intitulé Coutumes de Clermont-en-Beauvaisis, compilé à la fin du 13e siècle par le juriste Philippe de Beaumanoir.

    Il va de soi aussi que le droit se formalise avec le renforcement des institutions, notamment centrales : l’élévation du niveau des forces productives permet de disposer d’un personnel pour cela.

    Les procès-verbaux des curies seigneuriales sont copiés, il y a des échanges, il y a des améliorations, des modifications, etc.

    Cette pression juridique, qui se fonde sur l’écrit, est impensable sans prendre en compte le développement des premières villes. Celles-ci sont les bastions des commerçants et artisans, avec des revendications d’autonomie toujours plus marquées, exigeant des garanties juridiques.

    L’Archange Gabriel de Visotski, 14e siècle

    Et pour qu’il y ait le droit, il faut un État, au-delà des particularismes locaux. Le roi, qui gagne en importance tout au long du féodalisme, porte la loi, du moins symboliquement.

    D’où la tradition d’en appeler à lui, en contournant les obstacles intermédiaires ; c’est surtout cela qui lui confère un statut tout à fait à part dans la population paysanne, qui se dit : si le Roi savait tout cela, il nous aiderait !

    Cette croyance en un Roi juste s’appuie bien entendu sur le fait que celui-ci, dans sa quête de pouvoir, doit s’opposer aux seigneurs locaux, relevant de l’aristocratie tout comme lui, ainsi qu’aux villes soucieuses d’obtenir des libertés significatives, apparaissant pour cette raison même comme « au-dessus » des intérêts mesquins du point de vue du paysan.

    Il ne faut donc pas avoir en tête que le féodalisme est le règne de l’instabilité et de l’arbitraire, malgré leur présence régulière bien sûr. La tendance qui prédomine, malgré tout, c’est le renforcement de la coutume, son établissement comme droit.

    C’est le moteur idéologique donnant naissance à la monarchie absolue et la bourgeoisie elle-même, lorsqu’elle renverse le féodalisme, a comme premier sens de l’urgence d’établir un nouveau droit.

    => Retour au dossier sur le mode de production féodal

  • Les calories, les carences, la violence

    Le paysan est lié à sa terre et c’est ce qui le rassure, car la terre permet de se nourrir. Néanmoins, on reste dans une immense précarité alimentaire.

    La question des calories et des carences est, si on regarde bien, le grand angle mort des historiens bourgeois. Jamais la question n’est abordée et les études semblent pratiquement impossibles.

    Les raisons invoquées sont les grandes disparités selon les régions et les périodes, les différents rapports aux seigneurs et au pouvoir royal, les conditions climatiques, etc.

    Tout cela a sa part de vérité, mais est mensonger dans le fond.

    Les historiens bourgeois sont incapables d’affronter deux réalités : tout d’abord la nature violente de la féodalité, c’est-à-dire les rapports de lutte de classe, ensuite la production elle-même (et cela concerne le mode de production).

    Bataille de Crécy, 1346,
    dans les Grandes Chroniques de France, vers 1415

    Essayons de voir les faits en face. Voici les données répertoriées par la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, en 1994. Elles permettent de voir les calories dont profitent chaque personne, il y a cinquante ans.


    CALORIES PAR PERSONNE
    Pays1972-741975-771978-801981-831986-88
    Inde22031999210021132104
    Chine20292087227524602637
    Bangladesh19071910191119231925
    Brésil24872514259526212703
    Égypte25662727294131843347
    Mexique26802780294030993123
    Belgique35073511357737653901
    France31243162324932163312

    Selon les historiens bourgeois, un paysan disposait en France, en 1200, d’entre 1 800 et 2 200 calories par jour.

    C’est vrai, par contre, à condition qu’il n’y ait pas de disettes, de destructions par les conflits, etc. On parle vraiment en général, dans le cas d’une situation stable.

    Cela voudrait dire que le paysan français, sur le plan alimentaire, aurait connu au mieux une situation relativement similaire aux paysans en Inde ou en Chine sept cents ans plus tard.

    Aujourd’hui, dans le second quart du 21e siècle, la situation est bien différente : les engrais se sont généralisés, la mécanisation est quasi systématique, les échanges se sont mondialisés, etc.

    Il y a cinquante ans, les conditions de vie étaient bien plus précaires dans le tiers-monde. On sait comment étaient les paysans de Chine et d’Inde des années 1970 : faibles physiquement, marqués par la malnutrition, peu éduqués, sans aucune aisance matérielle.

    Et on parle là de la seconde partie du 20e siècle, ce qui fait qu’on peut se douter que la situation était bien pire en 1200, où les échanges étaient incroyablement plus restreints, que ce soit au niveau des connaissances ou des outils, des biens comme des aides possibles.

    C’est d’autant plus vrai si on tend à penser que le paysan, en France, disposait plus de 1800 calories que de 2 200, même si tendanciellement on devrait être entre les deux. La nuance est importante, car avec 2 200 calories, on vit difficilement, en dessous on court derrière sa propre situation alimentaire.

    Ce que cela implique, c’est que les paysans du Moyen Âge étaient faibles, avec une tendance à être faméliques.

    Représentation du 13e siècle

    Les carences étaient régulières, avec l’anémie et le rachitisme, sans parler des problèmes dentaires ; les corps étaient abîmés par le labeur, subissant l’arthrose, les déformations vertébrales.

    Les paysans avaient une alimentation de choc, qui leur permettait de tenir : les bouillies, les galettes, les pains grossiers, bref les céréales composant l’écrasante majorité de ce qu’ils mangeaient, avec un apport bien plus ténu de légumineuses et de légumes.

    Les corps tenaient donc, mais s’épuisaient inlassablement. C’est ce qui explique que les paysans, malgré leur nombre, n’étaient pas en mesure de faire face aux chevaliers, aux seigneurs, qui eux étaient bien nourris, disposaient de chevaux et d’armes qu’ils savaient employer.

    On est dans un rapport de force physique, que les historiens bourgeois masquent systématiquement.

    Habitants de Tournai enterrant des morts de la peste noire, 14e siècle

    Toutefois, ce qui forme un obstacle à la pensée bourgeoise, ce n’est pas seulement le rapport de force physique, avec une violence qu’ils masquent. Il y a aussi la question de la production.

    Portons notre regard sur la production à la campagne, justement. La plupart du territoire consistait des forêts, des friches, des landes, des zones humides, ou bien en des prairies, des pâtures. Beaucoup de terres étaient inaccessibles.

    On peut donc tabler sur autour de 15 % des terres disponibles pour l’agriculture. Bien entendu, le rendement était très faible. Tous les paysans ne disposaient pas de charrues et d’animaux de trait, l’engrais n’existait pas en quantité suffisante pour que les sols ne s’épuisent pas.

    Pour cette raison d’ailleurs, on pratiquait l’assolement triennal : une année de blé ou seigle, une année d’orge, avoine, ou légumineuses, puis une année de jachère pour laisser reposer la terre.

    Le Repas de noce de Pieter Brueghel l’Ancien, 1567-1568

    Ce qui fait qu’en pratique, des 15 % de terres agricoles, 1/3 se retrouvait en jachère, la moitié servant pour les céréales, le reste d’un côté pour les légumineuses, les légumes, le lin, de l’autre les pâturages, les vergers, les prairies.

    On arrive alors à 2100 calories par jour par personne rien qu’avec les céréales.

    Cependant, il y a les semences à conserver, les réserves à mettre en place, les taxes pour les couches dominantes, les pertes en raison des rats. On perd donc autour de 20/30 % de la production.

    Cependant, il y a également d’autres produits qui sont consommés : les légumineuses, les légumes, les fruits, ainsi que le lait et la viande, même si bien plus rarement.

    L’un dans l’autre, on s’y retrouve pour un certain équilibre.

    Sauf que cet équilibre est tellement précaire sur sa base que les historiens ne parviennent pas à savoir combien il y avait de gens en France en 1200. La fourchette va de 12 à 20 millions de personnes !

    Philippe IV le Bel, 1313

    Néanmoins, on aura compris que cette question des calories est essentielle afin de comprendre comment la noblesse, minoritaire et armée, était en mesure d’affronter d’immenses masses paysannes qualitativement affaiblies.

    La noblesse profitait de la centralisation qualitative des efforts quantitatifs, tandis qu’individuellement les paysans s’épuisaient aux récoltes, à réparer leurs maisons, à fabriquer et réparer des semblants de vêtements ainsi que des outils relativement rudimentaires, à trouver du petit bois pour le chauffage et la cuisson, à cueillir diverses plantes et racines dans les forêts, etc.

    L’usure de la vie quotidienne épuisait mentalement une population analphabète, pendant que la noblesse s’exerçait physiquement et mentalement, établissant une psyché en phase avec un rôle dominateur.

    Si on ajoute à cela la religion qui justifie l’ordre en place, les masses paysannes ne pouvaient qu’être terrifiées à l’idée de toute transformation portant en elle un risque immense sur le plan de la survie.

    Un épisode comme celui de la peste noire, qui décima entre 30 et 60 % de la population européenne en 1347-1352, ne pouvait que provoquer une terrible hantise du lendemain à l’échelle de sociétés toutes entières.

    => Retour au dossier sur le mode de production féodal

  • La campagne, lieu du féodalisme

    La féodalité, c’est la campagne et on peut dialectiquement également inverser en disant que la campagne, c’est le féodalisme.

    Du moment qu’il y a restriction, séparation, clivage… et en même temps une hiérarchie locale, alors des rapports féodaux s’inscrivent dans la réalité.

    Même un pays capitaliste connaît le phénomène des notables dans les campagnes : c’est là le féodalisme qui se réactive, en se contorsionnant pour exister.

    Dans L’idéologie allemande, qui rappelons-le fut publiée pour la première fois en 1932 grâce à l’URSS de Staline, on a un exposé de cette question de la campagne par Karl Marx et Friedrich Engels.

    Ils expliquent la nature des campagnes et le contraste avec les villes.

    « La troisième forme est la propriété féodale ou liée à une structure d’ordres.

    Si l’Antiquité partait de la ville et de son petit territoire, le Moyen Âge, lui, part de la campagne.

    La population qui se trouvait là, clairsemée, dispersée sur une vaste étendue, peu accrue par l’arrivée des conquérants, conditionnait ce point de départ différent.

    Au contraire de la Grèce et de Rome, le développement féodal commence donc sur un terrain beaucoup plus vaste, préparé par les conquêtes romaines et l’extension de l’agriculture qui leur était liée dès le départ.

    Les derniers siècles de l’empire romain en décadence et la conquête par les Barbares détruisirent une large partie des forces productives ; l’agriculture avait sombré, l’industrie s’était effondrée par manque de débouchés, le commerce s’était assoupi ou avait été brutalement interrompu, la population rurale et urbaine avait diminué.

    Ces conditions initiales, et l’organisation de la conquête qui en découlait, développèrent, sous l’influence de la structure militaire des Germains, la propriété féodale.

    Celle-ci repose, comme la propriété tribale et la propriété communautaire, également sur une entité collective, en face de laquelle se dressaient, non pas comme dans l’Antiquité, les esclaves, mais les petits paysans asservis en tant que classe des producteurs directs ; avec la formation complète du féodalisme s’ajoute encore l’opposition aux villes.

    L’articulation hiérarchique de la possession foncière, et les groupes armés qui suivaient et accompagnaient cette dernière, donnèrent à la noblesse le pouvoir sur les serfs.

    Cette articulation féodale était, autant que la propriété communautaire antique, une association contre la classe dominée des producteurs ; seuls étaient différents la forme de l’association et le rapport aux producteurs directs, parce que régnaient des conditions de production différentes.

    À cette articulation féodale de la possession foncière correspondaient, dans les villes, la propriété corporative, l’organisation féodale de l’artisanat. La propriété consistait ici principalement dans le travail de chaque individu.

    La nécessité de l’association contre l’association de la noblesse pillarde, le besoin de halles de marché communes en un temps où l’industriel était en même temps commerçant, la concurrence croissante de serfs accourant en flot dans des villes prospères, l’articulation féodale de tout le pays amenèrent les corporations ; les petits capitaux économisés peu à peu par les artisans et le nombre stable de ceux-ci dans une population croissante développèrent la condition de compagnon et celle d’apprenti, ce qui mit en place dans les villes une hiérarchie analogue à celle des campagnes. »

    Dans ce rapport, les campagnes l’emportent, car ce sont elles qui apportent de quoi survivre. Les villes apportent de quoi vivre de manière meilleure, mais dans tous les cas les forces productives sont faibles et tout cela ne va pas bien loin.

    Karl Marx et Friedrich Engels constatent ainsi que :

    « La propriété principale, pendant l’époque féodale, consistait donc, d’un côté, en une propriété foncière à laquelle était attaché le travail servile, et, d’un autre côté, en un travail propre avec un petit capital dominant le travail des compagnons.

    L’articulation de ces deux formes était conditionnée par les limites du système de production, la culture du sol, faible et grossière, et la production artisanale.

    Il y eut peu de division du travail même à l’apogée du féodalisme.

    Chaque pays connaissait en son sein l’opposition de la ville et de la campagne ; l’articulation en ordres était assurément très fortement prononcée, mais en dehors de la distinction entre princes, noblesse, clergé et paysans à la campagne, et maîtres, compagnons, apprentis et bientôt populace de journaliers dans les villes, il ne se produisit aucune division significative.

    Celle-ci était rendue difficile dans l’agriculture par l’exploitation parcellaire, à côté de laquelle surgit l’industrie domestique des paysans eux-mêmes ; dans l’industrie, le travail n’était nullement divisé à l’intérieur de chaque métier, et très peu entre les différents métiers.

    Dans les villes les plus anciennes, la séparation de l’industrie et du commerce préexistait, mais elle ne se développa que plus tard dans les villes plus récentes, lorsque les villes entrèrent en rapports les unes avec les autres.

    La constitution en royaumes féodaux de territoires assez vastes était un besoin pour la noblesse terrienne comme pour les villes. L’organisation de la classe dominante, la noblesse, eut donc partout un monarque à sa tête. »

    Le féodalisme implique la monarchie comme union centrale symbolique des divisions locales réelles, tout comme le féodalisme a besoin des villes comme excroissance de la campagne formant un lieu d’échange central de l’artisanat local.

    Le féodalisme affirme une unité générale en tant qu’il est lui-même restreint ; le paysan est lié à sa terre en particulier, car il en va ainsi en général dans une société de seigneurs et de paysans, avec des commerçants et artisans existant parallèlement à eux.

    => Retour au dossier sur le mode de production féodal

  • La chevalerie, idéologie patriarcale du féodalisme

    L’exemple des vikings est significatif, car on imagine bien des hommes particulièrement grands et musclés, bien formés aux armes, massacrant des moines et des paysans sans défense.

    On peut et on doit même transposer cela au rapport entre les seigneurs et les paysans.

    La question des calories doit être analysée en tant que telle, mais disons déjà que les paysans sont faibles, affamés, carencés, alors que les seigneurs se nourrissent à leur faim et sont éprouvés au combat.

    C’est même leur obsession.

    Chevalier dans le Codex Manesse (1305-1315)

    En effet, le féodalisme vient de l’esclavagisme, on a affaire à des hommes en armes.

    Ils n’ont pas instauré l’esclavagisme, car l’occasion ne s’y prêtait pas, mais ils ont la même démarche agressive.

    Être fort physiquement, apte à combattre, prêt à toujours faire valoir ses droits supérieurs, telle est l’idéologie portant le seigneur dans sa vie quotidienne.

    C’est à ce titre qu’il se réserve le droit de chasser. Ce n’est pas seulement pour se réserver les animaux de la forêt, c’est aussi un entraînement militaire, cela forge des mentalités bien définies qui doivent absolument être réservées à l’élite.

    La chasse est une idéologie en tant que telle, à la fois comme raffinement et comme sport, comme entraînement au maniement des armes au même titre que l’escrime.

    Miniature de 1287

    Il y a par conséquent une véritable profusion d’armes améliorées, modernisées ou nouvelles, avec des gammes infinies selon l’utilisation visée.

    On pense bien entendu au seigneur avec une lourde épée, une longue lance, une hache, une massue, un bouclier, mais tout ce matériel relève d’une véritable activité industrieuse à l’échelle continentale.

    Pour faire simple, notons que pour le matériel principal, l’évolution est la suivante : les seigneurs ont une armure en cuir avec des plaques de métal, qui sera remplacée par une cotte de mailles en métal, qui cédera elle-même à la fameuse armure, extrêmement lourde par ailleurs.

    Les chevaux eux-mêmes seront munis d’armures, car tout seigneur a son cheval et c’est ce qui va donner naissance à l’idéologie de la chevalerie.

    Une joute dans le Codex Manesse (1305-1315)

    Au sens strict, la chevalerie consiste en une catégorie sociale particulière, celle des chevaliers. Ils appartiennent à la noblesse inférieure et utilisant une partie de leurs richesses pour se procurer et entretenir tout l’équipement (au 12e siècle, cela équivaut chaque année aux revenus de l’agriculture sur 150 hectares).

    En réalité, la chevalerie est tout un dispositif idéologique, qui vise à valoriser l’esprit de corps des seigneurs. C’est la raison pour laquelle des tournois étaient organisés de manière régulière par les empereurs, les rois ou les plus grands seigneurs.

    Cela s’associe aux trouvères et aux troubadours, payés par les seigneurs pour réciter des vers racontant l’héroïsme de figures plus ou moins mythiques ; c’est ce qu’on appelle la chanson de geste.

    Jean II adoubant des chevaliers, Enluminure du 15e-16e siècle

    Tout un travail est à mener ici, mais il ne faut pas se leurrer : derrière la prétendue noblesse d’esprit des chevaliers il y a la pratique d’écrasement des paysans dans le sang.

    La chevalerie est une idéologie, qui vise à galvaniser les seigneurs, à maintenir la pression militaire, à établir une séparation fondamentale avec les larges masses.

    On remarquera d’ailleurs que même si la chevalerie s’inscrit dans les croisades, elle possède une dynamique interne qui relève fondamentalement des seigneurs, et non de la religion.

    C’est vrai pour toutes les chevaleries, sans exception, qui sont normalement liées à la féodalité, mais qu’on retrouve dans l’esclavagisme.

    Dans tous les cas, il y a la revendication de l’honneur, du courage plein d’abnégation, de la loyauté, du code d’honneur, de la maîtrise de soi, du sens du sacrifice, etc.

    Tout cela est une fiction militariste ; c’est un masque pour former les combattants de la classe des seigneurs à être prêt à sauver leur classe, coûte que coûte.

    Bible Maciejowski; vers 1250

    Mentionnons ici la furūsiyya qui est l’idéologie chevaleresque islamique (fusion des traditions combatives arabes et de l’esprit dynastique persan), les samouraïs japonais (avec l’art du Bushido), les Rajputs du Rajasthan, les guerriers mongols, les cavaliers songhaïs de la vallée du fleuve Niger, les cosaques, etc.

    Ce qu’on appelle les arts martiaux sont des méthodes relevant de cette idéologie ou bien s’y rattachant : le krabi-krabong thaïlandais, le iaido japonais, le kung fu chinois, le bokator cambodgien, le karaté et le ninjutsu japonais, le kalarippayatt indien, etc.

    On est ici au croisement de l’entraînement militaire propre à une caste et un système codifié de combat, avec toujours un arrière-plan idéologique.

    Cette démarche chevaleresque est toujours liée à l’idée d’être en permanence sur la brèche, d’avoir possiblement toujours avoir à combattre, de manière imprévue.

    Le château de Caerlaverock

    Elle démasque sa réalité de classe quand on sait que, loin des contes oraux et écrits sur les chevaliers héroïques comme ceux de la Table ronde, les seigneurs européens vivaient dans des châteaux-forts.

    Initialement en bois, ils furent ensuite construits en pierre une fois le féodalisme bien installé, avec des murs de pierre pouvant atteindre soixante mètres de hauteur, bien sûr des douves et un pont-levis.

    Prendre d’assaut une telle place forte était extrêmement difficile ; cela exigeait des appareils pour lancer des pierres et des objets incendiaires, des tours en bois sur roues amenées le plus près possible des murailles.

    Dans la pratique, cela consistait surtout en un siège pouvant durer des mois.

    S’il ne faut pas nier la dimension réelle des combats menés par les seigneurs, et ce même perpétuellement, il ne faut pas y voir un courage formidable ni attribuer à la chevalerie une valeur en soi.

    C’était un principe militariste d’éducation à visée pratique : le maintien de la domination, son renforcement à chaque occasion.

    => Retour au dossier sur le mode de production féodal

  • L’instauration de la féodalité : l’exemple en Normandie et en Angleterre

    Nous sommes au 10e siècle et les vikings, très actifs depuis quelques décennies par des raids, sont à l’offensive dans ce qui est l’actuelle Normandie.

    Mais depuis les décennies 850-860, les vikings sont montés en puissance, lançant de véritables expéditions au long cours. Nantes, Angers, Tours, Blois, Orléans… sont plusieurs fois prises et pillées.

    Paris est de nouveau une cible en 856-857, en 861 et en 885, après l’avoir été en 845 ; la fuite des religieux chrétiens devant les avancées vikings fut notamment décrite par Ermentaire de Noirmoutier.

    Aussi, lorsque le chef viking Rollon est à la tête d’une nouvelle expédition, en 910-911, le roi des Francs Charles III le Simple décide de négocier avec lui, espérant en faire un allié.

    Cela donne le traité de Saint-Clair-sur-Epte, en 911.

    (wikipedia)

    Rollon reçoit une partie de la région dénommée Neustrie : il devient à cette occasion chrétien et prend le nom de Robert ; son arrière-arrière-arrière-petit-fils est le fameux Guillaume le Conquérant.

    En échange, Rollon va servir de tampon envers les autres vikings ; cela protège ce flanc militairement.

    Le chroniqueur Dudon de Saint-Quentin raconte notamment cet épisode dans De moribus et actis primorum Normanniae ducum (« Des mœurs et des Actions des premiers ducs de Normandie »), une fameuse chronique du début du 11e siècle.

    On y lit que :

    « La terre qui leur fut concédée s’étend donc du pays de Ponthieu, qui la jouxte à l’est, le long de la mer anglaise, qui la baigne au nord, jusqu’à la Bretagne, qui borde sa frontière à l’ouest ; sur la lisière ouest et sud, elle confine avec le pays du Mans jusqu’au pays de Chartres ; et du pays de Chartres jusqu’au Ponthieu, elle est limitrophe du Vexin et du Beauvaisis jusqu’au pays de Ponthieu.

    Lorsque le duc Rollon eut reçu en fief héréditaire cette terre que le roi des Francs avait délimitée pour lui, il la répartit entre ses hommes, selon les mérites qu’il reconnaissait à chacun, tout en se réservant pour son usage personnel tout ce qui s’y trouvait de plus précieux. »

    Rollon devint duc, prit la meilleure part et distribua le reste aux autres. On devine bien que s’il est duc, c’est qu’il ne cultive lui-même pas la terre.

    On imagine bien également que les quelques milliers de vikings l’accompagnant ne se sont pas installés comme paysans, l’inverse des dizaines de milliers de personnes déjà présentes dans la région.

    Pourtant, de son côté, Lucien Musset, professeur d’Histoire de l’Université de Caen, écrit en 1986 dans Quelques observations sur esclavage et servage dans la Normandie ducale qu’il n’y a pas eu de paysans transformés en serfs à ce moment-là.

    « L’inexistence du servage dans la Normandie des XIe et XIIe siècles est un fait parfaitement connu et vérifié.

    Mais le duché avait certainement connu, avant 1025 environ, un esclavage fondé sur la traite qui paraît bien d’origine nordique ; il était sans doute de caractère surtout domestique. Il ne touche que des individus peu nombreux et ne fut pas durable ; on ne connaît aucun affranchi.

    Ensuite, pour le XIe siècle, on possède de rares mentions de serfs : une demi-douzaine de vrais serfs ruraux, presque tous avant 1050 ; un asservissement pour dettes, une mention imprécise d’asservissement pénal, enfin une poignée de « sainteurs » s’asservissant eux-mêmes par dévotion ; aucun collibert enfin.

    Tout ceci disparaît avec le début du XIIe siècle.

    Le servage ne laisse ensuite comme traces que des survivances de vocabulaire, d’ailleurs fort rares et s’expliquant presque toutes par l’influence des provinces voisines.

    Donc, dans la très faible mesure où il a existé avant 1100, le servage normand ne fut jamais qu’un phénomène marginal.

    Le statut normal des hommes en Normandie a toujours été la liberté. »

    Tout cela est absurde, naturellement, surtout que si on creuse (avec grande difficulté), on tombe sur une immense révolte paysanne en Normandie en 996-997.

    Même s’il est vrai que celle-ci ne fut pas chroniquée à l’époque, il est révélateur que les historiens n’y voient pas l’expression d’une situation bien déterminée : celle du servage, qui soi-disant n’existait pas en Normandie, parce qu’il n’est pas inscrit dans les textes.

    Il a été parlé plus haut de la chronique intitulée De moribus et actis primorum Normanniae ducum (« Des mœurs et des Actions des premiers ducs de Normandie »), au début du 11e siècle. Elle fut suivie d’une seconde du même type quelques décennies plus tard, Gesta Normannorum ducum (« Exploits des ducs des Normands »), écrite par Guillaume de Jumièges.

    Voici comment l’écrasement des paysans révoltés est présenté.

    « CHAPITRE II.

    Avec quelle sagesse il [Richard II] réprima la conspiration générale tramée par les paysans contre la paix de la patrie.

    Tandis qu’il était ainsi infiniment riche de tant de bonnes qualités, au commencement de son jeune âge, il s’éleva dans l’intérieur du duché de Normandie un certain germe empoisonné de troubles civils.

    Dans les divers comtés du pays de Normandie, les paysans formèrent d’un commun accord un grand nombre de conventicules, dans lesquels ils résolurent de vivre selon leur fantaisie, et de se gouverner d’après leurs propres lois, tant dans les profondeurs des forêts que dans le voisinage des eaux, sans se laisser arrêter par aucun droit antérieurement établi.

    Et afin que ces conventions fussent mieux ratifiées, chacune des assemblées de ce peuple en fureur élut deux députés, qui durent porter ses résolutions pour les faire confirmer dans une assemblée tenue au milieu des terres.

    Dès que le duc en fut informé, il envoya sur-le-champ le comte Raoul [d’Ivry] avec un grand nombre de chevaliers, afin de réprimer la férocité des campagnes, et de dissoudre cette assemblée de paysans.

    Raoul exécutant ses ordres sans retard, se saisit aussitôt de tous les députés et de quelques autres hommes, et leur faisant couper les pieds et les mains, il les renvoya aux leurs, ainsi mis hors de service, afin que la vue de ce qui était arrivé aux uns détournât les autres de pareilles entreprises, et rendant ceux-ci plus prudens les garantît de plus grands maux.

    Ayant vu ces choses, les paysans abandonnèrent leurs assemblées, et retournèrent à leurs charrues. »

    On a ici un bon exemple – terrible – d’installation d’une force armée, d’un asservissement qui a du mal à se calibrer, car provenant de l’extérieur, ce qui provoque une rupture et une remise à plat des rapports.

    Une fois cela réalisé, cela permit un élan au duché, qui jusqu’en 1144 agit avec une grande indépendance, faisant de Rouen, Fécamp puis Caen ses bastions.

    On a même en 1066 la fameuse campagne de Guillaume le Conquérant en Angleterre, dont il devint roi.

    La bataille de Stamford Bridge en 1066 (vu en 1250),
    opposant les Anglais avec le roi Harold aux Norvégiens alors que Guillaume le Conquérant a déjà débarqué en Angleterre ; les Anglais sont ensuite défaits à Hastings

    Regardons justement comment la conquête a pris forme. On s’aperçoit alors qu’il s’est passé la même chose que pour le duché de Normandie.

    Guillaume le conquérant a donné les terres prises aux aristocrates anglo-saxons à des barons, en les dispersant afin de les empêcher d’être en mesure de former un bloc territorial homogène.

    Ces barons remirent des concessions à des éléments subalternes (en grande majorité normands), qui eux-mêmes firent de même. On a alors tout un système pyramidal… où les serfs sont invisibles, et pourtant à la base de tout le système.

    En pratique, il y a 1 100 propriétaires terriens, dont 200 grands barons et 300 ecclésiastiques.

    Tapisserie de Bayeux, 11e siècle, montrant ici la mort du roi Harold à la bataille d’Hastings en 1066

    En face, la quasi-totalité des paysans sont des serfs, comme le confirme vingt ans plus tard, un recensement foncier et démographique du pays, appelé « Livre du Jugement dernier », qui fournit au roi le nombre de terres, de vassaux auprès des barons normands, d’animaux de ferme, etc.

    On notera que le processus exige que tout propriétaire terrien appartienne automatiquement à la noblesse, ce qui agrandit le cadre de celle-ci, même si bien évidemment l’élite était un groupe fermé, vivant exclusivement de manière parasitaire (les barons, les représentants du haut clergé tels les archevêques, évêques et abbés des grands monastères).

    Pareillement, un homme ne relevant pas du servage pouvait payer afin d’éviter un tribunal local et se retrouver devant la cour royale. Cela veut dire que si les paysans faisaient face à la justice du seigneur local, la minorité parasitaire se retrouvait face à une justice différente, supervisée par le roi.

    Une page du « Livre du Jugement dernier », 1086

    Il va de soi également que cette nouvelle noblesse s’empressa de construire des forteresses et des châteaux, afin de se prémunir des révoltes, mais bien sûr également pour se lancer dans une féroce concurrence ou compétition contre les voisins, voire contre le roi.

    => Retour au dossier sur le mode de production féodal

  • L’esclavage cède la place au féodalisme dans certaines conditions

    Quand on s’intéresse à pourquoi le féodalisme a existé (et existe encore) historiquement, il faut se dire : pourquoi y a-t-il eu le féodalisme, au lieu d’un nouvel esclavagisme ?

    Pourquoi, lorsque l’empire romain s’effondre, y a-t-il un Moyen Âge féodal en Europe, au lieu d’un nouvel esclavagisme ?

    Après tout, ce sont des barbares qui ont amené la destruction de Rome. On aurait pu s’attendre à ce qu’ils réinstallent l’esclavagisme, à leur manière.

    La réponse est la suivante : l’esclavagisme n’a pas été rétabli par les barbares, parce que ce n’était pas possible. Les conditions ne le permettaient plus.

    Icône de la victoire de Novgorod sur André Ier Bogolioubski,
    12e siècle

    Cela sonne étrange de dire les choses ainsi, car à un moment, l’esclavagisme existait toujours en Mésoamérique, avec bien des siècles plus tard toujours une brutalité sanglante qui frappa les esprits des conquistadors découvrant les Aztèques et les autres peuples.

    Pourquoi justement les Aztèques, qui arrivent très tardivement sur la scène historique, au début du 14e siècle, ont-ils établi (ou plutôt rétabli) l’esclavage lors de leur victoire, alors qu’en Europe, avec la chute de Rome en 476, l’esclavagisme s’efface au fur et à mesure ?

    Tout est lié à la question de l’alimentation.

    Lorsqu’on pense aux dominants, on a toujours en tête leurs richesses, leur opulence.

    C’est vrai, bien entendu, mais pour que ces dominants puissent être en place, il faut que la population qui les sert ait à manger.

    C’est la reproduction de la vie qui est la clef de tout mode de production, de sa possibilité, de son développement, de son renversement.

    Lorsque les Aztèques parviennent à instaurer leur domination, depuis la Cité-État de Tenochtitlan, ils sont obligés de pratiquer l’esclavage.

    Tenochtitlan et le lac Texoco, sur lesquels sera construite la ville de Mexico

    Il n’y a, en effet, pas d’animaux de traits. C’est pour cela qu’il y a cette fameuse question de la roue, que les Aztèques n’auraient pas découverte.

    En réalité, il n’y avait pas d’animaux pour tirer un véhicule, et de plus l’utilisation du métal était d’un très bas niveau. La métallurgie est découverte vers l’an 800 seulement et les alliages ne seront jamais découverts.

    On a ainsi une civilisation développée, mais de type esclavagiste et techniquement à l’âge de pierre.

    Pour prendre un exemple pittoresque inverse, les Inughuit – les Inuits vivant le plus au Nord du Groenland – ont survécu, car ils avaient réussi à trouver le moyen de fabriquer des armes en métal pour chasser. Le fer utilisé provenait… d’une météorite.

    Ahnighito (la Tente), le principal fragment (pesant 31 tonnes)
    de la météorite du cap York

    C’est un exemple significatif de nuance, puisqu’on a un peuple vivant à l’époque des chasseurs-cueilleurs en termes de mode de production, mais sorti par contre de l’âge de pierre.

    Inversement, les Aztèques avaient déjà bien progressé dans le mode de production esclavagiste, tout en restant sur bien des plans à l’âge de pierre.

    Sans alliages ni animaux de trait, sans outils appropriés ni élevages, les Aztèques étaient historiquement coincés.

    Concrètement, si on doit bien entendu regretter l’emploi d’animaux comme véritables esclaves, historiquement l’humanité a été obligée d’avoir cette pratique pour transformer la réalité. Sans cet appui, pas de développement de l’agriculture.

    Sans développement de l’agriculture, on en reste à l’esclavage. La charrue mérite à ce titre une étude en soi, au même titre que les moulins à eau et à vapeur, l’horloge solaire et mécanique.

    Le Christ reçoit une église de la part
    d’Otton Ier, empereur du Saint-Empire,
    10e siècle

    Karl Marx, dans ses études personnelles, s’est appesanti très lourdement sur cette question de la technique et de son importance dans un mode de production.

    C’est que les connaissances scientifiques et les capacités techniques apportent beaucoup de nuances et produisent des différences dans la production.

    Comme Karl Marx le formule dans Misère de la philosophie :

    « Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives.

    En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et, en changeant leur mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux.

    Le moulin à bras vous donnera une société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel. »

    Karl Marx, qui a compris la dimension des modes de production en tant que moyen de reproduire la vie de l’espèce humaine sortie de la Nature (pour ensuite y retourner dans le Communisme), ne pouvait qu’étudier avec fascination, dans un esprit systématique, les facteurs-clefs faisant progresser la production.

    Il faut se rappeler également du contexte de l’époque : Karl Marx est né en 1818, Jules Verne en 1828 ; ils sont pratiquement de la même génération, celle d’une révolution faisant passer des ateliers aux usines.

    L’humanité améliore les techniques, découvre de nouvelles ressources.

    Cela permet de mieux comprendre le cheminement de l’humanité à travers les siècles, les millénaires.

    Dans une lettre de 1846 à Pavel Vasilyevich Annenkov, Karl Marx souligne de la manière suivante le caractère « forcé » de l’existence d’un mode de production, relativement aux forces sociales en présence.

    « Qu’est ce que la société, quelle que soit sa forme ? Le produit de l’action réciproque des hommes.

    Les hommes sont-ils libres de choisir telle ou telle forme sociale ? Pas du tout.

    Posez un certain état de développement des facultés productives des Hommes et vous aurez une telle forme de commerce et de consommation.

    Posez de certains degrés de développement de la production, du commerce, de la consommation, et vous aurez telle forme de constitution sociale, telle organisation de la famille, des ordres ou des classes, en un mot telle société civile.

    Posez telle société civile et vous aurez tel état politique, qui n’est que l’expression officielle de la société civile. »

    Ainsi, si le féodalisme existe, c’est que l’esclavagisme ne pouvait plus exister. D’où justement que parfois le processus s’arrête en chemin ou bien est corrompu.

    Les chrétiens d’Europe étaient ainsi horrifiés de voir que l’Islam, pourtant clairement d’expression féodale (et non barbare), assume l’esclavage à très grande échelle.

    Une telle démarche de l’Islam provient, comme on l’a étudié, du fait que le féodalisme a été produit par en haut, par la conquête militaire et l’établissement d’une religion capable d’avoir le même « niveau » que le christianisme (que Mahomet interprète selon la tradition de Jacques avec son judaïsme prolongé, opposé à Paul l’universaliste).

    En fait, l’esclavage est une forme obligatoire lorsqu’on cherche à forcer le cours des choses, du point de vue d’un empire. Il n’a plus sa place lorsqu’on laisse les forces productives se développer suivant un cours naturel de développement.

    Mais ce n’est jamais un choix. Ce sont les conditions historiques qui déterminent cela.

    Sacramentaire de Drogon, vers 850

    Concrètement, qu’est-ce que cela donne ? Prenons une situation typique dans le cadre des restes de l’empire romain.

    On a une masse d’hommes en armes, au moins plusieurs milliers ou dizaines de milliers. Ils conquièrent un territoire, mais décident de s’établir au lieu de repartir.

    Si on était dans une logique esclavagiste, ces conquérants vont établir une Cité-État et exiger un tribut sur les populations environnantes, tout en réduisant en esclavage une grande partie de celles-ci.

    Cependant, dans la logique féodale, les territoires sont répartis.

    Le chef s’approprie la plus grosse part, mais remet des territoires et des richesses à ses subordonnés directs, et le tout ruisselle chez l’ensemble des conquérants.

    L’unité des conquérants qu’on avait dans la logique esclavagiste cède le pas à une fragmentation.

    Les invasions germaniques démantelant l’empire romain
    (wikipedia)

    Mais pourquoi les territoires sont-ils répartis ? S’ils le sont, c’est que c’est inévitable.

    En effet, les territoires conquis ne sont pas peuplés seulement de tribus ou de la population d’une Cité-État.

    Ceux qui y vivent sont des paysans, localisés de manière plus ou moins dispersée, en petites unités relativement éparpillées. Cette situation a été provoquée par l’effondrement de l’empire romain, qui s’est constitué dans un élargissement savamment réparti.

    L’empire romain a, en effet, confié des lopins de terre à ses vétérans de l’armée, à des colons ou à des paysans lors de tentatives de pénétrer puissamment les territoires conquis.

    Et lors de son effondrement, les grandes propriétés terriennes se sont effondrées, renforçant le morcellement.

    Triptyque de la fin du 14e siècle

    Lorsque des envahisseurs se retrouvent avec un tel panorama, ils n’ont bien évidemment pas le choix.

    Au lieu d’établir une Cité-État irradiant une vaste zone de peuples devant accorder des tributs, ils s’organisent de telle manière à ce que localement ils disposent de la domination, avec une capacité d’intervention militaire en cas de révolte contre eux.

    C’est le principe du seigneur dans son château-fort, pour se protéger des autres seigneurs mais également des paysans, et toujours prêt à prendre les armes contre les uns ou les autres.

    Un bon exemple est l’installation des vikings en Normandie : à peine installés, ils durent faire face à une grande révolte organisée, qu’ils écrasèrent dans le sang.

    => Retour au dossier sur le mode de production féodal

  • Le féodalisme : la propriété foncière et la rente

    On aura compris que le féodalisme existe lorsqu’on vit mieux que dans l’esclavagisme, mais dans une précarité tout de même très grande. L’humanité se focalise sur l’agriculture, afin de survivre.

    95 % de la population relève des activités agricoles.

    L’aristocratie, dont le Roi fait partie, est une minorité parasitaire, qui prétend avoir une légitimité à posséder les terres et donc à prélever une rente sur les paysans.

    Ceux-ci, dans un état misérable, acceptent leur sort plus enviable que l’esclavage. C’est le féodalisme.

    Voici comment Lénine, en 1899, présente la chose, de manière synthétique. Il le fait dans une étude intitulée Le développement du capitalisme en Russie : il démontrait alors qu’en Russie, le féodalisme avait déjà été dépassé.

    « Pour étudier le système actuel de l’économie seigneuriale, il faut prendre pour point de départ le régime qui dominait à l’époque du servage.

    L’essentiel du système économique de cette époque était que dans toute unité d’exploitation foncière, c’est-à-dire dans tout domaine patrimonial, la totalité de la terre était divisée en deux parts : en terres seigneuriales et terres paysannes.

    Ces dernières étaient accordées sous forme de lots aux paysans qui la cultivaient eux-mêmes avec leur matériel et en tiraient leurs moyens de subsistance (ils recevaient également d’autres moyens de production: forêt, parfois du bétail, etc.).

    Suivant la terminologie de l’économie politique théorique, le produit du travail qu’effectuaient les paysans sur cette terre constituait le produit nécessaire : nécessaire pour les paysans en tant qu’il leur procurait les moyens de subsistance, nécessaire pour le seigneur, en tant qu’il lui assurait la main-d’œuvre (tout comme dans la société capitaliste, le produit nécessaire est celui qui compense la partie variable du capital).

    Le surtravail des paysans consistait à cultiver la terre du seigneur avec le même matériel qu’ils utilisaient pour cultiver la leur ; le produit de ce travail allait au seigneur.

    On voit que le surtravail se distinguait territorialement du travail nécessaire.

    Quand les paysans travaillaient pour le seigneur, cela se passait sur les terres seigneuriales. Quand ils travaillaient pour eux, cela se passait sur leur lot.

    Pour le seigneur ils travaillaient tels jours de la semaine ; pour eux-mêmes, les autres jours.

    Dans ce système, le « lot » concédé au paysan était donc une sorte de salaire en nature (pour employer le langage d’aujourd’hui), ou un moyen d’assurer de la main-d’œuvre au seigneur.

    La « propre » exploitation des paysans sur leur lot était la condition de l’économie seigneuriale. Elle avait pour but non pas d’assurer des moyens d’existence aux paysans, mais d’assurer de la main-d’œuvre au seigneur.

    C’est ce système économique que nous appelons l’exploitation fondée sur la corvée.

    Pour que ce système prédomine, il va de soi qu’il est indispensable que soient réunies les conditions suivantes.

    1° La suprématie de l’économie naturelle.

    Le domaine féodal devait former un tout isolé, se suffisant à lui-même, ayant des liens très faibles avec le reste du monde.

    Le fait pour les seigneurs de produire du blé pour la vente – production qui s’était considérablement développée pendant les derniers temps du servage – annonçait déjà la décomposition de l’ancien régime.

    2° Le producteur immédiat devait être doté de moyens de production en général et de terre en particulier.

    Bien plus, il devait être attaché à la glèbe, sinon le seigneur n’avait pas de main-d’œuvre garantie.

    On voit que les moyens employés pour obtenir le surproduit dans le système fondé sur la corvée et dans l’économie capitaliste sont diamétralement opposés ; dans le premier cas, ces moyens sont basés sur le fait que le producteur est doté d’un lot de terre, dans le second cas, ils sont basés sur le fait qu’il est libéré de la terre.

    3° Autre condition de ce système d’exploitation : le paysan devait dépendre personnellement du seigneur.

    En effet, si ce dernier n’avait plus exercé une autorité directe sur la personne du paysan, il lui aurait été impossible d’obliger à travailler pour lui un homme qui était pourvu d’un lot de terre et qui avait sa propre exploitation.

    Il fallait donc une « contrainte extra-économique », comme dit Marx en définissant ce régime économique (qu’il ramène, comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, à la catégorie de la rente-prestations de travail. Le Capital, III, 2. 324).

    Cette contrainte peut prendre les formes les plus variées et les degrés les plus divers, allant du servage au statut juridique inférieur des paysans.

    4° Enfin, ce système a comme condition préalable et comme conséquence un niveau extrêmement bas et routinier de la technique.

    Car c’est entre les mains de petits paysans écrasés par la misère, avilis par leur dépendance personnelle et par leur ignorance, que se trouve toute l’exploitation agricole. »

    Le mode de production féodal correspond à une certaine étape du développement de l’humanité ; il existe comme dépassement de l’esclavage à l’échelle locale et comme prélude des échanges généralisés du capitalisme.

    => Retour au dossier sur le mode de production féodal

  • Le féodalisme comme exploitation du paysan par la rente et la corvée

    Quand on pense au féodalisme, on a en tête l’image du paysan asservi devant travailler pour son seigneur. Ce n’est pas de l’esclavage, mais le servage ne fait pas rêver pour autant.

    C’est vrai et faux en même temps, car au fond, dans le féodalisme, il y a une sorte d’accord, de transaction, de modus vivendi.

    Le seigneur veut, en effet, que la production lui permette de satisfaire à sa propre vie aisée (relativement à l’époque) et il sait qu’il a besoin d’une certaine bonne volonté du paysan pour parvenir à ses fins.

    Le paysan, quant à lui, accepte d’être dépossédé dans la mesure où il peut mener une vie meilleure que s’il était esclave.

    Il ne s’agit donc pas d’un accord unilatéral, comme justement entre le maître et l’esclave.

    Il s’agit d’une sorte de compromis, établi sur le tas, qui sera lentement formalisé.

    Le labour présenté dans Les Très Riches Heures du duc de Berry, 15e siècle

    Les choses iront également parfois en s’améliorant, parfois en empirant, suivant les tendances propres aux localités, aux régions, aux États, au contexte géographique, à la situation climatique, à la lutte des classes, etc.

    Quelle forme a ce compromis toutefois, en substance ?

    Concrètement, on devine facilement la forme de l’exploitation : le seigneur s’approprie une partie de l’argent du paysan.

    Sauf que pour cela, il faut déjà que l’argent circule.

    En pratique, il faut du temps pour cela et c’est là que les commerçants vont monter en puissance tout au long du Moyen Âge européen.

    Le seigneur récupère une partie de la production et les commerçants vont se charger de le lui acheter, lui fournissant de l’argent pour s’acheter ce qu’il souhaite.

    Le seigneur dispose donc d’une rente, fournie par le paysan, mais avant la rente-argent, il y a la rente en biens produits, car l’économie est encore à un niveau très rudimentaire.

    Mais le seigneur ne profite pas seulement de ce que les paysans lui fournissent et qui est vendu par des commerçants jouant le rôle d’intermédiaires.

    On a aussi toute une variété de paiements et de travaux justifiés pour différentes raisons.

    C’est ce qu’on appelle la corvée.

    Une illustration médiévale de la corvée

    Il y a les frais relevant de l’utilisation obligatoire du four et du moulin locaux, il y a des amendes et des « cadeaux », il y a le travail obligatoire pour différentes activités concernant la vie locale (entretien des routes, nettoyage des fosses, etc.).

    Le paysan est donc écrasé par le seigneur qui s’approprie une partie du fruit de son travail, à la fois directement mais également indirectement en raison des services rendus de manière obligatoire.

    Le paysan est exploité par la rente et la corvée.

    Pourquoi accepte-t-il cela ?

    Naturellement, il n’a pas de regard extérieur sur les choses, mais il sent bien qu’il est exploité, opprimé ; il lui arrive par ailleurs de se révolter, dans un cadre de masse.

    Cependant, les conditions de vie sont difficiles et le paysan dispose face à lui d’un cadre organisé qu’il apprécie. Il est lié à la terre, qui permet de survivre et même, au fur et à mesure, de vivre de manière un peu meilleure.

    Enluminure française du 13e siècle

    Il sait aussi qu’il ne peut pas devenir esclave, car les institutions sont fortes, appuyées par sa propre exploitation, et que la religion (ici chrétienne) est la garantie qu’un retour en arrière n’est pas possible.

    Autrement dit, le paysan est perdant, il participe à sa propre perdition, mais cela lui assure une certaine sécurité.

    C’est également ce qui lui fait accepter les impôts relevant de l’État central et la taxe d’une partie de son travail qui revient aux institutions religieuses (la fameuse « dîme » en France, à hauteur de 10 % de la récolte).

    Face au seigneur, l’État central et l’Église peuvent d’ailleurs être des alliés. On retrouve le principe de l’équilibre des forces, des rapports de dépendance permettant une certaine situation, le tout dans le contexte d’une humanité très arriérée.

    Le seigneur, l’État féodal, la religion : voilà ce que permet l’exploitation du paysan, paysan qui en retour profite de cette exploitation dans la mesure où, au moins, il n’est pas esclave, tout en étant relié à la terre qui permet d’assurer les moyens de subsistance.

    Enluminure issue des Chroniques de Saint-Denis présentant l’exécution de rebelles paysans, 14e siècle

    On peut même voir que le paysan va profiter du système, dans ses marges tout d’abord, puis de plus en plus.

    Pourquoi cela ? C’est qu’historiquement, dès que c’est possible, il y a une autonomie toujours plus grande confiée aux paysans.

    C’est vrai pour la France autour du 10e – 11e siècles, qui forment un tournant. Les seigneurs abandonnent toujours plus leur rôle de gestionnaire ordonnant aux paysans ce qu’il faut faire, ils cessent une surveillance directe.

    La production a atteint un tel niveau qu’il est plus intéressant pour le seigneur de laisser faire avec une relative autonomie et de s’approprier une partie d’une production devenant, lentement mais sûrement, toujours plus grande.

    Le seigneur continue alors d’être un rentier, mais on ne lui rend plus service directement, ou de moins en moins. Il cesse d’être un propriétaire foncier gérant ses affaires, pour devenir un grand propriétaire parasitaire.

    Cela amène un système, lorsque le féodalisme est suffisamment développé, où en France le paysan devient un locataire d’une terre qu’il peut vendre ou transmettre par héritage, naturellement en fournissant en même temps les obligations par rapport au seigneur, le véritable propriétaire.

    Voûtes de la Chapelle du Saint-Esprit de Rue, fin 15e – début 16e siècle

    Mais il existe de multiples autres variantes : un bail de 1, 2 ou 9 ans, notamment. La seule règle à l’arrière-plan, c’est l’augmentation pour le seigneur de ce qu’il s’approprie sur le dos des paysans. Pour le reste, les possibilités d’organisation sont assez vastes.

    Cela pose toutefois un paradoxe historique. En effet, le paysan va gagner en autonomie dans son travail, et lui-même a redémarré un processus clanique : il s’est marié entre cousins, le noyau familial agrandi acquière une importance plus grande en taille et en richesses.

    Il se produit par conséquent une contradiction au seigneur, qui lui est dépendant du paysan, et même de plus en plus puisqu’il abandonne au fur et à mesure une gestion voire une surveillance de la production.

    On passe d’un parasitisme immédiat à un parasitisme indirect, dont le point culminant, c’est bien entendu la Cour de Versailles, avec les plus grands seigneurs devenus des aristocrates maniérés vivant bien loin des paysans qu’ils exploitent.

    Ces paysans ont parfois réussi à s’enrichir, dans d’autres cas, ils se sont terriblement appauvris ; dans tous les cas, les seigneurs locaux se sont transformés en aristocrates relativement lointains, urbanisés. Une telle cassure provoque la révolution.

    => Retour au dossier sur le mode de production féodal

  • L’impact de la reproduction de la vie quotidienne dans la conscience humaine

    Les êtres humains veulent vivre et chaque mode de production consiste en un moyen de reproduire les conditions de vie. S’il y a acceptation d’un certain cadre social, c’est parce qu’il est considéré qu’il permet de vivre avec une certaine qualité, avec une certaine stabilité.

    Une révolution se produit lorsque la qualité de vie se dégrade, lorsque la stabilité est trop faible.

    L’être humain, animal social, se révolte et modifie les rapports sociaux ; cela se produit lorsque l’ancienne répartition des tâches, des richesses, de la propriété est devenue un obstacle à l’expansion des forces productives.

    Toute l’Histoire de l’humanité, en tant qu’animal social sorti de la Nature pour y retourner, consiste en la bataille pour pouvoir matériellement et idéologiquement se passer de l’exploitation de l’Homme par l’Homme.

    Il y a ainsi, à chaque étape de développement, des manières différentes d’aborder la vie quotidienne, selon les modalités de la reproduction de celle-ci.

    Au tout début de l’humanité, la première conscience, élémentaire, était que la femme donne la vie ; son statut était par conséquent supérieur à celui des hommes.

    C’est le matriarcat des origines et le culte de la déesse-mère est la première expression de l’humanité balbutiante, le reflet dans sa conscience de la compréhension de la reproduction de la vie.

    Puis vint la révolution de l’agriculture et de l’élevage.

    C’était une révolte contre le cours de la vie, car en maîtrisant le processus de croissance des végétaux et en domestiquant les animaux, l’humanité faisait face à la Nature, en la défiant.

    Le matriarcat fut alors renversé et l’humanité se lança dans la tentative de s’arracher à la Nature, en développant les forces productives pour en être indépendante.

    La Dame de « Brassempouy »,
    appelée aussi Dame à la Capuche, découverte en France et datant de 29 à 22 000 ans avant notre ère

    Ce qu’on appelle le Communisme, c’est justement le retour à la Nature de l’humanité, tout en conservant les acquis de son parcours inégal par rapport aux autres animaux.

    L’être humain est un animal social ; le développement de l’espèce humaine passe par les modes de production assurant sa re-production.

    Friedrich Engels note avec justesse dans la préface de L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État en 1884 que :

    « Selon la conception matérialiste, le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l’histoire, c’est la production et la reproduction de la vie immédiate.

    Mais, à son tour, cette production a une double nature.

    D’une part, la production de moyens d’existence, d’objets servant à la nourriture, à l’habillement, au logement, et des outils qu’ils nécessitent, d’autre part, la production des hommes mêmes, la propagation de l’espèce.

    Les institutions sociales sous lesquelles vivent les hommes d’une certaine époque historique et d’un certain pays sont déterminées par ces deux sortes de production : par le stade de développement où se trouvent d’une part le travail, et d’autre part la famille.

    Moins le travail est développé, moins est grande la masse de ses produits et, par conséquent, la richesse de la société, plus aussi l’influence prédominante des liens du sang semble dominer l’ordre social.

    Mais, dans le cadre de cette structure sociale basée sur les liens du sang, la productivité du travail se développe de plus en plus et, avec elle, la propriété privée et l’échange, l’inégalité des richesses, la possibilité d’utiliser la force de travail d’autrui et, du même coup, la base des oppositions de classes : autant d’éléments sociaux nouveaux qui s’efforcent, au cours des générations, d’adapter la vieille organisation sociale aux circonstances nouvelles, jusqu’à ce que l’incompatibilité de l’une et des autres amène un complet bouleversement.

    La vieille société basée sur les liens du sang éclate par suite de la collision des classes sociales nouvellement développées ; une société nouvelle prend sa place, organisée dans l’État, dont les subdivisions ne sont plus constituées par des associations basées sur les liens du sang, mais par des groupements territoriaux, une société où le régime de la famille est complètement dominé par le régime de la propriété, où désormais se développent librement les oppositions de classes et les luttes de classes qui forment le contenu de toute l’histoire écrite, jusqu’à nos jours. »

    Tel est le principe du mode de production, qui permet la production par l’humanité de ses conditions d’existence et de sa propre re-production en tant qu’espèce.

    => Retour au dossier sur le mode de production féodal