Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Le Parti Communiste du Pérou et la pensée Gonzalo, suite de la pensée Mariátegui

    Ce qui s’est déroulé est facile à comprendre. La révolution d’Octobre 1917 a initié la première vague de la révolution mondiale, et immanquablement les échos étaient différents selon les pays.

    Cela est dû au développement inégal : il n’y allait pas avoir des Partis Communistes se formant de manière automatique, récupérant immédiatement le meilleur niveau (au départ, l’Internationale Communiste a considéré que c’était le cas, avant de se remettre en cause).

    José Carlos Mariátegui est le fruit naturel du mouvement ouvrier au Pérou ; il est vrai que son approche initiale, pour cette raison, est très inégale et peut sembler confuse vue de l’extérieur.

    Mais c’est qu’il cherche à dire des choses profondes et qu’il ne dispose pas des concepts pour cela. Il est donc obligé de forcer des concepts existants, de les détourner.

    On a un excellent exemple avec le préalable aux Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne.

    De manière totalement surprenante et même aberrante pour un marxiste, il mentionne Friedrich Nietzsche, en expliquant qu’il suit le principe de celui-ci comme quoi il s’investit personnellement dans ses idées, et qu’il n’a pas écrit un livre pour écrire un livre, mais parce qu’il a des idées et que celles-ci rassemblées forment un livre.

    Ce que José Carlos Mariátegui veut dire, c’est qu’il s’implique totalement, et que ce livre correspond à sa démarche personnelle en tant que telle. Éprouvant le besoin de le dire, il utilise un mot de Nietzsche semblant correspondre à son besoin d’expression.

    Dans le préalable, il rejette également à la fois les prétentions universitaires et abstraites et la soumission à un style latino-américain.

    C’est le sens de la référence à l’Argentin Domingo Faustino Sarmiento, qui avait mis en avant l’éducation et critiquait le style des « caudillos » (les seigneurs de la guerre qui d’ailleurs avaient précipité l’Argentine dans la guerre interne tout au long du 19e siècle) et des « gauchos » (l’équivalent des cow-boys pour cette partie du monde).

    « Tout cet ouvrage n’est rien d’autre qu’une contribution à la critique socialiste des problèmes et de l’histoire du Pérou. Certains m’accusent d’être européanisé, inconscient des réalités et des enjeux de mon pays.

    Que mon travail me justifie face à cette conjecture mesquine et égoïste. J’ai reçu ma meilleure éducation en Europe.

    Et je crois qu’il n’y a pas de salut pour l’Indo-Amérique sans science et pensée européennes ou occidentales.

    [Domingo Faustino] Sarmiento, qui demeure l’un des créateurs de l’identité argentine, était en son temps un critique européanisé. Il ne trouvait pas de meilleure façon d’être Argentin.

    Je répète une fois de plus que je ne suis pas un critique impartial et objectif. Mes jugements sont guidés par mes idéaux, mes sentiments, mes passions.

    J’ai une ambition déclarée et énergique : contribuer à la création du socialisme péruvien. Je suis aussi éloigné que possible de la technique professorale et de l’esprit universitaire.

    C’est tout ce que je dois loyalement mettre en garde le lecteur au début de mon livre.

    Lima, 1928 »

    On a alors deux possibilités : soit on prend la démarche de José Carlos Mariátegui de manière formelle, mais alors on est unilatéral. Soit on prend son approche comme étant concrète, relevant du développement inégal et on voit ce qu’il ressort de principal.

    C’est la raison pour laquelle les communistes péruviens ont compris le sens historique de José Carlos Mariátegui.

    Cela tend naturellement à considérer que ce qui compte, ce ne sont pas telles ou telles références qu’il a pu faire, mais sa pensée comme tendance historique.

    Et là apparaissent l’affirmation de la nécessité de la révolution, le besoin du Parti, la compréhension du verrou féodal au Pérou, l’oppression semi-coloniale subie également, la place des Indiens comme vaste majorité mise de côté à l’indépendance, la « modernisation » déformée provoquée par l’impérialisme, l’expérience historique des Indiens à travers l’empire inca.

    Les communistes péruviens ont alors rapproché cela de la pensée Mao Zedong en Chine ; tout comme Mao Zedong a porté personnellement une critique révolutionnaire de la situation chinoise, José Carlos Mariátegui a fait somme toute la même chose au Pérou.

    José Carlos Mariátegui étant décédé, forcément émerge à un moment une nouvelle pensée, portée par quelqu’un d’autre : c’est là que Abimael Guzmán Reynoso dit Gonzalo joue un rôle.

    Gonzalo

    Et lorsque le Parti Communiste du Pérou assume de déclencher la guerre populaire en 1980, il procède en même temps à la reconnaissance de la pensée, car sans la pensée pas de guerre populaire.

    D’où ce que dit le Parti Communiste du Pérou en 1988 :

    « Au cours du processus de son développement toute révolution qui lutte pour le prolétariat comme classe dirigeante et, surtout, pour le Parti Communiste, ce défenseur des inaltérables intérêts de classe, engendre un groupe de chefs et, principalement un qui la représente et la dirige, un chef doué d’une autorité et d’un ascendant reconnus.

    Dans notre réalité cela s’est matérialisé, par nécessité et par hasard historiques, en la personne du Président Gonzalo, le chef du Parti et de la révolution.

    Mais, de plus, et ceci représente le fondement de toute direction, les révolutions engendrent une pensée qui les guide et qui est le résultat de l’application de la vérité universelle de l’idéologie du prolétariat international aux conditions concrètes de chaque révolution.

    Cette pensée-guide est indispensable pour obtenir la victoire et conquérir le Pouvoir et, plus encore, pour poursuivre la révolution et maintenir toujours le cap sur l’unique et grandiose but : le Communisme.

    Cette pensée-guide, quand elle réalise un bond qualitatif d’importance décisive pour le processus révolutionnaire qu’elle dirige, s’identifie au nom de l’homme qui l’élabora théoriquement et pratiquement.

    Dans notre cas, ce phénomène fut d’abord spécifié comme pensée-guide, puis comme pensée-guide du Président Gonzalo et, postérieurement, comme pensée Gonzalo, parce que c’est le Président qui l’a engendrée en appliquant, d’une façon créative, le marxisme-léninisme-maoïsme aux conditions concrètes de la réalité péruvienne, dotant ainsi le Parti et la révolution d’une arme indispensable qui garantit le triomphe. »

    On a ici, de manière intéressante, la pensée de José Carlos Mariátegui qui a été niée initialement, et cette négation a connu elle-même une négation, ce qui fait une négation de la négation.

    En même temps, on a en fait ici une contradiction entre l’universel et le particulier.

    C’est au Pérou que la nuance, le contraste, la différence a été la plus forte entre la dimension universelle de la première vague de la révolution mondiale et le caractère particulier de chaque révolution dans un pays.

    En fait, il ne suffisait pas de dire, contre Trotsky et son fantasme d’une « révolution permanente », que la révolution mondiale se produit pays par pays, et qu’il existe pour chaque révolution des étapes.

    Contre le cosmopolitisme de Trotsky, il fallait également souligner le caractère interne de tout processus, et donc du processus révolutionnaire.

    C’est d’ailleurs pour cela que la reconstitution d’un vrai Parti Communiste par Gonzalo est passé par la pensée Mariátegui : les organismes générés avaient comme premier critère de s’insérer dans la pensée Mariátegui.

    C’est la pensée qui est toujours le socle du Parti et de son travail révolutionnaire réel (et non le contraire).

    Et cette pensée émerge de par la dignité du réel, dans la rupture subjective avec la situation historique et l’élévation au niveau scientifique du matérialisme dialectique.

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    José Carlos Mariátegui et le matériau humain

  • La faction rouge en défense de la pensée Mariátegui

    La grande polémique sino-soviétique eut un impact significatif au Pérou, où la majeure partie du Parti choisit de s’aligner sur la critique anti-révisionniste réalisée par le Parti Communiste de Chine.

    Elle s’organisa en 1964 comme Partido Comunista del Perú, avec comme organe de presse Bandera Roja (Drapeau rouge),tandis que, de leur côté, les révisionnistes publiaient Unidad.

    On lit dans Bandera Roja, publié à partir de 1963, que le Partido Comunista del Perú se situe naturellement dans la continuité de José Carlos Mariátegui.

    En mars 1966, dans l’article « Le P.C.P. sur le chemin de Mariátegui », il est spécifié que :

    « José Carlos Mariátegui, maître et grand fondateur du Parti, fut sans l’ombre d’un doute un marxiste brillant et conséquent. Sa vie et son œuvre en sont des preuves évidentes.

    Personne avant, ni même aujourd’hui, n’a analysé avec une telle profondeur et de manière magistrale la société péruvienne, et ainsi Mariátegui armé du marxisme-léninisme nous livre la première vision interprétative de notre réalité et du processus de notre révolution (…).

    Notre Parti reprend la ligne marxiste-léniniste que lui a imprimé son fondateur : José Carlos Mariátegui, et signale la reprise du chemin que jamais nous ne devons abandonner. »

    Cependant, le dirigeant du Partido Comunista del Perú – Bandera Roja, Saturnino Paredes, n’avait compris que de manière très partielle la dénonciation du révisionnisme ; il s’associera d’ailleurs par la suite à l’Albanie d’Enver Hoxha, transformant une fraction du Parti en Partido Comunista Peruano (Marxista-Leninista).

    Deux autres fractions majeures existaient alors, prenant leur indépendance en 1969.

    La première forma le Partido Comunista del Perú – Patria Roja, qui se voulait anti-« dogmatique », un prétexte pour l’opportunisme généralisé.

    La seconde consista en la réelle tendance de gauche, portée par la fracción roja mise en place dans la région d’Ayacucho par Abimael Guzmán Reynoso, né en 1934.

    On lit dans Bandera Roja publié par la fraction rouge, dans l’éditorial de janvier-février 1969 intitulé « Reconstruire le Parti pour la Guerre Populaire en se fondant sur Mao, Mariátegui et la Ve Conférence » :

    « La situation est excellente.

    L’impérialisme yankee, le révisionnisme soviétique et tous les autres réactionnaires marchent à leur fin en désespérés à l’agonie, pendant que les peuples révolutionnaires en ascension s’orientent par le marxisme-léninisme actuel, la pensée Mao Zedong, garantissant leur triomphe.

    Cela montre que le problème du pouvoir, le problème central de toute révolution, est chaque jour plus péremptoire et urgent, étant une unique clef : la guerre populaire. »

    Cette fraction rouge mit en place un Comité Régional José Carlos Mariátegui en 1970, systématisant l’étude du travail de ce dernier. Dans son document de 1972 « Apprenons de Mariátegui et suivons son chemin », on lit :

    « Le marxisme-léninisme est une vérité universelle, les lois générales extraites de l’expérience de plus de cent ans de lutte de la classe ouvrière internationale, une expérience systématisée et élevée au rang de théorie par les grands dirigeants du prolétariat : Marx, Engels, Lénine, Staline et Mao Zedong.

    Mais si cette vérité incontestable est indispensable, elle ne suffit pas à elle seule à comprendre l’essence d’un processus révolutionnaire concret et à le mener au triomphe ; pour mener une révolution concrète, il est nécessaire d’en découvrir les lois concrètes, qui, bien qu’elles s’ajustent aux lois universelles, sont des spécifications qui ne peuvent être ignorées sous peine de faire échouer la révolution.

    Le grand Lénine a dit aux révolutionnaires de l’Orient qu’ils avaient une tâche à accomplir s’ils voulaient faire la révolution : découvrir les lois de la révolution dans les pays arriérés ; Lénine enseignait que le marxisme avait établi les lois du processus révolutionnaire en particulier dans les sociétés capitalistes, mais qu’il fallait encore les fixer pour les pays assujettis à l’oppression impérialiste et sur les bases desquels avaient survécu des systèmes féodaux, et qu’une telle tâche s’avérait indispensable pour le développement révolutionnaire dans les pays arriérés, tâche que seulement peut accomplir ses prolétaires révolutionnaires et dans laquelle personne ne pouvait les remplacer.

    Les marxistes des pays arriérés se sont adaptés à cet enseignement, travail qui a porté ses fruits et brille aujourd’hui comme une nouvelle étape de la conception du prolétariat dans Mao Zedong ; marxisme-léninisme pensée Mao Zedong, et qui dans notre pays a mûri dans le CHEMIN DE MARIÁTEGUI qui continue de guider les prolétaires révolutionnaires péruviens et illumine le sentier combattant de l’Amérique latine.

    Fidèle au mandat de Lénine, Mariátegui a fusionné la vérité universelle du marxisme-léninisme avec les conditions concrètes, spécifiques au processus révolutionnaire péruvien ; adhérant fermement à la « méthode marxiste », il a analysé notre société, l’a définie, a établi ses lois et a prévu son développement.

    Son résultat est le CHEMIN DE MARIÁTEGUI, unique voie révolutionnaire et tâche toujours en suspens qui ne peut en aucun cas être confondue avec le mouvement contre-révolutionnaire fasciste dont souffre aujourd’hui notre peuple.

    Mariátegui a révélé le caractère semi-féodal et semi-colonial de la société péruvienne, soulignant qu’avec le développement du capitalisme, notre assujettissement s’accentuerait, car à l’époque de l’impérialisme, il n’y avait pas de place pour un développement capitaliste indépendant.

    Il a souligné le caractère national-démocratique de la révolution, indiquant que ce n’est qu’une fois l’exploitation féodale et impérialiste brisée et écrasée que la révolution socialiste pourrait commencer.

    Il a enseigné le rôle principal de la paysannerie à notre époque, un rôle qu’elle pouvait jouer grâce à l’émergence et au développement de la classe ouvrière péruvienne, seule capable de mener la révolution dans le pays.

    Il a indiqué que la petite-bourgeoisie ne pouvait mener la nation qu’à une ivresse nationaliste, mais non à la libération, et que la bourgeoisie nationale n’affichait une position anti-impérialiste que face à l’agression armée directe de l’impérialisme.

    Il a souligné que la révolution ne pouvait être menée que par un Parti communiste s’appuyant sur une base sociale d’ouvriers et de paysans et adhérant fermement au marxisme-léninisme.

    Il a affirmé la nécessité d’un Front unique anti-impérialiste et anti-féodal, basé sur une alliance ouvrière-paysanne, dans lequel la petite bourgeoisie et la bourgeoisie nationale feraient partie tant qu’elles accepteraient l’hégémonie du prolétariat.

    Il a soutenu la nécessité de mobiliser, d’organiser et d’armer les masses populaires ; que plus qu’un programme, le peuple a besoin d’armes pour conquérir ses droits et les défendre, que les masses ont besoin d’armes pour la lutte, la lutte insurrectionnelle devrait descendre des Andes : de la campagne à la ville par la violence des masses, par la guerre populaire.

    C’est le résultat que Mariátegui a trouvé de l’application du marxisme-léninisme aux conditions concrètes du pays et de l’Amérique latine ; c’est la CHEMIN DE MARIÁTEGUI DONT LA VALIDITÉ EST PLEINEMENT EN VIGUEUR, AUQUEL ONT FERMEMENT ADHÉRÉ LES RÉVOLUTIONNAIRES PÉRUVIENS , ET PLUS ENCORE LES RÉVOLUTIONNAIRES PÉRUVIENS QUI LUTTENT SOUS LES DRAPEAU DU MARXISME-LÉNINISME PENSÉE MAO ZEDONG. »

    Une grande bataille interne fut menée dans le Front Étudiant, conquis politiquement entre 1963 et 1966.

    Furent mis en avant des fronts comme la Federación de Barrios de Ayacucho (Fédération des quartiers d’Ayacucho), le Frente de Defensa del Pueblo (Front de défense du peuple) et la Federación Provincial de Campesinos de Huamanga (Fédération provinciale des paysans de Huamanga).

    L’Université de la province de Huamanga devint un bastion du mouvement et fut le lieu des réunions du Centro de Trabajo Intelectual Mariátegui (Centre du travail intellectuel Mariátegui) en 1971 et 1972.

    Alors que les étudiants du mouvement devenaient des professeurs des écoles notamment dans la région d’Ayacucho, d’autres structures furent fondées : le Movimiento Clasista Barrial (Mouvement de classe des quartiers), le Movimiento Femenino Popular (Mouvement féminin populaire), le Movimiento de Obreros y Trabajadores Clasistas (Mouvement des ouvriers et des travailleurs de classe), le Movimiento de Campesinos Pobres (Mouvement des paysans pauvres).

    La systématisation des organismes générés fut décidée à la troisième session du Comité Central en 1973 ; leur première caractéristique était définie comme « avoir adhéré à Mariátegui, c’est-à-dire qu’ils ont adopté la ligne du parti ».

    C’est la raison pour laquelle le Frente Estudiantil Revolucionario (Front Étudiant Révolutionnaire) constitué en 1973 avait comme mot d’ordre Por el sendero luminoso de Mariátegui, c’est-à-dire « pour / par le sentier lumineux de Mariátegui ».

    Le Frente Estudiantil Revolucionario explique dans son manifeste de 1973 :

    « Avec la proposition de servir la reconstitution du FER en tant qu’organisation pleinement identifiée aux luttes populaires que dirige le prolétariat pour la Révolution nationale démocratique, le Front étudiant révolutionnaire « Pour le Sentier lumineux de Mariátegui » a émergé au niveau national.

    Ce fut une étape décisive dans la lutte entre deux lignes qui, ascendantes, a débuté dès sa constitution.

    En définissant des camps face à une série de variantes opportunistes, il a été possible d’exprimer la définition du FER comme une organisation classiste de masse qui adhère à la Pensée de Mariátegui. »

    Cette Fédération se définit ainsi comme l’union organique de « ceux d’entre nous qui adhèrent pleinement et inconditionnellement à la pensée de Mariátegui ».

    Une publication de cette Fédération donne la définition suivante du cadre idéologique de cette « pensée de Mariátegui ».

    On aura compris que celle-ci est posée comme équivalent péruvien de la « pensée Mao Zedong » qui existe en Chine.

    Telle est l’initiative d’Abimael Guzmán Reynoso, dit Gonzalo : il faut une compréhension de la réalité historique nationale en transformation.

    Et les Péruviens profitent de José Carlos Mariátegui, qui a fait pour le Pérou la même chose que Mao Zedong en Chine : José Carlos Mariátegui a pareillement analysé le pays, fondé le Parti, posé les jalons de la révolution.

    Voici ce qu’on lit dans « Mariátegui en les drapeaux de la Révolution Péruvienne ».

    On remarquera que les Andes sont présentées comme le centre névralgique de la révolution.

    Cela sera toujours affirmé par le Parti Communiste du Pérou, et l’iconographie produite reprendra de manière très régulière les codes relevant de la culture des Indiens.

    Il n’y aura par contre jamais aucun indigénisme ou une expression séparatiste quelconque.

    « D’une analyse scientifique « conforme à la méthode marxiste » de la réalité péruvienne dérive sa constatation que la société péruvienne est de nature semi-coloniale et semi-féodale.

    Il souligna également qu’à mesure que le capitalisme se développe grandit notre asservissement, car à l’ère de l’impérialisme, il n’y avait pas de place pour un développement capitaliste indépendant.

    Il souligna également le caractère national-démocratique de la révolution péruvienne et qu’une fois cette étape franchie, la révolution « devient, par ses objectifs et sa doctrine, une révolution prolétarienne ».

    Il indiqua le rôle de la paysannerie comme force principale de la révolution et le rôle moteur du prolétariat en son sein ; que la révolution ne pouvait être guidée que par le Parti Communiste, avant-garde organisée du prolétariat péruvien fermement attaché au marxisme-léninisme ; et la nécessité d’un Front uni national-démocratique fondé sur une alliance ouvrière-paysanne, composé à la fois de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie nationale, à condition que celles-ci acceptent l’hégémonie du prolétariat.

    Il a manifesté la nécessité de mobiliser, d’organiser et d’armer les masses ; outre un programme unique, le peuple avaient besoin des armes pour conquérir et défendre ses droits ; les masses devaient s’armer pour la lutte insurrectionnelle qui descendrait des Andes, des campagnes aux villes, par la violence des masses, de la Guerre Populaire.

    Lors de la première Conférence communiste latino-américaine (Buenos Aires, juin 1929), trois documents préparés par Mariátegui furent présentés : « Historique et développement de l’action de classe », « Point de vue anti-impérialiste » et « Aperçu du problème indigène ».

    Ces documents, ainsi que les Statuts et le Programme du PCP et les Thèses d’affiliation à la Troisième Internationale, sont des documents intemporels et la concrétisation théorique d’un processus complet entamé des années auparavant.

    L’œuvre de Mariátegui exige une analyse rigoureuse de la part des révolutionnaires péruviens afin de systématiser ses thèses et ses conclusions, une action pratique et théorique, comme unique garantie de suivre son chemin, le chemin de la révolution péruvienne ; dans la confrontation entre théorie et praxis, nous pourrons développer sa pensée, développer le marxisme au Pérou. »

    En 1976 se tint la cinquième session du Comité Central du Parti Communiste du Pérou ; son mot d’ordre fut « Revenir pleinement à Mariátegui et impulser la Reconstitution ! ».

    Une Réunion nationale des organismes générés fut ensuite réalisée en mars 1977, afin d’aborder le thème de « construire la lutte armée ».

    Au cours de ce processus, le mouvement mit de côté une ligne opportuniste de droite, qui considérait la situation comme non révolutionnaire, ainsi qu’une autre ligne opportuniste de droite, qui elle considérait la lutte armée comme impossible.

    Une ligne opportuniste de gauche fut également rejetée, autour cette fois de la question des modalités de la guerre populaire.

    Les VI et VII sessions plénières du Comité Central aboutissent en ce sens à la production en mars 1977 du document « Développer la construction, principalement du Parti, en fonction de la lutte armée ».

    La neuvième session élargie du Comité Central, entre mai et juillet 1979, définit ensuite Abimael Guzmán Reynoso comme « chef du Parti et de la révolution » ; il est connu sous le pseudonyme de Gonzalo.

    Le 17 mai 1980, le Parti Communiste du Pérou déclenche la lutte armée, dont la stratégie est expliquée dans le fameux document ILA 80.

    On a alors la pensée Gonzalo, qui remplace la pensée Mariátegui, en la prolongeant historiquement.

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    José Carlos Mariátegui et le matériau humain

  • Le « mariáteguisme »

    Les trois documents présentés par les communistes péruviens lors de la première conférence communiste latino-américaine de juin 1929 à Buenos Aires sont, au sens strict, le noyau dur de la conception de José Carlos Mariátegui.

    On peut les résumer comme suit :

    a) L’indépendance nationale a été réalisée par en haut, donnant naissance à une bourgeoisie vendue à l’impérialisme, avec un féodalisme se maintenant à l’arrière-plan.

    Les masses entièrement mises à l’écart sont indiennes et cela tombe bien, elles disposent d’un arrière-plan progressiste historiquement avec les restes du communisme inca.

    b) L’anti-impérialisme ne suffit pas, car ce serait oublier l’aspect interne, et justement le féodalisme se maintient à l’arrière-plan.

    Qui plus est, la domination impérialiste modernise l’économie, selon ses besoins.

    c) Le mouvement communiste du Pérou est le fruit d’un processus dans le pays lui-même et il faut se fonder sur ce parcours historique afin de bien calibrer la proposition révolutionnaire.

    D’où la fondation au Pérou d’un Parti socialiste en fait dirigé par un noyau communiste et aligné sur l’Internationale Communiste.

    Ces trois points préfigurent le point de vue communiste qui va être adopté ensuite.

    L’idée d’un Parti socialiste dirigé par le noyau communiste, c’est ni plus ni moins ce qui va être mis en place dans tous les pays de l’Est européen après 1945.

    La reconnaissance du parcours national spécifique a d’ailleurs fait que l’Internationale Communiste, comme Parti Communiste mondial centralisé, procède à sa dissolution en mai 1943.

    La compréhension de la modernisation de l’économie des pays du tiers-monde par l’impérialisme (et non d’une situation statique d’exploitation), donnant naissance à un capitalisme bureaucratique, a été acquise dans les années 1960, grâce aux communistes chinois.

    Ce sont pareillement les communistes chinois qui ont souligné le rôle prioritaire du verrou féodal.

    Et ce sont également les communistes chinois qui ont souligné l’importance des mœurs, des attitudes, des comportements, des mentalités… dans l’évolution historique : c’est la base même du principe de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne.

    José Carlos Mariátegui annonce ainsi de nombreux points qui vont être compris bien après sa mort.

    C’est la raison pour laquelle, dans les années 1930 et 1940, il reste incompris.

    À sa mort, le poste de dirigeant du Parti revient à Eudocio Ravines, qui deviendra un anti-communiste après 1945.

    Le Parti socialiste prend alors le nom de Parti Communiste, mais la décision de la modification date d’une réunion à laquelle avait participé José Carlos Mariátegui, le 4 mars 1930.

    La réunion marqua également la fondation de la Jeunesse Communiste.

    Si le rôle historique de José Carlos Mariátegui dans la fondation du Parti est reconnu, le « mariatéguisme » est mis de côté, un processus officialisé à la toute fin de l’année 1933.

    Le Comité Central du Parti Communiste, dirigé par Eudocio Ravines, publie en effet le document « Sous la bannière de Lénine ! Instructions pour la Journée des Trois L [Lénine Liebknecht Luxembourg] ».

    « Même si on ne saurait mécaniquement séparer la personnalité de Mariátegui du mariatéguisme, il est évident, bien entendu, que la pratique révolutionnaire de sa vie a de profondes divergences avec le courant mariatéguiste qu’a créé sa pensée et sa plume.

    Le combattant plein d’abnégation et tenace José Carlos, pour son honnêteté et sa sincérité même dans l’erreur, pour avoir été le fondateur des premiers groupes communistes – bien qu’avec une orientation mariatéguiste – et pour avoir été l’un des premiers à ouvrir le feu contre l’APRA, se plaçant sous la bannière de l’Internationale Communiste, a été, est et continuera d’être notre camarade contre tous ces agents qualifiés du bloc féodal-bourgeois qui cherchent à prendre son nom et son image pour combattre le PCP et le mouvement révolutionnaire.

    Le mariateguisme est une confusion d’idées provenant des sources les plus diverses. Il n’existe guère de tendance qui n’y soit représentée.

    Avant de s’abreuver à la source du marxisme et, plus particulièrement, du léninisme, Mariátegui avait connu le mouvement révolutionnaire à travers les tendances non prolétariennes les plus diverses. Il a commis de graves erreurs, non seulement théoriques, mais aussi pratiques.

    Il existe en réalité très peu de points de contact entre le léninisme et le mariateguisme, et ces contacts sont plutôt accessoires.

    Le mariateguisme confond le problème national avec le problème agraire ; il attribue une fonction progressiste à l’impérialisme et au capitalisme au Pérou ; il substitue la tactique et la stratégie révolutionnaires au débat et à la discussion, etc.

    Notre position contre le mariateguisme est et doit être celle d’un combat implacable et irréconciliable, étant donné qu’il entrave la bolchevisation organique et idéologique de nos rangs, qu’il empêche le prolétariat de s’armer des arsenaux du léninisme et du marxisme, qu’il entrave la croissance rapide du Parti communiste et la formation de ses cadres, qu’il constitue l’un des obstacles les plus sérieux à notre positionnement à l’avant-garde des événements majeurs et à notre rôle d’avant-garde des exploités dans leurs luttes et leurs actions.

    Le premier à reconnaître cette essence du mariatéguisme et donc à la combattre sans merci fut le camarade Mariátegui lui-même. Sa mort ne l’empêche pas de continuer à lutter à nos côtés contre le mariaéguisme, l’APRAisme, l’anarcho-réformisme et d’autres tendances qui n’ont rien à voir avec les intérêts de classe du prolétariat. Et cette lutte idéologique doit être lancée avec force et menée jusqu’à ses ultimes conséquences avec fermeté et inflexibilité. »

    On aura compris que la mise en avant de Rosa Luxembourg, tout en mentionnant ses erreurs, a servi de prétexte pour critiquer José Carlos Mariátegui de la même manière.

    La critique formelle et la plus aboutie de ce prétendu mariatéguisme fut ensuite écrite par Vladimir Miroshevsky, et publiée sous la forme d’un article publié d’abord en URSS, puis repris par la revue du Parti Communiste à Cuba, Dialéctica, en mai-juin 1942, à l’occasion de son premier numéro.

    La critique du mariatéguisme exprime trois peurs. La première est que le rôle réel du Parti Communiste n’ait pas été comprise et qu’il y ait une tendance à relativiser son existence, dans une tendance de type socialiste des années 1920.

    Ce n’est pas ce que dit José Carlos Mariátegui, mais des gens qui se méfient fondamentalement, qui ne comprennent pas ce qu’il représente, qui ne voient pas son analyse concrète de la situation au Pérou, auront tendance mécaniquement à aller en ce sens.

    La deuxième, c’est de s’imaginer que l’impérialisme puisse amener des améliorations dans un pays du tiers-monde.

    Là encore, ce n’est pas ce que dit José Carlos Mariátegui.

    Mais une lecture unilatérale va amener à penser que le capitalisme ne peut pas évoluer, progresser, qu’un pays semi-colonial ne saurait connaître aucune transformation, aucune « modernisation ».

    Cette incompréhension va amener une importante capitulation dans le mouvement communiste après 1945, avec l’émergence du révisionnisme, qui est aussi l’expression d’une stupeur devant un capitalisme se modernisant au lieu de maintenir une situation statique et toujours en train d’empirer.

    La troisième, c’est l’indigénisme. Lorsque José Carlos Mariátegui dit que les Indiens consistent en la majorité mise de côté et qu’ils vont faire la révolution, une lecture unilatérale va en faire un théoricien indigéniste.

    Pire encore, cela peut apparaître même comme une forme de populisme. C’est le sens de la critique de Vladimir Miroshevsky.

    Celui-ci n’a pas compris ce que dit José Carlos Mariátegui au sujet de l’empire inca et s’imagine que la thèse exprimée consiste à dire que les Indiens sont déjà communistes, seraient déjà communistes.

    En réalité, José Carlos Mariátegui dit que leur parcours leur permet de s’engouffrer plus facilement dans le communisme ou plus exactement le socialisme, et ce d’autant plus que l’indépendance péruvienne les a mis de côté.

    Vladimir Miroshevsky affirme donc que José Carlos Mariátegui a la même position que les socialistes-révolutionnaires russes d’avant 1917, qui s’imaginaient que les paysans possédaient encore une réelle vie communautaire.

    Rappelons ici que Karl Marx avait affirmé à son époque que la communauté paysanne russe possédait des traits pouvant permettre effectivement un progrès plus rapide de la cause révolutionnaire, mais Lénine a constaté ensuite avec justesse que le capitalisme avait pénétré les campagnes, les modifiant en profondeur.

    Néanmoins, si Vladimir Miroshevsky dénonce le mariatéguisme, il ne touche pas à José Carlos Mariátegui, affirmant qu’à la fin de sa vie il s’était parfaitement aligné sur l’Internationale Communiste et le marxisme-léninisme.

    José Carlos Mariátegui est d’ailleurs présenté comme « un jeune écrivain talentueux, qui a cherché à ‘‘se rapprocher du peuple’’ », même s’il « y avait beaucoup de confusion dans ses opinions », puisque par exemple « il se considérait comme un ‘‘marxiste’’, mais voyait en même temps dans le théoricien du syndicalisme Georges Sorel l’un de ses professeurs ».

    Vladimir Miroshevsky présente donc José Carlos Mariátegui comme un petit-bourgeois sincère, avec des limitations de classe, l’amenant ainsi à se rapprocher de l’APRA et à croire que les paysans indiens suffiraient pour une révolution, sans rôle réel pour la classe ouvrière.

    Cependant, il est souligné que José Carlos Mariátegui n’a pas suivi l’APRA dans sa démarche devenant populiste et lié à l’impérialisme britannique. Reste que le Parti socialiste qu’il a fondé témoignerait de son manque de confiance en les principes du Parti Communiste, en la classe ouvrière.

    Il aurait « vu en le prolétariat un simple ‘‘adjuvant’’ pour les masses paysannes indiennes ».

    Et, selon Vladimir Miroshevsky, les explications de José Carlos Mariátegui sur la nature collectiviste de l’empire inca reposeraient « sur des spéculations fantastiques ».

    Reste que tout comme Vladimir Miroshevsky a bien été obligé de reconnaître que José Carlos Mariátegui ne s’est pas aligné sur l’APRA, il est forcé également d’admettre qu’il n’y a eu strictement aucun alignement sur le romantisme inca.

    L’attitude finale adoptée est donc de dire que tout cela n’est pas très clair et que, somme toute, ce que dit José Carlos Mariátegui se rattache à la théorie de la révolution permanente, qui nie qu’il y a des étapes nécessaires dans le processus de transformation révolutionnaire.

    « Du point de vue du marxisme-léninisme, le mouvement révolutionnaire dans les pays coloniaux et semi-coloniaux fait partie de la révolution socialiste mondiale.

    Elle se déroule dans les conditions de la crise générale du capitalisme, dans les conditions de la lutte des deux mondes – bourgeois et socialistes.

    Dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, à un certain stade du développement de la révolution, la dictature du prolétariat et la construction socialiste réussie sont possibles.

    Toutefois, ‘‘la transition vers la dictature du prolétariat n’est possible ici que par un certain nombre d’étapes préparatoires, uniquement à la suite de la période d’escalade de la révolution démocratique bourgeoise en une révolution socialiste, et de la construction socialiste réussie – dans la plupart des cas – uniquement sous la condition d’un soutien direct des pays de la dictature prolétarienne’’ (Programme de l’Internationale communiste).

    La tâche immédiate de la révolution au Pérou n’est pas de se battre pour l’organisation de la société socialiste, mais la lutte pour le renversement de la domination des classes des propriétaires et de l’oppression impérialiste.

    L’alliance de classe du prolétariat avec la paysannerie sous l’hégémonie du prolétariat, dirigée par le Parti communiste, constitue une condition nécessaire à cette lutte, qui se développe à travers plusieurs étapes en une révolution socialiste.

    Pour Mariátegui, qui ne comprenait pas le rôle historique du prolétariat, niait la nécessité de son hégémonie dans le mouvement révolutionnaire et s’est concentré sur les « instincts collectivistes » de la paysannerie péruvienne, cette question était différente. »

    José Carlos Mariátegui est donc remercié pour son travail et salué pour sa sincérité, mais rejeté pour ses limitations.

    « Les vues de Mariátegui sous leur forme originale – comme dans la forme qu’il les a développées dans la période précédant sa transition vers la bannière de l’Internationale communiste – ont été les vues du « socialisme » petit-bourgeois, une sorte de modification du narodisme [= le populisme russe des socialistes-révolutionnaires] sur le sol péruvien.

    Mariátegui voulait sincèrement lutter pour le socialisme et était convaincu de la possibilité d’une révolution socialiste au Pérou.

    Il n’était pas l’un des démagogues bourgeois (par ailleurs assez nombreux en Amérique latine), pour qui le bavardage sur le socialisme n’est qu’un moyen de tromper les masses laborieuses.

    Mais ses vues n’avaient rien à voir avec le socialisme prolétarien. Ce sont les rêves utopiques d’un intellectuel petit-bourgeois dans un pays paysan arriéré (…).

    Mais Mariátegui n’était pas seulement un ‘‘socialiste’’ utopique petit-bourgeois. Il était avant tout un démocrate révolutionnaire.

    Son ‘‘socialisme’’ n’est qu’une belle phrase, reflétant dans une forme déformée et idéalisée des aspirations réelles de millions de paysans péruviens à changer radicalement leur situation, à renverser toutes les anciennes autorités, à détruire l’oppression du propriétaire (…).

    Le fait que Mariátegui ait exprimé, en fait, les aspirations démocratiques révolutionnaires de la paysannerie indienne, était sa force et sa faiblesse.

    La force réside en ce que que, reflétant les espoirs et les désespoirs des millions de paysans indiens, écrasés par l’exploitation des propriétaires et l’oppression de l’impérialisme, il était le héraut des idées du peuple, de la révolution de masse.

    Il a clairement vu que les grands problèmes sociaux ont été résolus avec le sang et le fer; il s’est moqué de la peur des réformateurs nationaux bourgeois devant la révolution.

    La faiblesse, par la paysannerie indienne, relativement à ses propres forces, qui n’est pas guidée par le prolétariat révolutionnaire et revendique un rôle indépendant dans la lutte révolutionnaire, et n’est pas en mesure d’obtenir une amélioration radicale des conditions de son existence.

    Mariátegui, à la fin de sa vie, réalisa la faiblesse de sa position petite-bourgeoise et, surmontant l’idéologie « populaire », entra dans la voie de la lutte pour l’hégémonie du prolétariat dans la révolution bourgeoise, antiféodale et anti-impérialiste. »

    Tout cela est bien tourmenté et on sent comment il y a surtout une tendance unilatérale à se débarrasser de la complexité de la figure de José Carlos Mariátegui.

    La réponse péruvienne ne se fit pas attendre : dès le numéro 2 de Dialéctica, en juillet-août 1943, on a un article écrit par Jorge del Prado, qui prend la place d’Eudocio Ravines à la tête du Parti.

    Son titre est explicite : « Mariátegui, marxiste-léniniste, fondateur du Parti communiste, premier propagateur et applicateur du marxisme au Pérou. »

    À partir ce moment-là, José Carlos Mariátegui devient une figure absolument intouchable auprès des communistes péruviens, et son prestige révolutionnaire s’élargit particulièrement dans le monde.

    Cependant, l’influence du révisionnisme soviétique joue à plein et va casser littéralement en deux le Parti.

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    José Carlos Mariátegui et le matériau humain

  • José Carlos Mariátegui et la première conférence communiste latino-américaine : le capitalisme bureaucratique

    C’est le document sur la question du racisme en Amérique latine qui eut le plus de retentissement lors de la première conférence communiste latino-américaine de juin 1929 à Buenos Aires.

    Néanmoins, il y eut deux autres contributions péruviennes, là encore formulées par José Carlos Mariátegui.

    Elles sont relativement courtes, mais pleines de finesses naturellement.

    La première s’intitule Arrière-plan et développement de l’action classiste (c’est-à-dire de classe).

    Ici, il faut savoir que quelques semaines plus tôt, le 17 mai 1929, s’est fondé la Confederación General de Trabajadores del Perú (Confédération Générale des Travailleurs du Pérou), dont les statuts et le programme de lutte ont été rédigés par José Carlos Mariátegui.

    C’est tout un aboutissement du processus d’affirmation révolutionnaire. Mais le document retrace surtout le cheminement des idées, à travers les luttes.

    On a donc un historique qui part de Manuel González Prada (1844-1918), aligné sur l’anarchisme, jusqu’à l’acceptation du socialisme comme doctrine par José Carlos Mariátegui.

    Et il est souligné le rejet du « populisme démagogique et inconcluant », ainsi que du « caudillisme personnaliste », le caudillo désignant en Amérique latine un démagogue souvent chef de guerre se présentant comme le sauveur providentiel du peuple et de la nation, etc.

    Ce document, en soi, ne présente pas un intérêt essentiel dans ce qu’il raconte. Il exprime pourtant un point de vue fondamental : celui que la contradiction est interne.

    José Carlos Mariátegui présente l’affirmation du socialisme au Pérou comme le fruit de luttes sociales et idéologiques au Pérou même.

    Ce faisant, par contradiction, il rejette le principe d’une idéologie « importée ».

    La seconde autre contribution a comme titre Point de vue anti-impérialiste ; elle présente comme on s’en doute la manière dont il faut comprendre la question. C’est aussi une sorte de bilan.

    José Carlos Mariátegui avait, en effet, collaboré avec Víctor Raúl Haya de la Torre.

    Celui-ci qui avait fondé en 1924, à Mexico, l’Alianza Popular Revolucionaria Americana (Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine) et notamment publié en 1927, à Buenos Aires, Pour l’émancipation de l’Amérique latine.

    Les cinq points fondamentaux de l’Alianza Popular Revolucionaria Americana, connu sous l’acronyme APRA, étaient les suivants :

    « 1. Action contre l’impérialisme yankee ;

    2. Pour l’unité politique de l’Amérique latine ;

    3. Pour la nationalisation des terres et des industries ;

    4. Pour l’internationalisation du canal de Panama ;

    5. Pour la solidarité avec tous les peuples et toutes les classes opprimés du monde. »

    On est ici dans la variante la plus à gauche du nationalisme latino-américain formulé en 1900 par l’Uruguayen José Enrique Rodó dans son essai Ariel.

    La prétention à l’anti-impérialisme était, pour cette raison, relativement vaine et José Carlos Mariátegui en constata vite la nature.

    De fait, le projet de parti unique latino-américain cessa bien vite ; l’APRA devint un mouvement politique seulement péruvien en 1928 et bascula très vite dans le populisme.

    On lit dans Point de vue anti-impérialiste au sujet de toute cette prétention latino-américaine bourgeoise :

    « Dans quelle mesure la situation des républiques latino-américaines peut-elle être assimilée à celle des pays semi-coloniaux ?

    La situation économique de ces républiques est indéniablement semi-coloniale, et à mesure que leur capitalisme se développe et, par conséquent, la pénétration impérialiste, ce caractère de leur économie doit s’accentuer.

    Mais les bourgeoisies nationales, qui voient dans la coopération avec l’impérialisme la meilleure source de profit, se sentent suffisamment maîtres du pouvoir politique pour ne pas se préoccuper sérieusement de souveraineté nationale.

    Ces bourgeoisies, en Amérique du Sud, qui n’a pas encore connu l’occupation militaire yankee, à l’exception du Panama, ne sont pas prédisposées à admettre la nécessité de lutter pour une seconde indépendance, comme le supposait naïvement la propagande de l’APRA.

    L’État, ou plutôt la classe dirigeante, n’aspire pas à une autonomie nationale plus large et plus certaine.

    La révolution pour l’indépendance est relativement trop proche, ses mythes et ses symboles trop vivants, dans la conscience de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.

    L’illusion de la souveraineté nationale persiste dans ses principaux effets.

    Prétendre qu’un sentiment de nationalisme révolutionnaire, semblable à celui qui, dans des conditions différentes, représente un facteur de la lutte anti-impérialiste dans les pays semi-coloniaux soumis à l’impérialisme au cours des dernières décennies en Asie, serait une grave erreur. »

    José Carlos Mariátegui, conséquemment à sa propre analyse, dit que la bourgeoisie nationale est issue de l’indépendance conquise face aux Espagnols, et que par la manière dont elle est née, elle ne se sent aucune attache avec le peuple.

    Et là, de manière brillante, il affirme que l’anti-impérialisme ne suffit pas. Il a compris que la contradiction est interne et, effectivement, il a toujours souligné que c’est le verrou féodal qui empêchait le Pérou d’avancer historiquement.

    « La divergence fondamentale entre les éléments péruviens qui ont initialement accepté l’APRA – comme un projet de front unique, jamais comme un parti, ni même comme une organisation efficace et pérenne – et ceux extérieurs au Pérou qui l’ont ensuite définie comme un Kuo Min Tang latino-américain, réside dans le fait que les premiers restent fidèles à la conception socio-économique révolutionnaire de l’anti-impérialisme, tandis que les seconds expliquent ainsi leur position : « Nous sommes de gauche (ou socialistes) parce que nous sommes anti-impérialistes.»

    L’anti-impérialisme est ainsi élevé au rang de programme, d’attitude politique, de mouvement autosuffisant qui mène spontanément, par un processus inconnu, au socialisme, à la révolution sociale.

    Ce concept conduit à une surestimation excessive du mouvement anti-impérialiste, à une exagération du mythe de la lutte pour la « seconde indépendance », à un romantisme selon lequel nous vivons déjà l’époque d’une nouvelle émancipation.

    D’où la tendance à remplacer les ligues anti-impérialistes par une organisation politique.

    De l’APRA, initialement conçue comme un front uni, une alliance populaire, un bloc des classes opprimées, nous sommes passés à l’APRA définie comme le Kuo Min Tang latino-américain.

    Pour nous, l’anti-impérialisme ne constitue pas et ne peut pas constituer, en soi, un programme politique, un mouvement de masse capable de prendre le pouvoir.

    L’anti-impérialisme, même s’il pouvait mobiliser la bourgeoisie et la petite bourgeoisie nationalistes aux côtés des masses ouvrières et paysannes (nous avons déjà catégoriquement nié cette possibilité), n’annule pas l’antagonisme entre les classes, ni ne supprime leurs divergences d’intérêts. »

    Pour José Carlos Mariátegui, la propagande de l’APRA de Víctor Raúl Haya de la Torre consiste en une :

    « prédication confuse et messianique qui, tout en se présentant comme relevant de la lutte économique, fait en réalité principalement appel à des facteurs raciaux et sentimentaux. »

    José Carlos Mariátegui fait alors une remarque brillante. C’est un passage qui préfigure la compréhension de ce qu’est le capitalisme bureaucratique, comme capitalisme dans un pays semi-féodal semi-colonial.

    Si on a en effet une conception « purement » anti-impérialiste, alors seul compte l’anti-impérialisme et on s’imagine que le pays victime de l’impérialisme ne connaît aucun développement économique.

    Une telle vision est cependant unilatérale, anti-dialectique. José Carlos Mariátegui a, quant à lui, très bien compris le nœud des contradictions qui existent.

    Et il constate donc qu’il existe une contradiction entre l’impérialisme et le féodalisme d’un pays, même si ce féodalisme forme un verrou à l’expression démocratique.

    Il peut donc y avoir une confrontation de l’impérialisme avec le féodalisme, ou des modifications.

    C’est le principe du capitalisme bureaucratique, qui va être développé en tant que tel dans les années 1960 dans le cadre du maoïsme.

    « Les intérêts du capitalisme impérialiste coïncident-ils nécessairement et fatalement dans nos pays avec les intérêts féodaux et semi-féodaux de la classe des propriétaires fonciers ?

    La lutte contre le féodalisme est-elle nécessairement et totalement identifiée à la lutte anti-impérialiste ?

    Certes, le capitalisme impérialiste utilise le pouvoir de la classe féodale, dans la mesure où il la considère comme la classe politiquement dominante.

    Mais leurs intérêts économiques ne sont pas les mêmes.

    La petite bourgeoisie, sans exclure les plus démagogiques, si elle modère dans la pratique ses pulsions nationalistes les plus marquées, peut parvenir à la même alliance étroite avec le capitalisme impérialiste.

    Le capital financier se sentira plus en sécurité si le pouvoir est entre les mains d’une classe sociale plus large qui, en satisfaisant certaines revendications pressantes et en entravant l’orientation de classe des masses, est mieux placée que la vieille et détestée classe féodale pour défendre les intérêts du capitalisme, pour en être le gardien et l’initiateur.

    La création de la petite propriété, l’expropriation des grands domaines et la liquidation des privilèges féodaux ne sont pas immédiatement contraires aux intérêts de l’impérialisme.

    Au contraire, dans la mesure où les vestiges du féodalisme ont entravé le développement d’une économie capitaliste, ce mouvement de liquidation du féodalisme coïncide avec les exigences de la croissance capitaliste, promue par les investissements et les techniciens de l’impérialisme.

    La disparition des grands domaines et l’instauration à leur place d’une économie agraire fondée sur ce que la démagogie bourgeoise appelle la « démocratisation » de la propriété foncière, le remplacement des anciennes aristocraties par une bourgeoisie et une petite bourgeoisie plus puissantes et influentes – et donc plus à même de garantir la paix sociale – ne sont en rien contraires aux intérêts de l’impérialisme.

    Au Pérou, le régime Leguia, bien que timide dans la pratique quant aux intérêts des grands propriétaires terriens et des patrons locaux, qui le soutiennent largement, n’hésite pas à recourir à la démagogie, à fustiger le féodalisme et ses privilèges, à tonner contre les anciennes oligarchies et à promouvoir une répartition des terres qui ferait de chaque ouvrier agricole un petit propriétaire.

    C’est précisément de cette démagogie que le léguaïsme tire sa plus grande force. Il n’ose pas toucher à la grande propriété.

    Mais le mouvement naturel du développement capitaliste – projets d’irrigation, exploitation de nouvelles mines, etc. – va à l’encontre des intérêts et des privilèges du féodalisme.

    À mesure que les terres arables s’étendent et que de nouveaux centres de travail émergent, les grands propriétaires terriens perdent leur principal atout : la disponibilité absolue et inconditionnelle de la main-d’œuvre.

    À Lambayeque, où des projets d’irrigation sont actuellement en cours, les activités capitalistes du comité technique qui les supervise, présidé par un expert américain, l’ingénieur Sutton, sont rapidement entrées en conflit avec les intérêts des grands propriétaires féodaux.

    Ces grands propriétaires terriens sont principalement producteurs de sucre.

    La menace de perdre leur monopole sur la terre et l’eau, et donc les moyens de déposséder à volonté la population laborieuse, les rend fous et les pousse à une attitude que le gouvernement, bien qu’étroitement lié à nombre de ses éléments, qualifie de subversive ou antigouvernementale.

    Sutton présente les caractéristiques d’un homme d’affaires capitaliste américain.

    Sa mentalité et son travail se heurtent à l’esprit féodal des propriétaires terriens.

    Sutton a par exemple établi un système de distribution d’eau fondé sur le principe selon lequel la propriété de l’eau appartient à l’État.

    Les propriétaires terriens considéraient le droit à l’eau comme annexé à leur droit à la terre.

    Selon leur théorie, les eaux leur appartenaient ; elles étaient et demeurent la propriété absolue de leurs domaines. »

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  • José Carlos Mariátegui et la première conférence communiste latino-américaine : la question du racisme

    C’est le délégué péruvien Hugo « Saco » Pesce qui présenta les thèses de José Carlos Mariátegui sur les Indiens lors de la première conférence communiste latino-américaine. Le discours prononcé a été écrit par les deux, même si, bien entendu, c’est José Carlos Mariátegui qui en forme le socle.

    C’est un document de portée stratégique, une analyse qui se présente comme une contribution, tout en fournissant des éléments clefs : c’est typique du style de José Carlos Mariátegui.

    Voici les principaux points :

    « Ce n’est que ces dernières années que nous avons assisté à l’émergence d’études rigoureuses et impartiales visant à révéler la véritable nature des éléments qui constituent le problème racial parmi nous.

    Des travaux sérieux de critique marxiste ont récemment commencé à paraître, étudiant consciencieusement la réalité de ces pays, analysant leurs processus économiques, politiques, historiques et ethniques, faisant fi des paradigmes académiques et savants, et posant les problèmes actuels en lien avec le fait fondamental : la lutte des classes.

    Mais ce travail est récent et ne concerne que quelques pays.

    Pour la majorité des pays d’Amérique latine, les camarades délégués des partis respectifs ont trouvé des informations insuffisantes ou falsifiées : cela explique pourquoi les contributions informatives à cette conférence ont nécessairement révélé un contenu insuffisant et, dans certains cas, un caractère confus dans leur approche du problème racial (…).

    En Amérique latine, le problème racial sert, entre autres, à la spéculation intellectuelle bourgeoise pour masquer ou ignorer les véritables problèmes du continent.

    La critique marxiste a l’impérieuse obligation de le présenter dans ses termes véritables, en se débarrassant de toute distorsion casuistique ou pédante. Économiquement, socialement et politiquement, le problème racial est, fondamentalement, celui de la liquidation du féodalisme (…).

    La colonisation de l’Amérique latine par la race blanche n’a eu, comme il est facile de le prouver, que des effets retardateurs et déprimants sur la vie des peuples autochtones.

    Leur évolution naturelle a été interrompue par l’action avilissante des Blancs et des métis.

    Des peuples tels que les Quichuas et les Aztèques, qui avaient atteint un niveau avancé d’organisation sociale, ont régressé, sous le régime colonial, jusqu’à devenir des tribus agricoles dispersées.

    Les éléments de civilisation qui subsistent dans les communautés autochtones du Pérou sont, avant tout, ce qui subsiste de l’ancienne organisation autochtone.

    Dans l’agriculture féodale, la civilisation blanche n’a pas créé de centres de vie urbaine ; elle n’a même pas toujours été synonyme d’industrialisation et de mécanisation ; elle a également été utilisée comme un moyen de subsistance.

    Sur les latifundia péruviens, à l’exception de certains élevages de bétail, la domination blanche ne représente aucun progrès par rapport à la culture aborigène.

    Nous appelons l’exploitation féodale des autochtones sur les grandes propriétés agricoles le « problème autochtone ».

    L’Indien, dans 90 % des cas, n’est pas un prolétaire, mais un serf.

    Le capitalisme, en tant que système économique et politique, se révèle incapable, en Amérique latine, de construire une économie affranchie des handicaps féodaux (…).

    Camarades : le réalisme d’une politique révolutionnaire, sûre et précise, dans l’appréciation et l’utilisation des faits sur lesquels elle doit agir dans ces pays, où la population indigène ou noire représente une part importante et joue un rôle majeur, peut et doit transformer le facteur racial en facteur révolutionnaire.

    Il est essentiel de donner au mouvement du prolétariat indigène ou noir, agricole et industriel, un caractère clair de lutte de classe.

    « Nous devons donner aux populations indigènes ou noires asservies », a déclaré un camarade du Brésil, « la certitude que seul un gouvernement d’ouvriers et de paysans de toutes races qui habitent le territoire les émancipera véritablement, car seul cela peut éteindre le régime des grands domaines et le régime industriel capitaliste et les libérer définitivement de l’oppression impérialiste. » (…)

    Le problème racial n’est pas commun à tous les pays d’Amérique latine et ne présente pas les mêmes proportions ni les mêmes caractéristiques dans tous ceux qui en souffrent.

    Si dans certains pays, il est d’importance limitée ou localisé à l’échelle régionale, ce qui signifie qu’il n’influence pas significativement le processus socio-économique, dans d’autres, il est clairement présent (…).

    Les Indiens « Incas » occupent, presque sans discontinuité, formant des conglomérats assez compacts, un vaste territoire qui s’étend sur plusieurs États.

    Ces Indiens, pour la plupart des « montagnards », occupent principalement les régions andines de la « sierra » ou des grands plateaux andins, s’étendant jusqu’aux montagnes du Pérou, de l’Équateur, du nord du Chili, de la Bolivie et de certains territoires du nord de l’Argentine.

    L’économie de ces peuples autochtones est principalement liée à la terre qu’ils cultivent depuis des temps immémoriaux.

    Ils vivent dans un climat froid et sont prolifiques : les destructions massives de l’époque coloniale et les métissages massifs qui ont fortement réduit leur nombre n’ont pas empêché une croissance démographique considérable, qui se poursuit aujourd’hui malgré l’exploitation à laquelle ils sont soumis.

    Ils parlent leurs propres langues, riches, nuancées et apparentées, dont les principales sont le quichua et l’aymara. Leur civilisation a connu des périodes de splendeur remarquable.

    Elle conserve aujourd’hui d’importants vestiges de talents picturaux, plastiques et musicaux.

    Ces peuples autochtones, principalement au Pérou et en Bolivie, où ils constituent 60 à 70 % de la population, ainsi qu’en Équateur et au Chili, où ils constituent également une part importante de la population, sont à la base de la production et de l’exploitation capitalistes et posent donc un problème fondamental.

    Au Pérou, en Équateur, au Chili et dans une partie de la Bolivie, où ils sont liés à l’agriculture et à l’élevage, leurs revendications sont principalement de nature agraire (…).

    Les Indiens du « groupe aztèque » occupent une grande partie du Mexique et du Guatemala, où ils constituent la grande majorité de la population. Leur évolution historique et leur haute civilisation sont bien connues.

    Leur économie et leurs caractéristiques, ainsi que leur importance sociale et leur rôle actuel, sont analogues à ceux des Indiens « incas ».

    Leur importance « purement raciale » est niée par le délégué mexicain, qui affirme qu’« il n’y a pas de problème indien au Mexique (sauf dans l’État du Yucatán), mais plutôt une lutte de classes ».

    Ces peuples autochtones, souvent qualifiés de « sauvages », sont ethniquement très différents de leurs prédécesseurs.
    Ils sont répartis presque exclusivement dans les régions forestières et fluviales du continent, au climat chaud, notamment dans certains États d’Amérique centrale, en Colombie (Chibchas) et au Venezuela (Muysca), dans les Guyanes, dans la région amazonienne péruvienne appelée « Montaña » (Campas), au Brésil et au Paraguay (Guarani), et en Argentine et en Uruguay (Charrúas).

    Leur dispersion, en petits groupes, dans de vastes régions forestières, et leur nomadisme lié aux besoins de la chasse et de la pêche, avec une agriculture quasi inexistante, sont des caractéristiques clairement opposées à celles des Indiens (Incas).

    Leur ancienne civilisation n’a probablement atteint qu’un niveau très bas. Leurs nombreuses langues et dialectes, généralement pauvres en termes abstraits, et leur tendance à la destruction numérique de la race sont également des caractéristiques opposées à celles des Indiens (Incas).

    Leur identité par rapport à la population importe généralement peu : leurs contacts avec la « civilisation » et leur rôle dans la structure économique de chaque pays sont très limités, voire inexistants.

    Là où la colonisation ibérique ne les a pas directement détruits, la race à l’état pur a subi des réductions décisives en raison d’intenses métissages, comme ce fut le cas notamment en Colombie, où 2 % de la population est de race pure et 89 % de métis ; comme ce fut le cas au Brésil, où les autochtones « forestiers » représentent un peu plus de 1 %, aux côtés de 60 % de « mamelucos » ou métis (…).

    Outre les deux races autochtones mentionnées précédemment, la race noire est présente en proportions importantes en Amérique latine.

    Les pays où elle prédomine sont Cuba, les Antilles et le Brésil.
    Si la majorité des Amérindiens sont liés à l’agriculture, les Noirs travaillent généralement principalement dans l’industrie.

    Quoi qu’il en soit, ils sont au cœur de la production et de l’exploitation.

    Les Noirs, importés par les colonisateurs, ne sont pas attachés à la terre comme les Amérindiens, n’ont pratiquement pas de traditions propres et ne possèdent pas de langue maternelle, parlant espagnol, portugais, français ou anglais (…).

    En général, pour les pays comptant une forte population noire, leur situation constitue un facteur social et économique important.

    En tant qu’exploités, ils ne sont jamais isolés, mais se tiennent plutôt aux côtés de personnes exploitées d’autres couleurs.

    Pour tous sont formulées des revendications propres à leur classe.

    En Amérique latine, qui compte plus de 100 millions d’habitants, la majorité de la population est composée d’autochtones et de Noirs.

    Mais il y a plus : quel est leur statut social et économique ? Les autochtones et les Noirs sont, pour la plupart, inclus dans la classe des ouvriers et des paysans exploités, et ils constituent la quasi-totalité de ces mêmes classes.

    Ce dernier élément suffirait à souligner pleinement l’importance de la race en Amérique latine comme facteur révolutionnaire. Mais d’autres particularités s’imposent à notre réflexion.

    Les races susmentionnées sont présentes dans tous les États et constituent une immense couche qui, avec son double caractère commun – racial et exploité – est répandue dans toute l’Amérique latine, au-delà des frontières artificielles maintenues par les bourgeoisies nationales et les impérialistes.

    Les Noirs, liés entre eux par la race ; les Indiens, liés entre eux par la race, la culture, la langue et l’attachement à la terre commune ; les Indiens et les Noirs, qui sont en commun et également à la base de la production et qui sont, en commun et également, objets de l’exploitation la plus intense, constituent, pour ces multiples raisons, d’immenses masses qui, unies aux prolétaires et aux paysans exploités, aux métis et aux blancs, devront nécessairement se soulever de manière révolutionnaire contre leurs maigres bourgeoisies nationales et l’impérialisme monstrueusement parasitaire, afin de les submerger irrésistiblement et, cimentant la conscience de classe, établir en Amérique latine le gouvernement des ouvriers et des paysans (…).

    Il est de mon devoir de souligner ici, camarades, que l’une des tâches les plus urgentes de nos partis est la révision immédiate de toutes les données historiques actuelles accumulées par les critiques féodales et bourgeoises, élaborées à leur intention par les services statistiques des États capitalistes, et présentées à notre examen dans toute leur distorsion, nous empêchant de considérer avec précision les valeurs incarnées par les races aborigènes primitives.

    Seule la connaissance de la réalité concrète, acquise grâce au travail et à l’élaboration de tous les partis communistes, peut nous fournir une base solide pour établir les conditions de l’existant et pour élaborer des directives conformes à la réalité.

    Notre recherche historique est utile, mais nous devons avant tout surveiller l’état actuel des populations indigènes, évaluer leur développement intellectuel et affectif, sonder l’orientation de leur pensée collective et évaluer leurs forces d’expansion et de résistance.

    Tout cela, nous le savons, est conditionné par les précédents historiques, d’une part, mais surtout par leurs conditions économiques actuelles.

    Voilà ce que nous devons comprendre en détail.

    La vie des Indiens, les conditions de leur exploitation, leurs possibilités de lutte, les moyens les plus pratiques pour l’avant-garde du prolétariat de pénétrer parmi eux, la manière la plus appropriée de s’organiser : tels sont les points fondamentaux que nous devons approfondir afin de mener à bien la tâche historique qui incombe à chaque parti.

    La lutte des classes, réalité primordiale reconnue par nos partis, revêt sans aucun doute des caractéristiques particulières lorsque la grande majorité des exploités appartiennent à une race et que les exploiteurs appartiennent presque exclusivement à une autre.

    J’ai tenté de démontrer, camarades, certains des problèmes essentiellement raciaux qu’exacerbent le capitalisme et l’impérialisme, certaines des faiblesses, dues également au retard culturel des races, que le capitalisme exploite à son profit exclusif.

    Quand l’oppression économique la plus dure pèse sur les épaules d’une classe productrice, et quand s’y ajoute le mépris et la haine dont elle est soumise en tant que race, il ne faut rien de plus qu’une compréhension simple et claire de la situation pour que cette masse se lève comme une seule et même personne et rejette toute forme d’exploitation (…).

    Le VIe Congrès de l’Internationale Communiste a une fois de plus mis en évidence la possibilité pour les peuples à l’économie rudimentaire d’initier directement une organisation économique collective, sans passer par la longue évolution que d’autres peuples ont connue.

    Nous pensons que parmi les populations « arriérées », aucune, autant que la population indigène inca, ne présente des conditions si favorables pour que le communisme agraire primitif, fondé sur des structures concrètes et un profond esprit collectiviste, se transforme, sous l’hégémonie de la classe prolétarienne, en l’un des fondements les plus solides de la société collectiviste prônée par le communisme marxiste.

    [Suit une présentation de la situation des amérindiens dans chaque pays latino-américain.]

    Au Mexique, contrairement aux pays mentionnés précédemment, il n’existe aucune animosité envers les Amérindiens.

    Le pourcentage d’Amérindiens de pure souche est si élevé, et surtout, le métissage est si important, que les caractéristiques raciales amérindiennes sont des caractéristiques nationales.

    Des présidents de la République, des généraux et des hommes d’État de pure souche amérindienne ont été élus, et les Amérindiens ne rencontrent pas la résistance spirituelle ou brutale qui afflige les Amérindiens d’autres nations (…).

    Il est intéressant de noter un fait.

    Ces races [il est désormais parlé des Amérindiens n’ayant pas atteint un certain niveau de civilisation], parfois importantes, sont celles qui ont le plus contribué à la formation ethnique des nations qui se sont constituées sur leur territoire, ayant donné lieu à des métissages extrêmement intenses avec les envahisseurs, les réduisant à des groupes extrêmement rares et, dans le même temps, isolés de la côte, de son économie et de sa culture.

    Ce phénomène est particulièrement visible en Colombie, où elles représentent moins de 2 % contre environ 86 % des métis ; au Brésil, où elles représentent un peu plus de 1 % contre 60 % des « mamelouks » (hors mulâtres).

    Toute cette coopération biologique leur a valu l’absorption quasi totale de leur race et la réduction des noyaux « purs » au statut de « sauvages ».

    Dans d’autres nations, leurs contacts avec les envahisseurs ont été brefs et violents.

    Les Indiens des forêts, pour la plupart, se sont repliés vers l’intérieur et n’ont contribué qu’en très faible nombre au métissage, comme ce fut le cas en Équateur, au Pérou, en Uruguay et dans d’autres États (…).

    En Amérique latine, les populations métisses et mulâtres sont réparties dans toutes les classes sociales, laissant toutefois toujours la race blanche prédominante au sein de la classe exploiteuse.

    Après l’Indien et le Noir, elle occupe une place assez importante au sein de la classe prolétarienne.

    Ils n’ont absolument aucune revendication sociale propre, si ce n’est celle de se libérer du mépris que les Blancs leur infligent.

    Leurs revendications économiques se confondent avec celles de la classe à laquelle ils appartiennent.

    Dans les nations où ils constituent la quasi-totalité de la population, leur existence en tant que grand prolétariat et paysannerie leur confère un rôle important dans la lutte révolutionnaire (…).

    À ce stade, la nature fondamentalement économique et sociale du problème racial en Amérique latine apparaît clairement, tout comme le devoir de tous les partis communistes d’empêcher les déviations intéressées que la bourgeoisie cherche à imposer à la solution de ce problème, en l’orientant exclusivement sur une dimension raciale.

    Ils ont également le devoir de souligner la nature économique et sociale des luttes des masses exploitées, indigènes ou noires, en détruisant les préjugés raciaux, en dotant ces mêmes masses d’une conscience de classe claire, en les orientant vers leurs revendications concrètes et révolutionnaires, en les éloignant des solutions utopiques et en affirmant leur identité avec les prolétaires métis et blancs, en tant qu’éléments de la même classe productrice et exploitée (…).

    Le problème indigène, dans la plupart des cas, s’identifie à celui de la terre.

    L’ignorance, le retard et la misère des peuples indigènes ne sont que la conséquence de leur servitude.

    Les latifundias féodales maintiennent l’exploitation et la domination absolue des masses indigènes par la classe possédante.

    La lutte des peuples indigènes contre les gamonales a toujours reposé sur la défense de leurs terres contre l’absorption et la dépossession. Il existe donc une revendication indigène instinctive et profonde : la revendication foncière.

    Donner à cette revendication un caractère organisé, systématique et défini est la tâche à laquelle la propagande politique et le mouvement ouvrier ont le devoir de coopérer activement (…).

    Sur la base de ces conclusions, je crois que les revendications des travailleurs indiens ou noirs exploités peuvent et doivent être présentées de la manière suivante, ou d’une manière similaire élaborée par le Congrès :

    I. Lutte pour la terre de ceux qui la travaillent, expropriés sans indemnisation.

    a) Latifundia de type primitif : fragmentation et occupation par les communautés voisines et les ouvriers agricoles qui les cultivent, éventuellement organisés en communauté ou collectivement.

    b) Latifundia de type industrialisé : occupation par les ouvriers agricoles qui les exploitent, organisés collectivement.

    c) Les terres cultivées par les métayers leur seront transmises.

    d) Les propriétaires fonciers qui cultivent leurs terres en resteront propriétaires.

    II. Organisation d’organisations spécifiques : syndicats, ligues paysannes, blocs ouvriers et paysans, liaisons entre ces organisations, indépendamment des préjugés raciaux, et organisations urbaines.

    Lutte du prolétariat et de la paysannerie indigènes ou noirs pour les mêmes revendications que celles qui constituent l’objectif de leurs frères de classe appartenant à d’autres races.

    Armement des ouvriers et des paysans pour conquérir et défendre leurs revendications.

    III. Abrogation des lois contraignantes pour les peuples indiens ou noirs : systèmes féodaux d’esclavage, conscription routière, recrutement militaire, etc.

    Seule la lutte des indiens, des prolétaires et des paysans, en étroite alliance avec le prolétariat métis et blanc contre le régime féodal et capitaliste, peut permettre le libre développement des caractéristiques raciales indiennes (et notamment des institutions à tendance collectiviste) et créer des liens entre les peuples indiens de différents pays, par-delà les frontières actuelles qui divisent les anciennes entités raciales, les conduisant à l’autonomie politique de leur race.

    (Applaudissements.) »

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  • José Carlos Mariátegui et l’Internationale Communiste

    Contrairement à ce qu’on peut peut-être s’imaginer, le mouvement communiste a émergé tardivement en Amérique latine, et a vite connu d’énormes complications.

    Reflet de cette situation, lors du premier congrès de l’Internationale Communiste en 1919, il n’y avait aucun délégué latino-américain de présent.

    Au deuxième congrès, en 1920, il y avait un délégué du Mexique.

    Au troisième congrès en 1921, il y avait deux représentants du Mexique, ainsi que deux de l’Argentine.

    Au quatrième congrès, en 1922, il y avait deux Argentins, un Brésilien, un Chilien et un Mexicain.

    Au cinquième congrès, en 1924, on avait un Argentin, un Brésilien, un Mexicain.

    On a alors une amélioration notable, même si en fait dans la quasi totalité des cas, les délégués ne sont pas d’origine latino-américaine eux-mêmes, mais des cadres communistes occidentaux attribués aux Partis latino-américains.

    L’Internationale Communiste décide alors en 1925 de mettre en place un bureau pour l’Amérique latine, ce qui est réalisé le 15 avril 1926.

    Au sixième congrès de l’Internationale Communiste, en 1928, il y avait ainsi 17 représentants d’Amérique latine (dont 6 avec voix en fait consultative), avec comme pays représentés l’Argentine, le Brésil, la Colombie, l’Équateur, le Mexique, le Paraguay, l’Uruguay.

    Le délégué de Cuba ne fut pas en mesure de venir.

    C’est le véritable début d’une politique de grande ampleur. De manière notable, on a en 1929 trois latino-américains qui sont élus au Conseil général de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale : le peintre muraliste mexicain Diego Rivera, le révolutionnaire nicaraguayen Augusto César Sandino, et José Carlos Mariátegui.

    En 1929 se tient également en mai la conférence latino-américaine de l’Internationale Syndicale Rouge, à Montevideo en Uruguay, puis en juin la première conférence communiste latino-américaine qui a, on l’aura compris, comme objectif de cimenter cette émergence du mouvement communiste.

    Se tenant à Buenos Aires, elle accueillit 14 délégations. Les pays représentés ayant pleins droits, de par leur rapport étroit avec l’Internationale Communiste, étaient les suivants : Argentine (8 délégués), Brésil (4), Colombie (3), Cuba (3), Équateur (3), Guatemala (3), Mexique (2), Paraguay (1), Uruguay (3).

    Les autres pays représentés étaient les suivants : Bolivie (2 représentants), Chili (avec un empêchement en raison de la répression), El Salvador (2), Panama (2), Pérou (2), Venezuela (1).

    En pratique, l’unité des points de vue prédomina cependant et la Conférence fut un grand succès sur ce plan.

    Elle marque, concrètement, la naissance du mouvement communiste en Amérique latine, de par la reconnaissance des noyaux fondateurs étant parvenus à installer le mouvement dans chaque pays.

    Furent également présents des représentants de l’Internationale communiste, de l’Internationale des Jeunes Communistes, du Parti Communiste des États-Unis, du Parti Communiste français, du Secrétariat sud-américain de l’Internationale communiste et du Secrétariat sud-américain de l’Internationale des jeunes communistes.

    La conférence avait à l’ordre du jour les points suivants :

    – la situation internationale de l’Amérique latine et les dangers de guerre ;

    – la lutte anti-impérialiste et les problèmes tactiques des Partis Communistes d’Amérique latine ;

    – la question syndicale ;

    – la question paysanne ;

    – le problème des races en Amérique latine ;

    – le travail de la Ligue anti-impérialiste ;

    – le mouvement de la Jeunesse Communiste ;

    – les questions d’organisation ;

    – le travail du secrétariat sud-américain ;

    – point sur la solution de la crise au sein du Parti Communiste d’Argentine.

    Il n’est ici pas bien difficile de voir le problème.

    En 1929, les Partis Communistes en Europe ont déjà dû faire face à une problématique nouvelle : la révolution mondiale n’a pas renforcé leurs forces, ils doivent s’installer dans la durée, donc s’acclimater aux réalités propres à leur pays.

    Or, à lire les points du jour de la conférence communiste latino-américaine de 1929, on a l’impression qu’il s’agit simplement de faire en sorte que les Partis Communistes se présentent comme un écho de ce qui se passe finalement loin d’eux.

    Et c’est malheureusement ce qui se passe, puisqu’on est dans une démarche d’impulser de l’extérieur des organisations communistes.

    Vittorio Codovilla, qui prend la parole au début, encadre ainsi dès le départ les discussions.

    Lui-même est italien, ayant émigré en Argentine à 18 ans, pays où il a pris la tête des communistes.

    « Quelle est la période historique actuelle et quelles sont les perspectives du mouvement révolutionnaire mondial ?

    Camarades, nous vivons une période historique marquée par l’aggravation des contradictions capitalistes, des conflits inter-impérialistes, l’accélération des crises révolutionnaires, des guerres et des luttes révolutionnaires.

    En un mot : c’est l’étape finale du capitalisme.

    Notre affirmation sera corroborée par l’analyse que nous tenterons de faire brièvement de la situation internationale et de celle des pays d’Amérique latine face aux dangers de guerre, contre lesquels nous devons lutter avec ténacité et énergie, car ils sont les plus immédiats. »

    Pour ne pas être faux, cette affirmation manque de vérité concernant la capacité à impulser de l’intérieur même de l’Amérique latine quelque chose qui soit solide.

    La collision avec la position de José Carlos Mariátegui était inévitable.

    Non pas qu’il y ait une différence quant à l’interprétation de l’impérialisme.

    C’est de toute façon partout le même constat : les États-Unis ont arraché la première place au Royaume-Uni et disposent de l’hégémonie en Amérique latine.

    Les élites latino-américaines en panique ont réagi en célébrant l’identité latino-américaine, sa « spécificité », sa « mission », etc., avec comme manifeste l’essai intitulé Ariel, publié en 1900, de l’Uruguayen José Enrique Rodó.

    Voici les chiffres des investissements capitalistes américains d’avant-guerre et d’après-guerre, plus précisément en 1912 et en 1928, donnés à la conférence par Vittorio Codovilla.


    (millones de dólares)

    AnteguerraPostguerra
    Cuba2201.400
    México8001.288
    Chile15451
    Argentina40450
    Brasil50388
    Perú35169
    Venezuela3162
    Colombia2125
    Bolivia1086
    Uruguay577
    Costa Rica746
    Honduras340
    Guatemala2037
    El Salvador335
    Panamá331
    Ecuador1030
    Haití428
    Santo Domingo428
    Nicaragua320
    Paraguay418
    Guayanas58

    José Carlos Mariátegui se tenait solidement sur les positions de l’Internationale Communiste ; il n’a jamais été un oppositionnel et n’a jamais été considéré comme tel.

    Cependant, sa finesse d’esprit lui faisait comprendre comment des modes de production différents se combinaient dans la situation propre au Pérou.

    José Carlos Mariátegui

    Sans connaître cela, ceux qui regardaient ses positions ne pouvaient que trouver étrange sa volonté de s’adapter aux conditions nationales alors qu’il y avait « l’urgence » de la question de la guerre et de la révolution mondiale.

    Sa position sur les Indiens issus de l’empire inca et leur rapport au communisme laissait également forcément dubitatif.

    Cela apparaissait comme une sorte de romantisme, sans rapport avec les exigences du moment.

    Lors de la première conférence communiste latino-américaine, le délégué de l’Internationale Communiste, le camarade Luis (en fait le Suisse Jules Humbert Droz), prenant la parole pour poser le cadre révolutionnaire considère ainsi comme nécessaire la révolution de type bourgeoise-démocratique anti-impérialiste.

    Il donne le contenu suivant à ce concept :

    « La révolution démocratique bourgeoise a une mission économique : briser la domination du féodalisme, de l’impérialisme, de l’Église et des grands propriétaires fonciers ; libérer l’Amérique latine des entreprises impérialistes ; et résoudre la question agraire en restituant la terre à ceux qui la travaillent, que ce soit sous forme de distribution individuelle aux paysans, de restitution aux communautés agricoles ou collectivement aux travailleurs agricoles, sous forme de coopératives de production, de communautés rurales ou d’entreprises collectives.

    Son objectif est donc la nationalisation de la terre, du sous-sol, des transports et des grandes entreprises impérialistes ; l’annulation des dettes de l’État, la création d’un gouvernement ouvrier et paysan fondé sur des soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats, l’abolition de l’armée et son remplacement par une milice ouvrière et paysanne, l’amélioration des conditions de vie des travailleurs, la journée de huit heures pour la population, la journée de six heures dans les mines et autres travaux insalubres, la sécurité sociale, etc. »

    José Carlos Mariátegui ne se place pas en opposition à cela, toutefois il envisage avec beaucoup de profondeur les modalités concrètes du développement interne propre au Pérou.

    Cependant, sa pensée était en développement. Il observait, constatait, accompagnait et commençait seulement à synthétiser les questions générales de la révolution péruvienne.

    Cela se heurtait ici immanquablement à l’Internationale Communiste qui avait le grand souci de transmettre les fondamentaux du marxisme-léninisme et de la révolution en exigeant une forme bien stricte.

    José Carlos Mariátegui se fit ainsi taper sur les doigts pour avoir fondé non pas un Parti Communiste du Pérou, mais un Parti Socialiste du Pérou.

    Ce dernier disposait d’un noyau dur communiste et était aligné sur l’Internationale Communiste, mais José Carlos Mariátegui considérait qu’il fallait maintenir une enveloppe socialiste pendant un temps afin de correspondre à la situation péruvienne et à l’affirmation du communisme comme idéologie.

    Cela pouvait sembler étrange, mais c’était forcément mieux qu’un Parti Communiste du Mexique fondé très rapidement (en 1917 comme Parti Socialiste Ouvrier puis en novembre 1919 en tant que tel) par un Indien, Manabendra Nath Roy, qui fonda également le Parti Communiste d’Inde en 1925, pour ensuite abandonner le communisme après 1945.

    L’un des principaux cadres du Parti Communiste du Mexique fut l’Américain Charles Shipman, qui pareillement abandonna le communisme ; il en alla de même pour deux autres américains, Linn A. E. Gale et Bertram Wolfe.

    Et dans ce contexte, c’est un Japonais, Katayama Sen, qui réorganisa le Parti en 1921 !

    On a une situation très différente du Pérou avec José Carlos Mariátegui et ceux qui se développèrent à ses côtés. Il y a ainsi un rendez-vous raté.

    Cela se traduisit par les réponses de la première conférence communiste latino-américaine aux thèses de José Carlos Mariátegui sur les Indiens.

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  • José Carlos Mariátegui, l’autodidacte

    José Carlos Mariátegui est un intellectuel. Mais il s’est formé tout seul, en tant qu’autodidacte.

    Né le 14 juin 1894 sur la côte au Sud du Pérou, à Moquega, il a cependant grandi en périphérie de Lima.

    Sa mère Maria Amalia La Chira était, en effet, très croyante et se sépara pour une raison religieuse de son mari, Francisco Javier Mariátegui.

    Ce dernier était le petit-fils d’une figure de l’indépendance, Francisco Javier Mariátegui Tellería (l’un des signataires de l’indépendance), qui avait été excommuniée en raison de son anticléricalisme et de son appartenance à la franc-maçonnerie.

    Sa mère couturière éleva seule ses enfants, au nombre de six mais dont trois moururent jeunes.

    José Carlos Mariátegui commença à travailler à quinze ans pour un quotidien, La Prensa, où, de coursier il devint très rapidement journaliste.

    José Carlos Mariátegui

    Il fonda même deux quotidiens qui ne durèrent toutefois pas, Nuestra Epoca et surtout La Razón, avec César Falcón.

    D’esprit polémiste, il prit partie pour les réformes et pour les travailleurs.

    José Carlos Mariátegui

    Le président Augusto Leguía, instaurant un régime bien plus dur, envoya alors en « mission » d’études José Carlos Mariátegui et César Falcón en 1919, une manière de les exiler.

    César Falcón alla en Espagne. José Carlos Mariátegui fut lui envoyé en Italie où il assista à la fondation du Parti Communiste en 1921, rencontra de nombreux communistes dont Antonio Gramsci, et plus généralement de nombreux intellectuels (les libéraux Benedetto Croce et Giovanni Papini, les artistes devenant pro-fascistes Piero Gobetti et Filippo Tommaso Marinetti, l’écrivain Prezzolini).

    Il se maria également à une Italienne, Ana Chiappe, et voyagea en France (où il rencontra Romain Rolland ainsi que le groupe Clarté autour de Henri Barbusse), en Allemagne, en Autriche, en Hongrie et en Tchécoslovaquie.

    Ana Chiappe

    À son retour en 1923, José Carlos Mariátegui était devenu un communiste et s’engagea dans l’activité révolutionnaire, devenant le chef de file des partisans de l’Internationale Communiste et de l’URSS. Il perdit malheureusement l’année suivante sa jambe, blessée depuis l’enfance.

    En 1925, il publia La scène contemporaine ; en 1926, il fonda le journal Amauta (le maître en quechua, la langue issue des Incas), qui aborde des sujets de politique, de philosophie, relevant des arts et de la littérature, ainsi que de la science.

    En 1928, il fonda et prit la tête du Parti Socialiste du Pérou, affilié à l’Internationale Communiste ; en 1928, il publia les Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne.

    Avec un tel parcours, on se doute que José Carlos Mariátegui accordait une grande importance à l’alignement idéologique, aux convergences théoriques, aux rôles pratiques, à la fonction politique, aux conséquences économiques.

    Formé en-dehors du circuit de la bourgeoisie, il était en mesure d’avoir un aperçu sur la situation générale et sur les nécessités historiques en ce domaine.

    C’est d’autant plus vrai en Amérique latine, une zone qui a toujours été influencée et influençable, où la base féodale a tellement ravagé les choses qu’il est toujours particulièrement ardu de se faire une idée nette sur les choses et sur les gens.

    De manière éminemment subtile, José Carlos Mariátegui constate ici que :

    « Trois influences se succèdent dans le processus éducatif de la République [du Pérou] : l’influence, ou plutôt l’héritage espagnol, l’influence française et l’influence nord-américaine.

    Mais seule l’influence espagnole a dominé complètement en son temps.

    Les deux autres se sont insérées médiocrement dans le cadre espagnol, sans en modifier profondément les lignes fondamentales.

    L’histoire de l’éducation publique au Pérou se divise ainsi en trois périodes marquées par ces trois influences.

    Les limites de chaque période sont floues.

    Mais au Pérou, c’est un défaut commun à presque tous les phénomènes et à presque toutes les choses.

    Même chez les hommes, on observe rarement un contour clair, un profil catégorique.

    Tout apparaît toujours un peu flou, un peu confus. »

    Ce qui est notable ici, c’est que l’Internationale Communiste considérera souvent que José Carlos Mariátegui ne présentait pas un contour clair, un profil catégorique, que son approche était un peu confuse.

    José Carlos Mariátegui

    Il faut noter ici le paradoxe fondamental de José Carlos Mariátegui, sa contradiction interne.

    Celui-ci n’a pas connu une formation marxiste sérieuse, relevant de la social-démocratie européenne (c’est-à-dire somme toute allemande, autrichienne, tchèque, russe, serbe).

    Il n’est pas passé « par en haut », en s’appuyant sur une idéologie systématisée à laquelle il aurait eu accès et qu’il aurait assimilé.

    Il a fait comme les intellectuels des pays d’Amérique latine après la révolution russe d’octobre 1917 : il a pioché dans ce qu’il pouvait.

    Pratiquement tous ces intellectuels ont échoué dans leur démarche ; ils ont vite abandonné ou bien, au bout d’un certain temps, l’Internationale Communiste leur a fait comprendre qu’ils avaient une fausse vision des choses.

    José Carlos Mariátegui, lui, en bricolant littéralement avec les moyens du bord, est parvenu à réaliser une analyse de très haut niveau, tout à fait en concordance avec Marx et Engels, Lénine et Staline, et même dans ce que dira Mao Zedong.

    C’est un tour de force, surtout quand on voit les références qu’il emploie et qu’il contorsionne littéralement pour parvenir à exprimer un point de vue révolutionnaire.

    Car il passe, en fait, par en bas. Il rassemble les données, constate les choses et remarque tous les commentaires effectués.

    Il part de ces derniers, mais étant révolutionnaire, il les déforme, les modifie, les ré-interprète pour parvenir à formuler une analyse réelle du Pérou, une conception authentiquement révolutionnaire.

    José Carlos Mariátegui cite de très nombreux auteurs bourgeois et, pire encore, il n’hésite pas à reprendre des concepts, pour les utiliser à sa manière.

    Il fait ainsi référence à George Sorel, le théoricien syndicaliste révolutionnaire de la violence comme « moyen suprême » de toutes les époques et de la « grève générale » comme mythe mobilisateur.

    George Sorel s’est imaginé être en accord avec Lénine, mais bien entendu toute son approche est fausse, toute son œuvre est inacceptable de bout en bout.

    Voir José Carlos Mariátegui faire référence à lui pour appuyer ses propres réflexions est particulièrement choquant.

    Sauf qu’à chaque fois, José Carlos Mariátegui exprime sa propre pensée, et celle-ci seulement. Il dit ainsi :

    « Comme l’avait prédit Sorel, l’expérience historique des dernières décennies a prouvé que les mythes révolutionnaires ou sociaux actuels peuvent occuper les consciences les plus profondes des hommes avec la même plénitude que les mythes religieux antiques. »

    En disant « comme l’avait prédit Sorel », José Carlos Mariátegui sort du marxisme.

    Mais ce qu’il fait dire à Sorel est seulement un outil pour sa propre réflexion. En l’occurrence, l’extrait est tiré d’une longue critique du rationalisme bourgeois, qui prétend anesthésier les esprits.

    Le problème est donc simple : à moins de parvenir à suivre exactement sa démarche, et à comprendre son importance, on ne peut qu’appréhender avec scepticisme la fulgurance de la pensée de José Carlos Mariátegui.

    L’Internationale Communiste accueillera avec une grande méfiance son approche, les communistes du Pérou mettront eux-mêmes un certain temps avant de comprendre la signification de son œuvre.

    Le style de celle-ci fait toutefois que le mal est fait. José Carlos Mariátegui est tiré dans tous les sens au Pérou, ainsi que dans toute l’Amérique latine ; au Venezuela, les « bolivariens » Hugo Chávez puis Nicolás Maduro ont parfois fait référence à lui, par exemple.

    Surtout, depuis le début des années 2000, dans les pays occidentaux où il est utilisé comme auteur « décolonial », « post-colonial », « post-moderne », etc.

    Si on étudie le fond, et plus concrètement ses thèses, José Carlos Mariátegui est cependant absolument un communiste, et ses positions préfigurent celles de Mao Zedong concernant la question du féodalisme dans les pays du tiers-monde.

    José Carlos Mariátegui a ainsi analysé la situation des Indigènes, il a défendu leur cause, mais il ne s’est jamais aligné sur « l’indigénisme ».

    De la même manière, ce n’est pas parce que José Carlos Mariátegui dénonce le colonialisme se maintenant malgré « l’indépendance » qu’il dénonce de manière populiste un « néo-colonialisme », bien au contraire : il considère que le Pérou indépendant a une base semi-féodale semi-coloniale, que la nation péruvienne reste à mettre en place, que l’indépendance a été réalisée par une minorité et à l’écart des masses.

    Le Pérou reste à faire : il n’y a donc pas d’indigénisme qui tienne, ni d’anti-impérialisme unilatéral et, de fait, fictif.

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  • La grande attention de José Carlos Mariátegui au thème de l’éducation

    L’un des thèmes de prédilection de José Carlos Mariátegui est l’éducation. Il ne faut pas penser ici à l’éducation comme simple acquisition de savoirs ou de bonnes manières.

    Ce dont il parle, c’est pour ainsi dire d’une sensibilisation historique, à la fois intellectuelle, morale, technique et culturelle.

    Si celle-ci n’a pas lieu, le peuple ne peut pas être lui-même. José Carlos Mariátegui expose un point de révolutionnaire, de type démocratique et populaire.

    « Dans le processus d’éducation publique, comme dans d’autres aspects de notre vie, nous observons la superposition d’éléments étrangers combinés, insuffisamment acclimatés.

    Le problème réside dans les racines mêmes de ce Pérou, enfant de la conquête.

    Nous ne sommes pas un peuple qui assimile les idées et les peuples d’autres nations, les imprégnant de nos sentiments et de notre atmosphère, enrichissant ainsi, sans dénaturer, notre esprit national.

    Nous sommes un peuple où peuples autochtones et conquérants cohabitent, sans encore fusionner, sans encore se comprendre.

    La République se sent solidaire de la Vice-royauté, et même l’avoue.

    À l’instar de la Vice-royauté, la République est le Pérou des colonisateurs, plutôt que celui des autochtones.

    Les sentiments et les intérêts des quatre cinquièmes de la population ne jouent pratiquement aucun rôle dans la formation de la nation et de ses institutions.

    L’éducation nationale n’a donc pas d’esprit national, mais plutôt un esprit colonial et colonisateur.

    Lorsque l’État fait référence aux Indiens dans ses programmes d’éducation publique, il ne les considère pas comme des Péruviens égaux à tous les autres.

    Il les considère comme une race inférieure. La République ne diffère en rien de la Vice-royauté à cet égard. »

    On en revient à la question de l’observateur et ici José Carlos Mariátegui se situe absolument à rebours de l’élitisme latino-américain de l’Uruguayen José Enrique Rodó, dont l’essai Ariel eut un immense retentissement à la suite de sa publication en 1900.

    José Carlos Mariátegui ne fait pas confiance aux criollos, aux élites issues de la colonisation, là où justement José Enrique Rodó les présente comme porteuses d’un degré de civilisation supérieur de l’humanité.

    José Carlos Mariátegui

    L’esprit aristocratique esthético-littéraire est insupportable à José Carlos Mariátegui, qui s’intéresse résolument aux questions esthétiques et littéraires, mais à travers un prisme démocratique. Il ne relève ni du positivisme, ni de l’art pour l’art, ni du décadentisme.

    « Dans le culte des humanités, libéraux, vieille aristocratie foncière et jeune bourgeoisie urbaine ne faisaient qu’un.

    Tous deux se plaisaient à concevoir les universités et les collèges comme des usines à érudits littéraires et juridiques.

    Les libéraux n’étaient pas moins friands de rhétorique que les conservateurs. Personne ne revendiquait une orientation pratique visant à stimuler le travail et à pousser les jeunes vers le commerce et l’industrie.

    (Encore moins nombreux étaient ceux qui réclamaient une orientation démocratique, visant à garantir l’accès à la culture à tous.)

    L’héritage espagnol n’était pas exclusivement psychologique et intellectuel. C’était avant tout un héritage économique et social.

    Le privilège de l’éducation subsistait pour la simple raison que persistaient ceux de la richesse et de la caste.

    La conception aristocratique et littéraire de l’éducation correspondait parfaitement à un régime et à une économie féodaux.

    La révolution d’indépendance n’avait pas éliminé ce régime et cette économie au Pérou. Il ne pouvait donc pas avoir renoncé à ses conceptions particulières de l’enseignement. »

    Le leitmotiv de José Carlos Mariátegui, c’est la dénonciation non pas simplement de la colonisation, mais de l’esprit apporté par la colonisation, des mentalités qui ont été installées.

    On en revient toujours à la question du matériau humain.

    « Il est parfaitement compréhensible que les colonies d’Angleterre, nation destinée à l’hégémonie à l’ère capitaliste, aient reçu les ferments et les énergies spirituelles et matérielles d’une époque florissante, tandis que les colonies d’Espagne, nation enchaînée aux traditions de l’ère aristocratique, aient reçu les germes et les défauts d’une décadence.

    Les Espagnols ont apporté leur esprit médiéval à la colonisation de l’Amérique. Ils n’étaient que des conquérants [=conquistadors], pas vraiment des colonisateurs.

    Lorsque l’Espagne a cessé de nous envoyer des conquistadors, elle a commencé à ne nous envoyer que des vice-rois, des ecclésiastiques et des médecins (…).

    Les États-Unis sont l’œuvre du pionnier, du puritain et du juif, esprits animés d’une puissante volonté de puissance et orientés vers des fins utilitaires et pratiques.

    Au Pérou, en revanche, s’est établie une race qui, sur son propre sol, ne pouvait être qu’une race indolente et rêveuse, mal préparée aux entreprises de l’industrialisme et du capitalisme.

    Les descendants de cette race, en revanche, ont hérité de ses défauts plutôt que de ses vertus. »

    Ce qui ramène à la question de la nation péruvienne : celle-ci reste à mettre en place, car la majorité de sa population a été écarté du processus initial à la base même de la naissance du pays.

    Le besoin historique propre au Pérou est de type national-démocratique.

    « De ce fait, l’Université n’a pas joué un rôle progressiste et créatif dans la vie péruvienne, se trouvant non seulement étrangère, mais contraire aux besoins profonds et aux courants vitaux de la vie péruvienne.

    La caste des propriétaires fonciers coloniaux qui, au cours d’une période turbulente de domination militaire, a pris le pouvoir dans la République est le moins national, le moins péruvien des facteurs impliqués dans l’histoire du Pérou indépendant. »

    José Carlos Mariátegui est ainsi, en un certain sens, l’intellectuel qui a réussi à ne pas être happé par l’idéologie dominante ; se tournant réellement vers le peuple, il a su en voir les intérêts et appeler à l’éveil des consciences, par le Parti Communiste.

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    José Carlos Mariátegui et le matériau humain

  • José Carlos Mariátegui : le protestantisme, le déisme, la franc-maçonnerie, le socialisme

    On notera que de manière très intéressante, José Carlos Mariátegui souligne l’importance du protestantisme comme idéologie propre à la bourgeoisie.

    Il a compris que les mentalités de l’entrepreneur étaient en phase avec le protestantisme, alors que le catholicisme lui opposait des comportements freinant le capitalisme.

    « Si le culte somptueux et la liturgie majestueuse possédaient un pouvoir de suggestion unique pour s’imposer au paganisme indigène, le catholicisme espagnol, en tant que conception de la vie et discipline de l’esprit, manquait de capacité à créer des éléments de travail et de richesse dans ses colonies.

    C’est, comme je l’ai observé dans mon étude de l’économie péruvienne, le point faible de la colonisation espagnole.

    Cependant, il serait arbitraire et extrême de tenir le catholicisme, qui, dans d’autres pays d’Amérique latine, a su se rapprocher astucieusement des principes de l’économie capitaliste, pour seul responsable du médiévalisme récalcitrant de l’Espagne, qui a entraîné sa lente et pénible évolution vers le capitalisme.

    Les congrégations, en particulier celles des Jésuites, opéraient dans la sphère économique avec plus d’habileté que l’administration civile et ses administrateurs.

    La noblesse espagnole méprisait le travail et le commerce ; la bourgeoisie, très retardée dans son progrès, était contaminée par les principes aristocratiques.

    Mais, de manière générale, l’expérience de l’Occident révèle de manière très concrète la solidarité entre capitalisme et protestantisme.

    Le protestantisme apparaît dans l’histoire comme le levain spirituel du processus capitaliste.

    La Réforme protestante contenait l’essence, le germe de l’État libéral. Le protestantisme et le libéralisme, respectivement courants religieux et tendances politiques, ont correspondu au développement des facteurs de l’économie capitaliste.

    Les faits corroborent cette thèse.

    Le capitalisme et l’industrialisme n’ont nulle part porté autant de fruits que parmi les nations protestantes.

    L’économie capitaliste n’a atteint son plein potentiel qu’en Angleterre, aux États-Unis et en Allemagne.

    Et, au sein de ces États, les populations de foi catholique ont instinctivement conservé des goûts et des habitudes rurales et médiévales. (La Bavière catholique est également rurale.)

    Quant aux États catholiques, aucun n’a atteint un degré d’industrialisation plus élevé.

    La France – que l’on ne peut juger à l’aune du marché financier cosmopolite de Paris ou du Comité des Forges – est plus agricole qu’industrielle.

    L’Italie – bien que sa démographie l’ait poussée vers la voie du travail industriel qui a créé les centres capitalistes de Milan, Turin et Gênes – conserve sa tendance agraire.

    Mussolini se complaît fréquemment à vanter l’Italie rurale et provinciale, et dans l’un de ses derniers discours, il a souligné son aversion pour l’urbanisme et l’industrialisation excessifs, en raison de leur influence dépressive sur le facteur démographique.

    L’Espagne, le pays le plus fermé dans sa tradition catholique – qui a expulsé les Juifs de son sol – présente la structure capitaliste la plus arriérée et la plus anémique, aggravée par le fait que son essor industriel et financier n’a pas été au moins compensé par une grande prospérité agricole, peut-être parce que, tandis que le propriétaire foncier italien a hérité d’un sentiment agraire profondément enraciné de ses ancêtres romains, le noble espagnol s’est accroché aux préjugés des professions nobles.

    Le dialogue entre les carrières militaire et littéraire en Espagne ne reconnaissait aucune autre primauté que celle de la profession ecclésiastique.

    La première étape de l’émancipation de la bourgeoisie est, selon Engels, la Réforme protestante.

    « La Réforme de Calvin, écrit le célèbre auteur de l’Anti-Dühring, répondait aux besoins de la bourgeoisie la plus avancée de l’époque.

    Sa doctrine de la prédestination était l’expression religieuse du fait que, dans le monde commercial concurrentiel, le succès et l’échec ne dépendent ni de l’activité ni de la capacité de l’homme, mais de circonstances indépendantes de sa volonté.« 

    La rébellion contre Rome des bourgeoisies les plus évoluées et les plus ambitieuses conduisit à la création d’Églises nationales destinées à éviter tout conflit entre le temporel et le spirituel, entre l’Église et l’État.

    La libre recherche contenait l’embryon de tous les principes de l’économie bourgeoise : libre concurrence, libre industrie, etc.

    L’individualisme, indispensable au développement d’une société fondée sur ces principes, trouva son meilleur encouragement dans la morale et la pratique protestantes.

    Marx a clarifié plusieurs aspects de la relation entre protestantisme et capitalisme.

    L’observation suivante est particulièrement éclairante : « Le système monétaire est essentiellement catholique ; le système de crédit est éminemment protestant.

    Ce qui sauve, c’est la foi : la foi dans la valeur monétaire, considérée comme l’âme de la marchandise, la foi dans le système de production et son ordre prédestiné, la foi dans les agents de production qui personnifient le capital, lequel a le pouvoir d’accroître la valeur par lui-même.

    Mais de même que le protestantisme ne s’affranchit presque jamais des fondements du catholicisme, le système de crédit ne s’élève pas au-dessus des fondements du système monétaire.« 

    Et ce ne sont pas seulement les dialecticiens du matérialisme historique qui constatent cette consanguinité des deux grands phénomènes. »

    De manière très intelligente, il constate concernant ce thème que :

    « En France, comme dans d’autres pays où la Réforme n’a pas pris racine, la révolution bourgeoise et libérale n’a pu se réaliser sans le jacobinisme et l’anticléricalisme. »

    Ici, le déisme et la franc-maçonnerie jouent un rôle très important ; on sait comment la Troisième République était en France un régime s’appuyant largement sur la franc-maçonnerie pour contrer les forces féodales et monarchistes.

    Cela joue également au Pérou :

    « Nos libéraux venaient, pour la plupart, des loges maçonniques, qui jouèrent un rôle si actif dans les préparatifs de l’Indépendance, que presque tous professèrent le déisme qui fit de la franc-maçonnerie, dans les pays latins, une sorte de substitut spirituel et politique de la Réforme. »

    Cependant, le déisme n’est pas une religion véritable et elle n’a pas été en mesure de remplacer le catholicisme.

    On sait comment le déisme a été imposé pendant la Révolution française, pour une courte période, comme religion officielle, avant que la tentative n’échoue bien sûr.

    Le catholicisme a maintenu ses positions au Pérou :

    « Dans les colonies espagnoles d’Amérique du Sud, la situation était très différente. Au Pérou en particulier, la révolution se heurta à un système féodal intact.

    Les affrontements entre pouvoirs civil et ecclésiastique n’avaient aucun fondement doctrinal. Ils reflétaient une querelle interne.

    Ils reposaient sur un état latent de concurrence et d’équilibre, typique des pays où la colonisation était perçue comme une forme d’évangélisation et où l’autorité spirituelle tendait facilement à l’emporter sur l’autorité temporelle.

    Dès le départ, la constitution républicaine proclama le catholicisme religion nationale.

    Fidèles à la tradition espagnole, ces pays manquaient d’éléments de la Réforme protestante.

    Le culte de la Raison aurait été encore plus exotique chez des peuples peu actifs intellectuellement et dotés d’une culture philosophique faible et clairsemée.

    Les raisons d’être d’autres latitudes historiques n’existaient pas pour l’État laïc. Nourri par le catholicisme espagnol, l’État péruvien dut s’établir comme un État semi-féodal et catholique. »

    La position de José Carlos Mariátegui est bien sûr de considérer que la religion est le produit d’une situation historique ; l’anticléricalisme est une expression bourgeoise dans son rejet de la féodalité, pas une cause socialiste.

    Ce n’est pas forcément une cause intellectuelle laïque, d’ailleurs, cela peut correspondre à des exigences nationalistes qui s’opposent à l’approche mondialiste et cosmopolite de l’Église catholique romaine, comme en France justement à l’époque de José Carlos Mariátegui avec le conflit entre l’Action française et l’Église.

    En décembre 1926, les membres de l’Action française ne sont pas excommuniés mais « traités avec la plus grande sévérité en pécheurs publics, privés des sacrements et des funérailles religieuses ».

    Voici ce que dit José Carlos Mariátegui :

    « Le socialisme, conformément aux conclusions du matérialisme historique – à ne pas confondre avec le matérialisme philosophique – considère les formes ecclésiastiques et les doctrines religieuses comme propres et inhérentes au régime socio-économique qui les soutient et les engendre.

    Il s’attache donc à modifier ces dernières, et non les premières.

    Le socialisme considère la simple agitation anticléricale comme une diversion libérale bourgeoise.

    En Europe, il représente un mouvement caractéristique des peuples où la Réforme protestante n’a pas assuré l’unité de la conscience civile et religieuse, et où le nationalisme politique et l’universalisme romain existent dans un conflit, ouvert ou latent, que le compromis peut apaiser, mais non annuler ou résoudre. »

    Comme on le voit, ce sont toujours les mentalités qui intéressent José Carlos Mariátegui – ou plus exactement, il a compris que l’humanité était, aux yeux du matérialisme dialectique, un matériau humain, qu’il reconnaissait dans toute sa dignité.

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    José Carlos Mariátegui et le matériau humain

  • José Carlos Mariátegui sur la religion

    La religion est naturellement un sujet d’intense réflexion pour José Carlos Mariátegui.

    Comme avec la religion on parle de fantasmes, de rêveries mentales, et que lui s’intéresse aux mentalités, il ne pouvait qu’y accorder une grande attention.

    C’est aussi que l’empire inca avait ses propres conceptions religieuses et que la colonisation est venue les briser.

    Ici, il faut prendre en compte que la religion de l’empire inca était profondément différente de celle de l’empire aztèque.

    Dans le premier cas, on a une forme assez statique avec une administration bureaucratique imbriquée dans le clergé, dans le cadre d’une perspective intégrante à visée impériale.

    Dans le second cas, on a une religion militariste marquée du sceau des sacrifices humaines propre à une Cité – État exigeant des tributs de son environnement asservi.

    Dans les deux cas, toutefois, les anciens cultes se sont glissés bien souvent dans le catholicisme, avec l’accord tacite des colonisateurs espagnols soucieux d’obtenir des conversions le plus rapidement possible.

    Les aspects marquants sont ici les formes dévotionnelles, mais également le mysticisme ; on notera ici évidemment le culte à Rosa de Lima (Isabel Flores de Oliva, 1586-1617), la première sainte américaine canonisée, ainsi que la statue dénommée Señor de los Temblores (Seigneur des tremblements) de la cathédrale de Cuzco.

    Peinture du 17e siècle relative au tremblement de terre à Lima,
    on y voit la procession avec la statue du Señor de los Temblores.

    José Carlos Mariátegui tente, à son habitude, d’évaluer la situation, de soupeser le poids des différents aspects jouant dans le phénomène général.

    « Le culte catholique s’est superposé aux rites indigènes, ne les absorbant pas plus que partiellement.

    L’étude du sentiment religieux en Amérique espagnole doit donc commencer par les cultes rencontrés par les conquistadors.

    La tâche n’est pas aisée. Les chroniqueurs de la colonie ne pouvaient considérer ces conceptions et pratiques religieuses que comme un ensemble de superstitions barbares.

    Leurs versions déforment et ternissent l’image du culte aborigène.

    L’un des rites mexicains les plus singuliers – celui qui révèle que l’idée de transsubstantiation était connue et appliquée au Mexique – était, pour les Espagnols, un simple tour du diable.

    Cependant, même si la critique moderne ne s’est pas encore accordée sur la mythologie péruvienne, on dispose de suffisamment d’éléments pour comprendre sa place dans l’évolution religieuse de l’humanité.

    La religion inca manquait de puissance spirituelle pour résister à l’Évangile. Certains historiens déduisent de certaines découvertes philologiques et archéologiques la parenté entre la mythologie inca et la mythologie hindoustanie.

    Mais leur thèse repose sur des similitudes mythologiques, c’est-à-dire formelles ; pas strictement spirituelles ou religieuses.

    Les caractéristiques fondamentales de la religion inca sont son collectivisme théocratique et son matérialisme.

    Ces caractéristiques la différencient substantiellement de la religion hindoustanie, si spiritualiste par essence.

    Sans en arriver à la conclusion de Valcárcel selon laquelle le peuple de Tawantinsuyo était pratiquement dépourvu de l’idée de « l’au-delà », ou se comportait comme tel, il est impossible d’ignorer le caractère maigre et sommaire de sa métaphysique.

    La religion quechua était un code moral plutôt qu’une conception métaphysique, un fait qui nous rapproche beaucoup plus de la Chine que de l’Inde.

    État et Église étaient absolument identiques ; religion et politique reconnaissaient les mêmes principes et la même autorité (…).

    Identifiée au régime social et politique, la religion inca ne pouvait survivre à l’État inca.

    Elle poursuivait des fins temporelles plutôt que spirituelles.

    Elle se préoccupait du royaume de la terre plutôt que du royaume des cieux.

    Elle constituait une discipline sociale plutôt qu’individuelle.

    Le même coup frappa mortellement la théocratie et la théogonie.

    Ce qui devait survivre de cette religion, dans l’âme indigène, n’était pas une conception métaphysique, mais les rites agraires, les pratiques magiques et le sentiment panthéiste. »

    Il faut ici se rappeler que l’Espagne procédant à la colonisation, c’est l’Espagne qui vient de vaincre l’invasion arabo-musulmane au moyen de la Reconquista, et qui instaure une impitoyable inquisition, de dimension raciale même, à la suite de la victoire.

    La féodalité espagnole victorieuse s’est précipitée dans un culte religieux dépassant très largement les attentes de l’Église catholique romaine, et ce dans une perspective d’unification sous l’égide de la monarchie.

    Ce processus commencé en 1492, année justement de la « découverte de l’Amérique », se prolonge sur le continent ; José Carlos Mariátegui ne manque pas de souligner que :

    « Et si la Conquête est une entreprise militaire et religieuse, la Colonisation n’est rien d’autre qu’une entreprise politique et ecclésiastique. »

    Le clergé joue un rôle essentiel dans la colonisation ; l’exemple du Paraguay est connu, où les jésuites purent librement mettre en place une sorte d’État théocratique sur un territoire pratiquement aussi grand que la France, en colonisant les Guaranis.

    Ce dernier cas est intéressant, car le clergé a, outre le rôle de facteur idéologique propre à la colonisation, également joué le rôle de passeur d’idées et de techniques, sans compter leur rôle prépondérant dans le domaine de la traduction.

    L’Église catholique romaine se voulait, en effet, universelle, dans le prolongement de l’empire romain, s’établissant justement sur ses ruines.

    José Carlos Mariátegui constate ainsi :

    « Ils importèrent des semences, des sarments de vigne, des animaux domestiques et des outils, ainsi que leurs dogmes et leurs rites. Ils étudièrent les coutumes des autochtones.

    Le catholicisme, avec sa liturgie somptueuse et son culte pathétique, était doté d’une capacité peut-être unique à captiver une population qui ne pouvait pas s’élever soudainement à une religiosité spirituelle et abstraite (…).

    L’extériorité, les apparences du catholicisme, séduisirent facilement les Indiens.

    L’évangélisation et la catéchisation ne furent jamais pleinement réalisées dans leur sens profond, en raison de ce même manque de résistance autochtone.

    Pour un peuple qui n’avait pas distingué le spirituel du temporel, le pouvoir politique englobait le pouvoir ecclésiastique.

    Les missionnaires n’imposèrent pas l’Évangile ; ils imposèrent le culte, la liturgie, en les adaptant habilement aux coutumes autochtones. Le paganisme aborigène survécut sous le culte catholique. »

    Ces lignes sont très importantes, car elles caractérisent les attitudes d’une population passée d’un mode de production à un autre, de manière forcée, et transportant donc nécessairement avec eux des mentalités, des manières de sentir les choses, des approches des phénomènes, des sentiments.

    José Carlos Mariátegui note à ce titre que l’Église catholique romaine n’a jamais poursuivi, en tant que tel, les infidèles en Amérique latine, au sens où l’inquisition a pu le faire en Espagne pour qui n’appliquait pas les règles et les principes à la lettre.

    La répression a frappé les hérésies, car elle remettait en cause la position dominante de l’Église catholique romaine ; quant au reste, il y avait de très importantes marges de manœuvre.

    On comprend tout de suite le souci : alors que la critique de la religion est déjà compliquée de par sa double nature – oppression morale et expression populaire -, en Amérique latine cela prend une tournure encore plus complexe du fait des caractéristiques d’une religion à la fois adoptée et adaptée par les populations locales.

    José Carlos Mariátegui remarque ici également que les gens venant d’Afrique, issus de l’esclavage, ont encore apporté une autre approche de la religion, dans le prolongement du « sensualisme fétichiste » propre aux caractères tribaux africains.

    Il va de soi que dans certains pays, cela joue de manière massive ; on peut penser au Brésil dans le rapport à la religion, mais cela concerne de multiples domaines et on peut penser au développement de la musique cumbia en Colombie.

    Le processus de métissage exige d’être compris en suivant tout son développement particulièrement multiple.

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  • Régionalisme et indigénisme selon José Carlos Mariátegui

    On ne soulignera jamais assez que José Carlos Mariátegui n’est ni un régionaliste, ni un indigéniste ; c’est un communiste.

    Il refuse justement les pièges relevant d’une pseudo-décentralisation ou d’une autonomie anti-historique. Il affirme et réaffirme le sens de l’Histoire.

    C’est la raison pour laquelle il voit bien le piège que présente le régionalisme.

    « L’un des défauts de notre organisation politique est, sans aucun doute, son centralisme.

    Mais la solution ne réside pas dans un fédéralisme enraciné et inspiré par le féodalisme.

    Notre organisation politique et économique doit être profondément revue et transformée. »

    Il observa avec intelligence d’où vient justement l’idéologie du régionalisme.

    « Le fédéralisme n’apparaît pas dans notre histoire comme une revendication populaire, mais plutôt comme une revendication des patrons locaux et de leur clientèle.

    Il n’a pas été formulé par les masses indigènes. Son prosélytisme n’a pas dépassé les limites de la petite bourgeoisie des anciennes villes coloniales. »

    Il y a d’ailleurs un conflit historique au sujet de l’administration, ce qui est toujours inévitable dans un régime non socialiste : les couches dominantes se concurrencent entre elles afin de s’arroger des prérogatives.

    C’est là le vrai sens de l’affrontement entre centralisation et décentralisation.

    « Le seul conflit idéologique, le seul contraste doctrinal du premier demi-siècle de la République, est celui qui oppose conservateurs et libéraux.

    Ce conflit ne se caractérise pas par une opposition entre la capitale et les régions, mais plutôt par un antagonisme entre les « encomenderos » ou propriétaires fonciers, descendants du féodalisme et de l’aristocratie coloniaux, et le demos métis des villes, héritiers de la rhétorique libérale de l’indépendance.

    Cette lutte transcende naturellement le système administratif.

    La Constitution conservatrice de Huancayo, en abolissant les municipalités, exprime la position conservatrice sur l’idée d’autonomie gouvernementale.

    Mais, tant pour les conservateurs que pour les libéraux de l’époque, la centralisation ou la décentralisation administrative n’occupait pas le devant de la scène. »

    De la même manière, il ne prône pas l’indigénisme, car pour lui il y a bien eu une civilisation des Indiens, et on ne peut pas être et avoir été.

    Mais si la civilisation a disparu, ses populations sont encore là et forment une réalité historique, qui s’aligne sur la tendance dominante justement : celle de la révolution mondiale.

    Le vrai indigénisme, en tant qu’affirmation des Indiens, tient en l’alignement avec le Socialisme.

    « Le colonialisme, reflet du sentiment de la caste féodale, s’est livré à une idéalisation nostalgique du passé. L’indigénisme, en revanche, a des racines vivantes dans le présent.

    Il puise son inspiration dans les protestations de millions d’hommes. La vice-royauté était ; l’Indien est.

    Et tandis que la liquidation des vestiges du féodalisme colonial est imposée comme une condition élémentaire du progrès, la revendication de l’Indien, et donc de son histoire, est insérée dans le programme d’une Révolution.

    Il est donc clair que de la civilisation inca, plus que de ce qui est mort, ce qui nous intéresse, c’est ce qui est resté.

    Le problème de notre époque est de ne pas savoir comment était le Pérou. Il s’agit plutôt de savoir comment est le Pérou.

    Le passé nous intéresse dans la mesure où il peut nous aider à expliquer le présent.

    Les générations constructives ressentent le passé comme une racine, comme une cause. Ils ne le ressentent jamais comme un programme.

    La seule chose qui survit presque de Tawantinsuyo [le « tout de quatre parts », c’est-à-dire l’empire inca] est l’Indien. La civilisation a péri ; la race n’a pas péri.

    Le matériel biologique de Tawantinsuyo se révèle, après quatre siècles, indestructible et, en partie, immuable.

    L’homme évolue plus lentement qu’on ne le suppose dans ce siècle de vitesse.

    La métamorphose de l’homme bat des records à l’époque moderne.

    Mais il s’agit là d’un phénomène propre à la civilisation occidentale, qui se caractérise avant tout comme une civilisation dynamique.

    Ce n’est pas par hasard que cette civilisation a dû découvrir la relativité du temps.

    Dans les sociétés asiatiques – apparentées sinon consanguines à la société inca – on observe un certain quiétisme et une certaine extase.

    Il y a des moments où il semble que l’histoire s’arrête. Et la même forme sociale perdure, pétrifiée, pendant de nombreux siècles.

    Ce n’est donc pas une hypothèse risquée que de penser que l’Indien a peu changé spirituellement en quatre siècles.

    La servitude a sans aucun doute déprimé sa psyché et sa chair.

    Cela l’a rendu un peu plus mélancolique, un peu plus nostalgique.

    Sous le poids de ces quatre siècles, l’Indien est devenu moralement et physiquement courbé.

    Mais les profondeurs sombres de son âme n’ont guère changé.

    Dans les montagnes escarpées, dans les ravins lointains, là où la loi de l’homme blanc n’a pas encore atteint, l’Indien maintient encore sa loi ancestrale. »

    Ces derniers mots laissent comprendre comment les universitaires « post-coloniaux » pensent pouvoir s’approprier José Carlos Mariátegui, alors qu’en réalité celui-ci fait une analyse concrète du matériau humain à travers les modes historiques de production.

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  • Le nécessaire renouveau du Pérou devenant vraiment lui-même

    José Carlos Mariátegui, dans ses Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne, accorde une place au régionalisme. C’est que c’est un piège bien connu monté par les forces féodales.

    Sous prétexte de lutter contre le pouvoir central, les notables s’approprient des droits et renforcent leur propre domination.

    L’analyse de José Carlos Mariátegui est prétexte à une longue présentation du Pérou.

    C’est que, en effet, il faut dépasser les apparences. Le découpage régional du Pérou est artificiel, comme il le souligne :

    « Il est difficile de définir et de délimiter au Pérou des régions qui existaient historiquement en tant que telles.

    Les départements sont issus des intendances artificielles de la vice-royauté.

    Par conséquent, ils ne possèdent aucune tradition ni réalité véritablement issue du peuple et de l’histoire péruviens. »

    Comment faut-il alors voir les choses ? Voici ce qu’il nous dit :

    « Selon la géographie physique, le Pérou est divisé en trois régions : la côte, les hauts plateaux et les montagnes. (Au Pérou, la seule région clairement définie est la nature.) »

    Plus précisément :

    « Cette division n’est pas seulement physique. Elle transcende toute notre réalité sociale et économique.

    Les montagnes, sociologiquement et économiquement, manquent encore de signification. On pourrait dire que les montagnes, ou plutôt la forêt, sont un domaine colonial de l’État péruvien.

    Mais la côte et les hauts plateaux , quant à eux, sont effectivement les deux régions entre lesquelles la population est distinguée et divisée, à l’image du territoire.

    Les hauts plateaux sont indigènes ; la côte est espagnole ou métisse (selon votre préférence, car les termes « indigène » et « espagnol » ont ici un sens très large). »

    On a ainsi une contradiction entre les hauts plateaux et la côte, et celle-ci est une clef pour comprendre ce qui empêche le Pérou d’apparaître comme nation historique.

    La capitale, Lima, sur la côte, est d’ailleurs née artificiellement, elle n’est pas le produit de tout un parcours historique, des liens avec le commerce et l’industrie.

    On a ici un aspect essentiel : le Pérou, en substance, est intrinsèquement divisé.

    « Le Pérou côtier, héritier de l’Espagne et de la conquête, domine de Lima jusqu’au Pérou des hautes terres, mais il n’est pas démographiquement et spirituellement suffisamment fort pour l’absorber.

    L’unité péruvienne reste à réaliser ; elle ne se présente pas comme un problème d’articulation et de coexistence, au sein des limites d’un seul État, de plusieurs anciens petits États ou de villes libres.

    Au Pérou, le problème de l’unité est bien plus profond, car ce qui doit être résolu ici n’est pas une pluralité de traditions locales ou régionales, mais une dualité de race, de langue et de sentiment, née de l’invasion et de la conquête du Pérou indigène par une race étrangère qui n’a pas réussi à fusionner avec la race indigène, ni à l’éliminer ou à l’absorber. »

    En fin observateur, José Carlos Mariátegui voit comment cela joue sur l’état d’esprit, sur les manières de voir les choses.

    « Le sud est essentiellement avec des hauts plateaux.

    Au sud, la côte se rétrécit. C’est une étroite bande de terre sur laquelle le Pérou côtier et métis n’a pas réussi à s’établir.

    Les Andes avancent vers la mer, transformant la côte en une étroite corniche. Par conséquent, les villes ne se sont pas formées sur la côte, mais dans les hauts plateaux. Sur la côte sud, on ne trouve que des ports et des criques.

    Le sud a réussi à rester propre aux hauts plateaux, voire indigène, malgré la Conquête, la Vice-royauté et la République.

    Vers le nord, la côte s’élargit. Elle devient dominante économiquement et démographiquement. Trujillo, Chiclayo et Piura sont des villes à l’esprit et au caractère espagnols.

    La circulation entre ces villes et Lima est aisée et fréquente. Mais ce qui rapproche le plus à la capitale, c’est l’identité, la tradition et les sentiments. »

    Selon José Carlos Mariátegui, l’aspect révolutionnaire de la contradiction, ce sont les hauts plateaux.

    Et en faisant sauter le verrou féodal, les hauts plateaux peuvent l’emporter sur la côte.

    Le Pérou peut émerger, comme unité, comme pays véritablement indépendant, populaire et donc allant au socialisme, à rebours de ce qui s’est passé au moment de la rupture avec l’Espagne.

    « Dans les hauts plateaux les vestiges du féodalisme espagnol persistent, bien plus profondément enracinés et bien plus puissants que dans le reste de la République.

    Le besoin le plus urgent et le plus douloureux pour notre progrès est la liquidation de ce féodalisme, qui constitue une survivance de la Colonie.

    La rédemption, le salut de l’Indien, est le programme et l’objectif du renouveau péruvien.

    Les hommes nouveaux veulent que le Pérou repose sur ses fondements biologiques naturels.

    Ils ressentent le devoir de créer un ordre plus péruvien, plus autochtone.

    Et les ennemis historiques et logiques de ce programme sont les héritiers de la Conquête, les descendants de la Colonie.

    Autrement dit, les chefs locaux.

    À cet égard, il n’y a aucune équivoque possible. »

    José Carlos Mariátegui explique ainsi que la révolution a une dimension historique : outre la lutte des classes, elle porte la cause démocratique des Indiens, et même elle porte l’existence réelle du Pérou lui-même.

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  • La nature du régime péruvien aux yeux de José Carlos Mariátegui

    Pour José Carlos Mariátegui, la question féodale n’a pas été abordée historiquement au moment de l’indépendance du Pérou en raison du caractère simplement naissant de la bourgeoisie, ainsi que du caractère « extrasocial » des Indigènes.

    Par conséquent, la bourgeoisie qui apparaît est en fait une haute bourgeoisie enracinée dans le féodalisme.

    José Carlos Mariátegui préfigure parfaitement le concept de « bourgeoisie bureaucratique » qui va être développé par la suite par le maoïsme.

    « Pendant la période de domination militaire, au lieu de renforcer le demos urbain, l’aristocratie foncière s’est renforcée.
    Le commerce et la finance étant contrôlés par des étrangers, l’émergence d’une bourgeoisie urbaine vigoureuse était économiquement impossible.

    L’éducation espagnole, radicalement étrangère aux objectifs et aux besoins de l’industrialisme et du capitalisme, ne préparait pas des commerçants ou des techniciens, mais des avocats, des écrivains, des théologiens, etc.

    Ceux-ci, à moins de se sentir particulièrement voués au jacobinisme ou à la démagogie, devaient constituer la clientèle de la caste des possédants.

    Le capital commercial, presque exclusivement étranger, ne pouvait que s’étendre et s’associer à cette aristocratie, qui, de plus, maintenait, tacitement ou explicitement, sa domination politique.

    Ainsi, l’aristocratie foncière et ses alliés bénéficiaient de la politique fiscale et de l’exploitation du guano et du salpêtre.
    Ainsi, forcée par son rôle économique, cette caste assuma le rôle de classe bourgeoise au Pérou, sans toutefois perdre ses préjugés coloniaux et aristocratiques.

    Ainsi, en fin de compte, les catégories bourgeoises urbaines – professions libérales, commerçants – furent finalement absorbées par le civilisme [= le Partido Civil représentant la haute bourgeoisie enrichie avec le guano cherchant à mettre les militaires de côté dans l’État]. »

    Puisqu’il y a donc une forme de continuité historique à travers l’indépendance, on a ainsi le paradoxe que :

    « Les privilèges de la colonie avaient engendré ceux de la République. »

    Il y a, bien entendu, de réelles expressions libérales, capitalistes. Mais elles se font asphyxier, corrompre.

    « Au sein de l’état-major civiliste, on trouvait quelques libéraux modérés qui tendaient à imprimer à la politique de l’État une orientation capitaliste, la séparant autant que possible de sa tradition féodale.

    Mais la prédominance de la caste féodale au sein du civilisme, ainsi que le retard imposé par la guerre à notre processus politique, empêchèrent ces avocats et juristes civils d’avancer dans cette direction.

    Face au pouvoir du clergé et de l’Église, le civilisme manifesta généralement un pragmatisme passif et un positivisme conservateur qui, à quelques exceptions près, ne cessèrent de le caractériser mentalement. »

    On remarque que pour exprimer la faiblesse des libéraux « réels », José Carlos Mariátegui fait intervenir la question du clergé.

    C’est là un aspect très important et essentiel en Amérique latine.

    Même quand il y a eu des avancées libérales modernistes, systématiquement il y a l’affrontement avec le clergé et l’Église. L’histoire du Mexique, que José Carlos Mariátegui connaît très bien, est le plus exemplaire à ce sujet.

    Et c’est là également où José Carlos Mariátegui est brillant. Il constate avec sagacité les rapports intellectuels, le rôle des mentalités, le poids des idéologies.

    Et cela, il le doit à son positionnement humain. José Carlos Mariátegui est un réfractaire, il a réussi à s’affirmer en-dehors et contre les couches dominantes, cherchant à avoir un niveau aussi haut qu’elles, mais de manière révolutionnaire.

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  • L’indépendance du Pérou, la révolution libérale impossible

    On a vu comment José Carlos Mariátegui a compris le problème péruvien : l’indépendance a été réalisée par en haut, le féodalisme est resté, les notables se sont aussi transformés en capitalistes intermédiaires pour les pays occidentaux.

    De manière dialectique, cela veut dire que la révolution libérale n’a pas eu lieu. José Carlos Mariátegui ne fait jamais que constater le caractère rétrograde des couches dominantes au Pérou.

    Il les pose régulièrement en contraste avec des couches dominantes modernes, capitalistes.

    Lui-même n’est pas favorable à une modernisation.

    Mais il a conscience que, dialectiquement, une définition par la négative est nécessaire. De là vient sa critique de la République qui, finalement, n’en est pas réellement une.

    Elle brise la grande propriété terrienne, mais pas celle des grands propriétaires terriens, seulement celle des communautés indiennes.

    « Examinons maintenant comment le problème foncier s’est posé sous la République.

    Pour clarifier ma vision de cette période, en lien avec la question agraire, je dois souligner une idée que j’ai déjà exprimée concernant la nature de la révolution donnant l’indépendance au Pérou.

    La révolution a trouvé le Pérou en retard dans la formation de sa bourgeoisie.

    Les éléments d’une économie capitaliste étaient plus embryonnaires dans notre pays que dans d’autres pays d’Amérique latine, où la révolution s’appuyait sur une bourgeoisie moins latente et moins naissante.

    Si la révolution avait été un mouvement des masses indigènes ou avait représenté leurs revendications, elle aurait nécessairement eu un caractère agraire.

    On a déjà bien étudié comment la Révolution française a particulièrement bénéficié à la classe rurale, sur laquelle elle a dû s’appuyer pour empêcher le retour de l’Ancien Régime.

    Ce phénomène, d’ailleurs, semble propre aux révolutions bourgeoise et socialiste, à en juger par les conséquences plus définies et plus stables du renversement du féodalisme en Europe centrale et du tsarisme en Russie.

    Dirigées et menées principalement par la bourgeoisie et le prolétariat urbains, l’une et l’autre de ces révolutions ont eu pour bénéficiaires immédiats les paysans.

    En Russie notamment, cela a été cette classe qui a récolté les premiers fruits de la révolution bolchevique, car aucune révolution bourgeoise n’avait encore eu lieu dans ce pays, laquelle aurait liquidé le féodalisme et l’absolutisme et instauré un régime libéral-démocratique à leur place.

    Mais pour que la révolution démocratique-libérale ait eu ces effets, deux prémisses étaient nécessaires : l’existence d’une bourgeoisie consciente des buts et des intérêts de son action, et l’existence d’un état d’esprit révolutionnaire au sein de la classe paysanne, et surtout, sa revendication du droit à la terre dans des conditions incompatibles avec le pouvoir de l’aristocratie foncière.

    Au Pérou, encore moins que dans d’autres pays d’Amérique, la révolution pour l’indépendance n’a pas répondu à ces prémisses.

    La révolution a triomphé grâce à la solidarité continentale obligatoire des peuples qui se sont rebellés contre la domination espagnole et parce que la situation politique et économique mondiale a joué en sa faveur.

    Le nationalisme continental des révolutionnaires hispano-américains, combiné à cette communauté forcée des destins, a mis à égalité les peuples les plus avancés dans leur marche vers le capitalisme et les plus arriérés sur la même voie.

    Étudiant la Révolution argentine, et donc la Révolution américaine, [Esteban] Echeverría [1805-1851, principale figure du romantisme libéral en Argentine] classifie les classes comme suit :

    « La société américaine, dit-il, était divisée en trois classes, chacune ayant des intérêts opposés, sans aucun lien de sociabilité morale et politique.

    La première était composée des hommes en robe, du clergé et des patrons ; la seconde était composée de ceux qui s’enrichissaient grâce au monopole et aux caprices de la fortune ; la troisième était composée des paysans, appelés « gauchos » et « compadritos » dans le Río de la Plata, « cholos » au Pérou, « rotos » au Chili et « léperos » au Mexique.

    Les castes indigènes et africaines étaient des esclaves et avaient une existence extrasociale.

    La première vivait sans produire et disposait du pouvoir et des privilèges de l’hidalgo ; c’était l’aristocratie, composée principalement d’Espagnols et de très peu d’Américains.

    La seconde profitait, exerçant tranquillement son industrie et son commerce ; c’était la classe moyenne qui siégeait dans les cabildos [= les corps administratifs coloniaux gérant les municipalités] ; la troisième, unique productrice par le travail manuel, était composée d’artisans et de prolétaires de toutes sortes.

    Les descendants américains des deux premières classes, ayant reçu une éducation en Amérique ou dans la péninsule, furent ceux qui portèrent haut la bannière de la révolution. »

    La Révolution [latino-]américaine, plutôt qu’un conflit entre la noblesse terrienne et la bourgeoisie marchande, produisit en bien des cas leur collaboration, soit par l’imprégnation des idées libérales qui marquait l’aristocratie, soit parce que cette dernière, dans bien des cas, ne voyait dans la révolution qu’un mouvement d’émancipation vis-à-vis de la couronne espagnole.

    La population paysanne, qui au Pérou était indigène, n’eut pas en la révolution une présence directe, active.

    Le programme révolutionnaire ne représentait pas ses revendications.

    Mais ce programme s’inspirait de l’idéologie libérale.

    La révolution ne pouvait ignorer les principes qui tenaient compte des revendications agraires existantes, fondés sur la nécessité pratique et la justice théorique de libérer la propriété foncière du joug féodal.

    La République intégra ces principes dans ses statuts.

    Le Pérou ne disposait [cependant] pas d’une classe bourgeoise pour les appliquer en harmonie avec ses intérêts économiques et sa doctrine politique et juridique.

    Or, la République – car tel était le cours et le mandat de l’histoire – devait se fonder sur des principes libéraux et bourgeois.

    Cependant, les conséquences pratiques de la révolution, concernant la propriété agraire, ne pouvaient manquer de se limiter aux limites fixées par les intérêts des grands propriétaires.

    C’est pourquoi la politique de désengagement de la propriété agraire, imposée par les fondements politiques de la République, ne s’attaqua pas aux latifundia.

    Et – bien que les nouvelles lois ordonnèrent la distribution des terres aux indigènes – elle s’attaqua, en échange, au nom des postulats libéraux, à la « communauté ».

    S’inaugure ainsi un régime qui, quels qu’étaient ses principes, aggravait d’un certain degré la condition des indigènes au lieu de l’améliorer.

    Et ce n’était pas la faute de l’idéologie qui inspirait la nouvelle politique et, correctement appliquée, aurait dû mettre fin à la domination féodale sur la terre, transformant les indigènes en petits propriétaires terriens.

    La nouvelle politique abolit formellement les « mitas », les encomiendas, etc.

    Elle comprenait un ensemble de mesures qui signifiaient l’émancipation des peuples indigènes en tant que serfs.

    Mais, comme, d’un autre côté, elle laissait intacts le pouvoir et la force de la propriété féodale, elle invalidait ses propres mesures de protection des petits propriétaires et des travailleurs agricoles.

    L’aristocratie foncière, sinon ses privilèges initiaux, conserva ses positions de fait.

    Elle demeura la classe dominante au Pérou. La révolution n’avait pas véritablement porté une nouvelle classe au pouvoir.

    La bourgeoisie professionnelle et marchande était trop faible pour gouverner.

    L’abolition du servage n’était donc qu’une déclaration théorique. Parce que la révolution n’avait pas touché les latifundia.

    Et le servage n’est qu’une des facettes du féodalisme, mais pas le féodalisme lui-même. »

    José Carlos Mariátegui met systématiquement en tension les choses lorsqu’ils les présente. C’est un révolutionnaire et il parvient à voir comment les choses s’agencent vraiment, au-delà des apparences.

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  • Le gamonalisme au Pérou

    Le gamonalisme est un terme qui n’existe pas en français ; c’est une retranscription du mot espagnol, qui désigne la domination « gamonale », c’est-à-dire celle des grands propriétaires terriens (avec les haciendas) qui sont en même temps des notables.

    Le terme est employé spécifiquement pour les Andes, le Pérou, l’Équateur, la Bolivie.

    José Carlos Mariátegui a l’intelligence de comprendre que même si de manière formelle la loi prétend des choses, il y a la réalité humaine.

    José Carlos Mariátegui

    Les êtres qui portent un mode de production sont réels. Ils agissent et interagissent selon comment ils ont été façonnés par l’Histoire.

    Il constate ainsi que, malgré les apparences, le féodalisme est bien resté en place au Pérou.

    Et il souligne bien que la situation des Indiens est relative à ce féodalisme. Il n’est pas un auteur « post-colonial » qui se fonde sur les identités.

    « Le « gamonalisme » invalide inévitablement toute loi ou ordonnance de protection indigène.

    Le propriétaire foncier, le latifundiste, est un seigneur féodal.

    Face à leur autorité, soutenue par l’environnement et les coutumes, la loi écrite est impuissante.

    Le travail gratuit est interdit par la loi, et pourtant le travail gratuit, et même le travail forcé, subsistent dans les latifundia.

    Le juge, le sous-préfet, le commissaire, l’instituteur, le percepteur, tous sont asservis aux grands domaines. La loi ne peut prévaloir contre les gamonales.

    Tout fonctionnaire qui persisterait à l’appliquer serait abandonné et sacrifié par le pouvoir central, auprès duquel les influences du gamonalisme sont toujours omnipotentes, agissant directement ou par l’intermédiaire du Parlement, par les deux moyens avec la même efficacité (…).

    Le chef local d’aujourd’hui, comme l’encomendero d’hier, n’a guère à craindre de la théorie administrative. Il sait que la pratique est différente.

    Le caractère individualiste de la législation républicaine a incontestablement favorisé l’absorption des biens indigènes par de grands domaines.

    La situation des Indiens, à cet égard, a été abordée de manière plus réaliste par la législation espagnole.

    Mais la réforme juridique n’a pas plus de valeur pratique que la réforme administrative, face à un féodalisme dont la structure économique demeure intacte.

    L’appropriation de la plupart des biens communaux et individuels indigènes est déjà accomplie.

    L’expérience de tous les pays issus du système féodal nous montre, en outre, que le droit libéral n’a pu fonctionner nulle part sans la dissolution du fief.

    L’hypothèse selon laquelle le problème indigène est un problème ethnique est alimentée par les idées impérialistes les plus dépassées.

    Le concept de races inférieures a servi l’Occident blanc dans son œuvre d’expansion et de conquête.

    Espérer l’émancipation indigène d’un croisement actif de la race aborigène avec des immigrants blancs relève d’une naïveté antisociologique, concevable seulement dans l’esprit rudimentaire d’un importateur de moutons mérinos.

    Les peuples asiatiques, auxquels les Indiens ne sont en rien inférieurs, ont admirablement assimilé la culture occidentale, dans ses aspects les plus dynamiques et créatifs, sans transfusions de sang européen.

    La dégénérescence de l’Indien péruvien est une invention bon marché des juristes féodaux.

    La tendance à considérer le problème indigène comme un problème moral incarne une conception libérale et humanitaire du XIXe siècle, inspirée par les Lumières, qui, dans l’ordre politique occidental, anime et motive les « Ligues des Droits de l’Homme ».

    Les conférences et sociétés antiesclavagistes en Europe, qui ont dénoncé, plus ou moins sans succès, les crimes des colonisateurs, sont nées de cette tendance, qui a toujours fait un usage excessif de ses appels au sens moral de la civilisation. »

    José Carlos Mariátegui reconnaît le caractère central de la question indienne et il dénonce les « libéraux » et les « conservateurs » qui ont toujours refusé de l’affronter, ou bien seulement en mettant en avant une philosophie humanitaire.

    Mais cette question, il le souligne tout le temps, n’est pas de nature ethnique. José Carlos Mariátegui se fonde toujours sur le principe du mode de production.

    Toute question relevant de l’oppression forme un aspect démocratique, et cet aspect démocratique s’insère lui-même dans la tendance historique menant au socialisme.

    José Carlos Mariátegui est toujours formel sur ce point.

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