Le matérialisme dialectique et la dialectique du paradis et de l’enfer dans le rapport à la production de l’esprit

Le mot « enfer » vient du latin infernus, « ce qui est en dessous ». En Mésopotamie et en Méso-Amérique, l’enfer est placé sous la terre, mais ce n’est pas le cas dans l’Islam et dans le Bouddhisme, qui le considère plus généralement comme un lieu où règne le feu.

Mais la solution à la question de l’enfer se trouve dans l’hindouisme, où il n’existe pas. L’hindouisme, et en fait en théorie le bouddhisme également, se fonde sur la transmigration des âmes, avec la réincarnation. Selon les bons et les mauvais comportements, le karma aboutit à une réincarnation dans un être « supérieur », à la vie plus facile, ou « inférieure », à la vie plus difficile.

C’est là ni plus ni moins que l’équivalent du paradis et de l’enfer. C’est que les premiers êtres humains, sortant de l’animalité et avec leur cerveau en expansion, se sont fait déborder par les impressions de joie et de peine.

Dans la douleur, la faim, la soif, le froid, les blessures… ils ont eu l’impression d’être attrapés par des forces infernales, capturés, attirés par des forces maléfiques. Quand c’était la joie, c’était qu’ils étaient happés par des forces bénéfiques.

Le paradis et l’enfer sont des fétiches de ce long vécu de l’humanité des débuts. C’est un produit dialectique d’un ressenti dialectique de l’humanité sortant à peine de l’animalité et découvrant les joies et les peines de manière conceptuelle dans un cerveau en développement.

Il est donc tout à fait faux de considérer comme des menaces inventées et des promesses hallucinées la mise en avant du paradis et de l’enfer par les religions. Cela existe, bien entendu, de la part du clergé, mais comme vision du monde, la religion n’est qu’une retransmission de cette dialectique de la joie et de la peine.

Le monothéisme intervient justement au moment où l’agriculture et la domestication des animaux atteignent un tel niveau qu’une certaine assurance existe dans la vie quotidienne. La multitude des dieux (ou démons) à qui s’adresser pour les joies et les peines de la vie quotidienne s’est effacée devant la puissance centrale, qui par contre est toujours accompagné du « diable ».

Le monothéisme est, en quelque sorte, la superstructure de la religion primitive, dont le fondement est l’appréhension, l’espoir, le vécu en joie et en souffrance de l’humanité primitive.

On peut également, à travers cette compréhension, enfin avoir en perspective le fonctionnement de l’esprit humain.

Il est bien connu que l’être humain est capable d’éprouver des joies, fondamentalement liées aux facultés relevant du corps, tout comme il est capable de ressentir une tristesse profonde, où l’aspect principal semble être l’esprit.

L’humanité a recherché, à tout prix, à neutraliser les traits les plus marquants de ces tendances positive et négative. Toutes les religions ont visé un encadrement des esprits, jusqu’à l’obsession, en proposant des rituels réguliers, des supervisions régulières par le clergé.

Les philosophies qui se sont développées étaient elles-mêmes avant tout des psychologies visant à un certain repos de l’âme, à une tranquillité « vraie » de l’esprit. Toutes les psychologies apparues avec le développement du capitalisme ont, pareillement, tenté de parvenir à une « neutralisation ».

C’est totalement erroné, pour deux raisons. Tout d’abord, dialectiquement pour arriver « en haut », il faut un « en bas ».

Cela veut dire que pour produire quelque chose, pour qu’il y ait une synthèse, il faut forcément l’aspect positif et l’aspect négatif.

Il faut donc forcément la « dépression » pour la joie. Seulement, cela ne veut pas du tout dire qu’il faille faire un fétichisme de cette « dépression ». Ici, le romantisme a entrevu la question, sans être capable de la résoudre.

Dans la pratique, l’esprit doit plonger dans les profondeurs pour être capable de remonter à la surface et de sauter, tel un orque ou un dauphin, au-dessus des flots.

C’est là où on retrouve la seconde raison. Pour qu’il y ait « créativité », c’est-à-dire de notre point de vue le saut qualitatif, il faut non seulement la transformation de la quantité en qualité, mais également le mouvement où la quantité connaît une phase de transformation interne pour parvenir à la qualité.

Dit autrement : pour parvenir au nexus, moment où les deux aspects de la contradiction se convertissent l’un en l’autre, il faut le processus où l’infini se développe dans le fini.

Sans la nuit la plus noire, il ne peut pas y avoir le jour brillant : la nuit seule ne saurait suffire.

Soulignons encore bien que cela ne veut nullement dire que la dépression doit exister, comme phénomène horrible. Bien au contraire : la dépression est la version erronée, ratée… de la plongée dans l’intensité psychique.

Le processus est tourmenté, il est douloureux, mais il est transitoire : il n’est que la porte d’entrée au véritable processus qui est celui de la production.

Il existe une histoire mythique de la Grèce antique qui formule ce dernier aspect : le mythe d’Orphée et d’Eurydice. Orphée est, en effet, un être plein de sensibilité, d’empathie, il charme même les animaux. Il incarne la dimension positive.

Quand il va aux enfers rechercher sa compagne décédée, Eurydice, il passe toutes les étapes. Il a par contre comme consigne de ne pas se retourner lorsqu’il prend l’escalier pour remonter avec elle à la surface, hors des enfers.

Il prend néanmoins peur et il regarde derrière lui pour vérifier qu’Eurydice est bien juste derrière lui. Celle-ci est alors précipitée de nouveau aux enfers.

Cette histoire est en réalité une double allégorie, relevant d’un enseignement psychologique-magique de l’époque.

Lorsque le médecin des esprits – Orphée est emblématique de la figure empathique capable de « toucher » l’âme de tout le monde – aide à soigner quelqu’un, il ne doit pas forcer la « sortie » de la dépression. Le dernier pas doit venir de la personne malade de l’esprit elle-même. On ne peut pas être « conduit » hors de la dépression de manière complète : le pas décisif doit être réalisé par la personne dépressive.

Cela rejoint le saut qualitatif.

Le second aspect de cette histoire est qu’il ne faut pas faire un fétiche de la dépression, des enfers, qu’il ne faut jamais se retourner, que cela conduit à s’y attacher, à vouloir y rester.

L’enseignement psychologique-magique avait-il compris ce second aspect ? C’est possible, car Orphée est censé avoir été tué par un volcan.

Cela rejoint le « feu » des enfers du christianisme et de l’Islam, qui est en fait une allégorie des flammes déchirant l’esprit lors de la dépression. L’hindouisme veut dire cela, en parlant de réincarnation : il place les déchirures psychologiques liées aux mauvais comportements pareillement dans la vie future, mais en interprétant la chose comme une vie nouvelle, et non pas un état suivant la vie.

Toutes ces interprétations idéalistes-fétichistes sont toutefois un aspect relatif, car l’humanité a interprété de manières très variées toutes les gammes de joie et de souffrance liées à l’existence.

Ce qui compte pour nous, c’est :

– pour être productif dans le positif, il faut se précipiter dans l’intensité, dans l’obscurité du recueillement psychique, qui permet de porter la lumière de l’esprit, du raisonnement, de la sensation positive ;

– il y a une dignité du réel en soi dans le processus « obscur », car il porte le dépassement de lui-même, c’est un assemblage de réflexion sur le fini qui se transforme en infini.

Ce second point concerne notamment de manière marquée le début du 21e siècle, avec ses forces productives tellement développées.

Les gens suivent le fini en s’y perdant, sans parvenir à synthétiser, à trouver « l’infini ». Le capitalisme leur dit que c’est très bien ainsi, qu’ils relèvent des LGBTQ+, de la neuro-divergence, d’une marginalité qui serait à reconnaître et à inclure dans la société, etc.

C’est là, en réalité, une expression de décadence et d’incapacité à aller jusqu’au matérialisme dialectique, qui lui rejette tout fétichisme. Il ne s’agit pas de faire un fétiche mensonger du savant fou, de l’original créatif, du marginal artistique. C’est là trompeur, faux.

Mais cette décadence est également l’expression de toute une époque, celle où l’humanité affronte le moment hautement complexe de sa propre réalité. D’animal dénaturé, devenu social, il doit revenir à la Nature, en conservant sa dimension sociale.

Le prix à payer, c’est la mise à mort de l’ego de l’humanité – précisément constitué de ce fétichisme de l’obscur qui s’auto-alimente, de ce particulier replié sur lui-même et incapable de parvenir à l’universel, de ce faux moi nourri de vanités et complaisant vis-à-vis de ses propres mensonges, de cette incapacité de reconnaître la dignité du réel et de l’exalter, de la chérir, de l’avoir en dévotion.

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Le matérialisme dialectique et la question informatique – mathématique p=np comme problématique de la synthèse dans le rapport à l’infini

Le matérialisme dialectique explique qu’il existe un saut qualitatif dans tout phénomène. Il y a un développement, dont la nature est quantitative, et à un moment la quantité se transforme en qualité.

Dialectiquement, il y a pareillement un développement dont la nature est qualitative, et à un moment la qualité se transforme en quantité.

C’est un paradoxe pour qui suit le cheminement habituel seulement et qui se voit confronté, du jour au lendemain, à une transformation. Le soleil « se lève » chaque jour, néanmoins à un moment le phénomène cessera, se transformant en raison de sa contradiction interne.

Ce principe du saut qualitatif éclaire le questionnement majeur de l’informatique, qui est de savoir si « p = np ».

Ce qu’on entend par là peut être expliqué de la manière suivante.

On réalise un puzzle de mille pièces, ce qui prend du temps. On vérifie ensuite qu’on a bien mené les choses. Or, la vérification est rapide.

Une opération complexe a ici un résultat simple à vérifier.

Il s’est alors posé la question suivante : dans une telle configuration, y a-t-il peut-être une opération simple qui soit possible également, ou bien existe-t-il forcément une contradiction entre l’opération et la vérification de la réponse ?

C’est ce qu’on formule par « p = np ? ». Une vérification rapide implique-t-elle la possibilité d’une opération de réalisation également rapide ?

Ce sont surtout les banques qui sont très inquiètes de cette question. Elles veulent savoir si un code peut être cassé uniquement en tentant quantitativement toutes les combinaisons, ou s’il existe une formule mathématique « magique » pour raccourcir massivement l’opération pour trouver le code.

Naturellement, ici le matérialisme dialectique comprend tout de suite qu’on parle ici de la quantité et de la qualité. Et, dialectiquement, le simple s’oppose au compliqué, le compliqué au simple.

Et même : si c’est simple, c’est compliqué ; si c’est compliqué, c’est simple.

Il y a également du simple dans le compliqué et inversement : c’est pour cela que la question est posée. Il y a étonnement, par incompréhension de la dialectique, qu’il y ait du simple (la vérification) dans le compliqué (le processus de réalisation).

Poussons ici encore la question, toutefois, et tournons-nous vers une question mathématique connue, celle du « problème du voyageur de commerce ».

Celui-ci doit parcourir différentes villes et cherche à minimiser la distance parcourue.

Imaginons qu’il parte de Paris et qu’il doive y retourner, après être passé par Amiens et Toulouse.

Ici, c’est simple : soit il fait Paris – Amiens – Toulouse – Paris, soit il fait Paris – Toulouse – Amiens – Paris. Il n’y a que deux choix possibles.

Maintenant, ajoutons une ville. Les choses se compliquent.

On a comme possibilités les parcours suivants :

Paris – Amiens – Bordeaux – Toulouse – Paris

Paris – Amiens – Toulouse – Bordeaux – Paris

Paris – Bordeaux – Toulouse – Amiens – Paris

Paris – Bordeaux – Amiens – Toulouse – Paris

Paris – Toulouse – Bordeaux – Amiens – Paris

Paris – Toulouse – Amiens – Bordeaux – Paris

Plus on va ajouter de villes, plus le nombre de solutions connaît une croissance exponentielle.

Lorsqu’on a cinq villes, il y a 12 parcours possibles, pour dix villes on en a 181 440, pour 15 villes on en a 43 milliards !

Cela surprend l’esprit, bien sûr.

Et c’est là où on aboutit à la question « p = np ». On est dans le domaine de l’informatique, notamment de la cryptographie. Imaginons un mot de passe : il est composé de différents caractères.

Pour le trouver par la « force brute », en essayant toutes les combinaisons possibles de caractères, il faut énormément de temps, de par le nombre immense de celles-ci.

Par contre, si on a le bon mot de passe, cela marche tout de suite.

C’est une contradiction.

Les informaticiens se demandent alors : si on peut rapidement vérifier qu’on a la bonne réponse, alors ne peut-on pas trouver un moyen de trouver celle-ci rapidement également ?

Autrement dit, il est demandé s’il n’existe pas un moyen magique, inconnu, de faire en sorte que la qualité de la vérification s’applique à la quantité de l’opération de recherche.

Une telle quête est absurde. Le matérialisme dialectique enseigne que la quantité s’oppose à la qualité ; il ne peut pas y avoir la qualité des deux côtés d’une contradiction…

Ce qui dit ainsi est faux, car relativement il existe la quantité dans la qualité et inversement. Sauf que cela joue surtout dans les moments de transformation. Et c’est précisément cela que les informaticiens ne voient pas.

Voyons cela. Pourquoi le problème a-t-il alors été posé, parce que de manière intuitive, tout le monde voit bien qu’un puzzle demande du temps et que sa vérification en prend moins, et qu’on ne voit pas comment il pourrait en être autrement ?

C’est qu’il y a la qualité dans la quantité, et la quantité dans la qualité. Voir le difficile, c’est se confronter au facile, et inversement ; faire face au lent, c’est connaître le rapide, et inversement.

Mais il y a autre chose encore. Il y a l’infini, justement. Il y a l’infini comme déchirure, comme expression de la contradiction.

Cet infini est exprimé lorsque la quantité devient qualité est inversement ; c’est le moment où les contraires se convertissent l’un en l’autre. Le nexus du processus est quand chaque pôle devient autant que possible l’autre pôle, tout en restant lui-même.

Cet infini est à la fois concret, car réalisé par et dans un phénomène, mais il est aussi abstrait, car un phénomène général.

Il faut bien saisir cela pour comprendre le problème. Comme on l’a constaté, plus on ajoute des villes au chemin du voyageur, plus l’opération pour trouver la solution devient complexe. La quantité apporte la qualité, et plus la première est présente, plus elle implique un saut qualitatif.

On est alors ici facilement pris par le vertige de l’infini. C’est ce qui arrive aux informaticiens. La présence plus importante de la qualité dans la quantité elle-même plus importante leur fait dire que, après tout, si la réponse est rapide, et qu’elle relève de la qualité, alors plus on complique les choses, plus cette qualité devrait être « pure » et apporter elle-même la quantité.

Il y a ici une ivresse devant la croissance exponentielle, devant l’infini. Il est espéré que plus il y a l’infini… plus on retombera sur le fini.

Ce que disent les informaticiens, c’est que si on a résolu un puzzle en dix heures, une fois qu’on l’a terminé et qu’on a vérifié que tout est bien, alors comme on a trouvé la solution déjà, on va déjà pouvoir refaire tous les puzzles de meilleure manière, bien plus rapidement.

Autrement dit : les informaticiens se disent qu’une fois qu’on a une réponse à un problème, même au bout d’un temps très long… le fait d’avoir découvert cette réponse permettra de trouver un meilleur moyen, plus court, pour la trouver pour un autre problème.

Il y a l’illusion de trouver moyen de passer par l’infini pour trouver le fini, de retrouver le temps court par le temps long. C’est la même illusion conceptuelle que le principe de la machine à remonter le temps.

C’est la négation de la dignité du réel d’un processus.

Donnons un exemple très concret, qui résoudra toute cette question facilement.

Imaginons qu’on fournisse à une intelligence artificielle de nombreuses données musicales et qu’on lui demande d’écrire une chanson agréable. On a le résultat au bout d’un certain temps. On va rapidement vérifier ce résultat.

Mais toute la question est la suivante : une fois que l’intelligence artificielle a fait son opération et a produit la chanson, et qu’on la valide… peut-on alors fournir à cette intelligence artificielle un moyen de vérifier que les prochaines chansons produites seront valables également ?

Ce dont on parle ici, c’est de la synthèse. Quand on apprend à faire du vélo, il faut un certain temps d’adaptation. Une fois qu’on sait en faire, on le retient et on ne perd plus cette capacité. On a réalisé une synthèse.

Cette synthèse porte le dépassement, l’infini. Mais ce n’est pas l’infini en soi. Ce n’est pas parce qu’on a synthétisé le fait de faire du vélo qu’on peut automatiquement synthétiser plus rapidement le fait de jouer du piano.

Il y a ici l’idée, de la part des informaticiens, d’une sorte de triche, d’opération magique pour contourner n’importe quel problème, au moyen du dépassement d’un seul problème.

Les informaticiens raisonnent de manière analytique, pas dialectique. Ils cherchent des rapports figés entre les choses, et pourtant ils voient l’infini. Alors, ils se disent qu’ils feraient bien de l’infini un moyen de retrouver le fini. Ils ne comprennent pas qu’un phénomène est réel, qu’un calcul porte une dimension réelle.

Ils s’imaginent que c’est virtuel, d’où la tentative de triche.

Le matérialisme dialectique reconnaît la dignité du réel. Et il considère que le temps n’existe que comme expression de l’espace matériel en transformation. Il n’y a pas de retour en arrière possible.

Lorsqu’on a réussi un puzzle, on peut le refaire, mais on ne le refait pas une première fois. Il en va de même pour le vélo, ou pour tout phénomène.

Lorsque la quantité est devenue qualité, il ne peut plus y avoir de retour en arrière à cette quantité.

Il faut reconnaître la dignité du réel : on ne parle pas abstraitement de quantité et de qualité, mais d’une quantité déterminée, d’une qualité déterminée.

Il n’y a pas de formule magique traitant de la quantité en général, de la qualité en général.

Il faut donc considérer deux choses. D’abord, que la quantité se transformant en qualité ne permet pas de modifier la qualité.

La cybernétique est donc impossible. La cybernétique, une idéologie réactionnaire américaine des années 1940 reprise par l’URSS social-impérialiste, prétend que la connaissance des données par une super-ordinateur permet à celui-ci de gérer au mieux les données.

C’est là penser que la quantité suffit en soi à devenir « qualité », sans processus vivant. C’est là également s’imaginer que le saut qualitatif permet de modifier la quantité donnant naissance à ce saut.

Cette quête d’une formule qualitative « agissante » sur la quantité est admirablement bien racontée dans la série de romans Fondation d’Isaac Asimov. Bien qu’indéniablement progressiste, le principe est celui de la découverte d’un algorithme qui permet la « psychohistoire ».

Un groupe, la « fondation », accompagne alors l’évolution de l’humanité, l’aidant de manière machiavélique à lui faire prendre des raccourcis pour éviter au maximum les peines, les souffrances, les troubles.

C’est naturellement erroné, car le saut qualitatif que serait une telle « psychohistoire » ne peut se réaliser que comme point culminant de la transformation. Ce qui est après ne peut pas être avant. On a ici la négation du principe de révolution ; ou inversement, cela reviendrait à dire que la révolution russe d’octobre 1917 permettrait de modifier la Russie des années 1900, 1890, 1880, etc.

Ensuite, la seconde chose à considérer est que plus un processus est complexe, plus il engage de matière et plus il porte donc la qualité. Et il faut faire attention : ce n’est pas seulement la qualité au bout du processus, mais la qualité au cours du processus lui-même.

C’est là où joue l’infini, vu par les immenses Spinoza, Hegel, Marx, Engels, Lénine, Staline et Mao Zedong.

L’infini est transformation et inversement. Il serait erroné de considérer que la quantité n’est que quantité – cela serait de l’idéalisme, ce serait nier la nature de l’univers comme ensemble de vagues de matière.

Pour cette raison, même dans l’accumulation quantitative, avant le saut qualitatif, il y a forcément de la qualité à l’œuvre. Sans qualité, la quantité n’existerait pas – et inversement.

C’est pourquoi même le saut qualitatif comporte une dimension quantitative. On pourrait dire que c’est là où opère l’infini, mais cela aboutirait à l’idéalisme, à un fétichisme qui est précisément celui des informaticiens cherchent à voler cet infini pour trouver une formule magique jouant sur le fini.

Les alchimistes du passé avaient la même quête, avec la « pierre philosophale », et l’idée en général de formules magiques, de concoctions médicinales aux propriétés miraculeuses et universelles relève de la même tentative de triche.

Cette seconde considération sur l’existence de la qualité dans la quantité ramène à la première (comme quoi le produit synthétique d’un phénomène n’existe pas avant), car en définitive ce qui prime c’est toujours le mouvement réel des choses, la dignité du réel.

En ce sens, une question comme n=p est une abstraction, qui cherche à figer en des catégories mathématiques le mouvement dialectique du réel, ce réel fut-il de type mathématique.

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Le matérialisme dialectique et le rapport entre la contradiction interne et l’opposé avec la dialectique du zéro et de l’infini

Le matérialisme dialectique pose que chaque chose a une contradiction interne. On sait cependant que l’univers consiste en des vagues de matière s’entremêlant et se faisant écho.

Cela signifie que de la même manière qu’il y a au sein d’un phénomène, d’une chose, une contradiction, cette même chose, ce même phénomène, relève également d’une contradiction, dont c’est un aspect.

Autrement dit : chaque chose possède des contradictions et est elle-même un aspect d’une autre contradiction. Le matérialisme dialectique est vrai si l’on se tourne vers l’intérieur, comme vers l’extérieur, vers l’infiniment petit comme vers l’infiniment grand.

Prenons un homme. Il existe comme fruit d’une contradiction en lui, consistant en son système biologique. Cependant, il a également un opposé : une femme, qui existe comme lui comme fruit d’une contradiction en elle, consistant en son système biologique.

Cela a l’air facile à comprendre ainsi, mais cette question n’a pas été vue durant le 20e siècle, ou bien a posé un véritable casse-tête, avec la question du rapport entre le prolétariat et la bourgeoisie. Si le prolétariat doit renverser le capitalisme, alors qu’il est lui-même un aspect du capitalisme (opposé à la bourgeoisie), alors ne doit-il pas s’abolir lui-même ?

L’URSS a répondu à la question avec Staline en mettant en avant la citoyenneté socialiste, avec l’alliance ouvrière-paysanne comme base, et l’intégration des intellectuels dans ce dispositif.

La Chine populaire a apporté à cette question le principe de la révolution culturelle, pour transformer le prolétariat, qui est ainsi à la fois lui-même et ne l’est plus dans le processus de développement du socialisme.

Néanmoins, il y a lieu de généraliser la question et de la systématiser. Cela permet une compréhension bien plus ample du rapport entre les choses, entre les phénomènes.

Il ne s’agit plus seulement de considérer qu’une chose est une contradiction, mais également de prendre en compte qu’elle est un aspect d’une contradiction.

Répondons ici tout de suite à la question du prolétariat s’abolissant lui-même, qui est la question de la révolution elle-même. La solution est la suivante : la révolution est la contradiction entre le mode de production et la lutte des classes.

La lutte des classes tient à la contradiction entre prolétariat et bourgeoisie, et en même temps la lutte des classes est un aspect d’une contradiction, l’autre aspect étant le mode de production.

Conceptualisons maintenant la question.

Prenons la soustraction 7 – 4. Suivons le matérialisme dialectique et cherchons donc deux choses : d’une part sa contradiction interne, de l’autre son opposé.

La contradiction interne de 7 – 4, c’est 3. La différence entre 7 et 4, c’est en effet 3. C’est dans l’identité de cette différence que 7 et 4 entrent en relation. 7 s’oppose à 4, se combinant à lui de manière dialectique, et le produit de ce rapport donne 3, 3 étant la différence de l’identité de 7 et 4.

Plus simplement dit : une soustraction mélange 7 et 4, qui deviennent donc une seule et même chose, il y a identité. Mais cette identité, pour opérer, doit dépasser la différence, ce qui donne 3.

Maintenant, quel est l’opposé de 7 – 4 ? On a compris que l’opposé ne pouvait pas se situer sur le même « plan » que cette soustraction, il faut que cela se déroule ailleurs.

Pourquoi avoir justement pris cet exemple ? C’est qu’il est impossible de se tourner vers l’univers tout entier pour trouver un opposé, à moins de savoir quel est cet opposé à la base même. L’homme et la femme sont deux opposés dialectiques, mais cela on le sait déjà, donc on ne peut pas « trouver » l’opposé.

On peut trouver l’opposé, bien entendu, par exemple en cherchant le contraire de la Terre et on a le soleil, qui lui fournit de l’énergie. C’est cependant bien trop particulier et cela ne permet pas de fournir un principe général.

Avec les nombres, on le peut. Que sont 7 et 4 ? Ce sont des éléments qu’on a enlevé à la liste des nombres. 7 et 4 ont été enlevés à 1, 2, 3, 5, 6, 8, 9, 10, etc.

Qu’est-ce que 1, 2, 3, 5, 6, 8, 9, 10, etc. ? C’est l’infini. Qu’a-t-on compris avec le matérialisme dialectique ? Que zéro était l’infini. C’est pour cela qu’on peut séparer 7 et 4 de l’infini, c’est-à-dire de 0. Si ce n’était pas le cas, on n’aurait pas 7 et 4 pris à part : ils seraient indissociables du reste.

Quel est alors l’opposé de 7 et 4 ? On sait que cet opposé est à la fois identique et différent. Or, on a vu que l’identité de 7 et 4 dépassant la différence donnait 3.

Nous pouvons ainsi nous tourner vers la différence qui va à l’identité : l’opposé est avant tout différent (sinon il ne serait pas « autre »), mais il est identique (sinon il ne serait pas opposé).

Ici, il faut faire une précision. On ne cherche pas l’opposé de 7 et 4, mais de 7 – 4. En effet, il faut forcément un rapport entre les deux opposés. S’il n’y avait pas ce rapport, il n’y aurait pas cette contradiction – en effet, 7 d’un côté, 4 de l’autre, relèvent d’autres contradictions, sous la forme d’autres soustractions (et d’autres additions, multiplications, divisions).

Et qu’a-t-on dit ? Qu’on enlevait 7 et 4 à 1, 2, 3, 5, 6, 8, 9, 10, etc., suivant le principe selon lequel toute détermination est une négation, comme l’a formulé Spinoza (suivi par Hegel, puis Marx).

Il faut donc retirer le 3 à la liste, puisque 7 – 4 = 3. On a alors 1, 2, 5, 6, 8, 9, 10, etc.

Et inversement, 1, 2, 5, 6, 8, 9, 10, etc. étant défini comme l’infini et alors comme zéro, alors il ne reste plus que 7 – 4 et 3. Ce sont deux choses différentes et pourtant identique. Ce sont donc les deux opposés.

3 n’est pas le produit de l’opération 7 – 4, mais son opposé.

Le signe égal ne désigne pas seulement des choses identiques, mais différentes.

C’est la différence qui amène l’identique, et l’identique la différence.

3 n’est pas l’expression de la contradiction interne entre 7 et 4. La contradiction interne est représentée par le signe négatif.

3 est l’opposé de 7 – 4, sur un plan supérieur – celui qui rejoint l’infini des nombres.

Quand on pose 7 – 4, on enlève 7 et 4 à l’infini, en faisant passer l’infini à zéro.

Quand on réalise l’opération, on supprime le zéro pour le remplacer par 3.

Ce faisant, on dépasse 7 et 4, on supprime le zéro : on retrouve l’infini.

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L’échec immédiat du second gouvernement de Léon Blum d’union nationale

Pourquoi Léon Blum tente-t-il de reformer un gouvernement, alors que les radicaux ont clairement commencé à s’éloigner du Front populaire et pratiquent une hostilité toujours plus frontale envers les communistes ?

C’est qu’au même moment, l’Allemagne nazie procède à l’annexion de l’Autriche. Les socialistes s’empressent alors de se présenter comme les seuls à même de relever le pays et de relancer l’armement ; ils insistent donc sur leur capacité à gouverner.

Les communistes, eux, appartiennent à l’Internationale Communiste et quoi qu’ils voudraient faire, ils sont obligés de s’aligner résolument vers la question de la guerre et du soutien à l’Espagne républicaine.

C’est là la véritable cassure interne au Front populaire, ce qui n’a nullement été vu alors (ni même après et jusqu’ici).

L’interprétation de la situation a imposé la fracture – pour les socialistes, le capitalisme peut être organisé et la guerre est évitable, alors que pour les communistes (si ce n’est français du moins dans l’Internationale Communiste), la guerre de repartage du monde est inévitable.

Voici donc l’argument que Léon Blum fournit aux socialistes :

« Le moment est venu de lancer un appel à tous les Français, à tous à l’exception de ceux qui s’excluent eux-mêmes en conspirant contre les institutions de la République. Ce n’est pas l’union sacrée, comme il y a vingt ans, l’union pour faire la guerre, mais l’union nationale pour empêcher la guerre. »

Et pour réussir son entreprise, Léon Blum se tourne vers la droite. Une centaine de députés de droite ont justement exposé au président de la République Albert Lebrun que « l’heure de l’union française a sonné ». Il convoque alors tous les députés de l’opposition, en tenant le discours suivant, dans la grande salle Colbert à l’Assemblée nationale.

« J’aurais cru les modérés plus chauds pour une formule d’union nationale.

Craignez-vous que l’entrée des communistes dans un Cabinet ne provoque un veto de la part de puissances étrangères ? Ce serait une indignité de penser que la France ne peut être elle-même. Ne mobiliserait-on pas les soldats communistes si la guerre menaçait ?

Si la catastrophe survenait, s’il fallait constituer un Cabinet de guerre, le ferait-on sans les communistes ?

Il existe certainement entre nous des points de friction, mais nous pouvons aussi trouver des points communs. Il faut chercher avant tout le salutaire.

Je vous en conjure, ne laissez pas échapper une occasion qui peut ne plus se retrouver. Ce que je vous propose aujourd’hui, c’est, j’en suis sûr, ce que chacun de vous, en face de sa conscience, juge souhaitable.

Il n’y a pas un de vous qui ne soit convaincu que là est vraiment, en cet instant, l’intérêt du pays.
Cela est possible aujourd’hui. Cela ne peut plus être possible demain ou devenir infiniment difficile. Ne laissez pas passer l’heure. Vous porteriez un coup cruel au pays. »

La droite refuse la proposition, en raison de la question de la présence dans l’union nationale des communistes, dont Léon Blum ne peut pas se passer de par son positionnement issu du Front populaire… et parce qu’il veut éviter la guerre et considère l’URSS comme une alliée en ce sens.

La droite, elle, est prête à accepter des accords avec l’Allemagne nazie s’il le faut, et toute présence des communistes dans une union nationale ruineraient cette possibilité.

Léon Blum met alors en place, le 13 mars 1938, un nouveau gouvernement avec 16 ministres socialistes et 14 ministres radicaux. Il réaffirme le Front populaire, mais prétend cette fois mener une politique d’union nationale :

« Le gouvernement se réclame du Rassemblement populaire. Cependant, il est résolu à ne laisser perdre aucune occasion de susciter autour de la majorité le Rassemblement nécessaire d’unité française. L’unité française est une force qu’il faut essayer de mettre en œuvre. Le Rassemblement populaire est une force qu’il ne faut pas laisser se détendre et se dégrader. Là est la raison profonde de ma présence. »

L’Assemblée nationale le soutient, par 369 voix contre 196 ; on notera les propos encore caricaturaux dans leur antisémitisme de Xavier Vallat, tel un écho de ses propos lors de la mise en place du premier gouvernement de Léon Blum :

« M. Blum s’est toujours trompé. L’union a pu se faire autour de Clemenceau, de Poincaré, de Doumergue. Il me paraîtrait inconvenant que l’union des Français se fît autour de l’homme qui représente si intensément le peuple que la malédiction divine a condamné à ne plus avoir de patrie. »

L’antisémitisme ne connaît plus de bornes à droite dans l’atmosphère de tension ; lorsque le socialiste Mar Dormoy prend la défense de Léon Blum en disant « Un Juif vaut bien un Breton », le député Paul Ihuel se précipite sur lui.

Le climat est, clairement, à la panique générale : il est évident que l’Allemagne va passer à l’annexion des Suèdes tchécoslovaques, alors que la République espagnole est en train de s’effondrer face au coup d’État de Franco.

Et si la CGT a accepté une dérogation à la loi des 40 heures pour la production d’armement, tout le monde sait que le retard français sur l’Allemagne nazie ou même l’Italie fasciste est très important, voire massif.

Du côté de la droite, on entend donc de plus en plus parler du maréchal Pétain comme recours pour un coup d’État.

Du côté gauche, c’est la fuite en avant également. Une nouvelle vague de grèves surgit dès l’annonce d’un nouveau gouvernement de Léon Blum, dans un contexte déjà très dur. 20 000 travailleurs occupent les usines Citroën, notamment à Paris et Levallois, avec des drapeaux rouges hissés à toutes les portes. La métallurgie se met en grève également.

Léon Blum parvient alors à faire en sorte que, le 6 avril 1938, les députés lui accordent les pleins pouvoirs financiers, par 311 voix contre 250. Il entend mettre en place un impôt extraordinaire sur le capital, un impôt de 7 % sur les rentes, contrôler les changes, mettre fin à l’anonymat des titres de créance.

Néanmoins, le lendemain, les sénateurs rejettent la demande de Léon Blum. Celui-ci démissionne alors, le 8 avril 1938.

Cela provoque une crise interne chez les socialistes : Marceau Pivert, qui avait affirmé en 1936 que « tout est possible », avait mobilisé sa tendance de la « gauche révolutionnaire » contre la tentative faite par Léon Blum de reconstituer un nouveau gouvernement.

Le rejet par le Sénat est également le prétexte d’une vaste propagande contre elle par la Fédération socialiste de la Seine, qui lance un appel à manifester :

« Pour signifier votre volonté aux repus, pour briser la résistance des trusts, des banques et de leurs serviteurs insolents, pour l’ouverture de la frontière espagnole, pour la solidarité avec les ouvriers occupant leurs entreprises, venez crier votre colère avec nous. À bas le Sénat ! »

La manifestation au Sénat est interdite, mais 25 000 personnes sont présentes ; le Parti Communiste Français n’y participe pas.

La déchirure est donc complète et au congrès SFIO de Royan du 29 mai 1938, le rapport moral est validé par 6 188 mandats contre 1 820, alors que la Fédération de la Seine, bastion de l’aile gauche, est dissoute, par 4904 mandats contre 3 033 (et 292 abstentions).

Marceau Pivert fonde alors immédiatement le Parti socialiste ouvrier et paysan, qui ne va accueillir qu’autour de 9 000 membres. Sa démarche aura largement affaibli l’aile gauche, dont le vecteur réel et non gauchiste était la Bataille socialiste de Jean Ziromski.

Tout cela apparaît comme flagrant par la suite des événements. C’est le radical Édouard Daladier qui forme un nouveau gouvernement, le 10 avril 1938. Les députés le soutiennent par 576 voix contre 5 : alors que le gouvernement penche à droite, les socialistes et les communistes (qui n’ont aucun ministre) maintiennent la fiction d’un Front populaire au pouvoir !

Le sénat soutient bien entendu Édouard Daladier, par 508 voix contre 12 ; il va prendre toute une série de mesures très dures, notamment par l’intermédiaire du ministre des Finances Paul Reynaud. Par décrets-lois, le gouvernement impose des hausses d’impôts, toute une série d’économies, une nouvelle importante dévaluation du franc, la fin des 40 heures hebdomadaires (avec les patrons pouvant pousser indirectement jusqu’à 48 heures)…

Puis, le gouvernement d’Édouard Daladier signe les Accords de Munich, dans la nuit du 29 au 30 septembre 1938, permettant à l’Allemagne nazie de dépecer la Tchécoslovaquie après avoir annexé l’Autriche.

La France était sous tension extrême, le gouvernement rappelant 750 000 réservistes – mais, en même temps, la France cherchait à se maintenir typiquement dans une sorte de fiction cotonneuse. À l’Assemblée nationale, les accords de Munich sont donc largement ratifiés, par 535 voix contre 75.

Les 73 députés communistes sont les seuls à s’opposer en bloc, s’alignant alors pleinement sur la ligne de l’Internationale Communiste qui est de considérer comme inéluctable la guerre impérialiste de repartage du monde. Les deux autres députés sont Henri de Kérillis, un député de droite, le seul lucide sur la puissance militaire allemande, et le socialiste Jean Bouhey, dont l’article dénonçant les accords de Munich paru dans La Bourgogne républicaine sera republié dans L’Humanité.

Les socialistes suivent Édouard Daladier : c’est le triomphe de la ligne favorable au capitalisme américain, qui serait un facteur de paix. Léon Blum le rapporte de la manière suivante dans l’éditorial du Populaire le premier octobre 1938, avec un lyrisme dégoulinant de bons sentiments :

« Il n’y a pas une femme et pas un homme en France pour refuser à M. Neville Chamberlain et à Edouard Daladier leur juste tribut de gratitude.

La guerre est écartée. Le fléau s’éloigne. La vie est redevenue naturelle. On peut reprendre son travail et retrouver son sommeil. On peut jouir de la beauté d’un soleil d’automne.

Comment ne comprendrais-je pas ce sentiment de délivrance puisque je l’éprouve ? Mais les hommes oublient promptement leurs angoisses et leurs joies passent plus vite encore. Il nous faut déjà donner au lendemain quelques réflexions sérieuses (…).

Se bornera-t-on à compléter et à accélérer les préparatifs de guerre, à corriger les vices et à combler les lacunes que, pendant les semaines d’alerte, on a dû constater un peu partout dans l’appareil militaire ? Est-ce à cela que sera consacré le répit ?

Ou bien l’accord obtenu à Munich sera-t-il aussitôt pris pour point de départ et pour point d’appui d’une négociation élargie, visant le règlement général des problèmes européens, dans l’ordre économique comme dans l’ordre politique, tendant par conséquent à la vraie paix, la paix solide, la paix équitable, la paix indivisible, la paix désarmée ?

C’est cela que le Président Roosevelt proposait à l’Europe. C’est cela qu’Edouard Daladier laissait prévoir dans son allocution radiodiffusée d’hier.

Le Socialisme français s’emploie depuis vingt ans à cette tâche. Il est prêt à s’y donner tout entier. »

Les radicaux, totalement maîtres du jeu avec les socialistes les suivant, annoncent alors qu’il considère que le Parti Communiste Français a quitté le Front populaire :

« Le groupe communiste s’est délibérément retiré de la formation politique dont il ne cesse de se réclamer. »

Le Parti Communiste Français refuse cette accusation et exige une réunion du Comité national du Rassemblement populaire à laquelle, bien entendu, les radicaux ne se rendront pas. Le secrétaire général du Parti radical-socialiste, Pierre Mazé, se contente de fournir un communiqué :

« Toute participation avec le parti communiste est impossible. Nous nous refusons à nous asseoir plus longtemps à la même table que ceux qui nous accusent d’avoir trahi la République et la Patrie. »

Et au congrès des radicaux à Marseille, toujours en octobre 1938, il est dit que :

« Le parti communiste, par l’agitation qu’il entretient à travers le pays, par les difficultés qu’il crée aux gouvernements qui se sont succédé depuis 1936, par son opposition agressive et injurieuse, a rompu la solidarité qui l’unissait aux autres partis du Rassemblement populaire. »

C’est un véritable soulèvement des radicaux contre les communistes, à l’instar de qu’on lit dans La Relève, un organe de presse des radicaux :

« Le parti communiste est en état de complot permanent contre la République et contre la Patrie. Il constitue le type parfait de la ligue factieuse que l’on a dissoute, il y a quelques années, pour bien moins que cela. La conclusion s’impose : au nom du salut de la nation qui ne saurait tolérer davantage sur son propre sol les agissements d’agents avoués de l’étranger, il faut dissoudre le parti communiste. »

Le Parti Communiste Français, avec sa naïveté et alors que les socialistes suivent les radicaux cherchant à moderniser le capitalisme français, est de nouveau isolé. Il sera bientôt interdit.

Et le dernier espoir, illusoire car syndicaliste, d’une grève générale, échoue lamentablement : le 30 novembre 1938, la tentative de la CGT est écrasée dès le départ, avec une intense répression.

=>Retour au dossier sur La déroute du Front populaire (1937-1938)

La chute du gouvernement de Camille Chautemps

À la fin de l’année 1937, l’économie ne s’est guère relevée et c’est en catastrophe que le gouvernement obtient un vote favorable en faveur du budget de l’année suivante, le 31 décembre 1937.

C’est alors la fuite en avant, dans un climat social est cependant pesant, terriblement pesant. Le départ de Léon Blum n’a nullement aidé à ralentir la reprise des conflits sociaux, avec grèves et occupations, et une vraie tension. Les travailleurs sont crispés et les frictions avec les non-grévistes sont nombreuses, parfois violentes.

Camille Chautemps publie en ce sens une déclaration révélatrice, même si la recrudescence quantitative des grèves ne change en rien la dimension toujours plus sombre, tourmentée des grèves.

« Au cours des dernières semaines, les conflits du travail ont repris avec une intensité qu’ils n’avaient pas connue depuis longtemps.

La situation spéciale qu’ils créent est dangereuse pour la prospérité et la sécurité de la France, il est impossible qu’elle se prolonge. Le gouvernement ne saurait l’admettre.

Les organisations syndicales, patronales et ouvrières s’en rejettent mutuellement la responsabilité.
« Refus de respecter les arbitrages et les libertés syndicales », dit-on d’un côté. « Agitation systématique et violation des lois » dil-on de l’autre. « Ce qui est en tout cas certain, c’est qu’il faut absolument obtenir le rétablissement de la paix sociale ».

Après le redressement financier, le gouvernement entend travailler au redressement économique et à l’ordre social. Il adresse un appel aux représentants des patrons comme à ceux des ouvriers pour qu’ils acceptent de se rencontrer à nouveau sous son égide, qu’ils concluent de nouveaux accords et qu’ils prennent l’engagement formel de les respecter désormais.

Le gouvernement donnera au code de paix sociale ainsi établi la sanction de la loi en le soumettant à l’approbation du Parlement.

Il faudra ensuite que tous les citoyens, quelles que soient l’idéologie ou la classe sociale dont ils se réclament, s’inclinent devant la souveraineté de la loi. Pour aboutir à ce résultat nécessaire, le gouvernement n’hésitera pas à engager toute sa responsabilité. »

Et Camille Chautemps de prendre une posture très agressive lors de la rentrée de l’Assemblée nationale après les fêtes de fin d’année :

« Avant les vacances, la situation financière ne laissait aucune inquiétude. Or, depuis quelques jours, une tension grave se manifeste sur le marché des changes. D’autres causes sont entrées en jeu : la recrudescence des agitations sociales. Je n’admets pas la révolte des services publics contre le Nation. »

Tous les députés applaudissent sauf les communistes et une partie des socialistes, et Camille Chautemps de continuer :

« Si certains hommes persistaient à troubler la paix civile dont le pays a besoin par des menées mystérieuses, la force de la loi s’abattrait sur eux.

Il est manifeste que nous sommes en présence d’une maladie morale de l’opinion. C’est l’absence de foi dans les destinées de la Patrie qui est à la base de tous les malaises.

Je ne peux continuer à gouverner si je n’ai pas le sentiment d’être en accord avec ceux auxquels je dois mon existence. Je demande une loyauté réciproque. C’est devant le pays que je pose la question de confiance. »

Albert Sérol, le président du groupe socialiste, fut estomaqué et répondit de la manière suivante :

« Nous comprenons votre émotion devant les manœuvres spéculatives, mais nous ne comprenons pas bien ce que vous attendez de nous. Jamais nous ne vous avons refusé notre concours.
Nous sommes même prêts à nous imposer quelques disciplines supplémentaires. Mais quoi de plus ? Vous ne pouvez pas nous demander l’asservissement ? »

Le député communiste Arthur Ramette vint épauler la réaction socialiste, en rappelant que le Front populaire devait rehausser les salaires des fonctionnaires et des ouvriers, fournir une retraite aux personnes âgées, accorder des allocations familiales aux agriculteurs, faire passer les postiers aux 40 heures, faire en sorte que les chômeurs aient droit à une meilleure allocation. Et il conclut en disant :

« Nous votons encore pour le Cabinet, mais c’est bien seulement pour ne pas briser le Rassemblement populaire. »

Il faut avoir en tête qu’Arthur Ramette a parlé en étant sûr de son droit ; c’est un colosse d’un mètre quatre-vingt-dix et de cent kilos, un ancien boxeur et il parle au nom du Parti Communiste Français. Camille Chautemps lui répond alors tout doucement, mais d’une manière telle que c’est considéré comme le moment-clef mettant un terme au Front populaire :

« J’ai quelques mots à dire.

C’est le moment où je fais appel à l’entente et à la discipline de tous que M. Ramette choisit pour la philippique [discours enflammé et amer contre quelqu’un, le terme venant de la Grèce antique, lorsque l’athénien Démosthène dénonça le roi de Macédoine Philippe II, qui effectivement soumis Athènes et Sparte, c’est le père d’d’Alexandre le Grand] que vous venez d’entendre.

C’est le moment où je signale la gravité de la situation monétaire qu’il choisit pour réclamer l’exécution d’un programme qui engagerait des sommes énormes.

M. Ramette est parfaitement en droit de réclamer sa liberté. Je la lui rends bien volontiers. »

C’est la stupeur et la panique. Le désordre est total, et dans la panique, les socialistes décident de retirer leurs ministres. Camille Chautemps démissionne alors dans la foulée, le 14 janvier 1938.

Dans ce contexte, le président de la République Albert Lebrun propose à Georges Bonnet de former un nouveau gouvernement, avec comme principe de se débarrasser des communistes et de se tourner vers la droite modérée.

Le Parti socialiste-SFIO refuse le principe et Albert Lebrun refuse la demande de Georges Bonnet de le nommer et de provoquer des élections dans la foulée.

Léon Blum tente alors de former un nouveau gouvernement, en s’appuyant sur le radical Édouard Herriot, plusieurs fois déjà président du Conseil, pour ouvrir depuis le Parti Communiste Français jusqu’à des radicaux de droite, tel Paul Reynaud. Le refus de ce dernier met toutefois un terme à la tentative et Léon Blum dira à ce sujet :

« J’ai essayé de mettre sur pied une combinaison que j’avais qualifiée d’audacieuse. Il faut croire qu’elle l’était, car elle n’a pas réussi. Je juge inutile de m’obstiner plus longtemps. »

Camille Chautemps, démissionnaire, redevient alors le président du Conseil, le 18 janvier 1938. Cette fois, les 26 ministres sont tous des radicaux : les socialistes refusent, en effet, de le suivre et de participer au gouvernement.

Pour autant, et c’est le paradoxe apparent alors, Camille Chautemps maintient la fiction d’être dans la continuité du Front populaire. Il affirme ainsi :

« Le Rassemblement populaire est sorti de l’instinct du peuple de France pour la conservation d’un régime qui semblait menacé. Il est un fait populaire qui dépasse de beaucoup le simple accord des groupes. C’est pourquoi je demeure fidèle à un programme qui répond aux aspirations du pays. »

C’est clairement ridicule. Et pourtant, tant le Parti Communiste Français que le Parti socialiste-SFIO vont non seulement être d’accord, mais maintenir la ligne d’un Front populaire aux commandes de la France, d’un Front populaire ayant réussi à maintenir son unité.

Comment cela a-t-il été possible ? Pour une raison très simple : Camille Chautemps, s’il représente le capitalisme, combat pour une version modernisée. S’il combat les communistes et la CGT, il est pour des rapports hyperactifs, ce qu’il appelle la « collaboration de classe » en mars 1938, lors d’un débat au Sénat.

Il cite alors la Suède comme modèle, pays où on ne retrouve pas :

« comme chez nous, la résistance obstinée d’une fraction de la bourgeoisie qui est aveugle et vieillie. »

C’est la base de la dynamique des radicaux alors. La demande des pleins pouvoirs afin de mettre en place « un assainissement financier et économique » va par contre trop loin, et Camille Chautemps démissionne le 10 mars 1938, voyant que les socialistes et les communistes n’allaient pas le suivre jusque-là.

La tentative des radicaux de gouverner seuls n’aura duré que quelques semaines. Léon Blum, qui vient pourtant de perdre sa femme Thérèse, tente alors de revenir au premier plan, avec l’accord du président Albert Lebrun.

=>Retour au dossier sur La déroute du Front populaire (1937-1938)

Front populaire : le gouvernement de Camille Chautemps

La dévaluation et les hausses des impôts ont donné immédiatement le ton du gouvernement de Camille Chautemps. L’un des exemples marquants de sa ligne, pourtant censée relever du Front populaire, est sa position sur les conventions collectives.

Celles-ci, lorsqu’elles devaient se terminer d’ici la fin de l’année, sont gelées pour six mois par la loi du 18 juillet 1937. La CGT proteste vigoureusement, le gouvernement tente de temporiser et d’obtenir de nouvelles négociations. Néanmoins, la Confédération générale du patronat français, reconnue comme représentant officiel des organisations patronales par le Conseil national économique en janvier 1937, refuse.

Cette même CGPF est issue de la Confédération générale de la production française qui a signé les accords de Matignon : elle a été considérée comme discréditée chez les patrons et il a fallu la remplacer par une nouvelle structure. Son président est Claude-Joseph Gignoux, un intellectuel passé au service du milieu des affaires, un anticommuniste fanatique, auteur justement en 1937 d’un ouvrage intitulé « Patrons, soyez des patrons ! ».

Camille Chautemps s’appuie, dans les faits, surtout sur Georges Bonnet, l’ambassadeur aux États-Unis appelé en catastrophe pour devenir ministre des Finances. C’est un radical, de l’aile droite des radicaux : il est resté à l’écart du Front populaire ; avec le gouvernement de Camille Chautemps, c’est lui qui prend les décisions les plus rudes en tant que ministre des Finances.

Georges Bonnet

Il y a l’économiste libéral Jacques Rueff, qui s’occupe du Trésor, et Jean Jardel, directeur du budget. Il y a le haut fonctionnaire Pierre-Eugène Fournier, nommé gouverneur de la Banque de France. Il avait justement établi un rapport sur le réseau ferré français, indiquant ses faiblesses, et c’est au titre de son poste à la Banque de France qu’il prend la tête de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF) mis en place le 31 août 1937 par un décret-loi.

L’État ne possède pas tout le capital, mais 51 % des parts (achetés à peu près pour 700 millions de francs payables en 45 annuités) ; grosso modo, les dirigeants des anciennes sociétés centralisées restent en place.

C’est avec cette équipe que le gouvernement de Camille Chautemps tente de stopper l’inflation. Il n’a pas d’autres choix ici en juillet 1937 que de geler les prix en prenant comme règle ceux du 28 juin 1937. Sont également mis en place des commissions départementales du coût de la vie contrôlées par une Commission supérieure.

C’est dans ce contexte de gouvernement à la base précaire que, le 11 septembre 1937, deux explosions se produisent non loin de la place de l’Étoile à Paris. Sont visés par de puissants explosifs les sièges de la Confédération générale du patronat français et l’Union des industries métallurgiques de la région parisienne. Le premier bâtiment, de quatre étages, est largement éventré, avec un nuage de poussières de cent mètres de hauteur. Deux policiers furent même ensevelis par les décombres.

La presse de droite se déchaîne immédiatement sur le Front populaire, mais très vite il est compris que c’est une provocation, qu’a mise en place la Cagoule, surnom donné par la presse à l’Organisation secrète d’action révolutionnaire nationale. C’est une structure armée mise en place en 1934 par des dissidents de l’Action française, menant divers provocations anticommunistes, commettant plusieurs meurtres, se procurant des poisons et des stocks très importants d’armes en liaison avec l’Italie fasciste et l’Espagne franquiste.

La Cagoule tente alors le tout pour le tout, cherchant à manipuler l’armée pour parer à un pseudo coup d’État communiste dans la nuit du 15 au 16 novembre 1937. L’armée ne suit pas, mais on s’aperçoit que l’Élysée devait être pris par la Cagoule par ce coup monté. La répression s’abat immédiatement sur elle, avec l’arrestation de 120 membres, des découvertes de planques, de dépôt d’armes et d’explosifs, de différents plans des points névralgiques tels les ministères et de faux papiers pour s’y introduire, également de plans des égouts afin de les utiliser pour l’opération, etc.

Le ministre de l’Intérieur qui a mené l’opération, Marx Dormoy, sera victime d’un attentat d’anciens de la Cagoule en 1941, alors qu’il avait été mis en résidence surveillée par le régime de Pétain.

=>Retour au dossier sur La déroute du Front populaire (1937-1938)

Les socialistes et les communistes face au Front populaire de Camille Chautemps

Les cortèges parisiens du 14 juillet 1937, où défilent plusieurs centaines de milliers de personnes (100 000 à Lyon, 100 000 à Marseille), débouchent sur une scène place de la Nation à Paris où les participants au Front populaire tiennent des discours d’unité.

Camille Chautemps n’est pas présent, par souci de s’éloigner, mais le message qu’il fait lire salue « l’œuvre immense et généreuse du gouvernement Blum ». C’est la continuité, mais sous l’égide des radicaux cette fois, et ceux-ci exigent la fin de l’agitation dans le pays.

Notons également que le matin du 14 juillet avait vu un défilé militaire d’une ampleur toute nouvelle, avec des chars d’assaut et des avions, dont un termina dans la Seine en plein Paris, plusieurs autres connaissant des déboires similaires au moment de rentrer.

C’est une continuité, mais en même temps un basculement. Officiellement, le Front populaire continue. Mais quel est le bilan ? Que faut-il faire ?

Dans la pratique, le constat est facile à comprendre : Léon Blum n’a rien osé. Jean-Pierre Maxence, un intellectuel d’extrême-droite, critique de manière très réaliste les prétentions du gouvernement de Léon Blum qui a lamentablement échoué. Léon Blum a reculé sur tous les plans et les acquis réalisés ont pour beaucoup perdu leur valeur matérielle.

« Ce qu’on a nommé avec indulgence l’expérience Blum est surtout une absence d’expérience.

Plus qu’il n’a mené une action, M. Blum a, pendant douze mois, suivi une pente. C’est la pente qu’avait suivie la social-démocratie allemande.

On s’est fait élire sur le slogan des deux cents familles et les dites deux cents familles sont à peu près les seules qui soient sorties indemnes de l’affaire.

On en a même renfloué quelques-unes en difficulté en nationalisant leurs entreprises déficitaires.

On a même aidé les plus importantes à réaliser, grâce aux dévaluations soudaines, des coups de bourse magnifiques, pourvu qu’elles fussent averties à temps par leurs accointances dans les milieux gouvernementaux.

La pente Léon Blum a été la pente de la facilité, de toutes les facilités. »

Mais personne n’ose affirmer réellement cela à gauche, pour de multiples raisons. Déjà, parce que les seuls à le faire, ce sont les quelques agitateurs trotskistes marginalisés et épaulés par Marceau Pivert à l’intérieur du Parti socialiste-SFIO. Leur discours est maximaliste et hors sol, typique de l’ultra-gauche. Ils ont été opposés au Front populaire comme unité socialiste-communiste, ils veulent la « révolution permanente ». Personne à gauche n’a envie de leur ressembler.

Le Parti Communiste Français pourrait mener la critique, de manière constructive, mais il est amorphe en raison de la ligne « nationale » imposée par Maurice Thorez, qui paralyse toute critique du Front populaire et toute dénonciation des radicaux. Il va d’ailleurs le payer extrêmement cher par la suite.

Léon Blum peut donc se targuer de toutes les qualités, comme au congrès du Parti socialiste-SFIO à Marseille, début juillet 1937, encore et toujours avec une auto-satisfaction dégoulinante.

« Somme toute, le Parti est encore sous le coup d’une suite d’événements qui se sont précipités pendant une dizaine de jours, événements que certainement il comprend, mais qu’un très grand nombre de nos militants n’acceptent pas, se refusent, si je peux dire, à admettre au fond d’eux-mêmes.

Et vis-à-vis de ceux d’entre nous qui en portent la responsabilité principale, je sens très bien que l’amitié du Parti n’est pas diminuée, bien au contraire.

Jamais nous n’en avons reçu, mes camarades et moi, de témoignages plus touchants, mais il semble parfois que ce qu’on nous témoigne, ce soit plutôt de la solidarité personnelle, de l’affection et une confiance née en partie de l’habitude plutôt qu’une conviction tirée de l’examen critique des événements actuels (…).

Le gouvernement de Front populaire à direction socialiste a fait en France la première épreuve de la direction socialiste au pouvoir. Cette expérience vient de s’achever, cette première expérience vient de s’achever après treize mois d’existence, et quels mois !

Des mois où chaque semaine nous a semblé longue, je vous prie de le croire !

Où sont venus l’un après l’autre, des mois durant, les jours sans répit et les nuits sans sommeil ; où il semble que par on ne sait quelle malice, par quelle conjuration maligne du sort, toutes les épreuves, toutes les difficultés, quelles qu’elles soient, celles qu’on pouvait prévoir et celles qu’on ne pouvait même pas prévoir, se sont accumulées, et accumulées dans le même instant.

Des mois où, chaque fois qu’on entendait la sonnerie du téléphone, on le décrochait en se demandant : « Qu’est-ce qu’il y a encore ? ».

Eh bien, cette épreuve est terminée ! Et je demande si dans ce Congrès il y aura une voix – je dis une voix ! – pour porter contre elle une condamnation ? (Applaudissements) (…).

Est-ce qu’il faut le répéter une fois de plus, après que tous – personne ne l’a fait avec plus de netteté et plus de force que Paul Faure – est-ce qu’il faut répéter une fois de plus que nous n’étions pas un gouvernement socialiste, gouvernant sur le programme socialiste ? (…) Je ne crois pas pécher par un excès de présomption vis-à-vis de moi-même et vis-à-vis de l’oeuvre que nous avons accomplie, ensemble, mes amis du gouvernement et moi. L’autocritique, je peux dire que personne ne l’a exercée sur lui-même plus sévèrement que moi.

Et cependant, je n’avoue pas l’échec, non ! Nous n’avons pas échoué ! (Acclamations. La salle, debout, applaudit.) Non, nous ne sommes pas un parti vaincu, un parti mené à la défaite par les fautes de ses chefs !

Est-ce que vous avez, les uns et les autres, le sentiment d’être ici les représentants d’un parti vaincu ? Non ! (Très vifs applaudissements) (…)

[Le dirigeant de l’aile gauche des socialistes] Zyromski arrivait chez moi [le 20 juin 1937 pour empêcher la démission de Léon Blum] porteur d’une motion votée à l’unanimité par le Congrès fédéral de la Seine [le bastion de l’aile gauche et promoteur de l’unité avec les communistes dès février 1934], qui s’était réuni ce même dimanche et il me disait : « La résistance ! La résistance en faisant appel aux masses, la résistance en appelant le pays à l’action ! La résistance dont le gouvernement prendra la tête. La résistance par un acte semblable à celui qu’ensemble, au nom du Parti, avec quelques amis, nous avons accompli le 12 février 1934 et qui a sauvé dans ce pays la République. »

La différence, entre le 12 février et le 20 juin, c’est que le 12 février – et cela était une grande part de notre force – nous représentions la légalité républicaine, contre les entreprises factieuses. (Applaudissements.)

Et le 20 juin, que la loi soit bien ou mal faite, nous n’aurions pas représenté la légalité constitutionnelle. Nous pouvions à coup sûr persévérer dans une lutte légale contre le Sénat (…).

Et pendant ce temps-là, nous avions la certitude, comme les événements l’ont prouvé, qu’on se servirait – et avec quelque facilité, avec quelle facilité ! – de l’arme atroce, de l’arme envenimée de cette panique financière et monétaire, dont nos adversaires se servent contre nous, dussent-ils pour nous atteindre, passer au travers du corps. (Quelques applaudissements.).

Si nous engagions une telle lutte, il fallait, vous le sentiez bien, la conduire jusqu’à son terme et la conduire victorieusement. Et alors il fallait y aller, il fallait commencer la bataille, il fallait lutter jusqu’à la victoire.

Dans cette lutte, est-ce que tout le Front populaire nous aurait suivis ? Est-ce que, cette lutte, nous pouvions la mener sans demander et sans obtenir le concours actif des organisations ouvrières ? Dans quel état jetions-nous le pays ? (…)

Considérant l’état intérieur du pays, son état psychologique, considérant le danger extérieur, nous avons dit : non, nous n’avons pas le droit de faire cela, nous n’en avons pas le droit, vis-à-vis de notre Parti, nous n’en avons pas le droit vis-à-vis de notre pays. (Applaudissements vifs.) »

L’autosatisfaction de Léon Blum et des socialistes est hallucinée et témoigne d’une croyance absolue en la spécificité française, en sa stabilité, en sa nature fondamentalement « bonne ». Néanmoins, cela n’ira pas sans heurts.

La ligne de Léon Blum ne l’emportera que par 2949 voix contre 2439 ; le Congrès socialiste a été tendu, on en est venu aux mains.

Voici justement la position critique de Jean Zyromski, le dirigeant de la Bataille socialiste, l’aile gauche du Parti socialiste-SFIO, qui a joué un rôle clef dans la mise en place du Front populaire en se tournant vers le Parti Communiste Français depuis son propre bastion, la Fédération socialiste de la Seine (c’est-à-dire de la région parisienne).

Pour Jean Zyromski, il faut reconnaître que la chute du gouvernement de Léon Blum est une défaite, et que des ministres socialistes soient présents dans le gouvernement qui suit, avec à sa tête le radical Camille Chautemps, n’y change rien.

Seulement voilà, si Jean Zyromski sait ce qu’il n’aurait pas fallu faire, il ne sait pas pour autant quoi faire. Il faut attendre le bon moment, et considérer le gouvernement de Camille Chautemps comme une simple transition, une période passagère avant la véritable lancée. C’est volontariste, mais les masses sont pour beaucoup déboussolées : l’ambiance est devenue morose, tendue, agressive.

« Camarades, je viens à cette tribune avec le sentiment très net de la gravité de la situation pour notre parti.

Je viens ici au nom de tous mes amis de la Bataille socialiste, mandaté par eux, pour expliquer devant le congrès le sens de notre motion et la manière dont nous entendons résoudre la crise qui s’est ouverte dans le Parti, depuis le 20 juin, crise qui a secoué tout le Parti, qui le secoue encore, et qui doit être dénouée comme nous le pensons, si on ne veut pas qu’il aille à la pire des aventures et à la pire des catastrophes (…).

D’abord fait que je crois incontestable, et incontesté : le gouvernement de M. Chautemps [qui suit celui de Léon Blum] n’est pas et ne peut pas être un vrai gouvernement de Front populaire. (Applaudissements.) Il ne l’est pas en raison de sa constitution même, en raison de sa composition même. Regardons la réalité en face, si dure soit-elle : il est le résultat d’une défaite que le Parti a subie en présence de l’offensive conjuguée du Sénat et de l’oligarchie financière (Applaudissements.)

Le 20 juin, pour nous, n’est pas une journée de victoire, c’est une journée de défaite, c’est un recul incontestable du Front populaire et le fait que le gouvernement Chautemps a succédé à un gouvernement de Front populaire à direction socialiste, le fait que le gouvernement Chautemps n’est pas à l’image du Front populaire, le fait que le gouvernement de M. Chautemps est, passez-moi l’expression, un « ersatz » et un mauvais « ersatz » du Front populaire, doit nous penser à prendre un certain nombre de déterminations pour faire cesser une situation qui est insupportable et qui ne correspond pas à ce qu’est, en réalité, le Front populaire. (Applaudissements.)

Je vais maintenant rappeler un peu le passé, non pas pour me complaire dans des critiques du passé mais pour en tirer des leçons pour l’avenir.

Camarades, nous ne voulions pas de cela, nous ne l’avons pas voulu, nous avons voulu autre chose et nous avons dit ce que nous voulions. Le 20 juin, au lieu de s’en aller devant le vote du Sénat, c’était le moment de contrebalancer l’action du Sénat et des oligarchies financières, par le recours à ce qui est votre véritable force, l’action de la classe ouvrière (Applaudissements.)

Nous l’avons dit, nous ne sommes pas contentés de le dire. Nous sommes allés trouver notre camarade Blum avec un appel unanime de la Fédération de la Seine, réunie dans son Congrès. Nous avons dit : « Nous comptons sur vous, nous comptons sur le gouvernement, à l’heure actuelle ; ce n’est pas simplement un parti d’opposition qui, à certains moments, doit entraîner des masses populaires, c’est à vous, comme le 12 février 1934, avec notre appui, qu’il convient d’entraîner les masses ouvrières et paysannes, de ce pays, à l’action contre le Sénat et contre les oligarchies financières. » (Applaudissements.)

C’était, je crois, cela la vérité. C’était, je crois, cela le devoir. C’était, je crois, cela la véritable direction. Je considère qu’une erreur d’optique extrêmement grave a été commise et maintenant que l’on ne vienne pas dire : « Mais la Confédération Générale du Travail ne marchait pas, mais le Parti communiste ne marchait pas. »

Non, vous n’avez pas le droit de dire cela ! Vous n’avez pas le droit d’employer cet argument, car – et vous l’avez d’ailleurs très loyalement dit et répété dans votre discours de Bordeaux – vous avez dit qu’il vous apparaissait – et j’emploie l’expression la plus modérée – comme contre-indiqué en raison de la situation intérieure et de la situation extérieure, d’une mise en mouvement des masses ouvrières et paysannes.

C’était votre droit de penser ainsi, vous estimiez contre-indiqué, à ce moment-là, surtout pour la politique internationale, la mise en mouvement de ces masses ouvrières et paysannes, comme le Parti l‘avait fait sous voter égide, le 12 février 1934. Vous ne l’avez pas fait et l’erreur d’optique a entraîné l’erreur d’aiguillage (Applaudissements.)

Déjà, mauvaise bifurcation. Ce n’est plus la pause que nous avons acceptée dans certaines circonstances et sous certaines conditions. C’était déjà la bifurcation.

Et quarante-huit heures plus tard, le Conseil national du Parti malgré notre opposition tenace et passionnée, acceptait alors la participation socialiste au gouvernement de M. Chautemps.

La décision du Conseil national entourait cette participation d‘un grand nombre de conditions et de garanties. Mais comme il arrive toujours dans ces sortes d’opérations, le soir même de la décision du Conseil national, elle était déjà violée, la décision de la majorité du Conseil national ! (Applaudissements).

Elle n’était pas simplement violée par la présence de M. Queuille au ministère des Travaux publics. Cela c’est après tout, très peu de choses.

Mais elle a été violée par, ce qui est beaucoup plus grave, la présence et l’arrivée providentielle et miraculeuse de M. Georges Bonnet qui revenait de Washington et des Etats-Unis pour nous apporter les trésors de sa politique financière ! (Applaudissements.)

Nous n’avons pas marché, nous ne marchons pas et nous ne marcherons pas pour cela ! (Applaudissements.)

Le gouvernement de M. Chautemps n’est pas seulement un véritable gouvernement de Front populaire, en raison de sa constitution même. Ce n’est pas non plus ce que nous appelons un gouvernement de Front populaire en raison de son programme.

On nous a dit, on nous a proposé, au Conseil national : « Il ne s’agit pas de savoir combien il y a de ministres socialistes, où ils sont, s’ils sont à la présidence ou non. Il s’agit de savoir quel est le programme du Front populaire ».

Oh ! mais, camarades, la réponse est venue ! Elle est venue très clairement, très brutalement. Les premières réponses, car il y en aura d’autres, qui seront encore beaucoup plus claires et beaucoup plus brutales. (Quelques applaudissements.)

Nous avons les décrets-lois de M. Bonnet, et alors véritablement si mon ami Auriol est dans la salle, je veux lui dire qu’hier j’ai reçu un véritable coup de massue ! J’ai été stupéfait et j’ai été épouvanté ! (Très bien ! Applaudissements)… lorsque Vincent Auriol avec… (Manifestations dans les tribunes.)

Le Président. Allons ! Vous n’êtes pas chargés de faire la police, camarades, taisez-vous ! Continue Zyromski. (Bruit dans la salle) Si tous les commissaires se mettent à parler, on est foutu !

Zyromski. Lorsque, avec une loyauté vraiment excessive, en se piquant d’honneur, notre camarade Vincent Auriol se considérait comme mandaté ici pour défendre et justifier les projets de M. Georges Bonnet, je pensais véritablement que ce n’était ni notre rôle, ni peut-être sa place car enfin dire que les projets de M.Georges Bonnet sont des projets qui ne heurtent pas la démocratie, alors cela voudrait dire que tout ce que Vincent Auriol et Léon Blum ont enseigné au Parti, depuis des dizaines d’années, tout cela était complètement faux et complètement démenti par les évènements ? (Applaudissements.)

Voyons, camarades ! Mais enfin je me rappelle toute la bataille que nous avons mené contre la superfiscalité Poincaré ; dieu sait si nous avons mené la bataille sous la conduite de Léon Blum contre la superfiscalité Poincaré !

Mais vous savez la superfiscalité Georges Bonnet c’est encore bien autre chose !

Et je veux me rappeler que ce qui constitue des originalités du Front populaire, ce qui fait sa force dans notre pays, c’est que justement ce n’est pas simplement une combinaison électorale et parlementaire mais c’est une sorte de jonction, de conjonction du prolétariat et des classes ouvrières, et dans notre pays de petite paysannerie, d’artisanerie, ces catégories sociales intermédiaires continuent à jouer un rôle au point de vue social important.

Eh bien, vous savez, en ce qui concerne les classes moyennes, elles sont servies avec M. Georges Bonnet (Applaudissements.)

Que ce soient les dispositions relatives à l’impôt direct sur le revenu.

Que ce soient les dispositions sur l’augmentation des taxes ferroviaires et des tarifs postaux et des droits de douanes ; que ce soit tout cet ensemble de dispositions, elles sont très bien servies !

Et lorsqu’on vient nous dire que les majorations ne portent pas sur les denrées de première nécessité, sur les denrées de consommation, alors véritablement, moi, je ne comprends plus rien du tout ! Les denrées de consommation, elles sont transportées soit par chemin de fer, soit par camions !

Et lorsque vous frappez les tarifs marchandises, d’une augmentation de tarif de 18 %, eh bien, je pense qu’elles auront une répercussion sur le prix de toutes les denrées de première nécessité !

Je ne veux pas me livrer à ce jeu trop facile de dépiautage, de critique par détail de tous les impôts nouveaux et de toutes les taxes de M. Georges Bonnet, mais je veux dire que cela va à l’encontre de tout le programme, de tout l’esprit non seulement du Front populaire, mais de tout ce que le Parti a dit en matière économique, en matière fiscale, en matière sociale (Applaudissements.)

Je sais très bien que Vincent Auriol dans ses projets avait prévu quelques aggravations et quelques ajustements de taxes. Nous n’en étions pas extrêmement satisfaits, d’ailleurs, mais au moins il y avait des contre-parties.

Ces contre-parties, je n’en retrouve aucune, notamment, il y avait un point qui m’avait personnellement beaucoup séduit : il y avait cette obligation pour les compagnies d’assurance de réinvestir 25 % des réserves mathématiques dans les fonds d’Etat (Applaudissements.)

Ça n’y est plus. Mais ce n’est pas étonnant, la politique financière du Front populaire ou du front populaire « ersatz » de M.Chautemps, elle est confiée aux représentants de la Banque Lazare et de l’oligarchie bancaire ! (Vifs applaudissements.)

Non ! Nous sommes des militants, mais nous ne sommes pas encore tout à fait des imbéciles (Applaudissements.)

Alors, camarades, après vous avoir démontré – et je crois que c’est un certain nombre d’idées incontestables – que le gouvernement de M. Chautemps n’est pas un vrai gouvernement de Front populaire, que c’est un ersatz, que le gouvernement de M. Chautemps ne peut pas appliquer le programme de Front populaire, que dès son début et dès ses origines, il va à l’encontre de toutes les directions de ce programme, vous ayant dit que nous ne voulons pas de cela, que nous ne l’avons pas voulu, que nous aurions voulu, pour éviter cela, que l’on fasse appel à l’action socialiste, à l’action ouvrière, c’est-à-dire à l’action de masse, faisant pression sur les pouvoirs publics et le pouvoir parlementaire, je viens vous demander de ne pas vous installer dans le fait accompli. Oh ! je sais, la valeur et la force du fait accompli ! Mais enfin le rôle du Parti n’est pas d’accepter les faits accomplis. Le capitalisme aussi est un fait, et je suppose que le Parti ne s’est jamais installé dans le régime capitaliste (Applaudissements.)

Je vous demande, étant donné les dangers de cet engrenage, que vous sentez tous, qu’au moins aujourd’hui le Parti, dans sa souveraineté, le Parti, émanation de ses congrès fédéraux, le Parti, émanation de toutes se fédérations, dise : Nous n’acceptons pas cela !

Mais non seulement nous n’acceptons pas, mais nous allons travailler à ce que dans le plus bref délai possible, la République française ait de nouveau un véritable gouvernement de Front populaire ! (Applaudissements.)

Voilà l’objectif, voilà la ligne directrice, voilà le but à atteindre dans le plus bref délai. Le gouvernement Chautemps ne peut être qu’une combinaison absolument transitoire et le devoir du Parti est d‘entraîner et d’animer le Front populaire pour déterminer dans ce pays le climat social favorable au retrait de ce ministère qui n’est pas l’émanation des forces populaires de France (Applaudissements.)

Et ici – et je ne veux éviter aucune difficulté, pas plus avec les camarades de l’ex-gauche révolutionnaire qu’avec les camarades de la majorité de la CAP – nous sommes tous d’accord pour dire que si nous ne voulons pas fixer un jour J et une heure H pour la disparition du ministère Chautemps, nous sommes tous d’accord pour dire que le devoir du Parti est dès maintenant de travailler de toutes ses forces, par la mobilisation des masses populaires, à créer une situation telle qu’il ne puisse pas rester au pouvoir ! (Applaudissements.)

Gueret. Est-ce que les ministres doivent se retirer, Zyromski ? Voilà la question !

Zyromski. Je viens de te répondre ! Nous n’avons pas ici à fixer le jour J et l’heure H pour le retrait du ministère !

Lebas. Ah ! Si, si !

Zyromski. Nous avons ici à fixer…

Lebas. Nous poserons la question !

Zyromski. Je n’en doute pas que vous la poserez ! Mais moi, je vous donne la réponse et laissez-moi vous donner ma réponse : Je dis que nous n’avons – te je répète, et nous ne démordons pas de cette position – nous n’avons pas à fixer le jour J et l’heure H pour le retrait des ministres socialistes.

Nous avons à fixer et à déterminer la ligne politique du Parti, l’objectif du Parti qui doit être de réunir dans le plus bref délai possible, dans la mise en mouvement des masses populaires, les conditions sociales pour que le ministère Chautemps soit forcé de se retirer devant ce mouvement… (Applaudissements) comme les capitalistes savent très bien créer un climat favorable quand il s’est agi d’un gouvernement à direction socialiste.

Voilà notre proposition. Vous pouvez la critiquer vous pouvez ne pas la partager, elle est claire, et je dirai maintenant sans aucune gêne, à mes amis de la Gauche révolutionnaire, que je suis convaincu en prenant cette position, d’être pleinement fidèle à l’esprit de toutes nos motions qui basent toute l’action du socialisme sur le mouvement constant et permanent des masses ouvrières et paysannes et nous préférerions, pour notre part, de beaucoup que le gouvernement Chautemps se retire globalement devant la pression du mouvement des masses populaires, qu’à la suite des incidents de la vie parlementaire.

Voilà notre position et voilà notre conception.

Je voudrais maintenant terminer cette intervention en déclarant que le futur gouvernement de Front populaire devra être à l’image u Front populaire, c’est-à-dire à direction socialiste, avec la participation du Parti communiste qui maintenant a réparé sa lourde faute de refus de participation(Applaudissements.)

Ce gouvernement devra également comporter la collaboration permanente et active de la grande force syndicale unifiée, de la classe ouvrière française, la Confédération Générale du Travail. (Applaudissements.)

Voilà comment je vois le futur gouvernement de Front populaire et je n’exclus aucun des éléments bourgeois, aucune des éléments démocrates qui veulent accepter loyalement cette formation et cette constitution.

Ce nouveau gouvernement ainsi constitué, ce nouveau gouvernement reprenant intégralement le programme du Front populaire, ne devra pas oublier ce que le premier gouvernement de Front populaire a, malgré tout, un peu trop oublié : qu’il ne suffit pas d’avoir une majorité parlementaire cohérente et fidèle pour mener une politique de Front populaire.

Il faut se souvenir que le Front populaire, ce n’est ni le cartel électoral des gauches, ni la participation ministérielle ; ce n’est aucune de ces formes d’action périmées d’autrefois, que nous avons combattues, que nous avons eu raison de combattre.

Le Front populaire est avant tout un mouvement de masse, surgi de la profondeur du pays républicain, démocrate et prolétarien, et plus les résistances augmentent, plus les obstacles sont accumulés, plus il est indispensable de les conjuguer et de coordonner la force de l’action parlementaire, la force de l’action gouvernementale, avec la force d’un mouvement des masses populaires dans le pays ! (Applaudissements.)

J’ai le sentiment, j’ai la conviction que depuis déjà plusieurs semaines, cette conception était absente du premier gouvernement de Front populaire à direction socialiste : avant le conseil national du 16 avril que nous avons tenu dans la mairie de Puteaux – permettez-moi de la vous le rappeler- je me rappelle avoir écrit dans la « Vie du Parti » que le soutien actif des masses populaires était à la fois la raison d’être et la condition d’un succès d’un gouvernement de Front populaire.

Quelques semaines après, parce que l’on a oublié cette notion et que vous êtes enfermés dans le cadre parlementaire, dans le cadre strictement constitutionnel, vous n’avez pas cru devoir faire appel à ces forces profondes et à ces réserves actives du pays, qui sont la raison d’être et la garantie du succès du mouvement prolétarien et démocratique ; vous avez déterminé un échec redoutable du Front populaire.

Et maintenant, il faut réparer cet échec, mais il faut le réparer dans des conditions beaucoup plus difficiles et dans des conditions beaucoup plus délicates. Non, je ne veux pas attendre !

Non je ne veux pas m’installer dans le gouvernement Chautemps !

Il y a des hommes qui y sont délégués, soit ! Ils sont dans un tunnel, il faut sortir du tunnel le plus vite possible. (Applaudissements.)

Le devoir du Parti est dire clairement la route à suivre, la voie à tracer, la ligne qu’il faut développer. Réunir en utilisant toutes les occasions – et M. Georges Bonnet nous fournit toutes les occasions avec un générosité toute américaine – (applaudissements.) Il faut utiliser toutes les occasions pour déterminer un mouvement qui portera le vrai gouvernement de Front populaire.

Quelques voix. Ce soir ?

Zyromski. Vous allez me dire : « Mais vous brisez le Front populaire ». Non, camarades, je sauve encore le véritable Front populaire dans le pays ! (Applaudissements.)

Je suis convaincu que je sauve véritablement le Front populaire dans le pays, mouvement de masses que vous désillusionnez, que vous acculez aux déceptions ! (Quelques applaudissements.)

Voilà ce que j’ai la sensation de faire aujourd’hui ; le seul moyen de conserver et de garantir le Front populaire est de prendre cette attitude.

Attitude courageuse, attitude difficile ; c’est le cas de rappeler le mot de Léon Blum : « tout est difficile. » Il faut, voyez-vous, au plus vite réparer les erreurs. Il faut au plus vite réparer les dégâts.

Je suis convaincu que si sous une forme quelconque, même en pimentant de quelques conditions et de quelques garanties supplémentaires, votre motion, vous disiez que vous acceptiez le fait accompli, quitte à demain, dans une échéance lointaine, faire autre chose…cela ne suffit pas !

Nous ne voulons pas d’échéances lointaines et vagues !

Nous voulons les échéances rapprochées par la claire compréhension du Parti, de son devoir et de tout son devoir ; c’est ce que nous demanderons au Parti de proclamer avec la conviction que nous servons véritablement notre Parti, que nous devons lui épargner les erreurs, les défaillances, les abandons d’autres partis, avec la volonté de préparer, de conquérir, l’avenir socialiste ! (Très vifs applaudissements.) »

=>Retour au dossier sur La déroute du Front populaire (1937-1938)

Léon Blum remplacé par Camille Chautemps au gouvernement du Front populaire

L’Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne a été très critiquée par les opposants au Front populaire ; elle n’en a pas moins été un succès, et cela a permis au gouvernement de temporiser.

Le premier mai 1937 a été un immense succès également : le Parti Communiste Français parle d’un million de personnes venues manifester rien qu’à Paris.

Il semble pourtant clair à la bourgeoisie moderniste que le redressement tant attendu n’a pas fonctionné. Édouard Daladier, le chef du Parti radical et le vice-président du Conseil des ministres, constate ainsi en juin 1937 :

« Toutes les nations ont largement dépassé les niveaux de prospérité qu’elles avaient atteints dans l’heureuse année 1929. La France est la dernière. Elle ferme la marche de ce cortège.

De même, tandis que la production mondiale excède en moyenne la production d’avant-guerre, l’accélération est presque nulle en France. On constate dans plusieurs de nos industries de notables diminutions de rendement.

Ajoutons à ces faits incontestables l’important déficit de la balance commerciale, la cherté, bien plus préoccupante encore, de l’argent, l’absence de toute création d’affaires nouvelles, la restriction des échanges alors que l’économie moderne ne peut vivre que du mouvement.

Que dire enfin de l’inquiétude des classes moyennes qui supportent, souvent sans compensation, tout le poids des lois sociales ? »

Au moment de ce constat retentit le scandale des banques. Le 15 juin 1937, Léon Blum demanda à l’Assemblée nationale les pleins pouvoirs financiers. Immédiatement, les banques firent en sorte, entre le 15 et le 18 juin, de vendre 400 millions de bons du trésor. Le ministre des Finances put tout suivre par l’intermédiaire des écoutes téléphoniques et télégraphiques mises en place.

Et si les députés votèrent par 346 voix contre 247 en faveur de la demande de Léon Blum, le Sénat refusa par 168 voix 96, notamment en raison du rejet des radicaux.

Le radical Joseph Caillaux, président de la Commission des finances du Sénat, fut le principal opposant, dénonçant les 22 milliards de francs de déficit de l’année et la mise en place éventuelle d’un nouvel impôt d’entre 2 et 5 milliards pour l’année. On notera que Joseph Caillaux avait lui-même été à de nombreuses reprises ministre des Finances et la gauche lui avait refusé une même demande en 1926.

Léon Blum est alors échec et mat et donne sa démission le 21 juin 1937, refusant d’appeler au soulèvement des masses d’une part, et empêché de provoquer de nouvelles élections sous la pression des radicaux.

C’est Camille Chautemps qui le remplace immédiatement, dès le 22 juin 1937, avec un « gouvernement de rassemblement républicain ». Ici, on tombe des nues. Camille Chautemps est un radical, c’est un membre éminent des institutions.

Il a été maire de Tours, il a été député (d’Indre-et-Loire, puis du Loir-et-Cher), il est sénateur (Loir-et-Cher). Il a été cinq fois ministre de l’Intérieur (dont deux fois pour quelques jours seulement), il a été ministre de la Justice (pour un mois seulement), il a ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts, il a été ministre des Travaux Publics. Il a été ministre d’État dans le gouvernement de Léon Blum. Et il a été deux fois président du Conseil déjà (une fois pour quatre jours, une fois pour deux mois).

On est donc dans une configuration où tout redevient comme avant le Front populaire. Il y a également l’ombre de l’affaire Stavisky, Camille Chautemps étant parfois présenté comme le grand protecteur de cet immense escroc.

En tout cas, donc, Camille Chautemps est comme chez lui, et le Sénat lui accorde les pleins pouvoirs jusqu’au 30 août 1937, par 167 voix contre 82. Il procède à une nouvelle dévaluation (de 26%), les impôts sur le revenu augmentent. Les prix du tabac, des PTT et des chemins de fer augmentent également.

C’est qu’officiellement, les caisses sont vides. Et s’il y a besoin de 26 milliards (dont quasiment 10 de remboursement des emprunts de 1934 à 4,5 %, à quoi s’ajoute un emprunt britannique), le gouvernement estime qu’il ne pourra en obtenir que 20 sur le marché.

On a donc un gouvernement de sévère austérité, avec un recul marqué du niveau de vie. Mais de quel gouvernement parle-t-on ? Car il ne diffère guère du précédent pour la composition.

Il y a d’ailleurs un trouble dès le départ. Jean-Baptiste Lebas, ministre des PTT. du gouvernement démissionnaire, dénonce de son côté le Sénat comme seul responsable, lors d’une fête des Jeunesses socialistes à Roubaix. Il dit :

« Puisque le Sénat a voulu mettre un obstacle aux réalisations que nous voulions poursuivre, c’est contre lui que la lutte doit être dirigée, car nous ne comptons pas seulement conserver ce que nous avons fait, nous voulons faire plus et mieux.

Le Sénat va avoir contre lui toutes les masses ouvrières et paysannes de France. Le Sénat a voulu la lutte, il l’aura. Nous saurons abattre tous ceux qui entravent nos réalisations et, disons le mot, notre révolution sociale. »

Sauf que Jean-Baptiste Lebas était également ministre des PTT du nouveau gouvernement et il devra faire profil bas !

=>Retour au dossier sur La déroute du Front populaire (1937-1938)

L’Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne

En avril 1937, le Front populaire vient de passer une épreuve terrible avec la fusillade de Clichy. La contradiction entre la prétention pro-ouvrière du gouvernement et la réalité de l’appareil d’État a sauté aux yeux.

Et les grèves se multiplient, ce qui reflète la défiance par rapport au gouvernement. 4000 ouvriers du bâtiment de Nantes sont en grève pendant plus de deux mois, et finissent par envahir les bureaux de la présidence du Syndicat des entrepreneurs. Le président est roué de coups, ses vêtements déchirés, sa voiture démolie et incendié, avant que n’interviennent pas moins de 22 pelotons de gardes mobiles.

Un million de travailleurs défilent le premier mai 1937, avec la CGT comme moteur, alors qu’une semaine après, les cérémonies pour Jeanne d’Arc sont verrouillées, le gouvernement empêchant les défilés et ne tolérant des délégations que de 150 personnes au maximum.

Heureusement pour le gouvernement se tient une Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne. C’est une exposition mondiale à Paris au Trocadéro, relevant d’un projet qui est antérieur au Front populaire de plusieurs années.

Cependant c’est un dispositif extrêmement important pour lui. C’est, si l’on veut, une expression idéologique, une tentative de formuler une ligne générale dans tous les domaines. On ne peut pas le comprendre si on ne voit pas que c’est une mise en place d’un nouveau régime dont on parle ici, à l’instar de la République espagnole ou du Mexique, ou encore de la Tchécoslovaquie au même moment. C’est la quête d’un « style ».

En février 1937, les syndicats du bâtiment y sont en grève, et organisent un meeting ; on lisait sur la banderole :

« L’ouverture de l’exposition le 1er mai est une bataille des ouvriers et du Front populaire contre le fascisme. Nous la gagnerons. »

Signe de l’esprit critique, on lit un peu plus loin :

« Le 15 % tout de suite. A bas la non intervention. Vive l’Espagne républicaine. »

Léon Blum vint lui-même, en compagnie de Léon Jouhaux, le dirigeant de la CGT, et de Marcel Gitton du Parti Communiste Français. Tous viennent demander à ce que le travail soit repris. C’est que c’est une question de prestige pour le Front populaire. Initialement, le Conseil municipal de Paris avait la main sur les travaux, mais cela traînait terriblement en longueur, on craignait alors le fiasco.

Depuis les règlements financiers de juillet 1935, c’est l’État qui assure les risques et il y a les moyens de prendre les choses en main. En ce sens, Léon Blum a nommé comme délégué général de la Présidence du conseil à l’Exposition Jean Locquin, député SFIO et historien d’art. Il faut donc que l’exposition soit prête à temps.

Marcel Gitton supplie donc les grévistes :

« Les ennemis du Front populaire désirent l’échec de l’Exposition. Les ouvriers voudront qu’elle soit un succès sans précédent. »

Léon Jouhaux est dans le même ton :

« Il faut que toutes les concessions soient faites, que tous les sacrifices soient faits. »

Et Léon Blum d’expliquer :

« L’Exposition sera le triomphe de la classe ouvrière, du Front populaire et de la liberté ; elle démontrera que le régime de la liberté est supérieur à la dictature (…). Il faut que l’Exposition réussisse. Ni le retard ni encore moins l’échec ! La bonne renommée du Front populaire est en jeu. Et, maintenant, je vous le dis franchement : le travail du samedi et du dimanche est nécessaire. »

Mais les charpentiers et cimentiers refusent de travailler le week-end, et ils veulent le doublement de leur salaire. La grève continue et quelques jours plus tard ont lieu trois meetings, à Japy, au Vél’ d’Hiv’ et à Huyghens. La CGT prend de facto le contrôle des travailleurs et l’exposition devient un bastion. En avril, à l’entrée principale, on trouve un immense drapeau français. Le bleu est siglé des trois flèches du Parti socialiste-SFIO, le blanc contient un bonnet phrygien, le rouge est marqué d’une faucille et d’un marteau.

Ce sont les pompiers qui viennent l’enlever discrètement la nuit, sous escorte policière. Quelques jours après, ce sont les cars de police qui circulent sur les chantiers pour procéder à enlever les « emblèmes séditieux ». Et en mai, l’installation électrique du pavillon des vins de France est saccagée : la société qui l’avait mise en place avait des travailleurs liés à la CFTC catholique.

L’Exposition et ses travailleurs français en permanence sur la brèche syndicale est alors devenu pour la bourgeoisie le symbole même de l’agitation de la CGT et de sa tentative de main-mise sur l’organisation du travail en général.

Néanmoins, l’Exposition finit par s’ouvrir, inaugurée le 24 mai 1937 par le président de la République. Il est accompagné par Léon Blum en tant que chef du gouvernement ; si les pavillons nationaux sont terminés, il a fallu parfois recouvrir de bâches certains endroits.

On notera néanmoins l’ampleur de l’initiative qu’est l’Exposition alors, preuve en est de nombreux restes de celle-ci à Paris, notamment le palais de Tokyo, le palais de Chaillot et le palais d’Iéna.

Et ce fut un succès de son ouverture jusqu’au 25 novembre 1937, avec 31 millions de visiteurs. Pourtant, elle n’est pas passée à la postérité, elle a flotté comme en dehors de son époque, telle la France s’imaginant pouvoir s’en sortir par un chemin totalement différent, social et moderne (à l’instar au même moment de la Tchécoslovaquie « moderniste » de Tomáš Masaryk).

Une seule chose en est restée, de par sa symbolique si puissante : le pavillon soviétique qui se tient face au pavillon nazi. Ce dernier, réalisé par Albert Speer, met en avant à une hauteur d’une cinquantaine de mètres un aigle allemand tenant une croix gammée dans ses serres. Deux sculptures sont à l’entrée, typiques de l’esthétique nazie : la « Camaraderie » et la « Famille », réalisée par Josef Thorak, le sculpteur nazi par excellence.

Le pavillon soviétique qui lui fait face est surmonté par L’Ouvrier et la Kolkhozienne, une sculpture de 24 mètres de hauteur réalisée par Vera Moukhina, dans l’esprit réaliste socialiste, avec sur le bâtiment une frise sculptée représentant les 11 nationalités soviétiques sur la base d’œuvres de Iossif Tchaïkov. L’opposition est totale.

On notera également que la peinture Guernica de Picasso consiste en une commande de la République espagnole pour l’Exposition ; de 3,5 mètres de hauteur et de 7,8 mètres de largeur, c’était une œuvre « moderne » typique dans son sens de l’abstraction et elle ne reçut fort justement que des critiques lors de son exposition. Notons également qu’une citation de Don Quichotte se trouvait à l’entrée du pavillon espagnol :  « On doit exposer sa vie pour sa liberté ».

L’intérieur du pavillon de l’Espagne

Voici la liste des pays présents : Allemagne, Argentine, Australie, Autriche, Belgique, Brésil, Bulgarie, Canada, Danemark, Égypte, Espagne, Estonie, Lettonie et Lituanie, États-Unis, Finlande (dont le pavillon en bois d’Alvar Aalto frappa les esprits), Grande-Bretagne, Grèce, Haïti, Hongrie, Irak, Italie, Japon, Luxembourg, Mexique, Monaco, Norvège, Pays-Bas, Pérou, Pologne, Portugal, Roumanie, Siam, Suède, Suisse, Tchécoslovaquie, Terre d’Israël en Palestine, Union Sud-Africaine, URSS, Uruguay, Venezuela, Yougoslavie.

Ce sera prétexte à Maurice Chevalier pour chanter une chanson, « La p’tite dame de l’expo », où il raconte comment il tente de « draguer » une femme « exotique » dans différents pavillons. C’est un mélange de stupidité, de simplification, d’amusement populaire assez exemplaire de l’époque.

Ces 45 pays ont leurs pavillons sur un site couvrant le Trocadéro, le Champ-de-Mars, ainsi que les quais de Seine entre les Ponts de l’Alma et de Passy.

Et comme le thème est la vie moderne, on a aussi des pavillons par thématique : aéronautique, aluminium, amiante, architecture privée, arts féminins, bâtiment, Beaux-Arts, Beaux-Arts de l’Algérie, bijouterie, de l’Orfèvrerie-Coutellerie et des Laques, bois, bois Exotiques et coloniaux, caoutchouc, chemins de fer, cinéma avec photographie et phonographe, couleurs et vernis, électricité (avec un immense panneau de Raoul Dufy : La Fée Électricité), élégance, enseignement, femme avec l’enfant et la famille, froid, gaz, hygiène, jouets, luminaire, manufactures de Sèvres, marine marchande, maroquinerie, matières plastiques, métaux, mobiliers et ensembles mobiliers, presse, publicité, radio, solidarité nationale, tabacs, technique de l’Alimentation, thermalisme, temps nouveaux, tourisme, Travaux Publics, vins de France, vitrail, yachting à Voile.

Le pavillon des arts féminins
Le pavillon de l’aéronautique

On notera que la CGT dispose de son pavillon en tant que pavillon du travail, où les trois lettres du syndicat sont présentes en grand. C’est un long bâtiment de 75 mètres, pour 22 mètres de large, sur la rive gauche de la Seine, et en son cœur il a trois paliers formant le Grand Hall de la Paix, débouchant sur une statue représentant la Paix.

Léon Jouhaux définit de la manière suivante la présence de la CGT :

« En participant officiellement à l’Exposition internationale des Arts et Techniques, la Confédération Générale du Travail renoue une sorte de tradition. II faut, en effet, se souvenir du grand intérêt qu’ont manifesté les associations ouvrières du passé.

Ces ancêtres de nos syndicats modernes pour les premières expositions internationales vers le milieu du siècle dernier. Cet intérêt que portaient alors les travailleurs aux manifestations de ce genre résultait directement de l’esprit qu’entretenait le compagnonnage, glorification du métier, culte du beau et bon travail.

Toute la noblesse, toute la fierté du travail manuel s’inscrivaient dans ces principes, dont les premières associations ouvrières faisaient leur loi morale. Certes, un tel sentiment a pu paraître s’estomper, s’atténuer chez les ouvriers ; aux époques où leurs revendications les plus élémentaires furent durement contestées par le capitalisme d’usine, quand l’âpreté même des luttes qu’ils avaient à soutenir les accaparait entièrement.

Mais aujourd’hui, après la décisive reconnaissance des droits du Travail qui place notre pays à la tête du mouvement universel vers le progrès social, il est bien compréhensible que ce sentiment se trouve restitué en nous, dans toute sa force.

Cette loi morale est toujours la nôtre, elle est celle de l’organisation syndicale.

Glorifier le travail, c’est donner son sens le plus élevé à la vie des travailleurs. Et c’est bien la signification réelle et profonde de la participation de la C.G.T. à l’Exposition de 1937. »

De nombreuses entreprises ont également leur pavillon : Bata, Byrrh, Cafés du Brésil, Cinzano, Hachette, Larousse, Lefèvre-Utile, Lever, Liebig, Nestlé, Pernod, Philips, Saint-Gobain, Service d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes, etc.

Les régions françaises sont également à l’honneur, avec le découpage suivant : Alsace, Basque – Béarnais – de la Bigorre, Bourgogne – Franche Comté – Pays de l’Ain, Bretagne, Champagne, Corse, Côte d’Azur, Dauphiné, Flandre-Artois, Forez-Vivarais, Guyenne et Gascogne, Île-de-France, Languedoc Méditerranéen, Limousin – de la Marche – du Quercy et du Périgord, Lorraine, Lyonnais, Massif Central, Nivernais-Berry, Normandie, Picardie, Poitou – Angoumois – Aunis – Saintonge, Provence, Pyrénées-Orientales, Roussillon, Savoie et Haute-Savoie, Vallée Moyenne de la Loire.

La France en profita pour mettre en valeur ses colonies, avec les pavillons suivants : Afrique Équatoriale Française, Afrique Occidentale Française, Algérie, Cameroun, Commissariat Général de la France d’outre-mer et Section de la Synthèse, États du Levant sous mandat Français, Guadeloupe, Guyane, Inde Française, Indochine, Madagascar, Maroc, Martinique, Réunion, Tunisie.

On notera également le club alpin français, diverses attractions… mais également un centre rural, Voici comment l’écrivain français Léon-Paul Fargue raconte dans le Figaro Littéraire, en septembre 1937, son passage dans cette zone artificielle où l’on trouve un village avec son bar-tabac, une mairie, une maison de l’agriculture, une auberge…

« Rien ne contient pourtant autant de charme et de piment que la visite au Centre rural.

Certes, l’exotisme surprend, l’orientalisme décroche les rêves suspendus, les tirs de barrage de feu bleu ou zinzolin flattent l’imagination, les mélanges de publicité et de technicité déconcertent la matière grise avant de la disposer au lyrisme, enfin, tous les boomerangs de couleurs et de gaz, toutes les fusées de soie et de pluie bombardent de vitamines frénétiques le cœur des badauds.

Mais le vrai flâneur, et avant tout le flâneur français, n’éprouve de satisfaction sérieuse, quasi rassurante, et douce comme une caresse, et limpide comme une parole affectueuse, qu’au Centre rural.

C’est une toute petite chose que ce musée des conditions de vie, égaré parmi des puzzles de géographie, et cependant c’est une preuve de réalité. On se sent là chez soi, près de soi-même, dans l’atmosphère du village natal. »

Naturellement, l’auteur de ces lignes est né à Paris, a passé sa scolarité à Paris, fait partie de la société parisienne et de tout son milieu intellectuel, etc.

=>Retour au dossier sur La déroute du Front populaire (1937-1938)

La catastrophe de mars 1937 à Clichy

Le 21 février 1937, Léon Blum est de passage à Nantes. Il reprend la ligne de son satisfecit :

« La France, depuis cinq ans, traversait une grave crise sur laquelle s’étaient penchés les docteurs qui, comme les médecins de Molière, disaient que pour guérir le malade, il fallait le saigner, le purger et bien d’autres choses encore. Le pays n’a pas voulu plus longtemps de tels remèdes.

Ce sont les hommes du 6 février qui, par leur assaut armé contre les forces républicaines, ont créé le Rassemblement populaire. C’est le peuple lui-même qui a voulu le Front populaire. Voilà comment nous sommes parvenus au pouvoir et comment nous y resterons. Même s’ils revenaient au pouvoir, nos adversaires oseraient-ils pratiquer la politique condamnée par le pays ? Il faut qu’on sache que l’ordre établi en France est sain. »

Toutefois, début mars 1937, la tension est redevenue palpable. Tout le monde est à cran : la bourgeoisie qui a dû céder du terrain, l’extrême-droite qui voit qu’elle peut recommencer à provoquer brutalement, les travailleurs qui ont perdu une partie significative de leur pouvoir d’achat.

Marcel Déat, le socialiste traître devenu « néo-socialiste » par opportunisme pro-gouvernement (en général) et qui s’aligne toujours plus sur le fascisme, constate alors :

« Pendant quelques mois, l’optimisme gouvernemental put s’en donner à coeur joie et l’on ne cessa d’expliquer à l’opinion que désormais les bases de notre économie étaient redevenues saines, que la trésorerie était pourvue, que le budget allait être équilibré, que le franc était à jamais stabilisé. Aux alentours du 5 mars 1937, tout cela s’effondra soudain. »

Tous les opposants au Front populaire pensent que le tournant est passé, que désormais c’est une question de temps avant que le gouvernement ne tombe. Le radical Jean Fernand-Laurent, qui est résolument tourné vers la droite dans sa variante nationaliste, formule ainsi sa pensée à l’Assemblée nationale :

« La reprise ? Une duperie. Le nombre de faillites diminuées ? C’est que la loi rend impossible l’exécution des débiteurs. Le nombre des wagons chargés augmente ? Cela témoigne simplement de l’importance de nos importations. Le nombre de chômeurs paraît avoir diminué de 70 000, mais nous avons 70 000 hommes de plus sous les drapeaux. Et si la production sidérurgique s’accroît, c’est à cause de l’effort pour la Défense nationale. La seule reprise incontestable sous le gouvernement du Front populaire, c’est celle des marchands de canon. »

Pour faire simple : tous les opposants au Front populaire accuse celui-ci d’être incompétent en économie, de mener des réformes aventuristes, et de précipiter le pays à la guerre. Le Parti Communiste Français, en particulier, est dénoncé comme une force de décomposition du pays – ce à quoi celui-ci répond par une ligne encore plus patriotique pour se dédouaner.

Le gouvernement est obligé de reculer sur toutes les lignes. Il permet le commerce de l’or, il se refuse de prendre de nouveaux crédits pour ses projets sauf en ce qui concerne un emprunt pour la Défense nationale. Autrement dit, c’est le tournant de la rigueur, et le retour au laisser-faire pour la finance.

Il s’agit d’essayer de convaincre la bourgeoisie de relancer la machine économique, elle qui a fait en sorte qu’autour du quart de son argent dans les banques françaises soit désormais en dollars, en livres sterling, en francs suisses, en florins.

Et c’est au moment de ces reculs que se produit le drame de Clichy, en banlieue parisienne. Les ex-Croix de feu, désormais Parti social français, avaient décidé d’y tenir une réunion, le 16 mars 1937, au cinéma Olympia. Le thème choisi est La Bataille, d’un roman de Claude Farrère, un auteur orientaliste et militariste extrêmement prolixe et très célèbre dans l’entre-deux guerres. Lui-même membre des Croix de feu, il avait écrit La Bataille en 1909 ; le roman traite de la bataille navale russo-japonaise de Tsushima en 1905.

L’initiative est bien entendu une provocation ; tant le maire socialiste Charles Auffray que le député communiste Maurice Honel ont demandé l’annulation de la réunion. Celle-ci rassemble 300 personnes, mais il y a 7 000 opposants, qui tentent de prendre le lieu d’assaut. La police intervient, faisant 5 morts (Émile Mahé, Arthur Lepers, René Chrétien, Marcel Cerrutti et Victor Mangemann) et 200 blessés.

Le ministre de l’Intérieur Marx Dormoy se rend sur place, et au moment où il arrive le directeur du chef du cabinet du gouvernement, André Blumel, se prend deux balles. Léon Blum se précipite pour le voir à l’hôpital en revenant de l’opéra, alors que des fusillades éclatent pendant plusieurs heures à Clichy, jusqu’à l’hôtel de ville où les manifestants se sont barricadés. Parallèlement, des scènes similaires se déroulent à Asnières, non loin.

La tension est énorme à Clichy, l’agitation intense dans la banlieue rouge. Une expression politique se retrouve dans La Jeune Garde, organe des Jeunesses socialistes de la Seine, qui tire à boulets rouges sur le gouvernement dans son numéro spécial :

« Huit milliards pour l’emprunt – Cinq morts à Clichy – L’argent de la bourgeoisie se paie avec le sang des ouvriers. »

La sanction tombe rapidement : l’auteur de ce titre, Lucien Weitz, est exclu, tout comme 21 membres dirigeants des Jeunesses socialistes de la Seine, par le Comité national mixte, au lendemain de la Conférence nationale des Jeunesses socialistes à Creil fin mars 1937. Quant à la Fédération de la Seine des Jeunesses socialistes, elle est dissoute.

Que faire, par contre, du côté de Léon Blum et du Parti Communiste Français ? Le premier reçoit chez lui Maurice Thorez et Jacques Duclos, et il est décidé de maintenir l’unité. Les manifestations sont interdites, sauf celles du Front populaire à Clichy et au Magic City à Paris. Léon Jouhaux, le dirigeant de la CGT, est sur la même longueur d’ondes.

Le Parti Communiste Français attribue la situation à l’extrême-droite, appelant en même temps à prolonger l’effort pour une police républicaine :

« Mardi soir, 16 mars, à Clichy, se tenait une réunion du Parti Social Français. Des travailleurs ont été tués, d’autres ont été blessés, alors qu’ils manifestaient contre cette provocation de guerre civile. Des chefs de la police, où les fascistes bénéficient de complicités certaines, ont fait tirer sur les contremanifestants « qui avaient répondu à l’appel du comité local du Front populaire ».

Cinq morts, plus d’une centaine de blessés : tel est le bilan des événements tragiques de Clichy dont les hommes du 6 février portent l’écrasante responsabilité.

Le Parti communiste n’a cessé de dénoncer les agissements du colonel-comte de La Rocque et de Doriot qui provoquent à la lutte entre Français et veulent créer une atmosphère de guerre civile dans le pays. En provoquant les travailleurs, les chefs fascistes visent à compromettre l’œuvre sociale du Front populaire, à empêcher que les légitimes revendications du peuple soient satisfaites.

Derrière les fauteurs de troubles aux mains rouges du sang des travailleurs, il, y a les trusts, les puissances d’argent qui organisent la vie chère, refusent le rajustement des salaires, traitements, pensions, ne veulent pas que les vieux travailleurs bénéficient d’une retraite bien gagnée pas plus qu’ils ne veulent faire droit aux justes revendications des commerçants et des paysans de France.

A bas la guerre civile ! que cherchent les factieux. Il faut en finir avec ces groupements de désordre ; il faut en finir avec les chefs de la police qui favorisent leurs menées. Il faut faire passer le souffle républicain dans les cadres de la police et de l’administration. Les responsables du sang versé à Clichy doivent être frappés. Le peuple de France veut l’ordre et la tranquillité, il veut vivre en paix dans le travail et le respect de l’ordre républicain.

Afin de mettre hors d’état de nuire ceux qui veulent troubler l’ordre en France pour favoriser les desseins d’asservissement de notre pays que poursuit le fascisme international, nous demandons, en application du «programme du Front populaire» :

Le désarmement et la dissolution des Ligues factieuses camouflées en partis ;

L’épuration des cadres de la police et de l’administration. Peuple de France, en présence de cette nouvelle attaque de tes ennemis, c’est de ton union que dépend la sauvegarde de l’ordre et de la liberté.

Vive l’unité d’action de tous les partisans de la liberté et de la paix, radicaux, démocrates, syndiqués, socialistes, communistes ! Vive l’union de la Nation Française contre les fascistes fauteurs de troubles et contre leurs complices !

Le Parti communiste français. »

L’appel pour le cortège funéraire est du même esprit. 300 000 personnes sont présentes à Clichy. Voici l’appel communiste.

« Peuple de Paris !

Tu vas, cet après-midi, en un émouvant cortège, accompagner à leur dernière demeure les morts de Clichy : Émile Mahé, Arthur Lepers, René Chrétien, Marcel Cerrutti et Victor Mangemann, dont les noms sont venus s’ajouter à la liste de tous ceux qui sont tombés pour la cause de la liberté et de la paix.

Toi, peuple de Paris, à l’âme si sensible, toi que guide un noble idéal de liberté, de justice sociale et de paix, tu seras une fois de plus fidèle à ton glorieux passé en faisant de grandioses funérailles à tes morts dont les familles sont entourées par toi d’une affectueuse solidarité.

Toi, peuple de Paris, qui, en février 1934, arrêtas par ton élan généreux l’assaut du fascisme assassin et qui te dressas frémissant contre toutes les entreprises de tyrannie et de violence, tu signifieras par l’ampleur de ta manifestation aux fauteurs de troubles et aux chercheurs d’aventures, que tu ne veux pas du fascisme, que tu veux la dissolution des ligues de guerre civile dont les agissements criminels sont à l’origine des événements tragiques de Clichy.

Les hommes du fascisme voudraient rayer d’un trait de plume toutes les conquêtes sociales du Front populaire.

Ils voudraient aussi, foulant aux pieds les plus nobles sentiments filiaux, empêcher que les vieux travailleurs de France ne soient pas laissés à l’abandon ; ils voudraient empêcher qu’une retraite bien gagnée soit accordée aux vieux de la ville et des champs.

Ils voudraient diviser le Front populaire pour ramener notre pays aux jours les plus sombres de la réaction.

Toi, peuple de Paris, tu ne veux pas cela !

Tu veux vivre dans l’ordre, dans la paix et la liberté par ton travail. Tu veux que soient mis hors d’état de nuire ceux dont l’intérêt est d’empêcher le relèvement économique du pays.

Tu veux qu’en dissolvant les ligues, Paris retrouve le calme et puisse recevoir dignement les étrangers qui se préparent à visiter l’Exposition.

Tu veux qu’on en finisse avec les provocations d’un La Rocque qui menace de fomenter des troubles et fait appel à la guerre civile. Tu veux qu’on en finisse avec un Doriot complice de La Rocque et agent de l’hitlérisme en France.

Tu veux que ces fauteurs de désordre ne puissent pas trouver de concours dans les rouages de l’administration de l’Etat et de la haute police, dont tu réclames l’épuration.

Tu veux que le fascisme assassin ne puisse plus jamais faire couler le sang de tes enfants.

Peuple de Paris !

En masse cet après-midi derrière les cercueils des cinq martyrs de Clichy pour honorer leur mémoire et signifier avec force que la France restera libre.

Le Parti communiste français. »

Le Parti Communiste Français apporte également son soutien à l’Assemblée  nationale : le gouvernement y demande la confiance. Il l’obtient par 362 voix contre 215. La première catastrophe est passée.

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La certitude des radicaux et de Léon Blum à la fin 1936

Le 31 décembre 1936, Léon Blum prit la parole à la radio pour s’adresser au pays. Sur le papier, il devrait être angoissé : la dévaluation a mis par terre le niveau de vie des masses, faisant que les hausses de salaire de mai 1936 sont déjà perdues alors qu’en plus les prix ont parallèlement augmenté. Loin d’être inquiet néanmoins, il voit les choses ainsi : une nouvelle dynamique est en place.

« De nouveaux rapports sociaux s’établissent ; un ordre nouveau s’élabore. On s’aperçoit que l’équité, l’égalité, la liberté, ont par elles-mêmes quelque chose de bienfaisant, de salutaire. La puissance spirituelle du pays s’accroît ainsi au même rythme que sa force matérielle.

Tout le monde répétait il y a six mois : « Il faut que ça change ! »… et on s’aperçoit que déjà quelque chose est changé.

Nous n’assistons encore qu’au départ de cette rénovation nationale ; mais convenez qu’il était malaisé d’aller plus vite. Avant d’exploiter le terrain conquis, il fallait le conquérir par une pointe rapide. Avant d’aménager et de gérer notre entreprise il fallait en jeter les fondements dans tous les domaines à la fois.

Cette poussée de délivrance, il fallait l’exécuter au moment précis où la souveraineté populaire venait de s’exprimer avec tant de force, où chacun de nous s’en trouvait encore tout fraîchement imprégné. Pour insuffler ainsi une première bouffée de vie dans un organisme économique et social qui périssait d’asphyxie, il nous a fallu vaincre de vive force bien des crispations superficielles, bien des anxiétés instinctives.

Mais aujourd’hui l’oxygène a pénétré dans le corps ; le corps peut recommencer à vivre, à vivre normalement, à respirer normalement. »

C’est également le point de vue du radical Édouard Herriot. Ce dernier fut élu président de la Chambre des députés en juin 1936 ; de manière notable, il le restera jusqu’en juillet 1940, malgré les soubresauts significatifs de la vie politique française à la fin des années 1930.

C’est une figure parmi les plus importantes : il fut député, sénateur, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, ministre des Travaux publics, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, ministre d’État sans portefeuille ; il sera après 1945 maire de Lyon et, de nouveau député, le président de l’Assemblée nationale.

Sa position en janvier 1937 résume parfaitement où est placé l’axe du régime.

« Un statut nouveau s’élabore. En face du droit de propriété, un droit du travail s’institue. Une telle politique apporte de nouveaux devoirs. Elle suppose l’activité accrue de la Nation. Les avantages concédés aux éléments les plus laborieux de notre peuple ne sauraient être durables que dans un pays calme et en pleine production. »

Les radicaux comptent bien profiter du Front populaire comme vecteur de la modernisation du capitalisme. C’en est fini du capitalisme sauvage, place à des structures encadrées à tous les niveaux, sous l’égide de l’État.

Léon Blum est l’outil de ce projet, au nom du fait que les socialistes ne peuvent pas appliquer leur propre programme, et doivent donc composer avec le capitalisme.

C’est là un doux rêve, mais les radicaux et Léon Blum ne sont pas les seuls à rêver. Du côté communiste, Maurice Thorez n’a pas voulu rompre ni au sujet du non-soutien à la République espagnole, ni au sujet de la dévaluation traître mise en place par Léon Blum.

Il espère à tout prix s’installer dans le paysage. D’où, à la Conférence nationale du Parti Communiste Français, qui se tient à la mairie de Montreuil en pleine « banlieue rouge », le mot d’ordre nouveau : « Une seule classe, un seul syndicat, un seul parti ».

Il s’agit de coller aux socialistes, de ne plus jamais perdre le fil qui unit avec le Front populaire : l’idée d’un Parti Communiste Français disposant d’une réelle autonomie passe aux oubliettes. Cela signifierait assumer une ligne insurrectionnelle, et cela le Parti Communiste Français ne voudra plus jamais en entendre parler.

Les rêves des uns et des autres affrontent toutefois un obstacle de taille : la question espagnole. La ligne de Léon Blum était simple : on prône la paix, on prône la non-intervention générale, ainsi la question est supprimée.

L’agitation communiste en faveur de l’Espagne a toutefois son effet, surtout avec la mise en place des Brigades Internationales à la fin de l’année 1936.

Léon Blum décide alors de donner des gages, et seuls les communistes se retrouvent à voter contre la loi du 15 janvier 1937 « autorisant le gouvernement à prendre toutes mesures utiles afin d’empêcher le départ de volontaires pour l’Espagne ». Cela se concrétisera par le décret du 21 janvier du Conseil des ministres.

Cela provoque une vraie cassure. La Jeune Garde, organe des Jeunesses socialistes de la Seine, dénonce cette décision et s’en moque de la manière suivante :

«  A quand le projet de loi suivant : ‘‘Etant donné que le général Franco, brave serviteur du capitalisme franco-britanique en Espagne, est le seul susceptible de faire travailler le peuple espagnol pour les intérêts de MM. De Wendel, de Peyerhimoff, et d’empêcher la nationalisation d’entreprises françaises créées avec l’argent péniblement volés aux gogos français, le Gouvernement décide de reconnaître pour seul gouvernement légal celui du général Franco. Les socialistes, communistes et autres sans-patrie qui iraient s’enrôler dans les rangs des adversaires de Franco et de M. de Wendel seront déclarés traîtres et hors-la-loi.’’ »

Dans le camp adverse, cela ne suffit évidemment pas à calmer les ardeurs. Le Parti populaire français organise en janvier un grand meeting à Saint-Denis pour dénoncer le départ de volontaires en Espagne. Ils trouvent des renégats pour cette entreprise, avec un père exigeant le rapatriement de son fils qui aurait été saoulé pour le faire partir, un volontaire ancien secrétaire de cellule à Boulogne-Billancourt revenu et ayant changé de camp, un déserteur des milices antifascistes, un communiste blessé en Espagne.

Sous l’égide de Pierre Drieu La Rochelle, qui lui fera l’éloge de l’engagement dans les forces franquistes dans son roman Gilles, le meeting reflète l’angle d’attaque de l’extrême-droite. Dès février, le Parti populaire français continuera son œuvre sur ce thème, au Vel’ d’Hiv’.

Quant au gouvernement de Léon Blum, il est coincé, puisqu’il fournit bien une aide matérielle, mais insuffisante et clandestine, notamment avec les avions républicains pouvant atterrir en France, sous des prétextes d’erreur de pilotage.

L’Espagne reste donc le symbole du grand affrontement entre fascisme et antifascisme. Le Front populaire pense l’avoir neutralisé ; le Parti Communiste Français comme son aile gauche prône d’aller plus loin. Et désormais le Parti populaire français se place pour chercher à relancer l’affrontement.

Le calme ne peut qu’être apparent seulement. Léon Blum reste donc confiant, malgré tout. Lors d’un meeting-banquet de 1800 personnes à la Bourse du travail dans le cadre d’une visite officielle à Lyon, Léon Blum peut dire qu’il est certain de la réussite de son projet.

Et son projet est, de manière ouverte, d’allier la bourgeoisie et le prolétariat, de suivre l’exemple de Roosevelt.

« La fête d’aujourd’hui est précisément le symbole de cette volonté d’union et d’action commune. Elle est la marque de la camaraderie ou de l’amitié qui unissent les divers éléments de la majorité gouvernementale.

Elle apporte la preuve éclatante et retentissante que, neuf mois après les élections, en dépit de tant de traverses difficiles, l’idée du Front Populaire est plus puissante et plus vivace que jamais.

Cette idée est née le 6 février 1934. Elle est sortie du danger dont une entreprise factieuse menaçait la République. Elle évolue aujourd’hui vers l’objet que, dans leurs discours inauguraux, les Présidents Jeanneney et Herriot définissaient en termes presque identiques : la consolidation et le développement de la démocratie politique, l’extension de la démocratie politique en démocratie sociale.

Tel est en effet le but du Rassemblement, et c’est pourquoi nul républicain n’a le droit de s’étonner, ou encore moins de s’offusquer, si les partis prolétariens et les organisations ouvrières y tiennent une si large place.

Hier, on n’aurait pas pu défendre ou préserver efficacement la République sans eux. On ne pourrait pas demain, sans leur confiance et leur collaboration, assurer la transformation amiable et paisible de la condition humaine à l’intérieur du cadre républicain et par le jeu des institutions démocratiques.

Voilà le fait essentiel qui trouve ici même sa pleine vérification : la permanence de « l’esprit Front Populaire ».

J’ai le droit d’en tirer une conséquence qu’à coup sûr vous ne jugerez pas trop présomptueuse. Un échec aurait provoqué, dans les masses profondes du pays, des déceptions d’autant plus lourdes et d’autant plus redoutables qu’un espoir plus ardent s’était attaché à la victoire électorale du printemps dernier. Si des déceptions n’apparaissent pas, si, au contraire, chaque sondage fait apparaître dans les masses populaires une réserve de confiance et une puissance d’enthousiasme intactes, c’est tout de même que nous avons un peu réussi.

L’expérience montre que des formations politiques comme celle que nous représentons au pouvoir sont exposées a une alternative de risques ; ou bien le détachement et la désaffection de la classe ouvrière, ou bien le rejet vers la réaction d’une fraction des classes moyennes et de la bourgeoisie.

La classe ouvrière se retire et se replie sur elle-même, quand l’œuvre de réforme ne s’assemble pas sous ses yeux avec assez de célérité et de hardiesse. Une fraction des classes moyennes et de la bourgeoisie s’alarme et cherche un recours du côté de la réaction politique, quand l’effort de progrès social se présente avec un caractère d’incohérence, de partialité ou de brutalité.

Toute œuvre humaine est approximative et je ne me flatte pas que nous ayons évité ce double danger avec une perfection totale.

Mais je constate cependant que l’ensemble des travailleurs et des petits producteurs reste attaché, plus étroitement, plus passionnément que jamais, à l’œuvre entreprise et qu’une portion croissante de la bourgeoisie et des classes possédantes commence à en comprendre le sens exact et à en apprécier l’intérêt pour la nation tout entière.

Au fond, nous avons prouvé — et quel que puisse être notre sort, la démonstration restera et vaudra — qu’un Gouvernement populaire pouvait être un Gouvernement national, un gouvernement de bien public. Nous avons prouvé qu’un Gouvernement démocratique, volontairement et loyalement enclos dans la légalité républicaine, pouvait être un Gouvernement de renouvellement social.

Car nous avons apporté une nouveauté, et une nouveauté dont la nation entière bénéficie. Un observateur impartial qui aurait quitté la France il y a huit ou dix mois et qui y reviendrait aujourd’hui aurait, je crois bien, les yeux frappés du changement.

La vie renaît, la nation recouvre peu à peu sa tension normale. Comme je le disais il y a quelques jours, la transfiguration morale est peut-être encore plus sensible que la transformation matérielle. Une autre humeur est venue ; la santé, la confiance, ou même la gaieté, circulent à nouveau.

Tout nous encourage donc à persévérer dans notre voie et c’est ce que nous ferons quand nous soumettrons au Parlement des réformes telles que le fonds national de chômage, l’assurance contre les calamités agricoles, la retraite des vieux travailleurs — énumération qui n’a rien de limitatif, croyez-le bien.

Notre ambition serait de pouvoir répéter un jour ce que disait Roosevelt, en termes d’une admirable noblesse, au départ de son second mandat présidentiel :

« Il y a un siècle et demi, un gouvernement fut établi dont la mission était de développer le bien-être général et d’assurer la liberté du peuple. Aujourd’hui, nous faisons appel au même pouvoir gouvernemental pour obtenir le même objectif… Les tâches que nous avons accomplies ont, en fait, exigé la participation active de la démocratie… Nous avons rendu l’exercice du pouvoir plus démocratique parce que nous avons réduit les puissances autocratiques privées à leur rôle, et que nous les avons placées sous le contrôle nécessaire du gouvernement du peuple… Nous sommes tenus, non seulement de suivre un chemin tracé selon de nouvelles méthodes de législation sociale, mais de construire, sur de vieilles fondations, un édifice plus durable à l’usage des générations futures… »

Je ne me dissimule pas à moi-même, et je n’ai jamais dissimulé à l’opinion, les difficultés que nous avons encore à vaincre.

L’économie française doit digérer et assimiler tout un ensemble de mesures importantes, tombant presque simultanément sur elle, et dont, dans des temps plus propices et plus calmes, nous aurions pu graduer plus longuement et plus lentement l’effet. La correspondance entre les cours intérieurs et les salaires, dont dépendent la préservation et l’accroissement de la capacité générale de consommation, est encore soumise à des tâtonnements laborieux. La situation financière sous ses différents aspects : budget, trésorerie, marché, n’a pas encore retrouvé les caractéristiques normales.

Je mentirais assurément, et mon mensonge ne tromperait d’ailleurs personne, si j’affirmais que tous les capitaux émigrés ont aujourd’hui réintégré la mère patrie, ou que la thésaurisation de l’or et des billets n’appartient plus qu’au domaine du passé.

En un sens la reprise économique si rapide et si intense, que personne n’ose plus maintenant dénier, vient encore ajouter, pour la période présente, à nos embarras financiers.

Alors qu’une masse insuffisante de capitaux a été reversée dans la circulation économique, le besoin de capitaux s’accroît, du fait même de la reprise, pour l’industrie et pour le commerce. On constate, pour la première fois depuis des années, des investissements nouveaux et des créations d’entreprises nouvelles ; des stocks se reconstituent, ce qui signifie que des dépôts, des crédits, du numéraire, se transforment temporairement en marchandises. Les importations de matières premières augmentent en quantité et leurs prix montent de jour en jour sur les grands marchés extérieurs.

Ces besoins privés viennent ainsi s’ajouter aux besoins publics dont vous connaissez les causes : déficits accumulés des budgets, programme d’armement, déficit des chemins de fer, dépenses ou avances exceptionnelles, d’ordre social ou d’ordre économique, que personne ne doit assurément regretter, puisque leur secours salutaire a précisément permis le démarrage.

Rien n’est donc plus naturel et nécessaire que les conseils de prudence donnés récemment par mes amis Vincent Auriol et Charles Spinasse à la masse des travailleurs publics ou privés, ou que les avertissements patriotiques, renouvelés par eux à l’adresse des détenteurs de capitaux rétifs. Rien n’est plus naturel et plus nécessaire que le contrôle vigilant qui doit s’exercer sur le mouvement des prix.

Mais, dans l’ensemble, je conserve pour ma part une vue optimiste et vous me saurez peut-être gré de vous communiquer la raison de ma confiance résolue en l’avenir. Dans la plupart des pays qui ont modifié leur parité monétaire et rétabli l’équilibre entre leurs prix intérieurs et les prix dits « mondiaux », l’effet de stimulation initial s’est exercé sur la situation financière et sur ses multiples éléments tels que je les désignais tout à l’heure ; encaisse métallique, aisance du marché, hausse des titres, baisse du taux de l’intérêt, etc… C’est dans une seconde phase, et par contre-coup, que l’amélioration de l’état financier s’est répercutée sur l’état économique.

Je suis convaincu qu’en France, — et pour ma part je ne le regrette qu’à demi — nous assisterons à un processus inverse. L’amélioration de la situation économique est dès à présent un fait acquis, et nous la verrons dans une phase seconde, dans une phase prochaine, se répercuter sur l’ensemble de la situation financière.

Quand l’évidence aura triomphé, quand on aura vu s’accroître, de semaine en semaine, les excédents de dépôts des caisses d’épargne et les recettes des chemins de fer, quand on aura vu s’accentuer, de mois en mois, les plus-values de recouvrement d’impôts et s’élever les indices de l’activité productrice, alors les capitaux sortiront de leurs cachettes ou reviendront de leur exil, alors le budget se rapprochera progressivement d’un équilibre réel, alors le trésor retrouvera sur un marché ranimé ou auprès d’une épargne reconstituée sa capacité naturelle d’emprunt à court ou à long terme. »

=>Retour au dossier sur La déroute du Front populaire (1937-1938)

Le PCF en 1936, le Parti populaire français et le Parti social français

Si l’affirmation de l’ultra-gauche était due à une erreur tactique, il en va tout autrement de l’émergence du Parti populaire français et du développement du Parti social français. Là, la question est stratégique.

C’est que l’ultra-gauche jouait sur l’impatience et ne jouait qu’à la marge. C’est un phénomène parasitaire, qui joue le rôle de cinquième colonne du capitalisme dans les rangs révolutionnaires.

Il en va tout autrement de deux structures puissantes, posant une perspective de masse en termes d’influence, de culture. Ce sont des concurrents directs, de type fasciste, au Parti Communiste Français.

On ne parle pas simplement de deux mouvements d’extrême-droite, car ceux-ci, lorsqu’ils restent « à l’ancienne », sont en mauvaise posture en général, justement. Ils parviennent bien à mener une propagande intense, avec une presse très forte, il est vrai.

Fin novembre 1936, le ministre de l’Intérieur Roger Salengro se suicide justement, n’en pouvant plus des attaques de la presse d’extrême-droite affirmant qu’il aurait déserté pendant la première guerre mondiale. L’émotion est très forte : 500 000 personnes défilent à Paris, autant à Lille.

Cependant, ces mouvements « à l’ancienne », l’Action française en tête, ne peuvent en définitive qu’épauler un coup d’État militaire, ils n’ont nullement les moyens matériels ou idéologiques d’aller plus loin.

Le Parti populaire français et le Parti social français impulsent quant à eux une ligne nouvelle, adaptée à l’ère des masses.

Le Parti populaire français a comme dirigeant Jacques Doriot, qui fut un important dirigeant du Parti Communiste Français. Il profite des événements de février 1934 pour rompre avec le parti et se lancer dans une campagne pour un comité d’action avec le Parti socialiste, sur une base antifasciste.

Si, en apparence, on a une ligne d’unité antifasciste, c’est en réalité une manœuvre contre la bolchevisation du parti et à sa progression idéologique. Déjà, deux autres opportunistes avaient été éjectés au début des années 1930 : Henri Barbé (qui dirigeait le parti) et Pierre Celor (s’occupant de l’appareil).

Comme il est maire de Saint-Denis, il utilise pour cela l’hebdomadaire communiste local, L’Émancipation, dont il prend le contrôle en 1934 et qui devient un prétendu « Organe central de l’unité totale des travailleurs ».

Dans L’Émancipation datée du 21 juillet 1934, dans un article intitulé pas moins que « Pour un parti unique », Jacques Doriot affirme ainsi :

« Après quinze ans d’expériences décevantes de la 2e Internationale et d’impuissance révolutionnaire de la 3e dans les plus grands pays d’Europe, il convient de rechercher si les formules de 1919 sont encore justes.

Il convient de procéder à une révision générale des valeurs. Il convient de rechercher pourquoi dans des murs économiquement et socialement portés au socialisme, c’est le fascisme qui gagne le pouvoir et écrase brutalement la classe ouvrière, au moment où elle devrait jouer son rôle historique. »

Jacques Doriot commence alors à utiliser Saint-Denis comme un royaume indépendant. L’Émancipation y tire à 7000 exemplaires, et 4000 au niveau national, et pendant la vague de grèves et d’occupation, il soutient matériellement les grévistes depuis la mairie, fournissant notamment 130 000 repas, insistant par contre sur « l’indépendance » politique nécessaire.

Jacques Doriot apparaît alors comme un levier possible à utiliser contre le Front populaire et de nombreux banquiers, dont le chef de la banque Worms, décident de le financer. Cela aboutit à la naissance du Parti populaire français, le 28 juin 1936, que rejoindront justement Henri Barbé et Pierre Celor, les dirigeants du Parti Communiste Français éjectés avant lui.

Jacques Doriot à la tribune d’un meeting du P.P.F.

Voici alors ce que raconte Jacques Doriot dans la salle des fêtes de la mairie de Saint-Denis, à l’occasion de la fondation de son mouvement :

« Lorsque vous lisez les œuvres de Marx et Engels, que vous êtes jeunes, que l’expérience ne vous a pas encore tanné la peau, vous vous trouvez pris par ces raisonnements magnifiques et grandioses.

Et puis, peu à peu, à mesure que vous vous enfoncez dans la vie, soit que vous y soyez un simple observateur, soit que vous ayez, comme les Russes, les leviers de commande en main, vous vous apercevez que ces doctrines, formidablement étudiées, oublient le facteur humain, qu’elles ne tiennent aucun compte de la nature de l’homme, qu’elles ne tiennent aucun compte des inégalités profondes entre les facultés des humains.

L’erreur fondamentale du marxisme est de croire que le milieu économique forme complètement le milieu social, que l’homme est le produit exclusif de son milieu économique.

Or, cette affirmation n’est que partiellement vraie. Car il faut tenir compte qu’en-dehors de l’impulsion qu’il reçoit du milieu économique, l’homme obéit à un certain nombre de lois naturelles. »

C’est là une thèse extrêmement proche de celle de Jean Jaurès, dans une version nationaliste tournant au racisme. Le Parti Communiste Français comprit la menace, parvenant à le faire battre à la mairie à l’élection municipale de 1937 (provoquée par une intervention du gouvernement). Jacques Doriot ayant démissionné de son mandat de député la même année, il ne put pas le reconquérir non plus face au Parti Communiste Français.

Ce dernier tenta par ailleurs d’empêcher les meetings du Parti populaire français, mais le prestige de Jacques Doriot permettait à la manne financière des banquiers d’être relativement efficaces. Le Parti populaire français revendiquait 15 000 adhérents au début juillet, 50 000 membres au 1er août 1936, 101 000 fin octobre, 120 000 fin novembre.

Voici le serment qui devait être prêté par tout nouvel adhérent :

« Au nom du peuple et de la patrie, je jure fidélité et dévouement au Parti populaire français, à son idéal, à son chef – je jure de consacrer toutes mes forces à la lutte contre le communisme et l’égoïsme social. Je jure de servir jusqu’au sacrifice suprême la cause de la révolution nationale et populaire d’où sortira une France nouvelle, libre et indépendante. »

L’hebdomadaire L’Émancipation se serait vendu à 250 000 exemplaires en juillet, rien que dans la région parisienne. L’autre place forte était Marseille, où le mouvement s’organise par l’intermédiaire de Simon Sabiani, ancien combattant « héroïque » de la première guerre mondiale devenu député-maire de Marseille en s’appuyant sur toute une ribambelle de truands et mafieux.

Cette émergence du Parti populaire français posait, de fait, un véritable problème pour le Parti Communiste Français, de par l’anticommunisme à prétention révolutionnaire d’un tel mouvement « activiste ».

Et un autre mouvement apparaissait également, sans la dimension « révolutionnaire », mais avec une capacité bien plus grande en termes de nombre et d’affrontements : le Parti social français.

Juste avant la victoire électorale du Front populaire, la pression de celui-ci avait abouti à la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées. Dans ce cadre, le mouvement des Croix-de-Feu du François de La Rocque était interdit.

On parle ici de la « ligue » d’extrême-droite la plus importante. Mais la plus importante de ces ligues était les Croix de Feu. On peut considérer qu’au milieu des années 1930, François de La Rocque disposait de 15 000 personnes à Paris et de 20 000 en province, alors que les Jeunesses Patriotes et la Solidarité française avaient dans leurs rangs chacun autour de 5 000 personnes, l’Action française de 4 000 personnes, le Parti français national-communiste de 2500 personnes, le Parti franciste de 1000 personnes.

Les Croix-de-Feu, qui n’avaient pas participé à la tentative de prendre l’Assemblée nationale d’assaut le 6 février 1934 malgré leur présence nombreuse, tentèrent d’échapper à l’interdiction en se présentant comme un parti, le Mouvement social français.

En juin 1936, le gouvernement du Front populaire fit que l’interdiction se réalise en tant que tel, et les Croix-de-Feu devinrent alors le Parti social français en juillet 1936. C’est un mouvement de masse : 450 000 membres en 1936, 800 000 en 1937, 1,2 million en 1938.

C’est un mouvement qui se veut républicain et légal : en 1936, il revendique déjà 12 députés. 6 furent élus en tant que PSF. : Jean Ybarnégaray en tant que député de Mauléon (Pyrénées-Atlantiques), François, prince de Polignac, en tant que député du Maine-et-Loire, Paul Creyssel en tant que député de la Loire venu des radicaux, Eugène-Gaston Pébellier en tant que député de la Haute-Loire, François Fourcault de Pavant en tant que député de Seine-et-Oise, Fernand Robbe en tant que député de Seine-et-Oise.

C’est aussi un mouvement qui dispose d’une organisation interne extrêmement développée dépendant directement du Comité directeur et consistant en les Groupes mobiles de propagande, qui prirent par la suite le nom d’Équipes volantes de propagande. Il y a des armes très nombreuses, et même une aviation, des groupes coordonnés capables d’intervenir, etc.

Le reste de l’extrême-droite reprochera toujours à François de La Rocque de disposer d’une masse de gens prêts à l’action, mais sans jamais agir. Il n’empêche que le Parti social français était prêt en cas d’explosion sociale et formait concrètement un immense obstacle à quiconque voulait avancer sur le plan révolutionnaire.

Le Parti social français relève d’une approche « basiste » de l’extrême-droite, avec donc une grande prudence dans l’action, mais avec des capacités d’interventions brutales. C’est ce mouvement qui pose les bases pour une « droite » de masse épaulant des activistes « durs », comme le Rassemblement Populaire Français de de Gaulle avec le Service d’action civique, le RPR de Jacques Chirac, etc.

L’ambition de François de La Rocque était d’ailleurs de poser un Parti social français comme un parti anti-parti, comme un mouvement qui ne fait que rétablir ce qui serait sain et naturel dans la Nation. Cela est défini comme suit :

« L’ordre français a toujours reposé sur trois éléments : TRAVAIL, FAMILLE, PATRIE.

Trois mots qui à nos yeux résument tout.

Trois éléments indissolubles qui se tiennent, se soutiennent et sans quoi rien ne tient plus.

Nous sommes des réalistes. Réhabiliter le Travail, défendre la Famille, sauver la Patrie : telle est la devise du Parti Social Français. »

De fait, dans les statuts du Parti social français, on a ainsi une devise qui sera reprise, plus tard, par le régime de Vichy :

« La devise du parti est : « L’Ordre par la Famille et le Travail pour la Patrie. »

François de La Rocque à la tête des Croix-de-Feu fut dénoncé de manière très régulière dans L’Humanité, comme la grande figure du fascisme français (ce que récusent les historiens bourgeois par ailleurs). Et en 1936, son mouvement se réorganise, prenant une dimension de masse, sans pour autant que les agressions et les « coups de main » ne cessent.

Cela et le Parti populaire français se prétendant « révolutionnaire » forment deux obstacles massifs venant barrer la route à toute ambition du Parti Communiste Français. Cela renforce forcément l’idéologie de la capitulation, du compromis avec la République.

Et c’est le Parti Communiste Français qui est doublement coupable, en n’ayant pas su gérer le cas Jacques Doriot, un opportuniste qui a pu faire de Saint-Denis une base pour ses projets, et en étant incapable de faire en sorte que le Front populaire se confronte réellement aux Croix-de-Feu et procède à leur écrasement.

Cela conditionne toute la situation du Parti Communiste Français jusqu’au déclenchement de la guerre avec l’Allemagne nazie.

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Le PCF en 1936 face à guerre d’Espagne et à la dévaluation du franc

Lorsque commence la guerre civile en Espagne, le 18 juillet 1936, L’Humanité aborde le sujet tous les jours sur sa première page, appelant au soutien et présentant les succès de la République sous un angle très optimiste. Ce n’est qu’à la fin octobre que l’actualité espagnole ne sera plus forcément présente de manière marquée sur la première page.

Le soutien à la République espagnole est apparue, de fait, dès le départ aux yeux du Parti Communiste Français comme un moyen de gommer toutes les incohérences qu’il y a à soutenir la république française. Comme la République espagnole est attaquée par le fascisme, c’est bien que le combat est entre fascisme et république : tel est le justificatif qui n’est pas ouvertement avoué, mais forme la substance de la question.

Et la position du Parti Communiste Français a un énorme écho. Deux événements de masse ont lieu en été 1936, avec cet arrière-plan : il y a 400 000 personnes présentes au Parc de Saint-Cloud, non loin de Paris, pour la fête du rassemblement universel, le 9 août 1936. Il y en a 300 000, non loin, à Garches, quelques jours plus tard, pour la fête de l’Humanité.

Mais lorsque Léon Blum a pris la parole à Saint-Cloud, en tant que chef de gouvernement, ce qu’il propose, c’est seulement la non-intervention. Cela met en porte-à-faux le Parti Communiste Français, qui est pour un soutien total à la République espagnole.

Et cela alors que la base populaire est pour le soutien : 300 000 métallos parisiens font une grève d’une heure en soutien à l’Espagne, le 5 septembre 1936.

Le Parti Communiste Français doit alors choisir ou le sentiment des masses, ou le soutien au gouvernement. Cependant, il considère que toute critique faite au gouvernement affaiblirait le Front populaire et il refuse cela, à tout prix.

La ligne du Parti Communiste Français, avec Maurice Thorez comme ici à l’Assemblée nationale le 5 décembre 1936, consiste à dire :

« Le Parti communiste a été opposé et reste opposé à toute intervention directe ou indirecte dans les affaires d’Espagne. Mais le Parti communiste n’a pas approuvé et n’approuvera jamais l’initiative néfaste du gouvernement qui a organisé en fait le blocus de la République espagnole. »

Vint alors un second problème, prétexte pour la première fois, le 27 septembre 1936, à ce que L’Humanité mentionne l’Espagne en première page de manière moins marquée. C’est que le gouvernement du Front populaire a réalisé une dévaluation par surprise.

Le Parti Communiste Français avait, avant même la victoire électorale du Front populaire, dénoncé les capitalistes spéculant sur le franc, sur l’économie française.

La dévaluation était bien entendu une cible inévitable. Georges Politzer, dans un article sur la défense du franc, dans les Cahiers du bolchevisme en avril 1936, soulignait que, outre la lutte contre le fascisme, il y a la question économique qui joue fondamentalement :

« C’est de la même manière [que la lutte contre le péril fasciste] que, conscient du danger que représente la ruine du franc pour le pain, et par le pain, pour la liberté et la paix, que notre Parti a placé résolument la défense du franc au premier rang parmi les mots d’ordre qui sont les siens durant la campagne électorale.

Nos orateurs sont les seuls qui, à travers tout le pays, montrent que la dévaluation est un péril qu’il faut écarter. Seul notre Parti proclame devant tout le pays, résolument, sans réticence : le franc, c’est le pouvoir d’achat du peuple français ; la défense du franc, c’est la défense du pain, inséparable de la défense de la pax et de la liberté.

Et parce qu’il est le seul à considérer la dévaluation comme un péril, et à le considérer comme tel sans réserve, parce qu’il est seul à comprendre entièrement et à dénoncer, sans hésitation, tous les dangers que recèle une dévaluation éventuelle que notre Parti Communiste est aussi le seul parti présentant un programme économique et financier dont la réalisation implique un prélèvement sur les richesses exclusivement. »

Mais que faire alors que c’est désormais le gouvernement de Front populaire qui met en place une telle mesure ? C’est, dans la même revue, qui est celle des cadres du Parti, que Jacques Duclos essaie de formuler la réponse. Il explique dans « Le Parti Communiste devant la dévaluation » :

« Le pays tout entier a appris avec étonnement et inquiétude la nouvelle de la dévaluation dont le gouvernement Léon Blum a été amené à prendre l’initiative. Le Parti communiste a à cette occasion dénoncé une fois de plus avec vigueur la malfaisance de la dévaluation qui se traduit par des sacrifices nouveaux pour les masses laborieuses (…).

Le programme [du Rassemblement Populaire c’est-à-dire le Front populaire] n’a jamais prévu la dévaluation et il comporte par contre un chapitre qui prévoit l’assainissement financier au moyen de certaines mesures parmi lesquelles figure une réforme démocratique des impôts comportant une détente fiscale en vue de la reprise économique et la création de ressources atteignant les grosses fortunes.

C’est ce programme que le gouvernement du Front populaire aurait dû s’employer à faire aboutir de toute urgence. Mais à la vérité on a reculé devant les difficultés, on en a somme reculé devant les gros possédants de ce pays tout comme malheureusement on n’a que trop reculé aussi devant les bandes factieuses qui se reconstituent, s’arment et se préparent à livrer un nouvel assaut contre les institutions républicaines.

Finalement en matière financière le gouvernement a opté pour la dévaluation, que nous communistes avons toujours considéré comme dangereuse et que nous persistons à considérer comme une opération dommageable pour le peuple.

Nous sommes sûrs que si on avait voulu appliquer notre proposition de prélèvement sur les grosses fortunes nous serions en présence d’une toute autre situation. »

Et Jacques Duclos de conclure : nous allons protester, nous sommes contre, il faudrait mieux faire des impôts sur les riches comme nous l’avions demandé…

Mais l’ennemi numéro 1, ce sont les fascistes, donc nous continuons à soutenir le gouvernement même si nous protesterons contre la mesure, et nous attendons du gouvernement qu’il ne perde pas de vue que c’est « contre le fascisme et uniquement contre lui qu’il faut agir ».

C’est la même position que concernant l’aide au gouvernement républicain en Espagne. Cependant, dès le mois de décembre, cette politique n’est plus tenable et le Parti Communiste Français est bien obligé, par la force des choses, de s’abstenir lorsque le gouvernement pose la question de confiance.

Cette dernière est accordée par 350 voix (socialistes, radicaux, centristes républicains, etc.) contre 171 (de la droite). Les 72 députés communistes ont choisi l’abstention, mais ils en expriment un grand regret.

Car la question de confiance ne concernait que la politique extérieure, ce qui obligeait le Parti Communiste Français, à se retrouver dans une posture de refus. Il ne compte pas pour autant modifier sa ligne, comme en témoigne sa position officielle.

« Le Parti communiste, initiateur du Front populaire, affirme à nouveau qu’il soutiendra loyalement et sans éclipse le gouvernement pour l’application du programme du Rassemblement populaire.

Le groupe parlementaire, par son abstention, s’est refusé à approuver le blocus de l’Espagne. républicaine, contraire à t’esprit du programme du Front populaire. Il manifeste le vif désir de n’avoir plus, à l’avenir, à émettre un vote semblable et de pouvoir collaborer, étroitement et fraternellement, à l’œuvre gouvernementale.

La question qui reste posée est de savoir comment le gouvernement issu du scrutin du 3 mai dernier s’emploiera à l’application du programme commun pour le pain, la liberté et la paix.

Le secrétariat du Parti communiste français. »

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Le PCF en 1936 et le « réalisme français » de Louis Aragon

Le prestige du Parti Communiste Français est immense auprès des intellectuels en 1936. Toutefois, il se fonde sur un malentendu, et le rapport des intellectuels avec le Parti sera au moins ambigu si ce n’est conflictuel à un moment donné.

Le symbole le plus emblématique, c’est André Gide (1869-1947). Il se prend de passion pour le communisme et étant un auteur très connu, il est accueilli à bras ouverts. Or, c’est un auteur totalement décadent. Venant de la bourgeoisie protestante et homosexuelle, il dénonce le protestantisme dans son roman La Symphonie pastorale (1919), et il a un immense succès d’estime pour le roman expérimental – moderniste Les Faux-monnayeurs (1925).

Ce dernier roman est en fait une ode à la pédérastie, présentée de manière cachée ce qui fait que seules les études sérieuses comprennent que c’est le cœur du roman. Il n’est donc guère étonnant qu’il ait été horrifié de l’URSS à sa visite, et qu’il ait écrit un Retour de l’U.R.S.S., vendu à 150 000 exemplaires, qui est un brûlot anticommuniste.

Le pendant d’André Gide, c’est Louis Aragon. C’est un bourgeois aux prétentions avant-gardistes. Mais comme il décide de se plier aux exigences du Parti, il rompt avec les surréalistes, qui vont eux surtout se tourner vers le trotskisme ou une forme culturelle d’anarchisme. Son grand ami est Pierre Drieu la Rochelle, auteur d’une charge révolutionnaire réelle, mais qui va se corrompre et tomber dans le fascisme, pour le regretter finalement.

Louis Aragon, lui, va faire carrière dans le Parti Communiste Français, dont il devient au fur et à mesure des années 1930 l’écrivain pour ainsi dire officiel. Après une période gauchiste au début des années 1930, il interprète à sa manière le réalisme socialiste de l’URSS et prône un « réalisme français ».

Le réalisme socialiste affirme qu’il est social dans son contenu, national dans la forme, car conforme à l’héritage culturel historique. Louis Aragon déforme tout cela ; il considère que le réalisme c’est parler de choses vraies, et que pour le faire il suffit d’être ancré dans une lecture patriotique, pour ne pas dire nationaliste des choses.

En fait, Louis Aragon assimile le réalisme au fait d’être raisonnable, d’utiliser la raison pour voir les choses, et il affirme que ce combat pour la vérité dans la présentation des choses a toujours existé en France, dans le peuple et contre les dominants. D’où la fascination pour Jeanne d’Arc, exemple de réalisme dans une situation bloquée du point de vue non-réaliste des dominants :

« le pouvoir sans cesse menacé des rois, des seigneurs divisés, laisse à une bergère le soin de sauver le sol de France de l’invasion étrangère »

Pour Louis Aragon, le socialisme permet d’être vrai, de dire vraiment les choses, et on comprend que des références soient Émile Zola (avec Germinal) et Victor Hugo (avec Les châtiments, des poèmes contestataires). Voici sa vision des choses :

« Nous envisagerons l’histoire de l’art tout entière, et celle ici, de la peinture, comme l’histoire du réalisme qui veut prendre corps, qui est le sens de cette histoire, et contre lequel se liguent à la fois les conditions sociales, les conceptions philosophiques qui en découlent, les restrictions de la liberté, et dans le créateur même ces forces obscures qu’il porte avec lui, et qui détournent à sa naissance la force créatrice de son but naturel qui est l’expression de l’homme et la perpétuation de la vie. »

Le Parti, le prolétariat, le socialisme… Tout cela, ce sont des supports pour être vrai en tant qu’écrivain. On comprend que Louis Aragon n’aura aucun problème à liquider la figure de Staline, au nom d’une histoire purement « française ». Il a une lecture « patriotique » de la réalité, qui est celle de Maurice Thorez et qui va façonner tout le Parti Communiste Français.

Si on est patriote, alors on est dans le vrai :

« Ainsi croyez m’en, tous les mouvements de l’art dans son histoire aux mille retours tendent au triomphe de la réalité, et d’abord de celle où baigne l’artiste, la réalité nationale. Et le chemin des artistes, des écrivains de France pour poursuivre l’effort de connaissance des siècles passés est nécessairement le réalisme français. »

Louis Aragon fait ainsi de Jean Siméon Chardin, un peintre du 18e siècle au réalisme formel, plat, sans vie réelle, « le peintre le plus français que le monde ait connu ». Il fait de Denis Diderot « le meilleur critique d’art de tous les temps », et il dit de son roman Jacques le Fataliste, qu’il « demeure jusqu’à aujourd’hui, en face et au-dessus des œuvres vulgairement réalistes, l’un des plus hauts essais de rendre la vie telle qu’elle est, dans sa complexité désespérante et merveilleuse ».

C’est là littéralement une interprétation national-révolutionnaire, qui correspondre à la ligne du Parti Communiste Français d’opposer le peuple à l’oligarchie, la nation aux deux cents familles vendus à l’étranger (nazi allemand et fasciste italien), et de faire de la révolution française l’exemple même de révolution populaire.

D’où, non pas le réalisme socialiste, mais une conception organique du réalisme vu par le prisme national :

« Oui, je dénie la qualité française à la prose de Coblentz, à la prose des Versaillais, à la prose des Factieux de 1935. Tout ce qui est le produit, même impérieux, de l’exploitation de l’homme par l’homme, tout ce qui pousse, fût-ce une rose, sur le fumier et du fumier du capital, n’est pas plus caractéristiquement français que n’est caractéristiquement français un canon Schneider en face d’un canon Krupp ou Vickers. »

En apparence, cela pose la question de la substance de la littérature, qui ne peut effectivement naître que dans le vrai, le nouveau, le positif, mais Louis Aragon a une conception nationale-révolutionnaire.

Le caractère abstrait de sa démarche fit que Louis Aragon fut toujours trouvé acceptable par la bourgeoisie ; il reçut le prix littéraire Renaudot en décembre 1936 pour son roman Les Beaux Quartiers, second roman d’une série appelée « Le monde réel » (Les Cloches de Bâle, Les Beaux Quartiers, Les Voyageurs de l’impériale, Aurélien qui parle de Pierre Drieu la Rochelle et Les Communistes).

Avec le Front populaire, Louis Aragon s’installa définitivement comme intellectuel « littéraire » du Parti Communiste Français ; naturellement, il s’empressera dès le milieu de 1950 de rejeter totalement son « réalisme français » pour le remplacer par une sorte de libéralisme patriotique.

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Le PCF en 1936 : Jeanne d’Arc, le 14-juillet, la Marseillaise

Se plaçant à la remorque des radicaux, le Parti Communiste Français parle d’ordre et de tranquillité publique, de « prospérité dans la légalité » et dénoncent les fascistes comme des tenants de la guerre « entre Français ». Il y eut même l’emploi de l’expression « front français », mais cela créa une polémique avec les socialistes.

Si on regarde, plus on se rapprochait des élections, plus le Parti Communiste Français a forcé les choses quant à un patriotisme d’unité nationale ; avec la victoire électorale, toutes les digues ont été rompues.

Voir un million de personnes défiler à Paris le 14 juillet 1936 (200 000 à Marseille, 100 000 à Lyon), avec une importance significative donnée aux communistes, cela suffit pour convaincre la base du Parti, au point que la tendance n’a plus de frein.

L’Humanité salue même le « peuple de Paris » qui a crié « Vive l’armée républicaine » au passage des troupes sur les Champs-Élysées, le même jour. Cela, alors que pendant dix ans, les peines de prison se sont abattues sur les militants du Parti en raison de la propagande anti-armée, anti-guerre.

Le plus marquant, c’est sans doute l’éloge ininterrompu de Jeanne d’Arc, qui est parallèle à la réhabilitation de la Marseillaise. Cela devient un leitmotiv du Parti Communiste Français, surtout lorsqu’il est parlé des femmes.

C’est très opportuniste en soi, car la figure de Jeanne d’Arc est en fait récente sur le plan d’une éventuelle valorisation. Après sa mort, elle passe en effet grosso modo à la trappe, et c’est la guerre franco-prussienne de 1870-1871 qui la remet sur le devant de la scène idéologiquement (Jeanne d’Arc étant de Lorraine).

C’est alors que son culte apparaît : elle est béatifiée par l’Église en 1909, puis une loi de 1920 fait du deuxième dimanche de mai, « jour anniversaire de la délivrance d’Orléans », un jour de fête : « la Fête Jeanne d’Arc, fête du patriotisme ». L’Église procède ensuite à la canonisation de Jeanne d’Arc en 1920.

C’est justement dans le cadre de la fête patriotique de la IIIe République que l’hebdomadaire Regards, apparu dans les années 1930 dans le cadre des multiples activités du Parti Communiste Française, présente « Jeanne d’Arc, fille du peuple devant ses juges », le 14 mai 1936.

On est là dans une double opération de légitimité. La Marseillaise est prétendument réappropriée comme expression populaire de la révolution française. Jeanne d’Arc serait le symbole de la dimension historique de cette dimension populaire de révolte contre une direction nationale « vendue ».

Le Parti Communiste Français n’abandonnera plus jamais cette ligne, du moins jusqu’au début des années 1990. L’État serait aux mains d’une poignée de grands bourgeois se vendant au plus offrant, et il s’agirait pour le peuple de récupérer le pays.

C’est une ligne nationaliste, qui n’a pas eu toujours le dessus : elle est parfois utilisée comme prétexte, comme arrière-plan pour des revendications, mais tendanciellement elle est toujours présente, et à partir de 1953 elle l’emporte de manière définitive. S’il était auparavant possible de jouer là-dessus, dans le cadre de l’Internationale Communiste et de l’URSS de Staline, après 1953 le Parti Communiste Français est arc-boutée de manière totale dans sa posture « nationale ».

Un grand meeting est ainsi organisé à Choisy-le-Roi, fin juin 1936, à l’occasion des cents ans de la mort de Rouget de Lisle, celui-ci étant mort dans cette petite ville près de Paris, où il dispose d’une grande statue. Rouget de Lisle y est en train de chanter la main sur le cœur, alors qu’il tient de l’autre une épée et une partition.

20 000 personnes y sont présentes, après un défilé de 50 000 personnes où sont chantées les deux chansons « réconciliées », la Marseillaise et l’Internationale. Le gouvernement a envoyé un représentant, le ministre de l’Air Pierre Cot, qui salue l’initiative :

« Vous avez su réconcilier la République avec les traditions révolutionnaires. »

Quant à Maurice Thorez, il pratique encore et toujours la surenchère, à la moindre occasion :

« ‘‘La Marseillaise’’ restera à jamais le chant de notre Peuple (…). ‘‘La Marseillaise’’ nous inspire dans notre œuvre de réconciliation nationale contre les deux cents familles, d’union de tous les Français qui travaillent, qui souffrent et qui espèrent en un avenir radieux de prospérité et de bonheur. Aux accents mêlés de ‘‘La Marseillaise’’ et de ‘‘L’Internationale’’, sous les plis réconciliés du drapeau tricolore et du drapeau rouge, ensemble nous ferons une France libre, forte et heureuse !” »

Tout cela est en conflit total avec la ligne du Parti Communiste Français avant le Front populaire ; même depuis sa mise en place, les bagarres sont récurrentes entre les cortèges ou des personnes se croisant avec d’un côté un drapeau français, de l’autre un drapeau rouge.

Les deux drapeaux expriment un clivage de classe tout à fait net et sont prétexte à une mentalité de guerre civile. S’il y a une part de reste d’anarchisme ou plutôt de syndicalisme révolutionnaire anarchisant dans l’attitude des communistes dans ce cadre, il n’en reste pas moins que c’est un vecteur de lutte de classe.

Le Parti Communiste Français dirigé par Maurice Thorez cherche à tout prix à briser cette dimension culturelle porteuse de contradiction. C’est qu’il en va de la crédibilité du Parti à se légitimer par rapport à l’opinion publique pense-t-on, et en réalité par rapport à l’idéologie dominante.

Le secrétariat du Parti, à la toute fin juin 1936, tient ainsi à rappeler que :

« Le drapeau tricolore ne doit pas diviser les Français.

La presse réactionnaire fait état de remarques désobligeantes dont serait l’objet des personnes qui arborent les trois couleurs de la France républicaine.

Le Parti communiste, qui considère comme sa grande tâche de réconcilier ceux qui arborent le drapeau tricolore de nos pères et ceux qui arborent le drapeau rouge de nos espérances, est certain que de telles remarques n’émanent pas de communistes.

Notre Parti, soucieux de travailler à réaliser l’union de la nation française pour une France libre, forte et heureuse, sait ce que représentent les trois couleurs dans l’histoire du peuple de notre pays, et il sait aussi que les masses populaires voient dans le drapeau tricolore l’emblème de la liberté.

Le drapeau tricolore flottait à Valmy tandis que les hommes de Coblentz [c’est-à-dire les aristocrates émigrés en Allemagne à Coblence] combattaient la France [de la révolution française] depuis les armées du roi de Prusse.

Ce drapeau, sous les plis duquel nos pères défendirent la liberté, appartient au peuple ; nous nous refusons à suivre ceux qui voudraient en faire l’emblème de la division entre Français.

Et les communistes qui luttent sous les plis du drapeau rouge considèrent comme leurs frères tous les Français qui veulent le bonheur du pays. Ils leur tendent la main, convaincus qu’on ne parviendra pas à faire de notre drapeau tricolore le drapeau de la désunion de la France. »

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