Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Message de Simón Bolívar du 15 juin 1813 (« Espagnols et Canariens, comptez sur la mort, même indifférents, si vous n’agissez pas activement en faveur de la liberté de l’Amérique »)

    Simón Bolívar, brigadier de l’Union, général en chef de l’Armée du Nord, libérateur du Venezuela.

    À ses compatriotes vénézuéliens :

    Une armée de frères, envoyée par le Congrès souverain de la Nouvelle-Grenade, est venue vous libérer, et vous l’avez déjà parmi vous, après avoir chassé les oppresseurs des provinces de Mérida et de Trujillo.

    Nous sommes envoyés pour détruire les Espagnols, protéger les Américains et établir les gouvernements républicains qui ont formé la Confédération du Venezuela.

    Les États sous nos armes sont à nouveau gouvernés par leurs anciennes constitutions et leurs magistrats, jouissant pleinement de leur liberté et de leur indépendance ; car notre mission vise uniquement à briser les chaînes de la servitude qui pèsent encore sur certains de nos peuples, sans chercher à promulguer des lois ni à exercer des actes de domination, ce que le droit de la guerre pourrait nous autoriser à faire.

    Touchés par vos malheurs, nous n’avons pu observer avec indifférence les souffrances que vous ont infligées les barbares espagnols, qui vous ont anéanti par le pillage et détruit par la mort ; qui ont violé les droits sacrés du peuple ; qui ont violé les capitulations et les traités les plus solennels ; et enfin, qui ont commis tous les crimes, réduisant la République du Venezuela à la plus effroyable désolation.

    Ainsi, la justice exige vengeance, et la nécessité nous y contraint.

    Puissent les monstres qui l’infestent et l’ont ensanglantée disparaître à jamais du sol colombien ; que leur châtiment soit à la hauteur de l’énormité de leur perfidie, lavant ainsi la tache de notre ignominie et montrant aux nations de l’univers que les enfants d’Amérique ne sont pas offensés impunément.

    Malgré notre juste ressentiment envers les méchants espagnols, notre cœur magnanime daigne encore ouvrir une dernière fois la voie à la conciliation et à l’amitié.

    Ils sont toujours invités à vivre paisiblement parmi nous si, détestant leurs crimes et se convertissant de bonne foi, ils coopèrent avec nous à la destruction du gouvernement intrusif de l’Espagne et au rétablissement de la République du Venezuela.

    Tout Espagnol qui ne conspire pas contre la tyrannie pour soutenir la juste cause par les moyens les plus actifs et les plus efficaces sera considéré comme un ennemi et puni comme traître à la patrie, et sera par conséquent irrévocablement exécuté.

    En revanche, une grâce générale et absolue est accordée à ceux qui rejoignent notre armée, avec ou sans armes, et à ceux qui aident les bons citoyens qui s’efforcent de secouer le joug de la tyrannie.

    Les officiers de guerre et les magistrats civils qui proclament le gouvernement du Venezuela et nous rejoignent seront maintenus dans leurs fonctions ; en un mot, les Espagnols qui rendent des services distingués à l’État seront considérés et traités comme des Américains.

    Et vous, Américains, que l’erreur ou la perfidie ont détournés du chemin de la justice, sachez que vos frères vous pardonnent et regrettent sincèrement vos égarements, dans l’intime conviction que vous ne pouvez être coupables et que seuls l’aveuglement et l’ignorance dans lesquels les auteurs de vos crimes vous ont maintenus jusqu’à présent auraient pu vous y conduire.

    Ne craignez pas l’épée qui vient vous venger et rompre les liens ignominieux par lesquels vos bourreaux vous lient à leur sort.

    Comptez sur une immunité absolue pour votre honneur, votre vie et vos biens ; le seul titre d’Américains sera votre garantie et votre sauvegarde.

    Nos armes sont venues vous protéger et elles ne seront jamais utilisées contre aucun de vos frères.

    Cette amnistie s’étend aux traîtres ayant récemment commis des actes criminels ; et elle sera appliquée avec tant de rigueur qu’aucune raison, aucun motif ni aucun prétexte ne suffira à nous contraindre à renoncer à notre offre, aussi grands et extraordinaires soient les motifs que vous nous donnez pour attiser notre animosité.

    Espagnols et Canariens, comptez sur la mort, même indifférents, si vous n’agissez pas activement en faveur de la liberté de l’Amérique. Américains, comptez sur la vie, même coupables.

    Quartier général de Trujillo, 15 juin 1813.
    Simón Bolívar

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • Karl Marx : Bolívar y Ponte − 1858

    Bolívar y Ponte, Simon le « Libérateur » de la Colombie, né à Caracas le 25 juillet 1783, mort à San Pedro, près de Santa Marta, le 17 décembre 1830.

    Il était issu de l’une des « familias Mantuanas » qui à l’époque de la domination espagnole, constituaient la noblesse créole du Venezuela. Selon la coutume des Américains fortunés de l’époque, il fut envoyé en Europe alors qu’il n’avait que quatorze ans.

    D’Espagne, il passa en France, et résida quelques années à Paris. Il se maria à Madrid en 1802, et retourna ensuite au Venezuela, où sa femme mourut subitement de la fièvre jaune.

    Puis, il visita l’Europe une seconde fois, et assista au couronnement impérial de Napoléon en 1804, et à son accession à la couronne de fer de Lombardie en 1805.

    En 1809, il revint dans son pays natal, et en dépit des exhortations de José Felix Rivas, son cousin, il refusa de se joindre à la révolution qui éclata le 19 avril 1810 à Caracas ; mais, après cet événement, il accepta une mission à Londres pour acheter des armes et solliciter la protection du gouvernement britannique.

    Il fut apparemment bien reçu par le Marquis de Wellesley, alors secrétaire aux Affaires étrangères, mais n’obtint rien sinon l’autorisation d’exporter des armes contre argent comptant, moyennant le paiement de lourds droits de douane.

    A son retour de Londres, il se retira à nouveau de la vie publique, jusqu’en septembre 1811, lorsque le général Miranda, alors commandant en chef des forces terrestres et maritimes des insurgés, le décida à accepter le grade de lieutenant-colonel dans l’état-major, et le commandement de Puerto Cabello, la plus puissante forteresse du Venezuela.

    Les prisonniers de guerre espagnols que Miranda envoyait régulièrement à Puerto Cabello pour être enfermés dans la citadelle réussirent à triompher par surprise de leurs gardiens et à s’emparer de la citadelle : bien qu’ils fussent sans armes, alors que lui-même disposait d’une nombreuse garnison et d’importantes réserves de munitions, Bolívar s’embarqua précipitamment pendant la nuit avec huit de ses officiers, sans en informer ses propres troupes ; arrivé à l’aube à La Guayra, il se retira dans la propriété de San Mateo.

    Lorsqu’elle comprit que son commandement avait fui, la garnison quitta la place en bon ordre, et la forteresse fut immédiatement occupée par les Espagnols sous les ordres de Monteverde.

    Cet événement fit pencher la balance en faveur de l’Espagne et obligea Miranda, sur un ordre du Congrès, à signer, le 26 juillet 1812, le traité de Vittoria, qui replaça le Venezuela sous l’autorité de l’Espagne.

    Le 30 juillet, Miranda arriva à La Guayra où il avait l’intention d’embarquer à bord d’un navire anglais.

    Lorsqu’il rendit visite au commandant de la place, le colonel Manuel Maria Casas, il rencontra toute une nombreuse compagnie, dont Don Miguel Peňa et Simón Bolívar qui le persuada de passer au moins une nuit dans la maison de Casas.

    A deux heures du matin, alors que Miranda dormait profondément, Casas, Peňa et Bolívar entrèrent dans sa chambre avec quatre soldats armés, s’emparèrent prudemment de son épée et de son pistolet, puis l’éveillèrent, lui dirent sans ménagement de se lever et de s’habiller, le mirent aux fers, et le livrèrent finalement à Monteverde, qui l’envoya à Cadix où il mourut enchaîné, après quelques années de captivité.

    Cet acte, commis sous le prétexte que Miranda avait trahi son pays en capitulant à Vitoria, procura à Bolívar la faveur toute particulière de Monteverde ; quand Bolívar lui demanda son passeport, il déclara que « la requête du colonel Bolívar devait être satisfaite, en récompense du service rendu au Roi d’Espagne en livrant Miranda ».

    Bolívar fut ainsi autorisé à s’embarquer pour Curaçao où il passa six semaines ; il se dirigea ensuite, en compagnie de son cousin Rivas, vers la petite république de Carthagène, où un grand nombre de soldats qui avaient servi sous les ordres du général Miranda s’étaient réfugiés.

    Rivas leur proposa d’entreprendre une expédition contre les Espagnols au Venezuela, avec Bolívar comme commandant en chef.

    Ils acceptèrent la première proposition avec enthousiasme ; ils s’opposèrent à la seconde, mais finirent par céder, à condition que Rivas devint commandant adjoint.

    Manuel Rodriguez Torrices, président de la république de Carthagène, ajouta aux trois cents soldats ainsi enrôlés sous les ordres de Bolívar cinq cents hommes sous le commandement de son cousin, Manuel Castillo. L’expédition commença en début de janvier 1813.

    Des dissensions s’élevèrent entre Bolívar et Castillo quant au commandement suprême, et Castillo leva soudain le camp avec ses grenadiers.

    Bolívar, pour sa part, se proposait de suivre son exemple et de retourner à Carthagène, mais Rivas réussit finalement à le persuader de poursuivre sa route au moins jusqu’à Bogotá, où se tenait le congrès de Nouvelle-Grenade.

    Ils furent bien reçus : le congrès les aida de toutes les façons possibles et les éleva tous deux au grade de général ; après avoir divisé leur petite armée, ils marchèrent sur Caracas par des itinéraires différents.

    Plus ils avançaient, plus ils reçurent des renforts ; les cruautés commises par les Espagnols agirent partout comme des sergents recruteurs pour l’armée de l’indépendance.

    La capacité de résistance des Espagnols fut brisée, en partie parce que leur armée se trouvait être composée au trois quarts d’indigènes qui, à chaque combat, couraient rejoindre les rangs ennemis, et en partie en raison de la lâcheté de généraux tels que Tiscar, Cagigal et Fierro, qui désertaient leurs propres troupes à chaque occasion.

    C’est ainsi qu’un simple jeune homme, Santiago Mariňo réussit à déloger les Espagnols des provinces de l’Ouest.

    La seule résistance sérieuse de la part des Espagnols fut dirigée contre la colonne de Rivas, qui battit cependant le général Monteverde à Lostaguanes, et le força à s’enfermer dans Puerto Cabello avec le reste de ses troupes.

    A la nouvelle de l’arrivée de Bolívar, le général Fierro, gouverneur de Caracas, envoya des émissaires pour proposer une capitulation, qui fut conclue à Vitoria ; mais Fierro, frappé d’une panique soudaine, et sans attendre le retour de ses propres émissaires, décampa secrètement dans la nuit, laissant plus de mille cinq cents Espagnols à la merci de l’ennemi.

    Bolívar fut alors honoré d’un triomphe public.

    Debout sur un char de triomphe tiré par douze jeunes filles habillées de blanc et décorées aux couleurs nationales, toutes choisies parmi les meilleures familles de Caracas, Bolívar, tête nue, en grand uniforme et tenant un petit bâton à la main, mit environ une demi-heure pour être conduit aux portes de la ville à sa résidence.

    Après s’être proclamé « dictateur et libérateur des provinces de l’ouest du Venezuela » (car Mariňo avait pris le titre de « dictateur des provinces de l’est ») ; il choisit un corps de troupe d’élite pour en faire sa garde personnelle et s’entoura de l’éclat d’une Cour.

    Mais, comme la plupart de ses compatriotes, il était un ennemi de tout effort prolongé et sa dictature sombra bientôt dans l’anarchie militaire : les affaires les plus importantes étaient aux mains de favoris qui gaspillaient les finances du pays et avaient ensuite recours à des moyens odieux pour les restaurer.

    Ainsi, l’enthousiasme tout récent du peuple se transforma en mécontentement, et les forces dispersées de l’ennemi purent se reconstituer.

    Au début d’août 1813, Monteverde était enfermé dans la forteresse de Puerto Cabello, et l’armée espagnole ne possédait plus qu’une petite langue de terre au nord-ouest du Venezuela ; trois mois, plus tard, en décembre, le libérateur avait perdu son prestige et Caracas était menacée par l’apparition soudaine dans ses alentours des Espagnols victorieux sous les ordres de Boves.

    Pour renforcer son pouvoir chancelant, Bolívar réunit le 1er janvier 1814 une junte des habitants les plus influents de Caracas et déclara refuser de porter plus longtemps le fardeau de la dictature.

    Hurtado Mendoza démontra alors dans un long discours la « nécessité de laisser le pouvoir suprême aux mains du général Bolívar jusqu’à ce que le congrès de la Nouvelle-Grenade puisse se tenir et que le Venezuela s’unifie sous l’autorité d’un gouvernement ».

    Cette proposition fut acceptée, et la dictature fut ainsi en quelque sorte investie d’une sanction légale.

    La guerre contre les Espagnols se poursuivit quelque temps en une série d’engagements où aucun des deux partis n’obtenait un avantage décisif.

    En juin 1814, Boves marcha, avec ses forces unifiées, de Calabozo à La Puerta où les deux dictateurs, Bolívar et Mariňo, avaient opéré une jonction, les rencontra et ordonna de les attaquer immédiatement.

    Après quelque résistance, Bolívar s’enfuit vers Caracas, tandis que Mariňo disparaissait en direction de Cumana.

    Puerto Caballo et Valence tombaient aux mains de Boves, qui détacha alors deux colonnes (dont l’une était commandée par le colonel Gonzales) vers Caracas, par des routes différentes.

    Après que Caracas eut capitulé devant Gonzales, le 17 juillet 1814, Bolívar évacua La Guayra, ordonna que les navires se trouvant dans le port de cette ville fassent voile vers Cumana, et battit en retraite sur Barcelone avec le reste de ses troupes.

    Après une défaite infligée aux insurgés par Boves à Anguita le 8 août 1814, Bolívar abandonna ses troupes la même nuit pour gagner secrètement, en toute hâte et par des chemins détournés, Cuman où, malgré les protestations et la colère de Rivas, il s’embarqua immédiatement à bord du Bianchi avec Mariňo et quelques autres officiers.

    Si Rivas, Páez et d’autres généraux avaient suivi les dictateurs dans leur fuite, tout aurait été perdu.

    A leur arrivée à Juan Griego, sur l’île de Margarita, ils furent traités de déserteurs par le général Arismendi, qui leur ordonna de partir ; ils se dirigèrent vers Carupano, où le colonel Bermudez les reçut de la même façon, et mirent le cap sur Carthagène.

    Là, pour travestir leur fuite, ils publièrent un mémoire où ils se justifiaient avec des phrases pompeuses.

    S’étant mêlé à un complot pour le renversement du gouvernement de Carthagène, Bolívar dut quitter cette petite république, et fit route vers Tunja, où se tenait le congrès de la république fédérale de Nouvelle-Grenade.

    A cette époque, la province de Cundinamarca était à la tête de provinces indépendantes qui refusaient l’accord fédéral de Grenade, tandis que Quito, Pasto, Santa Marta et d’autres provinces restaient encore aux mains des Espagnols.

    Arrivé à Tunja le 22 novembre 1814, Bolívar fut nommé par le congrès commandant en chef des forces fédéralistes et reçut la double mission de forcer le président de la province de Cundinamarca à reconnaître l’autorité du congrès, puis de marcher contre Santa Marta, seul port fortifié que les Espagnols détenaient encore en Nouvelle-Grenade.

    La première tâche fut facilement remplie, car Bogotá, capitale de la province dissidente, était une ville sans défense.

    Bien qu’elle ait capitulé, Bolívar autorisa ses troupes à la piller pendant quarante-huit heures.

    A Santa Marta, le général espagnol Montalvo, disposant d’une faible garnison de moins de deux cents hommes et d’une forteresse presque impossible à défendre, avait déjà retenu un navire français pour assurer sa propre fuite, tandis que les habitants de la ville firent savoir à Bolívar qu’à son apparition ils ouvriraient les portes et chasseraient la garnison.

    Mais, au lieu de s’attaquer aux Espagnols de Santa Marta comme il en avait reçu l’ordre du congrès, il s’abandonna à sa rancune contre Castillo, commandant de Carthagène, et prit sur lui de conduire ses troupes contre cette ville, qui était partie intégrante de la république fédérale.

    Battu, il établit son camp sur La Papa, une grande colline, à portée d’obus de Carthagène, et installa une batterie composée d’un seul canon de faible calibre face à une forteresse disposant d’environ quatre-vingts canons.

    Puis il transforma le siège en un blocus qui dura jusqu’au début mai, sans autre résultat que celui de réduire son armée, par la désertion et la maladie, de deux mille quatre cents hommes à environ sept cents.

    Pendant ce temps, une grande expédition espagnole, partie de Cadix sous les ordres du général Morillo, était arrivée à l’île de Margarita le 25 mars 1815 et avait pu envoyer des renforts à Santa Marta et, peu de temps après, prendre Carthagène même.

    Mais, auparavant, Bolívar s’était embarqué le 10 mai 1815 pour la Jamaïque, accompagné d’une douzaine de ses officiers, sur un brick anglais armé.

    Arrivé à ce lieu de refuge, il lança à nouveau une proclamation, se prétendant la victime de quelque faction ou ennemi secret, et justifiant sa fuite devant les Espagnols comme une démission de son commandement eu égard à la paix publique.

    Durant son séjour de huit mois à Kingston, les généraux qu’il avait laissés au Venezuela, ainsi que le général Arismendi dans l’île de Margarita, tinrent résolument tête aux troupes espagnoles.

    Mais Rivas, à qui Bolívar devait sa gloire, ayant été fusillé par les Espagnols après la prise de Maturin, un autre homme le remplaça sur la scène ; il possédait des capacités encore plus grandes, mais comme il ne pouvait, en sa qualité d’étranger, jouer un rôle indépendant dans la révolution sud-américaine, il se décida à agir sous les ordres de Bolívar. C’était Louis Brion.

    Pour apporter son aide aux révolutionnaires, il était parti de Londres à Carthagène avec une corvette de vingt-quatre canons ; équipée en grande partie à ses propres frais, elle contenait quatorze mille fusils et une grande quantité de matériel militaire.

    Arrivé trop tard pour se rendre utile dans cette région, il se rembarqua pour Cayes, à Haïti, où de nombreux patriotes émigrés s’étaient rendus après la capitulation de Carthagène.

    Bolívar, pendant ce temps, était également parti de Kingston pour Port-au-Prince où sur sa promesse de libérer les esclaves, le président de Haïti, Pétion, lui offrit des fournitures importantes pour monter une expédition contre les Espagnols au Venezuela.

    A Cayes, il rencontra Brion et les autres émigrés, et, lors d’une réunion générale, se proposa comme chef de la nouvelle expédition, à condition de réunir entre ses mains les pouvoirs civils et militaires jusqu’à la convocation du congrès général.

    La majorité s’étant ralliée à sa proposition, l’expédition partit le 16 avril 1816, ayant Bolívar pour commandant et Brion pour amiral.

    A Margarita, Bolívar réussit à se concilier Arismendi, qui commanda l’île après avoir refoulé les Espagnols qui n’occupaient qu’un seul point, Pampatar.

    Sur la promesse formelle de Bolívar de convoquer un congrès national au Venezuela dès qu’il serait maître du pays, Arismendi réunit une junte dans la cathédrale de la Villa del Norte, et le proclama publiquement commandant en chef des républiques du Venezuela et de la Nouvelle-Grenade.

    Le 31 mai 1816, Bolívar débarqua à Carupano, mais n’osa pas empêcher Mariňo et Piar de se séparer de lui et d’engager une guerre contre Cumana de leur propre autorité.

    Affaibli par cette séparation, il fit voile, sur le conseil de Brion, vers Ocumare où il arriva le 3 juillet 1816, avec treize navires, dont sept seulement étaient armés.

    Ses troupes ne comprenaient que six cent cinquante hommes, mais l’enrôlement de Noirs dont il avait proclamé l’émancipation portait ce nombre à environ huit cents.

    A Ocumare, il publia à nouveau une proclamation promettant d’« exterminer les tyrans » et de « convoquer le peuple pour qu’il nomme ses délégués au congrès ».

    En avançant dans la direction de Valence, il rencontra, non loin d’Ocumare, le général espagnol Morales à la tête d’environ deux cents soldats et cent miliciens.

    Les tirailleurs de Morales ayant dispersé son avant-garde, il perdit, selon le récit d’un témoin oculaire, « toute présence d’esprit, ne dit pas un mot, fit rapidement tourner bride à son cheval, et s’enfuit à toute vitesse vers Ocumare ; il traversa le village au grand galop, sauta de son cheval, se jeta dans une barque et parvint ainsi à bord de la Diana où il ordonna à toute l’escadre de le suivre jusqu’à la petite île de Buen Aire, abandonnant tous ses compagnons sans aide d’aucune sorte ».

    Accablé de vifs reproches et de remontrances par Brion, il rejoignit les autres commandants sur la côte de Cumana ; mais, reçu avec rudesse et menacé par Piar d’être jugé devant une cour martiale comme déserteur et comme poltron, il rebroussa vite chemin et revint à Cayes.

    Après des mois d’effort, Brion parvint finalement à persuader la majorité des chefs militaires vénézuéliens, qui sentaient le besoin d’avoir au moins un chef nominal, de rappeler Bolívar à son poste de commandant en chef ; en revanche, il s’engageait formellement à convoquer un congrès et à ne pas intervenir dans l’administration civile.

    Le 31 décembre 1816, il arriva à Barcelone avec les armes, les munitions et les provisions diverses fournies par Pétion.

    Rejoint le 2 janvier 1817 par Arismendi, il proclama le 4 la loi martiale et la réunion de tous les pouvoirs en sa seule personne ; mais cinq jours plus tard, Arismendi ayant été victime d’une embuscade tendue par les Espagnols, le dictateur s’enfuit à Barcelone.

    Les troupes s’y rendirent également, et Brion lui envoya des canons aussi bien que des renforts, ce qui lui permit de rassembler un nouveau corps d’armée de mille cent hommes.

    Le 15 avril les Espagnols s’emparèrent de la ville de Barcelone, et les troupes des patriotes se replièrent vers la maison de bienfaisance, située en dehors de Barcelone ; ce bâtiment avait été fortifié sur l’ordre de Bolívar, mais il ne pouvait protéger une garnison de mille hommes en cas d’attaque sérieuse.

    Bolívar quitta son poste dans la nuit du 5 avril ; il transféra son commandement au colonel Freites, et l’informa qu’il allait chercher des renforts et serait bientôt de retour.

    Confiant en cette promesse, Freites déclina une offre de capitulation et, après l’assaut, fut massacré par les Espagnols avec toute la garnison.

    Piar, un homme de couleur natif de Curaçao, prépara et réalisa la conquête des provinces de Guyana, tandis que l’amiral Brion appuyait cette entreprise avec ses canonnières.

    Le 20 juillet, l’ensemble de ces provinces ayant été évacué par les Espagnols, Piar, Brion, Zea, Mariňo, Arismendi et d’autres réunirent un congrès provincial à Angostura, et mirent à la tête de l’exécutif un triumvirat.

    Brion haïssait Piar et il était en outre profondément attaché au succès de Bolívar : il avait misé son importante fortune personnelle sur ce succès et il réussit à le faire nommer membre du triumvirat malgré son absence.

    Lorsqu’il apprit cette nouvelle, Bolívar quitta sa retraite et apparut à Angostura ; encouragé par Brion, après avoir dissous le congrès et le triumvirat, il les remplaça pas un « Conseil suprême de la nation » dont il prit la tête ; Brion et Antonio Francisco Zea furent nommés présidents, le premier pour les affaires militaires, le second pour les affaires politiques.

    Cependant, Piar, le conquérant de la Guyana, qui autrefois avait menacé de faire passer Bolívar en cour martiale comme déserteur, n’épargnait pas ses sarcasmes contre le « Napoléon de la retraite » ; dès lors, Bolívar mit au point un plan pour s’en défaire.

    Sur la fausse accusation d’avoir conspiré contre les Blancs, comploté contre la vie de Bolívar, et aspiré au pouvoir suprême, Piar fut traduit devant un conseil de guerre présidé par Brion, reconnu coupable, condamné à mort et fusillé le 16 octobre 1817.

    Sa mort frappa Mariňo de terreur.

    Pleinement conscient de sa propre insignifiance une fois qu’il était séparé de Piar, il calomnia publiquement son ami assassiné dans une lettre des plus abjectes, désavoua ses propres tentatives de rivaliser avec le Libérateur, et en appela à l’inépuisable magnanimité de Bolívar.

    La conquête de la Guyana par Piar avait complètement retourné la situation en faveur des patriotes ; cette province fournissait à elle seule plus de ressources que les sept autres provinces du Venezuela réunies.

    On s’attendait généralement à ce que la campagne, annoncée par Bolívar dans une nouvelle proclamation, aboutît à l’expulsion définitive des Espagnols.

    Ce premier bulletin, qui faisait de quelques petits détachements espagnols à la recherche de fourrage se retirant de Calabozo des « armées fuyant devant nos troupes victorieuses », n’était pas de nature à modérer ces espoirs.

    Contre environ quatre mille Espagnols dont la jonction n’avait pas encore été effectuée par Morillo, Bolívar rassembla plus de neuf mille hommes, bien armés et bien équipés, et amplement munis de tout ce qui était nécessaire à la guerre.

    Néanmoins, vers la fin du mois de mai 1818, il avait perdu environ une douzaine de batailles et toutes les provinces situées au nord de l’Orinico. En effet, Bolívar dispersa ses forces supérieures en nombre, qui furent toujours battues séparément.

    Laissant la conduite des opérations à Páez et à ses autres subalternes, il se retira à Angostura. Les défections se multipliaient et tout semblait aller à la dérive et conduire à une défaite totale.

    A ce moment des plus critiques, un heureux concours de circonstances retourna une fois de plus la situation.

    A Angostura, Bolívar rencontra Santander, originaire de la Nouvelle-Grenade, qui le supplia de lui accorder les moyens d’envahir ce territoire, où la population était prête à déclencher un soulèvement général contre les Espagnols.

    Bolívar donna une certaine suite à cette demande, tandis que des secours importants en hommes, en navires et en munitions arrivés d’Angleterre, et que des officiers anglais, français, allemands et polonais affluaient à Angostura.

    Enfin, le Dr German Rosci, consterné par la fortune déclinante de la révolution sud-américaine, entra en scène, acquit de l’influence sur Bolívar et le décida à réunir le 15 février 1819, un congrès national, dont la seule annonce se révéla assez forte pour faire surgir une nouvelle armée d’environ quatorze mille hommes, ce qui permit à Bolívar de reprendre l’offensive.

    Les officiers étrangers lui suggérèrent de simuler l’intention d’attaquer Caracas et de libérer le Venezuela du joug espagnol ; Morillo serait ainsi amené à retirer ses forces de Nouvelle-Grenade et à les concentrer pour assurer la défense du Venezuela, tandis que Bolívar, se dirigeant soudain vers l’ouest, s’unirait aux guérillas de Santander, et marcherait sur Bogotá.

    Pour exécuter ce plan, Bolívar quitta Angostura le 24 février 1819, après avoir nommé Zea président du Congrès et vice-président de la République en son absence.

    Grâce aux manœuvres de Páez, Morillo et La Torre furent battus à Achaguas, et ils auraient été anéantis si Bolívar avait opéré une jonction de ses propres troupes avec celles de Páez et Mariňo.

    Quoi qu’il en soit, les victoires de Páez conduisirent à l’occupation de la province de Barima, ce qui permettait à Bolívar de pénétrer en Nouvelle-Grenade.

    Là, tout avait été préparé par Santander, et les troupes étrangères, composées surtout d’Anglais, décidèrent du sort de la Nouvelle-Grenade par les victoires successives remportées les 1er et 23 juillet et le 7 août, dans la province de Tunja.

    Le 12 août, Bolívar fit une entrée triomphale dans Bogotá, tandis que les Espagnols, contre lesquels toutes les provinces de Nouvelle-Grenade s’étaient soulevées, s’enfermaient dans la ville fortifiée de Mompox.

    Après avoir ouvert le congrès de la Nouvelle-Grenade à Bogotá et nommé le général Santander au poste de commandant en chef, Bolívar marcha vers Pamolona, où il passa environ deux mois à faire des fêtes et à courir les bals.

    Le 3 novembre, il arriva à Montecal, au Venezuela, où il avait ordonné aux chefs patriotiques de ce pays de s’assembler avec leurs troupes.

    Il disposait alors d’un trésor d’environ deux millions de dollars, provenant des contributions forcées des habitants de la Nouvelle-Grenade, et d’une armée de quelque neuf mille hommes, dont le tiers était composé d’Anglais, d’Irlandais, d’Hanovriens, et d’autres étrangers, bien disciplinés.

    Il put ainsi affronter un ennemi dépourvu de toute ressource et réduit à une force nominale d’environ quatre mille cinq cents hommes, dont les deux tiers étaient des indigènes auxquels les Espagnols ne pouvaient se fier.

    Morillo se retirant de San Fernando de Apure vers San Carlos, Bolívar le poursuivit jusqu’à Calabozo, de sorte que les quartiers-généraux ennemis étaient seulement à deux jours de marche l’un de l’autre. Si Bolívar s’était avancé hardiment, les Espagnols auraient été écrasés par les seules troupes européennes ; mais il préféra prolonger la guerre de cinq ans.

    En octobre 1819, le Congrès d’Angostura avait forcé Zea, sa créature, à démissionner de son poste et choisi Arismendi à sa place.

    Lorsqu’il reçut cette nouvelle, Bolívar fit soudain marcher sa légion étrangère vers Angostura, surprit Arismendi, qui n’avait que six cents indigènes, l’exila dans l’île de Margarita, et réinstalla Zea dans son ancienne dignité.

    Le Dr Rosci, qui l’enthousiasma par la perspective d’un pouvoir central, l’amena à proclamer la « République de Colombie » comprenant la Nouvelle-Grenade et le Venezuela, à publier une Constitution pour le nouvel Etat et à consentir à l’établissement d’un congrès commun pour les deux provinces. Le 20 janvier 1820, il retourna de nouveau à San Fernando de Apure.

    Le retrait soudain de la légion étrangère, que les Espagnols craignaient plus que le décuple du nombre de troupes colombiennes, avait donné à Morillo une nouvelle occasion de rassembler des renforts, tandis que l’annonce d’une formidable expédition, qui devait partir d’Espagne commandée par O’Donnell, rehaussa le moral en baisse de l’armée espagnole. Malgré la supériorité écrasante de ses forces, Bolívar n’obtint aucun résultat pendant la campagne de 1820.

    Entre-temps, on apprit d’Europe que la révolution dans l’Isle de Leon avait mis fin violemment au projet d’expédition de O’Donnell.

    En Nouvelle-Grenade, quinze provinces sur vingt-deux s’étaient ralliées au gouvernement de Colombie, et les Espagnols n’y détenaient plus que les forteresses de Carthagène et l’isthme de Panama.

    Au Venezuela, six provinces sur huit obéissaient aux lois de Colombie. Telle était la situation lorsque Bolívar se laissa entraîner par Morillo à des négociations qui aboutirent, le 25 novembre 1820, à la conclusion, à Trujillo, d’un armistice de six mois.

    Aucune mention n’était faite dans cette trêve de la République de Colombie, bien que le Congrès eût formellement interdit de conclure aucun traité avec le commandement espagnol avant que celui-ci ne reconnaisse l’indépendance de la République.

    Le 17 décembre, Morillo, désireux de jouer un rôle en Espagne, fit route vers Puerto Cabello, laissant le commandement en chef à Miguel de La Torre ; le 10 mars 1821, Bolívar écrivit à La Torre que les hostilités reprendraient à l’expiration d’un délai de trente jours.

    Les Espagnols avaient pris une position assez solide à Carabozo, village situé à mi-chemin environ de San Carlos et de Valence, mais au lieu d’y réunir toutes ses forces, La Torre y avait seulement concentré sa première division, comprenant deux mille cinq cents fantassins et environ mille cinq cents cavaliers ; Bolívar disposait d’environ six mille fantassins, dont la légion britannique, avec mille cent hommes et trois mille Ilaneros à cheval, sous les ordres de Páez.

    Mais la position de l’ennemi lui paraissait si imprenable qu’il proposa à son conseil de guerre de conclure un nouvel armistice, ce qui fut toutefois rejeté par les subalternes.

    A la tête d’une colonne composée principalement de la légion britannique, Páez réussit à contourner, par un sentier, l’aile droite de l’ennemi ; La Torre fut le premier parmi les Espagnols à s’enfuir, ne prenant aucun répit avant d’atteindre Puerto Cabello, où il s’enferma avec le reste de ses troupes.

    Puerto Cabello se serait rendue sans condition si l’armée victorieuse s’était avancée rapidement, mais Bolívar perdit son temps en s’exhibant à Valence et à Caracas. Le 21 septembre 1821, la puissante forteresse de Carthagène capitulait devant Santander.

    Les derniers faits d’armes au Venezuela – l’engagement naval de Maracaibo en août 1923 et la capitulation forcée de Puerto Cabello en juillet 1824 – furent tous deux l’œuvre de Padilla.

    La révolution de l’Isle de Leon, qui empêcha le départ de l’expédition de O’Donnell, et le concours de la légion britannique avaient évidemment fait pencher la balance en faveur des Colombiens.

    La session du Congrès colombien s’ouvrit à Cucuta en janvier 1821 ; le Congrès publia le 30 août une nouvelle constitution et confirma dans ses pouvoirs Bolívar qui, une fois de plus, avait menacé de démissionner.

    Après avoir signé la constitution, il obtint l’autorisation d’entreprendre la campagne de Quito (1822), province où les Espagnols s’étaient retirés après avoir été repoussés de l’isthme de Panama par un soulèvement populaire général.

    Cette campagne, qui se termina par l’incorporation de Quito, Posto et Guayaquil à la Colombie, fut dirigée nominalement par Bolívar et le général Sucre, mais les quelques succès de l’armée furent entièrement dus aux officiers britanniques, tel le colonel Sands.

    Durant les campagnes de 1823-1824 contre les Espagnols dans le haut et le bas Pérou, Bolívar n’estima plus nécessaire de conserver les apparences du commandement ; au contraire, il abandonna toute la direction militaire au général Sucre, se consacrant lui-même exclusivement à des entrées triomphales, à des manifestes et à la proclamation de constitutions.

    A l’aide de sa garde personnelle colombienne, il pesa sur les décisions du Congrès de Lima qui lui transféra, le 10 février 1823, les pouvoirs de dictateur, tandis qu’il assurait sa réélection à la présidence de Colombie par une nouvelle manœuvre de démission.

    Entre-temps, sa position s’était renforcée, tant par la suite de la reconnaissance formelle du nouvel Etat par l’Angleterre que grâce à la conquête, par Sucre, des provinces du haut Pérou, que ce dernier unifia en une République indépendante sous le nom de Bolivie.

    Dans ce pays, où les baïonnettes de Sucre détenaient le pouvoir suprême, Bolívar donna libre cours à ses penchants pour le pouvoir arbitraire, en introduisant le Code Boliviano, imitation du Code Napoléon.

    Son plan consistait à exporter ce Code de la Bolivie au Pérou et du Pérou à la Colombie, tout en gardant le contrôle des deux premiers Etats par des troupes colombiennes, et du dernier par la légion étrangère et des soldats péruviens.

    Par la force et par l’intrigue, il réussit effectivement, au moins pour quelques semaines, à imposer son Code au Pérou.

    Président et Libérateur de la Colombie, protecteur et dictateur du Pérou et parrain de la Bolivie, il était alors à l’apogée de sa gloire.

    Mais de graves différends avaient éclaté en Bolivie entre les centristes ou Bolívaristes et les fédéralistes ; sous ce nom, les ennemis de l’anarchie militaire s’étaient ralliés aux rivaux de Bolívar dans l’armée.

    Le Congrès colombien ayant à son instigation dressé un acte d’accusation contre Páez, vice-président du Venezuela, ce dernier riposta par une révolte ouverte, secrètement soutenue et alimentée par Bolívar lui-même, qui désirait des insurrections afin d’avoir un prétexte de renverser la constitution et ressaisir la dictature.

    A son retour du Pérou, outre sa garde personnelle, il s’était attaché mille huit cents Péruviens qu’il déclarait conduire contre les rebelles fédéralistes.

    A Puerto Cabello, où il rencontra Páez, non seulement il le confirma dans son commandement au Venezuela, mais il prit ouvertement sa défense et blâma les amis de la constitution ; par le décret de Bogotá, le 23 novembre 1826, il assuma les pouvoirs dictatoriaux.

    En 1827, début du déclin de son pouvoir, il parvint à réunir un congrès à Panama, dont le but officiel fut d’établir un nouveau Code international démocratique.

    Des délégués vinrent de Colombie, du Brésil, de La Plata, de Bolivie, de Mexico, du Guatémala, etc.

    Son intention réelle était de transformer toute l’Amérique du Sud en une république fédérative soumise à sa dictature.

    Tandis qu’il lâchait ainsi la bride à son rêve d’attacher la moitié du monde à son nom, le pouvoir réel échappait rapidement à son emprise.

    Les troupes colombiennes du Pérou, informées des mesures qu’il prenait pour introduire le Code Boliviano, déclenchèrent une insurrection armée.

    Les Péruviens élurent le général La Mar président de leur République, aidèrent les Boliviens à chasser les troupes colombiennes de leur sol et engagèrent une guerre victorieuse contre la Colombie ; un traité réduisit cette dernière à ses limites primitives, stipulant l’égalité des deux pays et séparant leurs dettes publiques.

    Le Congrès d’Ocana, convoqué par Bolívar en vue de modifier la constitution en faveur de son pouvoir absolu, fut ouvert le 2 mars 1828 par un message soigneusement élaboré qui insistait sur la nécessité d’octroyer de nouveaux privilèges à l’exécutif.

    Cependant, lorsqu’il devint évident que le projet de constitution amendé sortirait du Congrès très différent de sa forme originale, ses amis quittèrent leurs sièges : l’assemblée n’atteignit pas le quorum, ce qui mit fin à son activité.

    D’une maison de campagne à quelques kilomètres d’Ocana, où il s’était retiré, Bolívar publia un nouveau manifeste ; il se prétendait irrité par l’attitude de ses propres amis, mais il attaquait en même temps le Congrès, appelant les provinces à recourir à des mesures exceptionnelles et se déclarant prêt à assumer tout pouvoir qui lui serait confié.

    Sous la pression de ses baïonnettes, des assemblées populaires à Caracas, Carthagène et Bogotá, où il s’était rendu, l’investirent à nouveau de pouvoirs dictatoriaux.

    Il faillit être assassiné à Bogotá, dans sa chambre, et échappa à la mort en sautant du balcon pour se cacher et se réfugier sous un pont ; cet assassinat manqué lui permit d’exercer pendant un temps une sorte de terrorisme militaire.

    Toutefois, il ne toucha pas à la vie de Santander, bien que celui-ci eût participé à la conspiration ; en revanche, il fit mettre à mort le général Padilla, dont la culpabilité n’était pas du tout prouvée, mais qui, en tant qu’homme de couleur, ne pouvait se défendre.

    En 1829, une violente lutte de factions secoua la République ; dans un nouvel appel, Bolívar invita les citoyens à exprimer franchement leurs désirs quant aux modifications à introduire dans la constitution.

    Une assemblée de notables à Caracas répondit en dénonçant son ambition, en proclamant la séparation du Venezuela de la Colombie et en plaçant Páez à la tête de cette République.

    Le Sénat de Colombie soutint Bolívar, mais d’autres insurrections éclatèrent en différents endroits.

    Après avoir démissionné pour la cinquième fois en janvier 1830, il accepta une fois de plus la présidence, et quitta Bogotá pour mener campagne contre Páez, au nom du Congrès colombien.

    Vers la fin de mars 1830, il s’avança à la tête de huit mille hommes, prit Caracuta qui s’était révolté, puis se tourna vers la province de Maracaibo où Páez l’attendait avec douze mille hommes sur de solides positions.

    Dès qu’il comprit que Páez avait l’intention de se battre sérieusement, son courage l’abandonna. Pour un temps, il pensa même à se soumettre à Páez, et se retourner contre le Congrès.

    Mais l’influence de ses partisans au Congrès s’affaiblit et il dut offrir sa démission : on lui avait fait savoir qu’il devrait cette fois respecter sa décision et qu’une pension annuelle lui serait accordée s’il partait à l’étranger. Il envoya donc le 27 avril 1830 sa démission au Congrès.

    Mais il n’avait pas perdu l’espoir de regagner le pouvoir grâce à l’influence de ses partisans, et, comme une réaction se produisit contre Joaquim Mosquera, nouveau président de la Colombie, il fit traîner son départ de Bogotá, et parvint sous divers prétextes à prolonger son séjour à San Pedro jusqu’à la fin de 1830, où il mourut subitement.

    Voici le portrait que donne de lui Ducoudrey-Holstein : « Simón Bolívar mesure cinq pieds six pouces, son visage est long, ses joues creuses, son teint olivâtre ; il a des yeux assez grands et enfoncés dans leurs orbites, une chevelure peu fournie.

    Ses moustaches lui donnent un air sombre et sauvage, surtout lorsqu’il est en colère.

    Tout son corps est mince et maigre. Il ressemble à un homme de soixante-cinq ans.

    Lorsqu’il se déplace, ses bras sont sans cesse en mouvement. Il ne peut pas marcher longtemps et se fatigue vite. Il adore s’asseoir ou s’allonger dans son hamac.

    Il se laisse aller à des accès de furie et ce sont presque des crises de folie ; il se jette dans son hamac, profère des jurons et des imprécations contre tous ceux qui l’entourent.

    Il aime se répandre en sarcasmes sur les personnes absentes, ne lit que de la littérature française facile, est un hardi cavalier et se passionne pour la valse. Il s’écoute volontiers parler et porter des toasts.

    Dans l’adversité, s’il est privé d’aide extérieure, il se libère parfaitement de toute passion et de tout éclat d’humeur. Il devient alors doux, patient, docile et même humble.

    Il dissimule admirablement ses défauts sous la politesse d’un homme éduqué dans le soi-disant beau monde (en fr.), possède un talent de dissimulation quasi asiatique et fait preuve d’une meilleure compréhension des hommes que la plupart de ses compatriotes ».

    Par décret du Congrès de la Nouvelle-Grenade ses restes furent transportés en 1842 à Caracas où fut érigé un monument en son honneur.

    Voir Histoire de Bolívar par le général Ducoudrey-Holstein, continué jusqu’à sa mort par Alphonse Viollet (Paris, 1831) ; Memoirs of General John Willer (in the service of the Republic of Peru) ; colonel Hippisley, Account of his Journey to the Orinoco (London, 1919).

    K. Marx, 8 janvier 1858

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • Ni Ariel, ni Caliban, mais Gonzalo

    Le vrai nom de Gonzalo, le dirigeant historique du Parti Communiste du Pérou des années 1970-1990, est Manuel Rubén Abimael Guzmán Reynoso.

    Pourquoi a-t-il choisi ce nom comme pseudonyme révolutionnaire ?

    Gonzalo ne l’a jamais expliqué directement, cependant, maintenant que nous avons compris Ariel, nous pouvons le comprendre.

    Dans la fameuse interview qu’il a donné en 1988, Abimael Guzmán a expliqué la chose suivante :

    « Souvent je n’ai pas le temps de lire ce dont j’ai envie. Ce que j’aime lire ? Je lis beaucoup de biographies ; la littérature me semble une grande expression de l’art.

    J’aime lire par exemple Shakespeare, l’étudier aussi ; je pense qu’en l’étudiant, on rencontre des problèmes politiques, des leçons bien claires, dans « Jules César » ou dans « Macbeth » par exemple.

    La littérature me plaît mais la politique l’emporte toujours et m’amène à rechercher le sens politique, le problème de fond, car, en fin de compte, derrière chaque grand artiste, il y a un homme politique, il y a un homme de son temps qui combat dans la lutte de classes. »

    Ici, Gonzalo montre sa compréhension magistrale de la pensée comme reflet de la réalité. Sa position, ici, est celle du réalisme socialiste ; il savait que l’art est en substance une forme d’expression du mouvement global de la réalité, de la lutte des classes.

    Abimael Guzmán dit Gonzalo, Augusta La Torre dit Norah, le couple ayant joué un rôle essentiel dans la reconstitution du Parti Communiste du Pérou

    Nous voyons qu’il parle de Shakespeare, alors on pense tout de suite à La tempête. Trouve-t-on un personnage dénommé Gonzalo dans cette pièce de théâtre ?

    Effectivement, c’est bien le cas, nous avons un personnage dénommé Gonzalo, qui tient un célèbre discours politique – ce qui est conforme à l’esprit de ce dont Gonzalo a parlé.

    Dans la pièce, Gonzalo est un conseiller plein d’honnêteté du roi de Naples Alonso. À un moment, il prononce un discours utopique, dans l’esprit de Thomas More et Montaigne.

    Citons la pièce de Shakespeare, où Gonzalo expose une société idéale, sans exploitation ni oppression.

    GONZALO

    Seigneur Sébastien, les vérités que vous dites manquent de bienveillance et d’opportunité. Vous irritez la blessure lorsqu’il faudrait y verser du baume.

    SÉBASTIEN

    Bien dit.

    ANTONIO

    Et on ne peut plus chirurgicalement.

    GONZALO, au Roi

    Seigneur, le temps est sombre pour nous quand votre front se couvre de nuages.

    SÉBASTIEN

    Le temps est sombre ?

    ANTONIO

    Très sombre.

    GONZALO

    Si j’étais chargé de coloniser cette île, seigneur…

    ANTONIO

    Il y sèmerait des orties.

    SÉBASTIEN

    Ou des ronces, ou de l’ivraie.

    GONZALO

    Et si j’en étais le roi, savez-vous ce que je ferais ?

    SÉBASTIEN

    Il s’abstiendrait de s’enivrer faute de vin.

    GONZALO

    Dans ma république, tout serait l’opposé de ce qui existe ; je n’y admettrais aucun commerce, aucune dignité ni magistrature ; les lettres y seraient ignorées ; point de serviteurs, ni pauvreté ni richesse ; point de contrats, point de successions ; point de limites entre les cultures, ni argent, ni blé, ni vin, ni huile ; plus de travail ; tous les hommes resteraient à rien faire, et les femmes aussi ; mais elles seraient chastes et pures ; point de souveraineté…

    SÉBASTIEN

    Et cependant il en serait le roi.

    ANTONIO

    La fin de sa république en oublie le commencement.

    GONZALO

    Tous les biens de la terre seraient en commun, et produits sans travail ni sueur ; point de trahison, de félonie, d’épée, de lance, de poignard, de mousquet, ni d’arme d’aucune sorte ; mais la nature fournirait spontanément et en abondance de quoi nourrir mon peuple innocent.

    SÉBASTIEN

    Point de mariages parmi ses sujets ?

    ANTONIO

    Non, certes ; ce serait une république de fainéants, un peuple de courtisanes et de vauriens.

    GONZALO

    Je gouvernerais mon état, seigneur, dans une perfection qui éclipserait l’âge d’or.

    SÉBASTIEN

    Dieu conserve sa majesté !

    ANTONIO

    Vive Gonzalo !

    On comprend tout de suite où Abimael Guzmán veut en venir. Il a choisi Gonzalo, pour affirmer qu’il ne choisit pas Ariel.

    Et il ne choisit pas Caliban non plus, ce qu’il aurait pu faire s’il avait été un romantique valorisant la force brute (c’est le choix de l’auteur « post-colonial » Aimé Césaire dans sa réécriture de La tempête où Caliban devient le personnage clef).

    Le choix du nom de Gonzalo est, bien entendu, d’une importance secondaire, c’est symbolique plus qu’autre chose. Cela reflète cependant à l’arrière-plan la reconnaissance du juste choix de José Carlos Mariátegui.

    Ce sont les masses qui font l’Histoire, c’est le principe du communisme ; à l’opposé, Ariel de José Enrique Rodó reflète les intérêts d’une minorité féodale, hostile au peuple.

    L’idéologie latino-américaine, produite artificiellement, est un piège visant à masquer la réalité nationale des pays latino-américains, en attente de la révolution démocratique pour apparaître pleinement sur la scène de l’Histoire.

    C’est alors que les pays latino-américains, fusionnant réellement à partir du vécu des masses, de la culture produite ensemble, pourront affirmer une Amérique latine démocratique et populaire, qui lèvera le drapeau du socialisme et contribuera à son immense mesure à la révolution mondiale.

    Il faut que chaque pays d’Amérique latine ait son José Carlos Mariátegui, son étude du parcours historique où on dépasse la lecture unilatérale d’une nation née par miracle (et en réalité par en haut), pour observer comment les masses s’installent dans la réalité quotidienne.

    C’est alors qu’il sera possible de saisir les tâches national-démocratiques à mener et de faire en sorte que les nations latino-américaines naissent vraiment, par en bas, comme production démocratique des masses et non comme cadre prétexte au maintien d’une base féodale se prolongeant sous la forme d’un capitalisme bureaucratique.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • José Carlos Mariátegui, l’anti-Ariel

    Le Péruvien José Carlos Mariátegui (1894-1930) est le titan de l’Amérique latine, celui qui a montré l’exemple.

    Pourquoi ? Parce qu’il a refusé de converger avec Ariel et que, ce faisant, il a ouvert à la voie à l’analyse de la question nationale du point de vue démocratique.

    L’ariélisme dit que les nations latino-américaines ont déjà été fondées, qu’il s’agit d’aller au progrès par l’intermédiaire d’une élite, en se fondant sur la « civilisation » latino-américaine.

    José Carlos Mariátegui affirme que les nations latino-américaines restent à affirmer, par le peuple et la démocratie, qu’il s’agit d’aller à la révolution par la classe ouvrière et les masses paysannes, en se fondant sut le socialisme.

    C’est la raison pour laquelle il a écrit son œuvre majeure, en 1928, Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne.

    José Carlos Mariátegui, le fondateur du mouvement communiste au Pérou

    Les chapitres de l’oeuvre sont les suivants : aperçu de l’évolution économique, le problème indien, le problème foncier, le processus d’éducation publique, le facteur religieux, régionalisme et centralisme, le processus littéraire.

    José Carlos Mariátegui y constate le féodalisme, il analyse historiquement le Pérou et sa réalité.

    « Le capitaliste, ou plutôt le propriétaire foncier créole, possède la notion de rente avant celle de production.

    Le sens de l’aventure, l’élan créatif et le pouvoir d’organisation qui caractérisent le capitaliste authentique nous sont presque inconnus.

    La concentration capitaliste a [historiquement] été précédée d’une période de libre concurrence.

    La grande propriété moderne ne découle donc pas de la grande propriété féodale, comme l’imaginent probablement les propriétaires fonciers créoles.

    Au contraire, son émergence a nécessité la fragmentation et la dissolution de la grande propriété féodale.

    Le capitalisme est un phénomène urbain : il possède l’esprit du bourg industriel, manufacturier et marchand.

    C’est pourquoi l’un de ses premiers actes a été la libération de la terre, la destruction du fief. Le développement de la ville devait être nourri par l’activité libre de la paysannerie.

    Au Pérou, contrairement au sens de l’émancipation républicaine, l’esprit du fief – antithèse et négation de l’esprit du bourg – s’est vu confier la création d’une économie capitaliste. »

    Tout cela n’a rien à avoir avec Ariel. José Carlos Mariátegui expose justement en 1928, à l’occasion du troisième anniversaire de la revue Amauta :

    « Le travail de définition idéologique semble accompli. Quoi qu’il en soit, nous avons déjà entendu les opinions catégoriques et attendues avec impatience.

    Tout débat est ouvert à ceux qui expriment leurs opinions, non à ceux qui se taisent. La première journée d’Amauta est terminée.

    Le deuxième jour, il n’est plus nécessaire de se présenter comme un magazine de la « nouvelle génération », de l’« avant-garde », de la « gauche ». Pour être fidèle à la révolution, il suffit d’être un magazine socialiste.

    « Nouvelle génération », « nouvel esprit », « nouvelle sensibilité » : tous ces termes sont devenus obsolètes.

    Il en va de même pour ces autres étiquettes : « avant-garde », « gauche », « renouveau ». Elles étaient nouvelles et pertinentes en leur temps.

    Nous les avons utilisées pour établir des démarcations provisoires, pour des raisons contingentes de topographie et d’orientation.

    Aujourd’hui, elles semblent trop génériques et amphibologiques [= ayant un double sens possible]. Sous ces étiquettes, une lourde contrebande commence à passer.

    La nouvelle génération ne sera vraiment nouvelle que dans la mesure où elle saura être, en bref, adulte et créative.

    Le mot même de « révolution », dans cette Amérique des petites révolutions, est sujet à malentendu. Nous devons le reconquérir avec rigueur et sans compromis.

    Nous devons lui restituer son sens strict et complet.

    La révolution latino-américaine ne sera ni plus ni moins qu’une étape, une phase de la révolution mondiale.

    Elle sera simplement et purement la révolution socialiste.

    À ce mot, ajoutez, selon les cas, tous les adjectifs que vous voudrez : « anti-impérialiste », « agraire », « nationaliste-révolutionnaire ».

    Le socialisme les présuppose, les précède, les englobe tous.

    À l’Amérique du Nord capitaliste, ploutocratique et impérialiste, seule une Amérique latine ou ibérique socialiste peut s’opposer efficacement.

    L’ère de la libre concurrence dans l’économie capitaliste est révolue dans tous les domaines et sous tous les aspects.

    Nous sommes à l’ère des monopoles, c’est-à-dire des empires.

    Les pays d’Amérique latine sont en retard sur la concurrence capitaliste.

    Les premières places sont déjà définitivement attribuées.

    Le destin de ces pays, au sein de l’ordre capitaliste, est celui de simples colonies. L’opposition des langues, des races et des esprits n’a aucune signification décisive.

    Il est ridicule de parler encore du contraste entre une Amérique saxonne matérialiste et une Amérique latine idéaliste, entre une Rome blonde et une Grèce pâle.

    Tous ces clichés sont irrémédiablement discrédités. Le mythe de Rodó n’a plus – n’a jamais – d’effet utile et fructueux sur les âmes.

    Rejetons inexorablement toutes ces caricatures et simulacres d’idéologies et prenons au sérieux la réalité.

    Le socialisme n’est certes pas une doctrine indo-américaine.

    Mais aucune doctrine, aucun système contemporain ne l’est, ni ne peut l’être.

    Et le socialisme, bien que né en Europe, comme le capitalisme, n’est ni spécifique ni particulièrement européen.

    C’est un mouvement mondial, dont aucun des pays qui évoluent dans l’orbite de la civilisation occidentale n’est exempt.

    Cette civilisation mène, avec une force et des moyens inégalés par aucune civilisation, à l’universalité.

    L’Indo-Amérique, dans cet ordre mondial, peut et doit avoir une individualité et un style, mais pas une culture ni un destin particuliers. »

    José Carlos Mariátegui est l’anti-Ariel, car il assume l’Amérique latine dans sa réalité, dans ses différentes réalités, les seules justement qui peuvent aboutir à une Amérique latine en fusion, par en bas, et non une construction artificielle, par en haut, par les criollos.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • La question semi-féodale : Ariel pour cacher Caliban

    Il est une question qu’il faut forcément se poser : les criollos ont pris le pouvoir au 19e siècle.

    Mais sont-ils encore là pour porter l’idéologie latino-américaine ? Les pays latino-américains n’ont-ils pas évolué, connu des transformations massives ?

    Car, en l’état, malgré les inégalités absolument terribles, avec une petite minorité profiteuse et accapareuse, on ne peut pas dire que la situation soit la même qu’au 19e siècle, avec les criollos et de vastes masses isolées, mises de côté.

    La population des pays latino-américains est désormais alphabétisée et éduquée ; elle a accès aux médias, elle profite d’internet et des smartphones.

    Elle est urbaine, en très grande majorité : à 92 % en Argentine, à 71% en Bolivie, à 88 % au Brésil, à 82 % en Colombie, à 79 % au Pérou, à 75% au Salvador, à 88 % au Venezuela.

    Même les pays les moins urbanisés sont à majorité urbaine : le Guatemala (53%), le Honduras (60%), l’Equateur (65%).

    AnnéePopulation de l’Amérique latinePopulation mondialePart de l’Amérique latine
    1950168 821 0002 536 431 0006,7 %
    1960220 470 0003 034 950 0007,3 %
    1970286 676 0003 700 437 0007,7 %
    1980361 253 0004 458 004 0008,1 %
    1990442 840 0005 327 231 0008,3 %
    2000521 836 0006 143 494 0008,5 %
    2010591 352 0006 956 824 0008,5 %
    2019648 121 0007 713 468 0008,4 %

    Ce qui est en jeu ici, c’est la question de la nature des pays latino-américains.

    Doit-on parler de nations qui existent en tant que telles, avec une base capitaliste faible mais réelle, ou bien doit-on parler de pays semi-féodaux semi-coloniaux où la question nationale n’a, jusqu’à présent, jamais été posée de manière correcte, démocratique ?

    Dans le premier cas, toute la critique qu’on aurait faite de l’idéologie latino-américaine serait unilatérale, car on n’aurait pas pris en compte la bourgeoisie nationale.

    Celle-ci serait latino-américaine dans sa définition même et par conséquent il serait dans sa nature de promouvoir l’Amérique latine.

    Dans le second cas, la bourgeoisie nationale est hors-jeu et les criollos qui étaient au pouvoir le sont restés, à travers les transformations de chaque pays.

    Or, c’est exactement ce qui s’est passé. Regardons les campagnes, par exemple pour la Colombie.

    2 362 exploitations agricoles (soit 0,1% du total) occupent soit 58,71% des terres disponibles ; on a même 1% des propriétaires fonciers qui contrôlent 81% des terres.

    99% des plus petits propriétaires fonciers occupent 19% des terres ; 81 % des plus petits propriétaires fonciers (2 hectares en moyenne) occupent moins de 5% des terres.

    Ce constat peut être fait dans chaque pays d’Amérique latine. Les grands propriétaires terriens se sont maintenus. S’ils se sont maintenus, c’est que leur base féodale est restée. Peu importe qu’ils accordent désormais des salaires, qu’ils déposent leurs richesses à la banque et voyagent en classe affaire à Madrid et à Paris.

    On dira qu’on parle là des campagnes et que l’écrasante majorité des gens sont urbanisés. C’est tout à fait exact. Mais que voit-on ? Les rapports sociaux sont extrêmement hiérarchiques et facilement violents. Ils restent féodaux, même dans le cadre urbain.

    On a des pressions permanentes pour extorquer du travail en plus, du patronage et du clientélisme. La corruption est endémique et aboutit à une extorsion en plus.

    C’est tellement puissant qu’une partie significative de l’économie fonctionne « au noir », voire de manière parallèle puisqu’il existe de très vastes regroupements d’hommes en arme pratiquant le narcotrafic, le racket, les enlèvements, etc.

    La violence intrafamiliale est une norme et les comportements toxiques des latinas sont devenus un cliché, alors que son fondement est dramatique puisque c’est une expression tortueuse d’auto-défense face à des latinos aux attitudes directement féodales, voire esclavagistes.

    Concrètement, la violence sexuelle envers les mineurs est également un problème majeur en Amérique latine. Ici encore, on est à la croisée du féodalisme et de l’esclavagisme.

    Il est toujours très difficile pour une société d’affronter de tels problèmes, mais il est évident ici que toute l’idéologie de l’Amérique latine festive et joyeuse sert également à masquer la réalité semi-féodale.

    Ariel sert à cacher Caliban.

    Le féodalisme reste, en tant qu’il y a une partie de la population qui s’approprie une rente sur la population une fois son travail effectué.

    Cela ne veut pas dire que pour le reste, il n’y ait pas des rapports capitalistes, et même des rapports capitalistes pour l’écrasante majorité des choses.

    Cependant, c’est un capitalisme à la concurrence faussée, à la compétition impossible.

    Pourquoi ? Car il existe des grands groupes capitalistes monopolistes, qui existent de manière bureaucratique en liaison avec le féodalisme des campagnes et l’État, et qui ont la main-mise sur les aspects généraux des sociétés latino-américaines.

    Ce sont les géants América Móvil, JBS, Novonor, Embraer, Vale, Televisa, Aval, Ternium, Itaú Unibanco, Grupo Sancor Seguros, Femsa Comercio, Marcopolo S.A., Cencosud, etc. ; les pays latino-américains disposent de géants dans l’énergie, l’agro-industrie, les matières premières, les technologies, les médias, etc.

    Les pays latino-américains sont nés par en haut, ils se sont développés en s’insérant sur le marché mondial en adaptant leur réalité féodale aux besoins du capitalisme des pays les plus puissants, principalement britannique et ensuite des États-Unis.

    Chaque pays dispose donc d’un parcours propre qui ne saurait être « oublié » en raison de l’existence d’une Amérique latine virtuelle.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • Le style espagnol et la question hispano-américaine

    La nation espagnole est née à travers la Reconquista et, de par les conditions militaires prévalentes alors, il y a une dimension hargneuse omniprésente.

    On retrouve le même mécanisme en Amérique latine, et encore plus dans l’idéologie latino-américaine.

    Le volontarisme est de rigueur ; dans la logique aristocrate, si une chose est décidée, alors il faut assumer jusqu’au bout, sans rectification ni correction. Don Quichotte est emblématique de cette mentalité espagnole.

    José Enrique Rodó est donc formel : l’Amérique latine va remplacer les États-Unis et son « peuple cyclope ».

    « L’œuvre du positivisme américain servira en définitive la cause d’Ariel.

    Ce que ce peuple cyclope a directement accompli pour le bien-être matériel, grâce à son sens de l’utilité et à son attitude admirable envers l’invention mécanique, sera transformé par d’autres peuples, ou par lui-même à l’avenir, en moyens efficaces de sélection. »

    C’est naturellement absurde, car c’est réduire le capitalisme à une mécanisation généralisée, en omettant la question du capital.

    Mais telle est la logique de José Enrique Rodó, qui raisonne finalement « à l’espagnol », en termes de chevalerie pour ainsi dire.

    Il y a, dans l’influence féodale espagnole sur l’Amérique latine, la production d’une logique de forcené, d’attitude aristocratique poussant les choses à l’extrême même en cas d’erreur ou de faute.

    S’il y a la capacité de décision à l’espagnol, il y a également le goût de la précipitation et de l’unilatéralité dans l’engagement.

    D’où le culte de la volonté, de l’énergie de la volonté, de l’affirmation unilatérale.

    Tout Ariel est marqué par cette logique de conquistador :

    « Quiconque, dans l’Amérique contemporaine, se consacre à la propagation et à la défense d’un idéal altruiste de l’esprit – art, science, morale, sincérité religieuse, politique des idées – doit éduquer sa volonté au culte persévérant de l’avenir.

    Le passé appartenait tout entier au bras qui combat ; le présent appartient aussi, presque tout entier, au bras rude qui nivelle et construit ; l’avenir, un avenir d’autant plus proche que la volonté et la pensée de ceux qui y aspirent sont plus énergiques, offrira, pour le développement des facultés supérieures de l’âme, la stabilité, la scène et le milieu. »

    En même temps, dans les conditions latino-américaines où ont émergé de nouveaux pays, on a la formation d’un idéal-type, d’une véritable religion laïque.

    Là, on penche du côté français et allemand, avec un positivisme français corrigé à coups de volontarisme romantique allemand, en plus du culte espagnol de la « volonté ».

    « D’abord établi dans le bastion de votre vie intérieure, Ariel s’élancera de là à la conquête des âmes.

    Je le vois dans l’avenir, vous souriant avec gratitude, d’en haut, tandis que votre esprit s’enfonce dans l’ombre.

    Je crois en votre volonté, en vos efforts ; et plus encore, dans ceux de ceux à qui vous donnerez votre vie et transmettrez votre œuvre.

    Je suis souvent enivré par le rêve du jour où la réalité nous fera penser que la chaîne de montagnes qui surgit du sol américain a été sculptée pour devenir le piédestal définitif de cette statue, l’autel immuable de sa vénération. »

    José Enrique Rodó est un intellectuel idéaliste façonné par la sociologie et le psychologisme qui se sont développés en France dans la seconde partie du 19e siècle ; cela explique son intérêt profond à trouver un moteur psychologique – sociologique au développement des sociétés.

    Cela explique sa logique « républicaine » par en haut, son souhait d’établir un « culte » valable pour les masses.

    Et toute sa construction intellectuelle correspond à la nature abstraite des élites criollos, qui forment une couche sociale et pas une classe. José Enrique Rodó part à la recherche d’une vision du monde propre à une couche sociale qui, par définition, ne peut pas en avoir.

    D’où ce mélange de modernité républicaine et de conservatisme spiritualiste, afin d’inventer une nature propre aux élites criollos, à travers une mission : celle de porter la civilisation latino-américaine, fiction inventée pour l’occasion.

    Et cette occasion, c’est la construction d’un pays par en haut, avec les masses qui sont la cible de cette conceptualisation d’un fondamentalisme latino-américain, masqué par un « exceptionnalisme » latino-américain devant apporter ses lumières au monde.

    Les dernières lignes d’Ariel précisent bien ce point : il ne s’agit pas de s’enfermer dans une tour d’ivoire entre érudits, mais d’éduquer spirituellement un peuple qui, en fait, n’existe pas.

    « Et c’est alors, après le silence prolongé, que le plus jeune du groupe, qu’ils appelaient « Enjolrás » pour son absorption réfléchie, dit, désignant successivement l’ondulation paresseuse du troupeau humain et la beauté rayonnante de la nuit :

    —Alors que la foule passe, je remarque que, même si elle ne regarde pas le ciel, le ciel la regarde.

    Sur sa masse indifférente et sombre, comme la terre du sillon, quelque chose descend d’en haut.

    La vibration des étoiles est semblable au mouvement des mains d’un semeur. »

    Ariel est l’invention des peuples latino-américains ; c’est un mythe nationaliste latino-américain, mais sans nation, qui a comme but de « créer » les latino-américains comme entité de dimension continentale.

    C’est une fantasmagorie, expression du besoin historique des criollos de justifier leur existence et leur domination.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • L’Amérique latine populaire, au-delà de l’idéologie

    Bien que l’idéologie latino-américaine soit née sur une base réactionnaire, et que sa matrice est idéaliste, elle a pu être utilisée par les masses elles-mêmes, ou par des secteurs étrangers aux criollos eux-mêmes.

    Il y a ainsi déjà l’émigration qui a transformé le concept. Les émigrés latino-américains, se retrouvant dans un pays étranger (notamment aux États-Unis et en Europe), ont systématiquement utilisé le dénominateur commun « latino-américain » afin de s’entraider.

    Tant qu’il n’y a pas le poids suffisant pour établir une communauté autonome, alors il y a l’exigence de l’unité latino-américaine, au nom de traits communs fondamentaux, de valeurs communes, d’un parcours historique commun.

    On est d’une part dans l’internationalisme des travailleurs démunis et sans défense se retrouvant loin de chez eux, et le cosmopolitisme du commerçant tenant une boutique de vente de produits d’alimentation latino-américains.

    Le Monumento a la Raza en construction à Mexico
    à la fin des années 1930

    Il y a ensuite l’action de l’idéologie latino-américaine sur le continent américain lui-même. Son existence a empêché la non-saisie de connaissances, de culture d’autres pays latino-américains.

    Cela fait que, de par l’immense richesse de pays latino-américains, les échanges ont pu être réalisés de manière solide, avec des pics d’accélération sans pareil.

    Un exemple marquant est la cumbia, une musique et une danse d’origine africaine présente en Colombie, qui s’est répandue à travers tous les pays latino-américains, avec à chaque fois des adaptations.

    Ces adaptations ont elles-mêmes agi en retour et, sur ce plan, l’idéologie latino-américaine réactionnaire s’est retournée en son contraire en permettant l’existence d’une formidable caisse de résonance culturelle.

    Car en plus de la cumbia, il y a d’autres réalités culturelles qui s’échangent à grande vitesse à travers toute l’Amérique latine, facilité par l’utilisation de la même langue et de l’absence d’obstacle idéologique majeure, en raison de l’existence de l’idéologie latino-américaine.

    Un festival avec comme musique la cumbia
    dans sa variante salvadorienne

    Naturellement, c’est la petite-bourgeoisie qui récupère ces échanges, afin de promouvoir un ariélisme renouvelé. L’idéologie latino-américaine est un prétexte pour la petite-bourgeoisie pour gagner des points dans une société figée.

    L’engouement populaire est utilisé comme légitimité pour parvenir à s’inscrire dans le panorama national, en tant que « représentants » culturels de ces échanges.

    N’importe quel artiste, intellectuel ou petit commerçant d’un pays latino-américain peut s’appuyer sur la réalité des échanges latino-américains pour prétendre avoir une valeur en soi, représentant quelque chose de « latino-américain » au-dessus de la réalité locale ou nationale.

    C’est un chantage affectif ou culturel typique de la petite-bourgeoisie.

    Inversement, ce chantage peut se retourner en son contraire, par l’intermédiaire de vecteurs parvenant à transcender les frontières nationales pour développer un dénominateur commun sur le plan culturel.

    C’est absolument flagrant en ce qui concerne le développement du reggaetón (ou encore de la merengue, de la salsa, de la bachata…), qui a connu une adhésion populaire massive.

    En même temps, par retournement, le reggaetón relève de réseaux commerciaux et diffuse des valeurs atrocement patriarcales et féodales, passées à la moulinette de la société de consommation.

    En fait, tout le problème est là : l’Amérique latine devient une réalité, car des pays proches vont dans le sens de la fusion, dans un processus historique inexorable.

    Les définitions sont cependant faussées par l’idéologie latino-américaine élaborée par les criollos et se déroulent dans un cadre aux valeurs décadentes.

    C’est le piège qui se referme en permanence sur lui-même, de manière ininterrompue, et qui forme un vrai verrou à tout progrès en Amérique latine.

    Un choix graphique au minimum douteux: le drapeau de l’United Farm Workers of America, un mouvement des ouvriers agricoles d’origine mexicaine aux États-Unis, né dans les années 1960

    Cela se révèle dans la conception festive en Amérique latine. Si on regarde une danse ou une musique en Amérique latine, on s’aperçoit vite que sa dimension exubérante en apparence s’appuie en réalité sur un socle hyper codifié.

    Ce qui casse tout mouvement en Amérique latine, quel qu’il soit, intellectuel ou musical, politique ou économique, social ou culturel, c’est toujours une dimension féodale dans le fond, qui prive de ressort.

    Il y a un pompage des énergies à la base même ; le sol n’est jamais assez solide pour un réel développement qui assume une réelle dimension démocratique et populaire.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • Comment Ariel dénonce la décadence des États-Unis

    L’échec de la monarchie espagnole en Amérique latine a un double caractère d’un côté, cela arrange les criollos en particulier, de l’autre cela leur indique la précarité de toute domination en général.

    Donc, évidemment, à leur fondation, les pays latino-américains s’imaginent jeunes et donc plein d’élan. Ils affirment que l’avenir leur appartient, qu’ils vont faire de grandes choses, etc.

    Et, en même temps, ils sont immanquablement touchés eux-mêmes par le recul général de la monarchie espagnole, alors qu’eux-mêmes relèvent d’un élan historique « espagnol ».

    C’est qu’on ne peut pas, en effet, en même temps affirmer une avancée de la dimension « espagnole » du monde (par l’Amérique latine) et constater le ratatinement de l’empire espagnol jusqu’à la quasi disparition, à moins d’avoir la possibilité de remplacer celui-ci.

    José de San Martín à la fin des années 1820 ; il a grosso modo joué le même rôle pour le sud de l’Amérique du Sud que Simón Bolívar dans la partie Nord

    Simón Bolívar a bien essayé d’unifier les pays latino-américains afin de former une telle puissance de remplacement, ce fut l’échec, car cela ne reposait sur rien à part une envie féodale d’établir un empire.

    En ce sens, la « constatation » par José Enrique Rodó de la décadence des États-Unis est également l’expression d’un sentiment de perdition de la part des couches féodales des criollos.

    C’est très important que de voir cet aspect, car les réactions des élites criollos d’Amérique latine vont être souvent incohérentes dans leur rapport aux États-Unis.

    Il y a à la fois de la soumission et des tentatives de manipulation, de la rancoeur et de la fascination, etc.

    Chaque pays latino-américain a ici développé son propre « style » d’adaptation à l’hégémonie des États-Unis.

    En même temps, il y a le choc du mode de production féodal des criollos et du mode de production capitaliste américain.

    Et l’idée qu’une domination ne soit pas éternelle inquiète fondamentalement des couches féodales latino-américaines, qui voient que le capitalisme peut les remplacer, mais que la base capitaliste elle-même est précaire (en raison de sa non-sélection d’une élite et de l’irruption d’une société de masse).

    Cela fait qu’Ariel est surchargé d’anticapitalisme romantique, d’idéalisme « spiritualiste », et que cette œuvre pourrait être tout à fait lue, comprise voire acceptée par les fondamentalistes musulmans qui apparaissent au même moment en Inde et dans les restes de l’empire ottoman.

    On peut même dire qu’au 21e siècle, n’importe quel fanatique hindou, catholique irlandais anti-anglais, chrétien conservateur des États-Unis, salafiste d’un pays arabe… reconnaîtrait tout de suite Ariel comme relevant d’une saine critique.

    Les propos de José Enrique Rodó sur la décadence des États-Unis sont tout à fait caractéristiques de la « révolte contre le monde moderne ».

    « La vie publique n’est certainement pas à l’abri des conséquences de la croissance du même germe de désorganisation que la société porte en elle.

    Tout observateur moyen de ses mœurs politiques vous dira comment l’obsession de l’intérêt utilitaire tend progressivement à affaiblir et à diminuer le sens du droit dans le cœur des gens.

    Le courage civique, la vieille vertu des Hamilton, est une lame d’acier qui rouille, de plus en plus oubliée dans les toiles d’araignée de la tradition.

    La vénalité, qui commence avec le vote public, s’étend à tous les mécanismes institutionnels. Le règne de la médiocrité rend vaine l’émulation qui valorise le caractère et l’intelligence et les harmonise avec la perspective de l’efficacité de son règne.

    La démocratie, qui n’a pas réussi à réglementer une notion élevée et éducative de la supériorité humaine, a toujours tendu parmi eux vers cette abominable brutalité du nombre qui sape les meilleurs bienfaits moraux de la liberté et anéantit l’opinion publique quant au respect de la dignité d’autrui.

    Aujourd’hui, en outre, une force redoutable s’élève pour contrer, de la pire des manières, l’absolutisme du nombre.

    L’influence politique d’une ploutocratie représentée par les alliés tout-puissants des trusts, monopolisateurs de la production et maîtres de la vie économique, est, sans aucun doute, l’un des traits les plus marquants de la physionomie actuelle du grand peuple.

    La formation de cette ploutocratie a rappelé, sans doute à juste titre, l’essor de la classe riche et arrogante qui, aux derniers jours de la République romaine, fut l’un des précurseurs visibles de la ruine de la liberté et de la tyrannie des Césars.

    Et le souci exclusif de l’agrandissement matériel – inspiration de cette civilisation – impose ainsi la logique de ses résultats dans la vie politique, comme dans tous les ordres d’activité, donnant la première place à la lutte audacieuse et astucieuse pour la vie, transformée par l’efficacité brutale de son effort en personnification suprême de l’énergie nationale – en candidat à sa représentation émersonienne – en personnage régnant de Taine. »

    La dénonciation de la ploutocratie et des trusts relève directement de ce qui va être, deux décennies plus tard, l’idéologie fasciste.

    Et c’est cohérent, car Ariel représente les intérêts de couches féodales, les criollos, qui sont déjà monopolistiques (par et depuis le féodalisme, à travers un capitalisme utilisé de manière monopolistique) et ne peuvent voir que d’un œil mauvais d’autres forces monopolistiques en expansion.

    La particularité d’Ariel, c’est de passer surtout par une dénonciation esthétique, culturelle, civilisationnelle.

    « Le véritable art n’a pu exister, dans un tel milieu, que comme une rébellion individuelle. Emerson et Poe y sont comme des spécimens d’une faune chassée de son véritable milieu par les rigueurs d’une catastrophe géologique (…).

    Et si jamais leur nom [aux Nord-Américains, sans compter le Mexique] devait caractériser un goût en art, ce ne pourrait être autre que celui qui renferme la négation de l’art lui-même : la brutalité de l’effet artificiel, l’ignorance de tout ton doux et de toute manière exquise, le culte d’une fausse grandeur, le sensationnalisme qui exclut la noble sérénité inconciliable avec la hâte d’une vie fiévreuse. »

    Il va de soi qu’il y a beaucoup de justesse également dans le propos : on comprend tout à fait le phénomène Donald Trump avec les dernières lignes citées ici, sur« la brutalité de l’effet artificiel, l’ignorance de tout ton doux et de toute manière exquise, le culte d’une fausse grandeur, le sensationnalisme qui exclut la noble sérénité inconciliable avec la hâte d’une vie fiévreuse. »

    Telle est l’ambiguïté de l’idéologie latino-américaine, critique romantique de la modernité avant tout, au nom d’une civilisation « alternative » dont le contenu n’est, bien entendu, jamais présenté.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • Les États-Unis comme Caliban et le rôle idéologique de l’Espagne et de la France

    Revenons en 1898 et à l’intervention américaine qui traumatise les criollos.

    Que voit-on ? Que tout cela apparaît comme une immense opportunité pour l’Espagne de se remettre en avant, au nom de la défense de la « raza » et de la « latinité ».

    Le 2 mai 1898 a ainsi lieu une cérémonie au Théâtre de la Victoire à Buenos Aires, en Argentine. Elle est placée sous le patronage de la monarchie espagnole et l’ennemi affiché, ce sont les États-Unis.

    Voici le programme de la cérémonie : hymne national argentin, marche royale espagnole, conférence du Dr Roque Sáenz Peña, la Marseillaise, pot-pourri d’airs espagnols « Maiquez », conférence de monsieur Paul Groussac, marche royale italienne, jota de « Los Dolores » [épisode d’un opéra de l’Espagnol Tomás Bretón], conférence du Dr. José Tarnassi, marche de Cadix.

    Roque Sáenz Peña est un avocat et homme politique, qui sera par la suite président de l’Argentine de 1910 à 1914.

    Paul Groussac est un écrivain argentin d’origine française, José Tarnassi est un écrivain argentin d’origine italienne…

    Roque Sáenz Peña dénonce de la manière suivante les États-Unis.

    « La doctrine du président Monroe, contenue dans le message de décembre, a été prononcée contre l’intervention, mais cette déclaration a suscité des réserves mentales, qui rendent douteux leurs objectifs et pernicieux leurs effets.

    En principe, il condamne les interventions européennes, mais réserve en fait celles américaines, ce qui signifie et dit qu’il ne s’agit pas d’une doctrine générale et scientifique, avec unité de conception et de principe, mais un fait national et propre, qui est notifié aux nations comme l’idiosyncrasie d’un gouvernement fort et d’un pouvoir incontestable.

    Car il convient de rappeler que l’arrogance de la Maison Blanche a été soutenue dans ce cas par les flottes britanniques et le soutien du ministère de Canning [le premier ministre britannique].

    Cette doctrine est, à mon avis, la cause et l’origine des écarts actuels par rapport au droit public.

    La doctrine de Mackinley est simplement l’épilogue de Monroe et Polk ; il ne s’agit pas de trois doctrines, mais de trois actes consacrant une même usurpation : l’intervention des États-Unis dans les destinées et la vie des peuples américains (…).

    Les républiques hispano-américaines doivent revendiquer avec honneur et fierté les efforts généreux de la nouvelle doctrine, consacrée par Bolívar lorsqu’il a convoqué et établi le Congrès de Panama.

    Bolívar avait, sans aucun doute, la perception exacte de l’avenir, et pouvait comprendre à distance, que le message de décembre avait son talon d’Achille, comme avait des mâchoires troyennes [allusion à Hercule trompé par Troie] la solidarité proclamée par le Capitole.

    La note de programme avec laquelle Bolívar a convoqué ce Congrès a consacré la doctrine de non-intervention, mais pas contre l’Europe, mais contre toutes les puissances étrangères ; telle était la doctrine, dans son caractère légal et universel.

    C’était la vérité politique à laquelle aspirait le peuple américain : se sentir souverain et libre, non seulement face à l’Europe, mais avant l’universalité des nations (…).

    Les principes du droit public, les messages et les doctrines avec lesquels le cabinet de Washington ébranle périodiquement la tranquillité des nations, autorisent cette franche conclusion : le bonheur des États-Unis est l’institution la plus lourde qui pèse sur le monde ! »

    José Tarnassi lut un poème d’inspiration italienne « pour l’Espagne » ; quant à Paul Groussac il lance une attaque violente contre les États-Unis et ce qu’ils représentent, à travers un éloge fantasmatique de l’Espagne historique.

    Paul Groussac

    C’est là qu’intervient la mise en parallèle avec Caliban.

    « Pour la même raison que nous pensons et sentons ainsi dans notre propre cause, plaçant la notion absolue de justice et de droit bien au-dessus de la vaine gloire et des ambitions égoïstes, nous pouvons, nous, le plus humble défenseur de cette sainte doctrine, protester haut et fort contre une entreprise de mensonges et de trahison, qui a dû cacher ses indicibles desseins sous un masque d’indépendance ; contre une agression barbare, qui est une parodie de tous les droits et la justice, et qui, en ensanglantant les eaux de Cuba et des Philippines, commet un crime inexpiable contre l’humanité (…).

    Le 20 avril 1493, — date qui, comme vous le savez, correspond exactement au 2 mai de notre calendrier moderne, les Rois Catholiques recevaient, dans l’ancien palais des Comtes de Barcelone, le navigateur génois qui revenait de Cuba et leur apportait le Nouveau Monde.

    Une heure sublime et unique dans l’histoire de la planète, si imposante par son annonce brutale et ses conséquences infinies, que l’imagination la plus riche pourrait simuler la scène, sans dépasser ni atteindre les proportions grandioses et l’éclat éblouissant de la réalité ! (…)

    Cette heure suprême et indélébile de l’histoire de l’évolution humaine, l’Espagne, je le répète, l’a connue et savourée dans sa plénitude.

    Elle laisse son effigie énergique et gracieuse éternellement frappée dans la monnaie des siècles ; elle a réalisé à son tour un idéal humain de courage, de noblesse, de hauteur chevaleresque, de spiritualisme exalté et mystique (…).

    À travers les abîmes et les collisions sanglantes, les revers sombres et les longues périodes de déclin, la civilisation latine a la gloire immortelle d’avoir marché pendant dix-huit siècles les yeux vers le ciel…

    Ici maintenant, au seuil du vingtième siècle, elle voit naître un ennemi plus formidable et redoutable que les hordes barbares, à l’assaut desquelles l’ancienne civilisation a succombé.

    C’est le yankeeisme démocratique, athée de tous les idéaux, qui envahit le monde.

    En moins de cent ans – car les colonies de la Nouvelle-Angleterre avaient un caractère très différent – un organisme social monstrueux, un peuple alluvial, est né et s’est développé entre ses deux océans, du cercle polaire aux tropiques, artificiellement et pressés par les déversements d’autres peuples, sans donner le temps à l’assimilation, et dont le trait marquant et caractéristique n’est autre que celui-ci : l’absence absolue de tout idéal.

    Ce n’est pas une nation, bien qu’elle présente les formes extérieures des nations, ni ne ressemble à aucun peuple de structure compacte et homogène, – s’écartant de plus en plus des Anglais, dont descend le noyau occidental [du pays], et se dilue aujourd’hui dans la masse adventice [= poussant telles des mauvaises herbes].

    Groupement fortuit et colossal, établi dans un semi-continent de richesses naturelles fabuleuses, sans racines historiques, sans traditions, sans résistances internes ni obstacles externes, il s’est développé à outrance avec toute l’exubérance des organismes élémentaires ; et les observateurs ordinaires l’ont admiré pour sa grandeur matérielle, née seulement des circonstances, et pour sa conception du gouvernement libre, qu’il a héritée de la mère patrie et qu’il n’a modifiée que pour la corrompre.

    Ce noyau primitif de la Nouvelle-Angleterre a prévalu jusqu’au milieu de ce siècle, suffisant à maintenir apparemment intacts, quoique déjà affaiblis, tous les organes indispensables à la vie sociale.

    Ainsi les États-Unis ont pu apparaître de loin avec la prétention de leur propre pensée, alors qu’ils ne faisaient que refléter la pensée européenne dans les productions de leurs plus illustres médiocrités.

    Mais depuis la guerre civile et l’invasion brutale de l’Ouest, l’esprit yankee s’est librement détaché du corps informe et « calibanien », et le vieux monde a regardé avec anxiété et terreur la toute nouvelle civilisation venir supplanter l’ancienne.

    Cette civilisation, embryonnaire et incomplète dans sa difformité, veut remplacer la raison par la force, l’aspiration généreuse par la satisfaction égoïste, la qualité par la quantité, l’honnêteté par la la richesse, le sentiment de beauté et de bonté avec la sensation de luxe plébéien, la loi et la justice avec une législation occasionnelle de leurs assemblées.

    Elle confond le progrès historique avec le développement matériel ; elle croit que la démocratie consiste dans l’égalité de tous par le partage commun, et applique à sa manière le principe darwinien de sélection, éliminant de son sein les aristocraties de la moralité et du talent.

    Elle n’a pas d’âme, ou plutôt, elle ne possède que cette âme appétitive qui, dans le système de Platon, est la source des passions grossières et des instincts physiques. »

    Cette référence à Caliban va être reprise quelques jours plus tard par Félix Rubén García Sarmiento, plus connu sous le nom de Rubén Darío (1867-1916), un poète du Nicaragua. Il écrit un article, « Le Triomphe de Caliban », publié dans El Tiempo de Buenos Aires, le 20 mai 1898. 

    Rubén Darío

    L’article commence ainsi et se prolonge dans un éloge de la cérémonie du 2 mai 1898.

    « Non, je ne peux pas, je ne veux pas être du côté de ces buffles aux dents d’argent. Ce sont mes ennemis, ce sont les ennemis du sang latin, ce sont les barbares. Ainsi tremble aujourd’hui tout cœur noble, ainsi proteste tout homme digne qui conserve quelque chose du lait de la louve [romaine].

    Et j’ai vu ces Yankees, dans leurs villes écrasantes de fer et de pierre, et les heures que j’ai vécues parmi eux, je les ai passées avec une vague angoisse.

    Il me semblait ressentir l’oppression d’une montagne, j’avais l’impression de respirer dans un pays de cyclopes, de mangeurs de viande crue, de forgerons bestiaux, d’habitants de maisons de mastodontes.

    Le visage rouge, lourd, grossier, ils marchent dans les rues en se poussant et en se frottant les uns contre les autres comme des animaux, à la recherche de dollars.

    L’idéal de ces Calibans se limite à la bourse et à l’usine. Ils mangent, mangent, calculent, boivent du whisky et gagnent des millions.

    Ils chantent Home, sweet home ! et leur maison est un compte courant, un banjo, un homme noir et une pipe.

    Ennemis de toute idéalité, ils sont dans leur progrès apoplectique, de perpétuels miroirs grossissants (…).

    Toutes les tempêtes des siècles ne pourront pas polir l’énorme Bête.

    Non, je ne peux pas être de leur côté, je ne peux pas être pour le triomphe de Caliban.

    [Suit la présentation des trois orateurs et de leurs discours, avec à chaque fois leur éloge.]

    Eh bien alors, nous tous qui avons écouté ces trois hommes, représentants de trois grandes nations de race latine, nous avons tous pensé et senti combien cette explosion était juste, combien cette attitude était nécessaire, et nous avons vu palpable l’urgence de travailler et de lutter pour que l’Union latine ne continue pas à être une fatamorgana [= mirage] du royaume d’Utopie, car le peuple, au-dessus des politiques et des intérêts d’un autre ordre, sent, quand le moment précis arrive, la vague de sang et la vague de l’esprit commun.

    De la même manière, notre race devrait s’unir, comme elle s’unit dans l’âme et le cœur, dans les moments de trouble ; nous sommes une race sentimentale, mais nous avons aussi été des maîtres de la force.

    Le soleil ne nous a pas abandonnés et la renaissance est caractéristique de notre arbre séculaire.

    Du Mexique à la Terre de Feu, il y a un immense continent où la semence ancienne se féconde et prépare dans la sève vitale la grandeur future de notre race.

    D’Europe, de l’univers, vient un vaste souffle cosmopolite qui contribuera à revigorer notre propre jungle.

    Mais voici que du Nord viennent des tentacules de chemins de fer, des bras de fer, des bouches absorbantes (…).

    Quand les grands penseurs annoncent un avenir dangereux et que l’avidité du Nord est en vue, il ne reste plus qu’à préparer la défense.

    Mais il y en a qui me disent : « Ne vois-tu pas qu’ils sont les plus forts ? Ne sais-tu pas que, selon une loi fatale, nous devons périr, engloutis ou écrasés par le colosse ? Ne reconnais-tu pas leur supériorité ? »

    Oui, comment pourrais-je ne pas voir la montagne qui forme le dos du mammouth ?

    Mais face à Darwin et Spencer, je ne poserai pas ma tête sur la pierre pour que la grande Bête m’écrase le crâne.

    Behemoth [= un monstre de la Bible] est gigantesque, mais je ne me sacrifierai pas de mon plein gré sous ses pattes, et s’il réussit à me capturer, au moins ma langue finira de lancer sa malédiction finale, avec le dernier souffle de vie.

    Et moi qui ai été partisan d’une Cuba libre, ne serait-ce que pour accompagner tant de rêveurs dans leurs rêves et tant de martyrs dans leur héroïsme, je suis ami de l’Espagne dès que je la vois attaquée par un ennemi brutal, qui porte comme drapeau la violence, la force et l’injustice.

    « Et n’avez-vous pas toujours attaqué l’Espagne ? » Jamais. L’Espagne n’est pas le courtisan fanatique, ni le pédant, ni le malheureux maître d’école, dédaigneux de l’Amérique qu’il ne connaît pas.

    L’Espagne que je défends s’appelle Hidalguia [le principe des « hidalgos »], Idéal, Noblesse ; elle s’appelle Cervantes, Quevedo, Góngora, Gracián, Velázquez ; elle s’appelle El Cid, Loyola, Isabel.

    On l’appelle la Fille de Rome, la Sœur de la France, la Mère de l’Amérique.

    Miranda préférera toujours Ariel ; Miranda est la grâce de l’esprit ; et toutes les montagnes de pierres, de fer, d’or et de lard ne suffiront pas à mon âme latine pour se prostituer à Caliban ! »

    Eh oui, derrière Ariel, il y a la folie de la « Raza », il y a la fantasmagorie idéologique d’une « civilisation » espagnole, ou hispano-américaine.

    Et pour bien fermer la boucle, il faut remonter un tout petit plus en avant dans le temps.

    On trouve alors le Français Ernest Renan (1823-1892), un penseur majeur alors, qui tente de combiner un principe de république autoritaire et une démocratie en apparence.

    C’est le sens de sa pièce de théâtre Caliban, suite de la Tempête (1878), où la brute Caliban représente le peuple et la démocratie, qui doivent être guidés par Prospero pour parvenir à quelque chose.

    Ernest Renan reflète ici les intérêts de la bourgeoisie qui a besoin du peuple pour contrer le catholicisme et les monarchistes, mais ne compte pas pour autant établir une république populaire !

    Ernest Renan continua sur sa lancée avec L’eau de Jouvence. Suite de « Caliban » (1881), où est mis en avant l’idéal spirituel afin de permettre de faire avancer, par à coups, par réformes régulières, la civilisation.

    On retrouve Ariel, naturellement.

    Mais on retrouve également la base idéologique qui va permettre, par la suite, de rependre le thème de Caliban dénonçant les États-Unis.

    L’idéologie latino-américaine est une construction, de A à Z ; c’est un produit de laboratoire intellectuel, réalisé par les criollos en panique devant la faiblesse de leur féodalisme face au capitalisme des États-Unis.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • La raza et les castes en fonction de la couleur de peau

    Le terme de « race » n’a pas originellement forcément un sens ethnique ; il désigne davantage une communauté, avec par contre effectivement le plus souvent une dimension « raciste », c’est-à-dire comme possédant des traits, des caractéristiques « uniques » et irréductibles.

    Une fois cela compris, on peut dire que le concept de « la raza » est indissociable de l’idéologie latino-américaine.

    Il ne s’agit pas ici au sens strict de la vision du monde national-socialiste, de l’imaginaire de la forteresse civilisationnelle assiégée.

    Naturellement, cela a un rapport, mais on touche ici l’ambiguïté fondamentale d’une Amérique latine née par les criollos mais où, au fur et à mesure, l’ensemble de la population va être amenée à s’identifier au pays malgré tout.

    Initialement, la question raciste joue beaucoup dans l’Amérique latine libérée, dans le prolongement de l’Amérique coloniale.

    On a toute une liste de catégories, avec une hiérarchie selon le degré de « présence raciale » espagnole dans le « sang ».

    On a, en plus des criollos et des peninsulares, le castizo et la castiza (mélange espagnol / métis), le mestizo et la mestiza (européen / amérindien), le indo et la inde (amérindien), le pardo et la parda (européen, amérindien et africain), le mulato et la mulata (européen et africain), le zambo et la zamba (amérindien / africain), le negro et la negra (africain), etc.

    Chaque mélange ethnique est catégorisée, formant un système de castes :
    ici une représentation d’Amérique latine du 18e siècle

    Il est bien connu en Europe qu’en Amérique latine il existe une logique de caste fondée sur la race, où plus on est « blanc » plus on a un meilleur statut.

    Même si cela s’estompe, cela reste une tendance de fond.

    Et tout cela vient d’Espagne. L’Espagne de la Reconquista a basculé dans un fanatisme de la race, à travers la promotion d’un catholicisme « pur », en fait l’outil idéologique de la monarchie.

    L’expulsion des Juifs et Musulmans d’Espagne s’est accompagné d’un culte des « preuves » du « sang » espagnol, dont la situation en Amérique latine est l’écho direct (c’est le principe de la « limpieza de sangre », de la « pureté du sang »).

    La formation de ce principe espagnol dérive de celui de la noblesse de sang, dont l’ensemble des héritiers, riches ou pauvres, forment la classe sociale des « hidalgos », forme locale et particulière de la « chevalerie » féodale, dans les royaumes de l’Espagne féodale qui émerge de la Reconquista. 

    Autour de cette classe sociale, alors décadente, se développe toute une idéologie des valeurs aristocratiques militaires hargneuses devant triompher du destin, de la pauvreté ou de toutes les épreuves de la vie avec panache et un sentiment de supériorité « raciale » affirmé à tout propos, brutalement même et jusqu’au-boutiste jusqu’à l’absurde le plus baroque, mais serein et policé sur la forme : c’est ce qui constitue la hidalguia comme style total de vie et vision du monde en tant que morgue aristocratique propre historiquement à la noblesse espagnole et « exporté » en Amérique.

    « De negro é india sale lobo « , vers 1780

    Et derrière cela, il y a l’ombre de l’esclavage, qui a duré jusqu’à 19e siècle dans toute l’Amérique latine, après avoir été de très grande envergure, et dans une logique meurtrière.

    Entre le 16e et le 19e siècle, 12,5 millions d’Africains (surtout du Congo et de l’Angola actuels) ont été capturé et amené aux Amériques, dans des conditions terrifiantes, 10,5 millions survivant au voyage.

    Environ un demi-million seulement avait comme destination les États-Unis, les autres ayant comme destination les Caraïbes et l’Amérique du Sud.

    Cela veut dire que l’esclavage dont on parle très souvent pour les États-Unis a eu une dimension bien plus immense dans le reste de l’Amérique (tout comme d’ailleurs l’esclavage organisé par l’Islam qui a touché une population bien plus importante, avec également la systématisation de la castration et de l’esclavage sexuel des femmes).

    En ce sens, l’ultra-violence de l’esclavage est une véritable toile de fond de l’Amérique latine, dans une sorte de non-dit plus ou moins violent.

    Les trois races ou l’égalité devant la loi,
    par le peintre péruvien Francisco Laso, 1859

    Par exemple, l’origine du tango argentin, depuis le terme jusqu’à sa base musicale, est africaine et provient des esclaves noirs ; cela reste invisible en Argentine, un pays qui s’est orienté de manière brutale, voire sanglante vers une identité « européenne » (notamment contre les amérindiens Mapuches avec la « Conquête du Désert » argentine parallèle à la « pacification de l’Araucanie » chilienne, à la fin du 19e siècle).

    C’est toute la signification de l’idéologie latino-américaine qui intervient dans ce contexte, car elle permet de masquer toute cette question du racisme, qui au fond pose la question démocratique, car on a compris que ce sont les criollos qui sont à la base de tout le problème.

    Et ce problème, c’est la constitution par le haut des nations latino-américaines.

    Représentation de castes par Ignacio Maria Barreda (dans l’actuel Mexique), 1777

    Cela ramène à la question de « la raza ».

    Celle-ci est célébrée lors d’un jour spécial en Amérique latine, depuis le début du 20e siècle, à la suite d’une initiative espagnole, car on se doute que l’Espagne n’a eu de cesse de profiter de l’idéologie latino-américaine, pourtant à l’origine produite par ceux ayant rompu avec l’Espagne.

    On est ici vraiment dans une fiction « nationaliste » (sans nation unique), une sorte de fanatisme à prétention civilisationnelle.

    Comble du comble, le « jour de la race » a lieu le 12 octobre : c’est un 12 octobre qu’ut lieu le débarquement de l’équipage de Christophe Colomb sur l’archipel des Bahamas, en 1492.

    On a donc la négation directe des populations amérindiennes, avec une affirmation de l’Espagne, tout cela pour célébrer des pays fondés par en haut par les criollos !

    La célébration du jour de « la raza » ainsi été instaurée en 1915 au Salvador en Uruguay comme Jour des Amériques, en 1917 en Argentine (depuis 2010 elle est dénommée Jour du respect de la diversité culturelle), en 1921 au Venezuela en 1922 en Chili comme anniversaire de la Découverte de l’Amérique (puis depuis 2000 comme jour de la rencontre de Deux Mondes), au Mexique en 1928 (depuis 2020 comme jour de la nation pluriculturelle), en 1939 au Colombie (depuis 2021 elle est appelée jour de la diversité ethnique et culturelle de la nation colombienne), au Costa-Rica en 1968 comme Jour de la découverte et de la race (depuis 1994 comme jour des cultures), etc.

    Comme le montrent les changements de nom, toute cette histoire de « raza » tient de moins en moins, en raison de l’appropriation du cadre national (même construit artificiellement) par les larges masses.

    Car le temps a passé depuis Ariel et les pays fictifs sont devenus des réalités, par contre foncièrement tourmentées voire autodestructrices de par leur parcours historique.

    Mais il est nécessaire ici de souligner encore plus la question du thème de la « raza », en montrant comment le thème d’Ariel contre Caliban est directement issue de la propagande espagnole.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • Amérique latine : l’idéal racial et spirituel pour la jeunesse

    Comme déjà mentionné, c’est l’aspect le moins connu de l’Amérique latine, car les latino-américains ne mettent pas cette dimension réellement en avant.

    Elle saute aux yeux, néanmoins, quand on y prête l’attention. L’Amérique latine est toujours un « idéal » à atteindre et la dimension « raciale » est toujours présente.

    Cette dimension « raciale » est souvent maquillée derrière le côté spiritualiste de la chose ; il n’en reste pas moins que l’idéologie latino-américaine revendique un certain « physique ».

    L’Amérique latine représente un « idéal », un futur à obtenir, et ce sont des latino-américains « racialement » définis qui doivent le réaliser. Ariel résume très bien cette conception systématiquement présente dans les variantes de l’idéologie latino-américaine.

    « Peut-être, dans notre caractère collectif, les contours sûrs de la « personnalité » font-ils défaut.

    Mais en l’absence de cette nature parfaitement différenciée et autonome, nous, Latino-Américains, avons un héritage racial, une grande tradition ethnique à préserver, un lien sacré qui nous unit aux pages immortelles de l’histoire, confiant à notre honneur sa pérennité.

    Le cosmopolitisme, que nous devons attaquer comme une nécessité irrésistible de notre formation, n’exclut ni ce sentiment de fidélité au passé, ni la force directrice et formatrice avec laquelle le génie de la race doit prévaloir dans la refonte des éléments qui constitueront l’Américain définitif du futur. »

    Ainsi, l’idéologie latino-américaine est toujours au départ et à l’arrivée de l’agitation des élites criollos pour trouver une porte de sortie à leur situation irrémédiablement instable, à leur statut parasitaire cosmopolite.

    Elle porte un « idéal » vers lequel il faudrait tendre, une pureté absolue de portée transcendante source d’une nouvelle civilisation.

    Et comme le pays latino-américains sont divisés et s’affrontent, cet aspect est d’autant plus renforcé par José Enrique Rodó.

    Ici, on voit qu’Ariel représente en fait une idéologie fasciste tournée vers la jeunesse. L’Amérique latine est l’idéologie transcendante en laquelle la jeunesse doit s’identifier et se confondre.

    On lit dans Ariel :

    « La jeunesse redeviendra-t-elle une réalité de la vie collective, comme elle l’est de la vie individuelle ? (…)

    Ce que l’humanité doit préserver de tout déni pessimiste, ce n’est pas tant l’idée de la bonté relative du présent, mais plutôt la possibilité d’atteindre un but meilleur grâce à un développement hâtif et dirigé de la vie, guidé par l’effort humain.

    La foi en l’avenir, la confiance en l’efficacité de l’effort humain, sont les préalables nécessaires à toute action énergique et à tout projet fructueux (…).

    Peut-être, universellement, aujourd’hui, l’action et l’influence de la jeunesse sont-elles moins efficaces et moins intenses qu’elles ne devraient l’être dans le progrès des sociétés humaines.

    [L’écrivain et archéologue français] Gaston Deschamps l’a récemment constaté en France, commentant l’initiation tardive des jeunes générations à la vie publique et à la culture de ce peuple, et le peu d’originalité avec laquelle elles contribuent à la formation des idées dominantes.

    Mes impressions sur l’Amérique actuelle, pour autant qu’elles puissent avoir un caractère général malgré le pénible isolement où vivent les peuples qui la composent, justifieraient peut-être une observation semblable.

    Et pourtant, je crois voir s’exprimer partout le besoin d’une révélation active de forces nouvelles ; je crois que l’Amérique a grand besoin de sa jeunesse. »

    Sous des dehors lyriques et intellectuels, Ariel est une œuvre qui pousse à l’action et c’est très exactement ainsi qu’elle a été interprétée en Amérique latine et qu’on lui a accordé un immense succès.

    Ariel est, en définitive, l’affirmation du culte de la « raza » en action.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • Les guerres incessantes entre pays latino-américains

    José Enrique Rodó prône dans Ariel le remplacement historique de la domination des États-Unis par celle de l’Amérique latine, mais il est un fait irréductible que lui-même connaissait très bien : les pays latino-américains se sont précipités dans la guerre les uns contre les autres.

    Le mythe latino-américain mis en avant par José Enrique Rodó prétend que tous les latinos seraient unis, qu’au fond il s’agit de la même civilisation.

    En réalité, les pays latino-américains sont nés par en haut, à travers la prise du pouvoir des criollos aux dépens de l’Espagne, et ils n’ont jamais arrêté de vouloir étendre leur domination féodale.

    Par conséquent, non seulement les colonies espagnoles en Amérique ne se sont jamais unies, mais elles se sont fait la guerre et se concurrencent perpétuellement.

    Les principales langues en Amérique latine : en vert l’espagnol, en orange le portugais et en bleu le français.

    On ne parle pas ici d’affrontements provoqués par l’étranger, par les impérialismes américain, britannique ou encore français, bien que cela joue forcément également.

    On parle bien de combats armés dont l’aspect principal est une dispute entre élites criollos pour des hégémonies régionales, des renforcements territoriaux, etc.

    Tout cela se produit dès le départ, dès l’obtention de l’indépendance.

    De 1825 à 1828, il y a la guerre entre les Provinces-Unies du Río de la Plata (la future Argentine) et l’empire du Brésil. Personne ne gagne et le territoire disputé devient indépendant, sous le nom d’Uruguay.

    En 1828-1829, il y a la guerre entre la Grande Colombie (avec les actuels Colombie, Venezuela, Panama et Équateur) et le Pérou.

    De 1836 à 1839, il y a la guerre entre la Confédération Pérou-Bolivie et l’Argentine alliée au Chili.

    Peinture de 1842 d’Ignacio Merino montrant Luis José de Orbegoso entrant dans Lima durant la guerre civile au Pérou, alors que la Confédération péruvio-bolivienne s’est effondrée il y a peu

    De 1865 à 1870, la Triple Alliance Argentine – Brésil – Uruguay fait la guerre au Paraguay. Entre 1879 et 1884, la Guerre du Pacifique voit le Chili s’opposer à la fois à la Bolivie et au Pérou.

    Entre 1899 et 1903, le Brésil s’opposa au Bolivie et au Pérou lors de la guerre de l’Acre. De 1832 à 1916, il y aura de nombreux conflits armés entre la Colombie et l’Équateur au sujet des frontières.

    En 1932-1933 a lieu une guerre frontalière entre la Colombie et le Pérou. De 1932 et 1935, la Bolivie et le Paraguay sont en guerre pour la région du Chaco Boreal.

    Entre 1932 et 1998, l’Équateur et le Pérou connaissent de multiples conflits armés. De 1978 à 1984, l’Argentine et le Chili étaient à deux doigts de la guerre. En 1969 eut lieu la guerre de Cent Heures entre le Honduras et le Salvador.

    Dans les faits, l’idéologie latino-américaine, cette fiction des criollos, n’a jamais empêché les affrontements militaires, alors que suivant cette même idéologie, un affrontement « interne » serait par définition impossible.

    Ariel est publié en 1900, donc José Enrique Rodó a largement pu le constater. Et il n’aborde pas cette question.

    S’il ne le fait pas, c’est également parce qu’Ariel propose une mise en perspective historique : les pays latino-américains devraient se concentrer à bientôt remplacer les États-Unis.

    C’est en ce sens un appel à l’unité, ou du moins à la mise de côté des divisions entre les pays, des divisions qui s’appuient en définitive sur le caractère féodal des élites criollos.

    Cela explique pourquoi José Enrique Rodó insiste particulièrement sur la dimension idéaliste de l’identité latino-américaine.

    On en revient au principe d’une idéologie latino-américaine comme support des couches dominantes.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • Ariel : l’Amérique latine doit être prête à prendre la place des États-Unis

    Ariel est une œuvre lyrique et José Enrique Rodó appelle à un renouvellement spirituel de l’idéologie dominante à chaque génération.

    Tout cela est bien joli, mais on se doute bien qu’il ne suffit pas de faire un discours romantique d’esthète, en bombardant de références compréhensibles seulement par un érudit qui plus est très au courant du milieu intellectuel français, pour avoir un impact dans tous les pays latino-américains.

    Il y a forcément quelque chose en plus. Voyons ce qu’il en est.

    La thèse essentielle est bien posée : il faut une idéologie nouvelle par génération, afin de maintenir en vie la superstructure idéologique, puisque les pays sont formés par en haut, par les élites criollos.

    Cependant, encore faut-il donner un contenu à un tel renouvellement. Il ne suffit certainement pas de dire que la jeunesse doit se lancer à chaque fois.

    Si là était l’idée d’Ariel, elle serait excellente du point de vue des criollos, mais cela ne suffirait pas.

    C’est là qu’intervient un autre aspect « génial » de José Enrique Rodó, touchant une dimension qui a produit l’impact dans toute l’Amérique latine.

    José Enrique Rodó reprend de nombreux auteurs français et britanniques parlant de la notion de la civilisation.

    On est dans un discours idéaliste et, par conséquent, la référence centrale est la Grèce antique, qui aurait célébré la liberté, produit la libre-pensée, donné naissance à la philosophie, instauré la « curiosité d’investigation », inventé les arts, réalisé « la conscience de la dignité humaine », etc.

    José Enrique Rodó dit alors la chose suivante : on a toujours vu qu’une fois une civilisation bien installée, il se produisait une spécialisation des activités, ce qui donne naissance à des esprits retreints.

    Les gens sont très bons dans leur domaine, mais ne connaissent rien aux autres.

    Cela produit une mutilation des esprits et il faut éviter cela en assumant une idéologique esthétique, de type romantique.

    Ici, on glisse de l’idéalisme à la mise en valeur bourgeoise romantique, historiquement progressiste, où l’être humain doit être accompli dans tous les domaines.

    C’est un thème bien connu de l’humanisme, ainsi que des Lumières.

    Une fois formulé cela, José Enrique Rodó dit : le pragmatisme propre à l’époque (c’est-à-dire en fait au capitalisme mais il n’emploie pas le terme) va s’effacer, forcément, devant un nouvel élitisme.

    Car à partir du moment où le capitalisme instaure la démocratie, c’est le nivellement pour le bas et l’échec de la civilisation.

    « L’accusation d’utilitarisme étroit, souvent portée contre l’esprit de notre siècle au nom de l’idéal et avec la rigueur de l’anathème, repose en partie sur l’incapacité à reconnaître que ses efforts titanesques pour subordonner les forces de la nature à la volonté humaine et étendre le bien-être matériel constituent un travail nécessaire qui préparera, tel l’enrichissement laborieux d’une terre épuisée, l’épanouissement des idéalismes futurs (…).

    La démocratie porte l’accusation de conduire l’humanité, en la rendant médiocre, à un Saint Empire de l’utilitarisme (…).

    Laissée à elle-même, sans la rectification constante d’une autorité morale active qui la purifie et canalise ses tendances dans le sens de la dignification de la vie, la démocratie éteindra peu à peu toute idée de supériorité qui ne se traduit pas par une aptitude plus grande et plus audacieuse aux luttes d’intérêts, qui sont alors la forme la plus ignoble des brutalités de la force (…).

    La sélection spirituelle, l’amélioration de la vie par la présence d’incitations désintéressées, le goût, l’art, la douceur des mœurs, le sentiment d’admiration pour tout idéal persévérant et l’obéissance à toute noble suprématie, seront comme des faiblesses sans défense là où l’égalité sociale, qui a détruit les hiérarchies impératives et infondées, ne les remplace pas par d’autres dont le seul mode de domination est l’influence morale et le principe une classification rationnelle.

    Toute égalité des conditions est, dans l’ordre des sociétés, comme toute homogénéité dans celui de la Nature, un équilibre instable.

    Dès lors que la démocratie a accompli son œuvre de négation en nivelant les supériorités injustes, l’égalité obtenue ne peut être qu’un point de départ. »

    Traduction : oui, les États-Unis ont le vent en poupe, mais ils pratiquent le pragmatisme et la démocratie, qui est la dictature du nombre, qui va étouffer toutes les qualités.

    L’Amérique latine, avec sa spiritualité hostile au pragmatisme, sera alors aux premières loges pour avoir le dessus et être prête à une nouvelle civilisation, qui elle se maintiendra !

    Ariel exprime une ambition démesurée : celle de faire comme les États-Unis, mais en mieux, car en utilisant la dimension « spirituelle » propre au « monde » latino-américain.

    On ne saurait sous-estimer l’importance de cette thèse. Immanquablement, les couches dominantes de pays latino-américains prennent en compte la possibilité que les États-Unis voient leur mécanique s’enrayer et, qu’alors, il y a une place à prendre au niveau stratégique.

    C’est bien entendu de l’idéalisme, c’est un rêve de féodal, de capitaliste bureaucratique actif dans un pays corrompu et à base féodale.

    Mais c’est une constante idéologique des rêveurs, des aventuriers latino-américains, hispano-américains.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • Le monde latino-américain saturé d’attraction pour le national-socialisme comme vision communautaire

    La référence d’Ariel à la figure de « l’Aryen européen » ne doit nullement étonner. L’Amérique latine est saturée d’une critique romantique du capitalisme, d’une dénonciation antisémite du « capital » parasitaire.

    C’est inévitable : du moment que le capitalisme reste incompris intellectuellement alors qu’on le subit dans les faits, il y a la sensation d’être débordé.

    Comme en plus, ce sont les criollos qui ont décidé de la vision du monde latino-américaine, avec Ariel, alors tout est plié dès le départ.

    Le national-socialisme est ainsi une constante idéologique en Amérique latine ; cette idéologie suinte de tous les pores de la critique de la réalité dès qu’il y a à l’arrière-plan le mythe de la civilisation latino-américaine.

    Précisons ici de quoi on parle, car les Français n’ont jamais compris le national-socialisme comme idéologie, en raison de leur culture républicaine et du fait qu’ils aient eu à affronter le national-socialisme dans sa version allemande.

    Le national-socialisme est une idéologie née dans la première partie du 20e siècle qu’on retrouve dans de nombreuses variantes, dont voici les dénominateurs communs :

    – il y aurait un capital créateur, productif, qui s’opposerait à un capital parasitaire, improductif ;

    – les vrais travailleurs (patrons comme ouvriers, etc.) doivent être solidaires (c’est le « socialisme » national) ;

    – il faut une stabilité communautaire fondée sur la continuité (le plus souvent sur une base ethnique) ;

    – tout déséquilibre est produit de l’extérieur.

    On peut voir par exemple que la bande dessinée « Astérix et Obélix » correspond formellement à cette idéologie.

    C’est flagrant : le village gaulois vit à l’écart, chacun est à sa place, personne n’exploite personne, seul l’extérieur apporte des troubles réels potentiels, etc.

    Cela ne doit pas étonner ; le national-socialisme est un rêve petite-bourgeois d’une unité des classes masquée par une société idéale où « chacun est à sa place ».

    Certaines variantes du national-socialisme sont donc expansionnistes, d’autres non ; certaines sont bien plus antisémites que d’autres également, etc.

    Surtout, la plupart des conceptions national-socialistes ne s’assument pas comme tels.

    Mais n’importe quelle conception d’une société « homogène », sans contradiction interne, harmonieuse car traditionnelle, stable car formant une sorte de grande famille, relève du national-socialisme.

    En Amérique latine, on en trouve un strict équivalent de cela dans l’idéologie indigéniste. Si on regarde bien, on a l’idée résolument anti-moderne de communautés séparées, ethniquement stables, qui pour cette raison même seraient bénéfiques historiquement.

    L’EZLN du Mexique s’aligne fondamentalement sur cette démarche, mais il y a bien d’autres courants indigénistes du même type.

    Surtout, en Amérique latine, il existe des variantes de ce rêve « national » communautaire à tous les niveaux.

    Que ce soit avec le culte des communautés indigènes, de la communauté nationale, de la communauté latino-américaine au sens le plus large, on retrouve toujours une tendance à proposer un national-socialisme où la communauté est juste en soi, l’intervention extérieure est mauvaise en soi.

    C’est ce qui explique la dénonciation populiste des « yankees », prétexte pour cacher tous les problèmes internes aux sociétés latino-américaines.

    C’est ce qui explique également la fascination systématique qu’on a dans toute la « gauche » latino-américaine pour le Hamas palestinien et le Hezbollah libanais.

    On a exactement la même chose en Irlande, et pour cause : il y a le même arrière-plan catholique avec son antisémitisme frelaté, il y a la même présentation de sa propre « communauté nationale » qui s’imagine être uniquement victime de l’agression extérieure, etc.

    On aura compris ici qu’Ernesto « Che » Guevara n’est donc, en réalité, nullement un communiste ; son obsession pour l’impérialisme américain convergeait en fait avec Ariel, et d’ailleurs Ernesto « Che » Guevara était un panaméricain assumé.

    Selon lui :

    « La division de l’Amérique latine en nationalités incertaines et illusoires est complètement factice.

    Nous sommes une seule race métissée, qui depuis le Mexique jusqu’au détroit de Magellan présente des similarités ethnographiques notables. »

    C’est là une position ariéliste, justement.

    Pourquoi ? Parce qu’Ernesto « Che » Guevara fait la même erreur que la gauche latino-américaine en général historiquement : il reconnaît les nations nées par en haut, par les criollos, pour dire qu’en fait cela produit une division de l’Amérique latine qu’il faut repousser.

    Ce faisant, ils se posent comme des « ultras » unitaires, alors qu’en réalité, ils nient la réalité matérielle, et bien sûr fondamentalement la question féodale.

    Un « forum international antimpérialiste » au Vénézuela : « Bolivarisme contre Monroisme »

    Pour ces gens, il n’y a pas de processus national-démocratique à réaliser dans les pays d’Amérique latine ; pour ces gens, les nations latino-américaines seraient déjà existantes. C’est en fait une reconnaissance de l’action des criollos, alors que cela a produit une société de manière artificielle.

    On retombe alors dans un anticapitalisme romantique où l’Amérique latine « serait » pure et deviendrait socialiste de manière « naturelle » si elle le pouvait.

    Cependant, elle serait seulement une victime d’un agent extérieur, l’impérialisme américain, et il n’y a plus de féodalité mais seulement des agents des États-Unis dans le pays.

    C’est bien entendu totalement formel, cela nie la base féodale et le capitalisme bureaucratique qui s’est développé sur ce féodalisme, en connexion avec les États-Unis effectivement.

    L’antisémitisme ressort alors, dans une telle approche erronée, par vagues, selon les besoins idéologiques du moment, afin d’apporter une « charge » de plus à prétention anticapitaliste à l’idéologie.

    Pour donner un exemple hautement significatif, il y a eu à « gauche de la gauche » un soutien franc et direct au Hamas à partir d’octobre 2023 au Brésil et au Mexique.

    Le soutien à la Palestine est ici artificiel et utilisé de manière « national-révolutionnaire », afin de chercher à « éviter » d’avoir à affronter la question féodale des narcos et des gangs.

    Plus directement, l’Amérique latine a également connu, des années 1920 à aujourd’hui, des expressions idéologiques national-socialistes directes.

    Le Chili a produit dans les années 1930 un puissant mouvement national-socialiste qui a même tenté un coup d’État ; en Argentine, ce qu’on appelle le péronisme est dans la même logique (et les nazis assumés se plaçaient dans son orbite).

    Le Mexique a toujours connu une fascination violente pour le nazisme depuis les chemises dorées dans les années 1930 ; Klaus Barbie a habité trente ans en Bolivie où il a conseillé les présidents ; le Pérou a connu divers mouvements nazis dans les années 1930 ; Josef Mengele s’est réfugié au Brésil où à travers la communauté allemande le national-socialisme a toujours eu une grande base.

    La liste est sans fin et il faut bien saisir la chose suivante : l’idéologue de « l’Amérique latine » mêle toujours un fondamentalisme communautaire à une profonde inquiétude « raciale ».

    L’obsession pour la question raciale est le grand angle mort de l’idéologie latino-américaine.

    L’inquiétude permanente quant à une identité à la fois restant à définir et considéré comme somme toute secondaire par rapport au métissage provoque un malaise permanent.

    D’un côté, n’importe qui peut rejoindre l’idéologie latino-américaine, il n’existe aucun racisme ; de l’autre, l’idéologie latino-américaine est dans l’inquiétude constante de pouvoir trouver un moyen de « fermer » les portes afin de s’auto-définir comme communauté.

    Concluons cet aspect éminemment important, mais exigeant une analyse de fond de très grande ampleur, avec l’exemple le plus significatif.

    José Vasconcelos (1882-1959) est la figure magique de l’enseignement populaire au Mexique.

    C’est lui porte l’affrontement avec l’analphabétisme, organisant également la mise en place de 2500 bibliothèques publiques. Il a été recteur à l’Université nationale autonome du Mexique, secrétaire de l’Éducation publique ; c’est lui qui a permis aux muralistes mexicains, souvent ouvertement communistes, de réaliser des œuvres dans des bâtiments publics.

    C’est une figure mythique des milieux intellectuels mexicains et il a été l’auteur, en 1925, d’un ouvrage intitulé La race cosmique, où il explique que sur le continent américain se produit le mélange de toutes les races, le métissage permettant l’avènement d’une nouvelle humanité.

    Et pourtant, ce même José Vasconcelos participa à une revue de soutien à l’Allemagne nazie en 1940 !

    La revue pro-nazie Timon de José Vasconcelos, un exemple de schizophrénie où l’universalisme se heurte à l’hispano-américanisme, ici à travers la question nationale mexicaine

    Telle est l’attraction, quand on n’assume pas la lutte contre le féodalisme, vers une idéologie nationale « unificatrice »

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • La fascination d’Ariel pour la puissance des États-Unis

    Il est intéressant de voir la contradiction suivante : José Enrique Rodó prône le renouvellement permanent de l’idéal, tout en détestant absolument l’agitation propre à la société des États-Unis.

    Mais cette détestation exprime, en même temps, des impressions très fortes, une stupéfaction.

    C’est que José Enrique Rodó formule une conception propre aux élites parasitaires criollos qui s’imaginent agir comme une bourgeoisie.

    Il explique qu’il faut produire par en haut, de manière artificielle, la vie spirituelle du peuple, un peuple qu’il faut renforcer tout en développant toujours mieux la capacité à le gouverner.

    Mais tout cela doit se mettre en place alors que se déroule déjà aux États-Unis un phénomène qui laisse tout le monde sans voix : le capitalisme s’exprimant librement, sans entraves, systématisant l’esprit d’entreprise, l’accumulation du capital.

    Il y a aux États-Unis une dynamique industrielle, commerciale, bancaire… qui sidère littéralement. José Enrique Rodó retranscrit cette émotion avec un lyrisme profond, allant jusqu’à l’emploi de la fameuse lampe d’Aladin comme image pour présenter la capacité quasi-merveilleuse du capitalisme américain à produire la modernité.

    « Adeptes persévérants de ce culte de l’énergie individuelle qui fait de chaque homme l’architecte de sa destinée, ils ont modelé leur sociabilité sur un groupe imaginaire de Robinson qui, après avoir grossièrement fortifié leur personnalité dans la pratique de l’entraide, composeront les filaments d’une chaîne très solide.

    Sans sacrifier cette conception souveraine de l’individu, ils ont su simultanément faire de l’esprit d’association l’instrument le plus admirable de leur grandeur et de leur empire ; et ils ont obtenu de la somme des forces humaines, subordonnées aux fins de la recherche, de la philanthropie et de l’industrie, des résultats d’autant plus merveilleux qu’ils sont obtenus avec la plus absolue intégrité de l’autonomie personnelle.

    Il y a en eux un instinct de curiosité éveillée et insatiable, un appétit impatient pour toute lumière ; et professant leur amour pour l’éducation du peuple avec l’obsession d’une monomanie glorieuse et féconde, ils ont fait de l’école la pierre angulaire la plus sûre de leur prospérité, et de l’âme de l’enfant la chose la plus précieuse et la plus soignée parmi les choses légères.

    Leur culture, qui est loin d’être raffinée ou spirituelle, a une efficacité admirable toutes les fois qu’elle est pratiquement orientée vers la réalisation d’un but immédiat.

    Ils n’ont pas incorporé aux acquisitions de la science une seule loi générale, un seul principe ; mais ils en ont fait un magicien par les merveilles de ses applications, ils l’ont magnifié dans le domaine de l’utilité, et ils ont donné au monde, dans la chaudière à vapeur et la dynamo électrique, des milliards d’esclaves invisibles qui, pour servir l’Aladin humain, multiplient par cent la puissance de la lampe merveilleuse. »

    Il va de soi, en même temps, qu’une figure romantique réactionnaire, à prétention élitiste, comme José Enrique Rodó ne saurait apprécier en soi le capitalisme américain.

    De plus, les criollos ne sont pas des capitalistes ; ils peuvent l’être, mais seulement à partir de leur base féodale, dans une sorte de prolongement commercial ou bien capitaliste monopoliste.

    Ce n’est donc pas le travail ni le capital qui captent l’attention d’Ariel.

    C’est la puissance des États-Unis qui fascine José Enrique Rodó, et mieux encore, leur « volonté de puissance » pour reprendre le concept élaboré par le philosophe allemand Nietzsche.

    « Leur grandeur titanesque s’impose ainsi même aux plus prudents, en raison de l’énorme disproportion de leur caractère ou de la violence récente de leur histoire.

    Et pour ma part, vous voyez que, bien que je ne les aime pas, je les admire.

    Je les admire, d’abord et avant tout, pour leur formidable capacité de volonté, et je m’incline devant « l’école de la volonté et du travail » qu’ils ont instituée, comme le disait [l’homme de lettres français spécialiste de littérature anglaise] Philarète-Chasles de leurs ancêtres nationaux [= les Britanniques]. »

    Cette fascination s’accompagne bien entendu d’une grande peur, car il est apparent que la « volonté de puissance » américaine ne connaît pas de limites.

    Le style de vie américain est présenté comme produisant une volonté de domination et de propagation digne de celui de l’empire romain.

    « À mesure que le brillant utilitarisme de cette civilisation prend des caractéristiques plus définies, plus franches et plus étroites, l’ivresse de ses enfants s’accroît avec l’ivresse de la prospérité matérielle, et l’impatience de ses enfants à le propager et à lui attribuer la prédestination d’un magistère romain s’accroît.

    Aujourd’hui, ils aspirent manifestement à la primauté de la culture universelle, à la direction des idées, et ils se considèrent comme les forgeurs d’un type de civilisation qui prévaudra. »

    José Enrique Rodó bascule alors dans un anticapitalisme romantique forcenée ; il oppose aux États-Unis qui sont somme toute « Washington + Edison » la figure raciste délirante de « l’aryen européen » qui lui serait vraiment créateur !

    « Il serait vain de tenter de les convaincre que, si leur contribution au progrès de la liberté et de l’utilité a été indéniablement substantielle, et même s’il convient de lui attribuer à juste titre la portée d’une réalisation universelle et humaine, elle est insuffisante pour déplacer l’axe du monde vers la nouvelle Capitale.

    Il serait vain de tenter de les convaincre que l’œuvre accomplie par le génie persévérant de l’Aryen européen depuis que, il y a trois mille ans, les rives de la Méditerranée civilisatrice et glorieuse ont joyeusement revêtu la couronne des cités helléniques, et que l’œuvre qui continue d’être accomplie, et dont les traditions et les enseignements nous guident, est une somme qui ne peut être comparée à la formule Washington plus Edison.

    Ils aspireraient à réviser la Genèse pour occuper cette première page. »

    Comme on le voit, et c’est fondamental, l’idéologie latino-américaine prétend représenter le meilleur du monde, car elle représenterait réellement l’Europe dans une tradition depuis la Grèce antique !

    Une Grèce antique qui, selon José Enrique Rodó, est la source de l’art, de la philosophie, de la libre pensée, de la curiosité d’investigation, « toutes ces inspirations divines ».

    Naturellement, aucun latino-américain ne mettant en avant l’Amérique latine aujourd’hui le ferait au nom de la Grèce antique.

    Pourtant, c’est bien présent dans la matrice de l’Amérique latine comme idéologie. Et cela ressort de toute manière dans une attraction régulière avec le national-socialisme comme support à l’affirmation de l’idéologie latino-américaine.

    Cette dernière valorise le principe de « communauté organique », sur la base de la « civilisation » hispano-américaine.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)