José Enrique Rodó prône dans Ariel le remplacement historique de la domination des États-Unis par celle de l’Amérique latine, mais il est un fait irréductible que lui-même connaissait très bien : les pays latino-américains se sont précipités dans la guerre les uns contre les autres.
Le mythe latino-américain mis en avant par José Enrique Rodó prétend que tous les latinos seraient unis, qu’au fond il s’agit de la même civilisation.
En réalité, les pays latino-américains sont nés par en haut, à travers la prise du pouvoir des criollos aux dépens de l’Espagne, et ils n’ont jamais arrêté de vouloir étendre leur domination féodale.
Par conséquent, non seulement les colonies espagnoles en Amérique ne se sont jamais unies, mais elles se sont fait la guerre et se concurrencent perpétuellement.
Les principales langues en Amérique latine : en vert l’espagnol, en orange le portugais et en bleu le français.
On ne parle pas ici d’affrontements provoqués par l’étranger, par les impérialismes américain, britannique ou encore français, bien que cela joue forcément également.
On parle bien de combats armés dont l’aspect principal est une dispute entre élites criollos pour des hégémonies régionales, des renforcements territoriaux, etc.
Tout cela se produit dès le départ, dès l’obtention de l’indépendance.
De 1825 à 1828, il y a la guerre entre les Provinces-Unies du Río de la Plata (la future Argentine) et l’empire du Brésil. Personne ne gagne et le territoire disputé devient indépendant, sous le nom d’Uruguay.
En 1828-1829, il y a la guerre entre la Grande Colombie (avec les actuels Colombie, Venezuela, Panama et Équateur) et le Pérou.
De 1836 à 1839, il y a la guerre entre la Confédération Pérou-Bolivie et l’Argentine alliée au Chili.
Peinture de 1842 d’Ignacio Merino montrant Luis José de Orbegoso entrant dans Lima durant la guerre civile au Pérou, alors que la Confédération péruvio-bolivienne s’est effondrée il y a peu
De 1865 à 1870, la Triple Alliance Argentine – Brésil – Uruguay fait la guerre au Paraguay. Entre 1879 et 1884, la Guerre du Pacifique voit le Chili s’opposer à la fois à la Bolivie et au Pérou.
Entre 1899 et 1903, le Brésil s’opposa au Bolivie et au Pérou lors de la guerre de l’Acre. De 1832 à 1916, il y aura de nombreux conflits armés entre la Colombie et l’Équateur au sujet des frontières.
En 1932-1933 a lieu une guerre frontalière entre la Colombie et le Pérou. De 1932 et 1935, la Bolivie et le Paraguay sont en guerre pour la région du Chaco Boreal.
Entre 1932 et 1998, l’Équateur et le Pérou connaissent de multiples conflits armés. De 1978 à 1984, l’Argentine et le Chili étaient à deux doigts de la guerre. En 1969 eut lieu la guerre de Cent Heures entre le Honduras et le Salvador.
Dans les faits, l’idéologie latino-américaine, cette fiction des criollos, n’a jamais empêché les affrontements militaires, alors que suivant cette même idéologie, un affrontement « interne » serait par définition impossible.
Ariel est publié en 1900, donc José Enrique Rodó a largement pu le constater. Et il n’aborde pas cette question.
S’il ne le fait pas, c’est également parce qu’Ariel propose une mise en perspective historique : les pays latino-américains devraient se concentrer à bientôt remplacer les États-Unis.
C’est en ce sens un appel à l’unité, ou du moins à la mise de côté des divisions entre les pays, des divisions qui s’appuient en définitive sur le caractère féodal des élites criollos.
Cela explique pourquoi José Enrique Rodó insiste particulièrement sur la dimension idéaliste de l’identité latino-américaine.
On en revient au principe d’une idéologie latino-américaine comme support des couches dominantes.
Ariel est une œuvre lyrique et José Enrique Rodó appelle à un renouvellement spirituel de l’idéologie dominante à chaque génération.
Tout cela est bien joli, mais on se doute bien qu’il ne suffit pas de faire un discours romantique d’esthète, en bombardant de références compréhensibles seulement par un érudit qui plus est très au courant du milieu intellectuel français, pour avoir un impact dans tous les pays latino-américains.
Il y a forcément quelque chose en plus. Voyons ce qu’il en est.
La thèse essentielle est bien posée : il faut une idéologie nouvelle par génération, afin de maintenir en vie la superstructure idéologique, puisque les pays sont formés par en haut, par les élites criollos.
Cependant, encore faut-il donner un contenu à un tel renouvellement. Il ne suffit certainement pas de dire que la jeunesse doit se lancer à chaque fois.
Si là était l’idée d’Ariel, elle serait excellente du point de vue des criollos, mais cela ne suffirait pas.
C’est là qu’intervient un autre aspect « génial » de José Enrique Rodó, touchant une dimension qui a produit l’impact dans toute l’Amérique latine.
José Enrique Rodó reprend de nombreux auteurs français et britanniques parlant de la notion de la civilisation.
On est dans un discours idéaliste et, par conséquent, la référence centrale est la Grèce antique, qui aurait célébré la liberté, produit la libre-pensée, donné naissance à la philosophie, instauré la « curiosité d’investigation », inventé les arts, réalisé « la conscience de la dignité humaine », etc.
José Enrique Rodó dit alors la chose suivante : on a toujours vu qu’une fois une civilisation bien installée, il se produisait une spécialisation des activités, ce qui donne naissance à des esprits retreints.
Les gens sont très bons dans leur domaine, mais ne connaissent rien aux autres.
Cela produit une mutilation des esprits et il faut éviter cela en assumant une idéologique esthétique, de type romantique.
Ici, on glisse de l’idéalisme à la mise en valeur bourgeoise romantique, historiquement progressiste, où l’être humain doit être accompli dans tous les domaines.
C’est un thème bien connu de l’humanisme, ainsi que des Lumières.
Une fois formulé cela, José Enrique Rodó dit : le pragmatisme propre à l’époque (c’est-à-dire en fait au capitalisme mais il n’emploie pas le terme) va s’effacer, forcément, devant un nouvel élitisme.
Car à partir du moment où le capitalisme instaure la démocratie, c’est le nivellement pour le bas et l’échec de la civilisation.
« L’accusation d’utilitarisme étroit, souvent portée contre l’esprit de notre siècle au nom de l’idéal et avec la rigueur de l’anathème, repose en partie sur l’incapacité à reconnaître que ses efforts titanesques pour subordonner les forces de la nature à la volonté humaine et étendre le bien-être matériel constituent un travail nécessaire qui préparera, tel l’enrichissement laborieux d’une terre épuisée, l’épanouissement des idéalismes futurs (…).
La démocratie porte l’accusation de conduire l’humanité, en la rendant médiocre, à un Saint Empire de l’utilitarisme (…).
Laissée à elle-même, sans la rectification constante d’une autorité morale active qui la purifie et canalise ses tendances dans le sens de la dignification de la vie, la démocratie éteindra peu à peu toute idée de supériorité qui ne se traduit pas par une aptitude plus grande et plus audacieuse aux luttes d’intérêts, qui sont alors la forme la plus ignoble des brutalités de la force (…).
La sélection spirituelle, l’amélioration de la vie par la présence d’incitations désintéressées, le goût, l’art, la douceur des mœurs, le sentiment d’admiration pour tout idéal persévérant et l’obéissance à toute noble suprématie, seront comme des faiblesses sans défense là où l’égalité sociale, qui a détruit les hiérarchies impératives et infondées, ne les remplace pas par d’autres dont le seul mode de domination est l’influence morale et le principe une classification rationnelle.
Toute égalité des conditions est, dans l’ordre des sociétés, comme toute homogénéité dans celui de la Nature, un équilibre instable.
Dès lors que la démocratie a accompli son œuvre de négation en nivelant les supériorités injustes, l’égalité obtenue ne peut être qu’un point de départ. »
Traduction : oui, les États-Unis ont le vent en poupe, mais ils pratiquent le pragmatisme et la démocratie, qui est la dictature du nombre, qui va étouffer toutes les qualités.
L’Amérique latine, avec sa spiritualité hostile au pragmatisme, sera alors aux premières loges pour avoir le dessus et être prête à une nouvelle civilisation, qui elle se maintiendra !
Ariel exprime une ambition démesurée : celle de faire comme les États-Unis, mais en mieux, car en utilisant la dimension « spirituelle » propre au « monde » latino-américain.
On ne saurait sous-estimer l’importance de cette thèse. Immanquablement, les couches dominantes de pays latino-américains prennent en compte la possibilité que les États-Unis voient leur mécanique s’enrayer et, qu’alors, il y a une place à prendre au niveau stratégique.
C’est bien entendu de l’idéalisme, c’est un rêve de féodal, de capitaliste bureaucratique actif dans un pays corrompu et à base féodale.
Mais c’est une constante idéologique des rêveurs, des aventuriers latino-américains, hispano-américains.
La référence d’Ariel à la figure de « l’Aryen européen » ne doit nullement étonner. L’Amérique latine est saturée d’une critique romantique du capitalisme, d’une dénonciation antisémite du « capital » parasitaire.
C’est inévitable : du moment que le capitalisme reste incompris intellectuellement alors qu’on le subit dans les faits, il y a la sensation d’être débordé.
Comme en plus, ce sont les criollos qui ont décidé de la vision du monde latino-américaine, avec Ariel, alors tout est plié dès le départ.
Le national-socialisme est ainsi une constante idéologique en Amérique latine ; cette idéologie suinte de tous les pores de la critique de la réalité dès qu’il y a à l’arrière-plan le mythe de la civilisation latino-américaine.
Précisons ici de quoi on parle, car les Français n’ont jamais compris le national-socialisme comme idéologie, en raison de leur culture républicaine et du fait qu’ils aient eu à affronter le national-socialisme dans sa version allemande.
Le national-socialisme est une idéologie née dans la première partie du 20e siècle qu’on retrouve dans de nombreuses variantes, dont voici les dénominateurs communs :
– il y aurait un capital créateur, productif, qui s’opposerait à un capital parasitaire, improductif ;
– les vrais travailleurs (patrons comme ouvriers, etc.) doivent être solidaires (c’est le « socialisme » national) ;
– il faut une stabilité communautaire fondée sur la continuité (le plus souvent sur une base ethnique) ;
– tout déséquilibre est produit de l’extérieur.
On peut voir par exemple que la bande dessinée « Astérix et Obélix » correspond formellement à cette idéologie.
C’est flagrant : le village gaulois vit à l’écart, chacun est à sa place, personne n’exploite personne, seul l’extérieur apporte des troubles réels potentiels, etc.
Cela ne doit pas étonner ; le national-socialisme est un rêve petite-bourgeois d’une unité des classes masquée par une société idéale où « chacun est à sa place ».
Certaines variantes du national-socialisme sont donc expansionnistes, d’autres non ; certaines sont bien plus antisémites que d’autres également, etc.
Surtout, la plupart des conceptions national-socialistes ne s’assument pas comme tels.
Mais n’importe quelle conception d’une société « homogène », sans contradiction interne, harmonieuse car traditionnelle, stable car formant une sorte de grande famille, relève du national-socialisme.
En Amérique latine, on en trouve un strict équivalent de cela dans l’idéologie indigéniste. Si on regarde bien, on a l’idée résolument anti-moderne de communautés séparées, ethniquement stables, qui pour cette raison même seraient bénéfiques historiquement.
L’EZLN du Mexique s’aligne fondamentalement sur cette démarche, mais il y a bien d’autres courants indigénistes du même type.
Surtout, en Amérique latine, il existe des variantes de ce rêve « national » communautaire à tous les niveaux.
Que ce soit avec le culte des communautés indigènes, de la communauté nationale, de la communauté latino-américaine au sens le plus large, on retrouve toujours une tendance à proposer un national-socialisme où la communauté est juste en soi, l’intervention extérieure est mauvaise en soi.
C’est ce qui explique la dénonciation populiste des « yankees », prétexte pour cacher tous les problèmes internes aux sociétés latino-américaines.
C’est ce qui explique également la fascination systématique qu’on a dans toute la « gauche » latino-américaine pour le Hamas palestinien et le Hezbollah libanais.
On a exactement la même chose en Irlande, et pour cause : il y a le même arrière-plan catholique avec son antisémitisme frelaté, il y a la même présentation de sa propre « communauté nationale » qui s’imagine être uniquement victime de l’agression extérieure, etc.
On aura compris ici qu’Ernesto « Che » Guevara n’est donc, en réalité, nullement un communiste ; son obsession pour l’impérialisme américain convergeait en fait avec Ariel, et d’ailleurs Ernesto « Che » Guevara était un panaméricain assumé.
Selon lui :
« La division de l’Amérique latine en nationalités incertaines et illusoires est complètement factice.
Nous sommes une seule race métissée, qui depuis le Mexique jusqu’au détroit de Magellan présente des similarités ethnographiques notables. »
C’est là une position ariéliste, justement.
Pourquoi ? Parce qu’Ernesto « Che » Guevara fait la même erreur que la gauche latino-américaine en général historiquement : il reconnaît les nations nées par en haut, par les criollos, pour dire qu’en fait cela produit une division de l’Amérique latine qu’il faut repousser.
Ce faisant, ils se posent comme des « ultras » unitaires, alors qu’en réalité, ils nient la réalité matérielle, et bien sûr fondamentalement la question féodale.
Un « forum international antimpérialiste » au Vénézuela : « Bolivarisme contre Monroisme »
Pour ces gens, il n’y a pas de processus national-démocratique à réaliser dans les pays d’Amérique latine ; pour ces gens, les nations latino-américaines seraient déjà existantes. C’est en fait une reconnaissance de l’action des criollos, alors que cela a produit une société de manière artificielle.
On retombe alors dans un anticapitalisme romantique où l’Amérique latine « serait » pure et deviendrait socialiste de manière « naturelle » si elle le pouvait.
Cependant, elle serait seulement une victime d’un agent extérieur, l’impérialisme américain, et il n’y a plus de féodalité mais seulement des agents des États-Unis dans le pays.
C’est bien entendu totalement formel, cela nie la base féodale et le capitalisme bureaucratique qui s’est développé sur ce féodalisme, en connexion avec les États-Unis effectivement.
L’antisémitisme ressort alors, dans une telle approche erronée, par vagues, selon les besoins idéologiques du moment, afin d’apporter une « charge » de plus à prétention anticapitaliste à l’idéologie.
Pour donner un exemple hautement significatif, il y a eu à « gauche de la gauche » un soutien franc et direct au Hamas à partir d’octobre 2023 au Brésil et au Mexique.
Le soutien à la Palestine est ici artificiel et utilisé de manière « national-révolutionnaire », afin de chercher à « éviter » d’avoir à affronter la question féodale des narcos et des gangs.
Plus directement, l’Amérique latine a également connu, des années 1920 à aujourd’hui, des expressions idéologiques national-socialistes directes.
Le Chili a produit dans les années 1930 un puissant mouvement national-socialiste qui a même tenté un coup d’État ; en Argentine, ce qu’on appelle le péronisme est dans la même logique (et les nazis assumés se plaçaient dans son orbite).
Le Mexique a toujours connu une fascination violente pour le nazisme depuis les chemises dorées dans les années 1930 ; Klaus Barbie a habité trente ans en Bolivie où il a conseillé les présidents ; le Pérou a connu divers mouvements nazis dans les années 1930 ; Josef Mengele s’est réfugié au Brésil où à travers la communauté allemande le national-socialisme a toujours eu une grande base.
La liste est sans fin et il faut bien saisir la chose suivante : l’idéologue de « l’Amérique latine » mêle toujours un fondamentalisme communautaire à une profonde inquiétude « raciale ».
L’obsession pour la question raciale est le grand angle mort de l’idéologie latino-américaine.
L’inquiétude permanente quant à une identité à la fois restant à définir et considéré comme somme toute secondaire par rapport au métissage provoque un malaise permanent.
D’un côté, n’importe qui peut rejoindre l’idéologie latino-américaine, il n’existe aucun racisme ; de l’autre, l’idéologie latino-américaine est dans l’inquiétude constante de pouvoir trouver un moyen de « fermer » les portes afin de s’auto-définir comme communauté.
Concluons cet aspect éminemment important, mais exigeant une analyse de fond de très grande ampleur, avec l’exemple le plus significatif.
José Vasconcelos (1882-1959) est la figure magique de l’enseignement populaire au Mexique.
C’est lui porte l’affrontement avec l’analphabétisme, organisant également la mise en place de 2500 bibliothèques publiques. Il a été recteur à l’Université nationale autonome du Mexique, secrétaire de l’Éducation publique ; c’est lui qui a permis aux muralistes mexicains, souvent ouvertement communistes, de réaliser des œuvres dans des bâtiments publics.
C’est une figure mythique des milieux intellectuels mexicains et il a été l’auteur, en 1925, d’un ouvrage intitulé La race cosmique, où il explique que sur le continent américain se produit le mélange de toutes les races, le métissage permettant l’avènement d’une nouvelle humanité.
Et pourtant, ce même José Vasconcelos participa à une revue de soutien à l’Allemagne nazie en 1940 !
La revue pro-nazie Timon de José Vasconcelos, un exemple de schizophrénie où l’universalisme se heurte à l’hispano-américanisme, ici à travers la question nationale mexicaine
Telle est l’attraction, quand on n’assume pas la lutte contre le féodalisme, vers une idéologie nationale « unificatrice »
Il est intéressant de voir la contradiction suivante : José Enrique Rodó prône le renouvellement permanent de l’idéal, tout en détestant absolument l’agitation propre à la société des États-Unis.
Mais cette détestation exprime, en même temps, des impressions très fortes, une stupéfaction.
C’est que José Enrique Rodó formule une conception propre aux élites parasitaires criollos qui s’imaginent agir comme une bourgeoisie.
Il explique qu’il faut produire par en haut, de manière artificielle, la vie spirituelle du peuple, un peuple qu’il faut renforcer tout en développant toujours mieux la capacité à le gouverner.
Mais tout cela doit se mettre en place alors que se déroule déjà aux États-Unis un phénomène qui laisse tout le monde sans voix : le capitalisme s’exprimant librement, sans entraves, systématisant l’esprit d’entreprise, l’accumulation du capital.
Il y a aux États-Unis une dynamique industrielle, commerciale, bancaire… qui sidère littéralement. José Enrique Rodó retranscrit cette émotion avec un lyrisme profond, allant jusqu’à l’emploi de la fameuse lampe d’Aladin comme image pour présenter la capacité quasi-merveilleuse du capitalisme américain à produire la modernité.
« Adeptes persévérants de ce culte de l’énergie individuelle qui fait de chaque homme l’architecte de sa destinée, ils ont modelé leur sociabilité sur un groupe imaginaire de Robinson qui, après avoir grossièrement fortifié leur personnalité dans la pratique de l’entraide, composeront les filaments d’une chaîne très solide.
Sans sacrifier cette conception souveraine de l’individu, ils ont su simultanément faire de l’esprit d’association l’instrument le plus admirable de leur grandeur et de leur empire ; et ils ont obtenu de la somme des forces humaines, subordonnées aux fins de la recherche, de la philanthropie et de l’industrie, des résultats d’autant plus merveilleux qu’ils sont obtenus avec la plus absolue intégrité de l’autonomie personnelle.
Il y a en eux un instinct de curiosité éveillée et insatiable, un appétit impatient pour toute lumière ; et professant leur amour pour l’éducation du peuple avec l’obsession d’une monomanie glorieuse et féconde, ils ont fait de l’école la pierre angulaire la plus sûre de leur prospérité, et de l’âme de l’enfant la chose la plus précieuse et la plus soignée parmi les choses légères.
Leur culture, qui est loin d’être raffinée ou spirituelle, a une efficacité admirable toutes les fois qu’elle est pratiquement orientée vers la réalisation d’un but immédiat.
Ils n’ont pas incorporé aux acquisitions de la science une seule loi générale, un seul principe ; mais ils en ont fait un magicien par les merveilles de ses applications, ils l’ont magnifié dans le domaine de l’utilité, et ils ont donné au monde, dans la chaudière à vapeur et la dynamo électrique, des milliards d’esclaves invisibles qui, pour servir l’Aladin humain, multiplient par cent la puissance de la lampe merveilleuse. »
Il va de soi, en même temps, qu’une figure romantique réactionnaire, à prétention élitiste, comme José Enrique Rodó ne saurait apprécier en soi le capitalisme américain.
De plus, les criollos ne sont pas des capitalistes ; ils peuvent l’être, mais seulement à partir de leur base féodale, dans une sorte de prolongement commercial ou bien capitaliste monopoliste.
Ce n’est donc pas le travail ni le capital qui captent l’attention d’Ariel.
C’est la puissance des États-Unis qui fascine José Enrique Rodó, et mieux encore, leur « volonté de puissance » pour reprendre le concept élaboré par le philosophe allemand Nietzsche.
« Leur grandeur titanesque s’impose ainsi même aux plus prudents, en raison de l’énorme disproportion de leur caractère ou de la violence récente de leur histoire.
Et pour ma part, vous voyez que, bien que je ne les aime pas, je les admire.
Je les admire, d’abord et avant tout, pour leur formidable capacité de volonté, et je m’incline devant « l’école de la volonté et du travail » qu’ils ont instituée, comme le disait [l’homme de lettres français spécialiste de littérature anglaise] Philarète-Chasles de leurs ancêtres nationaux [= les Britanniques]. »
Cette fascination s’accompagne bien entendu d’une grande peur, car il est apparent que la « volonté de puissance » américaine ne connaît pas de limites.
Le style de vie américain est présenté comme produisant une volonté de domination et de propagation digne de celui de l’empire romain.
« À mesure que le brillant utilitarisme de cette civilisation prend des caractéristiques plus définies, plus franches et plus étroites, l’ivresse de ses enfants s’accroît avec l’ivresse de la prospérité matérielle, et l’impatience de ses enfants à le propager et à lui attribuer la prédestination d’un magistère romain s’accroît.
Aujourd’hui, ils aspirent manifestement à la primauté de la culture universelle, à la direction des idées, et ils se considèrent comme les forgeurs d’un type de civilisation qui prévaudra. »
José Enrique Rodó bascule alors dans un anticapitalisme romantique forcenée ; il oppose aux États-Unis qui sont somme toute « Washington + Edison » la figure raciste délirante de « l’aryen européen » qui lui serait vraiment créateur !
« Il serait vain de tenter de les convaincre que, si leur contribution au progrès de la liberté et de l’utilité a été indéniablement substantielle, et même s’il convient de lui attribuer à juste titre la portée d’une réalisation universelle et humaine, elle est insuffisante pour déplacer l’axe du monde vers la nouvelle Capitale.
Il serait vain de tenter de les convaincre que l’œuvre accomplie par le génie persévérant de l’Aryen européen depuis que, il y a trois mille ans, les rives de la Méditerranée civilisatrice et glorieuse ont joyeusement revêtu la couronne des cités helléniques, et que l’œuvre qui continue d’être accomplie, et dont les traditions et les enseignements nous guident, est une somme qui ne peut être comparée à la formule Washington plus Edison.
Ils aspireraient à réviser la Genèse pour occuper cette première page. »
Comme on le voit, et c’est fondamental, l’idéologie latino-américaine prétend représenter le meilleur du monde, car elle représenterait réellement l’Europe dans une tradition depuis la Grèce antique !
Une Grèce antique qui, selon José Enrique Rodó, est la source de l’art, de la philosophie, de la libre pensée, de la curiosité d’investigation, « toutes ces inspirations divines ».
Naturellement, aucun latino-américain ne mettant en avant l’Amérique latine aujourd’hui le ferait au nom de la Grèce antique.
Pourtant, c’est bien présent dans la matrice de l’Amérique latine comme idéologie. Et cela ressort de toute manière dans une attraction régulière avec le national-socialisme comme support à l’affirmation de l’idéologie latino-américaine.
Cette dernière valorise le principe de « communauté organique », sur la base de la « civilisation » hispano-américaine.
La transformation par en haut est au cœur du style latino-américain proposé par Ariel, et qui a eu son succès dans toutes les élites criollos.
On a là une clef de la fuite en avant à la latino-américaine.
Au-delà de toute considération sur les rapports internes, les contradictions particulières propres à ces fuites en avant, ce qu’il s’agit de voir est que dans la logique d’Ariel, la démarche des régimes latino-américains est toujours de tout changer pour ne rien changer.
Comme on a des pays, en effet, fondés par en haut, on ne peut pas profiter d’une base réactionnaire traditionnelle, de quelque chose de pesant permettant de faire revenir les compteurs à zéro.
Une telle entreprise ne peut que réussir dans un pays qui s’est construit par le bas, autrement dit un pays où une petite-bourgeoisie s’est installée progressivement, entre la bourgeoisie et le prolétariat, avec une défense de la petite propriété, un style de vie « traditionnel », etc.
Dans les pays capitalistes, cette petite-bourgeoisie dans sa variante des villes (de « gauche » mais loyaliste à l’État) et dans sa variante des campagnes (hostiles à l’État mais de « droite ») forme un vaste obstacle historique à la révolution.
Dans les pays latino-américains, il n’y a pas un tel calme petite-bourgeois, ou du moins certainement pas dans de telles proportions. I
l faut donc toujours, pour un régime, proposer une réforme de dimension « révolutionnaire », qui permette un engouement massif.
Il suffit de se tourner vers l’histoire de n’importe quel pays d’Amérique latine pour voir qu’il y a toujours un projet à la fois révolutionnaire et institutionnel qui se propose, qui profite d’une large base populaire, qui gouverne triomphalement avant, finalement, de s’effacer.
On est dans le cycle permanent proposé par Ariel.
En ce sens, Ariel est un constat très objectif du fait que les pays latino-américains sont construits par en haut et ne peuvent se maintenir que par un renouvellement systématique de l’idéologie dominante.
Le modèle du genre, de par sa stabilité, c’est bien entendu le « Parti révolutionnaire institutionnel », dont le nom ne s’explique pas autrement que par cette idée exposée dans Ariel.
Ce parti politique a dominé pratiquement toute l’histoire du Mexique du 20e siècle.
Par quoi a-t-il été remplacé ? Bien sûr, par d’autres projets de grande envergure, transformateurs, etc., comme avec Andrés Manuel López Obrador qui se fait élire président en 2018 en proposant la « quatrième transformation » (« 4T »), qui prolongerait celle de l’indépendance (1810), de la réforme libérale de Benito Juárez (au milieu du XIXe siècle) et la révolution mexicaine (1910).
Un autre exemple très connu d’une telle « révolution » dans l’idéologie est le « programme des objectifs » de Juscelino Kubitschek au milieu des années 1950, avec comme but de réaliser « 50 ans de progrès en 5 ans ».
La construction de la ville de Brasilia est le grand marqueur symbolique de cette réforme « révolutionnaire ».
Portrait officiel de Juscelino Kubitschek
On ne saurait pareillement comprendre le programme d’Unité populaire du socialiste Salvador Allende élu en 1970 au Chili sans voir qu’il tablait sur la cybernétique pour « gérer » l’économie de manière moderne !
L’ordinateur du projet Synco de gestion cybernétique de l’économie chilienne sous la présidence de Salvador Allende
De la même manière, Javier Milei n’a jamais été un simple « Trump de la Pampa », mais bien quelqu’un proposant un plan de modernisation, de transformation, etc. (et d’ailleurs Donald Trump a en fait lui-même un intense projet de modernisation du capitalisme).
En ce sens, au-delà des différences de projet, Javier Milei n’est qu’un équivalent moderne, même si au contenu fondamentalement différent, du « justicialiste » Juan Domingo Perón qui proposa en Argentine un plan quinquennal en 1946.
Car ce qui compte, c’est qu’il n’y a jamais en Amérique latine d’absence d’un programme de renouvellement absolu, de proposition d’un renouvellement fondamental des états d’esprit, du fonctionnement de l’idéologie dominante.
L’histoire des élections latino-américaines, c’est l’histoire des propositions de réformes révolutionnaires – une contradiction en soi, qui puise sa source dans la réalité des parcours nationaux élaborés par en haut.
L’excitation permanente pour un projet d’envergure est la constante de la réalité de l’Amérique latine, en raison de la constitution artificielle initiale, par les criollos, des différents pays.
On l’a compris : les pays d’Amérique latine obtiennent leur indépendance non pas par un soulèvement des masses populaires, mais par la lutte des criollos contre l’Espagne.
Mais les pays n’existent pas : ce sont de simples territoires, certainement pas des nations.
Il y a des haciendas et pas de bourgeoisie nationale ; il y a de vastes masses paysannes mises à l’écart et une petite minorité, les criollos, dominant de manière féodale tant dans les campagnes que dans les villes.
Il faut donc créer les pays par en haut, leur donner un contenu. Tout cela se révèle très bien par le fait que dans Ariel, José Enrique Rodó ne parle pas de Simón Bolívar.
Cela veut tout dire : si Simón Bolívar avait réellement été une figure concrète, il aurait été impossible d’aborder la question latino-américaine sans lui.
Mais Simón Bolívar est un symbole, un levier idéologique. Son seul mérite est d’avoir joué un rôle militaire et de représenter la ligne jusqu’au-boutiste, à l’opposé de Francisco de Miranda dont il s’est justement lui-même débarrassé.
Et lorsqu’il met en avant l’Amérique latine unie ou unifiée, Simón Bolívar ne fait qu’exprimer l’unité des intérêts matériels généraux des criollos, tout en façonnant un outil idéologique conforme à ces intérêts.
José Enrique Rodó fait donc l’éloge de Simón Bolívar dans Bolívar ; il est présenté comme un grand homme, comme une figure de dimension extraordinaire, avec des traits fabuleux, une « originalité irréductible », le « héros par excellence, représentatif de l’éternelle unité hispano-américaine », etc.
José Enrique Rodó considère, en effet, que la dimension latino-américaine doit même toucher l’Espagne, que Simón Bolívar voulait d’ailleurs instaurer une République en Espagne, etc.
Seulement, Simón Bolívar est un mythe fondateur, pas un levier fonctionnel sur le plan idéologique. C’est pourquoi José Enrique Rodó écrit Arielsans parler de Simón Bolívar.
Désormais, il faut construire une idéologie pour justifier l’existence d’une nation dans chaque pays, avec un mode de fonctionnement institutionnel. Et là, c’est autre chose.
De plus, le monde latino-américain est un mythe développé par les criollos ; dans la pratique, il y a différents territoires où une élite criollos a à chaque fois pris le pouvoir.
Chaque État nouveau veut son développement propre, en particulier ; il n’a pas en tête on ne sait quelle stratégie latino-américaine.
Comment concilier le mythe latino-américain fondateur avec l’affirmation de différentes nations nouvelles, en essayant en plus de ne pas céder aux divisions idéologiques au niveau de chaque État ?
C’est précisément là qu’intervient Ariel de José Enrique Rodó, c’est là qu’agit sa trouvaille « géniale » qui va amener son succès dans toute l’Amérique latine.
Si on regarde, son cheminement est le suivant. Comme il n’y a pas réellement de peuple, seulement des masses sans une réalité nationale encore, alors il faut employer le mythe « latino-américain » pour compenser.
C’est d’autant plus important que la « libération » de l’Amérique latine implique une contradiction toujours plus antagonique entre les couches dirigeantes.
Les criollos des villes sont républicains, laïcs, ils veulent inventer « leur » république, sur le modèle français.
Les criollos des campagnes sont par contre conservateurs-catholiques, il est pour eux hors de question que la modernité vienne bousculer leur réalité.
Il faut neutraliser cette contradiction et en ce sens José Enrique Rodó devient le théoricien d’une sorte de grand compromis, consistant en l’affirmation du spiritualisme comme porteur d’un nouveau projet par génération. Là est la force de l’ouvrage.
On a comme prétexte à la formulation de cette thèse le dernier cours de l’enseignant, « Prospero ».
C’est l’occasion pour ce dernier d’exposer l’importance de se tourner vers Ariel, et non pas vers Caliban.
Mais « Prospero » ne donne jamais de contenu à Ariel. Là est bien le « génie » de l’œuvre de José Enrique Rodó.
Celui-ci ne dit pas qu’il faut tel ou tel idéal. Ce qu’il expose, c’est la nécessité permanente d’un idéal renouvelé.
Ce qu’il explique, si on se fonde sur le matérialisme dialectique, c’est que le seul moyen de disposer réellement d’une « nation » et d’un « peuple » dans le cadre les nouveaux pays d’Amérique latine, c’est de renouveler l’idéalisme à chaque génération.
Normalement, ce qu’on peut appeler la vie spirituelle d’un peuple – mais l’expression est idéaliste – est le fruit du peuple lui-même, à travers l’Histoire.
Comme ici on n’a pas de peuple, il faut forcer la production, il faut relancer un processus à chaque génération.
On est dans la constitution artificielle, à intervalles réguliers, d’un pays, par une mobilisation idéologique idéaliste.
On lit la chose suivante dans Ariel :
« Aucun spectacle ne saurait mieux captiver simultanément l’intérêt du penseur et l’enthousiasme de l’artiste que celui offert par une génération humaine en marche vers l’avenir, vibrante d’impatience d’agir, la tête haute, le sourire empli d’un mépris hautain pour la désillusion, l’âme emplie de mirages doux et lointains qui déversent de mystérieux stimuli, telles les visions de Cipango [le Japon présenté comme une « île riche en or, perles et pierres précieuses » par Marco Polo et que Christophe Colomb espérait trouver] et d’Eldorado [contrée mythique « dorée »] dans les chroniques héroïques des conquistadors. »
Cela peut sembler abstrait. Néanmoins, si on regarde les pays latino-américains, on voit que c’est bien ce qui se passe. Il y a tout le temps l’idée d’établir un « projet national », de produire un engouement faisant passer un cap au pays.
Ceux qui sont élus à la présidence ou au gouvernement dans les pays latino-américains ne disent pas qu’ils vont mieux gouverner, faire les choses bien, etc. ; ce qu’ils disent toujours, c’est qu’ils vont révolutionner l’état d’esprit du pays, faire des réformes de structure, faire passer enfin un cap au pays, etc.
En ce sens, Ariel est le manuel machiavélique du renouvellement idéologique permanent d’États latino-américains construits par en haut.
C’est littéralement l’expression idéologique d’une élite parasitaire qui cherche à se faire passer pour une bourgeoisie au sens historique du terme.
Le culte de Simón Bolívar ne date pas d’après sa mort, c’est un aspect essentiel de la question du nationalisme latino-américain.
Simón Bolívar a été porté aux nues par les élites criollos en raison de l’échec de Francisco de Miranda ; afin de compenser cet échec, il a fallu un symbole jusqu’au-boutiste.
C’est que les élites criollos n’allaient pas se lancer de gaieté de cœur dans un affrontement avec la métropole espagnole, alors qu’elles étaient privilégiées.
Rien ne les forçait à se mettre en jeu de manière politique et militaire.
On ne parle pas ici d’une classe, comme la bourgeoisie, le prolétariat, l’aristocratie ; on parle de couches parasitaires utilisées par la monarchie espagnole pour utiliser les colonies.
Car contrairement aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, la monarchie espagnole n’a jamais su faire autre chose que parasiter, sans apporter jamais de développement capitaliste.
Les criollos naissent comme parasites et cherchent à maintenir leur position ; ce sont des hommes façonnés par le patriarcat, habitués à mépriser complètement ceux en dessous d’eux, et à se faire rabaisser par les Espagnols venus de la métropole, les « péninsulaires ».
Bons du trésor des États-Unis du Vénézuela, 1811
C’est pourquoi il y aura chez les criollos, forcément, certains éléments à l’esprit aventurier, prêts à chercher à rejouer le coup des conquistadors, s’éloignant d’une majorité bien plus craintive et attentiste.
Il y a également l’attraction pour le capitalisme qui joue, avec des éléments pré-bourgeois ou bourgeois prêts à se lancer dans la grande aventure de l’accumulation du capital.
C’est là où intervient Francisco de Miranda. Venu d’une famille qui s’était enrichie à Caracas, il a rejoint l’armée espagnole et à ce titre combattu les Britanniques aux côtés des indépendantistes fondant les États-Unis d’Amérique.
Il a rompu avec l’Espagne pour diverses raisons personnelles et s’en est allé aux États-Unis, puis en Europe dans de nombreux pays ; il fait alors partie des « élites » et à ce titre a même rencontré Catherine II de Russie.
En France, il participa dans le contexte révolutionnaire à la bataille de Valmy (il a son nom gravé sous l’Arc de triomphe de l’Étoile), puis essaya de convaincre les Britanniques d’un plan pour chasser les Espagnols d’Amérique.
François Miranda, général de division à l’armée du Nord en 1792, Georges Rouget, 1835,
Le projet ayant échoué, il proposa la même chose au président américain Thomas Jefferson et son secrétaire d’État James Madison, qui fournirent un appui financier et logistique.
Francisco de Miranda recruta alors des mercenaires, toutefois l’entreprise fut un échec.
C’est qu’on avait là des projets artificiels, fruit de tentatives somme toute féodales de s’approprier le pouvoir au moyen d’une collusion avec une puissance ennemie de celle dominante.
Survint alors l’invasion de l’Espagne par Napoléon. Les élites criollos virent la situation comme un bon prétexte pour acquérir davantage d’influence.
Elles prirent l’initiative de rejeter le nouveau capitaine général du Venezuela, Vicente Emparan.
Celui-ci avait été nommé par le roi Joseph Ier, frère de Napoléon Bonaparte, placé sur le trône d’Espagne à la place de Ferdinand VII.
C’est donc par « fidélité » au roi face à l’usurpateur que les élites criollos remirent en cause le rapport à la métropole espagnole.
Francisco de Miranda fit alors office d’aiguillon en faveur de l’indépendance, alors que la « Confédération américaine du Venezuela » fut officialisée en 1811.
Francisco de Miranda salué lors de son arrivée à La Guaira, lavis de Johann Moritz Rugendas, vers 1840
Francisco de Miranda avait l’appui des États-Unis, ainsi que du Royaume-Uni.
Les choses fonctionnèrent suffisamment pour qu’en 1812 il soit nommé « Dictador Plenipotenciario y Jefe Supremo de los Estados de Venezuela » par le Congrès vénézuélien.
Il fut cependant nommé alors qu’un terrible tremblement de terre avait pratiquement détruit Caracas, et que l’intervention espagnole dirigée par Domingo Monteverde était un grand succès.
Il capitula alors très rapidement devant l’Espagne et chercha à s’enfuir avec l’aide des Britanniques.
Simón Bolívar intervint toutefois, l’arrêta et le remit aux Espagnols, recevant en échange un passeport pour s’enfuir, qu’il aurait eu de toute manière en raison de l’amnistie.
Cet événement historique est considéré comme étrange.
Pourquoi, malgré la défaite, Francisco de Miranda a-t-il capitulé aussi facilement, alors qu’il avait comme ambition l’établissement d’une « Colombie » unissant tous les pays latino-américains, du futur Mexique au futur Chili, sous l’égide d’une famille impériale ?
Francisco de Miranda avait écrit des projets et des essais, réalisé des cartes ; il parlait espagnol, allemand, français, anglais, italien… et lisait le latin et le grec. Il avait une immense ambition.
Pourquoi a-t-il accepté une reddition négociée ?
Quoi qu’il en soit, il mourut en prison, dans des conditions terribles, en Espagne ; Simón Bolívar devint alors un mythe, en contrepoint de Francisco de Miranda.
Miranda en La Carraca, peinture d’Arturo Michelena (1896)
En effet, Simón Bolívar a porté la ligne jusqu’au-boutiste en livrant Francisco de Miranda le « traître ». Une année après, en 1813, il réalisa la « Campagne Admirable » battant les troupes de Domingo Monteverde.
Et la même année, il publia le « Décret de guerre à mort », qui appelait à mettre à mort les Espagnols, en posant une opposition absolue entre Américains et Espagnols.
C’est bien entendu une fiction, puisque les « Américains » sont eux-mêmes des Espagnols, et le « Décret de guerre à mort » a comme seul but de masquer une logique de guerre de factions derrière une prétendue opposition « nationale », sur une base jusqu’au-boutiste du point de vue des criollos.
Mais voilà en tout cas pourquoi Simón Bolívar a été transformé en mythe. Il est l’outil pour assumer la ligne indépendantiste, initialement représentée par Francisco de Miranda.
Celui-ci ayant cessé le combat, dont la nature était de toute façon artificielle, il fallait un nouveau levier idéologique pour la démarche féodale de prise totale de commande de l’administration.
Portrait de Simón Bolívar par Arturo Michelena : El Libertador en traje de campaña (1895)
Simón Bolívar a été utilisé comme porteur de l’idéologie de la rupture totale avec l’Espagne de la part des criollos ; il symbolise dès son vivant, de manière « incarnée », l’idée d’aller jusqu’au bout.
La construction idéologique est une tautologie : Simón Bolívar se bat pour l’indépendance du pays, c’est donc qu’il y a un pays et une indépendance nécessaire.
Et inversement, s’il y a une indépendance à obtenir pour le pays, alors il y a Simón Bolívar.
Si on regarde bien, on a exactement la même chose avec Fidel Castro, qui a fait passer Cuba d’une domination américaine à une domination de la part du social-impérialisme soviétique, tout en lançant le slogan « la patrie ou la mort ».
L’assimilation Cuba – Fidel Castro fut toujours une constante de la part du régime cubain et l’incarnation nationale par le « caudillo » une tendance idéologique traditionnelle en Amérique latine.
Avec la hacienda et sa dimension militaire sur le plan idéologique, avec sa démarche de commandement et de contrôle, on a le socle du féodalisme latino-américain.
Et on l’aura compris : Ariel est un appel anti-démocratique où une élite doit être présente justement pour posséder la direction.
Mais que doit faire cette élite ? Il faut, en effet, bien avoir quelque chose à commander et à contrôler.
C’est la raison pour laquelle, dans l’œuvre, José Enrique Rodó fait référence au théoricien politique et diplomate argentin Juan Bautista Alberdi, qui vécut la majeure partie de sa vie en exil en Uruguay et au Chili.
Il ne le nomme pas, le désignant sous l’expression « un illustre publiciste ».
Mais il s’ensuit une longue analyse d’un point de vue très connu de celui-ci, qu’on trouve dans Bases y puntos de partida para la organización política de la República Argentina, publié en 1852.
Ce point de vue, c’est qu’en Amérique, gouverner revient à peupler.
Juan Bautista Alberdi
Il n’y a rien à contrôler et à commander ? Alors il faut soi-même mettre en place cela. Il faut fonder le pays par en haut.
Dans une précision visant à expliciter son point de vue, Juan Bautista Alberdi dit la chose suivante :
« Puisque la maxime de mon livre BASES, selon laquelle, en Amérique, gouverner, c’est peupler, est constamment mentionnée sous mon nom, je suis obligé de l’expliquer afin d’éviter d’avoir à répondre de significations et d’applications qui, loin d’émaner de cette maxime, s’opposent à son sens et le compromettent, ou, pire encore, compromettent la population de l’Amérique du Sud.
Gouverner, c’est peupler, au sens où peupler, c’est éduquer, améliorer, civiliser, enrichir et agrandir spontanément et rapidement, comme cela s’est produit aux États-Unis.
Mais pour civiliser par la population, il est nécessaire de le faire avec des populations civilisées ; pour éduquer notre Amérique à la liberté et à l’industrie, il est nécessaire de la peupler avec des populations venues d’Europe, les plus avancées en matière de liberté et d’industrie, comme c’est le cas aux États-Unis.
Les États-Unis sont peut-être tout à fait capables de faire d’un immigrant abject et servile un bon citoyen libre, simplement grâce à la pression naturelle exercée par leur liberté, tant la loi du pays est forte et débridée, sans que personne ne pense qu’il puisse en être autrement.
Mais la liberté qui se fait passer pour américaine est plus européenne et étrangère qu’il n’y paraît. Les États-Unis sont la tradition américaine des trois Royaumes-Unies : Angleterre, Irlande et Écosse.
Le citoyen libre des États-Unis est souvent la transformation du sujet libre de l’Angleterre libre, de la Suisse libre, de la Belgique libre, de la Hollande libre et de l’Allemagne sage et travailleuse.
Si la population de six millions d’Anglo-Américains, avec laquelle la République des États-Unis a débuté, au lieu d’être augmentée par des immigrants venus d’Europe libre et civilisée, avait été peuplée de Chinois, d’Indiens d’Asie, d’Africains ou d’Ottomans, serait-elle le même pays d’hommes libres qu’aujourd’hui ?
Il n’existe pas de pays si favorisé qu’il puisse, par sa propre vertu, transformer l’ivraie en blé. Du bon blé peut pousser à partir d’un mauvais blé, mais pas d’orge.
Gouverner, c’est peupler, mais sans oublier que peupler peut signifier empester, brutaliser, asservir, selon que la population transplantée ou immigrée, au lieu d’être civilisée, est arriérée, pauvre ou corrompue.
Pourquoi est-il surprenant que, dans ce cas précis, certains aient pensé que gouverner, c’est, à plus forte raison, dépeupler ? (…)
Gouverner, c’est bien peupler ; mais peupler est une science, et cette science n’est autre que l’économie politique, qui considère la population comme un instrument de richesse et un facteur de prospérité.
L’art de peupler consiste essentiellement à répartir la population. Parfois, l’accroître excessivement est contraire à la notion de peuplement : cela revient à diminuer et à ruiner la population du pays. »
Ce point de vue reflète la hantise des criollos de se faire déborder par les masses populaires métis et autochtones. Juan Bautista Alberdi va même jusqu’à valider les thèses génocidaires, bien qu’il pense que c’est secondaire par rapport à la question du peuplement par des Européens.
On ne saurait omettre cette question génocidaire. Il est difficile de savoir combien il y avait de personnes sur le continent américain avant 1492 ; les estimations actuelles sont d’environ 50 millions de personnes.
La moitié vivait dans la zone mésoaméricaine (grosso modo le Mexique actuel), un quart dans l’empire inca. L’importance de ces deux zones tient à ce qu’elles étaient les plus développées historiquement.
Et il est vrai que ce sont les maladies venues d’Europe qui ont le plus semé la mort dans les populations autochtones, très rapidement, à hauteur de 90 %.
Mais les massacres de population pour s’approprier les terres furent une réalité de l’Amérique du Nord à la Terre de Feu.
Page de titre de La Primera y Nueva Corónica y el buen Gobierno (1615, de Guaman Poma de Ayala, un chroniqueur quechua de la colonisation espagnole
Ce qu’on appelle colonisation, dans les faits, c’est bien plutôt le mode de production féodal et le mode de production capitaliste qui se déversent sur l’Amérique, avec des nuances selon les régions.
Cela explique justement la raison pour laquelle les États-Unis « modernes » ont pu utiliser l’esclavagisme : on est dans une conquête territoriale, dans un étalement patriarcal, combinant les formes qui ainsi se chevauchent.
Les criollos aimeraient bien pousser à l’extrême la démarche.
Dans les pays d’Amérique latine, la démarche est donc unilatérale, elle se produit toujours par en haut, avec la volonté de « construire » un pays, de manière guidée à chaque étape.
C’est le sens du mot d’ordre « gouverner, c’est peupler » de Juan Bautista Alberdi.
Cette conception de « gouverner » relève d’une logique coloniale-féodale, maquillée derrière le libéralisme républicain et la mise en place d’un pays moderne.
Et c’est là une nouvelle clef que nous découvrons.
Le féodalisme en Amérique latine n’est pas seulement celui des haciendas.
Il y a un second féodalisme : celui des criollos des villes. Leur domination politique est de nature féodale, leur rôle économique commercial est immédiatement bureaucratique et monopolistique.
Il n’y a pas, comme dans d’autres parties du monde, des campagnes féodales et des villes avec des commerçants qui acceptent de devenir les intermédiaires pour les capitalistes d’Europe et des États-Unis.
Il y a en Amérique latine des campagnes féodales et des villes nées de la colonisation où dominent des féodaux qui ont élargi leur champ d’activité dans un sens commercial et capitaliste.
Si on doit chercher une comparaison historique, on la trouvera chez les junkers de la Prusse.
Il y a ainsi deux féodalismes : celui des campagnes et celui des villes.
Dans les campagnes, le féodalisme est grosso modo celui des seigneurs du moyen-âge ; dans les villes, grosso modo, pour donner une image, le féodalisme est celui des barons, comtes, marquis et ducs de l’appareil d’État développé d’une monarchie féodale tendant à être absolue.
Sauf qu’il n’y a justement pas de monarchie absolue ! Il en faut alors une, au moins virtuelle : c’est l’Amérique latine comme mythe.
Et chaque pays d’Amérique latine devient ainsi un territoire où l’élite féodale se charge de mettre en place sa propre réalité, au moyen de « décisions ».
C’est littéralement ce que dit José Enrique Rodó lorsqu’il aborde le point de vue de Juan Bautista Alberdi.
« Le besoin suprême de combler le vide moral du désert a jadis conduit un illustre publiciste à dire qu’en Amérique, gouverner, c’est peupler.
Mais cette célèbre formule contient une vérité dont il faut se garder d’une interprétation étroite, car elle conduirait à attribuer une efficacité civilisatrice inconditionnelle à la valeur quantitative de la foule.
Gouverner, c’est peupler, assimiler d’abord ; éduquer et sélectionner ensuite.
Si l’émergence et l’épanouissement dans la société des activités humaines les plus élevées, celles qui déterminent la haute culture, exigent comme condition indispensable l’existence d’une population nombreuse et dense, c’est précisément parce que cette importance quantitative de la population, donnant lieu à la division du travail la plus complète, rend possible la formation d’éléments dirigeants puissants qui imposent efficacement la domination de la qualité sur le nombre.
La foule, la masse anonyme, n’est rien en soi. La multitude sera un instrument de barbarie ou de civilisation, selon qu’elle manque ou non du coefficient d’une haute direction morale.
Il y a une vérité profonde au cœur du paradoxe d’Emerson [philosophe idéaliste et spiritualiste des États-Unis], qui exige que chaque pays du monde soit jugé à l’aune de la minorité et non de la majorité de ses habitants.
La civilisation d’un peuple tire son caractère non des manifestations de sa prospérité ou de sa grandeur matérielle, mais des manières supérieures de penser et de sentir qui sont possibles en son sein ; et [le Français Auguste] Comte avait déjà observé, pour montrer comment, en matière d’intellect, de moralité et de sentiment, il serait insensé de prétendre que la qualité puisse de toute façon être remplacée par le nombre, que ni l’accumulation de nombreux esprits vulgaires ne produira jamais l’équivalent d’un cerveau de génie, ni l’accumulation de nombreuses vertus médiocres l’équivalent d’un trait d’abnégation ou d’héroïsme.
En instituant l’universalité et l’égalité des droits, notre démocratie consacrerait donc l’ignoble prédominance du nombre, si elle ne prenait soin de tenir très haut la notion de la légitime supériorité humaine, et de faire de l’autorité liée au vote populaire, non l’expression du sophisme de l’égalité absolue, mais, selon les mots que je me souviens d’un jeune publiciste français, « la consécration de la hiérarchie, émanée de la liberté ».
L’opposition entre le régime démocratique et la haute vie spirituelle est une réalité fatale lorsque ce régime signifie le mépris des inégalités légitimes et la substitution de la foi en l’héroïsme – au sens de Carlyle – à une conception mécanique du gouvernement.
Tout ce qui, dans la civilisation, est plus qu’un élément de supériorité matérielle et de prospérité économique constitue un soulagement qui s’aplatit vite lorsque l’autorité morale appartient à l’esprit de médiocrité. »
L’appel à une élite qui « porte » le projet national est la base même de tous les régimes latino-américains réactionnaires, qui immanquablement basculent dans la démesure.
Mais il faut expliciter ici le rôle idéologique de Simón Bolívar comme symbole de l’Amérique latine unifiée pour cerner la profondeur de cette fiction.
En Amérique, pour la colonisation, tout part des conquistadors, qui viennent d’Espagne, au début du 16e siècle ; ils sont chrétiens et rejettent l’esclavage.
Néanmoins, ils sont d’esprit militariste, car l’Espagne féodale a combattu pendant des siècles l’invasion arabo-musulmane.
Lorsque les conquistadors arrivent à ce qui deviendra le Mexique et le Pérou, ils font face à d’autres hommes en armes.
Dans la zone mexicaine, l’empire aztèque dominait ; ce n’était en fait pas un empire, mais une triple alliance des Mexicas, des Acolhuas et des Tépanèques, pratiquant une domination esclavagiste, exigeant des tributs des zones dominées.
Dans la zone péruvienne, l’empire inca dominait, pareillement comme aboutissement d’affrontements entre des forces esclavagistes, mais de manière bien plus uniforme.
Le maillage des routes de l’empire inca (Manco Capac, wikipédia)
L’empire mexicain s’effondra en 1521, l’empire inca en 1532. Les conquistadors furent totalement victorieux et on pourrait penser qu’ils instaureraient le féodalisme. Cependant, l’Espagne était loin et eux, des hommes en armes, pouvant grosso modo faire ce qu’ils voulaient.
Ils ont donc adopté un mode de vie empruntant beaucoup à l’esclavagisme. Ils ont considéré les femmes comme des objets, ils ont asservi des gens pour les faire travailler au maximum à leur service.
Tout cela fut formalisé par les « encomiendas », lieux où des gens étaient confiés (« encomendados »).
Ces gens confiés sont des indigènes réduits à l’esclavage, devant travailler pour le responsable des encomiendas, choisi par les dirigeants conquistadors Hernán Cortés et Francisco Pizarro.
Encomienda dans le Tucumán en Argentine
On est là dans une appropriation militaire par des hommes en armes qui viennent d’Espagne féodale, mais qui décident d’instaurer un système qui ramène en arrière historiquement. C’est la situation qui provoquait cela : l’Amérique vivait à l’époque de l’esclavagisme avant la colonisation.
Reste que tout cela n’arrangeait pas du tout l’Espagne féodale. Elle considérait que c’est elle qui devait profiter de la situation, pas les conquistadors. Et ces derniers commencèrent même à s’affronter militairement au Pérou, afin de prendre le dessus les uns sur les autres.
Quant au Mexique, les maladies apportées par les Européens décimèrent la population autochtone, qui passa rapidement de 26 millions à 1 million de personnes. Toute perspective esclavagiste de la part des conquistadors devenait impossible à mettre en œuvre.
Un autochtone subissant les mauvais traitements de son encomendero, dans le Codex Tepetlaoztoc.
C’est alors que la monarchie espagnole décida d’instaurer le féodalisme. Elle posa un cadre général du féodalisme, d’une part, elle mit en place des structures féodales pour le soutenir, d’autre part.
La vice-royauté de Nouvelle-Espagne fut fondée en 1535 (avec le Mexique et ce qui deviendra une large partie du sud des futurs États-Unis d’Amérique), la vice-royauté du Pérou en 1542 (avec le Pérou, l’Équateur, la Bolivie et le nord du Chili).
La Capitainerie générale du Guatemala fut fondée en 1542 (avec le Guatemala, le Belize, le Salvador, le Honduras, le Nicaragua, le Costa Rica et l’État Mexicain du Chiapas).
De son côté, le Portugal mit en place, en 1530, la vice-royauté du Brésil.
Mais l’Espagne eut du mal à gérer les vice-royautés et procéda à un nouveau découpage.
Cela donna naissance à la vice-royauté de Nouvelle-Grenade en 1717 (avec la Colombie, l’Équateur, le Panama, le Venezuela dont le Guyana et Trinité-et-Tobago), la vice-royauté du Río de la Plata en 1776 (grosso modo l’Argentine, le Chili, la Bolivie, le Paraguay et l’Uruguay).
Voilà pour le cadre, où l’autorité de la monarchie espagnole était bien établie. Restait la question des structures féodales. C’est là qu’on trouve les fameuses haciendas.
Elles sont permises par la monarchie espagnole, à partir de 1631, et consistent en l’acquisition de terres, toujours par des Espagnols ou des criollos, c’est-à-dire des Espagnols non métissés nés dans les vice-royautés.
Ces haciendas avaient comme objectif de produire, le mot hacienda venant du verbe hacer, voulant dire « faire ». La hacienda, c’est la production de canne à sucre, de blé, de cacao, de tabac, d’indigo… qui accompagne l’élevage (chevaux, mules, ânes, vaches, chèvres, moutons, cochons).
Jerarquía de una Hacienda, Antonio García Cubas, 1885
Le modèle suit ici ce qui s’est passé en Espagne à la suite de la Reconquista, où la monarchie espagnole a offert des terres à des acteurs militaires de la guerre contre l’invasion arabe, avec comme but de relancer la production économique générale.
Dans les vice-royautés, les haciendas fonctionnent en cercle fermé, même si elles tendent à exporter. Les haciendas sont autosuffisantes, avec une vaste propriété tenue par un propriétaire qui est seul maître en sa demeure.
C’est donc l’arbitraire le plus total. Comme le formule le libéral mexicain Andrés Molina Enríquez au début du 20e siècle :
« Dans les limites d’une hacienda, le maître exerce la domination absolue d’un seigneur féodal. Il ordonne, il crie, il frappe, il punit, il emprisonne, il viole les femmes et parfois même, il tue. »
Les haciendas intègrent une population laborieuse paysanne (les « peones ») qui relève du servage en fin de compte, mais avec une tendance prononcée à l’esclavagisme, qui est contrecarrée par l’existence du pouvoir royal, de l’Église, de la résistance des Indigènes qui forment la base de la paysannerie.
La logique est la suivante : la production agricole est gérée par les paysans eux-mêmes, qui sont littéralement extorqués d’une partie du fruit de leur travail, et qui en même temps doivent acheter à l’hacienda à des prix exorbitants l’alimentation et les vêtements.
Et avec l’endettement de paysans, il y a la production d’esclaves qui travaillent dans des conditions absolument terribles. Les dettes étaient d’ailleurs héréditaires, afin de perpétuer le système.
El Hacendero y su Mayordomo, par Carl Nebel, 1836
La mise en avant de la religion catholique accompagne systématiquement l’existence de la hacienda ; contrairement aux conquistadors et aux encomiendas, il y a une place systématique accordée à l’évangélisation.
Voilà comment le féodalisme a été instauré en Amérique latine. Cependant, on voit bien que c’est un processus artificiel.
La féodalité correspond à une forme parasitaire où des aristocrates pompent les richesses des paysans.
Mais il y a un long processus d’accumulation, de progrès qualitatif dans les campagnes, ce qui au fur et à mesure donne naissance aux villes.
Avec les haciendas, c’est le contraire.
Elles vivaient repliées sur elles-mêmes et leur seule perspective de progrès tenait dans un agrandissement, aux dépens des populations environnantes, voire d’autres haciendas, de villages, de villes.
La féodalité européenne a renforcé les villages et donné naissance aux villes, alors que les haciendas les ont asphyxiées, voire détruites, afin de s’approprier des terres !
C’est une féodalité sans progrès, avec une violence systématique à l’encontre de toute activité qui ne lui est pas directement subordonnée.
Il n’y a aucune marge de manœuvre et la domination se perpétue.
La hacienda de Xcanchakan au Mexique, gravure de Frederick Catherwood, 1843
Au Mexique, au début du 20e siècle, les haciendas sont aux mains de 847 grands propriétaires qui possèdent 97 % des terres.
Au Pérou, à la fin du 20e siècle, 3 % de grands propriétaires possèdent 77 % des terres, alors que la surface agricole a doublé entre 1972 et 1994.
La hacienda est le dispositif colonial historique de l’Amérique latine, c’est un « lieu centralisé », une centrale de commandement multi-tâches.
C’est le féodalisme à la latino-américaine, avec sa spécificité.
Sa spécificité, c’est précisément le souci de commandement, dans une direction multi-tâches.
C’est une logique d’officier militaire dans un milieu civil, avec le souci de diviser les tâches dans l’esprit d’une administration militaire.
Ariel est une œuvre élitiste dans la forme, mais également dans le fond. Ses appels à maintenir une hiérarchie dans la société sont incessants ; toujours il est affirmé que seul ce principe de hiérarchie peut maintenir la civilisation.
C’est le reflet de la situation des criollos. Mais que sont les criollos, une fois les pays d’Amérique latine devenus indépendants ?
Ils ne le savent justement pas, car ils forment une couche sociale de type féodal, instaurée dans le cadre de la colonisation. Ils ne possèdent aucune identité historique ; ils sont là… parce qu’ils sont là. Ce sont de simples outils féodaux.
D’où justement l’œuvre de José Enrique Rodó, qui va poser les définitions de l’idéologie « latino-américaine ». Mais une chose est claire, déjà, ce sont les criollos qui vont choisir, et ce, toujours !
« De español é india produce mestizo »
On a ici un aspect essentiel à comprendre pour l’Amérique latine, l’idéologie latino-américaine.
On est dans le prolongement des conquistadors et de la logique qui veut que celui qui agit décide. D’où le fait d’agir perpétuellement, pour justifier qu’on est celui qui décide.
Mais cet aspect est secondaire par rapport à la question de fond ici. Ariel exprime le refus de la démocratie de la part des criollos. C’est la grande raison de la peur des États-Unis.
L’anti-impérialisme qu’on attribue à Ariel n’est pas présent dans l’œuvre, du moins certainement pas avec un contenu démocratique ; si les États-Unis sont rejetés comme modèle, c’est en raison de leur affirmation de la démocratie capitaliste, perçue comme une démocratie industrielle.
José Enrique Rodó insiste du début à la fin de l’ouvrage là-dessus : il faut une élite spirituelle.
« Mestizo, Mestiza, Mestizo« , fin du 18e siècle
Cela représente l’idéologie des criollos qui sont des privilégiés, dans un cadre féodal. Même s’il y a du commerce et de la production capitaliste, les deux s’appuient sur de larges distorsions féodales, et se fondent de toutes manières sur la nature féodale de l’existence des criollos.
On n’est pas dans un cadre concurrentiel, il n’y a pas de compétition, on a des monopoles et des parasitismes économiques à tous les niveaux, directs ou indirects.
La critique que fait José Enrique Rodó de « l’utilitarisme » américain relève d’un anticapitalisme romantique au service de couches féodales.
La dénonciation de la « médiocrité » culturelle du capitalisme sert à justifier l’existence de couches dominantes oisives mais esthétisantes.
Et l’esthétique mise en avant est « latino-américaine », « hispano-américaine ».
Ariel, au fond, promeut un anticapitalisme romantique comme on en trouvera par la suite dans l’Islam ou l’hindouisme, ou dans n’importe quel nationalisme : seule une aristocratie spirituelle porte des valeurs, le capitalisme nivelle par le bas, etc.
Voici ce qu’on lit dans Ariel :
« De l’esprit du christianisme naît le sentiment d’égalité, teinté d’un certain mépris ascétique pour la sélection spirituelle et la culture.
De l’héritage des civilisations classiques naît le sens de l’ordre, de la hiérarchie, et le respect religieux du génie, teinté d’un certain dédain aristocratique pour les humbles et les faibles.
L’avenir synthétisera ces deux suggestions du passé en une formule immortelle.
La démocratie aura alors définitivement triomphé.
Et elle qui, menacée par l’ignominie du nivellement par le haut, justifie les protestations colériques et l’amère mélancolie de ceux qui croyaient toute distinction intellectuelle, tout rêve artistique, toute délicatesse de vie sacrifiés à son triomphe, disposera, plus encore que les anciennes aristocraties, de garanties inviolables pour cultiver les fleurs de l’âme qui se fanent et périssent dans l’atmosphère de la vulgarité et parmi les impiétés du tumulte.
La conception utilitariste, comme idée de la destinée humaine, et l’égalité dans la médiocrité, comme critère de proportion sociale, étroitement liées, constituent la formule de ce qu’on a souvent appelé en Europe l’esprit de l’américanisme.
Il est impossible de méditer sur ces deux inspirations de conduite et de sociabilité, et de les comparer à leurs contraires, sans que cette association ne fasse constamment surgir l’image de cette démocratie formidable et féconde qui, au Nord [= aux États-Unis], déploie les manifestations de sa prospérité et de sa puissance, comme une preuve éclatante de l’efficacité de ses institutions et de l’orientation de ses idées.
Si l’on a pu dire de l’utilitarisme qu’il est le verbe de l’esprit anglais, les États-Unis peuvent être considérés comme l’incarnation du verbe utilitaire.
Et l’Évangile de ce verbe se répand partout en faveur des miracles matériels du triomphe.
L’Amérique espagnole ne peut plus être entièrement décrite, à son égard, comme une terre de Gentils.
La puissante fédération [que sont les États-Unis] opère une sorte de conquête morale parmi nous.
L’admiration pour sa grandeur et sa force est un sentiment qui progresse à pas de géant dans l’esprit de nos dirigeants, et peut-être plus encore dans celui des masses, fascinées par l’impression de victoire.
Et de l’admirer, on passe très facilement à l’imiter. Admiration et croyance sont désormais des modes passifs d’imitation pour le psychologue.
« La tendance imitative de notre nature morale », disait [le journaliste et économiste anglais Walter] Bagehot, « trouve son siège dans cette partie de l’âme où réside la crédibilité. »
Le bon sens et l’expérience suffiraient à eux seuls à établir cette relation simple. Nous imitons ceux dont nous croyons à la supériorité ou au prestige.
Ainsi, la vision d’une Amérique délatinisée de son plein gré, sans le chantage de la conquête, puis régénérée à l’image et à la ressemblance de l’archétype du Nord, flotte déjà dans les rêves de beaucoup de personnes sincèrement intéressées par notre avenir, inspire le plaisir avec lequel elles formulent à chaque pas les parallèles les plus suggestifs, et se manifeste par de constantes résolutions d’innover et de réformer.
Nous avons notre Nordomanie. Il faut lui opposer les limites que la raison et le sentiment indiquent simultanément. »
Les États-Unis proposent un modèle de développement, que José Enrique Rodó réfute.
Il attaque frontalement les libéraux, qui veulent un capitalisme par en bas ; il dit explicitement qu’il y a déjà des couches dominantes, qu’elles portent une culture à préserver, au nom de la civilisation.
L’idéologie latino-américaine est ainsi le masque des criollos pour justifier leur existence historique.
Cela peut sembler étonnant d’avoir un tel élitisme alors que les criollos sont présents dans les villes et les campagnes à la fois.
La partie laïque-républicaine des villes ne devrait pas assumer un tel élitisme comme les catholiques-conservateurs des campagnes.
Sauf que toute l’Amérique latine née de la colonisation est frappée du sceau de la féodalité la plus noire, façonnant les mentalités à la plus grande échelle, avec cette hantise typiquement latino-américaine d’être profiteur sans quoi c’est de soi-même dont il va être profité.
Et l’horreur fondamentale, la cause de tous les soucis, c’est la hacienda.
Au moment de leurs indépendances, les pays latino-américains ont un point commun fondamental. Dans les campagnes, ce sont les grands propriétaires terriens qui prédominent ; dans les villes, on a aux commandes une administration coloniale et des grands commerçants.
Bien entendu, il y a interpénétration sociale et familiale de ces deux couches dominantes, toutes d’origine espagnole (les criollos ou créoles) ou directement espagnole (les peninsulares ou péninsulaires).
Les criollos et les peninsulares dans la Nueva corónica y buen gobierno, Felipe Guamán Poma de Ayala, 1615
L’hégémonie revient, en dernière mesure, toujours aux péninsulaires ; les vice-rois sont ainsi toujours des péninsulaires et ces derniers n’hésitent pas à mépriser les criollos qui, même s’ils sont ethniquement espagnols, n’ont pas été façonnés culturellement en métropole.
Face à eux, on a les masses elles-mêmes, opprimées et exploitées à très grande échelle, dans le cadre d’un système parfois esclavagiste, parfois féodal, le plus souvent au croisement des deux.
Au début du 19e siècle, dans les zones américaines qui étaient des possessions espagnoles, on trouvait 17 millions de personnes, dont trois millions de criollos et 150 000 peninsulares.
On imagine très bien la situation hiérarchique, pyramidale, et naturellement la monarchie espagnole veillait à ses intérêts propres, en étroit partenariat avec l’Église catholique.
Les colonies espagnoles en Amérique n’avaient pas le droit de produire des tissus, de la vaisselle, des armes, du vin, de l’huile d’olive ; le commerce entre elles était inexistant. Il y avait des impôts laïcs et ecclésiastiques sur à peu près tout : le transport des marchandises, les fenêtres, les portes, les fêtes, les danses, les naissances et les décès, etc.
Les criollos étaient donc à la fois l’élite des colonies, et en même temps une force considérée comme d’appoint par la monarchie espagnole ; il existait une réelle contradiction.
Tout changea alors en raison de l’invasion napoléonienne de l’Espagne ; devant s’organiser d’elles-mêmes en raison du lien interrompu avec la métropole, les élites criollos gagnèrent en confiance quant à leurs propres forces. La situation ouvrit la boîte de Pandore des tendances opportunistes prêtes à secouer l’hégémonie de la monarchie espagnole, voire à aller jusqu’à se saisir du pouvoir.
Car ce qu’on appelle « l’indépendance » n’a été rien d’autre qu’une prise de contrôle total de la gestion des différentes zones coloniales par l’administration coloniale et les élites criollos, en profitant des acquis de la colonisation, aux dépens des Espagnols sur place et de la monarchie espagnole.
Les provinces espagnoles en Amérique en 1800
L’indépendance n’a pas été portée par une bourgeoisie nationale qui, d’ailleurs, n’existait pas, ni par l’écrasante majorité des masses, notamment indigènes, qui se sont retrouvées asservies et marginalisées socialement par le processus de colonisation.
Pour avoir la preuve de cela, il suffit de se tourner vers la principale figure de l’indépendance sur le continent américain : Simón Bolívar (1783-1830), issu d’une des plus riches des 658 familles de grands propriétaires terriens et planteurs.
Simón Bolívar en 1812
Un excellent exemple de son statut est que, envoyé en Europe comme tous les adolescents des grandes familles, Simón Bolívar joua au ballon avec le futur roi d’Espagne Ferdinand VII. C’est significatif quand on sait que, plus tard, Simón Bolívar va appeler à une « guerre jusqu’à la mort » contre tout ce qui est espagnol !
Cette radicalité de Simón Bolívar n’exprimait rien d’autre que les intérêts des criollos, et c’est en ce sens qu’il œuvra à l’indépendance de la Bolivie (qui lui doit son nom), de la Colombie, de l’Équateur, du Panama, du Pérou et du Venezuela.
Il mit également en place la « Grande Colombie » et espérait unifier tous les pays latino-américains.
La grande Colombie
Il est très important de saisir la signification de cette tentative. Elle révèle l’absence de caractère national aux indépendances ; tant les frontières que les définitions même de la nation sont élaborées artificiellement.
Les élites criollos dominaient de manière féodale, leur vision du monde était féodale et leur conception « latino-américaine » des choses n’était que le reflet de leur espoir de réaliser un empire.
On a de la chance de disposer d’une biographie de Simón Bolívar par Karl Marx ; cela consiste en un article pour la New American Cyclopædia, une encyclopédie américaine en seize volumes, publiée de 1857 à 1866.
Cela coûta beaucoup d’efforts à Karl Marx, comme il l’expliqua à Friedrich Engels dans une lettre du 14 février 1858. Il s’y plaint d’avoir été réprimandé pour avoir dénoncé Simón Bolívar de manière agressive, et on sait comment Karl Marx pouvait être caustique quand il s’y mettait.
« Au mieux, je ne pourrai rien tirer de plus de la Tribune contre les articles que j’ai envoyés tant que l’affaire avec Appleton [qui publie la New American Cyclopædia] ne sera pas RÉGLÉE.
Mon estimation de la valeur des derniers biens qui lui ont été expédiés était très erronée.
De plus, un article assez long sur « Bolívar » a suscité des objections de la part de Dan [= Charles Anderson Dana, l’un des deux principaux responsables de la New American Cyclopædia], car, disait-il, il était écrit dans un style partisan, et il m’a demandé de citer mes autorités.
Je peux bien sûr le faire, bien que ce soit une exigence singulière.
Concernant le style partisan, il est vrai que je me suis quelque peu éloigné du ton d’une encyclopédie.
Voir le plus ignoble, le plus misérable et le plus vil des canailles décrit comme Napoléon Ier, c’était tout à fait excessif.
Bolívar est un véritable Soulouque. »
Il est ici fait référence à Faustin Soulouque (1782-1867) qui participa à la guerre d’indépendance de Haïti, pour en devenir le président à vie puis l’empereur, dans le cadre de l’instauration d’une nouvelle classe dominante.
De fait, même améliorée, la biographie de Simón Bolívar par Karl Marx pour la New American Cyclopædia est un véritable jeu de massacre.
Il faut dire que Simón Bolívar « debout dans un char triomphal tiré par douze jeunes femmes des familles les plus nobles de Caracas » ne pouvait que faire bouillir le sang de Karl Marx.
Simón Bolívar lors de la Bataille de Junín de 1824, par Martín Tovar y Tovar en 1895
Simón Bolívar n’est nullement une grande figure libératrice, un Libertador ; c’est l’un des protagonistes du coup de force mené par les élites criollos à l’occasion de l’affaiblissement général de la monarchie espagnole en raison de l’invasion napoléonienne.
Cette dimension élitiste est tellement vraie qu’on a l’exemple de José Tomás Boves.
Celui-ci fut rejeté des indépendantistes au Venezuela car venant des couches de cowboys, devint un commandant pro-espagnol massacrant cruellement avec ses troupes surnommées les « légions infernales » et largement composées d’indigènes, de métis et de noirs anciennement esclaves.
On notera d’ailleurs que la ligne de la monarchie espagnole était celle du massacre, visant notamment les couches les plus éduquées des criollos, avec de terribles bains de sang (prisonniers écorchés vifs, forcés à danser sur du verre brisé, cousus vivants ensemble, coupés en morceaux étalés sur les murs des villes, etc.).
Et c’est là qu’on voit que Simón Bolívar, pour faire triompher sa « cause », a recruté… des milliers de vétérans européens comme mercenaires, ce qui a donné naissance à une Légion britannique (avec deux légions britanniques et une légion irlandaise).
Il faut ajouter à cela l’aide navale et l’expertise militaire fournies par le Royaume-Uni aux indépendantistes.
Il n’y a donc nulle part une révolution populaire et une mobilisation de masse. Les pays latino-américains sont parvenus à l’indépendance par en haut, avec un mouvement d’une minorité du pays formant une « élite » coupant ses liens avec la métropole espagnole.
Et cette minorité était de nature féodale, d’où sa tentative « latino-américaine » d’établir un empire, et d’où sa vision « élitiste » du monde.
->retour au dossier L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)
Pour bien comprendre comment Ariel est le produit d’une construction idéologique, regardons à qui José Enrique Rodó fait référence. C’est qu’il serait totalement erroné de s’imaginer qu’Ariel est une œuvre à portée politique, dénonçant frontalement les États-Unis.
Ce n’est pas du tout le cas. Ariel est une œuvre d’esthète intellectuel, fourmillant de références artistiques-littéraires, morales-philosophiques, spirituelles-politiques, éducatives-poétiques.
C’est donc une œuvre très bien écrite, avec des envolées lyriques (savamment orchestrées bien que souvent pompeuses et parfois sans fin), qui puise très largement dans le style émotif et plein d’envergure humaine du romantisme allemand dans sa démarche.
Toutefois, et là on sort totalement du cadre du romantisme allemand bourgeois pour rejoindre le style aristocratique espagnol, cette démarche s’accompagne d’un élitisme brutal, affirmé de manière triomphale.
Cet aspect l’emporte dans l’écriture, dans la mesure où on retrouve un foisonnement de références, un choix pleinement assumé par José Enrique Rodó qui justifie la moindre idée exposée en s’appuyant sur un auteur bien précis.
Cela ne veut pas dire qu’il explicite le propos pour autant. Lorsque José Enrique Rodó mentionne des auteurs, il le fait en passant, pour illustrer un argument ou faire référence à un aspect qu’il souligne.
Il s’attend à ce que le lecteur sache de quoi il parle, ou dispose au moins de suffisamment de connaissances à ce sujet pour ne pas perdre le fil.
Cela rend la lecture très difficile. Pour parvenir à suivre José Enrique Rodó, il faut être un lettré en général, et au courant de toute la scène intellectuelle française des quarante dernières années en particulier.
Car pour se justifier intellectuellement, José Enrique Rodó fait appel en masse à la pensée bourgeoise française dominante de la fin du 19e siècle : celle du psychologisme, du naturalisme, de la sociologie, de l’esprit fin de siècle, du décadentisme.
Tout cela fait beaucoup. Ariel a pourtant une œuvre très bien comprise, car José Enrique Rodó s’adresse à des équivalents de lui-même, à savoir l’élite des criollos, celle qui voyage en Europe durant sa jeunesse, qui parle plusieurs langues, est hautement éduquée et maniérée, tout à fait au courant des nouveautés littéraires et intellectuelles.
Et l’impact immédiat du livre à travers tous les pays latino-américains montre bien que le public trouvé consiste en une couche parasitaire cosmopolite flottant au-dessus des sociétés concernées.
Voici les auteurs mentionnés dans Ariel, qui pour la plupart relèvent de la seconde partie du 19e siècle. On trouve :
– le philosophe de l’antiquité grecque à la base de la tradition de l’idéalisme, Platon ;
– le dramaturge de la Rome antique Térence ;
– l’auteur et homme politique de la Rome antique Cicéron ;
– le poète de la Rome antique Horace ;
– les philosophes stoïciens de la Grèce antique Cléanthe et Zénon de Citium ;
– l’auteur médiéval de L’Imitation de Jésus-Christ :Thomas a Kempis ;
– l’humaniste français Montaigne ;
– le mathématicien et philosophe (catholique « ultra ») Blaise Pascal ;
– le poète royaliste de la révolution française André Chénier ;
– le penseur français du droit de l’époque des Lumières Jean-Jacques Rousseau ;
– le philosophe français des Lumières Claude-Adrien Helvétius ;
– le philosophe allemand réfléchissant sur l’éthique, Emmanuel Kant ;
– le philosophe allemand hégélien Karl Rosenkranz ;
– l’historien français (très apprécié par Nietzsche) Hippolyte Taine ;
– l’historien français (très tourné vers la notion d’esprit) Ernest Renan ;
– le sociologue et psychologue français Gabriel Tarde ;
– le juriste du Collège de France, fondateur de la Société de législation comparée, à l’origine de l’idée de statue de la liberté offerte aux États-Unis et auteur du roman à succès Paris en Amérique (35 éditions en français et 8 en anglais) Edouard Laboulaye ;
– l’économiste français Michel Chevalier ;
– le philosophe français Alexis de Tocqueville ;
– le philosophe allemand décadentiste Nietzsche ;
– le philosophe français (considéré comme le « Nietzsche français ») Jean-Marie Guyau ;
– le dramaturge norvégien Henrik Ibsen ;
– le philosophe allemand pessimiste et théoricien de l’inconscient Karl Robert Eduard von Hartmann ;
– l’homme de lettres français Philarète-Chasles ;
– l’écrivain décadentiste français (auteur de À rebours) Joris-Karl Huysmans ;
– le poète pré-décadentiste français Charles Baudelaire ;
– l’auteur du roman Le Disciple (qui accuse la science d’avoir remplacé la religion sans apporter de dimension éthique) Paul Bourget ;
– les deux principaux écrivains allemands romantiques, qui ont notamment travaillé sur le rapport entre l’éducation et l’esthétique, Friedrich Schiller et Johann Wolfgang von Goethe ;
– le poète romantique allemand Ludwig Uhland ;
– l’écrivain romantique réactionnaire puis républicain social français Victor Hugo ;
– le poète post-romantique français (et dans le prolongement de Victor Hugo) Leconte de Lisle ;
– l’écrivain et homme politique français Edgar Quinet ;
– l’écrivain et archéologue français Gaston Deschamps ;
– l’auteur spiritualiste français Henri Bérenger ;
– l’auteur pré-transcendentaliste américain présenté comme une anomalie dans son pays : William Ellery Channing ;
– l’écrivain romantique américain présenté comme une anomalie dans son pays : Edgar Allan Poe ;
– l’écrivain transcendentaliste américain présenté comme une anomalie dans son pays : Ralph Waldo Emerson ;
– le philosophe américain théorisant la notion d’évolution sur la base du darwinisme social : Herbert Spencer ;
– le philosophe français du positivisme Auguste Comte ;
– le théoricien de l’art français d’origine polonaise et figure du symbolisme Théodore de Wyzewa ;
– l’écrivain français nationaliste (et alors très connu) Jules Lemaître ;
– l’écrivain et poète symboliste français Charles Morice :
– l’écrivain suisse naturaliste Édouard Rod ;
– l’écrivain écossais (figure majeure au Royaume-Uni de l’ère victorienne) Thomas Carlyle ;
– le poète anglais (et également figure majeure au Royaume-Uni de l’ère victorienne) Alfred Tennyson ;
– l’écrivaine anglaise réactionnaire (avec « L’histoire de David Grieve ») Mary Augusta Ward ;
– l’écrivain anglais (auteur de La foire aux vanités) William Makepeace Thackeray ;
– le poète, historien et homme politique anglais Thomas Babington Macaulay ;
– le journaliste et économiste anglais Walter Bagehot ;
– le philosophe anglais de l’utilitarisme John Stuart Mill ;
– le théoricien politique et diplomate argentin Juan Bautista Alberdi.
Lire Ariel, c’est ainsi être submergé tant par les innombrables références que par le discours poético-romantique dont l’ossature est un propos sur la « spiritualité » à adopter. Pour s’y retrouver, il faut relever directement de cette culture, sinon on est écrasé, on perd le fil.
Ariel est donc d’une part une œuvre d’érudit, à destination des érudits. Ce ne sont certainement pas les masses qui sont visées ; le seul public capable de lire l’essai est éduqué et relève d’une petite minorité dans les pays capitalistes européens, et d’une infime minorité dans les pays latino-américains.
D’autre part, cette minorité présente dans tous les pays latino-américains représente socialement la même chose, pour disposer de la même sensibilité, de la même vision du monde.
Il faut donc se tourner vers son histoire pour en saisir la nature, le statut de criollos, ces hommes d’origine espagnole qui composent les couches dominantes dans les villes et les campagnes d’Amérique latine.
En 1895, les élites cubaines tentèrent de s’émanciper de la monarchie espagnole, dont elles dépendaient encore. Cuba faisait alors partie des restes de l’immense empire espagnol, avec Guam, Porto Rico et les Philippines.
Tous les autres pays avaient acquis leur indépendance, à l’occasion de la déroute de la monarchie espagnole face aux armées de Napoléon : le Chili en 1810, les Provinces-Unies du Río de la Plata en 1816, la Grande Colombie en 1819, le Mexique et le Pérou en 1821, la Bolivie en 1825, etc.
Initialement, la révolte cubaine échoua et le dirigeant du Parti révolutionnaire cubain, le poète José Martí, mourut en mai 1895 lors de la bataille de Dos Ríos.
José Martí lors d’une tournée de propagande du Partido Revolucionario Cubano (1892)
La monarchie espagnole pratiqua une répression terrible, parquant même pendant deux ans 400 000 Cubains dans des camps de concentration (1/4 mourront en raison des conditions de vie).
Les États-Unis intervinrent alors militairement contre l’Espagne. Cuba devint une semi-colonie américaine, alors que les Philippines, Porto Rico et Guam se transformèrent en colonies américaines.
Les Philippines prendront quant à eux leur indépendance en 1946, devenant une semi-colonie américaine, tandis que Porto-Rico et Guam furent finalement transformés en des « territoires non incorporés » ou en des entités relevant d’un « commonwealth », tout comme les Îles Mariannes du Nord.
Cela veut dire que leurs citoyens sont américains, mais pas leur « entité » politique institutionnelle. C’est une construction pour annexer sans officiellement le faire.
On a ici une nouvelle situation marquée par la prédominance des États-Unis, une prédominance active, interventionniste, ce qui provoqua une onde de choc dans les pays d’Amérique latine.
Les États-Unis étaient déjà intervenus militairement à plusieurs reprises : Panama (1885), Haiti (1888-1891), Buenos Aires (1890), Rio de Janeiro (1894), Nicaragua (1894, 1896 у 1893), Colombie (1895).
Néanmoins, l’ensemble des pays latino-américains soutenaient l’indépendance de Cuba, sauf l’Argentine qui était une semi-colonie britannique très contrôlée. L’incapacité à agir pour Cuba, à rebours de l’intervention américaine, faisait tous deux ressortir l’impuissance des élites latino-américaines.
C’est là qu’apparaît en toute clarté, aux yeux des pays latino-américains, l’engrenage marqué par le poids toujours croissant des États-Unis sur leur continent, même si la doctrine de 1823 du président américain James Monroe (1817–1825) soulignait déjà les prétentions américaines.
James Monroe
Cette doctrine avait été affirmée lors d’un discours au Congrès américain ; James Monroe y dit notamment :
« Nous n’avons jamais pris part aux guerres des puissances européennes concernant des questions qui les concernent, et il n’est pas conforme à notre politique de le faire.
Ce n’est que lorsque nos droits sont violés ou gravement menacés que nous nous indignons des atteintes ou préparons notre défense (…).
Nous n’avons pas interféré et n’interviendrons pas dans les colonies ou dépendances existantes d’aucune puissance européenne.
En revanche, avec les gouvernements qui ont proclamé et maintenu leur indépendance, et dont nous avons, après mûre réflexion et sur la base de principes justes, reconnu l’indépendance, nous ne pouvons considérer aucune intervention de quelque puissance européenne visant à les opprimer ou à contrôler leur destinée autrement que comme la manifestation d’une attitude hostile envers les États-Unis. »
La doctrine Monroe avait été établie comme ligne passive : rien sur le continent américain ne doit se produire depuis l’extérieur de celui-ci.
Avec le « soutien » militaire à l’indépendance cubaine, il y a une modification dans un sens « actif ».
Après Cuba suivront d’ailleurs des interventions en 1899 au Nicaragua, en 1903 au Venezuela, ainsi qu’en République dominicaine et en Colombie.
Il y aura ensuite encore d’autres actions militaires, ciblant en 1904 la République dominicaine et le Guatemala, en 1906-1909 Cuba, en 1907 la République dominicaine de nouveau, en 1908 le Venezuela, en 1909-1910 le Nicaragua, en 1910-1911 le Honduras, en 1912 Cuba, le Nicaragua et la République dominicaine, en 1915 Haïti.
Theodore Roosevelt, président de 1901 à 1909, explicita l’approche américaine lors d’un discours prononcé au Congrès le 6 décembre 1904.
On appelle cela le « corollaire Roosevelt » de la doctrine de Monroe ou encore la politique du « big stick » (le gros bâton).
Voici ce que dit Théodore Roosevelt notamment :
« L’injustice chronique ou l’impuissance qui résulte en un relâchement général des règles de la société civilisée peut exiger, en fin de compte, en Amérique ou ailleurs, l’intervention d’une nation civilisée et, dans l’hémisphère occidental, l’adhésion des États-Unis à la doctrine de Monroe peut forcer les États-Unis, à contrecœur cependant, dans des cas flagrants d’injustice et d’impuissance, à exercer un pouvoir de police international. »
Il faut donc se tourner vers la doctrine Monroe « adaptée », pas simplement vers la position initiale ; c’est cela qui permet de comprendre que la doctrine Monroe n’est pas que passive et opposée à des interventions extérieures.
Il y a une dimension entreprenante, volontaire et « modificationnelle » : c’est ce qui permet de comprendre pourquoi, en 2025, Donald Trump veut annexer le Groenland, considéré en fait depuis le départ comme relevant du continent américain. La démarche, on s’en doute, consistera à en faire un second Puerto-Rico.
C’est l’ampleur de cette question continentale qu’ont compris les élites latino-américaines avec l’intervention à Cuba en 1898.
En 1900, le penseur uruguayen José Enrique Rodó (1871-1917) publie un ouvrage qui va le faire très rapidement devenir el maestro dans tous les pays latino-américains : Ariel.
C’est un essai, d’environ 80 pages, qui a immédiatement obtenu un succès d’estime et n’a cessé d’être réédité ; quiconque assume le concept d’Amérique latine, en le sachant ou en ne le sachant pas, s’aligne sur cet essai et relève de ce qui a été appelé l’ariélisme.
José Enrique Rodó
On l’aura compris, « Ariel » fait référence à La Tempête de Shakespeare. L’essai commence ainsi par un enseignant, à qui on a donné le nom de Prospero, en référence au magicien exilé sur l’île qu’on a dans cette pièce de théâtre.
C’est que cet enseignant a auprès de lui une statue d’Ariel, présenté comme un modèle à suivre de par la vivacité de son esprit.
« Ils arrivèrent alors dans la spacieuse salle d’étude, où un goût délicat et sévère prenait soin d’honorer partout la noble présence des livres, fidèles compagnons de Prospero.
Dominant la pièce – source d’inspiration pour son atmosphère sereine – se trouvait une magnifique statue en bronze d’Ariel, tirée de La Tempête.
Le professeur était généralement assis à côté de ce bronze, et c’est pourquoi il portait le nom du magicien, que le personnage fantastique interprété par le sculpteur sert et favorise dans la pièce.
Peut-être y avait-il une raison et une signification plus profondes derrière ce nom, lié à son enseignement et à son caractère. (…).
La statue, véritable chef-d’œuvre, représentait le génie aérien au moment où, libéré par la magie de Prospero, il allait s’élancer dans les airs pour disparaître en un éclair.
Ses ailes déployées ; son vêtement léger, ample et flottant, la caresse de la lumière sur le bronze damasquiné d’or ; son large front dressé ; ses lèvres entrouvertes en un sourire serein : tout dans l’attitude d’Ariel reflétait admirablement le début gracieux de son envol ; et, par une inspiration bénie, l’art qui avait donné à son image une fermeté sculpturale avait réussi à lui conserver, en même temps, une apparence séraphique et une légèreté idéale. »
Ce dont il s’agit, c’est de suivre Ariel, et non Caliban, qui représente la monstruosité terre-à-terre.
Tout au long de l’essai, José Enrique Rodó va expliquer qu’Ariel consiste en l’Amérique latine, Caliban en les États-Unis.
« Ariel est l’empire de la raison et du sentiment sur les faibles stimuli de l’irrationalité ; c’est l’enthousiasme généreux, le motif élevé et désintéressé dans l’action, la spiritualité de la culture, la vivacité et la grâce de l’intelligence, le terme idéal vers lequel s’élève la sélection humaine, rectifiant dans l’homme supérieur les vestiges tenaces de Caliban, symbole de sensualité et de maladresse, avec le ciseau persévérant de la vie. »
Naturellement, le moment est dramatique, c’est le dernier cours et le discours du professeur est celui d’un adieu, avec des derniers conseils, « afin que nos adieux soient comme le sceau apposé sur une alliance de sentiments et d’idées ».
Car, aux élèves revient une responsabilité immense. C’est que selon ce « Prospero », la jeunesse est la clef du passage de génération en génération, et donc du maintien de la civilisation.
Mieux encore, on est en Amérique et ce dont il s’agit, ce n’est pas seulement de maintenir, mais d’établir une nouvelle civilisation.
Une civilisation que « Prospero » présente comme spirituelle et élitiste, mais chrétienne-sociale ; son contre-modèle, ce sont les États-Unis avec leur « utilitarisme ».
José Enrique Rodó appelle à une révolte idéaliste latino-américaine contre le matérialisme américain.
On comprend que l’ouvrage ait pu être une bombe idéologique. Les élites latino-américaines avaient pris le pouvoir quelques décennies auparavant, plus par hasard qu’autre chose.
Ce qui avait fait basculer les choses, ce fut l’effondrement de la monarchie espagnole suite aux guerres de Napoléon, avec l’invasion de l’Espagne en 1808-1809.
Francisco de Goya, El tres de mayo de 1808 en Madrid, 1814, représentant des combattants espagnols faits prisonniers finalement fusillés par des soldats de l’armée de Napoléon
Il y avait pour les élites latino-américaines une opportunité de gagner en autonomie face à la métropole ; cela se transforma par la force des choses en guerre de « libération ».
Les élites des nouveaux pays latino-américains avaient initialement assumé le positivisme comme idéologie, expliquant que la prise du pouvoir de leur part relevait du progrès, que tout était progrès, que tout irait désormais pour le mieux, etc.
Cela n’allait pas sans poser des problèmes, dans la mesure où ce positivisme des élites urbaines, avec son culte du progrès lié au libéralisme républicain sur le plan des idées, allait à l’encontre des intérêts des grands propriétaires terriens des campagnes, ainsi que de l’Église catholique.
Cela produisit une très intense bataille idéologique entre les laïcs-républicains et les catholiques-conservateurs.
Il y eut alors un événement nouveau, qui provoqua un vent de panique du côté des élites latino-américaines. Cela consista en 1898 en l’intervention militaire des États-Unis à Cuba, une colonie espagnole, dans le cadre de la doctrine Monroe, qui exige l’hégémonie des États-Unis sur tout le continent américain.
Le rouleau compresseur des États-Unis apparaissait, pour la première fois, comme une menace immense aux élites latino-américaines et Ariel fut justement rédigé par José Enrique Rodó comme manifeste de ces élites.
Pour comprendre le nationalisme latino-américain, l’idéologie latino-américaine, il faut commencer par connaître une œuvre de Shakespeare : La tempête. Cette pièce de théâtre a été publiée en 1623 et elle est l’une des plus connues du dramaturge anglais.
Le scénario est le suivant. On a Prospero, qui est le duc légitime de Milan. Il a été trahi par son frère Antonio, abandonné à la mort, mais s’en est tiré et vit en exil sur une île avec sa fille Miranda.
Maître de la magie, Prospero y règne grâce à un « esprit » dénommé Ariel, qu’il a libéré d’une malédiction, et garde sous contrôle Caliban, un habitant sauvage de l’île.
Douze ans plus tard, Prospero provoque une tempête magique pour faire échouer le navire de ses ennemis : Antonio, le roi Alonso de Naples, et leur suite. Tous survivent et sont dispersés sur l’île.
À travers diverses ruses et quelques enchantements, Prospero confronte ses traîtres, les pousse au repentir, et révèle sa véritable identité. Il pardonne finalement et renonce à la magie.
Il prévoit alors de rentrer à Milan. Miranda tombe amoureuse de Ferdinand, le fils d’Alonso, scellant une réconciliation entre les familles.
On a ici l’essentiel de l’œuvre dans sa trame fondamentale ; attardons-nous maintenant sur les différentes péripéties, avec un résumé un peu plus long.
Le premier acte consiste en la tempête et le naufrage.On a une violente tempête qui éclate en mer et le navire du roi Alonso de Naples, qui revient d’Afrique, semble sombrer.
À bord se trouvent Alonso, son fils Ferdinand, son frère Sébastien, le duc de Milan usurpateur Antonio, et d’autres nobles.
La tempête a en fait été provoquée par Prospero, ancien duc de Milan, grâce à la magie.
Le deuxième acte se déroule sur l’île mystérieuse où vit justement Prospero, exilé avec sa fille Miranda depuis douze ans.
C’est Antonio qui l’a chassé de Milan, avec l’aide d’Alonso. Il devait en fait même mourir en mer, en le mettant sur « une carcasse de bateau pourrie, sans gréement, ni voile, ni mât ».
Mais le sympathique conseiller d’Alonso, dénommé Gonzalo, a fait en sorte de leur fournir des vivres, des « vêtements riches, du linge, des étoffes et des objets de première nécessité », et même la bibliothèque de Prospero.
Ce dernier est en fait un magicien. Sur l’île, il est parvenu à libérer Ariel, un esprit de l’air, d’un arbre dans lequel il était prisonnier de la sorcière Sycorax. En échange, Ariel doit rendre des services à Prospero, ce qu’il fait sans rechigner.
« Salut, grand maître ! Seigneur grave, salut ! Je viens Pour répondre à ton meilleur désir ; qu’il s’agisse de voler, de nager, de plonger dans le feu, de chevaucher
Sur les nuages ondulants, pour ton impérieuse tâche Ariel et toute sa force. »
Ariel doit ainsi, selon les vœux de Prospero, séparer les naufragés en groupes dispersés sur l’île.
Il y a également le seul habitant de l’île : Caliban, fils monstrueux de la sorcière Sycorax, un être brut et révolté qui tente même de violer Miranda. Prospero a réussi à le soumettre et il s’en sert comme homme à tout faire.
Caliban représente le colonisé, comme en témoigne ce passage. On remarquera que son nom est l’anagramme de « canibal ».
« Cette île est à moi, par Sycorax, ma mère, Que tu m’as prise. Quand tu es arrivé, Tu m’as caressé et tu m’as traité avec générosité ; tu voulais me donner De l’eau aux baies ; et m’apprendre à Nommer la plus grande lumière et la plus petite, Qui brûle jour et nuit : et alors je t’ai aimé, Et je t’ai montré toutes les qualités de l’île, Les sources fraîches, les salines, les terres arides et fertiles : Maudit sois-je qui a agi ainsi ! Que tous les charmes De Sycorax, crapauds, scarabées, chauves-souris, se posent sur toi ! Car je suis tous vos sujets, Qui fut d’abord mon propre roi : et vous m’enfermez ici Dans ce dur rocher, tandis que vous me cachez Le reste de l’île. »
Au troisième acte, on suit le parcours des naufragés, qui sont peu nombreux, car Ariel a fait en sorte que les marins restent endormis.
On suit donc Ferdinand, fils du roi Alonso, qui croit que son père est mort. Il rencontre Miranda et les deux tombent amoureux. Prospero teste leur amour, puis finit par les bénir.
Pendant ce temps, Antonio incite Sébastien à assassiner son frère le roi Alonso pour prendre le pouvoir. Leur complot est interrompu par Ariel.
Dans un autre coin de l’île, Caliban rencontre deux ivrognes, Trinculo et Stephano, et les convainc de renverser Prospero. Ce plan ne tient pas debout et échoue rapidement grâce à l’intervention d’Ariel.
Au quatrième acte, Prospero accepte l’union de Ferdinand et Miranda. Il convoque des esprits pour célébrer leurs fiançailles. Il découvre ensuite le complot de Caliban et des ivrognes, qu’il punit, sans cruauté toutefois.
Il commence alors à ressentir de la lassitude vis-à-vis de la magie et prépare sa réconciliation avec ses ennemis.
Au cinquième acte, on a le dénouement.Prospero révèle sa véritable identité à Alonso et Antonio. Alonso se repent sincèrement, Antonio reste quant à lui silencieux.
Prospero pardonne à tous, libère Ariel, renonce à sa magie, et reprend son titre de duc de Milan. Ferdinand et Miranda sont fiancés, les naufragés sont réunis, et tout le monde se prépare à rentrer en Italie.
On notera un épilogue, avec un discours final. Prospero est seul sur scène et demande au public de l’applaudir pour briser le dernier sort : la pièce est finie, il est libre, tout comme Ariel.
John William Waterhouse, Miranda, 1916
Passons maintenant à la dernière étape pour aborder le nationalisme latino-américain, l’idéologie latino-américaine.Voici un tableau indiquant le contraste entre Ariel et Caliban.
Ariel
Caliban
Nature
Un esprit aérien, léger et invisible. Il incarne la magie, la liberté et l’intelligence.
Fils de la sorcière Sycorax et d’un démon. Il incarne la sauvagerie, l’instinct, la tendance à la monstruosité.
Origine
Ariel était emprisonné dans un arbre par la sorcière Sycorax, mère de Caliban. Prospero l’a libéré et en échange, Ariel le sert fidèlement, tout en aspirant à retrouver sa liberté.
C’est le seul habitant natif de l’île. Il a d’abord accueilli Prospero, qui l’a ensuite réduit en esclavage après que Caliban a tenté de violer Miranda.
Traits principaux
Loyal, obéissant rapide, gracieux, mais désireux d’émancipation. Fin, sensible, poétique, il chante souvent et utilise la magie subtilement.
Brutal, colérique, non civilisé, révolté contre son statut de serviteur. Parle en vers puissants, parfois poétiques, mais est souvent méprisé.
Symbolisme
Magie, liberté, lumière
Nature, colonisation, obscurité
Attitude
Respectueux, efficace
Rancunier, violent
Actions
Il sert Prospero, même s’il veut prendre sa liberté. Il provoque la tempête, surveille et manipule les naufragés.
Il déteste Prospero, qu’il considère comme un colonisateur. Il tente un complot maladroit avec les ivrognes Trinculo et Stephano.
Substance
Serviteur obéissant, de nature gracieuse et bienveillance, et devenant libre
Esclave colérique et brutal, révolté mais échouant à dépasser son humiliation
On est maintenant presque en mesure d’aborder le texte fondateur, le manifeste du nationalisme latino-américain : Ariel. Cette œuvre va opposer Ariel à Caliban, la « civilisation latino-américaine » aux États-unis.