Le fascisme italien : un syndicalisme nationaliste de masse

La gauche, à la suite du bienno rosso, a de plus en plus perdu les masses. Les fascistes ont réussi à happer des secteurs entiers dans le corporatisme, c’est-à-dire le syndicalisme révolutionnaire sans la révolution, l’énergie sociale-révolutionnaire passant dans le nationalisme.

On reste dans l’apolitisme, au nom de l’anti-parlementarisme, mais la sortie n’est plus une hypothétique révolution, mais la transformation nationale-révolutionnaire.

Benito Mussolini est historiquement le dirigeant socialiste qui a le plus accepté et soutenu le syndicalisme révolutionnaire.

C’est paradoxal, car le syndicalisme révolutionnaire se pose comme anti-socialiste : la social-démocratie est considérée comme réformiste par nature et la politique comme une source de corruption institutionnelle et de division.

Mais c’est justement que Benito Mussolini représente un esprit de synthèse, celui entre le syndicalisme révolutionnaire et la révolution nationale comme « moteur », en remplacement de la révolution socialiste.

Le subjectivisme des syndicalistes révolutionnaires, théorisé principalement par Georges Sorel, accouplé au rejet du matérialisme comme idéologie, a fortiori du matérialisme dialectique, a fait que le pessimisme quant aux perspectives de révolution a été remplacé en optimisme nationaliste.

La bataille pour l’Italie, présentée comme « nation prolétaire », apparaît comme une grande source de mobilisation de masse, de possibilité de renouvellement social.

Benito Mussolini est ici l’homme clef, celui qui combine, qui reformule, qui unifie, qui synthétise, lorsqu’il affirme dans le Popolo di Trento, en 1909 :

« Je crois que c’est de la masse ouvrière, purifiée par la pratique syndicaliste, que sortira le nouveau caractère humain. »

Benito Mussolini réussit, en fait, là où le Cercle Proudhon avait échoué en France, dans sa synthèse du syndicalisme révolutionnaire et du nationalisme de l’Action française.

Lorsque la direction du syndicalisme révolutionnaire se lance dans le soutien à la guerre, au nom du « travail » soutenant la patrie, et que la victoire arrive, il y a comme une légitimité historique à s’approprier le sort de la nation, à devenir des « travailleurs » en lieu et place de « prolétaires ».

A la rupture culturelle et idéologique voulue par les communistes, le syndicalisme révolutionnaire oppose l’esprit de producteur capable de gérer sa production.

A ce titre, l’Union Italienne du Travail, fondée en 1918, combinait lutte sociale et nationalisme ; lorsqu’en mars 1919 une grève générale est organisée par cette structure dans un atelier de métallurgie dans la région de Bergame, les ouvriers pratiquant la première expérience d’autogestion italienne agitent le drapeau italien comme bannière.

C’est Benito Mussolini qui harangua les grévistes avant de fonder justement une semaine après les Faisceaux Italiens de combat.

Voici ce qu’il dit notamment aux grévistes, témoignant de cette fusion de volontarisme syndicaliste révolutionnaire et d’esprit gestionnaire « responsable » d’orientation nationaliste :

« L’avenir du prolétariat est un problème de capacité et de volonté, non pas uniquement de volonté, non pas uniquement de capacité, mais tout à la fois de capacité et de volonté…

C’est le travail qui s’exprime par vos lèvres. C’est le travail qui, dans les tranchées, s’est conquis le droit de n’être plus fait et symbole de fatigue et de désespoir, celui de devenir synonyme d’orgueil, de création, de conquête pour des hommes libres, évoluant dans une Patrie libre et grande, tant dans les limites de ses frontières qu’au dehors. »

Mieux encore, leur expérience représente l’avenir :

« Vous obscurs travailleurs de Dalmine, vous avez ouvert l’horizon. C’est le travail qui parle en vous, non pas le dogme idiot ou l’église intolérante, bien que rouge, c’est le travail qui a consacré dans les tranchées son droit de ne pas être plus de fatigue, de pauvreté ou de désespoir, parce qu’il doit devenir la joie, l’orgueil, la création, la conquête de l’homme libre dans la patrie libre et grande au-delà des frontières. »

C’est cette démarche qui triomphe, à partir de 1922, avec la Confederazione nazionale delle corporazioni sindacali, qui a dès le départ 800 000 adhérents. Au tout début de 1925, elle a 1,7 million d’adhérents, 2,3 millions à la fin de l’année.

Bien sûr, cette orientation, ouvertement dans une logique de collaboration entre les classes sociales, amena une rupture avec certains syndicalistes-révolutionnaires nationalistes désirant « sincèrement » la révolution ; le plus connu fut Alceste de Ambris, qui se réfugia en France et devint un opposant au fascisme.

Les autres devinrent les grands théoriciens du fascisme : Sergio Panunzio surtout, le grand précurseur de la conception corporatiste, mais aussi Michele Bianchi, Edmondo Rossoni, ce dernier tentant de développer une ligne de « gauche » au sein de la collaboration de classes, ce qui lui valut d’être relativement mis à l’écart.

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Scission du PSI et naissance du PCI

Les fascistes avaient réussi à s’organiser et à développer une réelle pratique. Qu’en était-il à gauche ? Tout dépendrait de cela.

Soit la gauche s’épuisait, soit elle avançait réellement et alors elle pouvait faire face au fascisme.

L’aile droite du PSI ne le voulait pas, appelant à « tendre l’autre joue », à respecter la « civilité socialiste » à tout prix, pensant que le fascisme n’était qu’un phénomène faible et passager.

Aller de l’avant était par contre le point de vue des révolutionnaires maximalistes, qui voyaient la révolution comme imminente, entraînant les partisans de la Russie soviétique.

Ils entendaient pousser le Parti Socialiste italien à l’action révolutionnaire ; ne parvenant pas à briser l’aile droite, ils quittèrent la salle de débat en janvier 1921, en chantant l’Internationale, lors du XVIIe congrès du PSI à Livourne, pour aller dans une autre salle de conférence fonder le Parti Communiste d’Italie (PCI).

Ce nouveau parti est rejoint notamment par de fortes bases socialistes à Turin, Florence, Trieste, Novara, Gênes, Crémone, Forli, Ravenne, Alessandria, mais il est particulièrement faible dans le sud, ainsi qu’en Vénétie.

Un programme officiel fut établi, en dix points, ainsi qu’un règlement intérieur de 67 articles, extrêmement militarisé : le PCI est alors un parti de militants éprouvés, à la discipline de fer.

Il est porté par une jeunesse volontaire, ardente ; dès l’année suivante, la motion pour que la Fédération de Jeunesse Socialiste d’Italie remplace le mot socialiste par communiste et rejoigne le PCI reçoit 35 000 voix sur 43 000 – et le PCI a au total 40 000 membres.

Si la direction est collégiale, le grand dirigeant est Amadeo Bordiga ; Antonio Gramsci n’a même pas pris la parole au Congrès : il est à l’écart, considéré comme un intellectuel influencé par Henri Bergson, ayant eu en 1914 des sympathies pour le social-patriotisme de Benito Mussolini.

Or, Amadeo Bordiga est un « ultra », tout à fait représentant de la jeunesse maximaliste, dont une des campagnes en 1920 fut effectuée sous le mot d’ordre « Camarades députés, hors du Parlement ».

Amadeo Bordiga réfute la participation à toute institution que ce soit ; à ses yeux, la révolution est imminente et le camp prolétarien doit être d’une clarté limpide.

Le fascisme n’est à ses yeux qu’un mouvement de soutien à la réaction, mais la nature du régime ne saurait changer, le capitalisme ayant besoin du libéralisme et n’ayant aucun intérêt à un retour en arrière à l’absolutisme de type féodal.

Antonio Gramsci, de son côté, est totalement minoritaire, et n’est pas en accord avec Amadeo Bordiga sur ce point. Néanmoins, il le rejoint sur la conception d’un système formant un bloc uni, où les différences sont secondaires.

A ce titre, tout comme Amadeo Bordiga, il voit en les socialistes des ennemis. Dans l’article Coup d’État, non signé, et publié dans l’Ordre Nouveau du 27 juillet 1921, il dit :

« Il se produira en Italie le même processus qui s’est produit dans les autres pays capitalistes.

Il y aura, contre l’avancée de la classe ouvrière la coalition de tous les éléments réactionnaires, des fascistes aux populaires et aux socialistes.

Mieux encore ; les socialistes deviendront l’avant-garde de la réaction anti-prolétarienne parce que ce sont eux qui connaissent le mieux la faiblesse de la classe ouvrière. »

Le PCI voit en le PSI un organe de la réaction. Voici comment Antonio Gramsci, dans l’Ordre Nouveau, résume la position du PCI, dans l’article Le Congrès socialiste du 9 octobre 1921 :

« Après le Congrès de Livourne, le Parti socialiste italien s’est placé en dehors de la vie morale de la classe ouvrière.

Avec la rupture des communistes et le départ d’environ 50.000 autres travailleurs, le Parti socialiste a été réduit à un parti de petits bourgeois, de fonctionnaires attachés à leur charge comme l’huître à son rocher, capables de n’importe quelle faute et n’importe quelle infamie pour ne pas perdre la place qu’il occupe.

Le Parti socialiste entra ainsi dans la plus pure tradition nationale italienne, la tradition de l’habitude inculquée par les sbires et les jésuites, la tradition de n’avoir pas de parole d’honneur, la tradition de la déloyauté et de l’opportunisme le plus honteux, la tradition de Maramaldo. »

Or, le PCI n’a pas du tout arraché au PSI toutes ses forces, il reste minoritaire. Au congrès de Livourne, les communistes obtinrent 58 783 voix, contre 98 028 aux maximalistes unitaires et 14 695 aux réformistes.

Seulement 16 députés PSI sur 156 rejoignent le PCI ; de même il y a très peu de maires devenant communistes (Savona,Tivoli, Crémone, San Remo, Bussoleno, Trecate). Au niveau des chambres du travail, seules celles de Salerne, Trieste, Taranto et Livourne passent au nouveau parti. Aux élections de mai 1921, le PSI obtient 24,7% (soit 1,6 millions de voix), le PCI 4,6 % (soit 304 000 voix).

Or, de son côté, le PSI qui prétendait soutenir l’Internationale Communiste bascule ouvertement dans une tendance droitière, les réformistes dominant très largement, avec un petit courant centriste et un encore plus petit courant partisan de la IIIe Internationale.

L’allemande Clara Zetkine, qui a suivi le PSI, constate la chose suivante :

« Ma plus forte impression a été celle d’une confusion générale au sein du PSI.

Seuls les réformistes de Turati ont une position conséquente sur la situation et savent ce qu’ils veulent. Les maximalistes, les centristes et les unitaires n’ont aucune clarté sur ce qu’ils voient ou sur la manière dont ils le voient, ni sur la position à prendre.

Le débat est serré, grondant et tempétueux mais il ne va jamais au-delà de la surface des problèmes et ne les approfondit pas. Il n’y a pas de large perspective…

L’autorité des chefs vit de souvenirs sentimentaux et de grandeur passée, un capital qui se consume rapidement au cas où le développement objectif continue et se fait plus aigu. Étant donné le caractère du Congrès, je suis extrêmement sceptique sur la possibilité d’un renouvellement et d’un assainissement du parti de l’intérieur.

On ne peut regarder le centre fondamental des masses prolétariennes dans le cadre du PSI. C’est au PCI que revient la tâche d’employer toutes ses énergies pour le rassemblement, l’éducation politique et la mobilisation des masses. »

Le problème est alors que le PSI ne veut plus avancer vers la révolution, que le PCI ne le peut pas, et cela se déroule alors que le fascisme est à l’offensive et qu’il a réussi en cela.

La syndicat CGL avait 2 millions d’adhérents, il n’en a plus que 800 000, le PSI qui avait 216 000 membres en 1921 en a un peu plus de 73 000 en octobre 1922 à son IXe congrès, et 10 250 en avril 1923 à son Xe congrès. En 1922, les salaires ont été réduits de 30 %, il y a 500 000 chômeurs (sur 4 millions de travailleurs industriels, 4 millions de salariés agricoles et 4 millions de paysans).

Benito Mussolini, dans l’éditorial de son journal, Popolo d’Italia, peut annoncer le 15 juillet 1922 :

« Le fascisme italien est actuellement engagé dans quelques batailles décisives d’épuration locale…Il suffit de lire les journaux des adversaires pour comprendre que la plus grande confusion règne dans le camp ennemi. L’un invoque l’aide du gouvernement, l’autre menace de la grève générale, l’autre incite encore au crime individuel, il y en a qui recommandent d’attendre et de patienter…

Nous vous répondons en vous sciant politiquement et syndicalement les os. Avec une chirurgie inexorable. »

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Le squadrisme fasciste

En réaction au mouvement ouvrier, ainsi que dans le prolongement de l’irrédentisme et du nationalisme, le fascisme s’est développé en Italie avec un grand succès. Son symbole était un faisceau, un fascio, d’où le qualificatif de fasciste (qui se prononce ainsi initialement en français avec un son en « s » et non en « ch »).

Le faisceau avait été utilisé comme symbole révolutionnaire, surtout démocrate, dans l’Italie de la fin du XIXe siècle, notamment en Sicile ; composé de verges, c’est-à-dire de baguettes en bois, le faisceau représentait la force de l’unité, de par la solidité de l’ensemble par rapport à la fragilité d’une verge seule.

Le faisceau date également de l’Antiquité romaine, symbolisant le pouvoir de fouetter au moyen des verges, mais également de décapiter puisque une hache y était accrochée par des lanières.

Les magistrats romains l’utilisaient comme symbole, étant accompagnés d’un officier licteur le portant sur son épaule gauche et ouvrant la marche. A ce titre, il est également utilisé dans les armoiries de la République française actuelle (qui sont toutefois officieuses seulement, car non précisées dans la Constitution).

Les fascistes italiens, qui apparaissent alors, reprennent le symbole, car se présentant eux-mêmes à la fois comme « révolutionnaires » et comme des miliciens dans une sorte d’esprit romain antique.

Des chemises noires formant une squadra

L’esprit est combattant et le fascisme italien a une caractéristique essentiel : le squadrisme. Le terme vient de « squadra », signifiant l’équipe, l’escouade, et désigne des petites équipes paramilitaires menant des opérations coup de poing.

Il n’y a initialement pas tant un fascisme, que des fascistes, qui reprennent la tradition de la Première Guerre mondiale et de son esprit d’équipe menant des offensives sur le front, le tout bien entendu idéalisé en « refus de la vie commode », en camaraderie et en esprit chevaleresque au service de la Nation.

La nature des slogans fascistes est ici absolument expressive. Le grand classique du genre est Me ne frego, signifiant Je m’en fous. Le fasciste se veut un pirate des temps modernes, ayant une existence sociale reconnue mais en étant en même temps un non conformiste à l’esprit d’aventure : Boia chi molla dit le slogan, c’est-à-dire Qui abandonne doit crever.

Faire partie des chemises noires – l’uniforme donnant esprit de corps – va avec la logique du combat : le mot d’ordre Libro e moschetto, fascista perfetto – Livre et mousquet, fasciste parfait – reflète cet état d’esprit où le fasciste met sa vie en jeu dans une bataille qui donne un sens à sa vie, comme dans un duel avec un pistolet avec un coup, ce que retranscrit bien le slogan Chi si ferma è perduto – Qui hésite a perdu.

L’idéologie viriliste est outrancièrement présente bien entendu, des slogans comme La guerra è per l’uomo come la maternità è per la donna – La guerre est pour l’homme comme la maternité pour la femme – en témoignant. Tout était extrêmement hiérarchisé de manière anti-démocratique, avec à chaque fois des Ras locaux, petits seigneurs de la guerre, le terme venant de celui pour désigner des chefs éthiopiens.

D’ailleurs, pour renforcer cette dimension hiérarchique, le Ministère de la Guerre viendra même aider à renforcer leurs rangs fascistes en démobilisant 60 000 officiers en juillet 1920, maintenant leur solde à condition qu’ils rejoignent un Fascio di Combattimento.

Au centre, Benito Mussolini, dirigeant des chemises noires

La cible des fascistes est ce qui est anti-national, avec des expéditions punitives allant de faire forcer à boire de l’huile de ricin jusqu’au meurtre à coups de poignards ou de pistolets, en passant par les incendies et les bombes.

A partir de l’automne 1920, les fascistes ont attaqué toutes les structures de gauche, depuis les coopératives jusqu’aux chambres du travail, en passant par les syndicats agricoles et les groupements ouvriers.

Giacinto Serrati, alors président du Parti Socialiste italien, décrit ainsi la stupeur des socialistes en la fin d’année 1920 :

« C’est tout notre mouvement qui se voit défiguré par un déchaînement de violence qui n’a d’égal dans aucun autre pays. Giolitti n’a rien à voir là dedans. Ce vieux routinier parlementaire avait évoqué le diable fasciste pour gagner les élections, mais en est aujourd’hui lui même victime.

La réaction qui nous tourmente est telle qu’il est difficile de l’imaginer, car elle ne vient pas de l’Etat, elle ne part pas des pouvoirs publics, elle vient d’en bas (…). La bourgeoisie a eu tellement peur de nos aboiements qu’elle mord, elle, sans hésiter. » 

Le financement venait du patronat, avec un petit salaire quotidien ; l’armée et la police prêtait main-forte en sécurisant les alentours. Les fascistes eux-mêmes avaient un mode opératoire très précis, débarquant en force dans des camions depuis des localités voisines, pratiquant le coup de force contre la gauche puis rassemblant les forces opposées à la gauche afin de faire bloc.

En 1920, il y a 108 faisceaux, 1600 en 1921 ; en quelques mois, les fascistes sont 80 000, puis pratiquement 200 000 et les affrontements font des dizaines de morts de manière régulière.

Les fascistes détruisent, par exemple, rien qu’en six mois, 83 ligues paysannes, 1090 centres culturels, 28 syndicats, 141 sections socialistes et communistes, 107 coopératives, 59 maisons du peuple, 119 chambres du travail, y compris celle de Turin.

L’assassinat en février 1921, de la figure communiste Spartaco Lavagnini, secrétaire du Syndicat ferroviaire de Florence, fut un très rude coup contre le mouvement ouvrier.

Il y a cependant plus que cela encore : le fascisme a comme base mobilisatrice le syndicalisme révolutionnaire qui s’est tourné vers le nationalisme. Il porte un économisme idéalisé au moyen de la Nation – le corporatisme – qui n’a aucun mal à bousculer idéologiquement et culturellement la gauche, elle-même fondée sur cette base syndicaliste révolutionnaire.

Le dirigeant des fascistes, Benito Mussolini, né en 1883, vient lui-même de cette gauche qui ne connaît pas le marxisme et est entièrement façonné par le syndicalisme révolutionnaire. Il a vécu dans la pauvreté en Suisse tout en menant une activité de révolutionnaire d’orientation syndicaliste révolutionnaire de 1902 à 1904, avant de devenir un activiste accédant à la direction du Parti Socialiste italien, devenant le directeur de son quotidien, L’Avanti!.

Benito Mussolini

Avec la guerre de 1914 qui s’ouvre, une partie de la gauche, d’esprit syndicaliste révolutionnaire, soutient celle-ci, appelle à la participation et publie un manifeste intitulé Faisceaux d’action internationaliste, qui se voit succédé par la naissance d’une structure politique, les Faisceaux d’action révolutionnaire interventionniste.

En mars 1919, Mussolini reprend le principe et fonde des Fasci italiani di combattimento – Faisceaux italiens de combat –, organisation dont l’option militante fait qu’elle est massivement rejointe par des éléments bourgeois et petit-bourgeois paniqués par le mouvement ouvrier.

Benito Mussolini a été influencé par Georges Sorel, par Friedrich Nietzsche, il a compris que le syndicalisme intégral qu’il entrevoit peut profiter de l’élan nationaliste ; il a compris que le marxisme s’opposait à sa démarche.

Il peut donc profiter d’une aura « révolutionnaire » avec sa démarche syndicaliste, soutenu par la bourgeoisie, avec la petite-bourgeoisie comme forces sociales militantes, avec le nationalisme comme facteur de mobilisation. Benito Mussolini conserve du syndicalisme révolutionnaire l’union sociale et l’esprit mobilisateur, il reprend son refus du programme, il en fait un style de vie ; il dira quelques années plus tard :

« Le fascisme est une conception spiritualiste, surgie elle-même de la réaction générale du siècle contre le matérialiste et faible XIXe siècle… La vie telle que la conçoit le fascisme est par conséquent sérieuse, austère, religieuse, se déroulant toute dans un monde soutenu par les forces morales, et responsable de l’esprit. Le fascisme dédaigne la vie facile. Le fascisme est une conception religieuse… » 

Bureau de Benito Mussolini dans les locaux du journal Popolo d’Italia

En face, la gauche est faible culturellement et idéologiquement ; elle ne comprend pas que le fascisme est un dépassement idéaliste de l’économisme syndicaliste révolutionnaire, avec le nationalisme comme moteur.

Elle est dépassée par la dynamique fasciste, qui combine action rapide et esthétisme, profitant d’appuis financiers d’industriels, de cadres de gauche qui par nationalisme cessent de croire au socialisme pour rejoindre une cause leur semblant transcendante, capable de changer les choses immédiatement, à la force de l’instinct, de l’intuition.

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Le «bienno rosso»

Au lendemain de la Première Guerre mondiale impérialiste, ce n’est pourtant pas le nationalisme qui a immédiatement l’initiative, mais le mouvement ouvrier, avec deux années d’intenses mobilisations.

Le drame historique est qu’il n’y eut pas de développement d’un contenu idéologique et culturel conséquent; pour cette raison, le « bienno rosso » – les « deux années rouges » – ont abouti directement à renforcer le fascisme en lui laissant un espace majeur.

De fait, le Parti Socialiste italien disposait en 1919 d’une base solide. Il avait 200 000 membres, ayant encore ses structures intactes en s’étant surtout mis en veilleuse pendant la Première Guerre mondiale, sur une ligne refusant tant le soutien à la guerre que son refus, synthétisé par le mot d’ordre « ni adhérer ni saboter ».

Aux premières élections à la proportionnelle, justement en 1919, il reçut 32 %, devenant la première force électorale du pays.

La Confederazione Generale del Lavoro, le syndicat lié au PSI, avait 250 000 adhérents en 1918, 1,5 million en 1919, 2 millions en 1920.

De son côté, l’Unione Sindacale Italiana, d’esprit anarcho-syndicaliste, possédait plusieurs centaines de milliers de membres. Une grève générale de solidarité avec la Russie révolutionnaire eut ainsi lieu les 20 et 21 juillet 1919.

Cela se déroulait dans un contexte explosif : l’Italie avait gagné la guerre, mais sans en obtenir de profits ; l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie qui étaient des partenaires économiques importants étaient totalement ruinés ; l’industrie de guerre parvenait très difficilement à se reconvertir.

Cela aboutit à un vaste mouvement, engageant pratiquement un million d’ouvriers et un million de paysans dans des grèves, marquées souvent par des occupations d’usines et de terres.

Le fait le plus marquant, déclenchant toute une démarche qui se généralisa, se passa à la Fiat-Centro de Turin, où les ouvriers décidèrent d’élire des délégués d’ateliers.

Le mouvement se développa et au milieu du mois d’octobre 1919, la première assemblée des délégués représentait 30 000 ouvriers.

Initialement isolée, avec l’armée bloquant la ville, le mouvement s’étendit rapidement de Turin aux autres villes du nord industriel, comme Gênes, Pise, Livourne, Florence. 500 000 ouvriers occupaient leurs usines, donnant aux conseils ouvriers formés une signification historique.

Les cheminots du Ferrovie dello Stato rejoignirent le mouvement, qui eut même un très large écho dans la paysannerie, notamment en Émilie-Romagne, avec des occupations de terres agricoles, marquées par des affrontements armés avec les bandes des propriétaires terriens.

La chose se réédita, à Turin seulement, avec 200 000 ouvriers, en avril 1920. Une nouvelle vague de grèves et d’occupations se déroula en septembre 1920, puis en mars 1921 : cette fois-ci elle fut cependant écrasée par les fascistes.

Les ouvriers avaient obtenu des victoires, comme la journée de huit heures, une hausse des salaires ; les paysans avaient toutefois peu gagné : 30 000 hectares illégalement, 60 000 avec des accords, mais sur 27 millions d’hectares c’était infime.

En fait, ouvriers et paysans avaient surtout atteint une riche expérience, notamment combattante, alors que l’année 1920 a amené à elle seule la mort de 227 personnes, alors que 1072 furent blessées.

Les occupations d’usines étaient gérées par des gardes rouges ; les entrées et sorties étaient surveillées, l’alcool interdit, le vol sévèrement puni.

Pourtant, c’est le paradoxe, il n’existait pas d’atmosphère révolutionnaire. Absolument aucun commentateur ne considérait qu’il s’agissait là d’une vague révolutionnaire, que la révolution était possible. Par contre, la gauche de la social-démocratie voyait dans la lutte une forme idéale de combat, voire même le combat lui-même.

Antonio Gramsci et Amaedo Bordiga représentent ici les deux options possibles au sein de la gauche de la social-démocratie italienne ; ils seront à ce titre les deux premiers dirigeants du Parti Communiste d’Italie qui va naître suite au bienno rosso.

Ils s’étaient déjà rencontrés le 18 novembre 1917, lors d’une conférence clandestine d’une vingtaine de personnes, délégués des sections socialistes italiennes les plus importantes. Antonio Gramsci, basé à Turin et fils d’un employé, avait alors 26 ans ; Amadeo Bordiga, âgé de 28 ans et fils d’un enseignant à une école supérieure d’agriculture, venait de Naples.

S’ils appartenaient tous deux à la fraction dite « maximaliste », leurs options divergeaient déjà. Il est symbolique qu’Amadeo Bordiga ait fondé en décembre 1918 le journal « Le Soviet », dans une optique d’un léninisme idéalisé comme force donnant par en haut la vigueur au soviet (c’est-à-dire au « conseil », en russe), alors que le journal d’Antonio Gramsci soit « Ordre nouveau », fondé en mai 1919, avait une ligne qu’on peut qualifier de « basiste », insistant sur la question de l’organisation à la base.

La position d’Antonio Gramsci au sujet du bienno rosso est significative ; dans son article intitulé Aux délégués d’ateliers de l’usine Fiat-centre et de l’usine Brevetti-Fiat, connu pour exprimer une sorte de synthèse à ce sujet, il salue le mouvement dans son ensemble et affirme :

« La nouvelle forme prise dans votre usine par le comité d’entreprise, avec la nomination de délégués d’ateliers ainsi que les discussions qui ont précédé et accompagne cette transformation, ne sont pas passées inaperçues dans le monde ouvrier ni dans le monde patronal turinois.

Dans l’un des camps, les ouvriers d’autres établissements de la ville et de la province s’appliquent à vous imiter, dans l’autre, les propriétaires et leurs agents directs, les dirigeants des grandes entreprises industrielles, observent ce mouvement avec un intérêt croissant, et ils se demandent, et ils vous demandent, quel peut être son but, quel est le programme que la classe ouvrière turinoise se propose de réaliser (…).

Et c’est ainsi que les organismes centraux qui seront créés pour chaque groupe d’ateliers, pour chaque groupe d’usines, pour chaque ville, pour chaque région, et qui aboutiront au Conseil ouvrier national suprême, poursuivront, élargiront, intensifieront l’œuvre de contrôle, de préparation et d’organisation de la classe tout entière avec, comme objectif, la prise du pouvoir et la conquête du gouvernement. »

C’est là un point de vue absolument syndicaliste, oscillant entre syndicalisme-révolutionnaire et anarcho-syndicaliste. Les conseils ouvriers vont se développer, organiser, structurer, aboutissant par conséquent, au bout d’une certaine dimension, à la prise du pouvoir.

Les syndicalistes-révolutionnaires et les anarcho-syndicalistes ne disent pas autre chose, par l’intermédiaire du syndicat et non des conseils, mais la démarche est strictement la même dans le fond.

La réaction d’Amadeo Bordiga, l’autre grand dirigeant de la gauche de la social-démocratie italienne, est tout autant parlante. Dans le bilan qu’il fait du bienno rosso, il s’oppose de manière frontale à Antonio Gramsci. Dans Pour la constitution des conseils ouvriers en Italie, il explique :

« Le véritable instrument de la lutte de libération du prolétariat, et avant tout de la conquête du pouvoir politique, c’est le parti de classe communiste.

Sous le pouvoir bourgeois, les conseils ouvriers ne peuvent être que des organismes dans lesquels travaille le parti communiste, moteur de la révolution. Dire qu’ils sont les organes de libération du prolétariat sans parler de la fonction du parti, comme dans le programme approuvé par le Congrès de Bologne, nous semble une erreur.

Soutenir, comme le font les camarades de « l’Ordine Nuovo » de Turin [dont le dirigeant est Antonio Gramsci], qu’avant même la chute de la bourgeoisie les conseils ouvriers sont déjà des organes non seulement de lutte politique mais aussi de préparation économico-technique du système communiste, est un pur et simple retour au gradualisme socialiste celui-ci, qu’il s’appelle réformisme ou syndicalisme, est défini par l’idée fausse que le prolétariat peut s’émanciper en gagnant du terrain dans les rapports économiques alors que le capitalisme détient encore, avec l’Etat, le pouvoir politique. »

Amadeo Bordiga s’oppose à l’économisme de la ligne en faveur des conseils prônée par Antonio Gramsci, mais pour lui opposer la ligne de l’économisme en faveur du « Parti ». Car tous deux restent économistes, au sens où les questions idéologiques, théoriques, culturelles, sont absolument remises à l’arrière-plan, quand elles ne sont pas directement niées.

Or, cette réduction économiste d’Antonio Gramsci et Amadeo Bordiga, leur affrontement en fait fictif, a une importance capitale, puisque dès 1917, au sein du Parti Socialiste italien, la motion des « maximalistes » avaient reçu 14 000 voix, contre 17 000 aux « centristes ». Lorsque le PSI progresse, les maximalistes ont le dessus en son sein ; dès 1919, il y avait pratiquement 88 000 membres, alors que le quotidien du Parti tire à 300 000 exemplaires.

Antonio Gramsci et Amadeo Bordiga vont se voir propulser à la direction du nouveau parti, le PCI, avec la responsabilité de diriger des milliers de militants suivant leurs principes. Et ils vont devoir le faire alors que le fascisme se développe massivement, en réaction au mouvement ouvrier, dans le prolongement de l’irrédentisme et du nationalisme.

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Italie : irrédentisme et «victoire mutilée»

La contradiction entre l’Italie du Nord et celle du Sud devait être résolue soit par une révolution démocratique – qui ne pouvait plus être menée que par le prolétariat, la bourgeoisie étant devenue réactionnaire alors – soit par une tentative de modernisation par en haut ossifiant la contradiction dans une fuite en avant.

L’irruption de la première guerre mondiale impérialiste précipita la seconde option ; tel est la nature du fascisme qui triomphera à sa suite.

Initialement, l’Italie n’entra pas en guerre, bien qu’elle faisait alors partie de l’alliance dite de la Triplice, avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Une intense agitation nationaliste poussa pourtant le régime à aller vers la guerre, ce qui se fit en prenant partie pour la Triple-Entente, composée de la France, du Royaume-Uni et de de la Russie.

Deux raisons sont essentielles ici. La première est que la participation à la guerre renforce le bloc industriel et la conception d’une gestion modernisatrice du pays par en haut pour faire face à la mobilisation générale.

La seconde est qu’il y a l’idée, à l’arrière-plan, que l’ennemi héréditaire autrichien ne sera pas en mesure de maintenir son empire et que l’expansionnisme italien a de vastes possibilités, d’ailleurs encouragées par les forces de la Triple-Entente en l’échange d’une participation à la guerre.

Cet expansionnisme disposait d’une base extrêmement solide, de par les échecs de l’unité italienne, dont les contours devenaient par là extrêmement lâches et prétextes à un nationalisme dépassant largement le cadre du simple droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Le mouvement italien dit « irrédentiste » commença ; de fait, dès la seconde moitié du XIXe siècle, avec la formation en 1877 de l’Associazione in pro Italia irredenta, suivi en 1885 de celle du mouvement Pro Patria, qui suite aux interdictions deviant en 1891 la Lega Nazionale Italiana dans le Trentin et à Trieste, territoires austro-hongrois.

Le vigoureux irrédentisme italien commençait, à partir de là, à viser directement des territoires sous domination autrichienne et considérés comme italiens, notamment le Trentin, l’Istrie, la Dalmatie, mais également Monaco, la Savoie, Nice, la Corse, Malte ainsi que d’autres territoires appelés irrédents car appelant à la rédemption nationale.

Ce courant expansionniste était puissant ; même Antonio Labriola, dirigeant de l’aile gauche du Parti Socialiste italien, avait soutenu l’opération coloniale en Éthiopie.

Le traité de Londres, établi en 1915 pour amener l’Italie à participer à la première guerre mondiale, fit les promesses territoriales suivantes à celle-ci :

« le Trentin, le Tyrol du Sud avec ses frontières naturelles et géographiques, le Brenner, la ville de Trieste et ses environs, le comté de Gorizia et de Gradisca, l’Istrie entière jusqu’à Kvarner, y compris Volosko, et les îles istriennes de Cres (Cherso) et de Losinj (Lussino), ainsi que les petites îles de Plavnik, Unije, Vele Srakane, Palazzuoli, Sveti Petar, Asinello et Gruica ainsi que leurs îlots voisins. »

A cela s’ajoute la Dalmatie septentrionale, ainsi que « toutes les îles situées au nord et à l’ouest de la Dalmatie depuis Premuda, Selve, Olib, Scherda, Maona, Pag et Vir au nord jusqu’à Mljet au sud, comprenant les îles de Sveti Andrija, Biševo, Vis (Lissa), Hvar (Lesina), Šćedro, Korcula (Curzola), Sušac et Lastovo (Lagosta) ainsi que les îlots et de rochers avoisinants et Pelagosa, à l’exception seulement des îles de Drvenik Veli et Drvenik Mali, Čiovo, Šolta et Brač (Brazza) ».

De plus, la côte yougoslave devait être pratiquement neutralisée militairement.

Qui plus est, l’Albanie devait être démantelée, avec une protectorat italien fondé dans sa partie centrale, la souveraineté sur la ville albanaise de Vlora, ainsi que sur les îles de Dodécanèse.

L’Italie participa ainsi de plain-pied à la première guerre mondiale, mobilisant 5,6 millions d’hommes, mais n’obtenant, en fin de compte, qu’une « victoire mutilée » selon elle, puisque le traité de Londres n’est pas appliqué, notamment sous la pression de l’impérialisme américain.

Cette expression de « victoire mutilée » fut façonnée par l’écrivain dandy, lié au symbolisme-décadentisme, Gabriele D’Annunzio (1863-1938).

Ce dernier avait été un ardent partisan de l’entrée en guerre et en 1918 organisa un vaste largage de centaines de milliers de tracts depuis des avions au-dessus de la capitale autrichienne, Vienne, appelant à cesser la guerre et célébrant la « liberté » italienne.

Déçu que la ville de Rijeka, Fiume en italien, ne soit pas remise à l’Italie malgré que la majorité de la ville soit de culture italienne, il décide de l’occuper militairement avec une 2000 aventuriers, chassant en 1919 les forces anglo-franco-américaines et instaurant une « Régence italienne du Carnaro ».

Le syndicaliste, d’orientation national-syndicaliste, Alceste De Ambris (1874-1934) écrivit la constitution de ce projet, Gabriele D’Annunzio ajoutant la dimension mystico-poétique.

Gabriele D’Annunzio en devint le « Commandant », mais surtout le Vate (magicien-prophète) puisque le projet se voulait une sorte de cité idéale, dans une démarche nietzschéenne, avec l’établissement du salut romain comme symbole absolu, la généralisation des cérémonies et des discours depuis un balcon, etc.

Gabriele D’Annunzio

Un conseil des « meilleurs », composés de membres élus pour trois ans, s’occupait de la vie politique, alors qu’un conseil des « corporations » dirigeait l’économie qui se divisait en neuf corporations, la dixième étant artistique, rassemblant les poètes, les héros, les prophètes, les surhommes, etc.

En 1920, l’Italie mit elle-même fin à ce projet qui, toutefois, avait canalisé et galvanisé tout le courant irrédentiste qui, désormais, par la victoire mutilée, se combinait avec l’exaltation nationaliste de l’Italie comme pays trahi et opprimé.

Tout un espace était ouvert pour considérer l’Italie comme la grande prolétaire, pour que le nationalisme se transforme en vecteur d’une lutte présentée comme celle pour l’existence sociale.

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L’Italie fasciste, l’antifascisme, le Mezzogiorno

Quelle a été la base pour l’émergence de la pensée d’Antonio Labriola, du courant futuriste, du théâtre « existentiel » de Luigi Pirandello ?

Il s’agit du contraste et de la contradiction entre l’Italie du Nord et l’Italie du Sud, c’est-à-dire d’une question nationale et, par conséquent, d’une question liée à l’émergence du capitalisme face au féodalisme.

Contrairement à la France, qui a émergé en tant que nation dès le XVIe siècle, avec les débuts d’une réelle unité de langue, de culture, et une stabilité territoriale portés par la monarchie absolue, l’Italie de son côté est restée morcelée en petits États jusqu’au Risorgimento, la « renaissance » du XIXe siècle.

Auparavant, la péninsule italienne était divisée en petits royaumes ou duchés : au Nord du fleuve Tibre, ceux hérités du Saint Empire Romain Germanique et des invasions lombardes, avec le Royaume de Sardaigne avec Turin pour capitale, la République de Gênes, la République de Venise, des Duchés de Milan, de Modène, de Parme, le Grand Duché de Toscane…

Au Sud du Tibre, et sous l’influence directe de la papauté, on trouve le Royaume de Naples et de Sicile, ainsi que les États pontificaux avec Rome pour capitale.

Concrètement, ce qu’on appelle généralement le Mezzogiorno – précisément cette partie au Sud du Tibre – a connu une unité territoriale bien avant le reste de l’Italie, avec le Royaume de Sicile, et cela dès 1130, incluant déjà les Pouilles (région formant le « talon » de l’Italie), jusqu’à Naples.

Au Nord, tous ces petits États, chacun développé autour d’un grand centre urbain, avec des ports marchands comme ceux de Gênes ou de Venise, qui ont respectivement vu naître Christophe Colomb et Marco Polo, ont pu profiter du commerce maritime pour voir émerger très tôt des bourgeoisies parmi les plus influentes du monde.

Celles-ci furent en mesure de développer une culture et une vision hégémonique dans ces États, notamment à travers la figure de Nicolas Machiavel.

Dans le Midi italien, la situation était fort différente. La base économique resta, jusqu’au XIXe siècle, très largement féodale.

La production agricole était organisée en latifundi, des exploitations terriennes extensives, employant beaucoup de paysans sur des surfaces très étendues. Déjà, dans l’antiquité, Pline dénonçait la dimension parasitaire de ce système :

Verumque confitentibus latifundia perdidere Italiam iam vero et provincias.
Il faut avouer que les grandes propriétés ont perdu l’Italie mais aussi désormais les provinces :
sex domini semissem Africae possidebant, cum interfecit eos Nero princeps. 
six propriétaires possédaient la moitié de l’Afrique quand l’empereur Néron les mis à mort.

Le Mezzogiorno a donc des caractéristiques spécifiques par rapport au Nord. Les barons se concentraient dans les grandes villes, loin des exploitations, et formaient une classe très puissante formant une cour autour du Roi, bloquant efficacement toutes velléités des classes urbaines pour s’affirmer, réprimant de régulières révoltes citadines.

Pour reproduire sa puissance économique tout en étouffant les marchands et les industriels méridionaux, l’aristocratie exportait la plus grande partie de ses produits agricoles vers d’autres pays industrialisés, renforçant par là même sa dépendance à l’étranger : le Royaume de Sicile et les États pontificaux importaient quasiment tous leurs produits manufacturés d’Angleterre ou des Duchés du nord de l’Italie.

Dans les agglomérations, les barons se servaient également de groupes de brigands pour faire appliquer la loi et prélever les taxes en leur nom. Ces groupes, comme la Camorra ou la Cosa Nostra, furent par exemple chargés par les Rois Bourbons de gérer la police pénitentiaire et les litiges marchands, fermant, en échange, les yeux sur leurs activités criminelles.

Les mafias étaient aussi un soutien culturel important à la noblesse méridionale : pratique des duels, de la vassalité, de l’honneur chevaleresque. Ils effectuaient le relais de la culture féodale parmi les masses des campagnes, parallèlement à l’influence énorme de l’Église. De son côté, le Vatican possédait les deux tiers des latifundi et des biens immobiliers au Royaume de Sicile, les administrant localement via leur réseau monacal, seul lien social effectif dans les campagnes du pays.

Au milieu du XIXe siècle, la bourgeoisie septentrionale portée par sa vision machiavelique-pragmatique et appuyée par les pouvoirs d’État, put passer à l’offensive pour réaliser son rôle historique : la création d’un grand marché unifié et d’une culture nationale italienne.

Sur le modèle de Nicolas Machiavel, le Roi de Sardaigne Victor Emmanuel II et son premier Ministre Camillo Cavour prirent l’initiative en 1859, jouant habilement de la rivalité franco-autrichienne pour détruire l’influence de l’Autriche sur les États voisins et y imposer des régimes amis. Le gouvernement Sarde – en fait basé à Turin, le Piémont étant la région la plus développée du Royaume – se plaça alors à la tête du mouvement unificateur et annexa un à un ses voisins, par plébiscite.

Camillo Cavour vers 1850

Mais si, au Nord, ces rattachements ont pu être vécus culturellement comme une libération de l’emprise étrangère et surtout comme un processus naturel correspondant aux besoins de la production, dans le Mezzogiorno et le Centre ce sont deux États formés depuis plusieurs siècles qui ont été annexés à l’Italie, avec une culture et une structure économique bien différentes.

Malgré des révoltes populaires dans les villes du Sud (toutes écrasées par le régime des Bourbons), le rattachement du Royaume de Sicile à l’Italie fut le fait d’une invasion par les troupes piémontaises en 1860, appelée « expédition des Mille » et menée par Giuseppe Garibaldi.

L’avancée de Giuseppe Garibaldi de la Sicile jusqu’à la capitale, Naples, fut facilitée par de grands renforts de paysans révoltés, journaliers précaires et petits propriétaires espérant une redistribution des terres par le nouveau pouvoir.

Giuseppe Garibaldi en 1866

Cependant, pour s’assurer le soutien des classes dominantes du Sud au grand projet national – l’adhésion de chaque État s’actant par plébiscite au vote censitaire –, la bourgeoisie du Nord n’était pas en position de tenir cet engagement.

Au mois d’août 1860, la révolte de Bronte contre les latifondistes fut écrasée par les troupes garibaldiennes et les principaux participants furent fusillés. Cet événement, d’une importance symbolique très grande, marqua la fin de la tendance pro-italienne parmi les paysans pauvres du Mezzogiorno, et leur retour dans le giron de l’influence féodale, à travers une mobilisation nationaliste en soutien aux Bourbons.

Le Mezzogiorno connut alors une sorte de guerre civile, le « brigantaggio », avec la formation de bandes armées plébéiennes, s’attaquant aux troupes italiennes, souvent sous la bannière des Bourbons, mais aussi sous la forme de pures bandes de malfrats, jouant les Robins de Bois.

Cette aventure nihiliste a produit des figures mythiques de brigands au grand cœur et a marqué la culture populaire du Sud, malgré l’impasse évidente qu’elle représentait. Avant la fin du XIXe siècle, toutes ces bandes furent éliminées, les mafias offrirent quant à elles leur soutien au nouveau pouvoir central.

Le maintien de l’aristocratie méridionale et de son organisation latifundaire devint clairement, au moment de la création de ce grand marché unifié italien, une cause d’arriération économique du Sud.

Ce modèle extensif, assurant une reproduction constante de la production sur de grandes surfaces, efficace pour écraser la petite bourgeoisie terrienne pendant les siècles précédents, ne pouvait pas rivaliser en productivité avec l’agriculture capitaliste intensive développée au Nord depuis déjà des décennies.

Industrialisation des provinces italiennes en 1871

Le nouvel État italien, loin de diviser les latifundi, revendit tels quels ceux qu’il avait saisi à l’Église et à l’État Bourbon. Une politique protectionniste fut mise en place dès les années 1860 pour protéger les industries septentrionales de la concurrence étrangère et remplacer définitivement leur emprise sur les ressources agricoles méridionales.

Quand vint la crise mondiale de surproduction en 1880 et la chute du prix des matières premières, la bourgeoisie sudiste peu compétitive s’effondra et certaines des plus grandes industries du Sud, comme les chantiers navals de Campanie ou la sidérurgie de Mongiana, furent rachetées et physiquement déplacées vers le Nord par des conglomérats financier septentrionaux.

C’est à cette époque que correspond le début d’une forte émigration vers le Nord du pays ou vers les États-Unis, ainsi que la culture « méridionaliste » présentant le mythe d’un Mezzogiorno humilié et floué, encore présent aujourd’hui, et qui, en l’absence de projet socialiste concret adapté aux conditions de la région, contribue à un esprit anti-unitaire, fortifié par l’Église.

L’absence d’une avant-garde progressiste, qu’elle soit bourgeoise ou prolétarienne, dans le Sud de l’Italie, a donné naissance à un vide qui profita à l’Église, lui permettant d’avoir un poids réactionnaire sur la vie du pays tout entier, contre la laïcité, contre la République, contre l’unité.

Quand, sur le tard, Antonio Gramsci commença à se pencher sur la question, il vit immédiatement un rapport semi-colonial entre le Nord et le Sud, et voici comment il exposa sa vision au Congrès du Parti en 1926 :

« Les résultats de cette politique sont en effet le déficit du budget de l’État, l’arrêt du développement économique de régions entières (Mezzogiorno, les îles…), la misère croissante de la population laborieuse, l’existence d’un courant continu d’émigration et l’appauvrissement démographique qui en découle.

En particulier, le compromis passé entre les classes dominantes du pays donne aux populations laborieuses du Mezzogiorno une position analogue à celles des colonies, les grands propriétaires terriens et la bourgeoisie méridionale jouent le même rôle que celles qui dans les colonies s’allient aux métropoles pour assujettir la masse du peuple qui travaille. »

Antonio Gramsci remarque aussi le danger, dans l’optique d’une révolution prolétarienne strictement limitée au nord, d’un ralliement des paysans méridionaux aux restes de la classe féodale, historiquement et économiquement liée aux puissances étrangères,

Il note ainsi, dans le journal L’Unità, en mars 1924 :

« Dans la situation actuelle, avec la dépression des forces prolétariennes, les masses paysannes méridionales ont pris une énorme importance dans le camp révolutionnaire.

Soit le prolétariat, à travers son parti politique, réussit pendant cette période à se doter d’un système d’alliés dans le Mezzogiorno, soit les masses paysannes chercheront des dirigeants politiques dans leur propre zone, c’est à dire qu’ils s’abandonneront complètement entre les mains de la petite bourgeoisie méridionale amendolienne, devenant une réserve pour la contre-révolution, renforçant le séparatisme et la possibilité d’un appel aux armées étrangères dans le cas d’une révolution purement industrielle au nord.

Le mot d’ordre de « gouvernement ouvrier et paysans » doit, pour cette raison, tenir tout spécialement compte du Mezzogiorno, ne doit pas confondre la question des paysans méridionaux et la question générale des rapports entre ville et campagne dans un tout économique organiquement soumis au régime capitaliste: la question méridionale est aussi une question territoriale est c’est de ce point de vue qu’elle doit être examinée afin d’établir un programme de gouvernement ouvrier et paysan qui puisse avoir un large écho parmi les masses. »

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Labriola et la philosophie de la «praxis»

Il serait totalement erroné de penser que le volontarisme subjectiviste modernisateur se soit cantonné dans les arts et la littérature de l’Italie du début du XXe siècle ; en réalité, les arts et la littérature sont le reflet culturel-idéologique de toute lame de fond sociale et intellectuelle.

De la même manière qu’en France, le marxisme a été largement incompris en Italie. Cela a donné, comme en France, la combinaison d’un réformisme politique « socialiste » et d’une ligne « ultra » de type syndicaliste-révolutionnaire.

Tout comme en France avec Jean Jaurès, les socialistes italiens se soumirent au développement de la bourgeoisie moderniste, face à la droite conservatrice et cléricale. Cependant, l’instabilité politique italienne permit l’émergence d’un courant syndicaliste-révolutionnaire bien plus dynamique.

Cherchant à précipiter les événements et rejetant le marxisme et la social-démocratie, le syndicalisme révolutionnaire forgea le principe de la minorité agissante forçant le « cours » des choses.

Ici, la situation italienne ne se distingue pas de celle en France. Le véritable problème est qu’il y a eu un courant qui est apparu, prétendant réfuter le réformisme tout en étant sur le terrain du marxisme, conduit par Antonio Labriola (1843-1904).

Antonio Labriola

Antonio Labriola va « interpréter » le marxisme de manière anthropocentriste, en ne quittant pas Hegel, c’est-à-dire en se focalisant sur la transformation de la conscience individuelle par le travail (la fameuse « dialectique du maître et de l’esclave »).

L’esprit de synthèse, donnant une importance essentielle à la théorie comme vision du monde, n’existerait pas ; seule l’activité concrète « colle » à la réalité et est donc une source réellement possible de réflexion et de théorie.

Antonio Labriola rejette la social-démocratie, c’est-à-dire Friedrich Engels et Karl Kautsky ; il ne considère pas qu’il existe un mouvement dialectique dans la nature et dans l’histoire. Il n’existerait qu’un mouvement dialectique dans la pratique, qui elle seule transforme.

Le marxisme est alors simplement une méthode, aucunement un dogme. Ce que fait Antonio Labriola, très concrètement, c’est faire du marxisme un matérialisme « pur », une variante plus radicale du courant « anti-métaphysique » en général, ce qui est nier sa vision du monde général, sa revendication de l’esprit de synthèse, du matérialisme dialectique.

Karl Marx et Friedrich Engels auraient fait des contributions scientifiques, mais la science ne serait pas « terminée », il faut prolonger et développer leur méthode, l’affiner, etc., le marxisme ne serait pas une « église », une « secte », etc.

Le marxisme est ici une méthode pour être du bon côté au niveau pratique ; il ne serait aucunement une vision du monde, totale et absolue. Il ne consiste qu’en une ligne révolutionnaire, une manière de concevoir l’histoire,

Antonio Labriola parle ainsi de « praxis », terme désignant la pratique faisant l’évolution historique de l’humanité ; l’histoire n’est pas tant l’histoire de la lutte des classes – avec les modes de production qui ne sont saisissables que par l’esprit synthétique – que l’histoire du travail.

Le marxisme n’est chez Labriola pas une théorie complète de l’univers ; c’est seulement une théorie qui tend à cela, au monisme. Il dit ainsi :

« S’il fallait donner une formule, il ne serait pas hors de propos de dire que la philosophie qu’implique le matérialisme historique, c’est la tendance au monisme ; et je me sers très intentionnellement du mot tendance et j’ajoute tendance formelle et critique (…).

La raison principale du point de vue critique par lequel le matérialisme historique corrige le monisme est celle-ci : c’est qu’il part de la praxis, c’est-à-dire du développement de l’activité, et de même qu’il est la théorie de l’homme qui travaille, il considère également la science elle-même comme un travail.

Il développe complètement ce qu’impliquent les sciences empiriques, c’est-à-dire que par l’expérimentation nous nous rapprochons de la façon d’agir des choses et nous nous persuadons que les choses elles-mêmes sont une manière d’agir, c’est-à-dire une production (…).

Tendance (formelle et critique) au monisme, d’un côté, virtuosité à se tenir en équilibre dans un domaine de recherche spécialisée, d’autre part – tel est le résultat.

Pour peu qu’on s’écarte de cette ligne, ou bien l’on retombe dans le simple empirisme (la non-philosophie) ou on passe à l’hyperphilosophie, c’est-à-dire à la prétention de se représenter en acte l’univers comme si on en possédait l’intuition intellectuelle. »

Voici comment il considère le matérialisme historique :

« La formation intégrale de, l’homme, dans le développement historique, n’est plus désormais une donnée hypothétique, ni une simple conjecture, c’est une vérité intuitive et palpable. Les conditions du processus qui engendre un progrès sont désormais réductibles en séries d’explications ; et, jusqu’à un certain point, nous avons sous les yeux le schéma de tous les développements historiques morphologiquement entendus.

Cette doctrine est la négation nette et définitive de toute idéologie, parce qu’elle est la négation explicite de toute forme de rationalisme, en entendant sous ce mot ce concept que les choses, dans leur existence et leur développement, répondent à une norme, à un idéal, à une mesure, à une fin, d’une façon implicite ou explicite.

Tout le cours des choses humaines est une somme, une succession de séries de conditions que les hommes se sont faites et posées d’eux-mêmes par l’expérience accumulée dans leur vie sociale changeante, mais il ne représente ni la tendance à réaliser un but prédéterminé, ni la déviation d’un premier principe de perfection et de félicité.

Le progrès lui-même n’implique que la notion de chose empirique et circonstanciée, qui se précise actuellement dans notre esprit, parce que, grâce au développement réalisé jusqu’ici, nous sommes en mesure d’évaluer le passé et de prévoir, ou d’entrevoir, dans un certain sens et dans une certaine mesure, l’avenir. »

Antonio Labriola est donc un défenseur résolu du matérialisme, mais pas du matérialisme dialectique ; il en reste à une opposition totalement erronée entre Hegel et Baruch Spinoza (et donc à la négation de la théorie du reflet).

Dans les faits, il défend la cause politique prolétarienne, notamment contre le socialisme interprété de manière réformiste comme par Filipo Turati (1857-1932) ; toutefois, Labriola ne fait que formuler la pratique propre à la bourgeoisie révolutionnaire transformant le monde, à l’époque où c’était une classe révolutionnaire.

Le grand souci fut donc qu’en apparence, l’approche d’Antonio Labriola avait l’air d’une démarche révolutionnaire s’opposant à l’esprit de contemplation propre à l’aristocratie et aux propriétaires terriens, en pratique, on n’y retrouvait pas le vrai marxisme.

Or, Antonio Labriola va élaborer toute sa philosophie de la « praxis », dans trois œuvres : tout d’abord en 1895 dans In memoria del Manifesto dei comunisti, l’année suivante dans Dal materialismo storico. Dilucidazione preliminare, œuvre suivie en 1897 de Discorrendo di socialismo e filosofia, consistant en des lettres écrites au théoricien syndicaliste révolutionnaire français Georges Sorel.

Et cette réflexion va influencer de manière significative à la fois le principal théoricien libéral, Benedetto Croce (1866-1952), le philosophe officiel du fascisme Giovanni Gentile (1875-1944), mais aussi les deux principaux dirigeants communistes Amadeo Bordiga et Antonio Gramsci.

C’est-à-dire qu’Antonio Labriola va fournir la clef « pratique » pour affronter l’aristocratie et son esprit contemplatif, mais pas de manière dialectique uniquement au prolétariat – comme l’a fait Lénine.

Tout le spectre intellectuel italien des années 1910-1920 part d’une réflexion sur la philosophie de « praxis » définie par Antonio Labriola et d’une lutte acharnée pour imposer sa propre version.

Au triomphe initial de Benedetto Croce dans la monarchie constitutionnelle succédera celui de Giovanni Gentile avec la monarchie fasciste, tandis qu’Amadeo Bordiga aura la main-mise initiale sur le Parti Communiste italien, avant qu’Antonio Gramsci ne devienne le principal opposant idéologique au régime.

On ne peut pas comprendre le succès du fascisme comme « philosophie de la praxis » sans voir que toutes les variantes politiques étaient elles-mêmes une « philosophie de la praxis », donc incapable de se confronter idéologiquement et culturellement au fascisme.

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Le futurisme italien

L’approche de Luigi Pirandello en littérature, dans le roman et le théâtre, trouve son plus proche parent dans le futurisme, un mouvement artistique fondé et dirigé de manière despotique par Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944).

Ce dernier puise directement dans le symbolisme-décadentisme, mais de par les particularités italiennes, cela se transforme non pas en élitisme de la mise à l’écart esthétisante des artistes, mais par l’appel à la prise de contrôle des destinées artistiques du pays.

Le futurisme se veut donc un ultra-modernisme, un culte de l’énergie créatrice systématisée de manière la plus complète par une aristocratie de la pensée et de l’action. Le parallèle avec le fascisme est évident et le futurisme sera un ardent soutien de celui-ci.

Exemple de poésie futuriste
traduite en français

En pratique d’ailleurs, de par les références géométriques systématiques, le futurisme se pose comme idéologie de la bourgeoisie moderniste, en conflit avec l’académisme de la bourgeoisie catholique et agraire.

C’est le sens de l’affirmation dans l’un des très nombreux manifestes futuristes, tous remplis de provocations et d’insultes pour « marquer » l’époque, selon laquelle une belle voiture de course serait plus belle que la statue de l’Antiquité grecque appelée la victoire de Samothrace.

Appel à la participation à la première guerre mondiale, réalisé en 1914 par F.T. Marinetti, Umberto Boccioni, Carlo Carrà, Luigi Russolo et Ugo Piatti

Le futurisme, c’est l’éloge du mouvement, de la technique, de la modernité. Dans le manifeste publié en français dans le quotidien conservateur Le Figaro, en 1909, on découvre une rhétorique qui est la même que le fascisme :

« Enfin la Mythologie et l’Idéal mystique sont surpassés (…).

1. Nous voulons chanter l’amour du danger, l’habitude de l’énergie et de la témérité.

2. Les éléments essentiels de notre poésie seront. le courage, l’audace et la révolte.

3. La littérature ayant jusqu’ici magnifié l’immobilité pensive, l’extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing.

(…)

9. Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde, – le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme.

10. Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires.

11. Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés; les paquebots aventureux flairant l’horizon; les locomotives au grand poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier bridés de longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des claquements de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste. »

Le futurisme est, dans les faits, un élitisme symboliste-décadentiste tourné vers les foules auparavant méprisées et niées. Le fait d’avoir publié le principal manifeste futuriste dans Le Figaro se situe d’ailleurs directement dans le prolongement de la publication du manifeste du symbolisme dans ce même quotidien.

Le ton de Filippo Marinetti est empli de lyrisme forcené, à la fois véhément et incompréhensible, dans l’esprit d’Arthur Rimbaud.

Aeroritratto di Mussolini aviatore par Alfredo Gauro Ambrosi, 1930

Le grand paradoxe, incompréhensible pour les commentateurs bourgeois, est que le futurisme ultra-moderniste est directement issu du dandysme conservateur idéaliste et esthétisant.

Voici comment Filippo Marinetti lui-même explique la naissance du futurisme :

« Nous renions nos maîtres symbolistes, derniers amants de la lune (…). Nous avons tout sacrifié au triomphe de cette conception futuriste de la vie.

A tel point qu’aujourd’hui nous haïssons, après les avoir infiniment aimés, nos glorieux pères intellectuels : les grands génies symbolistes Edgar Poe, Baudelaire, Mallarmé et Verlaine. »

En France, nous avons une figure littéraire très connue qui correspond exactement à cette définition faite par Filippo Marinetti : Guillaume Apollinaire, qui par ailleurs vivait pareillement l’esthétisme dandy et l’ultra-nationalisme et dont la poésie est clairement futuriste, ce qui est toujours « oublié » par les commentateurs bourgeois.

Voici comment Guillaume Apollinaire, dans la revue dont il était co-directeur, Les soirées de Paris, en février 1914, présente le futurisme :

« La nouvelle technique des mots en liberté sortie de Rimbaud, de Mallarmé, des symbolistes en général et du style télégraphique en particulier, a, grâce à Marinetti, une grande vogue en Italie; on voit même quelques poètes l’employer en France sous forme de simultanéités semblables aux chœurs qui figurent dans les livrets d’opéra (…).

Les mots en liberté, eux, peuvent bouleverser les syntaxes, les rendre plus souples, plus brèves; ils peuvent généraliser l’emploi du style télégraphique.

Mais quant à l’esprit même, au sens intime et moderne et sublime de la poésie, rien de changé, sinon qu’il y a plus de rapidité, plus de facettes descriptibles et décrites, mais tout de même éloignement de la nature, car les gens ne parlent point au moyen de mots en liberté.

Les mots en liberté de Marinetti amènent un renouvellement de la description et à ce titre ils ont de l’importance, ils amènent également un retour offensif de la description et ainsi ils sont didactiques et antilyriques.

Certes, on s’en servira pour tout ce qui est didactique et descriptif, afin de peindre fortement et plus complètement qu’autrefois. Et ainsi, s’ils apportent une liberté que le vers libre n’a pas donnée, ils ne remplacent pas la phrase, ni surtout le vers: rythmique ou cadencé, pair ou impair, pour l’expression directe.

Et pour renouveler l’inspiration, la rendre plus fraîche, plus vivante et plus orphique, je crois que le poète devra s’en rapporter à la nature, à la vie.

S’il se bornait même, sans souci didactique, à noter le mystère qu’il voit ou qu’il entend, il s’habituerait à la vie même comme l’ont fait au dix-neuvième siècle les romanciers qui ont ainsi porté très haut leur art, et la décadence du roman est venue au moment même où les écrivains ont cessé d’observer la vérité extérieure qui est l’orphisme même de l’art. »

On a ici un éloge du subjectivisme et de l’intervention dans la réalité, au moyen d’un art aux propriétés « magiques ». Il ne faut pas simplement contempler le « mystère », comme dans le symbolisme-décadentisme, mais le poursuivre, ou comme l’explique le manifeste futuriste publié dans Le Figaro, « La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l’homme ».

Tout comme dans le théâtre de Luigi Pirandello, l’individu intervient dans la réalité en choisissant son « masque », sa personnalité, le futurisme appelle à l’intervention de manière impérieusement agressive, dans un sens « moderne », de renouvellement subjectiviste.

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Pirandello et l’esprit existentialiste

La France a toujours possédé des liens étroits avec l’Italie. C’est une nation en quelque sorte cousine, si ce n’est sœur, et il est considéré que finalement la différence entre Français et Italiens ne tient qu’à quelques différences de tempérament, de mentalités. Historiquement, la figure de Benito Mussolini n’a ainsi jamais pu être prise au sérieux en France, pays où le classicisme et les Lumières ont amené une exigence de propreté formelle, de linéarité dans l’expression.

Benito Mussolini apparaît pour cette raison, comme une figure de la commedia dell’arte, qu’on ne peut pas prendre au sérieux. Le fascisme italien est dévalué comme une sorte d’aventure foklorique propre à l’Italie, à placer au même niveau que les simulations des joueurs italiens de football ou les frasques de Silvio Berlusconi, l’entrepreneur qui a dirigé l’Italie pendant de longues années.

Saisir le fascisme italien exige de sortir d’une telle approche totalement erronée, ne pas le faire étant céder aux préjugés. Le fascisme italien n’est pas un phénomène ridicule, folklorique, un coup de folie temporaire, un épiphénomène. Bien au contraire. 

Il est une démarche visant à frapper les esprits et il a pu fasciner : il se présente, en effet, comme une philosophie de la vie, consistant à refuser la vie commode, avec un culte de l’expérience transcendante de l’aventurier, une fascination pour la camaraderie relevant de l’esprit légionnaire.

Le fascisme se veut la solution aux problèmes moraux et sociaux, par l’unification des classes sociales au nom des intérêts de la nation, avec comme moteur une idéologie sociale communautaire de type catholique d’orientation nationale-syndicaliste. Quant aux masses, elles sont mobilisées en permanence, avec un élan général de la société vers la guerre, mise en scène comme l’aboutissement par excellence de la volonté de puissance, de la réalisation de l’individu.

Le fascisme se veut la résolution aux questions « existentielles » de l’individu et ce qui frappe alors, lorsqu’on regarde la nature du fascisme italien, c’est son succès. Indéniablement, une large partie de l’opinion publique italienne s’est sentie galvanisée par l’idéal fasciste, par sa dynamique, son style.

Le fascisme répondait bien à un besoin propre à la société italienne, avec ses caractéristiques. Par conséquent, si l’on veut comprendre le sens profond du fascisme italien, saisir les raisons qui font que la majorité de la population italienne a apprécié le fascisme, le soutenant ouvertement ou au moins tacitement, il faut porter son attention sur les mentalités propres à l’Italie d’alors.

L’intérêt de regarder les œuvres du dramaturge italien Luigi Pirandello (1867-1936) réside dans le fait qu’il a été le plus grand auteur institutionnel du régime, alors que son œuvre avait été écrite principalement avant le fascisme et que c’est en connaissance de cause que cet auteur a rejoint Mussolini.

Il y a ici une convergence, tout à fait similaire et parallèle à celle entre le fascisme et le mouvement artistique dénommé le futurisme. Il y a ici un individualisme psychologisant violent qui a été développé, parallèlement par Luigi Pirandello, le futurisme et le fascisme, se reconnaissant mutuellement, s’unifiant par moments, convergeant dans tous les cas.

Quel est le moteur de cet individualisme psychologisant violent ? C’est, tout simplement, un dépassement du catholicisme lié à la féodalité porté par l’Italie su Sud. Le fascisme, tout comme le futurisme ou le théâtre de Luigi Pirandello, se sépare de ce catholicisme ; au sens strict, il s’agit ici de l’élaboration d’une idéologie de l’individu bourgeois capable d’indépendance, ayant une identité propre et en mesure de prendre seul ses décisions, dans le respect total des institutions, seule certitude existant, la personnalité n’étant que relative.

C’est conforme aux besoins idéologiques de l’Italie du Nord, dominée par une bourgeoisie industrielle avide de modernisme décidant de faire en sorte que l’alliance avec la bourgeoisie propriétaire terrienne du Sud bascule en sa faveur.

C’est ce « modernisme » qui donnera un écho d’« avant-garde » au futurisme et au théâtre de Luigi Pirandello, ce dernier étant présenté par les intellectuels bourgeois comme premier dramaturge « moderne » ; au sens strict, Samuel Beckett et Albert Camus ne sont de fait que de sous-Pirandello.

Luigi Pirandello

L’œuvre la plus représentative de celui-ci est intitulée Six personnages en quête d’auteur, qui date de 1921, soit juste avant la prise du pouvoir par le fascisme.

On y retrouve une mise en abîme typique de Luigi Pirandello, auteur imprégné de baroque à l’italienne et dont le contenu idéologique des pièces ne remet absolument jamais l’ordre social en cause, tout en se focalisant sur une crise existentielle de l’identité.

Dans cette pièce, on assiste à la mise en place d’une pièce de théâtre avec des acteurs, quand subitement arrivent des « personnages » devenus réels et demandant au metteur en scène de les « réaliser », l’auteur leur ayant donné naissance ayant abandonné le projet en cours de route.

C’est alors le prétexte à une réflexion sur ce qu’est un individu, sur son identité, aux multiples possibilités qu’il peut réaliser ou pas. Le fascisme ne dit pas autre chose : la psychologie d’un individu consiste en ses choix, ses décisions, ses réalisations, dans une construction permanente.

Voici par exemple une discussion entre le directeur du théâtre et un « personnage » :

LE DIRECTEUR, s’adressant comme stupéfait et irrité à la fois aux acteurs. — Oh, mais vous savez qu’il faut un fameux toupet ! Quelqu’un qui se fait passer pour un personnage, venir me demander à moi qui je suis !

LE PÈRE, avec dignité, mais sans hauteur. — Un personnage, monsieur, peut toujours demander à un homme qui il est. Parce qu’un personnage a vraiment une vie à lui, marquée de caractères qui lui sont propres et à cause desquels il est toujours « quelqu’un ». Alors qu’un homme – je ne parle pas de vous à présent – un homme pris comme ça, en général, peut n’être « personne ».

LE DIRECTEUR. — Soit ! Mais vous me le demandez à moi qui suis le Directeur de ce théâtre ! Le Chef de troupe ! Vous avez compris ?

LE PÈRE, presque en sourdine, avec une humilité mielleuse. — Je vous le demande seulement, monsieur, pour savoir si, vraiment, tel que vous êtes à présent, vous vous voyez… tel que vous voyez, par exemple, avec le recul du temps, celui que vous étiez autrefois, avec toutes les illusions que vous vous faisiez alors, avec, en vous et autour de vous, toutes les choses telles qu’elles vous semblaient être alors – et telles qu’elles étaient réellement pour vous ! – Eh bien, monsieur, en repensant à ces illusions que vous ne vous faites plus à présent, à toutes ces choses qui, maintenant, ne vous « semblent » plus être ce qu’elles « étaient » jadis pour vois, est-ce que vous ne sentez pas se dérober sous vos pieds, je ne dis pas les planches de ce plateau, mais le sol, le sol lui-même, à la pensée que, pareillement, « celui » que vous avez le sentiment d’être maintenant, toute votre réalité telle qu’elle est aujourd’hui est destinée à vous paraître demain une illusion ?

LE DIRECTEUR, sans avoir très bien compris, effaré par cette argumentation spécieuse. — Et alors ? Où voulez-vous en venir ?

LE PÈRE. — Oh, à rien, monsieur. Qu’à vous faire voir que si nous autres (il indique de nouveau lui-même et les autres personnages), nous n’avons pas d’autre réalité que l’illusion, vous feriez bien, vous aussi, de vous défier de votre réalité, de celle que vous respirez et que vous touchez en vous aujourd’hui, parce que – comme celle d’hier – elle est destinée à se révéler demain pour vous une illusion.

LE DIRECTEUR, se décidant à prendre la chose en plaisanterie. — Ah, oui ! Et dites donc, pendant que vous y êtes, que vous-même, avec cette pièce que vous venez me jouer ici, vous êtes plus vrai et plus réel que moi !

Chez Luigi Pirandello, un « personnage » ne consiste qu’en un rôle, une attitude, une histoire, de manière bien précise. Mais la vie elle-même est un théâtre où chaque individu peut avoir une infinité de masques, de personnages.

La vie fuit ainsi, inlassablement ; voilà pourquoi la seule possibilité qu’il y a à être réellement vivant, c’est de choisir de manière perpétuelle, de prendre un masque qu’on considère le meilleur. C’est là la philosophie du fascisme, et l’existentialisme ne dit pas autre chose.

La pièce La volupté de l’honneur est du même acabit : un homme désargenté accepte de jouer le jeu d’être un mari virtuel pour une femme tombée enceinte, son amant étant déjà marié et ne pouvant divorcer dans le cadre de la société italienne de l’époque. Le mari virtuel se prend au jeu et finalement est accepté par la femme comme le véritable mari, dans un désordre psychologique où, à chaque étape, l’esprit doit « choisir » quel personnage il veut être.

Luigi Pirandello

Toutes les œuvres de Luigi Pirandello se fondent sur ce même relativisme individuel, comme par exemple avec la pièce Così è (se vi pare) – « Cela est (comme il vous paraît) », traduit en français par Chacun sa vérité.

Une femme enfermée par son mari se tient à la balustrade de son appartement, communiquant avec sa mère par un panier tendu par une ficelle. Le mari dit que c’est sa seconde femme et que la mère est en réalité la mère de sa première femme, la mère prétend que son beau-fils est fou, quant à la femme elle prétend que les deux ont raison ! C’est le choix qu’elle a fait d’accepter les deux vérités qui deviennent « sa » vérité…

Dans la pièce Ciascuno a suo modo, Chacun à sa guise, on a pareillement une femme désireuse d’échapper à son mariage en trompant son fiancé qui tombe « réellement » amoureux de la personne avec qui elle est sortie pour provoquer une rupture, qui est le fiancé de la sœur de son fiancé. Dans la seconde partie, des gens se reconnaissent dans la pièce et cela provoque un conflit d’identités sans fin, jusqu’à ce qu’un couple se forme, par « choix » de rendre réel ce qui n’avait été qu’un « jeu ».

Dans Henri IV, des gens jouant à représenter la cour découvrent qu’à la suite d’une chute, la personne jouant Henri IV s’imagine par la suite l’être vraiment. A un moment il guérit, mais tellement de temps a passé qu’il préfère secrètement continuer à jouer son rôle, afin de trouver une place dans la société en continuant tel quel.

Dans Un, personne et cent mille, roman datant de 1924, le personnage principal, un jeune rentier, décide de changer de vie après que sa femme lui ait fait remarquer qu’il a le nez un peu de travers. Toute l’image qu’il a de lui-même en est perturbée.

On retrouve déjà cette approche dans Feu Mathias Pascal, roman de 1904 où un homme abandonne tout en raison de ses dettes et fait fortune à la roulette, avant de s’apercevoir qu’on le croit mort. Il mène une nouvelle vie, tombe amoureux mais abandonne tout en raison de son absence de papiers. Retourné au pays, il apprend que sa femme s’est remariée et il écrit alors son autobiographie, consistant en le roman lui-même.

Toutes les œuvres de Luigi Pirandello, nombreuses, suivent cette démarche, dont la vision du monde est précisément celle de l’existentialisme fasciste, avec le mouvement vital devant être canalisé.

Luigi Pirandello résumera cela ainsi :

« L’art est le règne de la création achevée, tandis que la vie se développe, comme le veut sa loi, dans une variation infinie et un changement perpétuel.

Chacun de nous cherche à se créer lui-même, à réaliser sa propre vie au moyen des mêmes facultés spirituelles que le poète créant l’oeuvre d’art ; et effectivement, plus un individu est doué de telles facultés et mieux il sait les employer, plus il réussit à s’élever à un niveau supérieur et à y établir sa vie dans une consistance durable. »

On choisit sa vie, en toute connaissance de cause, on choisit qui on est, comment on est, grâce à une subjectivité toute-puissante, permettant de devenir qui on a choisi d’être. C’est là la base précise du fascisme italien.

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François Mitterrand et le rapport entre réaction et Ve République

François Mitterrand ne défend pas le régime de IVe République dans Le coup d’État permanent ; au contraire il s’en moque de manière lyrique :

« Dans une société universelle où il ne se serait rien passé, où il n’y aurait eu ni Amérique, ni Russie, ni ouvriers, ni patrons, ni colonies, ni émancipation, ni bombe atomique, ni rampe de lancement, ni monnaie, ni prix, ni air, ni eau, ni feu, notre politique eût été admirable.

On l’eût offerte en exemple au monde puisque rien ne pouvait le surprendre.

Mais de l’événement, que faire? Indochine, Tunisie, Maroc, Algérie, salaires, franc, cela bougeait, menaçait, corrompait l’équilibre le plus savant. »

Fin observateur, il n’en remarque que mieux l’alliance des deux courants réactionnaires derrière de Gaulle : celui se plaçant derrière de Gaulle dès 1940 et celui en mode « impérial » n’ayant fait un volte-face pro-Allié qu’en 1942-1943.

Il raconte une anecdote révélatrice à ce sujet.

« Je me souviens de cette nuit tragique et douce du 25 août 1944. Avec les responsables de la Résistance j’attendais à la préfecture de police les détachements avancés de la division Leclerc.

Nous étions là, par petits groupes dans les embrasures des fenêtres, qui guettions l’arrivée de nos frères victorieux. Par la coulée de la Seine, le ciel, jusqu’aux limites de l’Occident, ressemblait, étoiles d’or sur champ bleu, au manteau de Saint Louis.

Minuit sonna. J’aurais aimé qu’un symbole supplémentaire vint s’ajouter à la solennité de l’heure. Il me semblait que le cortège des grandeurs, que le cortège des douleurs venus des profondeurs de notre Histoire allaient enfin se rencontrer pour se fondre dans l’unité de notre peuple.

Il n’y avait plus de Français humiliés ni de gloire à glaner contre son propre frère. La grâce obscure des veilles héroïques pénétrait le cœur de Paris.

Soudain des coups de feu trouèrent le silence. Des adversaires invisibles achevaient leur combat. Boulevard Saint-Michel des chars «Tigre» protégeaient la retraite des derniers traînards allemands. On nous apprit que l’avant-garde alliée n’atteindrait la porte d’Orléans que le lendemain matin.

Au petit jour comme je rentrais chez les amis qui m’hébergeaient, je croisai, rue Danton, un ancien camarade de la Sorbonne qui vint vers moi.

Lui aussi avait vécu, éveillé, cette nuit de la Libération. Lui aussi avait rêvé aux riches heures du destin français.

Mais quand je lui dis : «De Gaulle arrivera demain», son visage se ferma. Il me répondit seulement : «Demain, la dissidence de 1940 liquidera l’Empire.»

Et voilà cependant que, quatorze ans plus tard, les deux factions rivales découvraient que leur commune haine de la République était plus forte et plus vivace que les rancœurs de leur longue querelle.

Sans doute chacun des conjurés nourrissait-il l’espoir d’écarter l’autre du bénéfice de la victoire. Sans doute lorsque l’heure en viendra, le règlement de comptes un moment délaissé pour l’entreprise séditieuse s’achèvera-t-il inexpiablement.

Mais comment oublier qu’à l’heure où la République était à leur merci, taisant aussi bien leurs souvenirs que leurs ambitions, ils se sont engagés du même pas sur le petit bout de chemin qui mène au coup d’Etat? »

Seulement, cette dénonciation de la réaction va se muer en critique de de Gaulle seulement. Car François Mitterrand croit en la neutralité de l’État et même, s’il devient socialiste par la suite, c’est pour protéger, finalement, l’État d’influences extérieures trop marquées.

François Mitterrand dit ainsi, de manière fort juste :

« En remplaçant la représentation nationale par l’infaillibilité du chef, le général de Gaulle concentre sur lui l’intérêt, la curiosité, les passions de la nation et dépolitise le reste. »

On peut très bien y voir une dénonciation de la Ve République en général, ce qui serait juste. Le présidentialisme personnalise et dépolitise. Seulement, porté lui-même par l’impérialisme français, François Mitterrand ne pouvait que réduire la dimension réactionnaire à de Gaulle.

Il faut pour bien cerner cela lire la citation dans son ensemble, où François Mitterrand dénonce une technocratie d’État tolérant de Gaulle – il ne voit pas l’État comme un bloc, mais un objet neutre victime de projections autoritaires.

« Au sein de l’administration il [=le technocrate] connaît ses plus belles heures. La camaraderie de promotion préférée à l’esprit d’obéissance, un réseau d’ambitions toutes neuves enserre la vie nationale.

Une affaire que ne parviennent pas à régler entre eux les ministres ou les super-préfets, leurs chefs de cabinet, s’ils proviennent de l’E.N.A., la résolvent au téléphone.

La technocratie administrative s’est ralliée à la victoire gaulliste mais ne s’est ralliée qu’à la victoire. Elle supporte, elle subit, elle accepte, elle exécute, elle profite mais elle n’aime pas.

Ce qu’elle aime, c’est l’Etat, un Etat-symbole dont elle assume la fonction. En quête de l’Etat elle se figure qu’aux lieu et place des hommes et des partis politiques qui se querellent et s’annulent, du Parlement qui se soumet, des complots qui se trament, elle seule représente l’absent. Elle est comme le régent d’un royaume dont l’héritier mineur ne grandira jamais. Gardienne d’un principe, elle ne prépare l’avènement de personne.

Et peu à peu elle s’invente un monde imaginaire où les individus sont contribuables, automobilistes, piétons, assujettis à la Sécurité sociale, usagers du métro, visiteurs de musée ou de zoo, jamais citoyens responsables, où le peuple n’est que la toile de fond d’une scène sur laquelle parlent et bougent, meneurs de jeu, les initiés.

Pour l’heure, le gaullisme, qui ne l’a pas séduite, lui convient.

En substituant l’infaillibilité du chef à la responsabilité de la représentation nationale, le général de Gaulle concentre sur lui l’intérêt, la curiosité, les passions de la Nation et dépolitise le reste.

Or, la technocratie administrative déteste et jalouse la politique, vierge folle qui court et musarde hors du logis, tandis qu’elle, vierge sage, tient la maison. »

Cette réduction des défauts de la Ve République à de Gaulle va être d’autant plus fort que le gaullisme va mettre en place à partir de 1960 le Service d’Action Civique (SAC), avec un mélange de gaullistes, de truands, d’agents des services et de policiers, etc.

Les « barbouzes » agissent au service du gaullisme en maniant le chantage, le trafic de drogues l’extorsion de fond, le vol, le trafic d’armes le blanchiment d’argent sale, même le meurtre, etc., en étant souvent couverts par la police voire les services secrets, etc.

Combattre le gaullisme devient alors une priorité et l’analyse concrète du régime disparaît alors, avec une soumission à cette forme parfaitement en phase avec la nature de l’impérialisme français.

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François Mitterrand et la Ve République comme France «personnalisée»

Dans Le coup d’État permanent publié en 1964, François Mitterrand ne s’attaque pas tant au régime dans sa structure que dans sa forme impliquant une personnalisation du pouvoir. L’œuvre, écrite de manière très stylisée, condamne ainsi la tendance française à se précipiter dans les bras d’un sauveur. Voici comment cela est formulé notamment :

Ainsi va la France «personnalisée». Je connais des Français qui s’en émerveillent, qui ne sont pas choqués de voir leur Patrie réduite aux dimensions d’un homme, fût-il de belle envergure, et qui se réjouissent d’avoir renoncé à exercer pleinement leurs droits de citoyens responsables.

Ces Français-là s’ennuyaient sans de Gaulle.

Certains républicains avaient besoin de la petite excitation des crises ministérielles. Eux ont du vague à l’âme dès qu’ils sont privés du frisson que leur procure le meilleur artiste de la Télévision, le dernier des monstres sacrés. Il leur plaît de constater que Staline, Roosevelt, Kennedy et Churchill éliminés par la mort ou par la vieillesse, la France reste le seul des grands pays dirigé par un premier rôle patenté.

Serait-elle privée du général de Gaulle que la France les intéresserait moins ou plus du tout. Ils redeviendraient ce qu’ils étaient, foncièrement, naturellement inaptes à la démocratie.

L’Histoire fabriquée par les grands hommes, délimitée par les dates de batailles, l’avènement d’un roi, le mariage d’une princesse, la disgrâce d’un ministre, réveillée par un coup d’Etat, coulée dans le moule d’une dynastie, voilà comment ils l’aiment.

La lente maturation d’un peuple, l’anonymat du progrès, la lutte des classes, la vocation du plus grand nombre à éloigner de la scène les personnages qui monopolisent l’attention de leur temps avec un immuable numéro de prestidigitation, cela manque, pour leur goût, de piment.

Ils ne distinguent plus la France dans ce qui leur apparaît comme une mêlée confuse. Ils ont hâte de voir une tête dépasser le rang, et d’obéir à la vieille musique du droit divin tirée de la mythologie du moment.

L’approche est d’esprit démocratique-bourgeoise, sur un mode très exigeant et François Mitterrand n’hésite pas à qualifier le gaullisme de sorte de variété affaiblie du fascisme :

En 1958, le gaullisme, variété hybride et édulcorée du virus qui faillit naguère emporter l’Occident, avait, il faut l’admettre, de quoi rassurer les républicains. Son astuce fut d’amener ceux-ci à le considérer comme un moindre mal, danger bénin auprès du péril mortel figuré par les communistes («Jules Moch fait distribuer des armes aux milices populaires! ») et par le putsch militaire (« Si vous n’avez pas le général vous aurez les colonels!»).

D’où, finalement, une critique du régime lui-même, présenté comme une sorte de monarchie où le roi est élu dans un esprit plébiscitaire. La critique est juste, elle cogne adéquatement :

Qu’est-ce que la V e République sinon la possession du pouvoir par un seul homme dont la moindre défaillance est guettée avec une égale attention par ses adversaires et par le clan de ses amis?

Magistrature temporaire? Monarchie personnelle? Consulat à vie? pachalik? Et qui est-il, lui, de Gaulle? duce, führer, caudillo, conducator, guide? A quoi bon poser ces questions?

Les spécialistes du Droit constitutionnel eux-mêmes ont perdu pied et ne se livrent que par habitude au petit jeu des définitions.

J’appelle le régime gaulliste dictature parce que, tout compte fait, c’est à cela qu’il ressemble le plus, parce que c’est vers un renforcement continu du pouvoir personnel qu’inéluctablement il tend, parce qu’il ne dépend plus de lui de changer de cap.

Je veux bien que cette dictature s’instaure en dépit de de Gaulle.

Je veux bien, par complaisance, appeler ce dictateur d’un nom plus aimable : consul, podestat, roi sans couronne, sans chrême et sans ancêtres.

Alors, elle m’apparaît plus redoutable encore.

François Mitterrand se fait ici le héraut de toute une tradition démocratique-bourgeoise, allant du centre, de la franc-maçonnerie, aux socialistes à la Jean Jaurès. Sa base est la petite-bourgeoisie intellectuelle, mais également la bourgeoisie libérale, les syndicats, les cadres intermédiaires et les techniciens.

C’est une opposition qui cherche à se positionner uniquement contre de Gaulle comme symbole du pouvoir personnel, ayant par contre capitulé sur la nature anti-démocratique de l’entreprise en général, considérant qu’il ne serait pas possible de renverser entièrement la tendance.

La ligne du Parti Socialiste et du Parti Communiste Français se situent à partir de 1958 exactement sur cette ligne. Il s’agit simplement de contrer la dynamique réactionnaire cherchant à utiliser la Ve République. La remise en cause complète de la Ve République n’est pas considérée comme une option réalisable.

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François Mitterrand, principal opposant à de Gaulle

François Mitterrand publia en 1964 un ouvrage intitulé Le coup d’État permanent, qui dénonçait vigoureusement le gaullisme comme système politique utilisant le régime pour pratiquer une dictature masquée.

Voici comment il raconte le coup de force de de Gaulle pour amener l’élection présidentielle à passer par le suffrage universel :

Le déroulement de cette querelle vaut d’être conté : il montrera jusqu’où va la corruption du système. En juin 1962 le bruit se répandit dans les milieux politiques que le général de Gaulle songeait à obtenir du peuple qu’il décidât qu’à l’avenir l’élection du président de la République se fît au suffrage universel. On murmurait en même temps qu’en dépit des dispositions constitutionnelles en vigueur le chef de l’Etat s’adresserait directement à la Nation en ignorant le Parlement.

Certaines personnalités s’émurent de cette dernière information. M. Paul Reynaud se rendit chez le Premier Ministre et en revint rassuré au point de déclarer à la presse qu’il savait de source sûre «qu’il n’y aurait pas de viol de la Constitution». Le président du Conseil constitutionnel, M. Léon Noël, interrogé par M. Monnerville, opina dans le même sens.

Et au Sénat, lors d’un débat sur ce sujet, le secrétaire d’Etat, M. Dumas, qui représentait le gouvernement, jura ses grands dieux qu’il n’était pas question d’une révision et que si par extraordinaire le président de la République était amené à prendre une initiative en la matière ce ne serait, évidemment et par définition, que dans l’observance la plus stricte de la Constitution. L’alerte passée, le Parlement respira.

Puis il y eut l’attentat du Petit-Clamart [contre de Gaulle]. Et l’offensive présidentielle se précisa. Fin septembre, un projet de loi portant révision de l’article 6 qui concerne les conditions d’élection du président de la République fut communiqué pour information au Conseil constitutionnel.

Mais l’examen du texte horrifia si fort nos conseillers suprêmes que, par un réflexe inattendu, ils cherchèrent d’abord refuge du côté de la dignité. Un mémorable 2 octobre fut leur jour de gloire et de misère. Prêts, le matin, à mourir pour la loi ils votèrent par 7 voix contre 4 un avis qui condamnait la procédure envisagée et qui récusait à l’avance la validité de la consultation populaire.

Puis ils suspendirent leur séance pour permettre à M. Léon Noël d’exposer leurs motifs au général de Gaulle. Las! Un quart d’heure plus tard le téméraire président, livide, l’oreille basse, rapportait à ses collègues que le chef de l’Etat s’était, pour tout potage, contenté de formuler en trois mots une assez peu flatteuse appréciation sur leur haute assemblée aussi bien que sur la qualité de leurs travaux.

Le plus haut magistère de la Ve République ne se le fit pas dire deux fois, leva la barricade et partit se coucher. Le référendum eut lieu le 28 octobre et par près de 65 % des suffrages le général de Gaulle obtint gain de cause.

Aussitôt le président du Sénat, usant du droit que lui confère l’article 61, déféra au Conseil constitutionnel et avant sa promulgation la loi référendaire, afin que cette loi fût déclarée non conforme à la Constitution. Derechef le Conseil se réunit.

Mais cette fois-ci, toujours par 7 voix contre 4 et M. Michard-Pélissier gardien prototype de la loi étant rapporteur, il revint, toute honte bue, sur son avis du 2 octobre (avec d’autant plus de sérénité que cet avis n’a jamais été publié et n’est pas près de l’être – à moins que l’analyse que j’en donne ici n’oblige ses auteurs ou à démentir mon propos, ou, par leur silence, à le confirmer).

Vient à l’esprit le mot de Chateaubriand : «Il y a des temps où l’on ne doit dépenser le mépris qu’avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux.»

Et concluons avec M. Monnerville : «Si le Conseil constitutionnel n’a pas compétence pour apprécier une violation si patente et si grave de la Constitution, qui l’aura dans notre pays? En se déclarant incompétent, dans une conjoncture capitale pour l’avenir des institutions républicaines, il vient de se suicider.»

François Mitterrand fut alors la principale figure dénonçant la collusion complète de tous les niveaux de l’appareil d’État avec le gaullisme. Il n’y avait plus aucun espace pour une opposition quelconque.

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La Ve République et l’introduction d’un président plébiscitaire

Très rapidement, l’aura de de Gaulle s’est atténuée et celui-ci a décidé de modifier l’élection présidentielle. Sa logique était qu’un parti prédominerait dans l’ensemble des institutions, mais ses exigences de dépolitisation s’avéraient un rêve réactionnaire.

Aussi décida-t-il de modifier l’élection du président de la République, ce qu’il annonça dans une allocution télévisée le 20 septembre 1962. C’est là quelque chose de très important, car de Gaulle pose la légitimité de ses successeurs. Il explique ouvertement que seul un plébiscite peut leur apporter suffisamment de crédibilité.

On passe ainsi d’un régime autoritaire défensif, arc-bouté sur son corporatisme municipal et choisissant le président, à un régime autoritaire offensif, avec un président-stratège déterminant les orientations au lieu de simplement les refléter.

Avec cela, le régime passe d’un formalisme conservateur à une ligne de fuite en avant permanente portée par le président.

Voici comment de Gaulle présente ce qui est, de fait, une exigence de sa part :

Depuis que le peuple français m’a appelé à reprendre officiellement place à sa tête, je me sentis naturellement obligé de lui poser, un jour, une question qui se rapporte à ma succession, je veux dire celle du mode d’élection du chef de l’État. Des raisons que chacun connaît m’ont récemment donné à penser qu’il pouvait être temps de le faire.

Qui donc aurait oublié quand, pourquoi, comment, fut établie notre Constitution ? Qui ne se souvient de la mortelle échéance devant laquelle se trouvaient, en mai 1958, le pays et la République en raison de l’infirmité organique du régime d’alors ?

Dans l’impuissance des pouvoirs, apparaissaient, tout à coup, l’imminence des coups d’État, l’anarchie généralisée, la menace de la guerre civile, l’ombre de l’intervention étrangère. Comme tout se tient, c’est au même moment que s’ouvrait devant nous le gouffre de l’effondrement monétaire, financier et économique.

Enfin, ce qu’il y avait d’absurde et de ruineux dans le conflit algérien, après la guerre d’Indochine et à l’annonce de graves déchirements  dans l’ensemble de l’Afrique noire, démontrait la nécessité de changer en coopération de pays indépendants les rapports qui liaient la France et ses colonies, tandis que le système tâtonnant et trébuchant des partis se trouvait hors d’état de trancher ce qui devait l’être et de maîtriser les secousses qu’une pareille transformation allait forcement susciter.

C’est alors qu’assumant de nouveau le destin de la patrie, j’ai, avec mon Gouvernement, proposé au pays l’actuelle Constitution. Celle-ci, qui fut adoptée par 80 % des votants, a maintenant quatre ans d’existence. On peut donc dire qu’elle a fait ses preuves.

La continuité dans l’action de l’État, la stabilité, l’efficacité et l’équilibre des pouvoirs, ont remplacé, comme par enchantement, la confusion chronique et les crises perpétuelles qui paralysaient le système d’hier, quelle que pût être la valeur des hommes. Par là même, portent maintenant leurs fruits le grand effort et le grand essor du peuple français.

La situation de la France au-dedans et au-dehors a marqué d’éclatants progrès, reconnus par le monde entier, sans que les libertés publiques en aient été aliénées. Le grave et pénible problème e la décolonisation a été, notamment, réglé. Certes, l’oeuvre que nos avons encore à accomplir est immense, car, pour un peuple, continuer de vivre c’est continuer d’avancer.

Mais personne ne croit sérieusement que nous pourrions le faire si nous renoncions à nos solides institutions. Personne, au fond, ne doute que notre pays se trouverait vite jeté à l’abîme, si par malheur nous le livrions de nouveau aux jeux stériles et dérisoires d’autrefois.

Or, la clé de voûte de notre régime, c’est l’institution nouvelle d’un Président de la République désigné par la raison et le sentiment des Français pour être le chef de l’État et le guide de la France. Bien loin que le président doive, comme naguère, demeurer confiné dans un rôle de conseil et de représentation, la Constitution lui confère, à présent, la charge insigne du destin de la France et de celui de la République.

Suivant la Constitution, le président est, en effet, garant – vous entendez bien ?  garant – de l’indépendance et de l’intégrité du pays, ainsi que des traités qui l’engagent. Bref, il répond de la France.

D’autre part, il lui appartient d’assurer la continuité de l’État et le fonctionnement des pouvoirs.

Bref, il répond de la République.

Pour porter ces responsabilités suprêmes, il faut au chef de l’État des moyens qui soient adéquats. La Constitution les lui donne. C’est lui qui désigne les ministres et, d’abord, choisit le premier. C’est lui qui réunit et préside leurs Conseils. C’est lui, qui, sur leur rapport, prend, sous forme de décrets ou d’ordonnances, toutes les décisions importantes de l’État. C’est lui qui nomme les fonctionnaires, les officiers, les magistrats.

Dans les domaines essentiels de la politique extérieure et de la sécurité nationale, il est tenu à une action directe, puisqu’en vertu de la Constitution, il négocie et conclut les traités, puisqu’il est le chef des armées, puisqu’il préside à la défense.

Par-dessus tout, s’il arrive que la patrie et la République soient immédiatement en danger, alors le Président se trouve investi en personne de tous les devoirs et de tous les droits que comporte le salut public.

Il va de soi que l’ensemble de ces attributions, permanentes ou éventuelles, amène le Président à inspirer, orienter, animer l’action nationale. Il arrive qu’il ait à la conduire directement, comme je l’ai fait, par exemple, dans toute l’affaire algérienne.

Certes, le Premier ministre et ses collègues ont, sur la base ainsi tracée, à déterminer à mesure la politique et à diriger l’administration. Certes, le Parlement délibère et voit les lois, contrôle le gouvernement et a le droit de le renverser, ce qui marque le caractère parlementaire du régime.

Mais, pour pouvoir maintenir, en tout cas, l’action et l’équilibre des pouvoirs et mettre en oeuvre, quand il le faut, la souveraineté du peuple, le président détient en permanence la possibilité de recourir au pays, soit par la voie du référendum, soit par celle de nouvelles élections, soit par l’une et l’autre à la fois.

En somme, comme vous le voyez, un des caractères essentiels de la Constitution de la Ve République, c’est qu ‘elle donne une tête à l’État. Aux temps modernes, où tout est si vital, si rude, si précipité, la plupart des grands pays du monde -. États-Unis, Russie, Grande-Bretagne, Allemagne, etc., en font autant, chacun à sa manière. Nous le faisons à la nôtre, qui est, d’une part démocratique et, d’autre part, conforme aux leçons et aux traditions de notre longue histoire.

Cependant, pour que le Président de la République puisse porter et exercer effectivement une charge pareille, il lui faut la confiance explicite de la nation.

Permettez-moi de dire qu’en reprenant la tête de l’État, en 1958, je pensais que pour moi-même et à cet égard, les événements de l’Histoire avaient déjà fait le nécessaire. En raison de ce que nous avons vécu et réalisé ensemble, à travers tant de peines, de larmes et de sang, mais aussi avec tant d’espérances, d’enthousiasmes et de réussites, il y a entre vous, Françaises, Français, et moi-même un lien exceptionnel qui m’investit et qui m’oblige.

Je n’ai donc pas attaché, alors, une importance particulière aux modalités qui allaient entourer ma désignation, puisque celle-ci était d’avance prononcée par la force des choses. D’autre part, tenant compte de susceptibilités politiques, dont certaines étaient respectables, j’ai préféré, à ce moment-là, qu’il n’y eût pas à mon sujet une sorte de plébiscite formel. Bref, j’ai alors accepté que le texte initial de notre Constitution soumit l’élection du président à un collège relativement restreint d’environ 80 000 élus.

Mais, si ce mode de scrutin ne pouvait, non plus qu’aucun autre, fixer mes responsabilités à l’égard de la France, ni exprimer à lui seul la confiance que veulent bien me faire les Français, la question serait très différente pour ceux qui, n’ayant pas nécessairement reçu des événements la même marque nationale, viendront après moi, tour à tour, prendre le poste que j’occupe à présent.

Ceux-là, pour qu’ils soient entièrement en mesure et complètement obligés de porter la charge suprême, quel que puisse être son poids, et qu’ainsi notre République continue d’avoir une bonne chance de demeurer solide, efficace et populaire en dépit des démons de nos divisions, il faudra qu’ils en reçoivent directement mission de l’ensemble dés citoyens.

Sans que doivent être modifiés les droits respectifs, ni les rapports réciproques des pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire, tels que les fixe la Constitution, mais en vue de maintenir et d’affermir dans l’avenir nos institutions vis-à-vis des entreprises factieuses, de quelque côté qu’elles viennent, ou bien des manœuvres de ceux qui, de bonne ou de mauvaise foi, voudraient nous ramener au funeste système d’antan, je crois donc devoir faire au pays la proposition que voici : quand sera achevé mon propre septennat, ou si la mort ou la maladie l’interrompaient avant le terme, le Président de la République sera dorénavant élu au suffrage universel.

Sur ce sujet, que touche tous les Français, par quelle voie convient-il que le pays exprime sa décision ? Je réponds : par la plus démocratique, la voix de référendum. C’est aussi la plus justifiée, car la souveraineté nationale appartient au peuple et elle lui appartient évidemment, d’abord, dans le domaine constituant.

D’ailleurs, c’est du vote de tous les citoyens qu’a procédé directement notre actuelle Constitution. Au demeurant, celle-ci spécifie que le peuple exerce sa souveraineté, soit par ses représentants, soit par le référendum.

Enfin, si le texte prévoit une procédure déterminée pour le cas où la révision aurait lieu dans le cadre parlementaire, il prévoit aussi, d’une façon très simple et très claire, que le Président de la République peut proposer au pays, par voie de référendum, « tout projet de loi » — je souligne « tout projet de loi » — « portant sur l’organisation des pouvoirs publics », ce qui englobe évidemment, le mode d’élection du président.

Le projet que je me dispose à soumettre au peuple français le sera donc dans le respect de la Constitution que, sur ma proposition, il s’est à lui-même donnée.

Françaises, Français, en cette périlleuse époque et en ce monde difficile, il s’agit de faire en sorte, dans toute la meure où nous le pouvons, que la France vive, qu’elle progresse, qu’elle assure son avenir.

C’est pourquoi, en vous proposant, avant peu, de parfaire les institutions nationales sur un point dont, demain, tout peu dépendre, je crois en toute conscience bien servir notre pays. Mais, comme toujours je ne peux et ne veux rien accomplir qu’avec votre concours. Comme toujours, je vais donc bientôt vous le demander. Alors, comme toujours, c’est vous qui en déciderez.

Vive la République !
Vive la France !

La démarche de de Gaulle relevait directement du coup de force, car légalement il ne pouvait demander cela, ni proposer directement un référendum. Une modification de la constitution exigeait un appui parlementaire aux 3/5e ou un référendum appuyé par le parlement. De Gaulle contournait pourtant le problème en mettant en place un référendum législatif d’initiative gouvernementale.

Le président du Sénat, Gaston Monnerville, accusa pour cette raison le premier ministre Georges Pompidou de « forfaiture ». La crise fut d’ailleurs immédiate, le gouvernement renversé, mais rien n’y fit.

En octobre 1962, avec une participation de quasiment 80 %, 62,25 % soutinrent le nouveau type d’élection. La cour constitutionnelle ne s’opposa jamais à de Gaulle, qui fut réélu président en 1965, avec 44,65 % des voix au premier tour (31,72 % pour François Mitterrand et 15,57 % pour le centriste Jean Lecanuet), puis 55,20 % au second tour (44,80 % pour François Mitterrand).

François Mitterrand se posa alors comme le principal opposant au régime de la Ve République.

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La Ve République et le parlement perpétuellement constitutionnel

La Ve République dispose d’un axe très particulier, puisque la constitution n’est jamais réellement fixée, le parlement ayant des prérogatives largement constitutionnelles. C’est un fait un parlement perpétuellement constitutionnel.

La constitution laisse en suspens toute une série d’aspects essentiels définissant la réalité nationale. Tout peut être changé par la loi, donc par le parlement, comme le formule l’article 34 :

La loi est votée par le Parlement.

La loi fixe les règles concernant :

— les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ; les sujétions imposées par la Défense Nationale aux citoyens en leur personne et en leurs biens ;

— la nationalité, l’état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et libéralités ;

— la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables ; la procédure pénale ; l’amnistie ; la création de nouveaux ordres de juridiction et le statut des magistrats ;

— l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures ; le régime d’émission de la monnaie.

La loi fixe également les règles concernant :

— le régime électoral des assemblées parlementaires et des assemblées locales ;

— la création de catégories d’établissements publics ;

— les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l’Etat ;

— les nationalisations d’entreprises et les transferts de propriété d’entreprises du secteur public au secteur privé.

La loi détermine les principes fondamentaux :

— de l’organisation générale de la Défense Nationale ;

— de la libre administration des collectivités locales, de leurs compétences et de leurs ressources ;

— de l’enseignement ;

— du régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et commerciales ;

— du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale.

Les lois de finances déterminent les ressources et les charges de l’Etat dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique.

Des lois de programme déterminent les objectifs de l’action économique et sociale de l’Etat.

Ce que cela signifie, c’est que la Ve République n’a pas de valeurs qui lui soient innées ; c’est une constitution proposant seulement un mode de fonctionnement. C’est là un aspect essentiel de l’organisation bourgeoise d’un pays impérialiste devant être capable de s’adapter.

La Ve République est le régime le plus adapté à la France, pays impérialiste de grande envergure mais agissant au-dessus de ses moyens et devant être capable de se recentrer suivant les besoins.

Le régime s’appuie pour cette raison sur un centre de gravité présidentiel, avec un président comme premier consul et un gouvernement qui en est dépendant. Les lois réalisées sont directement politiques, et par conséquent placées dans l’orbite de la reconnaissance institutionnelle – ce qui revient à les relier au président.

On a ainsi un corporatisme municipal produisant un président servant de premier consul « apolitique » ayant le rôle d’interface pour un gouvernement placé dans son giron et menant une politique pouvant partir dans n’importe quelle direction.

Pour appuyer cette tendance, le gouvernement peut même demander au parlement qu’il se mette de côté, en procédant par ordonnances pour un certain temps. Le parlement doit donc se plier, le cas échéant, à la pression du gouvernement, il doit s’effacer.

Le parlement est de toutes façons lui-même paralysé dans son initiative, de par sa nature double. Il y a en effet une assemblée nationale avec des députés élus directement et un sénat avec des élections indirectes.

Or, le sénat, composé d’élus indirects issus des collectivités territoriales, exprime lui-même un corporatisme municipal strictement parallèle au président. Donc, même si l’assemblée nationale, qui compose la principale partie du parlement, veut aller de l’avant, étant donné que le sénat doit normalement valider ce qu’elle veut, cela provoque un obstacle de taille, contournable mais difficilement, et avec du temps.

C’est là un régime fondamentalement autoritaire, sans aucune garantie à aucun niveau. La constitution de la Ve République ne dit strictement rien, elle n’établit rien, elle ne définit rien.

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La nature consulaire de la Ve République

Le président a, dans le cadre de la Ve République, une place centrale ; tout passe par lui. La constitution de 1958 exige ainsi que le président valide les lois ainsi que les décisions gouvernementales. S’il ne valide pas, et rien ne l’oblige à cela, il bloque la chaîne.

Bien entendu, il peut accepter à contre-cœur, pour ne pas gripper la machine. Mais son positionnement dans l’appareil d’État en fait une plaque tournante, et pour cette raison un intermédiaire inévitable, neutralisant immanquablement la portée de tout processus.

Tout devant passer par le président, il faut au minimum s’en accommoder. Pour bien appuyer ce fait, il y a de toute manière son élection. Ce « premier consul » n’est pas élu par le peuple dans la conception originelle. Il ne serait sinon pas l’incarnation organique de la nation. C’est pourquoi il est élu par un collège électoral.

Ces représentants sont :

— le maire pour les communes de moins de 1.000 habitants ;

— le maire et le premier adjoint pour les communes de 1.000 à 2.000 habitants ;

— le maire, le premier adjoint et un conseiller municipal pris dans l’ordre du tableau pour les communes de 2.001 à 2.500 habitants ;

— le maire et les deux premiers adjoints pour les communes de 2.501 à 3.000 habitants ;

— le maire, les deux premiers adjoints et trois conseillers municipaux pris dans l’ordre du tableau pour les communes de 3.001 à 6.000 habitants ;

— le maire, les deux premiers adjoints et six conseillers municipaux pris dans l’ordre du tableau pour les communes de 6.001 à 9.000 habitants ;

— tous les conseillers municipaux pour les communes de plus de 9.000 habitants ;

— en outre, pour les communes de plus de 30.000 habitants, des délégués désignés par le conseil municipal à raison de un pour 1.000 habitants en sus de 30.000.

Dans les territoires d’Outre-Mer de la République, font aussi partie du collège électoral les représentants élus des conseils des collectivités administratives dans les conditions déterminées par une loi organique.

La participation des Etats membres de la Communauté au collège électoral du Président de la République est fixée par accord entre la République et les Etats membres de la Communauté.

Ce collège électoral est, on l’aura compris, composé des notables locaux, capables de superviser leur territoire. Dans le cas d’un basculement politique, cela se ressentira de manière relative, suffisamment pour former une zone tampon qu’il faudra prendre en compte, mais qui sera aisément contournable dans les grandes lignes.

Le président est ici réellement à côté de la politique, il est le grand ordonnateur, le grand neutralisateur.

Il est un appendice de ce qu’on doit appeler un corporatisme municipal. De la même manière que les Länder allemands et les États américains annulent la possibilité de poser la question politique au niveau du pays tout entier, le municipalisme réduit à la dimension locale, avec les notables, toutes les questions qui se posent.

Le président est d’ailleurs élu pour sept ans par le collège électoral, afin de poser un ancrage complet. C’est lui qui nomme à la fois le premier ministre et les ministres, même si officiellement ces derniers sont proposés par le premier. Seulement comme celui-ci est nommé par le président, c’est bien lui qui décide de tout. Il peut d’ailleurs démettre celui-ci comme il l’entend, même si, officiellement, c’est le premier ministre qui démissionne.

De la même manière, le président a le droit de « prononcer la dissolution de l’Assemblée Nationale », ayant également donc la possibilité, encore une fois selon les opportunités, de modifier la balance politique.

Le président peut également « soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics », soit contribuer à modifier les institutions dans un sens ou dans un autre, selon les moments opportuns. C’est un droit énorme.

Si on ajoute le fait que le président « nomme aux emplois civils et militaires de l’Etat », qu’il préside le Conseil Supérieur de la Magistrature, qu’il « négocie et ratifie les traités » et qu’il « accrédite les ambassadeurs et les envoyés extraordinaires auprès des puissances étrangères », alors on voit que le président est le grand gestionnaire.

Comme le premier ministre dépend qui plus est du président, il faut pratiquement remplacer dans l’article 13 « Conseil des ministres » par « président de la République » :

« Les conseillers d’Etat, le grand chancelier de la Légion d’Honneur, les ambassadeurs et envoyés extraordinaires, les conseillers maîtres à la Cour des Comptes, les préfets, les représentants du Gouvernement dans les territoires d’Outre-Mer, les officiers généraux, les recteurs des académies, les directeurs des administrations centrales sont nommés en Conseil des Ministres. »

Tout cela semble rentrer en opposition avec le point suivant, précisant la nature du gouvernement :

Article 20.

Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation.

Il dispose de l’administration et de la force armée.

Cela ne se comprend que si l’on voit que le président est le consul organisant la stratégie, le gouvernement appliquant la tactique. Il est souvent dit en France que même en cas de cohabitation, le président garde pour lui la diplomatie. C’est un leurre, en réalité cela signifie que la stratégie de la France, pays impérialiste, reste toujours dans les mains du président.

Même des mesures politiques en opposition au président ne sont que relatives, car les institutions ont leur centre de gravité du côté du président.

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