Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Italie, 1922, le fascisme au gouvernement

    C’est donc une chose très importante à comprendre : en 1922, le fascisme ne prend pas le pouvoir, il prend seulement la tête du gouvernement.

    Il y a une répression illégale menée par les squadristes, il y a des interdictions, mais le régime n’a pas changé officiellement de nature.

    Ainsi, en 1923 l’État procède à un très vaste coup de filet anti-communiste, décapitant la direction du Parti Communiste d’Italie. Or, les 2000 personnes arrêtées ne le sont que pour peu de temps, quelques mois au maximum, 97 sont libérées pour manques de preuves alors que les 31 personnes passant en procès sont acquittées, sauf une condamnée à quatre mois de prison.

    La sentence explique que, dans les faits, le PCI n’est pas interdit et qu’on ne peut pas condamner ses membres pour appartenance au PCI en s’appuyant sur les chefs d’accusation (association de malfaiteurs, incitation à la révolte et à la désertion militaire et à la conspiration pour renverser les pouvoirs constitutifs de l’État, incitation à la haine, etc.) :

    « Le Parti communiste en Italie a été toléré et reconnu comme parti politique ; c’est tellement vrai qu’après la scission survenue au Congrès socialiste de Livourne, il s’est affirmé comme tel au Parlement national par le truchement de ses représentants politiques. D’où le fait que les appartenants au dit parti, qui, bien que subversif, n’a pas été élevé au titre de crime par nos lois libérales, et ne peuvent, par leur profession de foi ou par les charges qu’ils peuvent occuper, constituer une association de malfaiteurs qui sont une forme typique et caractéristique de la délinquance sociale. »

    Une note de l’agence officieuse du gouvernement dirigé par Benito Mussolini, la Volta, salue de la manière suivante cette décision :

    « La sentence est simplement conforme à cette orientation de clémence et ces actes de pacification que le gouvernement fasciste s’est proposé d’accomplir pour la fête du premier anniversaire de la marche sur Rome, de sorte que la sentence, loin de la contredire, seconde et fait sienne l’inspiration de l’autorité politique. »

    Ce qu’il s’agit de comprendre ici, c’est la tactique de Benito Mussolini, fonctionnant sur le principe du pouvoir parallèle. Le procès contre les communistes a servi à démanteler la direction du PCI, tout en permettant de présenter le PNF comme institutionnel.

    Benito Mussolini

    Mais en même temps, il y a les actions violentes ininterrompues, souvent meurtrières, où la police et le fascisme marchent main dans la main. Le 10 décembre 1932, les fascistes saccagent une imprimerie à Milan d’où partait notamment « Le syndicat rouge » ; dans la foulée l’État suspend tous les journaux concernés.

    Une semaine plus tard, les fascistes organisent une série de massacres à Turin, incendiant la Chambre du travail, saccageant les locaux de l’Ordre Nouveau, tuant 22 personnes ayant été ciblés précisément, notamment en allant à leurs domiciles, en blessant autant. Le sort du secrétaire du syndicat métallurgiste FIOM, Pietro Ferrero, est exemplaire de ce qui se passe : il est battu à mort, torturé, traîné par un câble accroché à un camion sur plusieurs centaines de mètres, avant de se voir arraché les yeux et les testicules.

    Appelé par le préfet, Benito Mussolini explique qu’en tant que chef de fascistes, il regrette qu’il n’y ait pas plus de tués, qu’en tant que chef du gouvernement il se voit obligé de libérer les communistes emprisonnés. Le 22 décembre, il fait signer un décret par le roi promouvant une amnistie pour les crimes commis avec une fin « même indirectement nationale ».

    Telle est la ligne de Benito Mussolini : avancer dans les institutions, exercer la pression dans la rue parallèlement pour démanteler le PSI et le PCI, la seule opposition réelle.

    En 1922, le fascisme tue, mais il n’a pas systématisé son existence. Il s’agit là d’un processus pour toute une période et Benito Mussolini l’assume ouvertement ; dans son discours au parlement, il dit ainsi :

    « Je me suis refusé de remporter une victoire éclatante, et je pouvais remporter une victoire éclatante. Je me suis imposé des limites. Je me suis dit que la meilleure sagesse est celle qui ne s’abandonne pas après la victoire. Avec trois cent mille jeunes armés, décidés à tout et presque mystiquement prêts à un de mes ordres, moi, je pouvais punir tous ceux qui ont diffamé ou tenté de salir le fascisme. Je pouvais faire de cette salle sourde et grise un bivouac de pantins : je pouvais barrer le Parlement et constituer un gouvernement exclusivement de fascistes. Je pouvais : mais je n’ai pas, au moins dans ce premier temps, voulu. »

    C’est là, en fait, un coup de bluff. Son gouvernement a le soutien de 316 députés, 116 s’opposant et 7 s’abstenant, mais le Parti National Fasciste n’a pas les moyens ni politiques ni militaires de renverser le régime, ce qu’il n’entend d’ailleurs pas faire.

    L’objectif de Benito Mussolini est en effet de fusionner le fascisme comme mouvement avec les institutions, afin de les régénérer, et donc de les faire changer de forme, mais de l’intérieur. Le NSDAP ne fera pas autrement en Allemagne.

    Ainsi, dès janvier 1923, Benito Mussolini fonde la Milizia Volontaria per la Sicurezza Nazionale – Milice volontaire pour la sécurité nationale. Cette structure, composée des chemises noires abandonnant donc leurs « faisceaux », est divisée sur le modèle de l’armée romaine, en légion, cohorte, centurie, manipule, etc.

    Elle devient le bras armé du gouvernement à qui est prêté serment (et non au Roi comme cela devrait être le cas), permettant à Benito Mussolini d’avoir un bras armé disponible en plus des institutions elles-mêmes, qu’il ne maîtrise pas encore et qu’il compte happer par les chemises noires.

    Il nomme ainsi des chefs de sections squadristes comme « préfets volants », formant un double pouvoir avec les institutions, légitimé et soutenu par les chemises noires.

    Dans un même esprit, Benito Mussolini fonde un « Grand Conseil du fascisme » en décembre 1922. Il s’agit là encore d’une structure para-étatique, sans existence institutionnelle. L’objectif est de préparer le fascisme à la gestion, avec une sorte d’État fantôme cherchant à phagocyter le véritable État.

    On retrouve dans ce Grand Conseil le « quadriumvirat » des dirigeants fascistes historiques ayant accompagné Benito Mussolini dans la marche sur rome : Michele Bianchi, Emilio De Bono, Cesare Maria De Vecchi, Italo Balbo.

    On a également le secrétaire du PNF (qui dirige le Grand Conseil) et le dirigeant de la Milizia Volontaria per la Sicurezza Nazionale, les président du Sénat, du parlement, de la Chambre des corporations, du tribunal spécial pour la sécurité de l’État, de l’Académie d’Italie, ainsi que ceux des confédérations fascistes (industrie, agriculture, travailleurs de l’industrie, travailleurs de l’agriculture).

    A cela s’ajoutent les ministres des Affaires extérieures, de l’Intérieur, de la Justice, des Finances, de l’Éducation nationale, de l’agriculture et des forêts, des corporations, de la culture populaire.

    A terme, ce Grand Conseil décidera en théorie de tout dans les institutions : depuis la nomination du successeur du Roi à celle du président du conseil des ministres, en passant par le choix des députés, la forme des différentes structures d’État, etc.

    Le Grand Conseil est censé devenir la structure suprême, le noyau dur de l’État lui-même ; à ce titre, dès janvier 1923 est procédé à la dissolution de la garde royale. Benito Mussolini était républicain, mais ne toucha pas à la royauté, mise de côté afin de ne pas en rajouter dans la problématique mise en place progressive du nouveau régime.

    Benito Mussolini sait se présenter comme incontournable et de fait l’Associazione Nazionalista Italiana, portée par des factions de la haute bourgeoisie, rejoint le PNF, tout comme le secteur des cléricaux dits modérés du parti catholique Partito Popolare Italiano, les chrétiens-démocrates étant marginalisés.

    L’esprit carriériste se retrouve dans la population : alors qu’en octobre 1922, le PNF avait moins de 300 000 adhérents, il en a 783 000 une année plus tard.

    Benito Mussolini organisa alors la modification du code électoral, réalisée par le baron Giacomo Acerbo : le parti dépassant 25 % des voix recevrait les 2/3 des places de députés, les autres partis recevant le reste.

    Tout était en place pour l’absorption du régime par le fascisme.

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  • Gramsci remplace Bordiga

    L’Internationale Communiste, depuis le début, a un problème avec la direction du PCI, qui n’hésite pas à faire comme bon lui semble, au nom de la révolution qui serait imminente dans toutes les situations, ce qui nécessiterait une position ultra-gauchiste afin d’apparaître comme la seule option aux yeux des masses.

    Lorsque l’Internationale Communiste exige que le Parti Communiste d’Italie fusionne avec le Parti Socialiste italien, Amadeo Bordiga qui est emprisonné parvient à exposer sa ligne dans ses messages : il faut dire non et rejeter l’Internationale Communiste.

    La rupture est alors complète et l’Internationale Communiste peut enfin remplacer la direction du PCI, ce qui se réalise à la mi-1924, avec enfin un poste de secrétaire général qui est formé, Antonio Gramsci assumant cette fonction.

    A l’opposé complet d’Amadeo Bordiga qui n’a pas de formation intellectuelle et a toujours été un activiste de type syndicaliste révolutionnaire, Antonio Gramsci a étudié pendant longtemps, en partie également de par sa santé extrêmement fragile, le rendant vite exténué ; il a ainsi obligatoirement besoin d’un camarade pour l’épauler physiquement.

    Le grand problème est qu’Antonio Gramsci a un fond idéologique qui est également syndicaliste révolutionnaire, comme l’ont montré ses positions purement conseilliste au tout début des années 1920. Il n’a pas compris le matérialisme dialectique et il considère ainsi comme une question tout à fait secondaire la question de la dialectique de la nature.

    Antonio Gramsci

    Toutefois, Antonio Gramsci progresse. Il est l’envoyé du PCI à Moscou de mai 1922 à décembre 1923, avant de passer ensuite six mois à Vienne, jusqu’en mai 1924. Il échappe à l’influence de la culture syndicaliste révolutionnaire du PCI et comprend le fonctionnement de l’Internationale Communiste.

    En septembre 1923, il établit ainsi le plan d’un quotidien destiné à la gauche en général, porté par le PCI et la gauche du PSI, qui se fait d’ailleurs expulser du PSI, avec notamment Fabrizio Maffi, Giacinto Menotti Serrati, Ezio Riboldi, Francesco Buffoni, Mario Malatesta.

    Il a enfin compris la question du front et il pose la nécessité d’une conformité avec la situation italienne, dans la logique de la Pensée-Guide ; voici comment il expose son point de vue à l’Internationale Communiste :

    « Je propose comme titre « L’Unité » qui aura une signification pour les travailleurs et une signification générale, parce que je crois qu’après la décision de l’Exécutif élargi nous devons accorder de l’importance, tout spécialement, à la question méridionale, c’est à dire à la question où se pose le problème des rapports entre ouvriers et paysans.

    Il se pose non seulement comme un rapport de classe mais également et particulièrement comme un problème territorial, c’est à dire comme un aspect de la question nationale. Je pense personnellement que le mot d’ordre de «gouvernement ouvrier et paysan » doit être adapté en Italie de la manière suivante : « République fédérale des ouvriers et des paysans ».

    Je ne sais pas si le moment actuel est favorable à cela mais je crois que la situation que le fascisme est en train de créer et la politique coopérative et protectionniste des confédérations amènera notre Parti à ce mot d’ordre. A ce propos je suis en train de préparer un rapport que vous examinerez et discuterez.

    Si cela s’avère utile, après quelques numéros, on pourra commencer une polémique dans le journal sous des pseudonymes et voir quelles répercussions cela aura dans le pays et dans les couches de gauche des populistes et des démocrates qui représentent des tendances réelles de la classe paysanne qui ont toujours dans leur programme de mot d’ordre de l’autonomie locale et de la décentralisation.

    Si vous acceptez la proposition du titre « L’Unité » vous laisserez le champ libre pour une solution de ces problèmes et le titre sera une garantie contre les dégénérescences autonomistes et les tentatives réactionnaires de donner des interprétations tendancieuses et policières aux campagnes que l’on pourra faire : je crois, d’autre part que le régime des Soviets, avec son centralisme politique donné par le Parti communiste et sa décentralisation administrative et sa colorisation des forces populaires locales, trouve une excellente préparation idéologique dans le mot d’ordre de « République fédérale des ouvriers et des paysans. »

    De fait, la question méridionale est selon Antonio Gramsci la clef de l’histoire italienne et pour forger un corpus idéologique au PCI, il refonde également L’Ordre Nouveau comme organe idéologique et culturel. C’était également une demande de Palmiro Togliatti et d’autres camarades autour de lui, qui avaient formé en août 1923 Lo Stato Operaio – L’État Ouvrier – comme organe politique du PCI et qui voyaient un manque idéologique et culturel qu’à leurs yeux seul Antonio Gramsci pouvait combler.

    Ce n’est pas tout : Antonio Gramsci comprend que contrairement à la Russie qui était arriérée, les pays capitalistes ont davantage développé des appareils culturels et idéologiques. Il constate ainsi :

    « Amadeo… pense que la tactique de l’Internationale souffre de l’influence de la situation russe, c’est à dire d’une civilisation capitaliste arriérée et primitive.

    Pour lui, cette tactique est extrêmement volontariste et théâtrale parce que ce n’est que par un immense effort de volonté que l’on pouvait obtenir des masses russes une activité révolutionnaire et que ce n’était pas déterminé par une situation historique.

    Il pense que pour les pays plus évolués de l’Europe centrale et occidentale cette tactique est inadéquate et carrément inutile. Dans ces pays, le mécanisme fonctionne selon toutes les règles marxistes : c’est la détermination qui manque en Russie et c’est pourquoi le devoir, absorbant, devait être d’organiser le Parti en soi et pour soi.

    Je crois que la situation est très différente. En premier lieu parce que la conception pratique des communistes russes s’est formée sur le terrain international et non sur le terrain national ; deuxièmement parce qu’en Europe centrale et occidentale, le développement du capitalisme a déterminé, non seulement la formation de larges couches prolétariennes mais que, également à cause de cela, s’est formée une couche supérieure de bureaucrates syndicaux et de groupes sociaux-démocrates.

    La détermination qui existait en Russie et qui lançait les masses sur la voie de l’assaut révolutionnaire se complique en Europe centrale et occidentale à cause de toute cette superstructure politique créée par le développement plus grand du capitalisme, et rend l’action des masses plus lente et plus prudente et demande donc au Parti révolutionnaire toute une stratégie et une tactique bien différentes de celles qui furent nécessaires aux bolcheviques entre mars et novembre 1917. »

    Pour cette raison, le Parti a une autre signification chez Antonio Gramsci que chez Amadeo Bordiga. S’il considère que la rupture PCI-PSI a été juste et que le PCI forme vraiment le noyau du de la révolution, il ne pense pas pour autant que l’Internationale Communiste ait tort pour autant.

    Aussi faut-il, selon lui, remettre en cause la conception du Parti qui a prévalu jusque-là.

    Antonio Gramsci

    Dans une lettre du 9 février 1924, Antonio Gramsci dit ainsi, remettant en cause la conception pratique de construction du Parti selon Amadeo Bordiga :

    « Le Parti n’a pas été conçu comme le résultat d’un processus dialectique dans lequel convergent le mouvement spontané des masses révolutionnaires et la volonté d’organisation et de direction du centre mais seulement comme quelque chose en l’air qui se développe en soi et pour soi et que les masses rejoignent quand la situation est propice et que la crête de la vague révolutionnaire arrive à sa hauteur ou bien quand la direction du Parti considère devoir commencer une offensive et s’abaisser vers les masses pour les stimuler et les conduire à l’action (…).

    Certains pensent qu’une reprise prolétarienne peut et doit survenir au profit de notre Parti. Je crois que, au contraire, en cas de reprise, notre parti sera encore minoritaire, que la majorité de la classe ouvrière ira avec les réformistes et que la bourgeoisie démocratique libérale aura encore beaucoup à dire.

    Que la situation soit activement révolutionnaire, je n’en doute pas ni qu’ensuite, dans une période de temps déterminé, notre Parti ait la majorité avec lui.

    Mais si cette période n’est peut-être pas longue chronologiquement, elle sera indubitablement riche en phases supplétives que nous devrons prévoir avec une certaine exactitude pour pouvoir manœuvrer et ne pas tomber dans des erreurs qui prolongeraient les expériences du prolétariat. »

    Il y a ainsi un tournant Antonio Gramsci : la parenthèse Amadeo Bordiga se referme, le Parti Communiste d’Italie redémarre son processus, après la faillite gauchiste.

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  • Italie, 1923, l’année terrible

    Les avancées énormes du fascisme ont deux conséquences à gauche. La première est l’organisation militaire du PCI, la seconde la scission du Parti Socialiste italien.

    A partir de 1921 et du tournant de 1922, le PCI dispose de structures clandestines qui sont progressivement efficaces, principalement dans les villes : Turin est son bastion, à quoi il faut ajouter Milan et Rome, ainsi que Novara, Trieste et Gênes.

    En fait, à partir de 1922, le PCI n’a plus de structures légales réellement actives ; nombre de ses membres sont licenciés, les isolant socialement. A cela s’ajoute des capitulations, au point que le nombre d’adhérents est passé de 42 956 à la fin de 1921 à 24 638 en septembre 1922.

    De son côté, le PSI n’envisage pas du tout la clandestinité. Il est cependant profondément divisé, avec plusieurs fractions ; finalement, en octobre 1922, les réformistes avec à leur tête Filippo Turati et Giacomo Matteotti sont battus, avec 29 119 voix contre 32 106 pour la gauche.

    Cela aboutit à l’exclusion de l’aile droite, qui forme alors le Partito Socialista Unitario, avec comme organe de presse La Giustizia (La Justice), emportant 61 parlementaires et de nombreux cadres des syndicats et des coopératives.

    Le PSI bascule à gauche, avec 25 000 militants et 30 députés et envoie une délégation au IVe congrès de l’Internationale Communiste, qui décide – contre la direction du PCI – de faire fusionner le PCI et le PSI dans un Parti communiste unifié d’Italie.

    Dans la résolution sur la question italienne, on lit ainsi notamment :

    « L’absence d’un parti ouvrier révolutionnaire décida du sort de la classe ouvrière, consacra sa défaite et prépara le triomphe actuel du fascisme. La classe ouvrière n’a pas su trouver suffisamment de forces, au point culminant de son mouvement, pour s’emparer du pouvoir ; voilà pourquoi la bourgeoisie, en la personne du fascisme, son aile la plus énergique, réussit bientôt à faire mordre la poussière à la classe ouvrière et à établir sa dictature.

    Nulle part, la preuve de la grandeur du rôle historique d’un Parti Communiste pour la révolution mondiale n’a été fournie d’une façon plus nette que dans ce pays, où précisément, faute d’un tel parti, le cours des événement a pris une tournure favorable à la bourgeoisie.

    Non pas qu’il n’y ait pas eu en Italie, pendant ces années décisives, de parti ouvrier : le vieux Parti Socialiste était considérable par le nombre de ses membres et jouissait, extérieurement du moins, d’une grande influence. Mais il abritait dans son sein des éléments réformistes qui le paralysaient à chaque pas.

    Malgré la première scission qui avait eu lieu en 1912 (exclusion de l’extrême-droite) et en 1914 (exclusion des Francs-Maçons), il restait encore dans le Parti Socialiste Italien, en 1919-1920, un grand nombre de réformistes et de centristes. A tous les moments décisifs, les réformistes et les centristes étaient comme un boulet aux pieds du Parti. Nulle part ils n’étaient autre chose que des agents de la bourgeoisie dans le camp de la classe ouvrière (…).

    Si la classe ouvrière italienne est obligée en ce moment de reprendre, pour ainsi dire, par le commencement, un chemin terriblement dur à parcourir, c’est parce que les réformistes ont été trop longtemps tolérés dans le Parti Italien.

    Au début de 1921 se produisit la rupture de la majorité du Parti Socialiste avec l’Internationale Communiste. A Livourne, le centre préféra se séparer de l’Internationale Communiste et de 58.000 communistes italiens, simplement pour ne pas rompre avec 16.000 réformistes.

    Deux partis se constituèrent : d’une part, le jeune Parti Communiste qui, en dépit de tout son courage et de tout son dévouement, était trop faible pour mener la classe ouvrière à la victoire ; d’autre part, le vieux Parti Socialiste dans lequel, après Livourne, l’influence corruptrice des réformistes alla grandissante. La classe ouvrière était divisée et sans ressources. Avec l’aide des réformistes, la bourgeoisie consolida ses positions (…).

    La situation générale en Italie, surtout après la victoire de la réaction fasciste, exige impérieusement la fusion rapide de toutes les forces révolutionnaire du prolétariat. Les ouvriers italiens reprendront courage s’ils voient se produire,après les défaites et les scissions, une nouvelle concentration de toutes les forces révolutionnaires. »

    Cependant, la fusion ne va pas se réaliser : la direction du PCI, par l’intermédiaire d’Amadeo Bordiga, ne la veut pas, pas plus d’ailleurs qu’Antonio Gramsci au final même s’il est davantage ouvert pour que le PSI soit avalé. Or, le PSI ne le veut justement pas et toute une fraction se lève contre ce qui est considéré comme sa disparition pure et simple.

    De son côté, le gouvernement n’attend pas et entend précisément empêcher cette fusion qui formerait un réel bloc antifasciste. Au début de l’année 1923, 5 000 communistes sont arrêtés, soit tous les militants ayant des responsabilités publiques en tant que chefs de fédération et de section, élus, responsables syndicaux, etc. Giacinto Serrati est arrêté dès son retour de Moscou.

    Entre février et avril 1923, Amadeo Bordiga est en prison, ainsi que pratiquement tout le Comité Central, 72 secrétaires fédéraux, 41 secrétaires des organisations de jeunesse de province. Il ne reste plus qu’environ 5000 communistes militants, largement éparpillés : on en retrouve 120 à Rome, 54 à Naples, 78 à Gênes, 34 à Pise, 15 à Mantoue, 50 à Bologne, 68 à Turin, etc.

    Le PCI doit alors organiser des fonctionnaires du Parti vivant dans la clandestinité, abandonnant tous leurs anciens liens pour s’immerger comme « monsieur et madame tout le monde » dans des zones où ils organisent la presse clandestine, des caches, des planques, les liens entre les cellules clandestines, au départ par des « interrégionales » (Piémont et Ligurie ; Lombardie et Emilie ; Veneto et Vénétie Julienne ; Toscane, Ombrie, Marches, Latium et Abruzzes ; Mezzogiorno).

    Voici ce que donne par exemple une circulaire communiste à Ravenne comme conseil face à la répression :

    « La police et la magistrature essaieront d’arracher des informations et des dates en interrogeant les camarades arrêtés, en utilisant tantôt la manière violente, la menace, tantôt la manière polie et la flatterie, avec une négligence apparente.

    Il arrive souvent que nos camarades aient l’illusion de mieux s’en tirer en donnant des demi informations et en jouant d’astuce.

    Cette attitude conduit presque toujours l’interrogé à s’empêtrer dans des contradictions, des omissions, des réticences, des sottises dont l’interrogateur se sert pour le faire chanter.

    L’interrogateur a souvent recours à un système de feinte délation, de fausse trahison de la part de camarades pour ébranler l’esprit de l’interrogé, pour lui faire croire qu’il est vain de nier et le pousser à la délation.

    Le camarade arrêté ou également interrogé, s’il n’est pas sûr de lui, qu’il nie quelle que soit la question et quelle que soit la manière dont elle est posée : sur les choses du Parti, sur ses membres, ses dirigeants, sur leur travail etc… »

    Un élément décisif est également le fait que la répression provoque l’émigration de 100 000 personnes membres de la gauche italienne. L’apathie, le désespoir et l’esprit de capitulation prédominent dans les masses. Les syndicats se retrouvent souvent avec 5 % de leurs membres, alors qu’au niveau national la CGdL voit son nombre d’adhérents passer de 900 000 à 300 000, 30 000 cheminots sont licenciés, les salaires diminuent jusqu’à 50 %, le chômage touche pratiquement 500 000 personnes, la journée de huit heures est de moins en moins respectée.

    Les syndicats sous l’égide du fascisme ont, de leur côté, 1,295 million de membres, la majorité dans les campagnes.

    Le 1er mai est même remplacé par le « Noël de Rome », le 21 avril, en tant que fête du travail, avec toutefois une série de grèves le 1er mai, dont 20 000 ouvriers à Testaccio, un quartier de Rome. La situation est proche à Gênes, Parme, Milan, Florence et Bari, alors que le drapeau rouge est hissé sur le principal bâtiment de Turin, la Mole Antonelliana.

    Le PCI est battu : il ne lui reste plus qu’à renaître.

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  • La marche sur Rome

    La marche sur Rome est l’événement le plus connu du fascisme italien. Il est souvent associé à la prise du pouvoir en tant que tel, ce qui est tout à fait erroné : avec cette marche, le fascisme a progressé d’une étape, mais il ne possède pas encore réellement le pouvoir.

    Ce qui se passe est que, après que les faisceaux italiens de combat se soient lancés contre la gauche par la violence, il y a une tentative de capitaliser cela politiquement avec la fondation, le 9 novembre 1921, d’un Parti National Fasciste (PNF).

    Benito Mussolini tente, par cette manœuvre, d’unifier un mouvement disparate. Avant la fondation du PNF, les 2200 faisceaux regroupent 320 000 personnes, dont la majorité consiste en des étudiants, des employés, des commerçants et artisans, des propriétaires terriens.

    Il parvient à réaliser son coup politique en faisant défiler à Rome, le 22 octobre 1922, 30 000 chemises noires, sous la pluie et avec la passivité de 28 000 soldats, alors qu’à Naples se rassemble deux jours après 60 000 chemises noires pour le conseil national du PNF.

    Le Parti Socialiste ne prend pas les choses au sérieux et alors qu’il scissionne, son nouveau dirigeant part à Moscou dans une délégation. De son côté, le PCI appelle à la grève générale, mais elle est réfutée ouvertement par le syndicat CGdL :

    « La CGdL, au moment où la passion politique s’embrase et que des forces étrangères aux syndicats ouvriers se disputent violemment la possession du pouvoir, ressent le besoin précis de mettre en garde les travailleurs contre les spéculations de partis ou de groupements politiques qui ont l’intention d’entraîner le prolétariat dans une contestation à laquelle nous devons absolument rester étrangers pour ne pas compromettre notre indépendance. »

    Dans ce contexte, le roi Victor-Emmanuel III décide alors de nommer, le 29 octobre, Benito Mussolini chef du gouvernement à la place du libéral Luigi Facta qui voulait instaurer l’état d’urgence, alors que 25 000 chemises noires défilent dans Rome.

    Benito Mussolini devient alors, en plus du président du conseil, ministre tant de l’intérieur que des affaires étrangères, alors que des fascistes sont aux commandes de la justice, des finances et des terres libérées, tous les autres postes étant confiés à tous les partis, sauf le PSI et le PCI.

    Les fascistes procédèrent d’ailleurs immédiatement à la mise à sac, avec l’aide de la police, de tous les journaux de gauche : la Voix Républicaine, l’Ordre Nouveau, l’Avanti !, le Communiste, avec dans ce dernier cas le rédacteur Palmiro Togliatti s’enfuyant par les toits héroïquement, échappant in extremis à un peloton d’exécution.

    On notera que Benito Mussolini avait même demandé qu’il y ait un ministre du syndicat CGdL, mais la droite y avait mis son veto. Et lorsque 306 députés contre 116 votent pour Benito Mussolini, ce dernier salue la décision… de ne pas le soutenir faite par Ludovico D’Aragona, secrétaire général de la CGdL, au nom de l’indépendance syndicale par rapport à la politique.

    De fait, Benito Mussolini n’a pas de majorité. Aux élections de 1921, sa liste était un front intitulé « blocs nationaux » avec, en plus du Parti National Fasciste, l’Associazione Nazionalista Italiana (ANI) d’Enrico Corradini et d’autres regroupements nationalistes, ainsi que des libéraux soutenant Giovanni Giolitti, qui fut premier ministre à de nombreuses reprises et notamment de juin 1920 à juin 1921.

    Elle avait obtenu un peu plus de 1,2 million de voix, soit 19,7 %, avec 105 sièges sur 535, dont 35 pour le PNF, 20 pour l’ANI.

    Or, le PSI avait obtenu plus de 1,6 million de voix, soit 24,7 % et 123 sièges et le Parti populaire italien, d’orientation catholique sociale, plus de 1,3 million de voix, soit 20,4 % des voix et 108 sièges. Le PCI, de son côté, avait reçu plus de 304 000 voix, soit 4,6 % et 15 sièges.

    Si Benito Mussolini voulait avoir un gouvernement stable et dépasser sa situation de minorité avec 35 députés, il lui fallait conquérir la majorité, en brisant le PSI et en scindant le Parti Populaire italien pour qu’une partie le rejoigne.

    Le PSI et le PCI ne pensaient pas que cela soit faisable : ils s’attendaient à une répression, mais dans un cadre légal ou para-légal. A leurs yeux, le fascisme serait intégré lentement, mais sûrement, dans les institutions. Pourquoi en serait-il autrement, alors que le bienno rosso avait échoué, que le prolétariat avait vu ses principales structures pratiquement démantelées?

    Dans son article pour l’Internationale Communiste sur les origines du cabinet Benito Mussolini, Antonio Gramsci ne parle ainsi pratiquement pas des fascistes : pour lui, c’est juste un aléa de la vie politique italienne.

    Dans l’Ordre Nouveau, qui paraît désormais clandestinement, on lit le 21 novembre 1922, dans la déclaration du PCI quant à sa presse supprimée par les fascistes, on peut lire : 

    « La fusion de tous les partis bourgeois autour du fascisme est une confirmation de l’exactitude de notre critique. Le fascisme au gouvernement démontre beaucoup mieux que certaines de nos conférences qu’une période révolutionnaire s’est ouverte.

    La mort de la démocratie coïncide avec l’agonie de la classe dominante.

    Que demande le prolétariat au nouveau gouvernement ? Rien. Nous donnerez-vous peu ou beaucoup de libertés ? Nous nous servirons de cette liberté que vous nous donnerez. Les bribes de libertés n’existeront que quelques heures et nous les emploierons de manière rentable.

    Vous, les fascistes, vous êtes les continuateurs et les héritiers légitimes de toute la tradition politique de la bourgeoisie italienne. »

    La gauche italienne n’avait pas compris que le fascisme n’était pas une simple forme particulière de la démocratie bourgeoise, mais sa transformation nécessaire sous la pression des monopoles, dans le cadre de la concurrence au sein même des fractions de la bourgeoisie.

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  • Amadeo Bordiga et le bordiguisme

    Né en 1889, Amadeo Bordiga a été le premier dirigeant du Parti Communiste d’Italie, sa grande figure théorique. A ce titre, il a une responsabilité absolue dans la défaite du PCI.

    Amadeo Bordiga était quelqu’un se plaçant directement dans la lignée du syndicalisme révolutionnaire, rejetant la politique : à ses yeux, le Parti Communiste jouait le rôle moteur, comme le syndicat pour les syndicalistes révolutionnaires, et c’était absolument suffisant pour le processus révolutionnaire. 

    Le Parti Communiste ne peut d’ailleurs, selon Amadeo Bordiga, exister qu’en période révolutionnaire ; il est le vecteur de la révolution lui-même. Pour cette raison, du moment qu’il y a un Parti Communiste qui est fondé, il doit refuser tout lien avec les institutions, pour des raisons de cohérence tactique.

    Amadeo Bordiga prône, et à sa suite le courant qu’on appellera le bordiguisme, la réfutation intégrale de toute participation à la vie sociale, politique, culturelle, idéologique, scientifique, en raison de l’affirmation de l’autonomie intégrale du prolétariat.

    Cette notion d’intégralité est typiquement italienne ; si Amadeo Bordiga et Antonio Gramsci ne l’utilisent pas, elle est au cœur de leur démarche, de par la base syndicaliste révolutionnaire et le fascisme, quant à lui, parlera de syndicalisme intégral.

    Pour cette raison, Amadeo Bordiga a joué un rôle terriblement négatif au début des années 1920, en refusant tout front unique, tout front antifasciste, au nom d’une lecture catastrophiste du monde. Dans l’article Le régime à la dérive, publié dans L’Ordre Nouveau du 26 juillet 1922, il explique sans ambages :

    « Les fascistes veulent jeter à terre la barque parlementaire ? Mais nous en serons très contents.

    Les collaborationnistes veulent la grève générale qu’ils ont toujours contrecarrée et sabotée pour la défense directe et effective des travailleurs si elle s’avère nécessaire pour les manœuvres de la crise ? Très bien.

    Le plus grand danger est encore et toujours qu’ils se mettent tous d’accord pour ne pas remuer les eaux pour une solution parlementaire et légale. »

    La position de Amadeo Bordiga, largement exposé dans ses Thèses de la fraction communiste abstentionniste du P.S. Italien en 1920, n’est pas originale ; elle rejoint à bien des égards la position de ceux qui se désigneront comme la « gauche allemande » et la « gauche hollandaise », bien que dans ces cas, ils mettent en avant les Conseils, et non comme Amadeo Bordiga, le Parti Communiste.

    La gauche dite germano-hollandaise réfutait la centralisation au nom de la démocratie à la base ; Amadeo Bordiga fait la théorie inverse : la démocratie est une notion ouvertement rejetée – il conceptualise cela dans son article Le principe démocratique – au profit du seul centralisme.

    C’est pour cela que ces prétendues gauches – italienne d’un côté, germano-hollandaise de l’autre – seront dénoncées par Lénine dans son fameux écrit sur le gauchisme comme maladie infantile du communisme. Amadeo Bordiga n’hésitera pas à défendre son point de vue devant l’Internationale Communiste ; par la suite, il expliquera qu’il était en accord avec Lénine du point de vue programmatique, mais avec des divergences sur la tactique.

    Dans le contexte italien, Amadeo Bordiga a surtout théorisé, par exemple dans son article de 1921 intitulé Le Fascisme, la conception du dédoublement du programme de la bourgeoisie : démocratie bourgeoise et fascisme convergent vers le même but, à savoir empêcher l’avènement de la révolution.

    Aux yeux de Amadeo Bordiga, le fascisme et la démocratie bourgeoise ne se distinguent pas, c’est le même phénomène. Dans les Thèses de Rome, en 1922, il explique ainsi :

    « Il pourra arriver que le gouvernement de gauche laisse des organisations de droite, des bandes blanches de la bourgeoisie mener leur action contre le prolétariat et, bien loin de réclamer l’appui de ce dernier, lui refuse le droit de répondre par les armes.

    Dans ce cas, les communistes dénonceront la complicité de fait, la véritable division du travail entre le gouvernement libéral et les forces irrégulières de la réaction, la bourgeoisie ne discutant plus alors des avantages respectifs de l’anesthésie démocratico-réformiste et de la répression violente, mais les employant toutes les deux à la fois. »

    Pour Amadeo Bordiga, le fascisme n’est d’ailleurs qu’une forme de la démocratie bourgeoise elle-même, un simple facteur répressif. Seule la révolution est à l’ordre du jour et le capitalisme ne peut exister que sous la forme démocratique bourgeoise, aussi les communistes doivent-ils être les plus anti-démocratiques.

    Dans Sur le cadavre de la démocratie, Amadeo Bordiga résume de la manière suivante sa thèse, selon laquelle le fascisme n’est qu’un avatar temporaire, qui ramènera inéluctablement un système démocratique bourgeois :

    « L’idéologie anti-démocratique du fascisme ne contient donc rien de respectable et de vivant.

    Parti du mensonge démocratique, le fascisme y retournera ; et comme il s’agit d’un cadavre, il en partagera le sort, sans ouvrir au régime actuel les horizons d’une nouvelle histoire. »

    Amadeo Bordiga n’a donc nullement compris que le fascisme était d’une substance différence de la démocratie bourgeoise ; il ne voit pas les monopoles, le rôle du capital financier. Le capitalisme est pour lui une forme statique, pouvant apparaître comme démocratie bourgeoise, comme fascisme, ou les deux simultanément. Tout front antifasciste est donc, par définition, contre-révolutionnaire.

    Amadeo Bordiga a ici inauguré une ligne anti-antifasciste qui sera toujours celle de l’ultra-gauche, y compris trotskyste ; à l’opposé des communistes qui soutiennent la ligne comme quoi la démocratie s’oppose au fascisme, l’ultra-gauche explique que la révolution seule s’oppose au fascisme. Il faut donc s’opposer coûte que coûte à l’antifascisme.

    On a un excellent exemple de convergence de cette ultra-gauche lorsqu’on voit que, durant la guerre d’Espagne, la « colonne Lénine » du POUM – le parti d’ultra-gauche en Catalogne – était composée de bordiguistes et de trotskystes ayant décidé de rejoindre l’Espagne.

    Dans le contexte italien, Amadeo Bordiga a saboté l’unité avec la gauche, sur une base unitaire antifasciste. A ce titre, il fut considéré par l’Internationale Communiste comme un gauchiste de type trotskyste et expulsé.

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  • La défaite des Arditi del Popolo et de la grève générale de l’Alleanza del Lavoro

    Pendant que les forces du PCI sont harcelées et débordées sur tout le territoire, des antifascistes se regroupent spontanément, principalement des anciens combattants progressistes, des républicains du Parti Populaire Italien (catholique), des anarchistes, des socialistes…

    En quelques mois, ce phénomène de cellules autonomes, les Arditi del Popolo, prend une ampleur telle que leur nombre atteint 20 000 hommes pour 144 sections.

    Le style des Arditi del Popolo était au moins en partie problématique, car il reprenait le principe de la brigade de choc de la première guerre mondiale, l’esthétique rebelle sans délimitations culturelles et politiques, etc. C’était une révolte populaire épidermique, née sur le terrain de la contre-violence face aux violences fascistes.

    A l’été 1921, s’ouvra ainsi un débat au sein du PCI pour décider de la conduite à tenir vis à vis de ces brigades. Le PSI réformiste et son syndicat la CGL venaient alors juste de signer une trêve avec les fascistes (le Pacte de Pacification, qui tiendra jusqu’à novembre de la même année), et en ont profité dans le même temps pour dénoncer les Arditi Del Popolo, dont justement de nombreux membres étaient des socialistes.

    Antonio Gramsci opta pour un rapprochement et un soutien de ce mouvement de masse :

    «  Les masses laborieuses qui ont continué à soutenir le PSI après la scission étaient persuadées que le mot d’ordre de non-résistance lancé par celui ci était en fait un masque tactique, qui servait à la préparation d’une grande initiative stratégique contre le fascisme. Ceci explique le grand enthousiasme avec lequel fut accueillie l’apparition des Arditi Del Popolo.

    Beaucoup d’ouvriers croyaient que la prédication de non-résistance était en fait mise en avant par le Parti Socialiste et par la Confédération Générale du Travail pour minutieusement organiser le corps des Arditi Del Popolo, pour donner une forme solide et cohérente à l’insurrection populaire.

    Cette illusion s’est désormais éventée. Les grandes masses populaires doivent maintenant se convaincre que derrière la position des réformistes il n’y avait rien.

    Si de nombreux socialistes (aussi bien parmi les plus droitiers) ont participé à la création des premiers noyaux d’Arditis, il est désormais certain que la fulminante diffusion de l’initiative n’as pas été poussée par un plan général, préparé par le PSI, mais était dû simplement à l’état d’esprit se généralisant dans le pays, à la volonté d’insurrection qui couvait dans les larges masses. Tout ceci fut dévoilé à l’occasion du Pacte de Pacification, lequel ne pouvait que déterminer une période de reflux dans le mouvement de défense prolétarienne. »

    L’Internationale Communiste défendit la même ligne et expédia alors cette lettre :

    « Le PCI doit pénétrer immédiatement et énergiquement le mouvement des Arditi, s’entourer d’ouvriers et convertir en sympathisants les éléments petits bourgeois, dénoncer les aventuriers et les écarter des postes de direction, placer des éléments de confiance à la tête de mouvement.

    Le Parti Communiste est le cerveau et le cœur de la classe ouvrière, il n’y a aucun mouvement auquel participe la classe ouvrière qui ne soit trop « bas » ou trop impur (…). 

    Votre jeune parti doit utiliser toutes les opportunités de contact direct avec les larges masses et vivre avec elles. Pour notre mouvement il est toujours préférable de commettre des erreurs avec les masses que loin d’elles, enfermé dans un cercle de dirigeants de parti, affirmant leur chasteté par principe. »

    Toutefois, la majorité des cadres du Parti, dirigé par Amadeo Bordiga et sa ligne de  « purisme » révolutionnaire, décidèrent de se tenir à l’écart des Arditi, de peur d’affaiblir leur propre organisation armée en se dispersant et de corrompre la direction idéologique du mouvement.

    Il sera même envoyé un émissaire pour faire savoir aux Arditi que leurs dirigeants étaient des provocateurs et que le PCI appelait les communistes à quitter leurs rangs.

    Il est vrai que la situation était complexe : ainsi, si à Parme les fascistes, pourtant composés de 15 000 fascistes, se brisèrent en 1922 à la résistance populaire, avec surtout les Arditi, on voit qu’il y a dans le mouvement une légion prolétarienne Filippo Corridoni, du nom d’un syndicaliste révolutionnaire partisan de la participation à la première guerre mondiale et proche de Benito Mussolini, qui le présentera par la suite comme une grande figure historique.

    On a ici un mouvement d’une très grande ambiguïté, avec une nature à la fois rebelle et irrationnelle, largement ouverte culturellement au romantisme nationaliste.

    Au final, les Arditi del Popolo ne purent se maintenir, leur formation étant trop spontanée, sans aucune ossature idéologique et culturelle, voire littéralement poreux au fascisme ; en octobre de la même année, on ne comptait déjà plus que 5 000 Arditi, et le mouvement s’éteignit rapidement de lui-même, mis en quarantaine par les organisations ouvrières et privé de direction stratégique conséquente.

    Ce fut une perte d’énergie populaire considérable, et, de par l’ampleur du désastre face au fascisme, la gauche devait faire vite.

    Pourtant, la seule chose qu’elle fut en mesure de faire, c’est de tenter une unité syndicale. Idéologiquement et culturellement, la gauche était battue : il ne restait que la substance commune à toutes les structures de gauche, le seul dénominateur commun : le syndicalisme.

    Le constat sur ce point est facile à faire au niveau du PCI. C’est un parti de combat syndical, strictement équivalent au PCF de Maurice Thorez en France dans les années 1930.

    En mars 1922, il y a au PCI de Turin seulement neuf intellectuels, un professeur et trois avocats, à Gênes les chiffres sont de respectivement 10, 1 et 6, ainsi que de 13, 5 et 4 à Milan, 4, 0 et 3 à Bologne, 10, 8 et 0 à Florence, 41,3 et 2 à Rome, 9, 4, et 0 à Naples, pratiquement rien pour les autres localités.

    Seulement 0,5% des membres sont des intellectuels ; la démarche ne possède pas de socle idéologique et culturel développé. Reflet de ce positionnement syndicaliste éloigné du travail du Parti, il n’y a que très peu de permanents : 5 sont membres de l’Exécutif de l’Internationale Communiste, 1 est secrétaire de la Fédération de jeunesse, 4 sont des inspecteurs propagandistes, à quoi s’ajoute 12 employés et commissionnaires. A côté de cela, seulement 3 fédérations disposent de permanents.

    La presse est, quant à elle, en déficit ; son tirage est faible : 45 000 pour le quotidien l’Ordine Nuovo (l’Ordre Nouveau), 16 000 pour Il lavoratore (Le travailleur) bi-hebdomadaire, pas plus de 10 000 quand il passe quotidien.

    Le premier quotidien est basé à Turin et dirigé par Antonio Gramsci qui reçoit 1294 lires comme salaire, le second est basé à Trieste et dirigé par Palmiro Togliatti, avec 1500 lires comme salaire, alors que la sténo, non communiste, en touche 2000.

    L’Ordine Nuovo dispose de deux rédacteurs, trois chroniqueurs, une sténo, une dactylo, trois commissionnaires, cinq employés, alors que Il lavoratore a cinq rédacteurs et deux chroniqueurs, en plus de la sténo.

    Tout cela est très peu, qualitativement et quantitativement ; même Le Syndicat rouge édité par le comité syndical ne dépasse pas 15 000 exemplaires, l’organe de la jeunesse Avant-Garde fait tout juste un peu mieux avec 25 000 exemplaires.

    La seule base, réelle, était le syndicalisme ouvrier, sans autre perspective. Ce qui était valable pour le PCI était valable pour le reste de la gauche ; c’est pourquoi fut fondée une organisation unitaire, une Alleanza del Lavoro – alliance du travail – regroupant en 1922 les organisations syndicales de la gauche, sur la base de l’unanimité pour décider des actions.

    On y retrouve évidemment la Confederazione Generale del Lavoro lié au PSI et marquée par une présence communiste : au congrès de Livourne de 1921, les communistes obtinrent 288.000 voix contre 556.000 aux socialistes dans les Chambres du travail, 136.000 contre 798.000 dans les fédérations de métiers.

    Mais on a également l’Unione Sindacale Italiana, d’orientation syndicaliste révolutionnaire, historiquement opposé à la CGL ; même durant le bienno rosso, il n’y avait pas eu d’unité. L’USI n’a d’ailleurs accepté de participer qu’avec la précision qu’elle n’accepte que l’action directe.

    On a aussi l’Unione Sindacale del Lavoro et la Federazione Italiana del Mare, ainsi que parfois localement des structures catholiques.

    A la direction de l’alliance, les réformistes dominent entièrement, avec les 5 représentants de la CGL, un représentant de la Fédération des travailleurs des ports (le second étant « syndicaliste »), un représentant du syndicat des chemins de fer.

    Le second représentant de ce dernier syndicat est anarchiste, tout comme les deux représentants de l’Union Syndicale. On a, enfin, deux syndicalistes républicains représentant l’Union italienne du travail.

    L’Alliance est donc une initiative purement défensive, visant des revendications sociales ; ce n’est pas un Front populaire capable d’initiative. C’est cependant la dernière chance, comme le constate Antonio Gramsci :

    « Des ministères ont été renversés, on a cru trouver une limite aux prétentions des industriels, en nommant une commission d’enquête tout exprès, mais toutes les promesses, toutes les tentatives se sont soldées sur ce terrain au détriment des ouvriers.

    C’est donc la réalité qui a entraîné l’adhésion du prolétariat à la lutte générale. Sous la poussée de cette conviction, qui a pénétré dans la conscience des ouvriers, même les plus hostiles au front unique ont dû modifier leur attitude et s’orienter bon gré mal gré, vers l’action de toutes les forces ouvrières, déployées sur un unique champ de bataille. Cette même force féconde de l’unité a donné naissance en Italie à l’organisme de l’Alliance du travail dans laquelle les ouvriers placent aujourd’hui toutes leurs espérances de lutte.

    L’Alliance du travail est comme la nouvelle forteresse, dans laquelle la classe ouvrière espère enfin trouver la raison de sa sérénité.

    Pour cette raison même, grande est la tâche de l’Alliance du travail en ce moment décisif pour la vie du prolétariat italien.

    En demandant qu’intervienne à leurs côtés l’Alliance du travail, les métallos du Piémont et de Lombardie n’avaient certainement pas pour but de faire peser une menace, afin d’obtenir un geste de solidarité des plus vagues, mais ils l’ont fait en étant fermement persuadés que c’est seulement en combattant sous le drapeau de l’unité prolétarienne qu’il est possible de faire face aujourd’hui à l’offensive patronale.

    Si cette vérité n’est pas entendue aujourd’hui de ceux qui portent la responsabilité de la totale défaite de la classe ouvrière, cette dernière a bien le droit de demander demain des comptes aux responsables, en leur faisant expier par le sang leurs lâchetés et leurs trahisons. » (L’expérience des métallurgistes en faveur d’une action généralisée, 23 mai 1922)

    Les communistes, à ce titre, poussent dans la CGL : en novembre 1921, la motion communiste pour une grève générale nationale, alors qu’il y a 600 000 personnes au chômage, obtient 415 712 voix, le refus triomphant avec 1 466 000 voix, mais témoignant de la polarisation.

    La première manifestation publique de l’Alliance du travail se déroule d’ailleurs à Milan, fin mars 1922, à l’occasion d’un cortège funéraire d’Emilio Corazza, un ouvrier tué par les fascistes. En mai a lieu une très grande manifestation à Rome, ville où est même proclamée par la suite la grève générale, dans un contexte d’affrontements, y compris armés.

    Mais la grande catastrophe se produit lors du congrès de la CGL, à Gênes, plus tard dans l’année. Pas moins de cinq motions sont présentées. Les réformistes, partisans du refus de la lutte pour tenter d’arriver à un gouvernement dont le PSI est une composante, reçoit 537 651 voix, alors que les centristes en ont 43 533.

    La gauche est plus forte, mais elle est incapable de s’unir : les communistes obtiennent 253 558 voix et du côté de la gauche du PSI les maximalistes ont 247 433 voix, les partisans de la IIIe Internationale 37 734.

    La conséquence est fatale : alors que l’Alliance du travail parvient à appeler à une grève générale, dite « grève légalitaire », le 31 juillet 1922, la réaction fasciste est immense et d’une extrême violence, avec l’appui de l’État, et finalement la CGL et l’Union italienne du travail reculent. La voie est libre pour la prise du pouvoir par Benito Mussolini.

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  • Le fascisme italien : un syndicalisme nationaliste de masse

    La gauche, à la suite du bienno rosso, a de plus en plus perdu les masses. Les fascistes ont réussi à happer des secteurs entiers dans le corporatisme, c’est-à-dire le syndicalisme révolutionnaire sans la révolution, l’énergie sociale-révolutionnaire passant dans le nationalisme.

    On reste dans l’apolitisme, au nom de l’anti-parlementarisme, mais la sortie n’est plus une hypothétique révolution, mais la transformation nationale-révolutionnaire.

    Benito Mussolini est historiquement le dirigeant socialiste qui a le plus accepté et soutenu le syndicalisme révolutionnaire.

    C’est paradoxal, car le syndicalisme révolutionnaire se pose comme anti-socialiste : la social-démocratie est considérée comme réformiste par nature et la politique comme une source de corruption institutionnelle et de division.

    Mais c’est justement que Benito Mussolini représente un esprit de synthèse, celui entre le syndicalisme révolutionnaire et la révolution nationale comme « moteur », en remplacement de la révolution socialiste.

    Le subjectivisme des syndicalistes révolutionnaires, théorisé principalement par Georges Sorel, accouplé au rejet du matérialisme comme idéologie, a fortiori du matérialisme dialectique, a fait que le pessimisme quant aux perspectives de révolution a été remplacé en optimisme nationaliste.

    La bataille pour l’Italie, présentée comme « nation prolétaire », apparaît comme une grande source de mobilisation de masse, de possibilité de renouvellement social.

    Benito Mussolini est ici l’homme clef, celui qui combine, qui reformule, qui unifie, qui synthétise, lorsqu’il affirme dans le Popolo di Trento, en 1909 :

    « Je crois que c’est de la masse ouvrière, purifiée par la pratique syndicaliste, que sortira le nouveau caractère humain. »

    Benito Mussolini réussit, en fait, là où le Cercle Proudhon avait échoué en France, dans sa synthèse du syndicalisme révolutionnaire et du nationalisme de l’Action française.

    Lorsque la direction du syndicalisme révolutionnaire se lance dans le soutien à la guerre, au nom du « travail » soutenant la patrie, et que la victoire arrive, il y a comme une légitimité historique à s’approprier le sort de la nation, à devenir des « travailleurs » en lieu et place de « prolétaires ».

    A la rupture culturelle et idéologique voulue par les communistes, le syndicalisme révolutionnaire oppose l’esprit de producteur capable de gérer sa production.

    A ce titre, l’Union Italienne du Travail, fondée en 1918, combinait lutte sociale et nationalisme ; lorsqu’en mars 1919 une grève générale est organisée par cette structure dans un atelier de métallurgie dans la région de Bergame, les ouvriers pratiquant la première expérience d’autogestion italienne agitent le drapeau italien comme bannière.

    C’est Benito Mussolini qui harangua les grévistes avant de fonder justement une semaine après les Faisceaux Italiens de combat.

    Voici ce qu’il dit notamment aux grévistes, témoignant de cette fusion de volontarisme syndicaliste révolutionnaire et d’esprit gestionnaire « responsable » d’orientation nationaliste :

    « L’avenir du prolétariat est un problème de capacité et de volonté, non pas uniquement de volonté, non pas uniquement de capacité, mais tout à la fois de capacité et de volonté…

    C’est le travail qui s’exprime par vos lèvres. C’est le travail qui, dans les tranchées, s’est conquis le droit de n’être plus fait et symbole de fatigue et de désespoir, celui de devenir synonyme d’orgueil, de création, de conquête pour des hommes libres, évoluant dans une Patrie libre et grande, tant dans les limites de ses frontières qu’au dehors. »

    Mieux encore, leur expérience représente l’avenir :

    « Vous obscurs travailleurs de Dalmine, vous avez ouvert l’horizon. C’est le travail qui parle en vous, non pas le dogme idiot ou l’église intolérante, bien que rouge, c’est le travail qui a consacré dans les tranchées son droit de ne pas être plus de fatigue, de pauvreté ou de désespoir, parce qu’il doit devenir la joie, l’orgueil, la création, la conquête de l’homme libre dans la patrie libre et grande au-delà des frontières. »

    C’est cette démarche qui triomphe, à partir de 1922, avec la Confederazione nazionale delle corporazioni sindacali, qui a dès le départ 800 000 adhérents. Au tout début de 1925, elle a 1,7 million d’adhérents, 2,3 millions à la fin de l’année.

    Bien sûr, cette orientation, ouvertement dans une logique de collaboration entre les classes sociales, amena une rupture avec certains syndicalistes-révolutionnaires nationalistes désirant « sincèrement » la révolution ; le plus connu fut Alceste de Ambris, qui se réfugia en France et devint un opposant au fascisme.

    Les autres devinrent les grands théoriciens du fascisme : Sergio Panunzio surtout, le grand précurseur de la conception corporatiste, mais aussi Michele Bianchi, Edmondo Rossoni, ce dernier tentant de développer une ligne de « gauche » au sein de la collaboration de classes, ce qui lui valut d’être relativement mis à l’écart.

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  • Scission du PSI et naissance du PCI

    Les fascistes avaient réussi à s’organiser et à développer une réelle pratique. Qu’en était-il à gauche ? Tout dépendrait de cela.

    Soit la gauche s’épuisait, soit elle avançait réellement et alors elle pouvait faire face au fascisme.

    L’aile droite du PSI ne le voulait pas, appelant à « tendre l’autre joue », à respecter la « civilité socialiste » à tout prix, pensant que le fascisme n’était qu’un phénomène faible et passager.

    Aller de l’avant était par contre le point de vue des révolutionnaires maximalistes, qui voyaient la révolution comme imminente, entraînant les partisans de la Russie soviétique.

    Ils entendaient pousser le Parti Socialiste italien à l’action révolutionnaire ; ne parvenant pas à briser l’aile droite, ils quittèrent la salle de débat en janvier 1921, en chantant l’Internationale, lors du XVIIe congrès du PSI à Livourne, pour aller dans une autre salle de conférence fonder le Parti Communiste d’Italie (PCI).

    Ce nouveau parti est rejoint notamment par de fortes bases socialistes à Turin, Florence, Trieste, Novara, Gênes, Crémone, Forli, Ravenne, Alessandria, mais il est particulièrement faible dans le sud, ainsi qu’en Vénétie.

    Un programme officiel fut établi, en dix points, ainsi qu’un règlement intérieur de 67 articles, extrêmement militarisé : le PCI est alors un parti de militants éprouvés, à la discipline de fer.

    Il est porté par une jeunesse volontaire, ardente ; dès l’année suivante, la motion pour que la Fédération de Jeunesse Socialiste d’Italie remplace le mot socialiste par communiste et rejoigne le PCI reçoit 35 000 voix sur 43 000 – et le PCI a au total 40 000 membres.

    Si la direction est collégiale, le grand dirigeant est Amadeo Bordiga ; Antonio Gramsci n’a même pas pris la parole au Congrès : il est à l’écart, considéré comme un intellectuel influencé par Henri Bergson, ayant eu en 1914 des sympathies pour le social-patriotisme de Benito Mussolini.

    Or, Amadeo Bordiga est un « ultra », tout à fait représentant de la jeunesse maximaliste, dont une des campagnes en 1920 fut effectuée sous le mot d’ordre « Camarades députés, hors du Parlement ».

    Amadeo Bordiga réfute la participation à toute institution que ce soit ; à ses yeux, la révolution est imminente et le camp prolétarien doit être d’une clarté limpide.

    Le fascisme n’est à ses yeux qu’un mouvement de soutien à la réaction, mais la nature du régime ne saurait changer, le capitalisme ayant besoin du libéralisme et n’ayant aucun intérêt à un retour en arrière à l’absolutisme de type féodal.

    Antonio Gramsci, de son côté, est totalement minoritaire, et n’est pas en accord avec Amadeo Bordiga sur ce point. Néanmoins, il le rejoint sur la conception d’un système formant un bloc uni, où les différences sont secondaires.

    A ce titre, tout comme Amadeo Bordiga, il voit en les socialistes des ennemis. Dans l’article Coup d’État, non signé, et publié dans l’Ordre Nouveau du 27 juillet 1921, il dit :

    « Il se produira en Italie le même processus qui s’est produit dans les autres pays capitalistes.

    Il y aura, contre l’avancée de la classe ouvrière la coalition de tous les éléments réactionnaires, des fascistes aux populaires et aux socialistes.

    Mieux encore ; les socialistes deviendront l’avant-garde de la réaction anti-prolétarienne parce que ce sont eux qui connaissent le mieux la faiblesse de la classe ouvrière. »

    Le PCI voit en le PSI un organe de la réaction. Voici comment Antonio Gramsci, dans l’Ordre Nouveau, résume la position du PCI, dans l’article Le Congrès socialiste du 9 octobre 1921 :

    « Après le Congrès de Livourne, le Parti socialiste italien s’est placé en dehors de la vie morale de la classe ouvrière.

    Avec la rupture des communistes et le départ d’environ 50.000 autres travailleurs, le Parti socialiste a été réduit à un parti de petits bourgeois, de fonctionnaires attachés à leur charge comme l’huître à son rocher, capables de n’importe quelle faute et n’importe quelle infamie pour ne pas perdre la place qu’il occupe.

    Le Parti socialiste entra ainsi dans la plus pure tradition nationale italienne, la tradition de l’habitude inculquée par les sbires et les jésuites, la tradition de n’avoir pas de parole d’honneur, la tradition de la déloyauté et de l’opportunisme le plus honteux, la tradition de Maramaldo. »

    Or, le PCI n’a pas du tout arraché au PSI toutes ses forces, il reste minoritaire. Au congrès de Livourne, les communistes obtinrent 58 783 voix, contre 98 028 aux maximalistes unitaires et 14 695 aux réformistes.

    Seulement 16 députés PSI sur 156 rejoignent le PCI ; de même il y a très peu de maires devenant communistes (Savona,Tivoli, Crémone, San Remo, Bussoleno, Trecate). Au niveau des chambres du travail, seules celles de Salerne, Trieste, Taranto et Livourne passent au nouveau parti. Aux élections de mai 1921, le PSI obtient 24,7% (soit 1,6 millions de voix), le PCI 4,6 % (soit 304 000 voix).

    Or, de son côté, le PSI qui prétendait soutenir l’Internationale Communiste bascule ouvertement dans une tendance droitière, les réformistes dominant très largement, avec un petit courant centriste et un encore plus petit courant partisan de la IIIe Internationale.

    L’allemande Clara Zetkine, qui a suivi le PSI, constate la chose suivante :

    « Ma plus forte impression a été celle d’une confusion générale au sein du PSI.

    Seuls les réformistes de Turati ont une position conséquente sur la situation et savent ce qu’ils veulent. Les maximalistes, les centristes et les unitaires n’ont aucune clarté sur ce qu’ils voient ou sur la manière dont ils le voient, ni sur la position à prendre.

    Le débat est serré, grondant et tempétueux mais il ne va jamais au-delà de la surface des problèmes et ne les approfondit pas. Il n’y a pas de large perspective…

    L’autorité des chefs vit de souvenirs sentimentaux et de grandeur passée, un capital qui se consume rapidement au cas où le développement objectif continue et se fait plus aigu. Étant donné le caractère du Congrès, je suis extrêmement sceptique sur la possibilité d’un renouvellement et d’un assainissement du parti de l’intérieur.

    On ne peut regarder le centre fondamental des masses prolétariennes dans le cadre du PSI. C’est au PCI que revient la tâche d’employer toutes ses énergies pour le rassemblement, l’éducation politique et la mobilisation des masses. »

    Le problème est alors que le PSI ne veut plus avancer vers la révolution, que le PCI ne le peut pas, et cela se déroule alors que le fascisme est à l’offensive et qu’il a réussi en cela.

    La syndicat CGL avait 2 millions d’adhérents, il n’en a plus que 800 000, le PSI qui avait 216 000 membres en 1921 en a un peu plus de 73 000 en octobre 1922 à son IXe congrès, et 10 250 en avril 1923 à son Xe congrès. En 1922, les salaires ont été réduits de 30 %, il y a 500 000 chômeurs (sur 4 millions de travailleurs industriels, 4 millions de salariés agricoles et 4 millions de paysans).

    Benito Mussolini, dans l’éditorial de son journal, Popolo d’Italia, peut annoncer le 15 juillet 1922 :

    « Le fascisme italien est actuellement engagé dans quelques batailles décisives d’épuration locale…Il suffit de lire les journaux des adversaires pour comprendre que la plus grande confusion règne dans le camp ennemi. L’un invoque l’aide du gouvernement, l’autre menace de la grève générale, l’autre incite encore au crime individuel, il y en a qui recommandent d’attendre et de patienter…

    Nous vous répondons en vous sciant politiquement et syndicalement les os. Avec une chirurgie inexorable. »

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  • Le squadrisme fasciste

    En réaction au mouvement ouvrier, ainsi que dans le prolongement de l’irrédentisme et du nationalisme, le fascisme s’est développé en Italie avec un grand succès. Son symbole était un faisceau, un fascio, d’où le qualificatif de fasciste (qui se prononce ainsi initialement en français avec un son en « s » et non en « ch »).

    Le faisceau avait été utilisé comme symbole révolutionnaire, surtout démocrate, dans l’Italie de la fin du XIXe siècle, notamment en Sicile ; composé de verges, c’est-à-dire de baguettes en bois, le faisceau représentait la force de l’unité, de par la solidité de l’ensemble par rapport à la fragilité d’une verge seule.

    Le faisceau date également de l’Antiquité romaine, symbolisant le pouvoir de fouetter au moyen des verges, mais également de décapiter puisque une hache y était accrochée par des lanières.

    Les magistrats romains l’utilisaient comme symbole, étant accompagnés d’un officier licteur le portant sur son épaule gauche et ouvrant la marche. A ce titre, il est également utilisé dans les armoiries de la République française actuelle (qui sont toutefois officieuses seulement, car non précisées dans la Constitution).

    Les fascistes italiens, qui apparaissent alors, reprennent le symbole, car se présentant eux-mêmes à la fois comme « révolutionnaires » et comme des miliciens dans une sorte d’esprit romain antique.

    Des chemises noires formant une squadra

    L’esprit est combattant et le fascisme italien a une caractéristique essentiel : le squadrisme. Le terme vient de « squadra », signifiant l’équipe, l’escouade, et désigne des petites équipes paramilitaires menant des opérations coup de poing.

    Il n’y a initialement pas tant un fascisme, que des fascistes, qui reprennent la tradition de la Première Guerre mondiale et de son esprit d’équipe menant des offensives sur le front, le tout bien entendu idéalisé en « refus de la vie commode », en camaraderie et en esprit chevaleresque au service de la Nation.

    La nature des slogans fascistes est ici absolument expressive. Le grand classique du genre est Me ne frego, signifiant Je m’en fous. Le fasciste se veut un pirate des temps modernes, ayant une existence sociale reconnue mais en étant en même temps un non conformiste à l’esprit d’aventure : Boia chi molla dit le slogan, c’est-à-dire Qui abandonne doit crever.

    Faire partie des chemises noires – l’uniforme donnant esprit de corps – va avec la logique du combat : le mot d’ordre Libro e moschetto, fascista perfetto – Livre et mousquet, fasciste parfait – reflète cet état d’esprit où le fasciste met sa vie en jeu dans une bataille qui donne un sens à sa vie, comme dans un duel avec un pistolet avec un coup, ce que retranscrit bien le slogan Chi si ferma è perduto – Qui hésite a perdu.

    L’idéologie viriliste est outrancièrement présente bien entendu, des slogans comme La guerra è per l’uomo come la maternità è per la donna – La guerre est pour l’homme comme la maternité pour la femme – en témoignant. Tout était extrêmement hiérarchisé de manière anti-démocratique, avec à chaque fois des Ras locaux, petits seigneurs de la guerre, le terme venant de celui pour désigner des chefs éthiopiens.

    D’ailleurs, pour renforcer cette dimension hiérarchique, le Ministère de la Guerre viendra même aider à renforcer leurs rangs fascistes en démobilisant 60 000 officiers en juillet 1920, maintenant leur solde à condition qu’ils rejoignent un Fascio di Combattimento.

    Au centre, Benito Mussolini, dirigeant des chemises noires

    La cible des fascistes est ce qui est anti-national, avec des expéditions punitives allant de faire forcer à boire de l’huile de ricin jusqu’au meurtre à coups de poignards ou de pistolets, en passant par les incendies et les bombes.

    A partir de l’automne 1920, les fascistes ont attaqué toutes les structures de gauche, depuis les coopératives jusqu’aux chambres du travail, en passant par les syndicats agricoles et les groupements ouvriers.

    Giacinto Serrati, alors président du Parti Socialiste italien, décrit ainsi la stupeur des socialistes en la fin d’année 1920 :

    « C’est tout notre mouvement qui se voit défiguré par un déchaînement de violence qui n’a d’égal dans aucun autre pays. Giolitti n’a rien à voir là dedans. Ce vieux routinier parlementaire avait évoqué le diable fasciste pour gagner les élections, mais en est aujourd’hui lui même victime.

    La réaction qui nous tourmente est telle qu’il est difficile de l’imaginer, car elle ne vient pas de l’Etat, elle ne part pas des pouvoirs publics, elle vient d’en bas (…). La bourgeoisie a eu tellement peur de nos aboiements qu’elle mord, elle, sans hésiter. » 

    Le financement venait du patronat, avec un petit salaire quotidien ; l’armée et la police prêtait main-forte en sécurisant les alentours. Les fascistes eux-mêmes avaient un mode opératoire très précis, débarquant en force dans des camions depuis des localités voisines, pratiquant le coup de force contre la gauche puis rassemblant les forces opposées à la gauche afin de faire bloc.

    En 1920, il y a 108 faisceaux, 1600 en 1921 ; en quelques mois, les fascistes sont 80 000, puis pratiquement 200 000 et les affrontements font des dizaines de morts de manière régulière.

    Les fascistes détruisent, par exemple, rien qu’en six mois, 83 ligues paysannes, 1090 centres culturels, 28 syndicats, 141 sections socialistes et communistes, 107 coopératives, 59 maisons du peuple, 119 chambres du travail, y compris celle de Turin.

    L’assassinat en février 1921, de la figure communiste Spartaco Lavagnini, secrétaire du Syndicat ferroviaire de Florence, fut un très rude coup contre le mouvement ouvrier.

    Il y a cependant plus que cela encore : le fascisme a comme base mobilisatrice le syndicalisme révolutionnaire qui s’est tourné vers le nationalisme. Il porte un économisme idéalisé au moyen de la Nation – le corporatisme – qui n’a aucun mal à bousculer idéologiquement et culturellement la gauche, elle-même fondée sur cette base syndicaliste révolutionnaire.

    Le dirigeant des fascistes, Benito Mussolini, né en 1883, vient lui-même de cette gauche qui ne connaît pas le marxisme et est entièrement façonné par le syndicalisme révolutionnaire. Il a vécu dans la pauvreté en Suisse tout en menant une activité de révolutionnaire d’orientation syndicaliste révolutionnaire de 1902 à 1904, avant de devenir un activiste accédant à la direction du Parti Socialiste italien, devenant le directeur de son quotidien, L’Avanti!.

    Benito Mussolini

    Avec la guerre de 1914 qui s’ouvre, une partie de la gauche, d’esprit syndicaliste révolutionnaire, soutient celle-ci, appelle à la participation et publie un manifeste intitulé Faisceaux d’action internationaliste, qui se voit succédé par la naissance d’une structure politique, les Faisceaux d’action révolutionnaire interventionniste.

    En mars 1919, Mussolini reprend le principe et fonde des Fasci italiani di combattimento – Faisceaux italiens de combat –, organisation dont l’option militante fait qu’elle est massivement rejointe par des éléments bourgeois et petit-bourgeois paniqués par le mouvement ouvrier.

    Benito Mussolini a été influencé par Georges Sorel, par Friedrich Nietzsche, il a compris que le syndicalisme intégral qu’il entrevoit peut profiter de l’élan nationaliste ; il a compris que le marxisme s’opposait à sa démarche.

    Il peut donc profiter d’une aura « révolutionnaire » avec sa démarche syndicaliste, soutenu par la bourgeoisie, avec la petite-bourgeoisie comme forces sociales militantes, avec le nationalisme comme facteur de mobilisation. Benito Mussolini conserve du syndicalisme révolutionnaire l’union sociale et l’esprit mobilisateur, il reprend son refus du programme, il en fait un style de vie ; il dira quelques années plus tard :

    « Le fascisme est une conception spiritualiste, surgie elle-même de la réaction générale du siècle contre le matérialiste et faible XIXe siècle… La vie telle que la conçoit le fascisme est par conséquent sérieuse, austère, religieuse, se déroulant toute dans un monde soutenu par les forces morales, et responsable de l’esprit. Le fascisme dédaigne la vie facile. Le fascisme est une conception religieuse… » 

    Bureau de Benito Mussolini dans les locaux du journal Popolo d’Italia

    En face, la gauche est faible culturellement et idéologiquement ; elle ne comprend pas que le fascisme est un dépassement idéaliste de l’économisme syndicaliste révolutionnaire, avec le nationalisme comme moteur.

    Elle est dépassée par la dynamique fasciste, qui combine action rapide et esthétisme, profitant d’appuis financiers d’industriels, de cadres de gauche qui par nationalisme cessent de croire au socialisme pour rejoindre une cause leur semblant transcendante, capable de changer les choses immédiatement, à la force de l’instinct, de l’intuition.

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  • Le «bienno rosso»

    Au lendemain de la Première Guerre mondiale impérialiste, ce n’est pourtant pas le nationalisme qui a immédiatement l’initiative, mais le mouvement ouvrier, avec deux années d’intenses mobilisations.

    Le drame historique est qu’il n’y eut pas de développement d’un contenu idéologique et culturel conséquent; pour cette raison, le « bienno rosso » – les « deux années rouges » – ont abouti directement à renforcer le fascisme en lui laissant un espace majeur.

    De fait, le Parti Socialiste italien disposait en 1919 d’une base solide. Il avait 200 000 membres, ayant encore ses structures intactes en s’étant surtout mis en veilleuse pendant la Première Guerre mondiale, sur une ligne refusant tant le soutien à la guerre que son refus, synthétisé par le mot d’ordre « ni adhérer ni saboter ».

    Aux premières élections à la proportionnelle, justement en 1919, il reçut 32 %, devenant la première force électorale du pays.

    La Confederazione Generale del Lavoro, le syndicat lié au PSI, avait 250 000 adhérents en 1918, 1,5 million en 1919, 2 millions en 1920.

    De son côté, l’Unione Sindacale Italiana, d’esprit anarcho-syndicaliste, possédait plusieurs centaines de milliers de membres. Une grève générale de solidarité avec la Russie révolutionnaire eut ainsi lieu les 20 et 21 juillet 1919.

    Cela se déroulait dans un contexte explosif : l’Italie avait gagné la guerre, mais sans en obtenir de profits ; l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie qui étaient des partenaires économiques importants étaient totalement ruinés ; l’industrie de guerre parvenait très difficilement à se reconvertir.

    Cela aboutit à un vaste mouvement, engageant pratiquement un million d’ouvriers et un million de paysans dans des grèves, marquées souvent par des occupations d’usines et de terres.

    Le fait le plus marquant, déclenchant toute une démarche qui se généralisa, se passa à la Fiat-Centro de Turin, où les ouvriers décidèrent d’élire des délégués d’ateliers.

    Le mouvement se développa et au milieu du mois d’octobre 1919, la première assemblée des délégués représentait 30 000 ouvriers.

    Initialement isolée, avec l’armée bloquant la ville, le mouvement s’étendit rapidement de Turin aux autres villes du nord industriel, comme Gênes, Pise, Livourne, Florence. 500 000 ouvriers occupaient leurs usines, donnant aux conseils ouvriers formés une signification historique.

    Les cheminots du Ferrovie dello Stato rejoignirent le mouvement, qui eut même un très large écho dans la paysannerie, notamment en Émilie-Romagne, avec des occupations de terres agricoles, marquées par des affrontements armés avec les bandes des propriétaires terriens.

    La chose se réédita, à Turin seulement, avec 200 000 ouvriers, en avril 1920. Une nouvelle vague de grèves et d’occupations se déroula en septembre 1920, puis en mars 1921 : cette fois-ci elle fut cependant écrasée par les fascistes.

    Les ouvriers avaient obtenu des victoires, comme la journée de huit heures, une hausse des salaires ; les paysans avaient toutefois peu gagné : 30 000 hectares illégalement, 60 000 avec des accords, mais sur 27 millions d’hectares c’était infime.

    En fait, ouvriers et paysans avaient surtout atteint une riche expérience, notamment combattante, alors que l’année 1920 a amené à elle seule la mort de 227 personnes, alors que 1072 furent blessées.

    Les occupations d’usines étaient gérées par des gardes rouges ; les entrées et sorties étaient surveillées, l’alcool interdit, le vol sévèrement puni.

    Pourtant, c’est le paradoxe, il n’existait pas d’atmosphère révolutionnaire. Absolument aucun commentateur ne considérait qu’il s’agissait là d’une vague révolutionnaire, que la révolution était possible. Par contre, la gauche de la social-démocratie voyait dans la lutte une forme idéale de combat, voire même le combat lui-même.

    Antonio Gramsci et Amaedo Bordiga représentent ici les deux options possibles au sein de la gauche de la social-démocratie italienne ; ils seront à ce titre les deux premiers dirigeants du Parti Communiste d’Italie qui va naître suite au bienno rosso.

    Ils s’étaient déjà rencontrés le 18 novembre 1917, lors d’une conférence clandestine d’une vingtaine de personnes, délégués des sections socialistes italiennes les plus importantes. Antonio Gramsci, basé à Turin et fils d’un employé, avait alors 26 ans ; Amadeo Bordiga, âgé de 28 ans et fils d’un enseignant à une école supérieure d’agriculture, venait de Naples.

    S’ils appartenaient tous deux à la fraction dite « maximaliste », leurs options divergeaient déjà. Il est symbolique qu’Amadeo Bordiga ait fondé en décembre 1918 le journal « Le Soviet », dans une optique d’un léninisme idéalisé comme force donnant par en haut la vigueur au soviet (c’est-à-dire au « conseil », en russe), alors que le journal d’Antonio Gramsci soit « Ordre nouveau », fondé en mai 1919, avait une ligne qu’on peut qualifier de « basiste », insistant sur la question de l’organisation à la base.

    La position d’Antonio Gramsci au sujet du bienno rosso est significative ; dans son article intitulé Aux délégués d’ateliers de l’usine Fiat-centre et de l’usine Brevetti-Fiat, connu pour exprimer une sorte de synthèse à ce sujet, il salue le mouvement dans son ensemble et affirme :

    « La nouvelle forme prise dans votre usine par le comité d’entreprise, avec la nomination de délégués d’ateliers ainsi que les discussions qui ont précédé et accompagne cette transformation, ne sont pas passées inaperçues dans le monde ouvrier ni dans le monde patronal turinois.

    Dans l’un des camps, les ouvriers d’autres établissements de la ville et de la province s’appliquent à vous imiter, dans l’autre, les propriétaires et leurs agents directs, les dirigeants des grandes entreprises industrielles, observent ce mouvement avec un intérêt croissant, et ils se demandent, et ils vous demandent, quel peut être son but, quel est le programme que la classe ouvrière turinoise se propose de réaliser (…).

    Et c’est ainsi que les organismes centraux qui seront créés pour chaque groupe d’ateliers, pour chaque groupe d’usines, pour chaque ville, pour chaque région, et qui aboutiront au Conseil ouvrier national suprême, poursuivront, élargiront, intensifieront l’œuvre de contrôle, de préparation et d’organisation de la classe tout entière avec, comme objectif, la prise du pouvoir et la conquête du gouvernement. »

    C’est là un point de vue absolument syndicaliste, oscillant entre syndicalisme-révolutionnaire et anarcho-syndicaliste. Les conseils ouvriers vont se développer, organiser, structurer, aboutissant par conséquent, au bout d’une certaine dimension, à la prise du pouvoir.

    Les syndicalistes-révolutionnaires et les anarcho-syndicalistes ne disent pas autre chose, par l’intermédiaire du syndicat et non des conseils, mais la démarche est strictement la même dans le fond.

    La réaction d’Amadeo Bordiga, l’autre grand dirigeant de la gauche de la social-démocratie italienne, est tout autant parlante. Dans le bilan qu’il fait du bienno rosso, il s’oppose de manière frontale à Antonio Gramsci. Dans Pour la constitution des conseils ouvriers en Italie, il explique :

    « Le véritable instrument de la lutte de libération du prolétariat, et avant tout de la conquête du pouvoir politique, c’est le parti de classe communiste.

    Sous le pouvoir bourgeois, les conseils ouvriers ne peuvent être que des organismes dans lesquels travaille le parti communiste, moteur de la révolution. Dire qu’ils sont les organes de libération du prolétariat sans parler de la fonction du parti, comme dans le programme approuvé par le Congrès de Bologne, nous semble une erreur.

    Soutenir, comme le font les camarades de « l’Ordine Nuovo » de Turin [dont le dirigeant est Antonio Gramsci], qu’avant même la chute de la bourgeoisie les conseils ouvriers sont déjà des organes non seulement de lutte politique mais aussi de préparation économico-technique du système communiste, est un pur et simple retour au gradualisme socialiste celui-ci, qu’il s’appelle réformisme ou syndicalisme, est défini par l’idée fausse que le prolétariat peut s’émanciper en gagnant du terrain dans les rapports économiques alors que le capitalisme détient encore, avec l’Etat, le pouvoir politique. »

    Amadeo Bordiga s’oppose à l’économisme de la ligne en faveur des conseils prônée par Antonio Gramsci, mais pour lui opposer la ligne de l’économisme en faveur du « Parti ». Car tous deux restent économistes, au sens où les questions idéologiques, théoriques, culturelles, sont absolument remises à l’arrière-plan, quand elles ne sont pas directement niées.

    Or, cette réduction économiste d’Antonio Gramsci et Amadeo Bordiga, leur affrontement en fait fictif, a une importance capitale, puisque dès 1917, au sein du Parti Socialiste italien, la motion des « maximalistes » avaient reçu 14 000 voix, contre 17 000 aux « centristes ». Lorsque le PSI progresse, les maximalistes ont le dessus en son sein ; dès 1919, il y avait pratiquement 88 000 membres, alors que le quotidien du Parti tire à 300 000 exemplaires.

    Antonio Gramsci et Amadeo Bordiga vont se voir propulser à la direction du nouveau parti, le PCI, avec la responsabilité de diriger des milliers de militants suivant leurs principes. Et ils vont devoir le faire alors que le fascisme se développe massivement, en réaction au mouvement ouvrier, dans le prolongement de l’irrédentisme et du nationalisme.

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  • Italie : irrédentisme et «victoire mutilée»

    La contradiction entre l’Italie du Nord et celle du Sud devait être résolue soit par une révolution démocratique – qui ne pouvait plus être menée que par le prolétariat, la bourgeoisie étant devenue réactionnaire alors – soit par une tentative de modernisation par en haut ossifiant la contradiction dans une fuite en avant.

    L’irruption de la première guerre mondiale impérialiste précipita la seconde option ; tel est la nature du fascisme qui triomphera à sa suite.

    Initialement, l’Italie n’entra pas en guerre, bien qu’elle faisait alors partie de l’alliance dite de la Triplice, avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Une intense agitation nationaliste poussa pourtant le régime à aller vers la guerre, ce qui se fit en prenant partie pour la Triple-Entente, composée de la France, du Royaume-Uni et de de la Russie.

    Deux raisons sont essentielles ici. La première est que la participation à la guerre renforce le bloc industriel et la conception d’une gestion modernisatrice du pays par en haut pour faire face à la mobilisation générale.

    La seconde est qu’il y a l’idée, à l’arrière-plan, que l’ennemi héréditaire autrichien ne sera pas en mesure de maintenir son empire et que l’expansionnisme italien a de vastes possibilités, d’ailleurs encouragées par les forces de la Triple-Entente en l’échange d’une participation à la guerre.

    Cet expansionnisme disposait d’une base extrêmement solide, de par les échecs de l’unité italienne, dont les contours devenaient par là extrêmement lâches et prétextes à un nationalisme dépassant largement le cadre du simple droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

    Le mouvement italien dit « irrédentiste » commença ; de fait, dès la seconde moitié du XIXe siècle, avec la formation en 1877 de l’Associazione in pro Italia irredenta, suivi en 1885 de celle du mouvement Pro Patria, qui suite aux interdictions deviant en 1891 la Lega Nazionale Italiana dans le Trentin et à Trieste, territoires austro-hongrois.

    Le vigoureux irrédentisme italien commençait, à partir de là, à viser directement des territoires sous domination autrichienne et considérés comme italiens, notamment le Trentin, l’Istrie, la Dalmatie, mais également Monaco, la Savoie, Nice, la Corse, Malte ainsi que d’autres territoires appelés irrédents car appelant à la rédemption nationale.

    Ce courant expansionniste était puissant ; même Antonio Labriola, dirigeant de l’aile gauche du Parti Socialiste italien, avait soutenu l’opération coloniale en Éthiopie.

    Le traité de Londres, établi en 1915 pour amener l’Italie à participer à la première guerre mondiale, fit les promesses territoriales suivantes à celle-ci :

    « le Trentin, le Tyrol du Sud avec ses frontières naturelles et géographiques, le Brenner, la ville de Trieste et ses environs, le comté de Gorizia et de Gradisca, l’Istrie entière jusqu’à Kvarner, y compris Volosko, et les îles istriennes de Cres (Cherso) et de Losinj (Lussino), ainsi que les petites îles de Plavnik, Unije, Vele Srakane, Palazzuoli, Sveti Petar, Asinello et Gruica ainsi que leurs îlots voisins. »

    A cela s’ajoute la Dalmatie septentrionale, ainsi que « toutes les îles situées au nord et à l’ouest de la Dalmatie depuis Premuda, Selve, Olib, Scherda, Maona, Pag et Vir au nord jusqu’à Mljet au sud, comprenant les îles de Sveti Andrija, Biševo, Vis (Lissa), Hvar (Lesina), Šćedro, Korcula (Curzola), Sušac et Lastovo (Lagosta) ainsi que les îlots et de rochers avoisinants et Pelagosa, à l’exception seulement des îles de Drvenik Veli et Drvenik Mali, Čiovo, Šolta et Brač (Brazza) ».

    De plus, la côte yougoslave devait être pratiquement neutralisée militairement.

    Qui plus est, l’Albanie devait être démantelée, avec une protectorat italien fondé dans sa partie centrale, la souveraineté sur la ville albanaise de Vlora, ainsi que sur les îles de Dodécanèse.

    L’Italie participa ainsi de plain-pied à la première guerre mondiale, mobilisant 5,6 millions d’hommes, mais n’obtenant, en fin de compte, qu’une « victoire mutilée » selon elle, puisque le traité de Londres n’est pas appliqué, notamment sous la pression de l’impérialisme américain.

    Cette expression de « victoire mutilée » fut façonnée par l’écrivain dandy, lié au symbolisme-décadentisme, Gabriele D’Annunzio (1863-1938).

    Ce dernier avait été un ardent partisan de l’entrée en guerre et en 1918 organisa un vaste largage de centaines de milliers de tracts depuis des avions au-dessus de la capitale autrichienne, Vienne, appelant à cesser la guerre et célébrant la « liberté » italienne.

    Déçu que la ville de Rijeka, Fiume en italien, ne soit pas remise à l’Italie malgré que la majorité de la ville soit de culture italienne, il décide de l’occuper militairement avec une 2000 aventuriers, chassant en 1919 les forces anglo-franco-américaines et instaurant une « Régence italienne du Carnaro ».

    Le syndicaliste, d’orientation national-syndicaliste, Alceste De Ambris (1874-1934) écrivit la constitution de ce projet, Gabriele D’Annunzio ajoutant la dimension mystico-poétique.

    Gabriele D’Annunzio en devint le « Commandant », mais surtout le Vate (magicien-prophète) puisque le projet se voulait une sorte de cité idéale, dans une démarche nietzschéenne, avec l’établissement du salut romain comme symbole absolu, la généralisation des cérémonies et des discours depuis un balcon, etc.

    Gabriele D’Annunzio

    Un conseil des « meilleurs », composés de membres élus pour trois ans, s’occupait de la vie politique, alors qu’un conseil des « corporations » dirigeait l’économie qui se divisait en neuf corporations, la dixième étant artistique, rassemblant les poètes, les héros, les prophètes, les surhommes, etc.

    En 1920, l’Italie mit elle-même fin à ce projet qui, toutefois, avait canalisé et galvanisé tout le courant irrédentiste qui, désormais, par la victoire mutilée, se combinait avec l’exaltation nationaliste de l’Italie comme pays trahi et opprimé.

    Tout un espace était ouvert pour considérer l’Italie comme la grande prolétaire, pour que le nationalisme se transforme en vecteur d’une lutte présentée comme celle pour l’existence sociale.

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  • L’Italie fasciste, l’antifascisme, le Mezzogiorno

    Quelle a été la base pour l’émergence de la pensée d’Antonio Labriola, du courant futuriste, du théâtre « existentiel » de Luigi Pirandello ?

    Il s’agit du contraste et de la contradiction entre l’Italie du Nord et l’Italie du Sud, c’est-à-dire d’une question nationale et, par conséquent, d’une question liée à l’émergence du capitalisme face au féodalisme.

    Contrairement à la France, qui a émergé en tant que nation dès le XVIe siècle, avec les débuts d’une réelle unité de langue, de culture, et une stabilité territoriale portés par la monarchie absolue, l’Italie de son côté est restée morcelée en petits États jusqu’au Risorgimento, la « renaissance » du XIXe siècle.

    Auparavant, la péninsule italienne était divisée en petits royaumes ou duchés : au Nord du fleuve Tibre, ceux hérités du Saint Empire Romain Germanique et des invasions lombardes, avec le Royaume de Sardaigne avec Turin pour capitale, la République de Gênes, la République de Venise, des Duchés de Milan, de Modène, de Parme, le Grand Duché de Toscane…

    Au Sud du Tibre, et sous l’influence directe de la papauté, on trouve le Royaume de Naples et de Sicile, ainsi que les États pontificaux avec Rome pour capitale.

    Concrètement, ce qu’on appelle généralement le Mezzogiorno – précisément cette partie au Sud du Tibre – a connu une unité territoriale bien avant le reste de l’Italie, avec le Royaume de Sicile, et cela dès 1130, incluant déjà les Pouilles (région formant le « talon » de l’Italie), jusqu’à Naples.

    Au Nord, tous ces petits États, chacun développé autour d’un grand centre urbain, avec des ports marchands comme ceux de Gênes ou de Venise, qui ont respectivement vu naître Christophe Colomb et Marco Polo, ont pu profiter du commerce maritime pour voir émerger très tôt des bourgeoisies parmi les plus influentes du monde.

    Celles-ci furent en mesure de développer une culture et une vision hégémonique dans ces États, notamment à travers la figure de Nicolas Machiavel.

    Dans le Midi italien, la situation était fort différente. La base économique resta, jusqu’au XIXe siècle, très largement féodale.

    La production agricole était organisée en latifundi, des exploitations terriennes extensives, employant beaucoup de paysans sur des surfaces très étendues. Déjà, dans l’antiquité, Pline dénonçait la dimension parasitaire de ce système :

    Verumque confitentibus latifundia perdidere Italiam iam vero et provincias.
    Il faut avouer que les grandes propriétés ont perdu l’Italie mais aussi désormais les provinces :
    sex domini semissem Africae possidebant, cum interfecit eos Nero princeps. 
    six propriétaires possédaient la moitié de l’Afrique quand l’empereur Néron les mis à mort.

    Le Mezzogiorno a donc des caractéristiques spécifiques par rapport au Nord. Les barons se concentraient dans les grandes villes, loin des exploitations, et formaient une classe très puissante formant une cour autour du Roi, bloquant efficacement toutes velléités des classes urbaines pour s’affirmer, réprimant de régulières révoltes citadines.

    Pour reproduire sa puissance économique tout en étouffant les marchands et les industriels méridionaux, l’aristocratie exportait la plus grande partie de ses produits agricoles vers d’autres pays industrialisés, renforçant par là même sa dépendance à l’étranger : le Royaume de Sicile et les États pontificaux importaient quasiment tous leurs produits manufacturés d’Angleterre ou des Duchés du nord de l’Italie.

    Dans les agglomérations, les barons se servaient également de groupes de brigands pour faire appliquer la loi et prélever les taxes en leur nom. Ces groupes, comme la Camorra ou la Cosa Nostra, furent par exemple chargés par les Rois Bourbons de gérer la police pénitentiaire et les litiges marchands, fermant, en échange, les yeux sur leurs activités criminelles.

    Les mafias étaient aussi un soutien culturel important à la noblesse méridionale : pratique des duels, de la vassalité, de l’honneur chevaleresque. Ils effectuaient le relais de la culture féodale parmi les masses des campagnes, parallèlement à l’influence énorme de l’Église. De son côté, le Vatican possédait les deux tiers des latifundi et des biens immobiliers au Royaume de Sicile, les administrant localement via leur réseau monacal, seul lien social effectif dans les campagnes du pays.

    Au milieu du XIXe siècle, la bourgeoisie septentrionale portée par sa vision machiavelique-pragmatique et appuyée par les pouvoirs d’État, put passer à l’offensive pour réaliser son rôle historique : la création d’un grand marché unifié et d’une culture nationale italienne.

    Sur le modèle de Nicolas Machiavel, le Roi de Sardaigne Victor Emmanuel II et son premier Ministre Camillo Cavour prirent l’initiative en 1859, jouant habilement de la rivalité franco-autrichienne pour détruire l’influence de l’Autriche sur les États voisins et y imposer des régimes amis. Le gouvernement Sarde – en fait basé à Turin, le Piémont étant la région la plus développée du Royaume – se plaça alors à la tête du mouvement unificateur et annexa un à un ses voisins, par plébiscite.

    Camillo Cavour vers 1850

    Mais si, au Nord, ces rattachements ont pu être vécus culturellement comme une libération de l’emprise étrangère et surtout comme un processus naturel correspondant aux besoins de la production, dans le Mezzogiorno et le Centre ce sont deux États formés depuis plusieurs siècles qui ont été annexés à l’Italie, avec une culture et une structure économique bien différentes.

    Malgré des révoltes populaires dans les villes du Sud (toutes écrasées par le régime des Bourbons), le rattachement du Royaume de Sicile à l’Italie fut le fait d’une invasion par les troupes piémontaises en 1860, appelée « expédition des Mille » et menée par Giuseppe Garibaldi.

    L’avancée de Giuseppe Garibaldi de la Sicile jusqu’à la capitale, Naples, fut facilitée par de grands renforts de paysans révoltés, journaliers précaires et petits propriétaires espérant une redistribution des terres par le nouveau pouvoir.

    Giuseppe Garibaldi en 1866

    Cependant, pour s’assurer le soutien des classes dominantes du Sud au grand projet national – l’adhésion de chaque État s’actant par plébiscite au vote censitaire –, la bourgeoisie du Nord n’était pas en position de tenir cet engagement.

    Au mois d’août 1860, la révolte de Bronte contre les latifondistes fut écrasée par les troupes garibaldiennes et les principaux participants furent fusillés. Cet événement, d’une importance symbolique très grande, marqua la fin de la tendance pro-italienne parmi les paysans pauvres du Mezzogiorno, et leur retour dans le giron de l’influence féodale, à travers une mobilisation nationaliste en soutien aux Bourbons.

    Le Mezzogiorno connut alors une sorte de guerre civile, le « brigantaggio », avec la formation de bandes armées plébéiennes, s’attaquant aux troupes italiennes, souvent sous la bannière des Bourbons, mais aussi sous la forme de pures bandes de malfrats, jouant les Robins de Bois.

    Cette aventure nihiliste a produit des figures mythiques de brigands au grand cœur et a marqué la culture populaire du Sud, malgré l’impasse évidente qu’elle représentait. Avant la fin du XIXe siècle, toutes ces bandes furent éliminées, les mafias offrirent quant à elles leur soutien au nouveau pouvoir central.

    Le maintien de l’aristocratie méridionale et de son organisation latifundaire devint clairement, au moment de la création de ce grand marché unifié italien, une cause d’arriération économique du Sud.

    Ce modèle extensif, assurant une reproduction constante de la production sur de grandes surfaces, efficace pour écraser la petite bourgeoisie terrienne pendant les siècles précédents, ne pouvait pas rivaliser en productivité avec l’agriculture capitaliste intensive développée au Nord depuis déjà des décennies.

    Industrialisation des provinces italiennes en 1871

    Le nouvel État italien, loin de diviser les latifundi, revendit tels quels ceux qu’il avait saisi à l’Église et à l’État Bourbon. Une politique protectionniste fut mise en place dès les années 1860 pour protéger les industries septentrionales de la concurrence étrangère et remplacer définitivement leur emprise sur les ressources agricoles méridionales.

    Quand vint la crise mondiale de surproduction en 1880 et la chute du prix des matières premières, la bourgeoisie sudiste peu compétitive s’effondra et certaines des plus grandes industries du Sud, comme les chantiers navals de Campanie ou la sidérurgie de Mongiana, furent rachetées et physiquement déplacées vers le Nord par des conglomérats financier septentrionaux.

    C’est à cette époque que correspond le début d’une forte émigration vers le Nord du pays ou vers les États-Unis, ainsi que la culture « méridionaliste » présentant le mythe d’un Mezzogiorno humilié et floué, encore présent aujourd’hui, et qui, en l’absence de projet socialiste concret adapté aux conditions de la région, contribue à un esprit anti-unitaire, fortifié par l’Église.

    L’absence d’une avant-garde progressiste, qu’elle soit bourgeoise ou prolétarienne, dans le Sud de l’Italie, a donné naissance à un vide qui profita à l’Église, lui permettant d’avoir un poids réactionnaire sur la vie du pays tout entier, contre la laïcité, contre la République, contre l’unité.

    Quand, sur le tard, Antonio Gramsci commença à se pencher sur la question, il vit immédiatement un rapport semi-colonial entre le Nord et le Sud, et voici comment il exposa sa vision au Congrès du Parti en 1926 :

    « Les résultats de cette politique sont en effet le déficit du budget de l’État, l’arrêt du développement économique de régions entières (Mezzogiorno, les îles…), la misère croissante de la population laborieuse, l’existence d’un courant continu d’émigration et l’appauvrissement démographique qui en découle.

    En particulier, le compromis passé entre les classes dominantes du pays donne aux populations laborieuses du Mezzogiorno une position analogue à celles des colonies, les grands propriétaires terriens et la bourgeoisie méridionale jouent le même rôle que celles qui dans les colonies s’allient aux métropoles pour assujettir la masse du peuple qui travaille. »

    Antonio Gramsci remarque aussi le danger, dans l’optique d’une révolution prolétarienne strictement limitée au nord, d’un ralliement des paysans méridionaux aux restes de la classe féodale, historiquement et économiquement liée aux puissances étrangères,

    Il note ainsi, dans le journal L’Unità, en mars 1924 :

    « Dans la situation actuelle, avec la dépression des forces prolétariennes, les masses paysannes méridionales ont pris une énorme importance dans le camp révolutionnaire.

    Soit le prolétariat, à travers son parti politique, réussit pendant cette période à se doter d’un système d’alliés dans le Mezzogiorno, soit les masses paysannes chercheront des dirigeants politiques dans leur propre zone, c’est à dire qu’ils s’abandonneront complètement entre les mains de la petite bourgeoisie méridionale amendolienne, devenant une réserve pour la contre-révolution, renforçant le séparatisme et la possibilité d’un appel aux armées étrangères dans le cas d’une révolution purement industrielle au nord.

    Le mot d’ordre de « gouvernement ouvrier et paysans » doit, pour cette raison, tenir tout spécialement compte du Mezzogiorno, ne doit pas confondre la question des paysans méridionaux et la question générale des rapports entre ville et campagne dans un tout économique organiquement soumis au régime capitaliste: la question méridionale est aussi une question territoriale est c’est de ce point de vue qu’elle doit être examinée afin d’établir un programme de gouvernement ouvrier et paysan qui puisse avoir un large écho parmi les masses. »

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  • Labriola et la philosophie de la «praxis»

    Il serait totalement erroné de penser que le volontarisme subjectiviste modernisateur se soit cantonné dans les arts et la littérature de l’Italie du début du XXe siècle ; en réalité, les arts et la littérature sont le reflet culturel-idéologique de toute lame de fond sociale et intellectuelle.

    De la même manière qu’en France, le marxisme a été largement incompris en Italie. Cela a donné, comme en France, la combinaison d’un réformisme politique « socialiste » et d’une ligne « ultra » de type syndicaliste-révolutionnaire.

    Tout comme en France avec Jean Jaurès, les socialistes italiens se soumirent au développement de la bourgeoisie moderniste, face à la droite conservatrice et cléricale. Cependant, l’instabilité politique italienne permit l’émergence d’un courant syndicaliste-révolutionnaire bien plus dynamique.

    Cherchant à précipiter les événements et rejetant le marxisme et la social-démocratie, le syndicalisme révolutionnaire forgea le principe de la minorité agissante forçant le « cours » des choses.

    Ici, la situation italienne ne se distingue pas de celle en France. Le véritable problème est qu’il y a eu un courant qui est apparu, prétendant réfuter le réformisme tout en étant sur le terrain du marxisme, conduit par Antonio Labriola (1843-1904).

    Antonio Labriola

    Antonio Labriola va « interpréter » le marxisme de manière anthropocentriste, en ne quittant pas Hegel, c’est-à-dire en se focalisant sur la transformation de la conscience individuelle par le travail (la fameuse « dialectique du maître et de l’esclave »).

    L’esprit de synthèse, donnant une importance essentielle à la théorie comme vision du monde, n’existerait pas ; seule l’activité concrète « colle » à la réalité et est donc une source réellement possible de réflexion et de théorie.

    Antonio Labriola rejette la social-démocratie, c’est-à-dire Friedrich Engels et Karl Kautsky ; il ne considère pas qu’il existe un mouvement dialectique dans la nature et dans l’histoire. Il n’existerait qu’un mouvement dialectique dans la pratique, qui elle seule transforme.

    Le marxisme est alors simplement une méthode, aucunement un dogme. Ce que fait Antonio Labriola, très concrètement, c’est faire du marxisme un matérialisme « pur », une variante plus radicale du courant « anti-métaphysique » en général, ce qui est nier sa vision du monde général, sa revendication de l’esprit de synthèse, du matérialisme dialectique.

    Karl Marx et Friedrich Engels auraient fait des contributions scientifiques, mais la science ne serait pas « terminée », il faut prolonger et développer leur méthode, l’affiner, etc., le marxisme ne serait pas une « église », une « secte », etc.

    Le marxisme est ici une méthode pour être du bon côté au niveau pratique ; il ne serait aucunement une vision du monde, totale et absolue. Il ne consiste qu’en une ligne révolutionnaire, une manière de concevoir l’histoire,

    Antonio Labriola parle ainsi de « praxis », terme désignant la pratique faisant l’évolution historique de l’humanité ; l’histoire n’est pas tant l’histoire de la lutte des classes – avec les modes de production qui ne sont saisissables que par l’esprit synthétique – que l’histoire du travail.

    Le marxisme n’est chez Labriola pas une théorie complète de l’univers ; c’est seulement une théorie qui tend à cela, au monisme. Il dit ainsi :

    « S’il fallait donner une formule, il ne serait pas hors de propos de dire que la philosophie qu’implique le matérialisme historique, c’est la tendance au monisme ; et je me sers très intentionnellement du mot tendance et j’ajoute tendance formelle et critique (…).

    La raison principale du point de vue critique par lequel le matérialisme historique corrige le monisme est celle-ci : c’est qu’il part de la praxis, c’est-à-dire du développement de l’activité, et de même qu’il est la théorie de l’homme qui travaille, il considère également la science elle-même comme un travail.

    Il développe complètement ce qu’impliquent les sciences empiriques, c’est-à-dire que par l’expérimentation nous nous rapprochons de la façon d’agir des choses et nous nous persuadons que les choses elles-mêmes sont une manière d’agir, c’est-à-dire une production (…).

    Tendance (formelle et critique) au monisme, d’un côté, virtuosité à se tenir en équilibre dans un domaine de recherche spécialisée, d’autre part – tel est le résultat.

    Pour peu qu’on s’écarte de cette ligne, ou bien l’on retombe dans le simple empirisme (la non-philosophie) ou on passe à l’hyperphilosophie, c’est-à-dire à la prétention de se représenter en acte l’univers comme si on en possédait l’intuition intellectuelle. »

    Voici comment il considère le matérialisme historique :

    « La formation intégrale de, l’homme, dans le développement historique, n’est plus désormais une donnée hypothétique, ni une simple conjecture, c’est une vérité intuitive et palpable. Les conditions du processus qui engendre un progrès sont désormais réductibles en séries d’explications ; et, jusqu’à un certain point, nous avons sous les yeux le schéma de tous les développements historiques morphologiquement entendus.

    Cette doctrine est la négation nette et définitive de toute idéologie, parce qu’elle est la négation explicite de toute forme de rationalisme, en entendant sous ce mot ce concept que les choses, dans leur existence et leur développement, répondent à une norme, à un idéal, à une mesure, à une fin, d’une façon implicite ou explicite.

    Tout le cours des choses humaines est une somme, une succession de séries de conditions que les hommes se sont faites et posées d’eux-mêmes par l’expérience accumulée dans leur vie sociale changeante, mais il ne représente ni la tendance à réaliser un but prédéterminé, ni la déviation d’un premier principe de perfection et de félicité.

    Le progrès lui-même n’implique que la notion de chose empirique et circonstanciée, qui se précise actuellement dans notre esprit, parce que, grâce au développement réalisé jusqu’ici, nous sommes en mesure d’évaluer le passé et de prévoir, ou d’entrevoir, dans un certain sens et dans une certaine mesure, l’avenir. »

    Antonio Labriola est donc un défenseur résolu du matérialisme, mais pas du matérialisme dialectique ; il en reste à une opposition totalement erronée entre Hegel et Baruch Spinoza (et donc à la négation de la théorie du reflet).

    Dans les faits, il défend la cause politique prolétarienne, notamment contre le socialisme interprété de manière réformiste comme par Filipo Turati (1857-1932) ; toutefois, Labriola ne fait que formuler la pratique propre à la bourgeoisie révolutionnaire transformant le monde, à l’époque où c’était une classe révolutionnaire.

    Le grand souci fut donc qu’en apparence, l’approche d’Antonio Labriola avait l’air d’une démarche révolutionnaire s’opposant à l’esprit de contemplation propre à l’aristocratie et aux propriétaires terriens, en pratique, on n’y retrouvait pas le vrai marxisme.

    Or, Antonio Labriola va élaborer toute sa philosophie de la « praxis », dans trois œuvres : tout d’abord en 1895 dans In memoria del Manifesto dei comunisti, l’année suivante dans Dal materialismo storico. Dilucidazione preliminare, œuvre suivie en 1897 de Discorrendo di socialismo e filosofia, consistant en des lettres écrites au théoricien syndicaliste révolutionnaire français Georges Sorel.

    Et cette réflexion va influencer de manière significative à la fois le principal théoricien libéral, Benedetto Croce (1866-1952), le philosophe officiel du fascisme Giovanni Gentile (1875-1944), mais aussi les deux principaux dirigeants communistes Amadeo Bordiga et Antonio Gramsci.

    C’est-à-dire qu’Antonio Labriola va fournir la clef « pratique » pour affronter l’aristocratie et son esprit contemplatif, mais pas de manière dialectique uniquement au prolétariat – comme l’a fait Lénine.

    Tout le spectre intellectuel italien des années 1910-1920 part d’une réflexion sur la philosophie de « praxis » définie par Antonio Labriola et d’une lutte acharnée pour imposer sa propre version.

    Au triomphe initial de Benedetto Croce dans la monarchie constitutionnelle succédera celui de Giovanni Gentile avec la monarchie fasciste, tandis qu’Amadeo Bordiga aura la main-mise initiale sur le Parti Communiste italien, avant qu’Antonio Gramsci ne devienne le principal opposant idéologique au régime.

    On ne peut pas comprendre le succès du fascisme comme « philosophie de la praxis » sans voir que toutes les variantes politiques étaient elles-mêmes une « philosophie de la praxis », donc incapable de se confronter idéologiquement et culturellement au fascisme.

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  • Le futurisme italien

    L’approche de Luigi Pirandello en littérature, dans le roman et le théâtre, trouve son plus proche parent dans le futurisme, un mouvement artistique fondé et dirigé de manière despotique par Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944).

    Ce dernier puise directement dans le symbolisme-décadentisme, mais de par les particularités italiennes, cela se transforme non pas en élitisme de la mise à l’écart esthétisante des artistes, mais par l’appel à la prise de contrôle des destinées artistiques du pays.

    Le futurisme se veut donc un ultra-modernisme, un culte de l’énergie créatrice systématisée de manière la plus complète par une aristocratie de la pensée et de l’action. Le parallèle avec le fascisme est évident et le futurisme sera un ardent soutien de celui-ci.

    Exemple de poésie futuriste
    traduite en français

    En pratique d’ailleurs, de par les références géométriques systématiques, le futurisme se pose comme idéologie de la bourgeoisie moderniste, en conflit avec l’académisme de la bourgeoisie catholique et agraire.

    C’est le sens de l’affirmation dans l’un des très nombreux manifestes futuristes, tous remplis de provocations et d’insultes pour « marquer » l’époque, selon laquelle une belle voiture de course serait plus belle que la statue de l’Antiquité grecque appelée la victoire de Samothrace.

    Appel à la participation à la première guerre mondiale, réalisé en 1914 par F.T. Marinetti, Umberto Boccioni, Carlo Carrà, Luigi Russolo et Ugo Piatti

    Le futurisme, c’est l’éloge du mouvement, de la technique, de la modernité. Dans le manifeste publié en français dans le quotidien conservateur Le Figaro, en 1909, on découvre une rhétorique qui est la même que le fascisme :

    « Enfin la Mythologie et l’Idéal mystique sont surpassés (…).

    1. Nous voulons chanter l’amour du danger, l’habitude de l’énergie et de la témérité.

    2. Les éléments essentiels de notre poésie seront. le courage, l’audace et la révolte.

    3. La littérature ayant jusqu’ici magnifié l’immobilité pensive, l’extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing.

    (…)

    9. Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde, – le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme.

    10. Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires.

    11. Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés; les paquebots aventureux flairant l’horizon; les locomotives au grand poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier bridés de longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des claquements de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste. »

    Le futurisme est, dans les faits, un élitisme symboliste-décadentiste tourné vers les foules auparavant méprisées et niées. Le fait d’avoir publié le principal manifeste futuriste dans Le Figaro se situe d’ailleurs directement dans le prolongement de la publication du manifeste du symbolisme dans ce même quotidien.

    Le ton de Filippo Marinetti est empli de lyrisme forcené, à la fois véhément et incompréhensible, dans l’esprit d’Arthur Rimbaud.

    Aeroritratto di Mussolini aviatore par Alfredo Gauro Ambrosi, 1930

    Le grand paradoxe, incompréhensible pour les commentateurs bourgeois, est que le futurisme ultra-moderniste est directement issu du dandysme conservateur idéaliste et esthétisant.

    Voici comment Filippo Marinetti lui-même explique la naissance du futurisme :

    « Nous renions nos maîtres symbolistes, derniers amants de la lune (…). Nous avons tout sacrifié au triomphe de cette conception futuriste de la vie.

    A tel point qu’aujourd’hui nous haïssons, après les avoir infiniment aimés, nos glorieux pères intellectuels : les grands génies symbolistes Edgar Poe, Baudelaire, Mallarmé et Verlaine. »

    En France, nous avons une figure littéraire très connue qui correspond exactement à cette définition faite par Filippo Marinetti : Guillaume Apollinaire, qui par ailleurs vivait pareillement l’esthétisme dandy et l’ultra-nationalisme et dont la poésie est clairement futuriste, ce qui est toujours « oublié » par les commentateurs bourgeois.

    Voici comment Guillaume Apollinaire, dans la revue dont il était co-directeur, Les soirées de Paris, en février 1914, présente le futurisme :

    « La nouvelle technique des mots en liberté sortie de Rimbaud, de Mallarmé, des symbolistes en général et du style télégraphique en particulier, a, grâce à Marinetti, une grande vogue en Italie; on voit même quelques poètes l’employer en France sous forme de simultanéités semblables aux chœurs qui figurent dans les livrets d’opéra (…).

    Les mots en liberté, eux, peuvent bouleverser les syntaxes, les rendre plus souples, plus brèves; ils peuvent généraliser l’emploi du style télégraphique.

    Mais quant à l’esprit même, au sens intime et moderne et sublime de la poésie, rien de changé, sinon qu’il y a plus de rapidité, plus de facettes descriptibles et décrites, mais tout de même éloignement de la nature, car les gens ne parlent point au moyen de mots en liberté.

    Les mots en liberté de Marinetti amènent un renouvellement de la description et à ce titre ils ont de l’importance, ils amènent également un retour offensif de la description et ainsi ils sont didactiques et antilyriques.

    Certes, on s’en servira pour tout ce qui est didactique et descriptif, afin de peindre fortement et plus complètement qu’autrefois. Et ainsi, s’ils apportent une liberté que le vers libre n’a pas donnée, ils ne remplacent pas la phrase, ni surtout le vers: rythmique ou cadencé, pair ou impair, pour l’expression directe.

    Et pour renouveler l’inspiration, la rendre plus fraîche, plus vivante et plus orphique, je crois que le poète devra s’en rapporter à la nature, à la vie.

    S’il se bornait même, sans souci didactique, à noter le mystère qu’il voit ou qu’il entend, il s’habituerait à la vie même comme l’ont fait au dix-neuvième siècle les romanciers qui ont ainsi porté très haut leur art, et la décadence du roman est venue au moment même où les écrivains ont cessé d’observer la vérité extérieure qui est l’orphisme même de l’art. »

    On a ici un éloge du subjectivisme et de l’intervention dans la réalité, au moyen d’un art aux propriétés « magiques ». Il ne faut pas simplement contempler le « mystère », comme dans le symbolisme-décadentisme, mais le poursuivre, ou comme l’explique le manifeste futuriste publié dans Le Figaro, « La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l’homme ».

    Tout comme dans le théâtre de Luigi Pirandello, l’individu intervient dans la réalité en choisissant son « masque », sa personnalité, le futurisme appelle à l’intervention de manière impérieusement agressive, dans un sens « moderne », de renouvellement subjectiviste.

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  • Pirandello et l’esprit existentialiste

    La France a toujours possédé des liens étroits avec l’Italie. C’est une nation en quelque sorte cousine, si ce n’est sœur, et il est considéré que finalement la différence entre Français et Italiens ne tient qu’à quelques différences de tempérament, de mentalités. Historiquement, la figure de Benito Mussolini n’a ainsi jamais pu être prise au sérieux en France, pays où le classicisme et les Lumières ont amené une exigence de propreté formelle, de linéarité dans l’expression.

    Benito Mussolini apparaît pour cette raison, comme une figure de la commedia dell’arte, qu’on ne peut pas prendre au sérieux. Le fascisme italien est dévalué comme une sorte d’aventure foklorique propre à l’Italie, à placer au même niveau que les simulations des joueurs italiens de football ou les frasques de Silvio Berlusconi, l’entrepreneur qui a dirigé l’Italie pendant de longues années.

    Saisir le fascisme italien exige de sortir d’une telle approche totalement erronée, ne pas le faire étant céder aux préjugés. Le fascisme italien n’est pas un phénomène ridicule, folklorique, un coup de folie temporaire, un épiphénomène. Bien au contraire. 

    Il est une démarche visant à frapper les esprits et il a pu fasciner : il se présente, en effet, comme une philosophie de la vie, consistant à refuser la vie commode, avec un culte de l’expérience transcendante de l’aventurier, une fascination pour la camaraderie relevant de l’esprit légionnaire.

    Le fascisme se veut la solution aux problèmes moraux et sociaux, par l’unification des classes sociales au nom des intérêts de la nation, avec comme moteur une idéologie sociale communautaire de type catholique d’orientation nationale-syndicaliste. Quant aux masses, elles sont mobilisées en permanence, avec un élan général de la société vers la guerre, mise en scène comme l’aboutissement par excellence de la volonté de puissance, de la réalisation de l’individu.

    Le fascisme se veut la résolution aux questions « existentielles » de l’individu et ce qui frappe alors, lorsqu’on regarde la nature du fascisme italien, c’est son succès. Indéniablement, une large partie de l’opinion publique italienne s’est sentie galvanisée par l’idéal fasciste, par sa dynamique, son style.

    Le fascisme répondait bien à un besoin propre à la société italienne, avec ses caractéristiques. Par conséquent, si l’on veut comprendre le sens profond du fascisme italien, saisir les raisons qui font que la majorité de la population italienne a apprécié le fascisme, le soutenant ouvertement ou au moins tacitement, il faut porter son attention sur les mentalités propres à l’Italie d’alors.

    L’intérêt de regarder les œuvres du dramaturge italien Luigi Pirandello (1867-1936) réside dans le fait qu’il a été le plus grand auteur institutionnel du régime, alors que son œuvre avait été écrite principalement avant le fascisme et que c’est en connaissance de cause que cet auteur a rejoint Mussolini.

    Il y a ici une convergence, tout à fait similaire et parallèle à celle entre le fascisme et le mouvement artistique dénommé le futurisme. Il y a ici un individualisme psychologisant violent qui a été développé, parallèlement par Luigi Pirandello, le futurisme et le fascisme, se reconnaissant mutuellement, s’unifiant par moments, convergeant dans tous les cas.

    Quel est le moteur de cet individualisme psychologisant violent ? C’est, tout simplement, un dépassement du catholicisme lié à la féodalité porté par l’Italie su Sud. Le fascisme, tout comme le futurisme ou le théâtre de Luigi Pirandello, se sépare de ce catholicisme ; au sens strict, il s’agit ici de l’élaboration d’une idéologie de l’individu bourgeois capable d’indépendance, ayant une identité propre et en mesure de prendre seul ses décisions, dans le respect total des institutions, seule certitude existant, la personnalité n’étant que relative.

    C’est conforme aux besoins idéologiques de l’Italie du Nord, dominée par une bourgeoisie industrielle avide de modernisme décidant de faire en sorte que l’alliance avec la bourgeoisie propriétaire terrienne du Sud bascule en sa faveur.

    C’est ce « modernisme » qui donnera un écho d’« avant-garde » au futurisme et au théâtre de Luigi Pirandello, ce dernier étant présenté par les intellectuels bourgeois comme premier dramaturge « moderne » ; au sens strict, Samuel Beckett et Albert Camus ne sont de fait que de sous-Pirandello.

    Luigi Pirandello

    L’œuvre la plus représentative de celui-ci est intitulée Six personnages en quête d’auteur, qui date de 1921, soit juste avant la prise du pouvoir par le fascisme.

    On y retrouve une mise en abîme typique de Luigi Pirandello, auteur imprégné de baroque à l’italienne et dont le contenu idéologique des pièces ne remet absolument jamais l’ordre social en cause, tout en se focalisant sur une crise existentielle de l’identité.

    Dans cette pièce, on assiste à la mise en place d’une pièce de théâtre avec des acteurs, quand subitement arrivent des « personnages » devenus réels et demandant au metteur en scène de les « réaliser », l’auteur leur ayant donné naissance ayant abandonné le projet en cours de route.

    C’est alors le prétexte à une réflexion sur ce qu’est un individu, sur son identité, aux multiples possibilités qu’il peut réaliser ou pas. Le fascisme ne dit pas autre chose : la psychologie d’un individu consiste en ses choix, ses décisions, ses réalisations, dans une construction permanente.

    Voici par exemple une discussion entre le directeur du théâtre et un « personnage » :

    LE DIRECTEUR, s’adressant comme stupéfait et irrité à la fois aux acteurs. — Oh, mais vous savez qu’il faut un fameux toupet ! Quelqu’un qui se fait passer pour un personnage, venir me demander à moi qui je suis !

    LE PÈRE, avec dignité, mais sans hauteur. — Un personnage, monsieur, peut toujours demander à un homme qui il est. Parce qu’un personnage a vraiment une vie à lui, marquée de caractères qui lui sont propres et à cause desquels il est toujours « quelqu’un ». Alors qu’un homme – je ne parle pas de vous à présent – un homme pris comme ça, en général, peut n’être « personne ».

    LE DIRECTEUR. — Soit ! Mais vous me le demandez à moi qui suis le Directeur de ce théâtre ! Le Chef de troupe ! Vous avez compris ?

    LE PÈRE, presque en sourdine, avec une humilité mielleuse. — Je vous le demande seulement, monsieur, pour savoir si, vraiment, tel que vous êtes à présent, vous vous voyez… tel que vous voyez, par exemple, avec le recul du temps, celui que vous étiez autrefois, avec toutes les illusions que vous vous faisiez alors, avec, en vous et autour de vous, toutes les choses telles qu’elles vous semblaient être alors – et telles qu’elles étaient réellement pour vous ! – Eh bien, monsieur, en repensant à ces illusions que vous ne vous faites plus à présent, à toutes ces choses qui, maintenant, ne vous « semblent » plus être ce qu’elles « étaient » jadis pour vois, est-ce que vous ne sentez pas se dérober sous vos pieds, je ne dis pas les planches de ce plateau, mais le sol, le sol lui-même, à la pensée que, pareillement, « celui » que vous avez le sentiment d’être maintenant, toute votre réalité telle qu’elle est aujourd’hui est destinée à vous paraître demain une illusion ?

    LE DIRECTEUR, sans avoir très bien compris, effaré par cette argumentation spécieuse. — Et alors ? Où voulez-vous en venir ?

    LE PÈRE. — Oh, à rien, monsieur. Qu’à vous faire voir que si nous autres (il indique de nouveau lui-même et les autres personnages), nous n’avons pas d’autre réalité que l’illusion, vous feriez bien, vous aussi, de vous défier de votre réalité, de celle que vous respirez et que vous touchez en vous aujourd’hui, parce que – comme celle d’hier – elle est destinée à se révéler demain pour vous une illusion.

    LE DIRECTEUR, se décidant à prendre la chose en plaisanterie. — Ah, oui ! Et dites donc, pendant que vous y êtes, que vous-même, avec cette pièce que vous venez me jouer ici, vous êtes plus vrai et plus réel que moi !

    Chez Luigi Pirandello, un « personnage » ne consiste qu’en un rôle, une attitude, une histoire, de manière bien précise. Mais la vie elle-même est un théâtre où chaque individu peut avoir une infinité de masques, de personnages.

    La vie fuit ainsi, inlassablement ; voilà pourquoi la seule possibilité qu’il y a à être réellement vivant, c’est de choisir de manière perpétuelle, de prendre un masque qu’on considère le meilleur. C’est là la philosophie du fascisme, et l’existentialisme ne dit pas autre chose.

    La pièce La volupté de l’honneur est du même acabit : un homme désargenté accepte de jouer le jeu d’être un mari virtuel pour une femme tombée enceinte, son amant étant déjà marié et ne pouvant divorcer dans le cadre de la société italienne de l’époque. Le mari virtuel se prend au jeu et finalement est accepté par la femme comme le véritable mari, dans un désordre psychologique où, à chaque étape, l’esprit doit « choisir » quel personnage il veut être.

    Luigi Pirandello

    Toutes les œuvres de Luigi Pirandello se fondent sur ce même relativisme individuel, comme par exemple avec la pièce Così è (se vi pare) – « Cela est (comme il vous paraît) », traduit en français par Chacun sa vérité.

    Une femme enfermée par son mari se tient à la balustrade de son appartement, communiquant avec sa mère par un panier tendu par une ficelle. Le mari dit que c’est sa seconde femme et que la mère est en réalité la mère de sa première femme, la mère prétend que son beau-fils est fou, quant à la femme elle prétend que les deux ont raison ! C’est le choix qu’elle a fait d’accepter les deux vérités qui deviennent « sa » vérité…

    Dans la pièce Ciascuno a suo modo, Chacun à sa guise, on a pareillement une femme désireuse d’échapper à son mariage en trompant son fiancé qui tombe « réellement » amoureux de la personne avec qui elle est sortie pour provoquer une rupture, qui est le fiancé de la sœur de son fiancé. Dans la seconde partie, des gens se reconnaissent dans la pièce et cela provoque un conflit d’identités sans fin, jusqu’à ce qu’un couple se forme, par « choix » de rendre réel ce qui n’avait été qu’un « jeu ».

    Dans Henri IV, des gens jouant à représenter la cour découvrent qu’à la suite d’une chute, la personne jouant Henri IV s’imagine par la suite l’être vraiment. A un moment il guérit, mais tellement de temps a passé qu’il préfère secrètement continuer à jouer son rôle, afin de trouver une place dans la société en continuant tel quel.

    Dans Un, personne et cent mille, roman datant de 1924, le personnage principal, un jeune rentier, décide de changer de vie après que sa femme lui ait fait remarquer qu’il a le nez un peu de travers. Toute l’image qu’il a de lui-même en est perturbée.

    On retrouve déjà cette approche dans Feu Mathias Pascal, roman de 1904 où un homme abandonne tout en raison de ses dettes et fait fortune à la roulette, avant de s’apercevoir qu’on le croit mort. Il mène une nouvelle vie, tombe amoureux mais abandonne tout en raison de son absence de papiers. Retourné au pays, il apprend que sa femme s’est remariée et il écrit alors son autobiographie, consistant en le roman lui-même.

    Toutes les œuvres de Luigi Pirandello, nombreuses, suivent cette démarche, dont la vision du monde est précisément celle de l’existentialisme fasciste, avec le mouvement vital devant être canalisé.

    Luigi Pirandello résumera cela ainsi :

    « L’art est le règne de la création achevée, tandis que la vie se développe, comme le veut sa loi, dans une variation infinie et un changement perpétuel.

    Chacun de nous cherche à se créer lui-même, à réaliser sa propre vie au moyen des mêmes facultés spirituelles que le poète créant l’oeuvre d’art ; et effectivement, plus un individu est doué de telles facultés et mieux il sait les employer, plus il réussit à s’élever à un niveau supérieur et à y établir sa vie dans une consistance durable. »

    On choisit sa vie, en toute connaissance de cause, on choisit qui on est, comment on est, grâce à une subjectivité toute-puissante, permettant de devenir qui on a choisi d’être. C’est là la base précise du fascisme italien.

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