Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Lénine : L’impérialisme et la scission du socialisme (1916)

    Rédigé en octobre 1916 et publié en décembre 1916 dans le n° 2 du « Recueil du Social‑Démocrate ».

    Existe-t-il un lien entre l’impérialisme et la victoire ignoble, monstrueuse, que l’opportunisme (sous les espèces du social-chauvinisme) a remportée sur le mouvement ouvrier européen ?

    Telle est la question fondamentale du socialisme contemporain. Et maintenant que nous avons parfaitement établi dans notre littérature du parti :

    1. le caractère impérialiste de notre époque et de la guerre actuelle ;
    2. l’indissoluble liaison historique entre le social-chauvinisme et l’opportunisme, ainsi que l’identité de leur contenu politique et idéologique, nous pouvons et nous devons passer à l’examen de cette question fondamentale.

    Il nous faut commencer par donner la définition la plus précise et la plus complète possible de l’impérialisme. L’impérialisme est un stade historique particulier du capitalisme. Cette particularité est de trois ordres : l’impérialisme est

    1. le capitalisme monopoliste ;
    2. le capitalisme parasitaire ou pourrissant ;
    3. le capitalisme agonisant.

    La substitution du monopole à la libre concurrence est le trait économique capital, l’essence de l’impérialisme. Le monopolisme se manifeste sous cinq formes principales :

    1. les cartels, les syndicats patronaux, et les trusts ; la concentration de la production a atteint un degré tel qu’elle a engendré ces groupements monopolistes de capitalistes ;
    2. la situation de monopole des grosses banques : trois a cinq banques gigantesques régentent toute la vie économique de l’Amérique, de la France, de l’Allemagne ;
    3. l’accaparement des sources de matières premières par les trusts et l’oligarchie financière (le capital financier est le capital industriel monopolisé, fusionné avec le capital bancaire) ;
    4. le partage (économique) du monde par les cartels internationaux a commencé. Ces cartels internationaux, détenteurs du marché mondial tout entier qu’ils se partagent « à l’amiable » — tant que la guerre ne l’a pas repartagé — on en compte déjà plus de cent ! L’exportation des capitaux, phénomène particulièrement caractéristique, à la différence de l’exportation des marchandises à l’époque du capitalisme non monopoliste, est en relation étroite avec le partage économique et politico-territorial du monde ;
    5. le partage territorial du monde (colonies) est terminé.

    L’impérialisme, stade suprême du capitalisme d’Amérique et d’Europe, et ensuite d’Asie, a fini de se constituer vers 1898-1914. Les guerres hispano-américaine (1898), anglo-boer (1899-1902), russo-japonaise (1904-1905) et la crise économique de 1900 en Europe, tels sont les principaux jalons historiques de la nouvelle époque de l’histoire mondiale.

    Que l’impérialisme soit un capitalisme parasitaire ou pourrissant, c’est ce qui apparaît avant tout dans la tendance à la putréfaction qui distingue tout monopole sous le régime de la propriété privée des moyens de production.

    La différence entre la bourgeoisie impérialiste démocratique républicaine, d’une part, et réactionnaire monarchiste, d’autre part, s’efface précisément du fait que l’une et l’autre pourrissent sur pied (ce qui n’exclut pas du tout le développement étonnamment rapide du capitalisme dans différentes branches d’industrie, dans différents pays, en différentes périodes).

    En second lieu, la putréfaction du capitalisme se manifeste par la formation d’une vaste couche de rentiers, de capitalistes vivant de la « tonte des coupons ». Dans quatre pays impérialistes avancés : l’Angleterre, l’Amérique du Nord, la France et l’Allemagne, le capital en titres est de 100 à 150 milliards de francs, ce qui représente un revenu annuel d’au moins 5 à 8 milliards par pays. En troisième lieu, l’exportation des capitaux est du parasitisme au carré. En quatrième lieu, « le capital financier vise à l’hégémonie, et non à la liberté ».

    La réaction politique sur toute la ligne est le propre de l’impérialisme. Vénalité, corruption dans des propor­tions gigantesques, panamas de tous genres. En cinquième lieu, l’exploitation des nations opprimées, indissolublement liée aux annexions, et surtout l’exploitation des colonies par une poignée de « grandes » puissances, transforme de plus en plus le monde « civilisé » en un parasite sur le corps des peuples non civilisés, qui comptent des centaines de millions d’hommes.

    Le prolétaire de Rome vivait aux dépens de la société. La société actuelle vit aux dépens du prolétaire con­temporain. Marx a particulièrement souligné cette profonde remarque de Sismondi. L’impérialisme change un peu les choses. Une couche privilégiée du prolétariat des puissan­ces impérialistes vit en partie aux dépens des centaines de millions d’hommes des peuples non civilisés.

    On comprend pourquoi l’impérialisme est un capitalisme agonisant, qui marque la transition vers le socialisme : le monopole qui surgit du capitalisme, c’est déjà l’agonie du capitalisme, le début de sa transition vers le socialisme. La socialisation prodigieuse du travail par l’impérialisme (ce que les apologistes, les économistes bourgeois, appellent l’« interpénétration ») a la même signification.

    En définissant ainsi l’impérialisme, nous entrons en contradiction complète avec K. Kautsky, qui se refuse à voir dans l’impérialisme une « phase du capitalisme », et le définit comme la politique « préférée » du capital financier, comme une tendance des pays « industriels » à annexer les pays [1] « agraires ».

    Du point de vue théorique, cette définition de Kautsky est absolument fausse. La particularité de l’impérialisme, c’est justement la domination du capital non pas industriel, mais financier, la tendance à s’annexer non pas les seuls pays agraires, mais toutes sortes de pays. Kautsky dissocie la politique de l’impérialisme de son économie ; il dissocie le monopolisme en politique du monopolisme dans l’économie, afin de frayer la voie à son réformisme bourgeois : le « désarmement », l’« ultra-impérialisme » et autres sottises du même acabit.

    Le sens et le but de cette théorie falsifiée sont uniquement d’estomper les contradictions les plus profondes de l’impérialisme et de justifier ainsi la théorie de l’« unité » avec les apologistes de l’impérialisme, les social-chauvins et opportunistes avoués.

    Nous avons déjà suffisamment insisté sur cette rupture de Kautsky avec le marxisme, et dans Le Social-Démocrate, et dans Le Communiste. Nos kautskistes de Russie, les « okistes » avec Axelrod et Spectator en tête, sans en excepter Martov et, dans une notable mesure, Trotski, ont préféré passer sous silence la question du kautskisme en tant que tendance.

    N’osant pas défendre ce que Kautsky a écrit pendant la guerre, ils se sont contentés d’exalter purement et simplement Kautsky (Axelrod dans sa brochure allemande que le Comité d’organisation a promis de publier en russe) ou d’invoquer des lettres privées de Kautsky (Spectator), dans lesquelles il assure appartenir à l’opposition et essaie jésuitiquement de faire considérer ses déclarations chauvines comme nulles et non avenues.

    Notons que dans sa « conception » de l’impérialisme, qui revient à farder ce dernier, Kautsky marque un recul non seulement par rapport au Capital financier de Hilferding (quel que soit le zèle que mette aujourd’hui Hilferding lui-même à défendre Kautsky et l’ « unité » avec les social-chauvins !), mais aussi par rapport au social-libéral J. A. Hobson.

    Cet économiste anglais, qui n’a pas la moindre prétention au titre de marxiste, définit avec beaucoup plus de profondeur l’impérialisme et en dévoile les contradictions dans son ouvrage de 1902 [2]. Voici ce que disait cet auteur (chez qui l’on retrouve presque toutes les platitudes pacifistes et « conciliatrices » de Kautsky) sur la question particulièrement importante du caractère parasitaire de l’impérialisme :

    Des circonstances de deux ordres affaiblissaient, selon Hobson, la puissance des anciens Empires :

    1. le « parasitisme économique » et
    2. le recrutement d’une armée parmi les peuples dépendants.

    « La première circonstance est la coutume du parasitisme économique, en vertu de laquelle l’Etat dominant utilise ses provinces, ses colonies et les pays dépendants pour enrichir sa classe gouvernante et corrompre ses classes inférieures, afin qu’elles se tiennent tranquilles.  »

    En ce qui concerne la seconde circonstance, Hobson écrit :

    « L’un des symptômes les plus singuliers de la cécité de l’impérialisme »

    (dans la bouche du social-libéral Hobson, ce refrain sur la « cécité » des impérialistes est moins déplacé que chez le « marxiste » Kautsky),

    « c’est l’insouciance avec laquelle la Grande-Bretagne, la France et les autres nations impérialistes s’engagent dans cette voie. La Grande-Bretagne est allée plus loin que toutes les autres. La plupart des batailles par lesquelles nous avons conquis notre Empire des Indes ont été livrées par nos troupes indigènes : dans l’Inde, comme plus récemment aussi en Egypte, de grandes armées permanentes sont placées sous le commandement des Britanniques ; presque toutes nos guerres de conquête en Afrique, sa partie Sud exceptée, ont été faites pour notre compte par les indigènes.»

    La perspective du partage de la Chine provoque chez Hobson l’appréciation économique que voici :

    « Une grande partie de l’Europe occidentale pourrait alors prendre l’apparence et le caractère qu’ont maintenant certaines parties des pays qui la composent — le Sud de l’Angleterre, la Riviera, les régions d’Italie et de Suisse les plus fréquentées des touristes et peuplées de gens riches — à savoir : de petits groupes de riches aristocrates recevant des dividendes et des pensions du lointain Orient, avec un groupe un peu plus nombreux d’employés professionnels et de commerçants et un nombre plus important de domestiques et d’ouvriers occupés dans les transports et dans l’industrie travaillant à la finition des produits manufacturés.

    Quant aux principales branches d’industrie, elles disparaîtraient, et la grande masse des produits alimentaires et semi-ouvrés affluerait d’Asie et d’Afrique comme un tribut.»

    « Telles sont les possibilités que nous offre une plus large alliance des Etats d’Occident, une fédération européenne des grandes puissances : loin de faire avancer la civilisation universelle, elle pourrait signifier un immense danger de parasitisme occidental aboutissant à constituer un groupe à part de nations industrielles avancées, dont les classes supérieures recevraient un énorme tribut de l’Asie et de l’Afrique et entretiendraient, à l’aide de ce tribut, de grandes masses domestiquées d’employés et de serviteurs, non plus occupés à produire en grandes quantités des produits agricoles et industriels, mais rendant des services privés ou accomplissant, sous le contrôle de la nouvelle aristocratie financière, des travaux industriels de second ordre. Que ceux qui sont prêts à tourner le dos à cette théorie »

    (il aurait fallu dire : à cette perspective)

    « comme ne méritant pas d’être examinée, méditent sur les conditions économiques et sociales des régions de l’Angleterre méridionale actuelle, qui en sont déjà arrivées à cette situation. Qu’ils réfléchissent à l’extension considérable que pourrait prendre ce système si la Chine était soumise au contrôle économique de semblables groupes de financiers, de « placeurs de capitaux » (les rentiers), de leurs fonctionnaires politiques et de leurs employés de commerce et d’industrie, qui drainent les profits du plus grand réservoir potentiel que le monde ait jamais connu afin de les consommer en Europe. Certes, la situation est trop complexe et le jeu des forces mondiales trop difficile à escompter pour qu’une prévision — celle-ci ou toute autre — de l’avenir dans une seule direction puisse être considérée comme la plus probable. Mais les influences qui régissent à l’heure actuelle l’impérialisme de l’Europe occidentale s’orientent dans cette direction, et si elles ne rencontrent pas de résistance, si elles ne sont pas détournées d’un autre côté, c’est dans ce sens qu’elles orienteront l’achèvement de ce processus. »

    Le social-libéral Hobson ne voit pas que cette « résistance » ne peut être opposée que par le prolétariat révolutionnaire, et seulement sous la forme d’une révolution sociale. Il n’est pas social-libéral pour rien !

    Mais il a fort bien abordé, dès 1902, la question du rôle et de la portée des « Etats-Unis d’Europe » (avis au kautskiste Trotski !), comme aussi de tout ce que cherchent à voiler les kautskistes hypocrites des différents pays, à savoir le fait que les opportunistes (les social-chauvins) font cause commune avec la bourgeoisie impérialiste justement dans le sens de la création d’une Europe impérialiste sur le dos de l’Asie et de l’Afrique ; le fait que les opportunistes apparaissent objectivement comme une partie de la petite bourgeoisie et de certaines couches de la classe ouvrière, soudoyée avec les fonds du surprofit des impérialistes et convertie en chiens de garde du capitalisme, en corrupteurs du mouvement ouvrier.

    Nous avons maintes fois signalé, non seulement dans des articles, mais aussi dans des résolutions de notre Parti, cette liaison économique extrêmement profonde de la bourgeoisie impérialiste, très précisément, avec l’opportunisme qui a triomphé aujourd’hui (est­-ce pour longtemps ?) du mouvement ouvrier.

    Nous en avons inféré, notamment, que la scission avec le social-chauvinisme était inévitable. Nos kautskistes ont préféré éluder la question ! Martov, par exemple, avance depuis un bon moment dans ses conférences un sophisme qui, dans les Izvestia du secrétariat à l’étranger du Comité d’organisation (n° 4 du 10 avril 1916), est énoncé en ces termes :

    (…) « La cause de la social-démocratie révolutionnaire serait très mauvaise, voire désespérée, si les groupes d’ouvriers qui, par leur développement intellectuel, se sont le plus rapprochés de l’« intelliguentsia » et sont les plus qualifiés, abandonnaient fatalement cette dernière pour rejoindre l’opportunisme »…

    An moyen du vocable absurde « fatalement » et d’un certain « escamotage », on élude le fait que certains contingents d’ouvriers ont rallié l’opportunisme et la bourgeoisie impérialiste !

    Or éluder ce fait, c’est tout ce que veulent les sophistes du Comité d’organisation ! Ils se retranchent derrière cet « optimisme officiel », dont font aujourd’hui parade et le kautskiste Hilferding et beaucoup d’autres individus : les conditions objectives, prétendent-ils, se portent garantes de l’unité du prolétariat et de la victoire de la tendance révolutionnaire ! Nous sommes, disent-ils, « optimistes » en ce qui concerne le prolétariat !

    Mais en réalité tous ces kautskistes, Hilferding, les okistes, Martov et Cie sont des optimistes… en ce qui concerne l’opportunisme. Tout est là !

    Le prolétariat est un produit du capitalisme, du capitalisme mondial et pas seulement européen, pas seulement impérialiste. A l’échelle mondiale, que ce soit cinquante ans plus tôt ou cinquante ans plus tard,  à cette échelle, c’est une question de détail, il est bien évident que le « prolétariat » « sera » uni, et qu’en son sein la social-démocratie révolutionnaire vaincra « inéluctablement ».

    Il ne s’agit pas de cela, messieurs les kautskistes, il s’agit du fait que maintenant, dans les pays impérialistes d’Europe, vous rampez à plat ventre devant les opportunistes, qui sont étrangers au prolétariat en tant que classe, qui sont les serviteurs, les agents de la bourgeoisie, les véhicules de son influence ; et s’il ne s’affranchit pas d’eux, le mouvement ouvrier restera un mouvement ouvrier bourgeois. 

    Votre propagande en faveur de l’« unité » avec les opportunistes, avec les Legien et les David, les Plékhanov ou les Tchkhenkéli, les Potressov, etc., revient objectivement à favoriser l’asservissement des ouvriers par la bourgeoisie impérialiste, à l’aide de ses meilleurs agents au sein du mouvement ouvrier. La victoire de la social-démocratie révolutionnaire à l’échelle mondiale est absolument inévitable, mais elle se poursuit et se poursuivra, elle se fait et se fera uniquement contre vous ; elle sera une victoire sur vous.

    Les deux tendances, disons même les deux partis dans le mouvement ouvrier contemporain, qui se sont si manifestement séparés dans le monde entier en 1914-1916, ont été observées de près par Engels et Marx en Angleterre pendant plusieurs dizaines d’années, de 1858 à 1892 environ.

    Ni Marx, ni Engels n’ont vécu jusqu’à l’époque impérialiste du capitalisme mondial, dont le début ne remonte pas au-delà de 1898-1900. Mais l’Angleterre, dès le milieu du XIX° siècle, avait ceci de particulier qu’au moins deux traits distinctifs fondamentaux de l’impérialisme s’y trouvaient réunis :

    – d’immenses colonies et

    – des profits de monopoles (en raison de sa situation de monopole sur le marché mondial).

    Sous ces deux rapports, l’Angleterre faisait alors exception parmi les pays capitalistes. Et Engels et Marx, analysant cette exception, ont montré, d’une façon parfaitement claire et précise sa liaison avec la victoire (momentanée) de l’opportunisme dans le mouvement ouvrier anglais.

    Dans sa lettre à Marx du 7 octobre 1858, Engels écrivait :

    « En réalité, le prolétariat anglais s’embourgeoise de plus en plus, et il semble bien que cette nation bourgeoise entre toutes veuille en arriver à avoir, à côté de sa bourgeoise, une aristocratie bourgeoise et un prolétariat bourgeois. Évidemment, de la part d’une nation qui exploite le monde entier, c’est jusqu’à un certain point logique. »

    Dans sa lettre à Sorge du 21 septembre 1872, Engels fait savoir que Hales a provoqué au Conseil fédéral de l’Internationale un grand esclandre et a fait voter un blâme à Marx pour avoir dit que « les chefs ouvriers anglais s’étaient vendus ». Marx écrit à Sorge le 4 août 1874 :

    « En ce qui concerne les ouvriers des villes (en Angleterre), il y a lieu de regretter que toute la bande des chefs ne soit pas entrée au Parlement. C’eût été le plus sûr moyen de se débarrasser de cette racaille. »

    Dans sa lettre à Marx du 11 août 1881, Engels parle des « pires trade-unions anglaises, qui se laissent diriger par des hommes que la bourgeoisie a achetés ou tout au moins payés ». Dans sa lettre à Kautsky du 12 septembre 1882, Engels écrivait :

    « Vous me demandez ce que les ouvriers anglais pensent de la politique coloniale. Exactement ce qu’ils pensent de la politique en général. Ici, point de parti ouvrier, il n’y a que des conservateurs et des radicaux libéraux ; quant aux ouvriers, ils jouissent en toute tranquillité avec eux du monopole colonial de l’Angleterre et de son monopole sur le marché mondial. »

    Le 7 décembre 1889, Engels écrit à Sorge :

    « … Ce qu’il y a de plus répugnant ici (en Angleterre), c’est la « respec­tabilité » (respectability) bourgeoise, qui pénètre jusque dans la chair des ouvriers… même Tom Mann, que je con­sidère comme le meilleur de tous, confie très volontiers qu’il déjeunera avec le lord-maire. Lorsqu’on fait la comparaison avec les Français, on voit ce que c’est que la révolution.»

    Dans une lettre du 19 avril 1890 :

    « le mouve­ment (de la classe ouvrière en Angleterre) progresse sous la surface, il gagne des couches de plus en plus larges, et surtout parmi la masse inférieure (souligné par Engels) jusque-là immobile. Le jour n’est pas loin où cette masse se retrouve­ra elle-même, où elle aura compris que c’est elle, précisé­ment, qui est cette masse colossale en mouvement ».

    Le 4 mars 1891 :

    « l’échec de l’union des dockers qui s’est désagrégée ; les « vieilles » trade-unions conservatrices, riches et partant poltronnes, restent seules sur le champ de batail­le »…

    Le 14 septembre 1891 : au congrès des trade-unions à Newcastle, ont été vaincus les vieux unionistes, adversai­res de la journée de huit heures, « et les journaux bourgeois avouent la défaite du parti ouvrier bourgeois »(souligné par­tout par Engels)…

    Que ces pensées d’Engels, reprises pendant des dizaines d’années, aient aussi été formulées par lui publiquement, dans la presse, c’est ce que prouve sa préface à la deuxième édition (1892) de La situation des classes laborieuses en Angleterre. Il y traite de « l’aristocratie de la classe ouvrière », de la « minorité privilégiée des ouvriers », qu’il oppose à la « grande masse des ouvriers ». « La petite minorité privilégiée et protégée » de la classe ouvrière bénéficiait seule des « avantages durables » de la situation privilégiée de l’Angleterre en 1848-1868 ;

    « la grande masse, en mettant les choses au mieux, ne bénéficiait que d’améliorations de courte durée »…

    « Avec l’effondrement du monopole industriel de l’Angleterre, la classe ouvrière anglaise perdra sa situation privilégiée … »

    Les membres des « nouvelles » unions, des syndicats d’ouvriers non spécialisés,

    « ont un avantage inappréciable : leur mentalité est un terrain encore vierge, parfaitement libre du legs des « respectables » préjugés bourgeois, qui désorientent les esprits des « vieux unionistes » mieux placés » … Les « prétendus représentants ouvriers », en Angleterre, sont des gens « à qui ou pardonne leur appartenance à la classe ouvrière, parce qu’ils sont eux-mêmes prêts à noyer cette qualité dans l’océan de leur libéralisme »…

    C’est à dessein que nous avons reproduit des extraits assez abondants des déclarations on ne peut plus explicites de Marx et d’Engels, afin que les lecteurs puissent les étudier dans leur ensemble. Et il est indispensable de les étudier, il vaut la peine d’y réfléchir attentivement. Car là est le nœud de la tactique imposée au mouvement ouvrier par les conditions objectives de l’époque impérialiste.

    Là encore Kautsky a déjà essayé de « troubler l’eau » et de substituer au marxisme une conciliation mielleuse avec les opportunistes.

    Dans une polémique avec les social-impérialistes déclarés et naïfs (dans le genre de Lensch) qui justifient la guerre du côté de l’Allemagne comme une destruction du monopole de l’Angleterre, Kautsky « rectifie » cette contre-vérité évidente au moyen d’une autre contre-vérité, non moins évidente. Il remplace la contre-vérité cynique par une contre-vérité doucereuse ! Le monopole industriel de l’Angleterre, dit-il, est depuis longtemps brisé, depuis longtemps détruit, il n’est ni nécessaire ni possible de le détruire.

    En quoi cet argument est-il faux ?

    En ce que, premièrement, il passe sous silence le monopole colonial de l’Angleterre. Or, comme nous l’avons vu, Engels a soulevé cette question d’une façon parfaitement claire dès 1882, c’est-à-dire il y a 34 ans ! Si le monopole industriel de l’Angleterre est détruit, le monopole colonial non seulement demeure, mais a entraîné de graves complications, car tout le globe terrestre est déjà partagé !

    A la faveur de son mensonge mielleux, Kautsky fait passer subrepticement sa petite idée pacifiste bourgeoise et petite-bourgeoise opportuniste selon laquelle il n’y aurait « aucune raison de faire la guerre ».

    Au contraire, non seulement les capitalistes ont maintenant une raison de faire la guerre, mais il leur est impossible de ne pas la faire s’ils veulent sauvegarder le capitalisme ; car, sans procéder à un repartage des colonies par la violence, les nouveaux pays impérialistes ne peuvent obtenir les privilèges dont jouissent les puissances impérialistes plus vieilles (et moins fortes).

    Deuxièmement. Pourquoi le monopole de l’Angleterre explique-t-il la victoire (momentanée) de l’opportunisme dans ce pays ? Parce que le monopole fournit un surprofit, c’est-à-dire un excédent de profit par rapport au profit capitaliste normal, ordinaire dans le monde entier.

    Les capitalistes peuvent sacrifier une parcelle (et même assez grande !) de ce surprofit pour corrompre leurs ouvriers, créer quelque chose comme une alliance (rappelez-vous les fameuses « alliances » des trade-unions anglaises avec leurs patrons, décrites par les Webb), une alliance des ouvriers d’une nation donnée avec leurs capitalistes contre les autres pays. Le monopole industriel de l’Angleterre a été détruit dès la fin du XIX° siècle. Cela est incontestable. Mais comment cette destruction s’est-elle opérée ? Aurait-elle entraîné la disparition de tout monopole ?

    S’il en était ainsi, la « théorie » de la conciliation (avec l’opportunisme) de Kautsky recevrait une certaine justification. Mais ce n’est justement pas le cas. L’impérialisme est le capitalisme monopoliste. Chaque cartel, trust, syndicat patronal, chaque banque géante, est un monopole. Le surprofit n’a pas disparu, il subsiste.

    L’exploitation par un seul pays privilégié, financièrement riche, de tous les autres pays demeure et se renforce. Une poignée de pays riches — ils ne sont que quatre en tout, si l’on veut parler de la richesse « moderne », indépendante et véritablement prodigieuse : l’Angleterre, la France, les Etats-Unis et l’Allemagne — ont développé les monopoles dans d’immenses proportions, reçoivent un surprofit se chiffrant par centaines de millions sinon par milliards, « chevauchent sur l’échine » de centaines et de centaines de millions d’habitants des autres pays, et luttent entre eux pour le partage d’un butin particulièrement abondant, particulièrement gras et de tout repos.

    Là est justement l’essence économique et politique de l’impérialisme, dont Kautsky cherche à estomper les très profondes contradictions, au lieu de les dévoiler.

    La bourgeoisie d’une « grande » puissance impérialiste peut, économiquement, soudoyer les couches supérieures de « ses » ouvriers en sacrifiant à cette fin quelque cent ou deux cent millions de francs par an, car son surprofit s’élève probablement à près d’un milliard.

    Et la question de savoir comment cette petite aumône est partagée entre ouvriers-ministres, « ouvriers-députés » (rappelez­-vous l’excellente analyse donnée de cette notion par Engels), ouvriers-membres des comités des industries de guerre, ouvriers-fonctionnaires, ouvriers organisés en associations étroitement corporatives, employés, etc., etc., c’est là une question secondaire.

    De 1848 à 1868, et aussi partiellement plus tard, l’Angleterre était seule à bénéficier du monopole ; c’est pourquoi l’opportunisme a pu y triompher des dizaines d’années durant ; il n’y avait pas d’autres pays possédant de riches colonies ou disposant d’un monopole industriel.

    Le dernier tiers du XIX° siècle a marqué le passage à une nouvelle époque, celle de l’impérialisme. Le capital financier bénéficie d’une situation de monopole non pas dans une seule, mais dans plusieurs grandes puissances, très peu nombreuses. (Au Japon et, en Russie, le monopole de la force militaire, l’immensité du territoire ou des commodités particulières de spoliation des allogènes, de la Chine, etc., suppléent en partie, remplacent en partie le monopole du capital financier contemporain, moderne.)

    Il résulte de cette différence que le monopole de l’Angleterre a pu demeurer incontesté pendant des dizaines d’années. Le monopole du capital financier actuel est furieusement disputé  ; l’époque des guerres impérialistes a commencé.

    Autrefois l’on pouvait soudoyer, corrompre pour des dizaines d’années la classe ouvrière de tout un pays. Aujourd’hui, ce serait invraisemblable, voire impossible ; par contre, chaque « grande » puissance impérialiste peut soudoyer et soudoie des couches moins nombreuses (que dans l’Angleterre des années 1848 à 1868) de l’« aristocratie ouvrière ». Autrefois, un « parti ouvrier bourgeois », selon l’expression remarquablement profonde d’Engels, ne pouvait se constituer que dans un seul pays, attendu qu’il était seul à détenir le monopole, mais en revanche pour longtemps.

    Aujourd’hui, « le parti ouvrier bourgeois » est inévitable et typique pour tous les pays impérialistes ; mais, étant donné leur lutte acharnée pour le partage du butin, il est improbable qu’un tel parti puisse triompher pour longtemps dans plusieurs pays. Car les trusts, l’oligarchie financière, la vie chère, etc., en permettant de corrompre de petits groupes de l’aristocratie ouvrière, écrasent, oppriment, étouffent et martyrisent de plus en plus la masse du prolétariat et du semi-prolétariat.

    D’une part, la tendance de la bourgeoisie et des opportunistes à transformer une poignée de très riches nations privilégiées en parasites « à perpétuité » vivant sur le corps du reste de l’humanité, à « s’endormir sur les lauriers » de l’exploitation des Noirs, des Indiens, etc., en les maintenant dans la soumission à l’aide du militarisme moderne pourvu d’un excellent matériel d’extermination.

    D’autre part, la tendance des masses, opprimées plus que par le passé et subissant toutes les affres des guerres impérialistes, à secouer ce joug, à jeter bas la bourgeoisie. C’est dans la lutte entre ces deux tendances que se déroulera désormais inéluctablement l’histoire du mouvement ouvrier. Car la première tendance n’est pas fortuite : elle est économiquement « fondée ».

    La bourgeoisie a déjà engendré et formé à son service des « partis ouvriers bourgeois » de social-chauvins dans tous les pays. Il n’y à aucune différence essentielle entre un parti régulièrement constitué comme, par exemple, celui de Bissolati en Italie, parti parfaitement social-­impérialiste, et, disons, le pseudo-parti à demi constitué des Potressov, Gvozdev, Boulkine, Tchkhéidzé. Skobelev et Cie. Ce qui importe, c’est que, du point de vue économique, le rattachement de l’aristocratie ouvrière à la bourgeoisie est parvenu à sa maturité et s’est achevé ; quant à la forme politique, ce fait économique, ce changement des rapports de classe s’en trouvera une sans trop de « difficulté ».

    Sur la base économique indiquée, les institutions politiques du capitalisme moderne — la presse, le Parlement, les syndicats, les congrès, etc. — ont créé à l’intention des ouvriers et des employés réformistes et patriotes, respectueux et bien sages, des privilèges et des aumônes politiques correspondant aux privilèges et aux aumônes économiques.

    Les sinécures lucratives et de tout repos dans un ministère ou au comité des industries de guerre, au Parlement et dans diverses commissions, dans les rédactions de « solides » journaux légaux ou dans les directions de syndicats ouvriers non moins solides et « d’obédience bourgeoise », voilà ce dont use la bourgeoisie impérialiste pour attirer et récompenser les représentants et les partisans des « partis ouvriers bourgeois ».

    Le mécanisme de la démocratie politique joue dans le même sens. Il n’est pas question, au siècle où nous sommes, de se passer d’élections ; on ne saurait se passer des masses ; or, à l’époque de l’imprimerie et du parlementarisme, on ne peut entraîner les masses derrière soi sans un système largement ramifié, méthodiquement organisé et solidement outillé de flatteries, de mensonges, d’escroqueries, de jongleries avec des mots populaires à la mode, sans promettre à droite et à gauche toutes sortes de réformes et de bienfaits aux ouvriers, pourvu qu’ils renoncent à la lutte révolutionnaire pour la subversion de la bourgeoisie.

    Je qualifierais ce système de Lloydgeorgisme, du nom d’un des représentants les plus éminents et les plus experts de ce système dans le pays classique du « parti ouvrier bourgeois », le ministre. anglais Lloyd George. Brasseur d’affaires bourgeois de premier ordre et vieux flibustier de la politique, orateur populaire, habile à prononcer n’importe quel discours, même rrrévolutionnaire, devant un auditoire ouvrier, et capable de faire accorder de coquettes aumônes aux ouvriers obéissants sous l’aspect de réformes sociales (assurances, etc.), Lloyd George sert à merveille la bourgeoisie [3] ; et il la sert justement parmi les ouvriers, il propage son influence justement au sein du prolétariat, là où il est le plus nécessaire et le plus difficile de s’assurer une emprise morale sur les masses.

    Et y a-t-il une grande différence entre Lloyd George et les Scheidemann, les Legien, les Henderson et les Hyndman, les Plékhanov, les Renaudel et consorts ? Parmi ces derniers, nous objectera-t-on, il en est qui reviendront au socialisme révolutionnaire de Marx.

    C’est possible, mais c’est là une différence de degré insignifiante si l’on considère la question sur le plan politique, c’est-à-dire à une échelle de masse. Certains personnages parmi les chefs social-chauvins actuels peuvent revenir au prolétariat. Mais le courant social-chauvin ou (ce qui est la même chose) opportuniste ne peut ni disparaître, ni « revenir » au prolétariat révolutionnaire. Là où le marxisme est populaire parmi les ouvriers, ce courant politique, ce « parti ouvrier bourgeois », invoquera avec véhémence le nom de Marx.

    On ne peut le leur interdire, comme on ne peut interdire à une firme commerciale de faire usage de n’importe quelle étiquette, de n’importe quelle enseigne ou publicité. On a toujours vu, au cours de l’histoire, qu’après la mort de chefs révolutionnaires populaires parmi les classes opprimées, les ennemis de ces chefs tentaient d’exploiter leur nom pour duper ces classes.

    C’est un fait que les « partis ouvriers bourgeois », en tant que phénomène politique, se sont déjà constitués dans tous les pays capitalistes avancés, et que sans une lutte décisive et implacable, sur toute la ligne, contre ces partis ou, ce qui revient au même, contre ces groupes, ces tendances, etc., il ne saurait être question ni de lutte contre l’impérialisme, ni de marxisme, ni de mouvement ouvrier socialiste. La fraction Tchkhéidzé, Naché Diélo, Golos Trouda en Russie et les « okistes » à l’étranger, ne sont rien de plus qu’une variété d’un de ces partis.

    Nous n’avons pas la moindre raison de croire que ces partis puissent disparaître avant la révolution sociale. Au contraire, plus cette révolution se rapprochera, plus puissamment elle s’embrasera, plus brusques et plus vigoureux seront les tournants et les bonds de son développement, et plus grand sera, dans le mouvement ouvrier, le rôle joué par la poussée du flot révolutionnaire de masse contre le flot opportuniste petitbourgeois. Le kautskisme ne représente aucun courant indépendant ; il n’a de racines ni dans les masses, ni dans la couche privilégiée passée à la bourgeoisie.

    Mais le kautskisme est dangereux en ce sens qu’utilisànt l’idéologie du passé, il s’efforce de concilier le prolétariat avec le « parti ouvrier bourgeois », de sauvegarder l’unité du prolétariat avec ce parti et d’accroître ainsi le prestige de ce dernier. Les masses ne suivent plus les social-chauvins déclarés ; Lloyd George a été sifflé en Angleterre dans des réunions ouvrières ; Hyndman a quitté le parti ; les Renaudel et les Scheidemann, les Potressov et les Gvozdev sont protégés par la police. Rien n’est plus dangereux que la défense déguisée des social-chauvins par les kautskistes.

    L’un des sophismes kautskistes les plus répandus consiste à se référer aux « masses ». Nous ne voulons pas, prétendent-ils, nous détacher des masses et des organisations de masse ! Mais réfléchissez à la façon dont Engels pose la question. Les « organisations de masse » des trade-unions anglaises étaient au XIX° siècle du côté du parti ouvrier bourgeois.

    Marx et Engels ne recherchaient pas pour autant une conciliation avec ce dernier, mais le dénonçaient. Ils n’oubliaient pas, premièrement, que les organisations des trade-unions englobent directement une minorité du prolétariat. Dans l’Angleterre d’alors comme dans l’Allemagne d’aujourd’hui, les organisations ne rassemblent pas plus de 1/5 du prolétariat.

    On ne saurait penser sérieusement qu’il soit possible, en régime capitaliste, de faire entrer dans les organisations la majorité des prolétaires. Deuxièmement, et c’est là l’essentiel, il ne s’agit pas tellement du nombre des adhérents à l’organisation que de la signification réelle, objective, de sa politique : cette politique représente-t-elle les masses, sert-elle les masses, c’est-à-dire vise-t-elle à les affranchir du capitalisme, ou bien représente-t-elle les intérêts de la minorité, sa conciliation avec le capitalisme ? C’est précisément cette dernière conclusion qui était vraie pour l’Angleterre du XIX° siècle, et qui est vraie maintenant pour l’Allemagne, etc.

    Engels distingue entre le « parti ouvrier bourgeois » des vieilles trade-unions, la minorité privilégiée, et la « masse inférieure », la majorité véritable ; il en appelle à cette majorité qui n’est pas contaminée par la « respectabilité bourgeoise ». Là est le fond de la tactique marxiste !

    Nous ne pouvons — et personne ne peut — prévoir quelle est au juste la partie du prolétariat qui suit et suivra les social-chauvins et les opportunistes. Seule la lutte le montrera, seule la révolution socialiste, en décidera finalement.

    Mais ce que nous savons pertinemment, c’est que les « défenseurs de la patrie » dans la guerre, impérialiste ne représentent qu’une minorité. Et notre devoir, par conséquent, si nous voulons rester des socialistes, est d’aller plus bas et plus profond, vers les masses véritables : là est toute la signification de la lutte contre l’opportunisme et tout le contenu de cette lutte.

    En montrant que les opportunistes et les social-chauvins trahissent en fait lés intérêts de la masse, défendant les privilèges momentanés d’une minorité d’ouvriers, propagent les idées et l’influence bourgeoises et sont en fait les alliés et les agents de la bourgeoisie, nous apprenons aux masses à discerner leurs véritables intérêts politiques et à lutter pour le socialisme et la révolution à travers les longues et douloureuses péripéties des guerres impérialistes et des armistices impérialistes.

    Expliquer aux masses que la scission avec l’opportunisme est inévitable et nécessaire, les éduquer pour la révolution par une lutte implacable contre ce dernier, mettre à profit l’expérience de la guerre pour dévoiler toutes les ignominies de la politique ouvrière nationale libérale au lieu de les camoufler : telle est la seule ligne marxiste dans le mouvement ouvrier mondial.

    Dans notre prochain article, nous essaierons de résumer les principaux caractères distinctifs de cette ligne, en l’opposant au kautskisme.

    Notes

    [1] « L’impérialisme est un produit du capitalisme industriel hautement évolué. Il consiste dans la tendance de toute nation capitaliste industrielle à se soumettre et à s’adjoindre des régions agraires toujours plus nombreuses sans égard aux nations qui les habitent » (Kautsky, dans la Neue Zeit du 11.IX.1914).

    [2] J. A. Hobson ; Imperialism, London 1902.

    [3] Récemment, dans une revue anglaise, j’ai trouvé l’article d’un tory, adversaire politique de Lloyd George : « Lloyd George vu par un tory. » La guerre a ouvert les yeux à cet adversaire et lui a montré quel parfait commis de la bourgeoisie est ce Lloyd George ! Les tories ont fait la paix avec lui !

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  • Alexandre Rodtchenko, apports et limites

    Alexandre Rodtchenko est un défricheur qui, lorsqu’il a fait un fétiche de ses propres découvertes, a raté le virage au classicisme.

    Ce qui le bloque, c’est l’obsession pour la surface et la dimension théâtrale de l’acte montré en pleine action – ce qui permet l’intensité, mais aux dépens de toute possibilité d’atteindre la monumentalité, le classicisme.

    On a un bon exemple avec le portrait dit du pionnier à la trompette, en 1930, qui par ailleurs est typique du travail de Rodtchenko de par de multiples qualités qu’on y retrouve, ainsi que les défauts.

    Le premier et le troisième plan de l’image sont flous, de telle sorte que le sujet est parfaitement isolé au second plan, ce qui est le signe d’une grande maîtrise technique de la focale.

    Le visage du trompettiste est déformé par le choix de prise de vue du photographe. La contre-plongée réduit le haut du visage à une simple ligne au dessus des yeux.

    Le visage du sujet est presque exclusivement constitué de ses joues gonflées d’air qui semblent pousser ses lèvres dans l’embouchure de l’instrument. En plus de cet effet, là encore au service du réel, les détails sont frappants.

    Le souci, c’est que ce côté frappant écrase la dignité du réel. L’aspect formel finit par l’emporter.

    On a ainsi une haute technicité. La qualité optique de l’objectif (Leica), mais surtout l’habileté de Rodtchenko assure une gestion de la focale et une mise au point parfaite permet au tirage de révéler la souplesse de la peau du jeune sujet. La sensualité du portrait est renforcée par le contraste entre la douceur de la peau et le métal lisse et brillant de l’instrument de musique.

    Les choix techniques, parfaitement maîtrisés, de Rodtchenko : boitier et objectifs, format, focale et vitesse, cadrage, angle de prise de vue et mise au point, sont au service du réalisme du portrait. Mobilisés en un instant, ils permettent au photographe de donner à voir le sujet en action dans son milieu.

    Le problème, c’est qu’on a un instantané esthétisé. On n’a pas de vue d’ensemble – à moins de placer la photographie dans le cadre du reportage photographique.

    On a le même souci avec la photographie suivante. La richesse de l’expression du visage oscille entre théâtralisation et monumentalité. Ce qui permet de basculer du bon côté, c’est qu’on y retrouve la candeur, une candeur expressive, allant soit dans l’affirmation de la détermination ou bien d’un esprit protecteur.

    La dignité du réel est toujours ce qui sauve cette œuvre d’Alexandre Rodtchenko du formalisme.

    L’oeuvre d’Alexandre Rodtchenko est ainsi inégal ; elle converge avec le formalisme occidental, propre aux sociétés capitalistes, mais elle permet parfois d’atteindre le réel par sa reconnaissance, aboutissant à des photographies fortes et conformes à la construction du socialisme, à sa démarche volontaire.

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  • Alexandre Rodtchenko et le facteur idéologique

    Alexandre Rodtchenko n’est pas parvenu à saisir le réalisme socialiste en tant quel ; il a jusqu’au bout été trop prisonnier de sa dynamique cubo-futuriste initial, sans parvenir à révolutionnariser son approche entièrement.

    S’il est ainsi un photographe soviétique, il reste dans un expressionnisme incapable de saisir l’harmonie dans sa plénitude. Sur la photo suivante, on voit comment il reste prisonnier de l’intérêt géométrique, sans saisir le tout organiquement.

    La photo suivante a relativement le même problème. L’orientation générale y est somme toute correcte, mais l’harmonie de l’ensemble est perdu au profit de la fascination pour la dynamique.

    Cette autre photographie montre bien ce qui manquait à Rodtchenko dans le facteur idéologique. Il voit le socialisme comme un mouvement avant tout, pas un mouvement harmonieux. Il ne parvient pas à la monumentalité, à la dimension classique.

    Ici, le cadrage cherche davantage à exposer un ensemble cohérent avant d’être dynamique, mais l’on reste malgré tout dans un dynamisme se voulant « transcendant », faisant du sujet un arrière-plan.

    Sur les photographies suivantes, le désaxage forcé gâchant le réalisme est flagrant, le dynamisme est présenté de manière formelle.

    Il faut toujours que la réalité matérielle vienne contrebalancer la tendance cubo-futuriste de Rodtchenko, comme ici avec le caractère multiple des sportives habillées en blanc.

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  • Alexandre Rodtchenko, la matière et la transformation

    Il est flagrant que de par son expérience de l’artisanat avec la peinture, Rodtchenko a su dégager une attention particulière sur la matière transformée, prête à l’emploi. Il dépasse son orientation productiviste – constructiviste de sa peinture cubo-futuriste pour se focaliser sur les détails propre à la production, à la construction.

    Le travail sur la lumière pour présenter ces éléments métalliques au service du travail manuel technique est ici exemplaire. Leur fonctionnalité ressort pratiquement de par l’intensité lumineuse permettant de bien les distinguer. On n’a pas ici un amas, mais bien un rassemblement d’éléments dont le sens pratique est l’aspect principal.

    La photographie est admirable, car elle montre le sens de l’expertise qui est nécessaire, l’environnement matériel du travailleur qui est ici clairement un producteur, avec toute la dimension intense de l’activité déployée présentée à travers l’accumulation des pièces à l’arrière-plan.

    Cette perspective est si forte, si intense, que chez Rodtchenko la matière elle-même devient pratiquement sacralisée. C’est là un travers de la conception productiviste-constructiviste d’un côté, mais de l’autre c’est surtout – quand c’est réussi – la dignité de la matière transformée qui apparaît.

    Ce sens aigu de la matière et de la transformation permet d’accéder à un réalisme renforcé concernant l’activité pratique, avec une grande insistance sur la tension, la finesse du travail concret. Cette photographie d’une femme regardant dans l’objectif d’un appareil photographique posé sur un trépied est une excellente vision synthétique.

    Le style de la photographe, sa concentration, la manière qu’elle a de se placer, pratiquement d’être en pleine action, le cadrage géométrique mais non surfait, la luminosité pondérée mais faisant comme des bandes de lumières… ce que réalise ici Rodtchenko est d’une très grande complexité.

    La photographie par Rodtchenko de sa mère en train de lire a également une dimension d’exemplarité. Tout comme pour la photographe, on a ici une personne entièrement impliquée dans son acte. Elle se confond avec son activité.

    La photographie est évidemment raffinée au possible. A l’arrière-plan à gauche on reconnaît l’avion de l’entreprise Dobrolet, à droite différentes photographies similaires sont superposés, au mur. La revue contient un titre bien épais, bien noir, avec une photographie, appuyant le contraste avec les deux colonnes de textes, renforçant l’atmosphère général où le noir et le blanc se conjuguent.

    Il va de soi que le visage de la mère joue un rôle essentiel dans la dynamique de l’image, Rodtchenko ayant particulièrement soigné la représentation de ses traits.

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  • Alexandre Rodtchenko et la vie quotidienne

    Le réalisme socialiste accorde une place fondamentale à la vie quotidienne. Celle-ci ne doit naturellement pas être considérée dans un sens étroit, mais dans sa dimension d’exemplarité combiné à la dignité du réel.

    Il s’agit de saisir un moment typique, dans toute la synthèse de ses différents aspects. La photo où Rodtchenko montre un être anonyme en train de manger une soupe est à ce titre intéressante, car elle annule le côté individuel, pour montrer quelque chose de véritablement universel dans sa réalité.

    Le geste est déterminé, le corps tendu ; on est véritablement dans l’acte de se sustenter.

    Un risque existe quand on s’intéresse à la photographie de Rodtchenko concernant la vie quotidienne, c’est de porter un regard cosmopolite et de trouver étrange, pittoresque, particulier ce qui relève en réalité de la banalité de la Russie.

    La photo suivante présente une architecture qu’on peut trouver comme étant marquante, cependant ce qui compte en réalité c’est que Rodtchenko trouve une manière d’en présenter l’intérêt au-delà de l’apparente banalité.

    Il ne s’agit pas ici de poésie cubiste, mais d’une réappropriation de l’intérêt de la ville.

    Cette récupération de l’importance des moments du quotidien, de l’environnement immédiat auquel on appartient, se situe tout à fait dans une perspective socialiste. L’être humain se construit, se façonne dans une interaction systématique avec son environnement.

    Ce jeune enfant prenant son bain et jouant face au photographe est ainsi à la fois une image brute et porteuse d’une intense complexité.

    La vie de l’URSS implique alors une intense mobilisation, celle notamment des travailleurs de choc. La satisfaction de l’exigence du plan quinquennal, son dépassement même, la discipline de travail dans le cadre de l’émulation socialiste… forment un tout que cette photographie cherche à représenter.

    Rodtchenko parvient, avec sa démarche pratiquement de reporter, à valoriser le travail, la collectivité ; il mène en partie une activité d’esthétisation de la réalité, mais toujours en se soumettant à celle-ci. Il y a ici une ambiguïté, car on peut être à la limite de l’art pour l’art.

    Rodtchenko s’en sort souvent en montrant des objets nombreux, qui rappellent l’activité en cours et font que la présentation de celle-ci s’impose sur toute autre considération.

    Le travers esthétisant, lorsqu’il s’exprime, a toujours comme source l’approche cubo-futuriste. La photographie du groupe d’agit-prop que l’on voit ici présente un cadrage qui est problématique, car il est un ajout significatif, marqué, indiquant pratiquement que le groupe ne suffit pas en lui-même pour avoir un intérêt.

    C’est véritablement dommage, surtout quand on voit la dynamique générale de la photo. Le désaxage, fétichisé, aboutit au formalisme, plombe tout.

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  • Alexandre Rodtchenko, la richesse visuelle, compositionnelle et les masses

    C’est en se tournant vers les masses qu’Alexandre Rodtchenko parvient réellement à s’arracher à la matière comme surface prétexte à une ligne, aboutissant au formalisme.

    Car le socialisme, ce sont les masses en mouvement. C’est l’harmonie de la société socialiste exprimée dans l’activité des masses.

    En tant que photographe soviétique, Rodtchenko devait inévitablement faire face au défi de représenter les masses de manière adéquate lors de leur auto-célébration. Les choix esthétiques sont ici essentiels et la moindre erreur ferait rater la substance même de la question.

    Rodtchenko s’en sort de manière résolument soviétique, par le corps. La valorisante du corps, du sport, du sport collectif, du corps dans la célébration collective, tout cela est typiquement soviétique. La reconnaissance du corps sportif soviétique, la mise en avant de sa dignité, comme expression et allégorie du socialisme, est le principal levier pour atteindre une dimension réaliste.

    Rodtchenko met ici parfaitement à profit sa lecture « en mouvement » de la réalité.

    Ce qui est très fort chez Rodtchenko, c’est qu’il place bien les corps dans l’ensemble. Ils ne les séparent pas, car ils perdraient ainsi leur dignité. On reste toujours dans un cadre collectif, collectiviste. Le photographe a ici bien saisi la nature de la célébration.

    Le fait que Rodtchenko s’attarde sur les femmes lors des célébrations soviétiques correspond également à la perspective soviétique. La libération des femmes par rapport au carcan féodal, leur épanouissement physique possible, leur affirmation à la fois de la grâce et de la force, tout cela était alors d’une très grande puissance esthétique.

    La dimension collective et artistique va ainsi jusqu’à l’harmonie. Au-delà de la dimension sportive – symbolique des célébrations, comme ici avec des sportives du Dynamo de Moscou, il y a l’affirmation de la possibilité de réalisations complexes. Le socialisme est une élaboration, il rend les choses possibles, il affirme les choses belles.

    La performance n’est ainsi jamais seulement sportive ou technique ; elle rentre toujours dans un cadre général qui valorise le socialisme comme tendance historique, comme mouvement du simple au complexe, comme phénomène de masse.

    On en revient ici bien entendu au principe de la transformation, de la matière. Chez Rodtchenko, conformément aux principes socialistes, les masses transforment les masses, elles dessinent elles-mêmes leurs contours, façonnent elles-mêmes leur réalité.

    Rodtchenko est ici, avant tout, un photographe communiste, au service de la construction du socialisme ; son activité la meilleure se situe au moment de l’affirmation du réalisme socialiste. Son activité photographique est un écho direct de l’affirmation de l’URSS comme réalité sociale et nationale.

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  • Alexandre Rodtchenko et l’architecture

    La grande réflexion sur la surface faite par Rodtchenko dans le cadre de ses activités cubo-futuristes lui ont un fourni un sens aigu de la dimension architecturale. Il y a un renversement qui s’est produit. De la même manière que la ligne, le sens de la composition… ont abandonné l’abstraction pour se mettre au service de la réalité, il y a un mouvement net vers la représentation spatiale de réalités architecturales.

    Il y a ici une grande faiblesse qui s’exprime, ainsi que des éléments intéressants. La grande faiblesse, c’est l’attirance de Rodtchenko pour les formes tendant à revenir au modernisme cubiste. Ce côté bourgeois modernisateur reste indéniablement présent.

    Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’éléments intéressants, comme ici, mais la tendance au formalisme est flagrante. Rodtchenko, ici, s’appuie sur la vitesse, le mouvement, puis le poids pour asseoir l’image.

    Rodtchenko, s’il se laisse aller, se fait en fait toujours capter par la perspective futuriste poids – vitesse – mouvement. Dans l’exemple suivant, c’est par exemple le poids qui l’emporte, suivi du mouvement, avec la vitesse comme dernier aspect.

    Dans cette photographie du planétarium, on a d’abord le mouvement, puis le poids et la vitesse.

    Par contre, quand Rodtchenko s’extirpe de ce formalisme, il arrive à cadrer tout à fait le portrait dans un sens réaliste, en profitant de la capacité à utiliser de nombreux paramètres. Dans l’exemple suivant, une véritable réussite, l’architecture est contrebalancé par la réalité corporelle. C’est elle qui force Rodtchenko à se remettre en adéquation avec la réalité, et à ne pas chercher des effets pour les effets.

    Sans cette dimension réaliste, Rodtchenko revient au formalisme, prisonnier de la lecture cubiste des formes urbaines, avec une sorte de poésie des éléments de la ville, de fascination pour ses agencements jusqu’au trivial, etc.

    Cela ne veut pas dire que ces œuvres soient mauvaises en soi, mais qu’elles reviennent à une lecture, formelle, sans âme, plaisante simplement pour ceux qui cherchent une certaine forme d’esthétisation. On s’éloigne ici franchement d’un regard populaire authentique et on converge avec le regard bourgeois.

    Quand la mise en perspective est par contre celle de la réalité des travailleurs, alors le sens architectural s’exprime de manière juste, avec un réalisme capable de fournir de nombreux détails, sans gratuité et toujours avec une réelle densité.

    Quand cela est bien réalisé, on a toujours une dimension cinématographique qui ressort. La photographie suivante a comme écho À bout de souffle, de Jean-Luc Godard, de manière assez frappante.

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  • Alexandre Rodtchenko, la richesse visuelle, compositionnelle et la surface

    Ce qui interpelle dans la photographie de Alexandre Rodtchenko, c’est sa richesse visuelle et c’est là où se situe le piège. En effet, une lecture bourgeoise tendra toujours à réduire sa photographie à un formalisme tel celui d’Albert Renger-Patzsch.

    Son jeu sur le rapport de l’un au multiple associé au contraste apporte une touche particulièrement saisissante. Il y a une dimension dialectique. Toutefois, la photographie happée par ce rapport échappe parfois à la dignité du réel ; cela devient une lecture formelle, esthétisante.

    Cela ne semble pas être le cas ici.

    Cela semble être le cas ici. On devine trop ici que Rodtchenko a cherché à essayer de présenter une peinture à travers la photographie. Par « peinture », il faut ici plutôt entendre l’objectif constructiviste de présenter une construction.

    Tout comme dans le suprématisme de Malevitch – le grand concurrent de Rodtchenko lors de sa période cubo-futuriste – il y a la tentative de faire d’une représentation une « fin en soi », par une composition construite.

    Le réel l’emporte par contre nettement dans la photographie suivante. Le formalisme s’efface devant le concret, devant l’ensemble que représente un lieu où il est travaillé.

    Chez Alexandre Rodtchenko,, l’approche oscille clairement entre une représentation du réel et la composition d’un « tout » qui s’auto-suffirait.

    Il est absolument évident, indiscutable, que la richesse visuelle et compositionnelle de Rodtchenko est sauvé par son orientation vers le labeur, la réalité matérielle des travailleurs.

    Sans cela, il retomberait dans l’abstraction ; sans cela, il retombe dans l’abstraction. Comme ici, pour une oeuvre assez ambiguë, trop construite.

    Les grands projets soviétiques ont fait contrepoids à la tendance petite-bourgeoise de Rodtchenko d’isoler la représentation du réel, d’en faire un condensé métaphysique de la « production ». La complexité imposée par les grands projets a emporté la dynamique constructiviste, faisant de Rodtchenko non pas un constructeur mais un témoin de la construction.

    En se rattachant au corps, au travail, à la transformation, la composition s’éloigne de toute abstraction. Elle s’accroche à la matière, d’où le fait qu’on trouve souvent la matière brute comme support d’une lecture compositionnelle, comme ici avec la chair mise en avant et contrastant avec la froideur du bâtiment.

    Il y a ici une clef dans l’approche de Rodtchenko, dans son dépassement du cubo-futurisme, de son passage de la matière abstraite à la matière réelle, par l’intermédiaire du concept de surface. Mais c’est aussi sa limite, avec une tendance au retour à la ligne, à la ligne comme critère formel de toute puissance de la photographie.

    L’ampleur des grands projets soviétiques, leur conquête spatiale du territoire soviétique, l’utilisation massive de matériaux, tout cela formait la véritable matière première pour Rodtchenko, qui pouvait s’appuyer par là pour développer sa photographie.

    C’était en même temps un lieu où chercher à préserver son obsession pour la ligne.

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  • Alexandre Rodtchenko et l’emplissage

    La question de l’emplissage est essentielle pour saisir la photographie d’Alexandre Rodtchenko. Il faut en effet toujours avoir à l’esprit que lors de son parcours cubiste-futuriste, il accordait une place fondamentale au principe de surface.

    S’il se définissait comme constructiviste, c’est parce que sa philosophie fait de l’artiste un remplisseur de surface. Il fallait refaçonner le monde avec des constructions.

    Or, la réalité est irréductible à cette conception d’un remplissage constructiviste. S’extirpant de la notion de surface totalement hégémonique d’ailleurs dans la démarche cubo-futuriste, Rodtchenko a été obligé de prendre en compte la nature dialectique de l’espace : celui-ci est à la fois rempli et non-rempli.

    Cela donne des photographies très réussies dans la mesure où elles présentent, avec un regard nouveau, un aspect réaliste de la vie. Il y a beaucoup d’interactions dans ce qui forme un chaos apparent.

    C’est la reconnaissance de la dignité du réel. Le désaxage et l’emplissage naturel permettent une vue approfondie, un regard concret.

    Cette photographie est marquante justement de par sa reconnaissance du caractère inégal de la réalité. On n’a pas une symétrie forcée au moyen de lignes, on a une mise en perspective cohérente, mais dans le respect du réel.

    Cette notion d’emplissage va poser de multiples problèmes à Rodtchenko, qui ne va pas trop savoir s’il doit chercher à emplir ou à désemplir la surface pour parvenir à cadrer.

    Voici un exemple d’emplissage total, qui a le défaut d’être dans l’instantané, dans un empirisme privant ce qui est représenté de sa dignité, par le cadrage privilégiant trop un seul aspect aux dépens des autres. L’empirisme est unilatéral.

    En voici un autre exemple, au contraire totalement formaliste. L’emplissage écrase tout.

    Voici, inversement, deux exemples de désemplissage. Le premier est réussi dans son dynamisme.

    Le second est réussi dans son côté statique.

    Cependant, le problème est que le contenu réel passe au second plan, dans la mesure où tout cela n’est finalement pas très clair. La dignité du réel semble trop un prétexte.

    Il est flagrant que, tendanciellement, face aux difficultés, Alexandre Rodtchenko cherche à s’en tirer par une composition d’esprit cubo-futuriste, où les lignes deviennent des plans surfaces se combinant avec la surface d’ensemble.

    La photographie suivant est représentative d’une tendance au formalisme, l’emplissage passant par le principe de surface, au lieu de se fonder sur la réalité.

    C’est également le cas ici, avec plus de portée dynamique, une dimension réaliste plus grande.

    L’emplissage est par contre ici bien réussi, bien en phase avec ce qui est mis en portrait. Le principe de surface ne prévaut pas.

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  • Alexandre Rodtchenko et le désaxage

    Rodtchenko, en désaxant l’approche photographique, cherche avant tout un effet dynamique, pour renforcer le portrait. Il veut rendre vivant l’image, en s’appuyant sur une ligne dont la mise en perspective est différente.

    La critique anti-formaliste dont il avait été la cible précisait bien que cette question du désaxage n’était nullement le problème. Ce qui posait souci, c’est de faire du désaxage une valeur en soi, une forme prévalant sur tout le reste. C’est typique de la démarche bourgeoise que de basculer dans des principes relevant du formalisme.

    Le désaxage n’a de sens comme ici, qu’en se liant à la dignité du réel.

    C’est que de par son approche cubiste-futuriste initiale, Rodtchenko a forcément tendance à rechercher ce qui dispose d’une dynamique propre sur le plan graphique. On en a ici un bon exemple, relevant du formalisme de par, finalement, sa bizarrerie.

    Le désaxage par rapport à la ligne initialement posée permet de jouer, par le contraste, sur la dynamique de l’image. Le souci se pose lorsque cette dynamique l’emporte sur le contenu. On a alors une forme, mais le contenu n’est qu’un prétexte. C’est ici tendanciellement vraiment le cas.

    La difficulté, c’est que plus il y a de lignes, plus le désaxage se pose comme étant en soi une nouvelle ligne. Cela donne de la force, mais celle-ci écrase en fait l’image. Il n’en reste plus que la forme. Il faut davantage de complexité pour sauver l’oeuvre du formalisme, comme ici avec les personnes sur le balcon, qui viennent apporter un rapport inégal.

    Une trop grande linéarité ramène ainsi au cubisme-futurisme. Ici, on remplace les lignes de la photo par des traits épais et on a un tableau de composition constructiviste / suprématiste. Malgré le caractère réel de ce qui est montré, la forme prime.

    Dans le cas suivant, on a le même problème, avec qui plus est un désaxage particulièrement anti-naturel. Le formalisme l’a emporté.

    Si, par contre, la dignité du réel l’emporte, alors la photographie est particulièrement réussie, de par sa charge, de par l’harmonie entre le désaxage et l’ensemble des lignes. La réalité triomphe, s’impose.

    Ici, l’impression d’empilement, d’écrasement, est par contre trop grande. Le « poids » de l’orientation cubo-futuriste est trop central. Le désaxage est trop anti-naturel. C’est du formalisme, même si dans le cadre d’un reportage, cela peut passer.

    À l’opposé, le désaxage est ici très bien orchestré ; cela est lié à l’emplissage qui est particulièrement réussi. La scène est vivante, réaliste. Le désaxage apporte quelque chose, un dynamisme réel, reflétant l’activité en cours.

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  • Alexandre Rodtchenko et la ligne en photographie

    La ligne présentait le plus grand danger dans le travail de Rodtchenko. De par sa formation de peintre cubo-futuriste – ce qu’il est en premier lieu, avant de se transformer en photographe – il aurait pu faire de la ligne quelque chose qui relève du fétiche. Si parfois il n’échappe pas à cette tendance, son travail sur la lumière lui permet heureusement de faire de la ligne un outil pour le renforcement de la vision réaliste des choses.

    Cette photographie d’un chantier témoigne de l’intense activité, de l’activité planificatrice, du labeur créatif qui se développe, et cela à grande échelle. Les lignes permettent d’appuyer la dimension du chantier, mais de souligner qui plus est qu’il s’agit d’une entreprise collective.

    Bien souvent, la photographie de Rodtchenko est par ailleurs résumée, de manière trop simple, à un jeu sur la lumière et sur les lignes. C’est là une erreur, car le photographe russe ne place pas la lumière et les lignes comme une fin en soi. Il n’est pas un photographe constructiviste ; il est flagrant que son activité de photographe exprime une rupture avec sa peinture cubo-futuriste.

    C’est bien pour cela qu’à la fin de sa vie, il reviendra à celle-ci, après avoir épuisé ce qu’il pouvait apporter à la photographie réaliste. Rodtchenko est un contributeur, il ouvre des perspectives, alors que la photographie est en plein développement historique.

    La photographie suivante reflète bien cette dynamique à la croisée de l’expérimentation, de la contribution, et du réalisme le plus vif. On a ici un portrait qui, de par la grâce exposée, est d’une véritable modernité. Le mouvement qui se dégage, la linéarité des traits, la légèreté qui s’affiche, tout se combine au point qu’on a l’impression de voir le moment d’une scène de film.

    La photographie suivante est un autre exemple d’anticipation de la modernité photographique. Un nombre incalculable de photographes se sont évertués à photographier des objets similaires, pour s’entraîner ou chercher à se rapprocher de l’élégance, de la pureté de la représentation graphique obtenue par Rodtchenko.

    Mais si l’on sort de la dignité du réel, de la reconnaissance de la matière, alors l’approche est entièrement formelle. La photographie n’a ici de sens que dans le cadre d’un reportage. Sinon, elle est vaine.

    C’est en sachant placer cette perspective dans le cadre de la valorisation du labeur, de la construction socialiste, que Rodtchenko a pu s’inscrire dans l’histoire. Il apporte un témoignage particulièrement développé, mettant en avant les exigences d’organisation propre au travail.

    Il ne suffit pas que la photographie soit de qualité, son contenu n’a de sens que lié à la réalité. La photographie suivante est un exemple de tendance au formalisme, même si dans un cadre relevant du reportage, on peut y voir une contribution à la saisie de la matière, pour en montrer les contours, les formes, la complexité, la subtilité.

    Il est évident ici que Rodtchenko profite du vaste travail mené par le constructivisme sur les formes géométriques. Cela aurait pu être vain si cela en était resté aux abstractions métaphysiques d’une peinture sans représentation d’objets. Au lieu de cela, on a quelque chose qui a pu être ramené à quelque chose d’utile et fournissant une véritable plasticité.

    La plasticité des meilleures photographies de Rodtchenko est évidente ; la densité, la texture, la matérialité qu’on y retrouve est d’ailleurs ce qui a toujours le plus ébloui chez lui.

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  • Alexandre Rodtchenko et les portraits

    La question de la perspective cubiste-futuriste poids – vitesse – mouvement se révèle dans les portraits pris par Alexandre Rodtchenko.

    Si la captation du réel est également le but recherché, Alexandre Rodtchenko, peintre devenu photographe, a d’un côté conscience de la portée historique de son œuvre car il prend en photographie des gens importants… De l’autre, ces gens sont eux-mêmes liés à la scène cubiste-futuriste.

    La photographie va alors rester comme témoignage de la figure célèbre dont a été fait le portrait…. On obtient ici un dimension classique.

    Mais en même temps, il y a une volonté de forcer le trait, d’amener la composition dans un certain sens formel.

    Voici par exemple un portrait très réussi d’Alexandre Vesnine, un important architecte, même si on voit que Rodtchenko n’a pu s’empêcher de forcer le trait avec le déséquilibre dans le cadrage et l’arrière-plan, pour donner un côté « moderniste ».

    Rodtchenko aura effectivement un mal fou à ne pas inlassablement revenir au constructivisme et à sa fétichisation de certains aspects esthétiques qui sont en fait esthétisants dans un sens expressionniste.

    A l’arrière-plan, on aura toujours le même problème : son incompréhension de la peinture réaliste, du portrait défini par le peinture comme cadre général synthétique. Rodtchenko se veut un expérimentateur lié au concret – en fait, dans une perspective cubo-futuriste, à la modernité, à la rue, aux artistes de la bohème artistique, etc.

    Cela ressort dans les années 1920 avec un ton moqueur et agressif. Voici ce qu’il dit dans l’article Contre le portrait-type et pour la photo instantanée, publié dans Novi Lef n°4, en 1928 :

    « Ce n’était pas les intellectuels qu’on peignait [avant la révolution], mais les riches et les puissants. On ne faisait même plus de portraits des savants.

    Et vous, messieurs et mesdames de l’intelligentsia, ne vous attendez pas, encore aujourd’hui, à ce que les artistes de l’AKhRR [Association des artistes de la Russie révolutionnair] fassent le vôtre. »

    On retrouve ici l’esprit décalé du style cubo-futuriste, avec son radicalisme anti-élites et son volontarisme moderniste. Il était inévitable dans cette perspective que Rodtchenko a particulièrement visé à réussir les portraits de Vladimir Maïakovski, grande figure de ce courant.

    Les portraits de Vladimir Maïakovski réalisés entre avril et mai 1924 montrent d’infimes variations du visage, de son expression, de la couleur de la peau, etc. Les prises de vue sont effectuées dans l’atelier de Rodtchenko. Comme pour les images fixées en extérieur, il n’y a pas de mise en scène, l’arrière-plan n’est pas un décor peint comme c’est la coutume chez les portraitistes traditionnels.

    Le sujet est pris, tel quel, pour renforcer la densité personnelle de la personne prise en photographie.

    Le crâne rasé de Vladimir Maïakovski, son regard intense, l’incroyable tension qu’il dégage, aide évidemment à la force de ces portraits, qui correspondent bien à l’esprit de sa poésie cubiste-futuriste. C’est là une esthétisation, un formalisme.

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  • Alexandre Rodtchenko : poids, vitesse, mouvement, comme méthode cubo-futuriste

    L’activité photographique de Rodtchenko consiste en un dépassement de son activité cubo-futuriste. D’un côté, il profite de son expérience pour apporter des éléments nouveaux ; de l’autre, les restes cubo-futuristes empêchent parfois un vrai saut qualitatif et Rodtchenko, par incapacité à saisir le réalisme socialiste conceptuellement, a également tendance à toujours revenir à une interprétation cubo-futuriste de l’esthétique.

    Le cubo-futurisme est un formalisme est il serait erroné de chercher dans les thèmes ou l’approche son sens fondamental, comme le font les interprétations bourgeoises. Il faut au contraire, dans une perspective matérialiste historique, y voir une méthode, axée sur trois principes, comme chez le futurisme italien :

    – le poids,

    – la vitesse,

    – le mouvement.

    C’est cela qui fait la dignité de ce mouvement par ailleurs, qui exprime une vision bourgeoise-rationaliste dans une société féodale. Il y a une dimension progressiste, et une dimension subjectiviste. Rodtchenko va osciller entre les deux aspects.

    Voici un exemple de cette approche poids – vitesse – mouvement. Le bâtiment – par ailleurs d’architecture cubiste – est cadré de telle manière qu’il semble en mouvement, comme s’il tombait. On a l’impression que par sa masse, sa chute va être imposante, à la fois lente mais brutale.

    A l’opposé de cette lecture formaliste, voici un exemple de cette expérience cubo-futuriste dans une tentative de mise au service du réalisme. La photographie suivante de sportives en action lors d’un défilé est intéressante ; elle n’atteint pas une profondeur pleinement artistique, mais elle permet de saisir un aspect nouveau, jusque-là non saisi.

    On remarque qu’on retrouve ici pleinement l’approche poids – vitesse – mouvement.

    La célèbre photo du plongeur parvient, quant à elle, à une expression classique.

    Cela tient à ce que le mouvement du plongeur est naturel dans sa chute, à l’opposé des athlètes bravant la gravité dans leurs expressions de gymnastes. Cela aurait pu être différemment, mais comme Rodtchenko se focalise sur le mouvement dans le rapport avec la vitesse et le mouvement, il a besoin que la réalité l’épaule assez fortement pour qu’il dépasse son formalisme.

    C’est ici le cas.

    Ce qui est marquant dans la photographie du plongeur, c’est la simplicité de la représentation. C’est là quelque chose de très fort, cependant si l’on en restait là Rodtchenko ne ferait que préfigurer les photos montrant des sportifs de haut niveau en pleine utilisation de leurs skate-boards.

    Il faut bien entendu davantage d’éléments pour obtenir un réalisme plus complexe, plus prenant, même si cela ne veut pas dire que la simplicité n’a pas son sens. Cela aide par contre Rodtchenko à s’extirper du cubo-futurisme.

    Le réalisme de Rodtchenko s’exprime ainsi pleinement dans un cadre qui le force à échapper à son formalisme et pour cela, il faut de nombreux éléments, le forçant à un esprit de synthèse, comme c’est le cas ici. On a ici quelque chose qui relève du reportage et en même temps du portrait.

    Seule la dignité du réel, dans sa complexité, permet à Alexandre Rodtchenko de s’extirper du formalisme.

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  • La rectification d’Alexandre Rodtchenko

    Le développement de la photographie était tout récent en Russie soviétique, naturellement. Le pays sortait d’une profonde arriération, alors que la photographie était encore jeune qui plus est.

    En 1918, le commissariat du peuple à l’instruction avait formé un Fotokinokomitet, un comité chargé de la photographie et du cinéma, à Petrograd et Moscou, chargé de l’industrie de ces deux activités, de l’archivage ainsi que de la couverture des grands événements, notamment de la guerre civile. En octobre de la même année par ailleurs, il fut exigé la remise systématique des négatifs ayant comme sujet les révolutions de février et octobre 1917.

    Un département panrusse de la photographie et du cinéma fut structuré ensuite, ainsi qu’un équivalent ukrainien, avec une soixantaine de vitrines d’exposition placées dans Moscou, le tout donnant naissance en décembre 1922 au Goskino, qui cependant ne se focalisa plus que sur le cinéma à partir de 1924.

    Publicité d’Alexandre Rodtchenko pour le grand magasin GOUM

    Les photographes agirent alors autour des journaux et des revues, avec comme nœud central l’Agence centrale d’Information, la TASS, créée en 1925, qui finit par ailleurs par unir tous les regroupements de photographes.

    Entre-temps, les photographes soviétiques avaient déjà acquis une renommée mondiale, eux-même participant à de nombreuses expositions internationales (Londres de 1922 à 1925, New York en 1923, Los Angeles en 1925, Paris en 1924 et en 1925, Turin en 1925, etc.).

    L’URSS se mit à produire elle-même des pellicules à partir de 1933, tout comme parallèlement était mis en place une capacité de produire du papier pour photographies, alors que des appareils de photographie furent produits localement à partir de 1930. Le grand succès fut la naissance de l’appareil FED (acronyme de Felix Edmundovitch Dzerjinski, le fondateur de la Tchéka), un équivalent du Leica, à l’initiative d’adolescents dans des camps d’éducations pour orphelins.

    Un appareil FED

    Tout cela n’alla évidemment pas sans mal ; ces industries devraient être formées par en haut, par l’État soviétique lui-même, même s’il existait une certaine expérience, un patrimoine intellectuel, des photographes professionnels. Il fallait de lourds moyens, comme par exemple pour donner naissance à l’usine optico-mécanique GOMZ, à Leningrad. Il fallait également former les correspondants à la photographie, élever le niveau technique, aider matériellement les clubs amateurs.

    Ce qui témoigne de l’engagement communiste d’Alexandre Rodtchenko, c’est son soutien à la massification. En 1936, il appelle à placer « le langage photographique au service du réalisme socialiste », ce qui demande un appui matériel :

    « Nous sommes très peu nombreux, on aimerait être davantage. Il faut des écoles, des établissements d’enseignement supérieur. Nous voudrions faire des photos étonnantes, il faut du papier, des produits chimiques, des organisations.

    Nous aimerions présenter nos réalisations dans des expositions, nous réunir dans des clubs. Il faut un musée de la photographie soviétique. »

    Pareillement, Alexandre Rodtchenko avait initialement une conception futuriste, au sens où il considère qu’à une époque où la connaissance scientifique et technique passe par les journaux, les magazines, les catalogues, les prospectus, les guides, les annuaires, il ne peut plus y avoir de représentation composée, mais simplement un cliché instantané, une prise sur le vif.

    En 1932, il voit les choses bien différemment, admettant ce qu’il rejetait auparavant, à savoir un lien entre peinture et photographie, même s’il maintient la recherche d’une mise à distance de l’une par rapport à l’autre :

    « Dans la photographie, la composition joue un rôle immense et peut-être essentiel. Comme elle est un art jeune et qu’elle se rapproche de la peinture, elle a naturellement beaucoup emprunté à la peinture dans le domaine de la composition : aussi bien le bon que le mauvais (le plus souvent)…

    On pense habituellement que la composition, c’est la disposition de figures et d’objets à la surface du tableau. Ce n’est pas exact.

    La composition, c’est tout cela, plus la construction isolée de chaque figure ; c’est aussi la lumière, le ton, la construction générale de la lumière et la tonalité globale ; et il peut se faire que toute la composition soit bâtie sur la seule lumière ou sur le ton uniquement…

    La plupart du temps, nous prenons des photos horizontales ; cela s’explique par le fait que dans la peinture aussi on trouve davantage de tableaux horizontaux ; la vieille culture se fait sentir.

    Et puis il y a aussi que nous avons deux yeux horizontaux et que la nature elle-même a surtout des horizontales.

    La verticale, c’est la ville, la technique.

    Voilà pourquoi nous manquons de photos de couverture. »

    Alexandre Rodtchenko s’extirpe du futurisme, tout en étant influencé par son goût pour la modernité, pour la forme. Cela va produire une oeuvre puissante dans la mesure où il se tourne vers le réalisme socialiste, et en même temps de grandes faiblesses là où il ne dépassera pas l’ancien.

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  • Alexandre Rodtchenko et le formalisme

    Pour comprendre la critique qu’a reçu Alexandre Rodtchenko de la part des communistes, il faut saisir l’aboutissement de son parcours.

    Après une première phase cubo-futuriste, Alexandre Rodtchenko s’inséra donc dans les activités de la jeune Russie soviétique. Il participa à la réalisation de publicités pour des organismes d’État, comme le grand magasin Gum, les épiceries Mossel’prom, la compagnie aérienne Dobrolet, de produits en caoutchouc de Rezinotrest, les éditions Gosizda, Krasnaïa Nov, Transpetchat, Molodaïa Gvardiïa. Entre 1923 et 1925, il réalisa plus d’une centaine d’entre elles, notamment en coopération avec le poète Vladimir Maïakovsky, qui se chargea des slogans.

    Ce poète russe s’était en effet tourné, dans un esprit futuriste, vers des mots qui claquent pour servir la Cause révolutionnaire, tels :

    « Moi,

    toute mon éclatante force de poète,

    je te la donne,

    classe attaquante »

    Publicité d’Alexandre Rodtchenko et de Vladimir Maïakovsky pour les tétines de Rezinotrest, tellement de qualité qu’on a envie de les utiliser même devenu âgé!

    A cela s’ajoute pour Alexandre Rodtchenko des affiches politiques, mais également certaines pour la promotion de films, voire même des décors de films (ainsi pour La journaliste de Lev Koulechov, La poupée aux millions de Sergueï Komarov, Albidum de Leonid Obolenski), de spectacle, de théâtre, etc.

    Parallèlement, il assume sa position de « constructiviste » et reste un activiste du milieu cubo-futuriste. Il est membre de la revue LEF (acronyme du Front gauche de l’art) puis Novyi Lef qui, De 1923 à 1928, assembla les éléments les plus dynamiques de cette mouvance. C’est Vladimir Maïakovski lui-même qui en fut à l’initiative, Alexandre Rodtchenko se chargeant notamment de toutes les couvertures de la revue.

    Portrait d’Ossip Brik par Alexandre Rodtchenko.
    Sur le verre, on lit les lettres LEF.

    Exemple du caractère gauchiste de l’initiative, Alexandre Rodtchenko demanda par exemple que des émissions de radio diffusent les bruits d’une gare, d’une salle de restaurant, d’une administration, d’un chantier, de la rue, d’une salle de cours, etc.

    Par la suite, Alexandre Rodtchenko rejoignit Octobre, l’Union panrusse des travailleurs des nouvelles formes du labeur artistique, dont les membres se définissaient comme :

    « des artistes de premier plan, producteurs dans le domaine de l’architecture, des arts industriels, de la cinématographie, de la photographie, de la peinture, du graphisme et de la sculpture, capables de subordonner leur activité créatrice aux besoins spécifiques du prolétariat dans le domaine de la propagande idéologique, de la production et de la conception de la vie collective dans le but de élever le niveau culturel et idéologique des travailleurs. »

    Rapidement, la section photographique du groupe Octobre fut autonome. Or, la photographie soviétique s’était parallèlement elle-même mise en place.

    En 1923 sont lancés les magazines illustrés Ogoniok (La flamme), Projektor, Kransaia niva (Le champ rouge). En avril 1926 commence la publication de Sovetskoe foto, la revue principale consacrée à la photographie soviétique.

    L’éditorial anonyme du premier numéro présenta la situation comme la suivante :

    – il y a les professionnels, artisans de la « photographie artistique » ;

    – il y a les « cercles étroits des photos-artistes raffinés, des gastronomes de la photographie » ;

    – il y a un petit nombre de reporters photos ;

    – il y a une masse de photographes amateurs, livrés à eux-mêmes.

    Le groupe Octobre, Alexandre Rodtchenko en tête, fut alors critiqué. Il lui fut reproché le formalisme. Il était considéré que cela correspondait à une conception élitiste, avec une fascination pour la forme.

    Alexandre Rodtchenko voyait son travail placé comme convergeant directement avec ceux de l’Allemand Albert Renger-Patzsch, ainsi que du Hongrois László Moholy-Nagy. Il suffit de fait de voir les photographies d’Albert Renger-Patzsch pour voir effectivement le rapprochement, le formalisme étant flagrant chez celui-ci, le contenu n’étant qu’un très lointain arrière-plan.

    Album de photographies d’Albert Renger-Patzsch,
    Le monde est beau, 1928

    Alexandre Rodtchenko se défendit en 1928 par un article de la Novy Lef, Grande inculture ou petite vilenie ?, cherchant à montrer que ses photographies étant même antérieures à celles occidentales, ratant ici le fond du problème qui était la convergence de son activité avec le formalisme des pays capitalistes.

    Il parvint cependant à se remettre en cause. Ses initiatives seront alors incessantes, comme par exemple les reportages photographiques aux usines de camion Amo et de machines-outils et d’instruments Kasnyï proletariï en 1929, ou sur la construction du canal de mer blanche à la Baltique en 1933, la construction du canal Moscou-Volga en 1934.

    La réorganisation des organisations artistiques en 1932 sous l’égide du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) permit également de poser un cadre solide.

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