Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • La tentative de la constitution soviétique de 1936

    Dans leur substance, les constitutions soviétiques de 1924 et de 1936 sont à la fois similaires et différentes.

    On a toujours une division en deux de l’organe suprême, qui ne s’appelle plus Congrès des Soviets, mais Soviet suprême, avec donc encore un Soviet de l’Union et un Soviet des nationalités, deux organes parallèles qui doivent nécessairement valider toute décision tous les deux.

    Cependant, il n’est plus voté par l’intermédiaire de la pyramide des soviets – qui forment par ailleurs l’État – mais directement, au nom d’une citoyenneté générale. L’idée par contre d’une multiplicité des candidatures échoua toutefois et il fallut mettre en place pour les élections une sorte de Front.

    C’est un point très problématique. La constitution de 1936 est sur ce point plus démocratique que celle de 1924, mais sa réalisation est imparfaite.

    Vive la constitution du socialisme victorieux et de la démocratie authentique!

    A cela s’ajoute la question de la direction générale du pays. Le présidium du Soviet Suprême, élu par celui-ci, est l’organe dirigeant lorsque le Soviet Suprême n’est pas réuni. Or, il ne l’est que deux fois par an, alors que son présidium est un organe agissant de manière quotidienne et il n’y a pas de compte-rendu public de ses actions.

    Ce n’est pas nécessairement un problème en soi, mais il est considéré comme un « président collectif », au sens où son rôle est l’équivalent d’un président de la république dans un État présidentiel ou semi-présidentiel.

    Il ne peut pas dissoudre le Soviet suprême. Il peut par contre annuler des lois décidées par le gouvernement. C’est lui qui décide des personnes en poste au plus haut niveau de l’armée rouge. C’est lui qui ratifie les traités internationaux et assume les fonctions diplomatiques.

    Or, cette notion de collectivité renforce la dimension administrative de la constitution, et cela d’autant plus que le Parti n’est quasiment pas mentionné, à part comme regroupement des éléments les plus conscients.

    Emblème de la République Socialiste Soviétique
    d’Estonie adopté en 1940

    On retrouve, dans cette approche, la conception de Staline que l’on peut résumer par la thèse du socialisme sur les rails. Il n’y a qu’à avoir une bonne locomotive et tout coule de source. C’est là une perspective linéaire incorrecte.

    Cette lecture amène à considérer qu’il n’y a plus en URSS de forces sociales intérieures opposées au développement du socialisme ; il existerait seulement, au pire, des éléments arriérés, anti-sociaux, des gens à la solde de l’espionnage des pays impérialiste, etc..

    C’est là sous-estimer la possibilité d’une restauration alors qu’une large base paysanne, même socialisée, est encore présente. Tant que la paysannerie n’était pas transformée en classe ouvrière agricole, le problème restait entier.

    L’existence de ce problème exigeait une analyse concrète de la situation, une Pensée exprimant une synthèse de la situation, mais son émergence était rendue impossible de toutes façons, au-delà de l’absence du concept alors, de par la démocratisation unilatérale.

    Staline avait tout à fait raison de formuler alors, dans son rapport au 8e Congrès des Soviets, la thèse suivante :

    « Ils proposent un ajout à l’article 48 du projet de Constitution, selon lequel le président du Présidium du Soviet suprême de l’URSS doit être élu non par le Soviet suprême de l’URSS, mais par l’ensemble de la population du pays.

    Je pense que ce supplément est faux, car il ne correspond pas à l’esprit de notre Constitution.

    Selon le système de notre Constitution, l’URSS ne devrait pas avoir un président unique élu par l’ensemble de la population sur un pied d’égalité avec le Conseil suprême et capable de s’opposer au Conseil suprême. »

    Cependant, ce qui se joue à l’arrière-plan, c’est la question de la direction, que la constitution ne formule pas.

    Cette erreur se lit dans la formulation de l’article 12, qui voit en le travail comme un devoir et un honneur, sous-estimant ici la question de la nécessité.

    Article 12.

    Le travail, en URSS, est pour chaque citoyen apte au travail un devoir et une question d’honneur selon le principe : « Qui ne travaille pas ne mange pas ». En URSS se réalise le principe du socialisme : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail ».

    Concrètement, on peut dire que la constitution a surestimé la capacité de la société soviétique à développer un niveau démocratique suffisant pour qu’il y ait une bataille pour les postes administratifs à responsabilités comme celui de député du Soviet suprême.

    Elle a cherché à résoudre de manière administrative ce qui exigeait une mobilisation de masses sur la base du tournant exigeant un saut qualitatif – une révolution culturelle.

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • La constitution soviétique de 1936 précise les droits

    Si la dimension démocratique ouverte unilatéralement de la constitution soviétique de 1936 pose ainsi une démarche de construction sur le long terme, elle permet en même temps une affirmation d’une importance historique et ce de grande ampleur.

    Staline, dans son rapport au sujet de la constitution au huitième Congrès des Soviets, a tout à fait compris le sens historique de la démarche :

    « Maintenant que le fascisme vomit ses flots troubles sur le mouvement socialiste de la classe ouvrière et traîne dans la boue les aspirations démocratiques des meilleurs hommes du monde civilisé, la nouvelle Constitution de l’U.R.S.S. sera un réquisitoire contre le fascisme, réquisitoire témoignant que le socialisme et la démocratie sont invincibles.

    La nouvelle constitution de l’URSS constituera une aide morale et une aide réelle pour tous ceux qui luttent maintenant contre la barbarie fasciste. »

    De fait, sans l’avancée de la constitution soviétique de 1936, il n’y aurait pas eu la capacité par la suite de saisir le principe de démocratie populaire, ni même auparavant celui de Front populaire, puisque c’est l’expérience soviétique qui, de par sa profondeur, a permis une réelle synthèse idéologique de ce concept.

    Drapeau de l’URSS de 1936 à 1955

    En réfutant le gauchisme avec Lénine, puis le trotskysme avec Staline, le Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) a levé le drapeau de la démocratie, naturellement dans un sens socialiste ; sans cela, le mouvement communiste n’aurait pas de substance.

    À ce titre, il y a une mise en perspective différente de la constitution de 1936 par rapport à celle de 1924.

    La première constitution de l’URSS, datant de 1924, consistait en deux parties. La première concernait la formation de l’URSS elle-même, sous forme d’une déclaration. La seconde était un contrat entre les différentes républiques socialistes soviétiques formant l’Union.

    Elle ne précisait pas les droits et devoirs du citoyen, ni la réglementation-structuration de la structure étatique : cela était laissé aux constitutions de chaque république membre de l’Union.

    La constitution de 1936 n’a pas cette approche. Elle précise tant les droits et devoirs du citoyen que l’organisation étatique elle-même, où les instances de l’Union sont comme auparavant supérieures à celles des républiques, y compris sur le plan juridique.

    Elle se veut donc l’identité fondamentale de l’ensemble de la forme sociale, et pas simplement le témoignage d’une Union existant pour des raisons pratiques. La citoyenneté soviétique est présentée dans sa nature, au moyen des articles suivants :

    Article 10.

    Le droit des citoyens à la propriété personnelle des revenus et épargnes provenant de leur travail, de leur maison d’habitation et de l’économie domestique auxiliaire, des objets de ménage et d’usage quotidien, des objets d’usage et de commodité personnels, de même que le droit d’héritage de la propriété personnelle des citoyens, sont protégés par la loi.

    Article 118.

    Les citoyens de l’URSS ont droit au travail, c’est-à-dire le droit de recevoir un emploi garanti, avec rémunération de leur travail, selon sa quantité et sa qualité. Le droit au travail est assuré par l’organisation socialiste de l’économie nationale, par la croissance continue des forces productives de la société soviétique, par l’élimination de la possibilité des crises économiques et par la liquidation du chômage.

    Article 119.

    Les citoyens de l’URSS ont droit au repos. Le droit au repos est assuré par la réduction de la journée de travail à sept heures pour l’immense majorité des ouvriers, par l’établissement de congés annuels pour les ouvriers et les employés avec maintien du salaire, par l’affectation aux besoins des travailleurs d’un vaste réseau de sanatoria, de maisons de repos, de clubs.

    Article 120.

    Les citoyens de l’URSS ont le droit d’être assurés matériellement dans leur vieillesse, ainsi qu’en cas de maladie et de perte de la capacité de travail. Ce droit est garanti par un vaste développement de l’assurance sociale des ouvriers et des employés aux frais de l’État, par le secours médical gratuit pour les travailleurs, par la mise à la disposition des travailleurs d’un réseau de stations de cure.

    Article 121.

    Les citoyens de l’URSS ont droit à l’instruction. Ce droit est assuré par l’instruction primaire générale et obligatoire, par la gratuité de l’enseignement, y compris l’enseignement supérieur, par un système de bourses d’État dont bénéficie l’immense majorité des élèves des écoles supérieures, par l’enseignement à l’école donné dans la langue maternelle, par l’organisation de l’enseignement gratuit, professionnel, technique et agronomique pour les travailleurs dans les usines, les sovkhozes, les stations de machines et de tracteurs et les kolkhozes.

    Sont également affirmés l’égalité entre l’homme et la femme, l’égalité quelle que soit la nationalité.

    Ces droits sont bien entendu encadrés par la nature socialiste de la société, ce qu’exprime l’article suivant :

    Article 131.

    Tout citoyen de l’URSS est tenu de sauvegarder et d’affermir la propriété commune, socialiste, qui est la base sacrée et inviolable du régime soviétique, la source de la richesse et de la puissance de la patrie, la source d’une vie aisée et cultivée pour tous les travailleurs. Les personnes qui attentent à la propriété sociale, socialiste, sont les ennemis du peuple.

    La constitution de 1936 présente ainsi le caractère de la citoyenneté soviétique.

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • La substance démocratique unilatérale de la nouvelle constitution

    La nouvelle constitution a donc comme identité :

    – qu’il y ait seulement la classe ouvrière et la classe paysanne, ainsi que la couche des intellectuels ;

    – qu’il n’y ait pas antagonisme et donc identité entre eux.

    C’est une approche qui rate l’aspect contraire et la lutte entre la classe ouvrière, la classe paysanne et la couche des intellectuels.

    La nouvelle constitution a ainsi une substance démocratique, mais qui ne s’élève pas à saisir la lutte des contraires au sein de la société socialiste ; elle ne voit que l’identité des contraires.

    Pour cette raison, la différenciation dans les votes sont supprimés : le vote des ouvriers n’a désormais plus davantage d’importance que le vote des paysans.

    Vive le dirigeant du peuple le grand Staline –
    créateur de la constitution du socialisme victorieux et de la démocratie authentique !

    De la même manière, tous les citoyens âgés de 18 ans peuvent voter et à partir de l’âge de 23 ans se présenter à la candidature. Il restait à ce moment-là 2 à 3 % de la population adulte dont le droit de vote était encore supprimé, cela est donc aboli. Le processus avait déjà commencé en 1931 maisi l connut une accélération : pendant une période de sept mois se terminant au premier mars 1936, 768 989 virent leur casier judiciaire effacé.

    En raison du triomphe du principe de citoyenneté, il y a suppression de votes à plusieurs degrés, instances par instances, de soviets en soviets. On vote désormais au suffrage universel.

    Comme le vote n’est plus lié à un soviet local, le vote ouvert disparaît également au profit du secret de l’isoloir.

    Or, il existe de fait une incohérence avec la situation de l’URSS. En janvier 1948, celle-ci est composé de 16 républiques, de 126 oblasts (c’est-à-dire des régions), de 4248 rayons ruraux, de 1397 villes, de 74 855 villages, avec 177 groupes minoritaires parlant 125 langues différentes et historiquement liés à 40 religions.

    Cela signifie que le poids de la paysannerie est significatif encore, tout comme inversement le poids des couches intellectuelles, nécessaire pendant à l’arriération paysanne dans la société soviétique.

    Cela va avoir une conséquence terrible sur la réalisation de la constitution de 1936.

    En effet, l’idée était qu’il y aurait plusieurs candidats pour chaque poste de député, qu’il y aurait donc des débats, de l’émulation, une discussion générale, etc. L’article 141 de la constitution prévoit ainsi :

    « Aux élections les candidatures sont présentées par circonscriptions électorales. Le droit de présenter des candidats est garanti aux organisations sociales et aux associations de travailleurs : aux organisations du parti communiste, aux syndicats, aux sociétés coopératives, aux organisations de la jeunesse, aux sociétés culturelles. »

    Or, on s’aperçut que de par la base paysanne du pays, de par l’activité intense des contre-révolutionnaires dans certaines zones, de par la tension qu’ils faisaient régner dans le pays par moment, alors les candidatures multiples risquaient de provoquer des troubles.

    Par conséquent et contrairement à l’esprit de la constitution, il n’y eut au bout de deux mois de campagnes électorales à chaque fois qu’une liste qui se présenta, comme bloc de membres du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik) et de non-adhérents au Parti.

    Les élections eurent lieu le 12 décembre 1937, la première session du Soviet suprême de l’URSS eut lieu le 12 janvier 1938.

    Sur les 1143 députés du Soviet suprême de l’URSS, 870 étaient membres du PCUS(b) ou candidats à l’appartenance. Il y avait 460 ouvriers, 337 paysans, 326 membres des couches intellectuelles et de la couche des employés. Il n’y avait par contre que 180 femmes.

    Il y eut également des votes concernant les soviets locaux, dont l’existence se perpétue puisqu’il s’agit de la structure d’État, même si maintenant leurs structures ne décident plus des élus à la structure centrale.

    1 281 008 personnes furent élus responsables des soviets locaux, dont 878 000 de non-membres du PCUS(b). Ici, les femmes sont bien plus présentes, puisqu’elles sont 422 279.

    Les élections elles-mêmes furent une très grande réussite, dans une ambiance festive. La participation fut de 96,8%, avec 93 639 458 électeurs.

    L’adhésion des larges masses était là, cependant il était clair que la citoyenneté générale venait trop tôt, au sens où elles n’étaient pas encore en mesure de la porter elle-même. Or, c’était pourtant là la clef de la constitution, surnommée parfois « Constitution de Staline », voire « Constitution du socialisme victorieux ».

    La preuve en est, le rôle et la nature du PCUS(b) ne sont présentées qu’une seule fois, à l’article 126, soit presque tout à la fin, la constitution ayant 146 articles. Le Parti est présenté simplement comme le regroupement des « citoyens les plus actifs et les plus conscients ».

    Voici ce qui est dit :

    « Conformément aux intérêts des travailleurs et afin de développer l’initiative des masses populaires en matière d’organisation, ainsi que leur activité politique, le droit est assuré aux citoyens de l’URSS de s’associer en organisations sociales : syndicats professionnels, unions coopératives, organisations de la jeunesse, organisations sportives et de défense, sociétés culturelles, techniques et scientifiques, alors que les citoyens les plus actifs et les plus conscients de la classe ouvrière et des autres couches de travailleurs s’unissent dans le Parti communiste de l’URSS, qui est l’avant-garde des travailleurs dans leur lutte pour l’affermissement et le développement du régime socialiste et qui représente le noyau dirigeant de toutes les organisations de travailleurs, tant sociales que d’État. »

    On a ici en germe le XIXe congrès du PCUS(b) de 1952 où le Parti gère simplement les forces productives – de manière idéologique encore avec Staline, mais avec déjà présent l’idée de direction collective accompagnant l’évolution de la société annulant justement la primauté politique de l’idéologie.

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • La thèse de la citoyenneté soviétique dans la constitution de 1936

    Partant de l’identification des classes en URSS, marquant le dépassement de l’alliance ouvrière-paysanne, et soulignant que les intellectuels leurs sont liées, Staline aboutit à la thèse de la citoyenneté soviétique générale.

    Vive la constitution de Staline !

    Voici comment il présente cela dans son rapport au VIIIe congres extraordinaire des Soviets de l’URSS le 25 novembre 1936 concernant le projet de constitution de l’URSS :

    « La cinquième particularité du projet de la nouvelle Constitution, c’est son démocratisme conséquent et sans défaillance. Du point de vue du démocratisme, on peut diviser les constitutions bourgeoises en deux groupes : un groupe de constitutions nie ouvertement ou, en fait, réduit à néant l’égalité en droits des citoyens et les libertés démocratiques.

    L’autre groupe de constitutions accepte volontiers et affiche même les principes démocratiques ; mais en même temps il fait de telles réserves et restrictions que les droits et libertés démocratiques s’en trouvent complètement mutilés.

    Ces constitutions parlent de droits électoraux égaux pour tous les citoyens, mais aussitôt les restreignent par les conditions de résidence et d’instruction, voire de fortune. Elles parlent de droits égaux pour les citoyens, mais aussitôt font cette réserve que cela ne concerne pas les femmes, ou ne les concerne que partiellement. Etc., etc.

    Le projet de la nouvelle Constitution de l’U.R.S.S. a ceci de particulier qu’il est exempt de pareilles réserves et restrictions. Pour lui, il n’existe point de citoyens actifs ou passifs ; pour lui, tous les citoyens sont actifs.

    Il n’admet point de différence de droits entre hommes et femmes, entre «domiciliés» et «non-domiciliés», entre possédants et non-possédants, entre gens instruits et non instruits. Pour lui, tous les citoyens ont des droits égaux.

    Ce n’est pas la situation de fortune, ni l’origine nationale, ce n’est pas le sexe ni la fonction ou le grade, mais les qualités personnelles et le travail personnel de chaque citoyen, qui déterminent sa situation dans la société.

    Enfin, une autre particularité du projet de la nouvelle Constitution.

    Les constitutions bourgeoises se contentent habituellement de fixer les droits officiels des citoyens, sans se préoccuper des conditions garantissant l’exercice de ces droits, de la possibilité de les exercer, des moyens de les exercer.

    Elles parlent de l’égalité des citoyens, mais oublient qu’il ne peut pas y avoir d’égalité véritable entre patron et ouvrier, entre grand propriétaire foncier et paysan, si les premiers ont la richesse et le poids politique dans la société, et les seconds sont privés de l’un et de l’autre ; si les premiers sont des exploiteurs et les seconds des exploités.

    Ou encore : elles parlent de la liberté de la parole, de réunion et de la presse, mais elles oublient que toutes ces libertés peuvent n’être pour la classe ouvrière qu’un son creux, si elle est mise dans l’impossibilité de disposer de locaux appropriés pour tenir ses réunions, de bonnes imprimeries, d’une quantité suffisante de papier d’imprimerie, etc.

    Le projet de la nouvelle Constitution a ceci de particulier qu’il ne se borne pas à fixer les droits officiels des citoyens, mais qu’il reporte le centre de gravité sur la garantie de ces droits, sur les moyens de les réaliser.

    Il ne proclame pas simplement l’égalité des citoyens, mais il la garantit en consacrant par voie législative la suppression du régime d’exploitation, l’affranchissement des citoyens de toute exploitation.

    Il ne proclame pas simplement le droit au travail, mais il le garantit en consacrant par voie législative l’absence de crises dans la société soviétique, la suppression du chômage. Il ne proclame pas simplement les libertés démocratiques, mais il les garantit par voie législative, avec des moyens matériels déterminés.

    On conçoit, par conséquent, que le démocratisme du projet de la nouvelle Constitution ne soit pas un démocratisme en général, «habituel» et «généralement reconnu», mais le démocratisme socialiste. »

    La constitution de 1936 se fonde ainsi sur la citoyenneté générale. Il n’y plus en URSS que des citoyens, qui de par la situation, ont le maximum de droits possibles. C’est ainsi « la constitution la plus démocratique au monde », car les droits sont réels et non formels.

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • La thèse de l’identification des classes en URSS

    Staline a présenté le rapport au VIIIe congres extraordinaire des Soviets de l’URSS le 25 novembre 1936 concernant le projet de constitution de l’URSS. Il y explique sa conception : il n’y a non seulement plus d’exploiteurs en URSS, mais en plus il faut partir du principe de l’identité des ouvriers, des paysans et des intellectuels, en raison de leur identification à l’URSS.

    Il n’y a donc plus lieu de formuler de distinction politique entre eux. C’est une conception qui à la fois constate qu’effectivement l’URSS existe, cependant c’est en même temps la considération que l’alliance ouvrière-paysanne forme une nouvelle entité sociale.

    Vive la constitution de Staline –
    la constitution du socialisme victorieux !

    Staline présente de la manière suivante la base de la justification de la modification de la constitution :

    « Cela signifie que l’exploitation de l’homme par l’homme a été supprimée, liquidée, et que la propriété socialiste des instruments et moyens de production s’est affirmée comme la base inébranlable de notre société soviétique. (Applaudissements prolongés.)

    Ces changements dans l’économie nationale de l’U.R.S.S. font que nous avons aujourd’hui une nouvelle économie, l’économie socialiste, qui ignore les crises et le chômage, qui ignore la misère et la ruine, et offre aux citoyens toutes possibilités d’une vie d’aisance et de culture.

    Tels sont pour l’essentiel les changements survenus dans notre économie, de 1924 à 1936.

    Ces changements dans l’économie de l’U.R.S.S. ont entraîné des changements dans la structure de classe de notre société. On sait que la classe des grands propriétaires fonciers avait déjà été liquidée à la suite de notre victoire finale dans la guerre civile. Les autres classes exploiteuses ont partagé le même sort.

    Plus de classe des capitalistes dans l’industrie. Plus de classe des koulaks dans l’agriculture. Plus de marchands et spéculateurs dans le commerce.

    De sorte que toutes les classes exploiteuses ont été liquidées. Est restée la classe ouvrière. Est restée la classe des paysans. Sont restés les intellectuels. »

    Et, donc, Staline continue : les trois groupements sociaux qui restent ont changé de nature. On peut parler de leur identification :

    « On aurait tort de croire que ces groupes sociaux n’ont subi aucun changement pendant la période envisagée et qu’ils sont demeurés ce qu’ils étaient, disons, à l’époque du capitalisme. Prenons, par exemple, la classe ouvrière de l’U.R.S.S.

    On, l’appelle souvent, par vieille habitude, prolétariat. Mais qu’est-ce que le prolétariat ?

    Le prolétariat est une classe privée des instruments et moyens de production dans le système économique où instruments et moyens de production appartiennent aux capitalistes, et où la classe des capitalistes exploite le prolétariat. Le prolétariat est une classe exploitée par les capitalistes.

    Mais chez nous, on le sait, la classe des capitalistes est déjà liquidée ; les instruments et moyens de production ont été enlevés aux capitalistes et remis à l’Etat, dont la force dirigeante est la classe ouvrière.

    Par conséquent, il n’y a plus de classe de capitalistes qui pourrait exploiter la classe ouvrière.

    Par conséquent notre classe ouvrière, non seulement n’est pas privée des instruments et moyens de production ; au contraire, elle les possède en commun avec le peuple entier.

    Et du moment qu’elle les possède, et que la classe des capitalistes est supprimée, toute possibilité d’exploiter la classe ouvrière est exclue. Peut-on après cela appeler notre classe ouvrière prolétariat ? Il est clair que non.

    Marx disait : pour s’affranchir, le prolétariat doit écraser la classe des capitalistes, enlever aux capitalistes les instruments et moyens de production et supprimer les conditions de production qui engendrent le prolétariat. Peut on dire que la classe ouvrière de l’U.R.S.S. a déjà réalisé ces conditions de son affranchissement ?

    On peut et on doit le dire incontestablement.

    Et qu’est-ce que cela signifie ?

    Cela signifie que le prolétariat de l’U.R.S.S. est devenu une classe absolument nouvelle, la classe ouvrière de l’U.R.S.S., qui a anéanti le système capitaliste de l’économie, affermi la propriété socialiste des instruments et moyens de production, et qui oriente la société soviétique dans la voie du communisme.

    Comme vous voyez, la classe ouvrière de l’U.R.S.S. est une classe ouvrière absolument nouvelle, affranchie de l’exploitation, une classe ouvrière comme n’en a jamais connu l’histoire de l’humanité. Passons à la question de la paysannerie.

    On a coutume de dire que la paysannerie est une classe de petits producteurs dont les membres, atomisés, dispersés sur toute la surface du pays, besognant chacun de leur côté dans leurs petites exploitations, avec leur technique arriérée, sont esclaves de la propriété privée et sont impunément exploités par les grands propriétaires fonciers, les koulaks, les marchands, les spéculateurs, les usuriers, etc.

    En effet, la paysannerie des pays capitalistes, si l’on considère sa masse fondamentale, constitue précisément cette classe.

    Peut-on dire que notre paysannerie d’aujourd’hui, la paysannerie soviétique, ressemble dans sa grande masse à cette paysannerie-là ?

    Non, on ne peut le dire. Cette paysannerie là n’existe plus chez nous. Notre paysannerie soviétique est une paysannerie absolument nouvelle. Il n’existe plus chez nous de grands propriétaires fonciers ni de koulaks, de marchands ni d’usuriers, pour exploiter les paysans.

    Par conséquent, notre paysannerie est une paysannerie affranchie de l’exploitation.

    Ensuite notre paysannerie soviétique, dans son immense majorité, est une paysannerie kolkhozienne, c’est-à-dire qu’elle base son travail et son avoir non sur le travail individuel et une technique arriérée, mais sur le travail collectif et la technique moderne. Enfin l’économie de notre paysannerie est fondée, non sur la propriété privée, mais sur la propriété collective qui a grandi sur la base du travail collectif.

    La paysannerie soviétique, vous le voyez, est comme n’en a pas encore connu l’histoire de l’humanité. une paysannerie absolument nouvelle.

    Passons enfin à la question des intellectuels, des ingénieurs et techniciens, des travailleurs du front culturel, des employés en général, etc. Les intellectuels ont eux aussi subi de grands changements au cours de la période écoulée.

    Ce ne sont plus ces vieux intellectuels encroûtés, qui prétendaient se placer au-dessus des classes, mais qui, dans leur masse, servaient en réalité les grands propriétaires fonciers et les capitalistes.

    Nos intellectuels soviétiques, ce sent des intellectuels absolument nouveaux, liés par toutes leurs racines à la classe ouvrière et à la paysannerie.

    Tout d’abord, la composition sociale des intellectuels a changé. Les éléments issus de la noblesse et de la bourgeoisie représentent un faible pourcentage de nos intellectuels soviétiques. 80 à 90 % des intellectuels soviétiques sont issus de la classe ouvrière, de la paysannerie et d’autres catégories de travailleurs.

    Enfin le caractère même de l’activité des intellectuels a changé. Autrefois ils devaient servir les classes riches, parce qu’ils n’avaient pas d’autre issue. Maintenant ils doivent servir le peuple, parce qu’il n’existe plus de classes exploiteuses.

    Et c’est précisément pourquoi ils sont aujourd’hui membres égaux de la société soviétique, où, avec les ouvriers et les paysans attelés à la même besogne, ils travaillent à l’édification d’une société nouvelle, de la société socialiste sans classes.

    Ce sont, vous le voyez bien, des travailleurs intellectuels absolument nouveaux, comme vous n’en trouverez dans aucun pays du globe. Tels sont les changements survenus au cours de la période écoulée dans la structure sociale de la société soviétique.

    Qu’attestent ces changements ?

    Ils attestent, premièrement, que les démarcations entre la classe ouvrière et la paysannerie, de même qu’entre ces classes et les intellectuels, s’effacent et que disparaît le vieil exclusivisme de classe. C’est donc que la distance entre ces groupes sociaux diminue de plus en plus.

    Ils attestent, deuxièmement, que les contradictions économiques entre ces groupes sociaux tombent, s’effacent.

    Ils attestent enfin que tombent et s’effacent également les contradictions politiques qui existent entre eux. »

    Staline fait ici une erreur : même si les démarcations et les distances s’estompent, les contradictions restent, au moins de nature culturelle, idéologique. C’est une contradiction au sein du peuple, non antagonique, pour utiliser le concept de Mao Zedong, mais c’est une contradiction tout de même.

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • Staline et la différence entre ouvriers et paysans dans le projet de constitution

    Staline fit des remarques importantes au sujet de quelques corrections proposées au projet de constitution. L’un des thèmes est extrêmement important, car il va littéralement définir la nature de la constitution de 1936 : celui de la définition de la composition sociale de la société soviétique.

    Voici ce qu’il dit et comment il définit celle-ci :

    « Les uns proposent au lieu des mots « État des ouvriers et des paysans», de dire : « État des travailleurs».

    D’autres proposent d’ajouter aux mots « État des ouvriers et des paysans» les mots : «et des travailleurs intellectuels».

    D’autres encore proposent au lieu des mots «État des ouvriers et des paysans», de dire : « État de toutes les races et nationalités peuplant le territoire de l’U.R.S.S.».

    D’autres enfin proposent de remplacer les mots « des paysans » par les mots «des kolkhoziens» ou par les mots : « des travailleurs de l’agriculture socialiste ». Faut-il accepter ces amendements ?

    Je pense que non.

    De quoi parle l’article 1 du projet de Constitution ?

    De la composition de classe de la société soviétique. Nous, marxistes, pouvons-nous dans la Constitution ne rien dire de la composition de classe de notre société ?

    Évidemment non.

    La société soviétique se compose, comme on sait, de deux classes : les ouvriers et les paysans. C’est de cela précisément que traite l’article 1 du projet de Constitution.

    Par conséquent, l’article 1 reflète bien la composition de classe de notre société.

    On peut demander : Et les travailleurs intellectuels ?

    Les intellectuels n’ont jamais été et ne peuvent être une classe, ils ont été et demeurent une couche sociale recrutant ses membres parmi toutes les classes de la société.

    Dans l’ancien temps, les intellectuels se recrutaient parmi les nobles, la bourgeoisie, en partie parmi les paysans et, seulement dans une proportion très insignifiante, parmi les ouvriers. A notre époque, à l’époque soviétique, les intellectuels se recrutent surtout parmi les ouvriers et les paysans.

    Mais quelle que soit la façon dont ils se recrutent, quel que soit le caractère qu’ils revêtent, les intellectuels sont néanmoins une couche sociale, et non une classe.

    Cet état de choses ne porte-t-il pas atteinte aux droits des travailleurs intellectuels ? Pas du tout !

    L’article 1 du projet de Constitution parle, non des droits des diverses couches de la société soviétique, mais de la composition de classe de cette société. Quant aux droits des diverses couches de la société soviétique, y compris ceux des travailleurs intellectuels, il en est parlé principalement aux chapitres X et XI du projet de Constitution.

    De ces chapitres il ressort que les ouvriers, les paysans et les travailleurs intellectuels sont complètement égaux en droits, dans toutes les sphères de la vie économique, politique, sociale et culturelle du pays. Par conséquent, il ne peut être question d’atteinte aux droits des travailleurs intellectuels (…).

    On aurait également tort de remplacer le mot «paysan» par le mot « kolkhozien » ou par les mots « travailleur de l’agriculture socialiste ».

    D’abord, il existe encore parmi les paysans, outre les kolkhoziens, plus d’un million de foyers de non-kolkhoziens.

    Comment faire ? Les auteurs de cet amendement pensent-ils ne pas en tenir compte ? Ce ne serait pas raisonnable.

    En second lieu, si la majorité des paysans ont passé à l’économie kolkhozienne, cela ne veut pas encore dire qu’ils aient cessé d’être des paysans, qu’ils n’aient plus d’économie personnelle, de foyer personnel, etc.

    Troisièmement, il faudrait substituer également au mot « ouvrier » les mots « travailleur de l’industrie socialiste, ce que pourtant les auteurs de l’amendement ne proposent pas.

    Enfin, est-ce que la classe des ouvriers et la classe des paysans ont déjà disparu chez nous ? Et si elles n’ont pas disparu, faut-il rayer du vocabulaire les dénominations établies pour elles ?

    Les auteurs de l’amendement ont sans doute en vue, non pas la société actuelle, mais la société future, lorsqu’il n’y aura plus de classes et que les ouvriers et les paysans seront devenus les travailleurs d’une société communiste unique.

    C’est dire qu’ils anticipent manifestement. Or, en rédigeant la Constitution, il faut prendre comme point de départ, non le futur, mais le présent, ce qui existe déjà. La Constitution ne peut ni ne doit anticiper.

    Il y a donc des ouvriers, des paysans, appartenant à deux classes différentes, et une couche sociale, celle des intellectuels. Ils sont bien distingués. Or, la constitution de 1936 n’établit pas la nature de ces différences, affirmant une citoyenneté soviétique générale.

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • La projet de nouvelle constitution soviétique

    À l’origine, Staline aborda la question d’une nouvelle constitution à la session du Bureau Politique du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) du 10 mai 1934.

    Le 4 février 1935, le président du Conseil des Commissaires du peuple, Viatcheslav Molotov, reçut la mission de la part du Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) de proposer la modification de la constitution de l’URSS au 7e congrès des soviets allant se tenir.

    Il était considéré en effet que, comme les rapports socialistes avaient été établis en URSS, cela devait se refléter dans la constitution. De plus, les avancées effectuées permettaient de réaliser une vaste démocratisation, puisqu’une partie de la population liée aux anciennes couches exploiteuses avaient été mises de côté du droit de vote.

    A cela s’ajoutait que dans la constitution précédente, les soviets des villes comptaient davantage que les soviets des campagnes.

    Staline

    Le 7e congrès des soviets fut d’accord avec la proposition et demanda à sa direction élue – le Comité exécutif central – de mettre en place une commission pour établir le texte de la nouvelle constitution.

    Voici comment la chose était formulée :

    1. Apporter à la Constitution de l’U.R.S.S. des modifications en vue

    a) de démocratiser encore le système électoral, en remplaçant les élections incomplètement égales par des élections égales, les élections à plusieurs degrés par des élections directes, le vote public par le scrutin secret ;

    b) de préciser la base sociale et économique de la Constitution, pour faire correspondre celle-ci avec l’actuel rapport des forces de classes en U.R.S.S. (création d’une nouvelle industrie socialiste ; écrasement de la classe des koulaks ; victoire du régime kolkhozien ; affermissement de la propriété socialiste comme base de la société soviétique, etc.)

    2. Inviter le Comité exécutif central de l’U.R.S.S. à élire une Commission de la Constitution, chargée d’établir le texte rectifié de la Constitution sur les bases indiquées au paragraphe 1, et de le soumettre à l’approbation de la session du Comité exécutif central de l’U.R.S.S.

    3. Procéder aux prochaines élections ordinaires des organes du pouvoir soviétique de l’U.R.S.S. sur la base du nouveau système électoral.

    Cette commission avait 31 membres, Staline en étant le président, Viatcheslav Molotov et Mikhaïl Kalinine en étant les vice-présidents. Douze sous-commissions furent mises en place, avec à chaque fois un responsable :

    – la forme générale avec Staline ;

    – la ligne éditoriale avec Staline ;

    – le droit avec Andreï Vychinski ;

    – l’économie avec Molotov ;

    – l’éducation avec Andreï Jdanov ;

    – le travail avec Lazare Kaganovitch ;

    – la défense avec Kliment Vorochilov ;

    – le droit avec Nikolaï Boukharine ;

    – la finance avec Vlas Chubar ;

    – les élections avec Karl Radek ;

    – les rapports entre le local et le centre avec Ivan Akulov ;

    – les affaires étrangères avec Maksim Litvinov.

    Un groupe rédactionnel fut également mis en place avec Iakov Iakovlev, Alexeï Steskii et B.M. Tal.

    Ce groupe compila les travaux des sous-commissions qui furent prêts à la fin de l’année 1935 et présenta une première synthèse en février 1936, puis une seconde en avril, celle-ci étant révisée par le secrétariat constitutionnel du Congrès des Soviets. Le groupe finalisa alors, avec Staline, la version définitive du premier projet de constitution.

    Ce projet connut des corrections puis fut étudié en commun par le Bureau Politique du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) et la Commission devant établir la constitution au mois de mai. Le 12 juin, la version finale fut rendue publique dans la presse, avec un appel à la discussion générale dans tout le pays.

    Tout l’été et le printemps, la presse accorda une importance significative quant aux débats à ce sujet. Jusqu’au 21 novembre 1936, il y a eu 164 893 réunions d’organisées par les soviets, touchant 3,5 millions de personnes et aboutissant à 40 000 propositions de corrections.

    Les organisations étatiques et les kolkhozes organisèrent 458 441 réunions, avec 38 900 000 participants et 83 571 propositions de corrections.

    A la suite de la grande campagne populaire de débats au sujet du projet de constitution, le Comité exécutif central appela à un congrès extraordinaire des soviets pour la fin de l’année.

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • Les Soviets et leurs congrès

    La base de l’organisation politique de l’URSS était le soviet, le « conseil », du nom des comités ouvriers, des comités de paysans, des comités de soldats apparaissant lors de la révolution russe. Le mot d’ordre bolchevik était « tout le pouvoir aux soviets ! ».

    Il y eut plusieurs congrès des soviets puis, une fois la révolution ayant triomphé, il fut donné naissance à l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, chaque république étant constitué d’un pouvoir des soviets.

    La constitution de l’URSS de 1924 établit l’élection des délégués des soviets de la manière suivante. Dans les soviets des villes, chaque délégué est élu par 25 000 votants. Par contre, dans les soviets des campagnes, chaque délégué est élu par 125 000 votants.

    Il y a un profond déséquilibre entre les villes et les campagnes ; à cela s’ajoute qu’une partie de la population, liée aux anciennes couches exploiteuses, est exclue du vote.

    Les votes n’étaient pas non plus secrets ; ils se faisaient publiquement, à travers une succession de votes, en pyramide jusqu’à obtenir le nombre de voix exigés pour chaque délégué.

    Les délégués se réunissaient alors en Soviet de l’Union, qui avec le Soviet des nationalités – avec un nombre fixe de délégués par république – forme le Congrès des Soviets. Ce Congrès met en place trois organismes essentiels :

    – il élit un Comité exécutif central, qui se réunit plusieurs fois par an (il y eut 24 sessions entre 1922 et 1937) ;

    – ce Comité exécutif central élisait le Conseil des commissaires du peuple de l’URSS, dont les membres étaient, grosso modo, l’équivalent des ministres (le terme étant par ailleurs adopté en 1946) et chaque congrès vérifie donc l’activité gouvernementale et lui confie les missions ;

    – ce Comité exécutif central élisait la Cour suprême de l’URSS.

    Emblème de la République Socialiste Soviétique
    de l’Arménie, adopté en 1937

    Le premier Congrès des Soviets a eu lieu en décembre 1922, donnant naissance à l’URSS, composée alors des républiques suivantes :

    – Russie ;

    – Biélorussie ;

    – Ukraine ;

    – Transcaucasie.

    Le deuxième Congrès des Soviets a eu lieu en janvier-février 1924. C’est à cette occasion que Petrograd devient Leningrad et qu’est définitivement adoptée la constitution de l’URSS en fait déjà mise en place le 6 juillet 1923 par le Comité exécutif central.

    Celle-ci était issu d’un projet rédigé par une commission mise en place par le Comité exécutif central, ainsi que validée lors d’une session du Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik).

    Le troisième Congrès des Soviets eut lieu en mai 1925, validant notamment l’entrée dans l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques de Turkménistan et d’Ouzbékistan. Le quatrième Congrès eut lieu en avril 1927, aboutissant notamment à la demande de l’élaboration d’un plan quinquennal par le gouvernement.

    Le cinquième Congrès a adopté le premier plan quinquennal en mai 1927 ; le sixième Congrès, en mars 1931, a notamment été marqué par l’admission de la République Socialiste Soviétique du Tadjikistan.

    Le septième Congrès des Soviets, qui s’est déroulé en janvier-février 1935, a notamment accepté la mise en place d’une nouvelle constitution, qui fut approuvée par le huitième congrès, extraordinaire, de novembre-décembre 1936.

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • La constitution soviétique de 1924

    On parle de la constitution soviétique de 1924, car elle fut adoptée le 31 janvier 1924, mais en réalité elle fut mise en place en juillet 1923. Sa nature même s’appuie la fondation de l’URSS en décembre 1922 ; sa première partie est d’ailleurs une déclaration relative à ce sujet.

    Il faut ici bien saisir la nature fédérale de la constitution. La constitution valide les deux niveaux – celui de l’Union avec ses prérogatives particulières, celui des républiques – existant lors de la fondation de l’URSS.

    Il y a ce qui relève des compétences de l’Union, pour le reste :

    « chaque république constitue ses pouvoirs publics d’une manière indépendante »

    L’URSS est ainsi défini comme un « État fédéral ». Et en son sein, on a même deux républiques qui sont déjà des fédérations :

    – la République socialiste fédérative des Soviets de Transcaucasie, fédérant l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie ;

    – la République socialiste fédérative des Soviets de Russie, en raison de ses multiples peuples sur son immense territoire.

    Emblème de la République Socialiste Soviétique
    de Géorgie de 1921 à 1937

    Ce fédéralisme fait que le Congrès des Soviets, comme prévu à la fondation de l’URSS est séparé en un Soviet de l’Union et un Soviet des nationalités.

    Et dans ce dernier, chaque république a le même nombre de représentants (5), afin de souligner l’égalité dans l’Union. Pour parfaire le fédéralisme, les républiques socialistes soviétiques autonomes ont également cinq représentants, et les régions autonomes de Russie en ont un chacun.

    Enfin, et c’est l’un des points les plus importants, le Soviet de l’Union et le Soviet des nationalités ont la même valeur. Toute décision doit être acceptée tant par l’un que par l’autre.

    Les deux principaux organes centraux de l’URSS – le Comité exécutif central de l’URSS du Congrès des Soviets et le gouvernement dénommé Conseil des commissaires du peuple de l’URSS – sont issus du vote et de l’un, et de l’autre.

    Cependant, le droit est une compétence de l’Union et la constitution institue un Tribunal suprême à la compétence sous l’égide du Comité exécutif central de l’URSS.

    Cela signifie que toutes les décisions sont prises de manière unifiée-fédérale, mais que le noyau juridique est quant à lui unifié-centralisé, comme la sécurité d’État, les compétences militaires, les affaires étrangères, les infrastructures de communication et ferroviaires.

    Le Comité exécutif central de l’URSS est d’ailleurs la plaque tournante de tout le système, puisqu’il peut bloquer tant le gouvernement que le Congrès des Soviets lui-même.

    Il est considéré par la constitution de 1924 comme le lieu de la synthèse de la centralisation et de la démocratie.

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • La fondation de l’URSS

    L’Union des Républiques socialistes soviétiques existe en tant que structure depuis le 30 décembre 1922. L’Union est à sa naissance composée des pays suivant : Russie, Biélorussie, Ukraine. A cela s’ajoute trois pays unifiés dans ce qui est appelé la Transcaucasie : l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie.

    Le Turkménistan et l’Ouzbékistan rejoignent l’Union en 1924, le Tadjikistan en 1929, le Kirghizistan en 1936. Il s’agit là de conséquences de modifications dans le découpage territorial. Pareillement, en 1936, les pays composant la Transcaucasie deviennent chacun une république socialiste soviétique membre de l’Union.

    Emblème de la République Socialiste Soviétique
    de l’URSS de 1929 à 1936

    En 1940, l’Union fut rejoint par les républiques socialistes soviétiques de Lituanie, de Lettonie, d’Estonie, de Moldavie.

    L’URSS naît comme État fédéral par l’unité de différentes républiques. A ce titre, sa structure étatique s’appuie sur un Congrès des Soviets qui a une double nature :

    – d’un côté, il est composé par des représentants des soviets ;

    – de l’autre, il est également composé par des représentants chaque république.

    Le Congrès des Soviets est ainsi composé du Soviet de l’Union, synthèse des soviets locaux (puis régionaux, etc.), et du Soviet des nationalités, avec des représentants de chacune des républiques.

    De la même manière, les instances mises en place par le Congrès des soviets et formant l’État voient leurs documents obligatoirement traduits en russe, en ukrainien, en biélorusse, en géorgien, en arménien et en turc.

    Drapeau de l’URSS de 1924 à 1936

    Il y a également deux types de Conseil des commissaires du peuple : celui au niveau de l’Union, celui pour chaque république.

    Le premier s’occupe de domaines que n’a pas le second : les affaires étrangères, les affaires militaires et navales, le commerce extérieur, les chemins de fer, les postes et télégraphes.

    Il s’occupe par contre également de domaines que l’on retrouve au niveau de ce dont s’occupe également le second : l’inspection des travailleurs et des paysans, le travail, l’alimentation, les finances, avec à chaque fois également un président du Conseil suprême de l’économie nationale (un donc au niveau de chaque république, un au niveau de l’Union).

    Le second dispose, en plus, des affaires intérieures, de la justice, de l’éducation, de la santé, des assurances sociales, des affaires nationales.

    Par contre, les décisions prises au niveau de l’URSS priment sur celles prises au niveau des républiques ; il y a également une citoyenneté unique fédérale.

    La constitution de 1924 prolonge directement l’établissement de l’URSS.

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • Lénine et la structuration du pouvoir des soviets

    Le succès de la révolution d’Octobre 1917 se fonde sur le principe selon lequel les conseils, ce qu’on appelle en russe les soviets, c’est-à-dire les comités locaux, formés chez les ouvriers, les paysans, les soldats, sont la forme du pouvoir révolutionnaire.

    Il n’y a plus de représentation nationale au moyen d’élections générales, mais des soviets dont les membres sont élus, ceux-ci élisant le niveau supérieur, et ainsi de suite, jusqu’au haut de la pyramide : le gouvernement, composé de ce qui était appelé les commissaires du peuple.

    Or, pour que ce système puisse fonctionner, il faut une capacité administrative de décision et d’organisation de la part des soviets locaux. Sans cela, ils ne se maintiennent pas, ils ne développent pas leur structuration, ils ne peuvent pas choisir des responsables compétents, ils ne reflètent pas la vie des masses mobilisées.

    Emblème de la République Socialiste Soviétique
    d’Ouzbékistan en 194
    7

    Lénine accorde donc une insistance fondamentale sur la systématisation des soviets et de leur capacité à organiser l’ensemble des ouvriers et des paysans. Voici comment la chose est expliquée dans un texte important d’alors, Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets, en 1918 :

    « Le caractère socialiste de la démocratie soviétique, c’est-à-dire prolétarienne, dans son application concrète, déterminée, consiste en ceci :

    premièrement, les électeurs sont les masses laborieuses et exploitées, la bourgeoisie en est exceptée ;

    deuxièmement, toutes les formalités et restrictions bureaucratiques en matière d’élections sont supprimées, les masses fixent elles-mêmes le mode et la date des élections et ont toute liberté pour révoquer leurs élus ;

    troisièmement, on voit se former la meilleure organisation de masse de l’avant-garde des travailleurs, du prolétariat de la grande industrie, organisation qui lui permet de diriger la très grande masse des exploités, de les faire participer activement à la vie politique, de les éduquer politiquement par leur propre expérience, et de s’attaquer ainsi pour la première fois à cette tâche : faire en sorte que ce soit véritablement la population tout entière qui apprenne à gouverner et qui commence à gouverner.

    Tels sont les principaux signes distinctifs de la démocratie appliquée en Russie, démocratie de type supérieur, qui brise avec sa déformation bourgeoise et marque la transition à la démocratie socialiste et aux conditions dans lesquelles l’État pourra commencer à s’éteindre.

    Bien entendu, l’élément de la désorganisation petite-bourgeoise (qui se manifestera inévitablement plus ou moins dans toute révolution prolétarienne, et qui, dans notre révolution à nous, se manifeste avec une extrême vigueur en raison du caractère petit-bourgeois du pays, de son état arriéré et des conséquences de la guerre réactionnaire) doit forcément marquer les Soviets, eux aussi, de son empreinte.

    Nous devons travailler sans relâche à développer l’organisation des Soviets et du pouvoir des Soviets. Il existe une tendance petite-bourgeoise qui vise à transformer les membres des Soviets en « parlementaires » ou, d’autre part, en bureaucrates.

    Il faut combattre cette tendance en faisant participer pratiquement tous les membres des Soviets à la direction des affaires. En maints endroits, les sections des Soviets se transforment en organismes qui fusionnent peu à peu avec les commissariats.

    Notre but est de faire participer pratiquement tous les pauvres sans exception au gouvernement du pays ; et toutes les mesures prises dans ce sens — plus elles seront variées, mieux cela vaudra — doivent être soigneusement enregistrées, étudiées, systématisées, mises à l’épreuve d’une expérience plus vaste, et recevoir force de loi.

    Notre but est de faire remplir gratuitement les fonctions d’État par tous les travailleurs, une fois qu’ils ont terminé leur huit heures de « tâches » dans la production : il est particulièrement difficile d’y arriver, mais là seulement est la garantie de la consolidation définitive du socialisme (…).

    La lutte contre la déformation bureaucratique de l’organisation soviétique est garantie par la solidité des liens unissant les Soviets au « peuple », c’est-à-dire aux travailleurs et aux exploités, par la souplesse et l’élasticité de ces liens.

    Les parlements bourgeois, même celui de la république capitaliste la meilleure du monde au point de vue démocratique, ne sont jamais considérés par les pauvres comme des institutions « à eux ».

    Tandis que, pour la masse des ouvriers et des paysans, les Soviets sont « à eux » et bien à eux (…).

    C’est le contact des Soviets avec le « peuple » des travailleurs qui crée précisément des formes particulières de contrôle par en bas, comme, par exemple, la révocation des députés, formes que l’on doit maintenant développer avec un zèle tout particulier.

    Ainsi les Soviets de l’instruction publique en tant que conférences périodiques des électeurs soviétiques et de leurs délégués, discutant et contrôlant l’activité des autorités soviétiques dans ce domaine, méritent toute notre sympathie et tout notre appui.

    Rien ne serait plus stupide que de transformer les Soviets en quelque chose de figé, que d’en faire un but en soi.

    Plus nous devons nous affirmer résolument aujourd’hui pour un pouvoir fort et sans merci, pour la dictature personnelle dans telles branches du travail, dans tel exercice de fonctions de pure exécution, et plus doivent être variés les formes et les moyens de contrôle par en bas, afin de paralyser la moindre déformation possible du pouvoir des Soviets, afin d’extirper encore et toujours l’ivraie du bureaucratisme. »

    Lénine souligne bien que les soviets ne sont pas un but en soi ; ils sont le vecteur de l’implication des masses dans la société, sous la forme d’une puissance administrative. L’aspect principal n’est pas le moyen, mais l’implication.

    Andreï Vychinski, dans La doctrine de Lénine et de Staline sur la révolution prolétarienne de l’État synthétise de la manière suivante cet aspect essentiel de la construction du socialisme :

    « Les Soviets des travailleurs sont une grande école d’enseignement de l’administration et de l’État, un grand forum de l’activité politique, un grand atelier où l’on apprend la science de l’édification du socialisme.

    Cependant, ce n’est pas un livre ouvert, où il suffit de lire tranquillement, une page après l’autre, afin de connaître la vérité et les moyens à l’aide desquels cette vérité peut prendre vie.

    C’est une école de lutte, c’est un livre dont un grand nombre de pages ne sont pas encore écrites, un livre dans lequel il faut encore inscrire l’expérience de la lutte pour l’organisation de nouveaux rapports sociaux, entièrement différents de ceux qu’avaient légués le passé. »

    La constitution de 1924 est le reflet de cette approche léniniste dans la situation d’alors.

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • La critique à l’encontre de Lénine au sujet de la représentation nationale

    La révolution socialiste instaure la dictature du prolétariat, c’est-à-dire qu’elle renverse le rapport de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat. La bourgeoisie dominait, c’est désormais le prolétariat.

    Ainsi, le paragraphe 23 de la constitution de la République Socialiste Fédérative des Soviets de Russie, adoptée en 1919 au cinquième congrès panrusse des Soviets, dit la chose suivante :

    « S’inspirant des intérêts de l’ensemble de la classe ouvrière, la République Socialiste Fédérative des Soviets de Russie prive les individus et les groupes des droits dont ils usent au préjudice de la révolution socialiste. »

    Emblème de la République Socialiste Soviétique
    de Russie de 1920 à 1956

    Or, à la suite de la mort de Karl Marx et Friedrich Engels, il y a eut de nombreux débats quant à la forme que celle-ci pouvait prendre. Lorsque la révolution russe d’Octobre 1917 a lieu, un conflit se forme entre ceux qui sont d’accord avec Lénine comme quoi il n’y a plus de forme parlementaire possible, qu’il faut une répression socialement organisée, et ceux qui considèrent que c’est là abandonner le principe de démocratie.

    Les seconds sont principalement représentés par Karl Kautsky et Otto Bauer, à qui il faut adjoindre Rosa Luxembourg. Cette dernière, en effet, les rejoint sur le fait que le pouvoir des soviets empêche la reconnaissance immédiate d’une représentation nationale. Cette dernière, de plus, doit pour exister forcément reposer sur la liberté la plus complète.

    Dans ses écrits sur la révolution russe, publiés après sa mort, elle formule la chose ainsi :

    « Lénine dit : l’État bourgeois est un instrument d’oppression de la classe ouvrière, l’État socialiste un instrument d’oppression de la bourgeoisie. C’est en quelque sorte l’État capitaliste renversé sur la tête.

    Cette conception simpliste oublie l’essentiel : c’est que si la domination de classe de la bourgeoisie n’avait pas besoin d’une éducation politique des masses populaires, tout au moins au-delà de certaines limites assez étroites, pour la dictature prolétarienne, au contraire, elle est l’élément vital, l’air sans lequel elle ne peut vivre (…).

    Précisément les tâches gigantesques auxquelles les bolcheviks se sont attelés avec courage et résolution nécessitaient l’éducation politique des masses la plus intense et une accumulation d’expérience qui n’est pas possible sans liberté politique.

    La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la « justice », mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la »liberté » devient un privilège (…).

    Bien loin d’être une somme de prescriptions toutes faites qu’on n’aurait plus qu’à appliquer, la réalisation pratique du socialisme en tant que système économique, juridique et social, est une chose qui reste complètement enveloppée dans les brouillards de l’avenir.

    Ce que nous possédons dans notre programme, ce ne sont que quelques grands poteaux indicateurs qui montrent la direction générale dans laquelle il faut s’engager, indications d’ailleurs d’un caractère surtout négatif.

    Nous savons à peu près ce que nous aurons à supprimer tout d’abord pour rendre la voie libre à l’économie socialiste.

    Par contre, de quelle sorte seront les mille grandes et petites mesures concrètes en vue d’introduire les principes socialistes dans l’économie, dans le droit, dans tous les rapports sociaux, là, aucun programme de parti, aucun manuel de socialisme ne peut fournir de renseignement (…).

    Le socialisme, d’après son essence même, ne peut être octroyé, introduit par décret. Il suppose toute une série de mesures violentes, contre la propriété, etc. Ce qui est négatif, la destruction, on peut le décréter, ce qui est positif, la construction, on ne le peut pas. Terres vierges. Problèmes par milliers. »

    Rosa Luxembourg est ainsi d’accord avec les bolcheviks pour le rôle négatif de la dictature du prolétariat – Karl Kautsky et Otto Bauer sont ici en désaccord, de par leur esprit de conciliation, leur vain espoir en une bourgeoisie devant devenir finalement raisonnable sous la pression.

    Mais elle n’est pas d’accord au niveau du rôle positif, qui passe selon elle non pas par les soviets, de manière administrative, mais par la représentation nationale, de manière politique par la confrontation, les débats, etc.

    Le léninisme s’oppose radicalement à cette conception de la représentation nationale ; il voit le gouvernement comme le produit des masses organisées, dans un processus d’agrégation et d’organisation toujours plus élevée.

    Andreï Vychinski, dans La doctrine de Lénine et de Staline sur la révolution prolétarienne de l’État souligne l’importance de ce fait :

    « La différence fondamentale entre le régime d’État soviétique et la forme parlementaire consiste en ce que dans le régime soviétique la participation de l’ensemble des travailleurs au gouvernement de l’État est réalisée.

    Ce principe général ne doit pas être adopté d’une façon abstraite, mais concrètement, c’est-à-dire dans les conditions historiques qui président à la réalisation pratique de ce grand principe.

    Le processus de l’intégration des masses populaires au gouvernement est loin d’être aisé et ne se réalise que lentement, et avec des hésitations dans la première période de la révolution socialiste.

    Lénine en a souligné le caractère nouveau et la difficulté, ce qui provoque un grand nombre de tâtonnements, un grand nombre d’hésitations et de fautes, sans lesquels – enseignait Lénine – ne peut s’effectuer aucun mouvement brusque en avant. »

    C’est la question de la participation des masses qui est décisive.

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • La conception léniniste de la dictature du prolétariat

    Il est bien connu que c’est dans L’État et la révolution, écrit en 1917 et interrompu dans sa rédaction par la révolution d’Octobre, que Lénine a réaffirmé la conception marxiste de la dictature du prolétariat. S’appuyant notamment sur les travaux de Friedrich Engels et de Karl Marx, il présente la Commune de Paris de 1871 comme le premier exemple de dictature du prolétariat.

    Lénine s’oppose tant aux anarchistes, qui ne veulent pas d’État dans la phase de transition entre capitalisme et communisme, ni d’ailleurs de transition, qu’aux révisionnistes qui prétendent qu’on peut réutiliser l’ancien État pour établir le socialisme et le développer.

    Lénine explique alors comment ce sont les masses elles-mêmes qui doivent constituer l’État, qui est évidemment alors une forme d’État de type nouveau, entièrement différent du passé. La Commune de Paris en présente déjà la substance.

    Lénine, dans Les tâches du prolétariat dans notre révolution, écrit en avril 1917, a souligné le fait suivant :

    « Le type d’État bourgeois le plus parfait, le plus évolué, c’est la république démocratique parlementaire : le pouvoir y appartient au Parlement ; la machine d’État, l’appareil administratif sont ceux de toujours : armée permanente, police, bureaucratie pratiquement irrévocable, privilégiée, placée au-dessus du peuple.

    Mais depuis la fin du XIX° siècle, les époques révolutionnaires offrent un type supérieur d’État démocratique, un État qui, selon l’expression d’Engels, cesse déjà, sous certains rapports, d’être un État, « n’est plus un État au sens propre du terme ».

    C’est l’État du type de la Commune de Paris, qui substitue à l’armée et à la police séparées du peuple l’armement direct et immédiat du peuple lui-même. Telle est l’essence de la Commune, vilipendée et calomniée par les auteurs bourgeois, et à laquelle, entre autres choses, on a attribué à tort l’intention d’« introduire » d’emblée le socialisme.

    C’est précisément un État de ce type que la révolution russe a commencé à créer en 1905 et en 1917 (…).

    Le marxisme se distingue de l’anarchisme en ceci qu’il reconnaît la nécessité de l’État et d’un pouvoir d’État, pendant la période révolutionnaire en général, et pendant l’époque de transition du capitalisme au socialisme en particulier.

    Le marxisme se distingue du « social‑démocratisme » petit‑bourgeois, opportuniste, de MM. Plékhanov, Kautsky et consorts en ceci qu’il reconnaît la nécessité, pour ces mêmes périodes, d’un Etat qui ne soit pas une république parlementaire bourgeoise ordinaire, mais tel que fut la Commune de Paris.

    Les principaux traits qui distinguent ce type d’État de l’ancien sont les suivants :

    Le retour est des plus faciles (l’histoire l’a prouvé) de la république parlementaire bourgeoise à la monarchie, car tout l’appareil d’oppression : armée, police, bureaucratie, demeure intact. La Commune et les Soviets des députés ouvriers, soldats, paysans, etc., brisent et suppriment cet appareil.

    La république parlementaire bourgeoise entrave, étouffe la vie politique propre des masses, leur participation directe à l’organisation démocratique de toute la vie de l’État, de la base au sommet. Les Soviets des députés ouvriers et soldats font tout le contraire.

    Ils reproduisent le type d’État élaboré par la Commune de Paris et que Marx a appelé la « forme politique enfin trouvée par laquelle peut s’accomplir l’affranchissement économique des travailleurs ». »

    Lénine dit ainsi que les soviets – les comités locaux organisés par les ouvriers, les paysans, les soldats – établissent directement l’État, en formant une nouvelle administration. Cette administration empêche les ennemis de la révolution de s’exprimer et de s’organiser ; elle mobilise le plus largement possible en faveur de l’implication des masses dans les choix effectués ; elle établit les rapports sociaux socialistes à l’échelle du pays.

    Les révisionnistes prétendent que l’ancien État peut faire de même ; les anarchistes récusent la nécessité d’une mise en place centralisée des rapports sociaux socialistes.

    Staline, dans Du léninisme, en 1925, synthétise de la manière suivante les principes de la dictature du prolétariat :

    « De là, trois côtés fondamentaux de la dictature du prolétariat :

    1. Utilisation du pouvoir du prolétariat pour la répression des exploiteurs, la défense du pays, la consolidation des relations avec les prolétaires des autres pays, le développement et la victoire de la révolution dans tous les pays ;

    2. Utilisation du pouvoir du prolétariat pour détacher définitivement de la bourgeoisie les travailleurs et les masses exploitées, pour renforcer l’alliance du prolétariat avec ces masses, pour faire participer ces dernières à la réalisation du socialisme et assurer leur direction politique par le prolétariat ;

    3. Utilisation du pouvoir du prolétariat pour l’organisation du socialisme, l’abolition des classes, l’acheminement vers une société sans classes, sans État.

    La dictature du prolétariat est la réunion de ces trois côté, dont aucun ne peut être considéré comme l’indice caractéristique unique de cette dictature, et dont l’absence d’un seul suffit pour que la dictature du prolétariat cesse d’être une dictature dans un pays encerclé par le capitalisme. »

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • L’esprit des constitutions soviétiques

    L’URSS socialiste a connu deux constitutions, tout à fait différentes dans leur approche et dans leur esprit. La première constitution considérait en effet qu’une partie de la population devait être mise à l’écart des décisions de l’État – celle ne vivant pas du fruit de son travail.

    Tant les anciennes couches sociales dominantes (bourgeoisie, clergé, cadres militaires…) que la petite-bourgeoisie encore présente était exclue de toute possibilité d’influencer l’État.

    A cela s’ajoute que le droit de vote, s’il concernait à la fois les ouvriers et les paysans, était organisé de telle manière à ce que les ouvriers aient l’hégémonie.

    La seconde constitution a une démarche tout à fait contraire, puisqu’elle instaure la citoyenneté soviétique, concernant toutes les personnes vivant en URSS. Elle efface même la distinction entre ouvriers, paysans et les couches intellectuelles.

    Emblème de la République Socialiste Soviétique de Biélorussie de 1938 à 1949

    L’esprit des deux constitutions est donc très différent. La première instaure une démocratie uniquement pour les ouvriers et les paysans, en appuyant les ouvriers. La seconde instaure la démocratie la plus totale, aussi fut-il parlé de « la constitution la plus démocratique du monde ».

    La première constitution est, à ce titre, très inégale dans sa conception. Elle instaure l’URSS, mais en tant qu’État en construction, dont les fondements ne sont pas encore réellement établis, et ce de manière assumée.

    La seconde constitution est, par contre, résolument équilibrée. Elle l’est en fait tellement que, dans sa définition même, elle est d’ailleurs davantage démocratique que socialiste, le Parti venant simplement appuyer le caractère démocratique qui, selon la conception d’alors, allait naturellement, sans accrocs, de l’avant dans le développement du socialisme, jusqu’au communisme.

    Il est bien connu qu’il y a ici une sous-estimation de la dimension culturelle – idéologique dans les étapes de développement du socialisme, ce que Mao Zedong corrigera avec le principe de la révolution culturelle.

    Emblème de la République Socialiste Soviétique
    d’Ukraine établi en 1949

    Il est marquant d’ailleurs de noter ici la différence fondamentale entre la constitution soviétique de 1936 et la constitution chinoise de 1975.

    La constitution soviétique de 1936 traite uniquement de l’État dans ses fondements démocratiques, le Parti étant présenté simplement, dans un article placé pratiquement vers la fin et de manière isolée, comme le regroupement des gens les plus avancés sur le plan de la conscience.

    La constitution chinoise de 1975 affirme quant à elle dès le début que le Parti dirige la société et que son idéologie est le marxisme-léninisme Pensée Mao Zedong. Alors que la constitution soviétique de 1936 présente un cheminement graduel, linéaire, littéralement dépolitisé, la constitution chinoise affirme un chemin spécifique, dans les conditions chinoises, de la démarche à adopter (la Pensée Mao Zedong).

    De manière fort logique, la constitution soviétique de 1936 aboutit ainsi aux thèses du XIXe congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) de 1952, caractérisées par une dépolitisation au profit d’une lecture mécanique de la croissance des forces productives.

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • Jean Racine : Bajazet

    ACTE I

    SCÈNE PREMIÈRE

    Acomat, Osmin.

    ACOMAT

    Viens, suis-moi. La sultane en ce lieu se doit rendre.

    Je pourrai cependant te parler, et t’entendre.

    OSMIN

    Et depuis quand Seigneur, entre-t-on dans ces lieux,

    Dont l’accès était même interdit à nos yeux ?

    Jadis une mort prompte eut suivi cette audace.

    ACOMAT

    Quand tu seras instruit de tout ce qui se passe,

    Mon entrée en ces lieux ne te surprendra plus.

    Mais laissons, cher Osmin, les discours superflus.

    Que ton retour tardait à mon impatience !

    Et que d’un oeil content je te vois dans Byzance !

    Instruis-moi des secrets que peut t’avoir appris

    Un voyage si long pour moi seul entrepris.

    De ce qu’ont vu tes yeux parle en témoin sincère.

    Songe que du récit, Osmin, que tu vas faire,

    Dépendent les destins de l’empire ottoman.

    Qu’as-tu vu dans l’armée, et que fait le sultan ?

    OSMIN

    Babylone, Seigneur, à son prince fidèle,

    Voyait sans s’étonner notre armée autour d’elle,

    Les Persans rassemblés marchaient à son secours,

    Et du camp d’Amurat s’approchaient tous les jours.

    Lui-même fatigué d’un long siège inutile,

    Semblait vouloir laisser Babylone tranquille,

    Et sans renouveler ses assauts impuissants,

    Résolu de combattre, attendait les Persans.

    Mais comme vous savez, malgré ma diligence,

    Un long chemin sépare et le camp et Byzance.

    Mille obstacles divers m’ont même traversé,

    Et je puis ignorer tout ce qui s’est passé.

    ACOMAT

    Que faisaient cependant nos braves janissaires ?

    Rendent-ils au sultan des hommages sincères ?

    Dans le secret des cours, Osmin, n’as-tu rien lu ?

    Amurat jouit-il d’un pouvoir absolu ?

    OSMIN

    Amurat est content, si nous le voulons croire,

    Et semblait se promettre une heureuse victoire.

    Mais en vain par ce calme il croit nous éblouir.

    Il affecte un repos dont il ne peut jouir.

    C’est en vain que forçant ses soupçons ordinaires

    Il se rend accessible à tous les janissaires.

    Il se souvient toujours que son inimitié

    Voulut de ce grand corps retrancher la moitié,

    Lorsque pour affermir sa puissance nouvelle

    Il voulait, disait-il, sortir de leur tutelle.

    Moi-même j’ai souvent entendu leurs discours :

    Comme il les craint sans cesse ils le craignent toujours.

    Ses caresses n’ont point effacé cette injure.

    Votre absence est pour eux un sujet de murmure.

    Ils regrettent le temps à leur grand coeur si doux,

    Lorsque assurés de vaincre ils combattaient sous vous.

    ACOMAT

    Quoi ! Tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée

    Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensée ?

    Crois-tu qu’ils me suivraient encore avec plaisir,

    Et qu’ils reconnaîtraient la voix de leur vizir ?

    OSMIN

    Le succès du combat réglera leur conduite.

    Il faut voir du sultan la victoire ou la fuite.

    Quoique à regret, Seigneur, ils marchent sous ses lois,

    Ils ont à soutenir le bruit de leurs exploits.

    Ils ne trahiront point l’honneur de tant d’années.

    Mais enfin le succès dépend des destinées.

    Si l’heureux Amurat secondant leur grand coeur

    Aux champs de Babylone est déclaré vainqueur,

    Vous les verrez soumis rapporter dans Byzance

    L’exemple d’une aveugle et basse obéissance.

    Mais si dans le combat le destin plus puissant

    Marque de quelque affront son empire naissant ;

    S’il fuit, ne doutez point que fiers de sa disgrâce

    À la haine bientôt ils ne joignent l’audace,

    Et n’expliquent, Seigneur, la perte du combat,

    Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat.

    Cependant, s’il en faut croire la renommée,

    Il a depuis trois mois fait partir de l’armée

    Un esclave chargé de quelque ordre secret.

    Tout le camp interdit tremblait pour Bajazet.

    On craignait qu’Amurat par un ordre sévère

    N’envoyât demander la tête de son frère.

    ACOMAT

    Tel était son dessein. Cet esclave est venu.

    Il a montré son ordre et n’a rien obtenu.

    OSMIN

    Quoi, Seigneur ! Le sultan reverra son visage,

    Sans que de vos respects il lui porte ce gage ?

    ACOMAT

    Cet esclave n’est plus. Un ordre, cher Osmin,

    L’a fait précipiter dans le fond de l’Euxin.

    OSMIN

    Mais le sultan surpris d’une trop longue absence,

    En cherchera bientôt la cause et la vengeance.

    Que lui répondrez-vous ?

    ACOMAT

    Peut-être avant ce temps

    Je saurai l’occuper de soins plus importants.

    Je sais bien qu’Amurat a juré ma ruine.

    Je sais à son retour l’accueil qu’il me destine.

    Tu vois pour m’arracher du coeur de ses soldats,

    Qu’il va chercher sans moi les sièges, les combats.

    Il commande l’armée. Et moi dans une ville

    Il me laisse exercer un pouvoir inutile.

    Quel emploi, quel séjour, Osmin, pour un Vizir !

    Mais j’ai plus dignement employé ce loisir.

    J’ai su lui préparer des craintes et des veilles.

    Et le bruit en ira bientôt a ses oreilles.

    OSMIN

    Quoi donc ? Qu’avez-vous fait ?

    ACOMAT

    J’espère qu’aujourd’hui

    Bajazet se déclare, et Roxane avec lui.

    OSMIN

    Quoi ! Roxane, Seigneur, qu’Amurat a choisie

    Entre tant de beautés, dont l’Europe et l’Asie

    Dépeuplent leurs États et remplissent sa cour ?

    Car on dit qu’elle seule a fixé son amour.

    Et même il a voulu que l’heureuse Roxane,

    Avant qu’elle eut un fils, prît le nom de sultane.

    ACOMAT

    Il a fait plus pour elle, Osmin. Il a voulu

    Qu’elle eut dans son absence un pouvoir absolu.

    Tu sais de nos sultans les rigueurs ordinaires.

    Le frère rarement laisse jouir ses frères

    De l’honneur dangereux d’être sortis d’un sang,

    Qui les a de trop près approchés de son rang.

    L’imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance,

    Traîne, exempt de péril, une éternelle enfance.

    Indigne également de vivre et de mourir,

    On l’abandonne aux mains qui daignent le nourrir.

    L’autre trop redoutable, et trop digne d’envie,

    Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie.

    Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps.

    La molle oisiveté des enfants des sultans.

    Il vint chercher la guerre au sortir de l’enfance,

    Et même en fit sous moi la noble expérience.

    Toi-même tu l’as vu courir dans les combats

    Emportant après lui tous les coeurs des soldats,

    Et goûter tout sanglant le plaisir et la gloire

    Que donne aux jeunes coeurs la première victoire.

    Mais malgré ses soupçons le cruel Amurat,

    Avant qu’un fils naissant eut rassuré l’État,

    N’osait sacrifier ce frère à sa vengeance,

    Ni du sang ottoman proscrire l’espérance.

    Ainsi donc pour un temps Amurat désarmé

    Laissa dans le sérail Bajazet enfermé.

    Il partit, et voulut que fidèle a sa haine,

    Et des jours de son frère arbitre souveraine,

    Roxane au moindre bruit, et sans autres raisons,

    Le fît sacrifier à ses moindres soupçons.

    Pour moi, demeuré seul, une juste colère

    Tourna bientôt mes voeux du côté de son frère.

    J’entretins la sultane, et cachant mon dessein,

    Lui montrai d’Amurat le retour incertain,

    Les murmures du camp, la fortune des armes.

    Je plaignis Bajazet. Je lui vantai ses charmes,

    Qui par un soin jaloux dans l’ombre retenus,

    Si voisins de ses yeux, leur étaient inconnus.

    Que te dirai-je enfin ? La sultane éperdue

    N’eut plus d’autres désirs que celui de sa vue.

    OSMIN

    Mais pouvaient-ils tromper tant de jaloux regards

    Qui semblent mettre entre eux d’invincibles remparts ?

    ACOMAT

    Peut-être il te souvient qu’un récit peu fidèle

    De la mort d’Amurat fit courir la nouvelle.

    La sultane à ce bruit feignant de s’effrayer,

    Par des cris douloureux eut soin de l’appuyer.

    Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent.

    De l’heureux Bajazet les gardes se troublèrent,

    Et les dons achevant d’ébranler leur devoir,

    Leurs captifs dans ce trouble osèrent s’entrevoir.

    Roxane vit le prince. Elle ne put lui taire

    L’ordre dont elle seule était dépositaire.

    Bajazet est aimable. Il vit que son salut

    Dépendait de lui plaire, et bientôt il lui plut.

    Tout conspirait pour lui. Ses soins, sa complaisance,

    Ce secret découvert, et cette intelligence,

    Soupirs d’autant plus doux qu’il les fallait celer,

    L’embarras irritant de ne s’oser parler,

    Même témérité, périls, craintes communes,

    Lièrent pour jamais leurs coeurs et leurs fortunes.

    Ceux mêmes dont les yeux les devaient éclairer,

    Sortis de leur devoir, n’osèrent y rentrer.

    OSMIN

    Quoi ! Roxane d’abord leur découvrant son âme,

    Osa-t-elle a leurs yeux faire éclater sa flamme ?

    ACOMAT

    Ils l’ignorent encore ; et jusques à ce jour,

    Atalide a prété son nom à cet amour.

    Du père d’Amurat Atalide est la nièce,

    Et même avec ses fils partageant sa tendresse,

    Elle a vu son enfance élevée avec eux.

    Du prince en apparence elle reçoit les voeux ;

    Mais elle les reçoit pour les rendre à Roxane,

    Et veut bien sous son nom qu’il aime la sultane.

    Cependant, cher Osmin, pour s’appuyer de moi,

    L’un et l’autre ont promis Atalide à ma foi.

    OSMIN

    Quoi ! Vous l’aimez, Seigneur ?

    ACOMAT

    Voudrais-tu qu’a mon âge

    Je fisse de l’amour le vil apprentissage ?

    Qu’un coeur qu’ont endurci la fatigue et les ans,

    Suivît d’un vain plaisir les conseils imprudents ?

    C’est par d’autres attraits qu’elle plaît à ma vue.

    J’aime en elle le sang dont elle est descendue.

    Par elle Bajazet, en m’approchant de lui,

    Me va contre lui-même assurer un appui.

    Un vizir aux sultans fait toujours quelque ombrage :

    À peine ils l’ont choisi, qu’ils craignent leur ouvrage.

    Sa dépouille est un bien, qu’ils veulent recueillir ;

    Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir.

    Bajazet aujourd’hui m’honore et me caresse.

    Ses périls tous les jours réveillent sa tendresse.

    Ce même Bajazet sur le trône affermi

    Méconnaîtra peut-être un inutile ami.

    Et moi, si mon devoir, si ma foi ne l’arrête,

    S’il ose quelque jour me demander ma tête…

    Je ne m’explique point, Osmin. Mais je prétends

    Que du moins il faudra la demander longtemps.

    Je sais rendre aux sultans de fidèles services.

    Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices,

    Et ne me pique point du scrupule insensé

    De bénir mon trépas quand ils l’ont prononcé.

    Voila donc de ces lieux ce qui m’ouvre l’entrée,

    Et comme enfin Roxane à mes yeux s’est montrée.

    Invisible d’abord elle entendait ma voix,

    Et craignait du sérail les rigoureuses lois.

    Mais enfin bannissant cette importune crainte

    Qui dans nos entretiens jetait trop de contrainte,

    Elle-même a choisi cet endroit écarté,

    Ou nos coeurs a nos yeux parlent en liberté.

    Par un chemin obscur une esclave me guide,

    Et… Mais on vient. C’est elle, et sa chère Atalide.

    Demeure. Et s’il le faut, sois prêt a confirmer

    Le récit important dont je vais l’informer.

    SCÈNE II

    Roxane, Atalide, Zatime, Zaïre, Acomat, Osmin.

    ACOMAT

    La vérité s’accorde avec la renommée,

    Madame, Osmin a vu le sultan, et l’armée.

    Le superbe Amurat est toujours inquiet,

    Et toujours tous les coeurs penchent vers Bajazet.

    D’une commune voix ils l’appellent au trône.

    Cependant les Persans marchaient vers Babylone,

    Et bientôt les deux camps aux pieds de son rempart

    Devaient de la bataille éprouver le hasard.

    Ce combat doit, dit-on, fixer nos destinées.

    Et même, si d’Osmin je compte les journées,

    Le ciel en a déjà réglé l’événement,

    Et le sultan triomphe, ou fuit en ce moment.

    Déclarons-nous, Madame, et rompons le silence.

    Fermons-lui dès ce jour les portes de Byzance.

    Et sans nous informer s’il triomphe, ou s’il fuit,

    Croyez-moi, hâtons-nous d’en prévenir le bruit.

    S’il fuit, que craignez-vous ? S’il triomphe au contraire,

    Le conseil le plus prompt est le plus salutaire.

    Vous voudrez, mais trop tard, soustraire à son pouvoir

    Un peuple dans ses murs prêt à le recevoir.

    Pour moi, j’ai su déjà par mes brigues secrètes

    Gagner de notre loi les sacrés interprètes.

    Je sais combien crédule en sa dévotion

    Le peuple suit le frein de la religion.

    Souffrez que Bajazet voie enfin la lumière.

    Des murs de ce palais ouvrez-lui la barrière.

    Déployez en son nom cet étendard fatal,

    Des extrêmes périls l’ordinaire signal.

    Les peuples prévenus de ce nom favorable,

    Savent que sa vertu le rend seule coupable.

    D’ailleurs, un bruit confus, par mes soins confirmé,

    Fait croire heureusement à ce peuple alarmé,

    Qu’Amurat le dédaigne, et veut loin de Byzance

    Transporter désormais son trône et sa présence.

    Déclarons le péril dont son frère est pressé.

    Montrons l’ordre cruel qui vous fut adressé.

    Surtout qu’il se déclare et se montre lui-même,

    Et fasse voir ce front digne du diadème.

    ROXANE

    Il suffit. Je tiendrai tout ce que j’ai promis.

    Allez brave Acomat, assembler vos amis.

    De tous leurs sentiments venez me rendre compte.

    Je vous rendrai moi-même une réponse prompte.

    Je verrai Bajazet. Je ne puis dire rien,

    Sans savoir si son coeur s’accorde avec le mien.

    Allez, et revenez.

    SCÈNE III

    Roxane, Atalide, Zatime, Zaïre.

    ROXANE

    Enfin, belle Atalide,

    Il faut de nos destins que Bajazet décide.

    Pour la dernière fois je le vais consulter.

    Je vais savoir s’il m’aime.

    ATALIDE

    Est-il temps d’en douter,

    Madame ? Hâtez-vous d’achever votre ouvrage.

    Vous avez du vizir entendu le langage.

    Bajazet vous est cher. Savez-vous si demain

    Sa liberté, ses jours, seront en votre main ?

    Peut-être en ce moment Amurat en furie

    S’approche pour trancher une si belle vie.

    Et pourquoi de son coeur doutez-vous aujourd’hui ?

    ROXANE

    Mais m’en répondez-vous, vous qui parlez pour lui ?

    ATALIDE

    Quoi, Madame ! Les soins qu’il a pris pour vous plaire,

    Ce que vous avez fait, ce que vous pouvez faire,

    Ses périls, ses respects, et surtout vos appas,

    Tout cela de son coeur ne vous répond-il pas ?

    Croyez que vos bontés vivent dans sa mémoire.

    ROXANE

    Hélas ! Pour mon repos que ne le puis-je croire ?

    Pourquoi faut-il au moins que pour me consoler

    L’ingrat ne parle pas comme on le fait parler ?

    Vingt fois sur vos discours pleine de confiance,

    Du trouble de son coeur jouissant par avance,

    Moi-même j’ai voulu m’assurer de sa foi,

    Et l’ai fait en secret amener devant moi.

    Peut-être trop d’amour me rend trop difficile.

    Mais sans vous fatiguer d’un récit inutile,

    Je ne retrouvais point ce trouble, cette ardeur,

    Que m’avait tant promis un discours trop flatteur.

    Enfin si je lui donne et la vie et l’Empire

    Ces gages incertains ne me peuvent suffire.

    ATALIDE

    Quoi donc ? À son amour qu’allez-vous proposer ?

    ROXANE

    S’il m’aime, des ce jour il me doit épouser.

    ATALIDE

    Vous épouser ! Ô ciel ! Que prétendez-vous faire ?

    ROXANE

    Je sais que des sultans l’usage m’est contraire.

    Je sais qu’ils se sont fait une superbe loi

    De ne point à l’hymen assujettir leur foi.

    Parmi tant de beautés qui briguent leur tendresse,

    Ils daignent quelquefois choisir une maîtresse,

    Mais toujours inquiète avec tous ses appas,

    Esclave, elle reçoit son maître dans ses bras ;

    Et sans sortir du joug ou leur loi la condamne,

    Il faut qu’un fils naissant la déclare sultane.

    Amurat plus ardent, et seul jusqu’à ce jour

    A voulu que l’on dut ce titre à son amour.

    J’en reçus la puissance aussi bien que le titre,

    Et des jours de son frère il me laissa l’arbitre.

    Mais ce même Amurat ne me promit jamais

    Que l’hymen dut un jour couronner ses bienfaits.

    Et moi qui n’aspirais qu’a cette seule gloire,

    De ses autres bienfaits j’ai perdu la mémoire.

    Toutefois, que sert-il de me justifier ?

    Bajazet, il est vrai, m’a tout fait oublier.

    Malgré tous ses malheurs plus heureux que son frère

    Il m’a plu, sans peut-être aspirer à me plaire.

    Femmes, gardes, vizir, pour lui j’ai tout séduit.

    En un mot vous voyez jusqu’où je l’ai conduit.

    Grâces à mon amour, je me suis bien servie

    Du pouvoir qu’Amurat me donna sur sa vie.

    Bajazet touche presque au trône des sultans.

    Il ne faut plus qu’un pas. Mais c’est où je l’attends.

    Malgré tout mon amour, si dans cette journée

    Il ne m’attache à lui par un juste hyménée,

    S’il ose m’alléguer une odieuse loi,

    Quand je fais tout pour lui, s’il ne fait tout pour moi,

    Dès le même moment sans songer si je l’aime,

    Sans consulter enfin si je me perds moi-même,

    J’abandonne l’ingrat, et le laisse rentrer

    Dans l’état malheureux, d’où je l’ai su tirer.

    Voilà sur quoi je veux que Bajazet prononce.

    Sa perte, ou son salut dépend de sa réponse.

    Je ne vous presse point de vouloir aujourd’hui

    Me prêter votre voix pour m’expliquer à lui.

    Je veux que devant moi sa bouche, et son visage,

    Me découvrent son coeur, sans me laisser d’ombrage,

    Que lui-même en secret amené dans ces lieux,

    Sans être préparé se présente à mes yeux.

    Adieu, vous saurez tout après cette entrevue.

    SCÈNE IV

    Atalide, Zaïre.

    ATALIDE

    Zaïre, c’en est fait, Atalide est perdue.

    ZAÏRE

    Vous !

    ATALIDE

    Je prévois déjà tout ce qu’il faut prévoir.

    Mon unique espérance est dans mon désespoir.

    ZAÏRE

    Mais, Madame, pourquoi ?

    ATALIDE

    Si tu venais d’entendre

    Quel funeste dessein Roxane vient de prendre,

    Quelles conditions elle veut imposer !

    Bajazet doit périr, dit-elle, ou l’épouser.

    S’il se rend, que deviens-je en ce malheur extrême ?

    Et s’il ne se rend pas, que devient-il lui-même ?

    ZAÏRE

    Je conçois ce malheur. Mais à ne point mentir

    Votre amour dès longtemps a dû le pressentir.

    ATALIDE

    Ah, Zaïre ! L’amour a-t-il tant de prudence ?

    Tout semblait avec nous être d’intelligence.

    Roxane se livrant toute entière à ma foi,

    Du coeur de Bajazet se reposait sur moi,

    M’abandonnait le soin de tout ce qui le touche,

    Le voyait par mes yeux, lui parlait par ma bouche,

    Et je croyais toucher au bienheureux moment,

    Ou j’allais par ses mains couronner mon amant.

    Le ciel s’est déclaré contre mon artifice.

    Et que fallait-il donc, Zaïre, que je fisse ?

    À l’erreur de Roxane, ai-je du m’opposer,

    Et perdre mon amant pour la désabuser ?

    Avant que dans son coeur cette amour fut formée,

    J’aimais, et je pouvais m’assurer d’être aimée.

    Dès nos plus jeunes ans, tu t’en souviens assez,

    L’amour serra les noeuds par le sang commencés.

    Élevée avec lui dans le sein de sa mère,

    J’appris à distinguer Bajazet de son frère ;

    Elle-même avec joie unit nos volontés ;

    Et quoiqu’après sa mort l’un de l’autre écartés,

    Conservant sans nous voir le désir de nous plaire,

    Nous avons su toujours nous aimer et nous taire.

    Roxane, qui depuis, loin de s’en défier,

    À ses desseins secrets voulut m’associer,

    Ne put voir sans amour ce héros trop aimable,

    Elle courut lui tendre une main favorable.

    Bajazet étonné rendit grâce à ses soins,

    Lui rendit des respects. Pouvait-il faire moins ?

    Mais qu’aisément l’amour croit tout ce qu’il souhaite !

    De ses moindres respects Roxane satisfaite

    Nous engagea tous deux, par sa facilité,

    À la laisser jouir de sa crédulité.

    Zaïre, il faut pourtant avouer ma faiblesse.

    D’un mouvement jaloux je ne fus pas maîtresse.

    Ma rivale accablant mon amant de bienfaits,

    Opposait un empire à mes faibles attraits.

    Mille soins la rendaient présente à sa mémoire.

    Elle l’entretenait de sa prochaine gloire.

    Et moi je ne puis rien. Mon coeur pour tous discours

    N’avait que des soupirs qu’il répétait toujours.

    Le ciel seul sait combien j’en ai versé de larmes.

    Mais enfin Bajazet dissipa mes alarmes.

    Je condamnais mes pleurs, et jusques aujourd’hui

    Je l’ai pressé de feindre, et j’ai parlé pour lui.

    Hélas ! Tout est fini. Roxane méprisée

    Bientôt de son erreur sera désabusée.

    Car enfin Bajazet ne sait point se cacher.

    Je connais sa vertu prompte a s’effaroucher.

    Il faut qu’a tous moments tremblante et secourable,

    Je donne à ses discours un sens plus favorable.

    Bajazet va se perdre. Ah ! Si comme autrefois,

    Ma rivale eut voulu lui parler par ma voix !

    Au moins si j’avais pu préparer son visage !

    Mais, Zaïre, je puis l’attendre à son passage.

    D’un mot, ou d’un regard je puis le secourir.

    Qu’il l’épouse en un mot plutôt que de périr.

    Si Roxane le veut, sans doute il faut qu’il meure.

    Il se perdra, te dis-je. Atalide demeure.

    Laisse, sans t’alarmer, ton amant sur sa foi.

    Penses-tu mériter qu’on se perde pour toi ?

    Peut-être Bajazet secondant ton envie,

    Plus que tu ne voudras, aura soin de sa vie.

    ZAÏRE

    Ah dans quels soins, Madame, allez-vous vous plonger ?

    Toujours avant le temps faut-il vous affliger ?

    Vous n’en pouvez douter, Bajazet vous adore.

    Suspendez, ou cachez l’ennui qui vous dévore.

    N’allez point par vos pleurs déclarer vos amours.

    La main qui l’a sauvé le sauvera toujours,

    Pourvu qu’entretenue en son erreur fatale

    Roxane jusqu’au bout ignore sa rivale.

    Venez en d’autres lieux enfermer vos regrets,

    Et de leur entrevue attendre le succès.

    ATALIDE

    Hé bien, Zaïre, allons. Et toi, si ta justice

    De deux jeunes amants veut punir l’artifice,

    Ô ciel ! Si notre amour est condamné de toi,

    Je suis la plus coupable, épuise tout sur moi.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Bajazet, Roxane.

    ROXANE

    Prince, l’heure fatale est enfin arrivée

    Qu’a votre liberté le ciel a réservée.

    Rien ne me retient plus, et je puis dès ce jour

    Accomplir le dessein qu’a formé mon amour.

    Non que vous assurant d’un triomphe facile,

    Je mette entre vos mains un empire tranquille ;

    Je fais ce que je puis, je vous l’avais promis.

    J’arme votre valeur contre vos ennemis.

    J’écarte de vos jours un péril manifeste.

    Votre vertu, Seigneur, achèvera le reste.

    Osmin a vu l’armée, elle penche pour vous.

    Les chefs de notre loi conspirent avec nous.

    Le vizir Acomat vous répond de Byzance.

    Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance

    Cette foule de chefs, d’esclaves, de muets,

    Peuple que dans ses murs renferme ce palais,

    Et dont à ma faveur les âmes asservies

    M’ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies.

    Commencez maintenant. C’est à vous de courir

    Dans le champ glorieux que j’ai su vous ouvrir.

    Vous n’entreprenez point une injuste carrière

    Vous repoussez, Seigneur, une main meurtrière.

    L’exemple en est commun. Et parmi les sultans

    Ce chemin a l’Empire a conduit de tout temps.

    Mais pour mieux commencer, hâtons-nous l’un et l’autre

    D’assurer à la fois mon bonheur et le vôtre.

    Montrez à l’univers, en m’attachant a vous,

    Que quand je vous servais, je servais mon époux ;

    Et par le noeud sacré d’un heureux hyménée

    Justifiez la foi que je vous ai donnée.

    BAJAZET

    Ah ! Que proposez-vous, Madame ?

    ROXANE

    Hé quoi, Seigneur ?

    Quel obstacle secret trouble notre bonheur ?

    BAJAZET

    Madame, ignorez-vous que l’orgueil de l’empire…

    Que ne m’épargnez-vous la douleur de le dire ?

    ROXANE

    Oui, je sais que depuis qu’un de vos empereurs,

    Bajazet d’un barbare éprouvant les fureurs,

    Vit au char du vainqueur son épouse enchaînée,

    Et par toute l’Asie à sa suite traînée ;

    De l’honneur ottoman ses successeurs jaloux

    Ont daigné rarement prendre le nom d’époux.

    Mais l’amour ne suit point ces lois imaginaires,

    Et sans vous rapporter des exemples vulgaires,

    Soliman (vous savez qu’entre tous vos aïeux,

    Dont l’univers a craint le bras victorieux,

    Nul n’éleva si haut la grandeur ottomane)

    Ce Soliman jeta les yeux sur Roxelane.

    Malgré tout son orgueil, ce monarque si fier

    À son trône, à son lit daigna l’associer.

    Sans qu’elle eut d’autres droits au rang d’impératrice

    Qu’un peu d’attraits peut-être, et beaucoup d’artifice.

    BAJAZET

    Il est vrai. Mais aussi voyez ce que je puis,

    Ce qu’était Soliman, et le peu que je suis.

    Soliman jouissait d’une pleine puissance :

    L’Égypte ramenée a son obéissance,

    Rhodes, des Ottomans ce redoutable écueil

    De tous ses défenseurs devenu le cercueil,

    Du Danube asservi les rives désolées,

    De l’Empire Persan les bornes reculées,

    Dans leurs climats brûlants les Africains domptés,

    Faisaient taire les lois devant ses volontés.

    Que suis-je ? J’attends tout du peuple, et de l’armée.

    Mes malheurs font encor toute ma renommée.

    Infortuné, proscrit, incertain de régner,

    Dois-je irriter les coeurs, au lieu de les gagner ?

    Témoins de nos plaisirs plaindront-ils nos misères ?

    Croiront-ils mes périls, et vos larmes sincères ?

    Songez, sans me flatter du sort de Soliman,

    Au meurtre tout récent du malheureux Osman.

    Dans leur rébellion les chefs des janissaires

    Cherchant à colorer leurs desseins sanguinaires,

    Se crurent à sa perte assez autorisés

    Par le fatal hymen que vous me proposez.

    Que vous dirai-je enfin ? Maître de leur suffrage,

    Peut-être avec le temps j’oserai davantage.

    Ne précipitons rien. Et daignez commencer

    À me mettre en état de vous récompenser.

    ROXANE

    Je vous entends, Seigneur. Je vois mon imprudence.

    Je vois que rien n’échappe a votre prévoyance.

    Vous avez pressenti jusqu’au moindre danger

    Ou mon amour trop prompt vous allait engager.

    Pour vous, pour votre honneur vous en craignez les suites,

    Et je le crois, Seigneur, puisque vous me le dites.

    Mais avez-vous prévu, si vous ne m’épousez,

    Les périls plus certains ou vous vous exposez ?

    Songez-vous que sans moi tout vous devient contraire,

    Que c’est a moi surtout qu’il importe de plaire ?

    Songez-vous que je tiens les portes du palais,

    Que je puis vous l’ouvrir, ou fermer pour jamais,

    Que j’ai sur votre vie un empire supreme,

    Que vous ne respirez qu’autant que je vous aime ?

    Et sans ce même amour qu’offensent vos refus,

    Songez-vous, en un mot, que vous ne seriez plus ?

    BAJAZET

    Oui, je tiens tout de vous, et j’avais lieu de croire,

    Que c’était pour vous-même une assez grande gloire,

    En voyant devant moi tout l’empire a genoux,

    De m’entendre avouer que je tiens tout de vous.

    Je ne m’en défends point. Ma bouche le confesse,

    Et mon respect saura le confirmer sans cesse.

    Je vous dois tout mon sang. Ma vie est votre bien.

    Mais enfin voulez-vous…

    ROXANE

    Non, je ne veux plus rien.

    Ne m’importune plus de tes raisons forcées.

    Je vois combien tes voeux sont loin de mes pensées.

    Je ne te presse plus, ingrat, d’y consentir.

    Rentre dans le néant dont je t’ai fait sortir.

    Car enfin qui m’arrête ? Et quelle autre assurance

    Demanderais-je encor de son indifférence ?

    L’ingrat est-il touché de mes empressements ?

    L’amour même entre-t-il dans ses raisonnements ?

    Ah ! Je vois tes desseins. Tu crois, quoi que je fasse,

    Que mes propres périls t’assurent de ta grâce,

    Qu’engagée avec toi par de si forts liens,

    Je ne puis séparer tes intérêts des miens.

    Mais je m’assure encore aux bontés de ton frère.

    Il m’aime, tu le sais. Et malgré sa colère

    Dans ton perfide sang je puis tout expier,

    Et ta mort suffira pour me justifier.

    N’en doute point, j’y cours, et dès ce moment même.

    Bajazet, écoutez, je sens que je vous aime.

    Vous vous perdez. Gardez de me laisser sortir.

    Le chemin est encore ouvert au repentir.

    Ne désespérez point une amante en furie.

    S’il m’échappait un mot, c’est fait de votre vie.

    BAJAZET

    Vous pouvez me l’ôter, elle est entre vos mains.

    Peut-être que ma mort, utile a vos desseins,

    De l’heureux Amurat obtenant votre grâce,

    Vous rendra dans son coeur votre première place.

    ROXANE

    Dans son coeur ? Ah ! Crois-tu, quand il le voudrait bien,

    Que si je perds l’espoir de régner dans le tien,

    D’une si douce erreur si longtemps possédée,

    Je puisse désormais souffrir une autre idée,

    Ni que je vive enfin, si je ne vis pour toi ?

    Je te donne, cruel, des armes contre moi,

    Sans doute, et je devrais retenir ma faiblesse.

    Tu vas en triompher. Oui, je te le confesse,

    J’affectais à tes yeux une fausse fierté.

    De toi dépend ma joie et ma félicité.

    De ma sanglante mort ta mort sera suivie.

    Quel fruit de tant de soins que j’ai pris pour ta vie ?

    Tu soupires enfin, et sembles te troubler.

    Achève, parle.

    BAJAZET

    Ô ciel ! Que ne puis-je parler !

    ROXANE

    Quoi donc ! Que dites-vous ? Et que viens-je d’entendre ?

    Vous avez des secrets que je ne puis apprendre !

    Quoi ! De vos sentiments je ne puis m’éclaircir ?

    BAJAZET

    Madame, encore un coup, c’est à vous de choisir.

    Daignez m’ouvrir au trône un chemin légitime,

    Ou bien, me voila prêt, prenez votre victime.

    ROXANE

    Ah ! C’en est trop enfin, tu seras satisfait.

    Hola, gardes, qu’on vienne.

    SCÈNE II

    Roxane, Acomat, Bajazet.

    ROXANE

    Acomat, c’en est fait.

    Vous pouvez retourner, je n’ai rien à vous dire.

    Du sultan Amurat je reconnais l’empire.

    Sortez. Que le sérail soit désormais fermé,

    Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé.

    SCÈNE III

    Bajazet, Acomat.

    ACOMAT

    Seigneur, qu’ai-je entendu ? Quelle surprise extrême !

    Qu’allez-vous devenir ? Que deviens-je moi-même ?

    D’où naît ce changement ? Qui dois-je en accuser ?

    Ô ciel !

    BAJAZET

    Il ne faut point ici vous abuser.

    Roxane est offensée et court a la vengeance.

    Un obstacle éternel rompt notre intelligence.

    Vizir, songez à vous, je vous en averti,

    Et sans compter sur moi prenez votre parti.

    ACOMAT

    Quoi ?

    BAJAZET

    Vous et vos amis cherchez quelque retraite.

    Je sais dans quels périls mon amitié vous jette,

    Et j’espérais un jour vous mieux récompenser.

    Mais c’en est fait, vous dis-je, il n’y faut plus penser.

    ACOMAT

    Et quel est donc, Seigneur, cet obstacle invincible ?

    Tantôt dans le sérail j’ai laissé tout paisible.

    Quelle fureur saisit votre esprit et le sien ?

    BAJAZET

    Elle veut, Acomat, que je l’épouse.

    ACOMAT

    Hé bien ?

    L’usage des sultans à ses voeux est contraire.

    Mais cet usage enfin, est-ce une loi sévère

    Qu’aux dépens de vos jours vous deviez observer ?

    La plus sainte des lois, ah ! C’est de vous sauver,

    Et d’arracher, Seigneur, d’une mort manifeste

    Le sang des Ottomans dont vous faites le reste.

    BAJAZET

    Ce reste malheureux serait trop acheté,

    S’il faut le conserver par une lâcheté.

    ACOMAT

    Et pourquoi vous en faire une image si noire ?

    L’hymen de Soliman ternit-il sa mémoire ?

    Cependant Soliman n’était point menacé

    Des périls évidents dont vous etes pressé.

    BAJAZET

    Et ce sont ces périls et ce soin de ma vie,

    Qui d’un servile hymen feraient l’ignominie.

    Soliman n’avait point ce prétexte odieux.

    Son esclave trouva grâce devant ses yeux.

    Et sans subir le joug d’un hymen nécessaire,

    Il lui fit de son coeur un présent volontaire.

    ACOMAT

    Mais vous aimez Roxane.

    BAJAZET

    Acomat, c’est assez.

    Je me plains de mon sort moins que vous ne pensez.

    La mort n’est point pour moi le comble des disgrâces,

    J’osai tout jeune encor la chercher sur vos traces.

    Et l’indigne prison ou je suis renfermé

    À la voir de plus près m’a même accoutumé.

    Amurat a mes yeux l’a vingt fois présentée.

    Elle finit le cours d’une vie agitée.

    Hélas ! Si je la quitte avec quelque regret…

    Pardonnez, Acomat, je plains, avec sujet,

    Des cours dont les bontés trop mal récompensées

    M’avaient pris pour objet de toutes leurs pensées.

    ACOMAT

    Ah ! Si nous périssons, n’en accusez que vous,

    Seigneur. Dites un mot, et vous nous sauvez tous.

    Tout ce qui reste ici de braves janissaires,

    De la religion les saints dépositaires,

    Du peuple byzantin ceux qui plus respectés

    Par leur exemple seul règlent ses volontés,

    Sont prêts de vous conduire à la porte sacrée

    D’où les nouveaux sultans font leur première entrée.

    BAJAZET

    Hé bien, brave Acomat, si je leur suis si cher,

    Que des mains de Roxane ils viennent m’arracher.

    Du sérail, s’il le faut, venez forcer la porte.

    Entrez accompagné de leur vaillante escorte.

    J’aime mieux en sortir sanglant, couvert de coups,

    Que chargé, malgré moi, du nom de son époux.

    Peut-être je saurai dans ce désordre extrême,

    Par un beau désespoir me secourir moi-même,

    Attendre, en combattant, l’effet de votre foi,

    Et vous donner le temps de venir jusqu’à moi.

    ACOMAT

    Hé ! Pourrai-je empêcher malgré ma diligence,

    Que Roxane d’un coup n’assure sa vengeance ?

    Alors qu’aura servi ce zèle impétueux,

    Qu’a charger vos amis d’un crime infructueux ?

    Promettez. Affranchi du péril qui vous presse,

    Vous verrez de quel poids sera votre promesse.

    BAJAZET

    Moi !

    ACOMAT

    Ne rougissez point. Le sang des Ottomans

    Ne doit point en esclave obéir aux serments.

    Consultez ces héros, que le droit de la guerre

    Mena victorieux jusqu’au bout de la terre.

    Libres dans leur victoire, et maîtres de leur foi,

    L’intérêt de l’État fut leur unique loi,

    Et d’un trône si saint la moitié n’est fondée

    Que sur la foi promise et rarement gardée.

    Je m’emporte, Seigneur.

    BAJAZET

    Oui, je sais, Acomat,

    Jusqu’où les a portés l’intérêt de l’État.

    Mais ces mêmes héros prodigues de leur vie,

    Ne la rachetaient point par une perfidie.

    ACOMAT

    Ô courage inflexible ! Ô trop constante foi

    Que même en périssant j’admire malgré moi !

    Faut-il qu’en un moment un scrupule timide

    Perde… Mais quel bonheur nous envoie Atalide ?

    SCÈNE IV

    Bajazet, Atalide, Acomat.

    ACOMAT

    Ah, Madame ! venez avec moi vous unir.

    Il se perd.

    ATALIDE

    C’est de quoi je viens l’entretenir.

    Mais laissez-nous. Roxane à sa perte animée

    Veut que de ce palais la porte soit fermée.

    Toutefois, Acomat, ne vous éloignez pas.

    Peut-être on vous fera revenir sur vos pas.

    SCÈNE V

    Bajazet, Atalide.

    BAJAZET

    Hé bien ! C’est maintenant qu’il faut que je vous laisse.

    Le ciel punit ma feinte, et confond votre adresse.

    Rien ne m’a pu parer contre ses derniers coups :

    Il fallait, ou mourir, ou n’être plus à vous.

    De quoi nous a servi cette indigne contrainte ?

    Je meurs plus tard. Voilà tout le fruit de ma feinte.

    Je vous l’avais prédit. Mais vous l’avez voulu.

    J’ai reculé vos pleurs autant que je l’ai pu.

    Belle Atalide, au nom de cette complaisance,

    Daignez de la sultane éviter la présence.

    Vos pleurs vous trahiraient, cachez-les à ses yeux,

    Et ne prolongez point de dangereux adieux.

    ATALIDE

    Non, Seigneur. Vos bontés pour une infortunée

    Ont assez disputé contre la destinée.

    Il vous en coûte trop pour vouloir m’épargner.

    Il faut vous rendre. Il faut me quitter, et régner.

    BAJAZET

    Vous quitter ?

    ATALIDE

    Je le veux. Je me suis consultée.

    De mille soins jaloux jusqu’alors agitée,

    Il est vrai, je n’ai pu concevoir sans effroi

    Que Bajazet put vivre, et n’être plus à moi.

    Et lorsque quelquefois de ma rivale heureuse

    Je me représentais l’image douloureuse,

    Votre mort (pardonnez aux fureurs des amants)

    Ne me paraissait pas le plus grand des tourments.

    Mais à mes tristes yeux votre mort préparée

    Dans toute son horreur ne s’était pas montrée.

    Je ne vous voyais pas ainsi que je vous vois,

    Prêt à me dire adieu pour la dernière fois.

    Seigneur, je sais trop bien avec quelle constance

    Vous allez de la mort affronter la présence.

    Je sais que votre coeur se fait quelques plaisirs

    De me prouver sa foi dans ses derniers soupirs.

    Mais hélas ! Épargnez une âme plus timide.

    Mesurez vos malheurs aux forces d’Atalide,

    Et ne m’exposez point aux plus vives douleurs,

    Qui jamais d’une amante épuisèrent les pleurs.

    BAJAZET

    Et que deviendrez-vous, si dès cette journée

    Je célèbre à vos yeux ce funeste hyménée ?

    ATALIDE

    Ne vous informez point ce que je deviendrai.

    Peut-être à mon destin, Seigneur, j’obéirai.

    Que sais-je ? À ma douleur je chercherai des charmes.

    Je songerai peut-être au milieu de mes larmes,

    Qu’a vous perdre pour moi vous étiez résolu,

    Que vous vivez, qu’enfin c’est moi qui l’ai voulu.

    BAJAZET

    Non, vous ne verrez point cette fête cruelle.

    Plus vous me commandez de vous être infidèle,

    Madame, plus je vois combien vous méritez

    De ne point obtenir ce que vous souhaitez.

    Quoi ! Cet amour si tendre, et né dans notre enfance,

    Dont les feux avec nous ont cru dans le silence,

    Vos larmes que ma main pouvait seule arrêter,

    Mes serments redoublés de ne vous point quitter,

    Tout cela finirait par une perfidie ?

    J’épouserais, et qui ? (s’il faut que je le die)

    Une esclave attachée à ses seuls intérêts,

    Qui présente à mes yeux les supplices tout prêts,

    Qui m’offre ou son hymen, ou la mort infaillible ;

    Tandis qu’a mes périls Atalide sensible,

    Et trop digne du sang qui lui donna le jour,

    Veut me sacrifier jusques à son amour.

    Ah ! Qu’au jaloux sultan ma tête soit portée

    Puisqu’il faut à ce prix qu’elle soit rachetée.

    ATALIDE

    Seigneur, vous pourriez vivre, et ne me point trahir.

    BAJAZET

    Parlez. Si je le puis, je suis prêt d’obéir.

    ATALIDE

    La sultane vous aime. Et malgré sa colère,

    Si vous preniez, Seigneur, plus de soin de lui plaire,

    Si vos soupirs daignaient lui faire pressentir

    Qu’un jour…

    BAJAZET

    Je vous entends, je n’y puis consentir.

    Ne vous figurez point que dans cette journée

    D’un lâche désespoir ma vertu consternée

    Craigne les soins d’un trône ou je pourrais monter,

    Et par un prompt trépas cherche à les éviter.

    J’écoute trop, peut-être, une imprudente audace.

    Mais sans cesse occupé des grands noms de ma race,

    J’espérais que fuyant un indigne repos

    Je prendrais quelque place entre tant de héros.

    Mais quelque ambition, quelque amour qui me brûle

    Je ne puis plus tromper une amante crédule.

    En vain pour me sauver je vous l’aurais promis.

    Et ma bouche, et mes yeux du mensonge ennemis,

    Peut-être dans le temps que je voudrais lui plaire,

    Feraient par leur désordre un effet tout contraire,

    Et de mes froids soupirs ses regards offensés

    Verraient trop que mon coeur ne les a point poussés.

    Ô ciel ! Combien de fois je l’aurais éclaircie,

    Si je n’eusse à sa haine exposé que ma vie,

    Si je n’avais pas craint que ses soupçons jaloux

    N’eussent trop aisément remonté jusqu’à vous !

    Et j’irais l’abuser d’une fausse promesse ?

    Je me parjurerais ? Et par cette bassesse…

    Ah ! Loin de m’ordonner cet indigne détour,

    Si votre coeur était moins plein de son amour,

    Je vous verrais sans doute en rougir la première.

    Mais pour vous épargner une injuste prière,

    Adieu, je vais trouver Roxane de ce pas,

    Et je vous quitte.

    ATALIDE

    Et moi, je ne vous quitte pas.

    Venez, cruel, venez, je vais vous y conduire,

    Et de tous nos secrets c’est moi qui veux l’instruire.

    Puisque malgré mes pleurs mon amant furieux

    Se fait tant de plaisir d’expirer à mes yeux,

    Roxane malgré vous nous joindra l’un et l’autre.

    Elle aura plus de soif de mon sang que du vôtre,

    Et je pourrai donner à vos yeux effrayés

    Le spectacle sanglant que vous me prépariez.

    BAJAZET

    Ô ciel ! Que faites-vous ?

    ATALIDE

    Cruel, pouvez-vous croire

    Que je sois moins que vous jalouse de ma gloire ?

    Pensez-vous que cent fois en vous faisant parler

    Ma rougeur ne fut pas prête à me déceler ?

    Mais on me présentait votre perte prochaine.

    Pourquoi faut-il, ingrat, quand la mienne est certaine,

    Que vous n’osiez pour moi ce que j’osais pour vous ?

    Peut-être il suffira d’un mot un peu plus doux.

    Roxane dans son coeur peut-être vous pardonne.

    Vous-même vous voyez le temps qu’elle vous donne.

    A-t-elle en vous quittant fait sortir le vizir ?

    Des gardes à mes yeux viennent-ils vous saisir ?

    Enfin dans sa fureur implorant mon adresse,

    Ses pleurs ne m’ont-ils pas découvert sa tendresse ?

    Peut-être elle n’attend qu’un espoir incertain

    Qui lui fasse tomber les armes de la main.

    Allez, Seigneur. Sauvez votre vie, et la mienne.

    BAJAZET

    Hé bien. Mais quels discours faut-il que je lui tienne ?

    ATALIDE

    Ah ! Daignez sur ce choix ne me point consulter.

    L’occasion, le ciel pourra vous les dicter.

    Allez. Entre elle et vous je ne dois point paraître.

    Votre trouble, ou le mien, nous feraient reconnaître.

    Allez encore un coup, je n’ose m’y trouver.

    Dites… tout ce qu’il faut, Seigneur, pour vous sauver.

    ACTE III

    SCÈNE PREMIERE

    Atalide, Zaïre.

    ATALIDE

    Zaïre, il est donc vrai, sa grâce est prononcée.

    ZAÏRE

    Je vous l’ai dit, Madame, une esclave empressée,

    Qui courait de Roxane accomplir le désir,

    Aux portes du sérail a reçu le vizir.

    Ils ne m’ont point parlé. Mais mieux qu’aucun langage

    Le transport du vizir marquait sur son visage

    Qu’un heureux changement le rappelle au palais,

    Et qu’il y vient signer une éternelle paix.

    Roxane a pris sans doute une plus douce voie.

    ATALIDE

    Ainsi de toutes parts les plaisirs et la joie

    M’abandonnent, Zaïre, et marchent sur leurs pas.

    J’ai fait ce que j’ai dû, je ne m’en repens pas.

    ZAÏRE

    Quoi, Madame ! Quelle est cette nouvelle alarme ?

    ATALIDE

    Et ne t’a-t-on point dit, Zaïre, par quel charme,

    Ou pour mieux dire enfin, par quel engagement

    Bajazet a pu faire un si prompt changement ?

    Roxane en sa fureur paraissait inflexible.

    A-t-elle de son coeur quelque gage infaillible ?

    Parle. L’épouse-t-il ?

    ZAÏRE

    Je n’en ai rien appris.

    Mais enfin, s’il n’a pu se sauver qu’a ce prix,

    S’il fait ce que vous-même avez su lui prescrire,

    S’il l’épouse en un mot…

    ATALIDE

    S’il l’épouse, Zaïre !

    ZAÏRE

    Quoi ! Vous repentez-vous des généreux discours,

    Que vous dictait le soin de conserver ses jours ?

    ATALIDE

    Non, non, il ne fera que ce qu’il a dû faire.

    Sentiments trop jaloux, c’est à vous de vous taire.

    Si Bajazet l’épouse, il suit mes volontés.

    Respectez ma vertu qui vous a surmontés.

    À ces nobles conseils ne mêlez point le vôtre.

    Et loin de me le peindre entre les bras d’une autre,

    Laissez-moi sans regret me le représenter

    Au trône où mon amour l’a forcé de monter.

    Oui, je me reconnais, je suis toujours la même.

    Je voulais qu’il m’aimât, chère Zaïre, il m’aime,

    Et du moins cet espoir me console aujourd’hui,

    Que je vais mourir digne, et contente de lui.

    ZAÏRE

    Mourir ! Quoi vous auriez un dessein si funeste ?

    ATALIDE

    J’ai cédé mon amant, tu t’étonnes du reste.

    Peux-tu compter, Zaïre, au nombre des malheurs

    Une mort, qui prévient et finit tant de pleurs ?

    Qu’il vive, c’est assez. Je l’ai voulu sans doute,

    Et je le veux toujours, quelque prix qu’il m’en coûte.

    Je n’examine point ma joie ou mon ennui.

    J’aime assez mon amant pour renoncer à lui.

    Mais hélas ! Il peut bien penser avec justice,

    Que si j’ai pu lui faire un si grand sacrifice,

    Ce coeur, qui de ses jours prend ce funeste soin,

    L’aime trop pour vouloir en être le témoin.

    Allons, je veux savoir…

    ZAÏRE

    Modérez-vous de grâce.

    On vient vous informer de tout ce qui se passe.

    C’est le vizir.

    SCÈNE II

    Atalide, Acomat, Zaïre.

    ACOMAT

    Enfin nos amants sont d’accord,

    Madame. Un calme heureux nous remet dans le port.

    La sultane a laissé désarmer sa colère.

    Elle m’a déclaré sa volonté dernière ;

    Et tandis qu’elle montre au peuple épouvanté

    Du prophète divin l’étendard redouté,

    Qu’à marcher sur mes pas Bajazet se dispose,

    Je vais de ce signal faire entendre la cause,

    Remplir tous les esprits d’une juste terreur,

    Et proclamer enfin le nouvel empereur.

    Cependant permettez que je vous renouvelle

    Le souvenir du prix qu’on promit à mon zèle.

    N’attendez point de moi ces doux emportements,

    Tels que j’en vois paraître au coeur de ces amants.

    Mais si par d’autres soins plus dignes de mon âge,

    Par de profonds respects, par un long esclavage,

    Tel que nous le devons au sang de nos sultans,

    Je puis…

    ATALIDE

    Vous m’en pourrez instruire avec le temps.

    Avec le temps aussi vous pourrez me connaître.

    Mais quels sont ces transports qu’ils vous ont fait paraître ?

    ACOMAT

    Madame, doutez-vous des soupirs enflammés

    De deux jeunes amants l’un de l’autre charmés ?

    ATALIDE

    Non. Mais à dire vrai ce miracle m’étonne.

    Et dit-on à quel prix Roxane lui pardonne ?

    L’épouse-t-il enfin ?

    ACOMAT

    Madame, je le crois

    Voici tout ce qui vient d’arriver devant moi.

    Surpris, je l’avouerai, de leur fureur commune,

    Querellant les amants, l’amour, et la fortune,

    J’étais de ce palais sorti désespéré.

    Déjà sur un vaisseau dans le port préparé,

    Chargeant de mon débris les reliques plus chères,

    Je méditais ma fuite aux terres étrangères.

    Dans ce triste dessein au palais rappelé,

    Plein de joie et d’espoir j’ai couru, j’ai volé.

    La porte du sérail à ma voix s’est ouverte.

    Et d’abord une esclave a mes yeux s’est offerte,

    Qui m’a conduit sans bruit dans un appartement

    Ou Roxane attentive écoutait son amant.

    Tout gardait devant eux un auguste silence.

    Moi-même résistant à mon impatience,

    Et respectant de loin leur secret entretien,

    J’ai longtemps immobile observé leur maintien.

    Enfin avec des yeux qui découvraient son âme,

    L’une a tendu la main pour gage de sa flamme,

    L’autre avec des regards éloquents, pleins d’amour,

    L’a de ses feux, Madame, assurée à son tour.

    ATALIDE

    Hélas !

    ACOMAT

    Ils m’ont alors aperçu l’un et l’autre.

    « Voilà, m’a-t-elle dit, votre prince et le nôtre.

    Je vais, brave Acomat, le remettre en vos mains.

    Allez lui préparer les honneurs souverains.

    Qu’un peuple obéissant l’attende dans le temple.

    Le sérail va bientôt vous en donner l’exemple. »

    Aux pieds de Bajazet alors je suis tombé,

    Et soudain à leurs yeux je me suis dérobé.

    Trop heureux d’avoir pu, par un récit fidèle,

    De leur paix en passant vous conter la nouvelle,

    Et m’acquitter vers vous de mes respects profonds,

    Je vais le couronner, Madame, et j’en réponds.

    SCÈNE III

    Atalide, Zaïre.

    ATALIDE

    Allons, retirons-nous, ne troublons point leur joie.

    ZAÏRE

    Ah, Madame ! Croyez…

    ATALIDE

    Que veux-tu que je croie ?

    Quoi donc ? À ce spectacle irai-je m’exposer ?

    Tu vois que c’en est fait. Ils se vont épouser.

    La sultane est contente, il l’assure qu’il l’aime.

    Mais je ne m’en plains pas, je l’ai voulu moi-même.

    Cependant croyais-tu, quand jaloux de sa foi,

    Il s’allait plein d’amour sacrifier pour moi,

    Lorsque son coeur tantôt m’exprimant sa tendresse,

    Refusait à Roxane une simple promesse,

    Quand mes larmes en vain tâchaient de l’émouvoir,

    Quand je m’applaudissais de leur peu de pouvoir ;

    Croyais-tu que son coeur contre toute apparence,

    Pour la persuader trouvât tant d’éloquence ?

    Ah ! Peut-être, après tout, que sans trop se forcer,

    Tout ce qu’il a pu dire, il a pu le penser.

    Peut-être en la voyant, plus sensible pour elle

    Il a vu dans ses yeux quelque grâce nouvelle.

    Elle aura devant lui fait parler ses douleurs,

    Elle l’aime, un Empire autorise ses pleurs,

    Tant d’amour touche enfin une âme généreuse.

    Hélas ! Que de raisons contre une malheureuse !

    ZAÏRE

    Mais ce succès, Madame, est encore incertain.

    Attendez.

    ATALIDE

    Non, vois-tu, je le nierais en vain.

    Je ne prends point plaisir à croître ma misère.

    Je sais pour se sauver tout ce qu’il a dû faire.

    Quand mes pleurs vers Roxane ont rappelé ses pas,

    Je n’ai point prétendu qu’il ne m’obéît pas.

    Mais après les adieux que je venais d’entendre,

    Après tous les transports d’une douleur si tendre,

    Je sais qu’il n’a point dû lui faire remarquer

    La joie et les transports qu’on vient de m’expliquer.

    Toi-même juge-nous, et vois si je m’abuse :

    Pourquoi de ce conseil moi seule suis-je excluse ?

    Au sort de Bajazet ai-je si peu de part ?

    À me chercher lui-même attendrait-il si tard,

    N’était que de son coeur le trop juste reproche

    Lui fait peut-être, hélas ! Éviter cette approche ?

    Mais non, je lui veux bien épargner ce souci.

    Il ne me verra plus.

    ZAÏRE

    Madame, le voici.

    SCÈNE IV

    Bajazet, Atalide, Zaïre.

    BAJAZET

    C’en est fait, j’ai parlé, vous êtes obéie.

    Vous n’avez plus, Madame, à craindre pour ma vie.

    Et je serais heureux, si la foi, si l’honneur

    Ne me reprochait point mon injuste bonheur,

    Si mon coeur, dont le trouble en secret me condamne,

    Pouvait me pardonner aussi bien que Roxane.

    Mais enfin je me vois les armes a la main.

    Je suis libre, et je puis contre un frère inhumain,

    Non plus par un silence aidé de votre adresse

    Disputer en ces lieux le coeur de sa maîtresse,

    Mais par de vrais combats, par de nobles dangers,

    Moi-même le cherchant aux climats étrangers,

    Lui disputer les coeurs du peuple et de l’armée,

    Et pour juge entre nous prendre la Renommée.

    Que vois-je ? Qu’avez-vous ? Vous pleurez !

    ATALIDE

    Non, Seigneur,

    Je ne murmure point contre votre bonheur.

    Le ciel, le juste ciel vous devait ce miracle.

    Vous savez si jamais j’y formai quelque obstacle.

    Tant que j’ai respiré, vos yeux me sont témoins

    Que votre seul péril occupait tous mes soins,

    Et puisqu’il ne pouvait finir qu’avec ma vie,

    C’est sans regret aussi que je la sacrifie.

    Il est vrai, si le ciel eut écouté mes voeux,

    Qu’il pouvait m’accorder un trépas plus heureux.

    Vous n’en auriez pas moins épousé ma rivale.

    Vous pouviez l’assurer de la foi conjugale.

    Mais vous n’auriez pas joint à ce titre d’époux,

    Tous ces gages d’amour qu’elle a reçus de vous.

    Roxane s’estimait assez récompensée,

    Et j’aurais en mourant cette douce pensée,

    Que vous ayant moi-même imposé cette loi,

    Je vous ai vers Roxane envoyé plein de moi,

    Qu’emportant chez les morts toute votre tendresse

    Ce n’est point un amant en vous que je lui laisse.

    BAJAZET

    Que parlez-vous, Madame, et d’époux et d’amant ?

    Ô ciel ! De ce discours quel est le fondement ?

    Qui peut vous avoir fait ce récit infidèle ?

    Moi j’aimerais Roxane, ou je vivrais pour elle,

    Madame ! Ah croyez-vous que loin de le penser,

    Ma bouche seulement eut pu le prononcer ?

    Mais l’un ni l’autre enfin n’était point nécessaire,

    La sultane a suivi son penchant ordinaire :

    Et soit qu’elle ait d’abord expliqué mon retour

    Comme un gage certain qui marquait mon amour,

    Soit que le temps trop cher la pressât de se rendre :

    À peine ai-je parlé, que sans presque m’entendre,

    Ses pleurs précipités ont coupé mes discours.

    Elle met dans ma main sa fortune, ses jours,

    Et se fiant enfin a ma reconnaissance,

    D’un hymen infaillible a formé l’espérance.

    Moi-même rougissant de sa crédulité,

    Et d’un amour si tendre et si peu mérité,

    Dans ma confusion, que Roxane, Madame,

    Attribuait encore à l’excès de ma flamme,

    Je me trouvais barbare, injuste, criminel.

    Croyez qu’il m’a fallu dans ce moment cruel,

    Pour garder jusqu’au bout un silence perfide,

    Rappeler tout l’amour que j’ai pour Atalide.

    Cependant quand je viens après de tels efforts

    Chercher quelque secours contre tous mes remords,

    Vous-même contre moi je vous vois irritée

    Reprocher votre mort à mon âme agitée.

    Je vois enfin, je vois qu’en ce même moment

    Tout ce que je vous dis vous touche faiblement.

    Madame, finissons et mon trouble, et le vôtre.

    Ne nous affligeons point vainement l’un et l’autre.

    Roxane n’est pas loin. Laissez agir ma foi.

    J’irai, bien plus content et de vous et de moi,

    Détromper son amour d’une feinte forcée,

    Que je n’allais tantôt déguiser ma pensée.

    La voici.

    ATALIDE

    Juste ciel ! Où va-t-il s’exposer ?

    Si vous m’aimez, gardez de la désabuser.

    SCÈNE V

    Bajazet, Roxane, Atalide.

    ROXANE

    Venez, Seigneur, venez. Il est temps de paraître,

    Et que tout le sérail reconnaisse son maître.

    Tout ce peuple nombreux, dont il est habité,

    Assemblé par mon ordre attend ma volonté.

    Mes esclaves gagnés, que le reste va suivre,

    Sont les premiers sujets que mon amour vous livre.

    L’auriez-vous cru, Madame, et qu’un si prompt retour

    Fît à tant de fureur succéder tant d’amour ?

    Tantôt à me venger fixe et déterminée,

    Je jurais qu’il voyait sa dernière journée.

    À peine cependant Bajazet m’a parlé,

    L’amour fit le serment, l’amour l’a violé.

    J’ai cru dans son désordre entrevoir sa tendresse,

    J’ai prononcé sa grâce, et je crois sa promesse.

    BAJAZET

    Oui, je vous ai promis, et j’ai donné ma foi

    De n’oublier jamais tout ce que je vous dois ;

    J’ai juré que mes soins, ma juste complaisance,

    Vous répondront toujours de ma reconnaissance.

    Si je puis à ce prix mériter vos bienfaits,

    Je vais de vos bontés attendre les effets.

    SCÈNE VI

    Roxane, Atalide.

    ROXANE

    De quel étonnement, ô ciel ! Suis-je frappée ?

    Est-ce un songe ? Et mes yeux ne m’ont-ils point trompée ?

    Quel est ce sombre accueil, et ce discours glacé

    Qui semble révoquer tout ce qui s’est passé ?

    Sur quel espoir croit-il que je me sois rendue,

    Et qu’il ait regagné mon amitié perdue ?

    J’ai cru qu’il me jurait que jusques à la mort

    Son amour me laissait maîtresse de son sort.

    Se repent-il déjà de m’avoir apaisée ?

    Mais moi-même tantôt me serais-je abusée ?

    Ah !… Mais il vous parlait. Quels étaient ses discours,

    Madame ?

    ATALIDE

    Moi, Madame ! Il vous aime toujours.

    ROXANE

    Il y va de sa vie au moins que je le croie.

    Mais de grâce, parmi tant de sujets de joie,

    Répondez-moi, comment pouvez-vous expliquer

    Ce chagrin, qu’en sortant il m’a fait remarquer ?

    ATALIDE

    Madame, ce chagrin n’a point frappé ma vue.

    Il m’a de vos bontés longtemps entretenue.

    Il en était tout plein quand je l’ai rencontré.

    J’ai cru le voir sortir tel qu’il était entré.

    Mais, Madame, après tout, faut-il être surprise,

    Que tout prêt d’achever cette grande entreprise

    Bajazet s’inquiète, et qu’il laisse échapper

    Quelque marque des soins qui doivent l’occuper ?

    ROXANE

    Je vois qu’à l’excuser votre adresse est extrême.

    Vous parlez mieux pour lui, qu’il ne parle lui-même.

    ATALIDE

    Et quel autre intérêt…

    ROXANE

    Madame, c’est assez.

    Je conçois vos raisons mieux que vous ne pensez.

    Laissez-moi. J’ai besoin d’un peu de solitude.

    Ce jour me jette aussi dans quelque inquiétude.

    J’ai, comme Bajazet, mon chagrin et mes soins,

    Et je veux un moment y penser sans témoins.

    SCÈNE VII

    ROXANE, seule.

    De tout ce que je vois que faut-il que je pense ?

    Tous deux à me tromper sont-ils d’intelligence ?

    Pourquoi ce changement, ce discours, ce départ ?

    N’ai-je pas même entre eux surpris quelque regard ?

    Bajazet interdit ! Atalide étonnée !

    Ô ciel ! À cet affront m’auriez-vous condamnée ?

    De mon aveugle amour seraient-ce là les fruits ?

    Tant de jours douloureux, tant d’inquiètes nuits,

    Mes brigues, mes complots, ma trahison fatale,

    N’aurais-je tout tenté que pour une rivale !

    Mais peut-être qu’aussi trop prompte à m’affliger

    J’observe de trop près un chagrin passager.

    J’impute à son amour l’effet de son caprice.

    N’eut-il pas jusqu’au bout conduit son artifice ?

    Prêt à voir le succès de son déguisement,

    Quoi, ne pouvait-il pas feindre encore un moment ?

    Non, non, rassurons-nous. Trop d’amour m’intimide.

    Et pourquoi dans son coeur redouter Atalide ?

    Quel serait son dessein ? Qu’a-t-elle fait pour lui ?

    Qui de nous deux enfin le couronne aujourd’hui ?

    Mais hélas ! De l’amour ignorons-nous l’empire ?

    Si par quelque autre charme Atalide l’attire,

    Qu’importe qu’il nous doive, et le sceptre, et le jour ?

    Les bienfaits dans un coeur balancent-ils l’amour ?

    Et sans chercher plus loin, quand l’ingrat me sut plaire,

    Ai-je mieux reconnu les bontés de son frère ?

    Ah ! Si d’une autre chaîne il n’était point lié,

    L’offre de mon hymen l’eut-il tant effrayé ?

    N’eut-il pas sans regret secondé mon envie ?

    L’eut-il refusé même aux dépens de sa vie ?

    Que de justes raisons… Mais qui vient me parler ?

    Que veut-on ?

    SCÈNE VIII

    Roxane, Zatime.

    ZATIME

    Pardonnez si j’ose vous troubler.

    Mais, Madame, un esclave arrive de l’armée ;

    Et quoique sur la mer la porte fut fermée,

    Les gardes sans tarder l’ont ouverte à genoux

    Aux ordres du sultan qui s’adressent à vous.

    Mais, ce qui me surprend, c’est Orcan qu’il envoie.

    ROXANE

    Orcan !

    ZATIME

    Oui, de tous ceux que le sultan emploie,

    Orcan le plus fidèle a servir ses desseins,

    Né sous le ciel brûlant des plus noirs Africains.

    Madame, il vous demande avec impatience.

    Mais j’ai cru vous devoir avertir par avance,

    Et souhaitant surtout qu’il ne vous surprît pas

    Dans votre appartement j’ai retenu ses pas.

    ROXANE

    Quel malheur imprévu vient encor me confondre ?

    Quel peut être cet ordre ? Et que puis-je répondre ?

    Il n’en faut point douter, le sultan inquiet

    Une seconde fois condamne Bajazet.

    On ne peut sur ses jours sans moi rien entreprendre.

    Tout m’obéit ici. Mais dois-je le défendre ?

    Quel est mon empereur ? Bajazet ? Amurat ?

    J’ai trahi l’un. Mais l’autre est peut-être un ingrat.

    Le temps presse. Que faire en ce doute funeste ?

    Allons. Employons bien le moment qui nous reste.

    Ils ont beau se cacher. L’amour le plus discret

    Laisse par quelque marque échapper son secret.

    Observons Bajazet. Étonnons Atalide.

    Et couronnons l’amant, ou perdons le perfide.

    ACTE IV

    SCÈNE PREMIERE

    Atalide, Zaïre.

    ATALIDE

    Ah ! Sais-tu mes frayeurs ? Sais-tu que dans ces lieux

    J’ai vu du fier Orcan le visage odieux ?

    En ce moment fatal que je crains sa venue !

    Que je crains… Mais dis-moi, Bajazet t’a-t-il vue ?

    Qu’a-t-il dit ? Se rend-il, Zaïre, à mes raisons ?

    Ira-t-il voir Roxane, et calmer ses soupçons ?

    ZAÏRE

    Il ne peut plus la voir sans qu’elle le commande.

    Roxane ainsi l’ordonne, elle veut qu’il l’attende.

    Sans doute à cet esclave elle veut le cacher.

    J’ai feint en le voyant de ne le point chercher.

    J’ai rendu votre lettre, et j’ai pris sa réponse.

    Madame, vous verrez ce qu’elle vous annonce.

    ATALIDE, lit.

    « Après tant d’injustes détours

    Faut-il qu’à feindre encor votre amour me convie ?

    Mais je veux bien prendre soin d’une vie,

    Dont vous jurez que dépendent vos jours.

    Je verrai la sultane. Et par ma complaisance,

    Par de nouveaux serments de ma reconnaissance,

    J’apaiserai, si je puis, son courroux.

    N’exigez rien de plus. Ni la mort, ni vous-même,

    Ne me ferez jamais prononcer que je l’aime,

    Puisque jamais je n’aimerai que vous. »

    Hélas ! Que me dit-il ? Croit-il que je l’ignore ?

    Ne sais-je pas assez qu’il m’aime, qu’il m’adore ?

    Est-ce ainsi qu’à mes voeux il sait s’accommoder ?

    C’est Roxane, et non moi qu’il faut persuader.

    De quelle crainte encor me laisse-t-il saisie ?

    Funeste aveuglement ! Perfide jalousie !

    Récit menteur ! Soupçons que je n’ai pu celer !

    Fallait-il vous entendre, ou fallait-il parler ?

    C’était fait, mon bonheur surpassait mon attente.

    J’étais aimée, heureuse, et Roxane contente.

    Zaïre, s’il se peut, retourne sur tes pas.

    Qu’il l’apaise. Ces mots ne me suffisent pas.

    Que sa bouche, ses yeux, tout l’assure qu’il l’aime.

    Qu’elle le croie enfin. Que ne puis je moi-même

    Échauffant par mes pleurs ses soins trop languissants,

    Mettre dans ses discours tout l’amour que je sens !

    Mais à d’autres périls je crains de le commettre.

    ZAÏRE

    Roxane vient à vous.

    ATALIDE

    Ah ! Cachons cette lettre.

    SCÈNE II

    Roxane, Atalide, Zatime, Zaïre.

    ROXANE, à Zatime.

    Viens. J’ai reçu cet ordre. Il faut l’intimider.

    ATALIDE, à Zaïre.

    Va, cours, et tâche enfin de le persuader.

    SCÈNE III

    Roxane, Atalide, Zatime.

    ROXANE

    Madame, j’ai reçu des lettres de l’armée,

    De tout ce qui s’y passe êtes-vous informée ?

    ATALIDE

    On m’a dit que du camp un esclave est venu,

    Le reste est un secret qui ne m’est pas connu.

    ROXANE

    Amurat est heureux, la fortune est changée,

    Madame, et sous ses lois Babylone est rangée.

    ATALIDE

    Hé quoi, Madame ? Osmin…

    ROXANE

    Était mal averti.

    Et depuis son départ cet esclave est parti.

    C’en est fait.

    ATALIDE

    Quel revers !

    ROXANE

    Pour comble de disgrâces

    Le sultan qui l’envoie est parti sur ses traces.

    ATALIDE

    Quoi ! Les Persans armés ne l’arrêtent donc pas ?

    ROXANE

    Non, Madame. Vers nous il revient à grands pas.

    ATALIDE

    Que je vous plains, Madame ! Et qu’il est nécessaire

    D’achever promptement ce que vous vouliez faire !

    ROXANE

    Il est tard de vouloir s’opposer au vainqueur.

    ATALIDE

    Ô ciel !

    ROXANE

    Le temps n’a point adouci sa rigueur.

    Vous voyez dans mes mains sa volonté suprême.

    ATALIDE

    Et que vous mande-t-il ?

    ROXANE

    Voyez. Lisez vous-même.

    Vous connaissez, Madame, et la lettre, et le seing.

    ATALIDE

    Du cruel Amurat je reconnais la main.

    Elle lit.

    « Avant que Babylone éprouvât ma puissance,

    Je vous ai fait porter mes ordres absolus.

    Je ne veux point douter de votre obéissance,

    Et crois que maintenant Bajazet ne vit plus.

    Je laisse sous mes lois Babylone asservie,

    Et confirme en partant mon ordre souverain.

    Vous, si vous avez soin de votre propre vie,

    Ne vous montrez a moi que sa tête à la main. »

    ROXANE

    Hé bien ?

    ATALIDE

    Cache tes pleurs, malheureuse Atalide.

    ROXANE

    Que vous semble ?

    ATALIDE

    Il poursuit son dessein parricide.

    Mais il pense proscrire un prince sans appui.

    Il ne sait pas l’amour qui vous parle pour lui,

    Que vous et Bajazet vous ne faites qu’une âme,

    Que plutôt, s’il le faut, vous mourrez…

    ROXANE

    Moi, Madame ?

    Je voudrais le sauver, je ne le puis haïr.

    Mais…

    ATALIDE

    Quoi donc ? Qu’avez-vous résolu ?

    ROXANE

    D’obéir.

    ATALIDE

    D’obéir !

    ROXANE

    Et que faire en ce péril extrême ?

    Il le faut.

    ATALIDE

    Quoi ! Ce prince aimable… qui vous aime

    Verra finir ses jours qu’il vous a destinés !

    ROXANE

    Il le faut. Et déjà mes ordres sont donnés.

    ATALIDE

    Je me meurs.

    ZATIME

    Elle tombe, et ne vit plus qu’a peine.

    ROXANE

    Allez, conduisez-la dans la chambre prochaine.

    Mais au moins observez ses regards, ses discours,

    Tout ce qui convaincra leurs perfides amours.

    SCÈNE IV

    ROXANE, seule.

    Ma rivale à mes yeux s’est enfin déclarée.

    Voila sur quelle foi je m’étais assurée.

    Depuis six mois entiers j’ai cru que nuit et jour

    Ardente elle veillait au soin de mon amour.

    Et c’est moi qui du sien ministre trop fidèle

    Semble depuis six mois ne veiller que pour elle,

    Qui me suis appliquée à chercher les moyens

    De lui faciliter tant d’heureux entretiens,

    Et qui même souvent prévenant son envie

    Ai hâté les moments les plus doux de sa vie.

    Ce n’est pas tout. Il faut maintenant m’éclaircir,

    Si dans sa perfidie elle a su réussir.

    Il faut… Mais que pourrais-je apprendre davantage ?

    Mon malheur n’est-il pas écrit sur son visage ?

    Vois-je pas au travers de son saisissement,

    Un coeur dans ses douleurs content de son amant ?

    Exempte des soupçons dont je suis tourmentée,

    Ce n’est que pour ses jours qu’elle est épouvantée.

    N’importe. Poursuivons. Elle peut comme moi

    Sur des gages trompeurs s’assurer de sa foi.

    Pour le faire expliquer tendons-lui quelque piège.

    Mais quel indigne emploi moi-même m’imposé-je ?

    Quoi donc ! À me gêner appliquant mes esprits

    J’irai faire a mes yeux éclater ses mépris ?

    Lui-même il peut prévoir et tromper mon adresse.

    D’ailleurs l’ordre, l’esclave, et le vizir me presse.

    Il faut prendre parti, l’on m’attend. Faisons mieux.

    Sur tout ce que j’ai vu fermons plutôt les yeux.

    Laissons de leur amour la recherche importune.

    Poussons à bout l’ingrat, et tentons la fortune.

    Voyons, si par mes soins sur le trône élevé,

    Il osera trahir l’amour qui l’a sauvé.

    Et si de mes bienfaits lâchement libérale

    Sa main en osera couronner ma rivale.

    Je saurai bien toujours retrouver le moment

    De punir, s’il le faut, la rivale, et l’amant.

    Dans ma juste fureur observant le perfide

    Je saurai le surprendre avec son Atalide.

    Et d’un même poignard les unissant tous deux,

    Les percer l’un et l’autre, et moi-même après eux.

    Voilà, n’en doutons point, le parti qu’il faut prendre,

    Je veux tout ignorer.

    SCÈNE V

    Roxane, Zatime.

    ROXANE

    Ah ! Que viens-tu m’apprendre,

    Zatime ? Bajazet en est-il amoureux ?

    Vois-tu dans ses discours qu’ils s’entendent tous deux ?

    ZATIME

    Elle n’a point parlé. Toujours évanouie,

    Madame, elle ne marque aucun reste de vie

    Que par de longs soupirs, et des gémissements,

    Qu’il semble que son coeur va suivre à tous moments.

    Vos femmes, dont le soin à l’envi la soulage,

    Ont découvert son sein, pour leur donner passage.

    Moi-même avec ardeur secondant ce dessein,

    J’ai trouvé ce billet enfermé dans son sein.

    Du prince votre amant j’ai reconnu la lettre,

    Et j’ai cru qu’en vos mains je devais le remettre.

    ROXANE

    Donne. Pourquoi frémir ? Et quel trouble soudain

    Me glace a cet objet et fait trembler ma main ?

    Il peut l’avoir écrit sans m’avoir offensée.

    Il peut même… Lisons, et voyons sa pensée.

    «  ……………… Ni la mort, ni vous-même,

    Ne me ferez jamais prononcer que je l’aime,

    Puisque jamais je n’aimerai que vous. »

    Ah ! De la trahison me voilà donc instruite.

    Je reconnais l’appas, dont ils m’avaient séduite.

    Ainsi donc mon amour était récompensé,

    Lâche, indigne du jour que je t’avais laissé ?

    Ah ! Je respire enfin. Et ma joie est extrême

    Que le traître une fois se soit trahi lui-même.

    Libre des soins cruels, ou j’allais m’engager,

    Ma tranquille fureur n’a plus qu’à se venger.

    Qu’il meure. Vengeons-nous. Courez. Qu’on le saisisse.

    Que la main des muets s’arme pour son supplice.

    Qu’ils viennent préparer ces noeuds infortunés,

    Par qui de ses pareils les jours sont terminés.

    Cours, Zatime, sois prompte à servir ma colère.

    ZATIME

    Ah Madame !

    ROXANE

    Quoi donc ?

    ZATIME

    Si sans trop vous déplaire,

    Dans les justes transports, Madame, où je vous vois,

    J’osais vous faire entendre une timide voix ;

    Bajazet, il est vrai, trop indigne de vivre,

    Aux mains de ces cruels mérite qu’on le livre.

    Mais tout ingrat qu’il est, croyez-vous aujourd’hui

    Qu’Amurat ne soit pas plus à craindre que lui ?

    Et qui sait si déjà quelque bouche infidèle

    Ne l’a point averti de votre amour nouvelle ?

    Des coeurs comme le sien, vous le savez assez,

    Ne se regagnent plus, quand ils sont offensés,

    Et la plus prompte mort dans ce moment sévère

    Devient de leur amour la marque la plus chère.

    ROXANE

    Avec quelle insolence, et quelle cruauté,

    Ils se jouaient tous deux de ma crédulité !

    Quel penchant, quel plaisir je sentais à les croire !

    Tu ne remportais pas une grande victoire,

    Perfide, en abusant ce coeur préoccupé,

    Qui lui-même craignait de se voir détrompé.

    Moi ! Qui de ce haut rang qui me rendait si fière,

    Dans le sein du malheur t’ai cherché la première,

    Pour attacher des jours tranquilles, fortunés,

    Aux périls dont tes jours étaient environnés,

    Après tant de bonté, de soin, d’ardeurs extrêmes,

    Tu ne saurais jamais prononcer que tu m’aimes !

    Mais dans quel souvenir me laissé-je égarer ?

    Tu pleures malheureuse ? Ah ! Tu devais pleurer,

    Lorsque d’un vain désir à ta perte poussée,

    Tu conçus de le voir la première pensée.

    Tu pleures ? Et l’ingrat tout prêt à te trahir

    Prépare les discours dont il veut t’éblouir.

    Pour plaire à ta rivale il prend soin de sa vie.

    Ah ! Traître, tu mourras. Quoi ! Tu n’es point partie ?

    Va. Mais nous-même allons, précipitons nos pas.

    Qu’il me voie attentive au soin de son trépas,

    Lui montrer à la fois, et l’ordre de son frère,

    Et de sa trahison ce gage trop sincère.

    Toi, Zatime, retiens ma rivale en ces lieux.

    Qu’il n’ait en expirant que ses cris pour adieux.

    Qu’elle soit cependant fidèlement servie.

    Prends soin d’elle. Ma haine a besoin de sa vie.

    Ah ! Si pour son amant facile à s’attendrir

    La peur de son trépas la fit presque mourir,

    Quel surcroît de vengeance et de douceur nouvelle,

    De le montrer bientôt pâle et mort devant elle,

    De voir sur cet objet ses regards arrêtés

    Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés !

    Va, retiens-la. Surtout garde bien le silence.

    Moi… Mais qui vient ici différer ma vengeance ?

    SCÈNE VI

    Roxane, Acomat, Osmin.

    ACOMAT

    Que faites-vous, Madame ? En quels retardements

    D’un jour si précieux perdez-vous les moments ?

    Byzance par mes soins presque entière assemblée

    Interroge ses chefs, de leur crainte troublée.

    Et tous, pour s’expliquer, ainsi que mes amis,

    Attendent le signal que vous m’aviez promis.

    D’où vient que sans répondre à leur impatience,

    Le sérail cependant garde un triste silence ?

    Déclarez-vous, Madame, et sans plus différer…

    ROXANE

    Oui, vous serez content, je vais me déclarer.

    ACOMAT

    Madame, quel regard, et quelle voix sévère

    Malgré votre discours m’assure du contraire ?

    Quoi ! Déjà votre amour des obstacles vaincu…

    ROXANE

    Bajazet est un traître, et n’a que trop vécu.

    ACOMAT

    Lui !

    ROXANE

    Pour moi, pour vous-même également perfide,

    Il nous trompait tous deux.

    ACOMAT

    Comment ?

    ROXANE

    Cette Atalide,

    Qui même n’était pas un assez digne prix,

    De tout ce que pour lui vous avez entrepris…

    ACOMAT

    Hé bien ?

    ROXANE

    Lisez. Jugez après cette insolence,

    Si nous devons d’un traître embrasser la défense.

    Obéissons plutôt à la juste rigueur

    D’Amurat qui s’approche et retourne vainqueur,

    Et livrant sans regret un indigne complice,

    Apaisons le sultan par un prompt sacrifice.

    ACOMAT, lui rendant le billet.

    Oui, puisque jusque-là l’ingrat m’ose outrager,

    Moi-même, s’il le faut, je m’offre à vous venger,

    Madame. Laissez-moi nous laver l’un et l’autre

    Du crime que sa vie a jeté sur la nôtre.

    Montrez-moi le chemin, j’y cours.

    ROXANE

    Non, Acomat.

    Laissez-moi le plaisir de confondre l’ingrat.

    Je veux voir son désordre, et jouir de sa honte.

    Je perdrais ma vengeance en la rendant si prompte.

    Je vais tout préparer. Vous cependant allez

    Disperser promptement vos amis assemblés.

    SCÈNE VII

    Acomat, Osmin.

    ACOMAT

    Demeure. Il n’est pas temps, cher Osmin, que je sorte.

    OSMIN

    Quoi ! Jusque-là, Seigneur, votre amour vous transporte ?

    N’avez-vous pas poussé la vengeance assez loin ?

    Voulez-vous de sa mort être encor le témoin ?

    ACOMAT

    Que veux tu dire ? Es-tu toi-même si crédule,

    Que de me soupçonner d’un courroux ridicule ;

    Moi jaloux ? Plut au ciel qu’en me manquant de foi,

    L’imprudent Bajazet n’eut offensé que moi !

    OSMIN

    Et pourquoi donc, Seigneur, au lieu de le défendre…

    ACOMAT

    Et la sultane est-elle en état de m’entendre ?

    Ne voyais-tu pas bien, quand je l’allais trouver,

    Que j’allais avec lui me perdre, ou me sauver ?

    Ah, de tant de conseils événement sinistre !

    Prince aveugle ! Ou plutôt trop aveugle ministre !

    Il te sied bien, d’avoir en de si jeunes mains

    Chargé d’ans, et d’honneurs, confié tes desseins,

    Et laissé d’un vizir la fortune flottante

    Suivre de ces amants la conduite imprudente.

    OSMIN

    Hé ! Laissez-les entre eux exercer leur courroux.

    Bajazet veut périr, Seigneur, songez à vous.

    Qui peut de vos desseins révéler le mystere,

    Sinon quelques amis engagés à se taire ?

    Vous verrez par sa mort le sultan adouci.

    ACOMAT

    Roxane en sa fureur peut raisonner ainsi ;

    Mais moi, qui vois plus loin, qui par un long usage

    Des maximes du trône ai fait l’apprentissage,

    Qui d’emplois en emplois vieilli sous trois sultans,

    Ai vu de mes pareils les malheurs éclatants,

    Je sais, sans me flatter, que de sa seule audace

    Un homme tel que moi doit attendre sa grâce,

    Et qu’une mort sanglante est l’unique traité

    Qui reste entre l’esclave, et le maître irrité.

    OSMIN

    Fuyez donc.

    ACOMAT

    J’approuvais tantôt cette pensée,

    Mon entreprise alors était moins avancée.

    Mais il m’est désormais trop dur de reculer.

    Par une belle chute il faut me signaler,

    Et laisser un débris du moins après ma fuite,

    Qui de mes ennemis retarde la poursuite.

    Bajazet vit encor. Pourquoi nous étonner ?

    Acomat de plus loin a su le ramener.

    Sauvons-le, malgré lui, de ce péril extrême,

    Pour nous, pour nos amis, pour Roxane elle-même.

    Tu vois combien son coeur prêt à le protéger,

    A retenu mon bras trop prompt à la venger.

    Je connais peu l’amour. Mais j’ose te répondre

    Qu’il n’est pas condamné puisqu’on le veut confondre,

    Que nous avons du temps. Malgré son désespoir

    Roxane l’aime encore, Osmin, et le va voir.

    OSMIN

    Enfin que vous inspire une si noble audace ?

    Si Roxane l’ordonne, il faut quitter la place.

    Ce palais est tout plein…

    ACOMAT

    Oui, d’esclaves obscurs,

    Nourris loin de la guerre, à l’ombre de ses murs.

    Mais toi, dont la valeur d’Amurat oubliée

    Par de communs chagrins à mon sort s’est liée,

    Voudras-tu jusqu’au bout seconder mes fureurs ?

    OSMIN

    Seigneur, vous m’offensez. Si vous mourez, je meurs.

    ACOMAT

    D’amis, et de soldats une troupe hardie

    Aux portes du palais attend notre sortie.

    La sultane d’ailleurs se fie à mes discours.

    Nourri dans le sérail j’en connais les détours.

    Je sais de Bajazet l’ordinaire demeure.

    Ne tardons plus. Marchons. Et s’il faut que je meure,

    Mourons, moi, cher Osmin, comme un vizir ; et toi,

    Comme le favori d’un homme tel que moi.

    ACTE V

    SCÈNE PREMIÈRE

    ATALIDE, seule.

    Hélas ! Je cherche en vain. Rien ne s’offre a ma vue.

    Malheureuse ! Comment puis-je l’avoir perdue ?

    Ciel, aurais-tu permis que mon funeste amour

    Exposât mon amant tant de fois en un jour ?

    Que pour dernier malheur, cette lettre fatale

    Fut encor parvenue aux yeux de ma rivale ?

    J’étais en ce lieu même, et ma timide main,

    Quand Roxane a paru, l’a cachée en mon sein.

    Sa présence a surpris mon âme désolée.

    Ses menaces, sa voix, un ordre m’a troublée.

    J’ai senti défaillir ma force, et mes esprits.

    Ses femmes m’entouraient quand je les ai repris,

    À mes yeux étonnés leur troupe est disparue.

    Ah ! Trop cruelles mains qui m’avez secourue,

    Vous m’avez vendu cher vos secours inhumains,

    Et par vous cette lettre a passé dans ses mains.

    Quels desseins maintenant occupent sa pensée ?

    Sur qui sera d’abord sa vengeance exercée ?

    Quel sang pourra suffire à son ressentiment ?

    Ah ! Bajazet est mort, ou meurt en ce moment.

    Cependant on m’arrête, on me tient enfermée.

    On ouvre. De son sort je vais être informée.

    SCÈNE II

    Roxane, Atalide, Zatime.

    ROXANE

    Retirez-vous.

    ATALIDE

    Madame… Excusez l’embarras…

    ROXANE

    Retirez-vous, vous dis-je, et ne répliquez pas.

    Gardes, qu’on la retienne.

    SCÈNE III

    Roxane, Zatime.

    ROXANE

    Oui, tout est pret, Zatime.

    Orcan, et les muets attendent leur victime.

    Je suis pourtant toujours maîtresse de son sort.

    Je puis le retenir. Mais s’il sort, il est mort.

    Vient-il ?

    ZATIME

    Oui, sur mes pas un esclave l’amène ;

    Et loin de soupçonner sa disgrâce prochaine,

    Il m’a paru, Madame, avec empressement

    Sortir, pour vous chercher, de son appartement.

    ROXANE

    Âme lâche, et trop digne enfin d’être déçue,

    Peux-tu souffrir encor qu’il paraisse à ta vue ?

    Crois-tu par tes discours le vaincre ou l’étonner ?

    Quand même il se rendrait, peux-tu lui pardonner ?

    Quoi ! Ne devrais-tu pas être déjà vengée ?

    Ne crois-tu pas encore être assez outragée ?

    Sans perdre tant d’efforts sur ce coeur endurci,

    Que ne le laissons-nous périr… Mais le voici.

    SCÈNE IV

    Bajazet, Roxane.

    ROXANE

    Je ne vous ferai point des reproches frivoles.

    Les moments sont trop chers pour les perdre en paroles.

    Mes soins vous sont connus. En un mot, vous vivez,

    Et je ne vous dirais que ce que vous savez.

    Malgré tout mon amour, si je n’ai pu vous plaire,

    Je n’en murmure point. Quoique à ne vous rien taire,

    Ce même amour peut-être, et ces mêmes bienfaits,

    Auraient du suppléer à mes faibles attraits.

    Mais je m’étonne enfin que pour reconnaissance,

    Pour prix de tant d’amour, de tant de confiance,

    Vous ayez si longtemps par des détours si bas,

    Feint un amour pour moi que vous ne sentiez pas.

    BAJAZET

    Qui ? Moi, Madame ?

    ROXANE

    Oui, toi. Voudrais-tu point encore

    Me nier un mépris que tu crois que j’ignore ;

    Ne prétendrais-tu point par tes fausses couleurs

    Déguiser un amour qui te retient ailleurs,

    Et me jurer enfin d’une bouche perfide,

    Tout ce que tu ne sens que pour ton Atalide ?

    BAJAZET

    Atalide, Madame ! Ô ciel ! Qui vous a dit…

    ROXANE

    Tiens, perfide, regarde, et démens cet écrit.

    BAJAZET

    Je ne vous dis plus rien. Cette lettre sincère

    D’un malheureux amour contient tout le mystère.

    Vous savez un secret que tout prêt à s’ouvrir

    Mon coeur a mille fois voulu vous découvrir.

    J’aime, je le confesse. Et devant que votre âme

    Prévenant mon espoir m’eut déclaré sa flamme,

    Déjà plein d’un amour des l’enfance formé

    À tout autre désir mon coeur était fermé.

    Vous me vîntes offrir, et la vie, et l’empire,

    Et même votre amour, si j’ose vous le dire,

    Consultant vos bienfaits, les crut, et sur leur foi

    De tous mes sentiments vous répondit pour moi.

    Je connus votre erreur. Mais que pouvais-je faire ?

    Je vis en même temps qu’elle vous était chère.

    Combien le trône tente un coeur ambitieux !

    Un si noble présent me fit ouvrir les yeux.

    Je chéris, j’acceptai sans tarder davantage,

    L’heureuse occasion de sortir d’esclavage ;

    D’autant plus qu’il fallait l’accepter, ou périr ;

    D’autant plus que vous-même ardente à me l’offrir

    Vous ne craigniez rien tant que d’être refusée,

    Que même mes refus vous auraient exposée,

    Qu’après avoir osé me voir et me parler,

    Il était dangereux pour vous de reculer.

    Cependant je n’en veux pour témoins que vos plaintes.

    Ai-je pu vous tromper par des promesses feintes ?

    Songez combien de fois vous m’avez reproché

    Un silence témoin de mon trouble caché.

    Plus l’effet de vos soins, et ma gloire étaient proches,

    Plus mon coeur interdit se faisait de reproches.

    Le ciel, qui m’entendait, sait bien qu’en même temps

    Je ne m’arrêtais pas à des voeux impuissants.

    Et si l’effet enfin suivant mon espérance

    Eut ouvert un champ libre a ma reconnaissance,

    J’aurais par tant d’honneurs, par tant de dignités,

    Contenté votre orgueil, et payé vos bontés,

    Que vous-même peut-être…

    ROXANE

    Et que pourrais-tu faire ?

    Sans l’offre de ton coeur par ou peux-tu me plaire ?

    Quels seraient de tes voeux les inutiles fruits ?

    Ne te souvient-il plus de tout ce que je suis ?

    Maîtresse du sérail, arbitre de ta vie,

    Et même de l’État qu’Amurat me confie,

    Sultane, et ce qu’en vain j’ai cru trouver en toi,

    Souveraine d’un coeur qui n’eut aimé que moi.

    Dans ce comble de gloire, ou je suis arrivée,

    À quel indigne honneur m’avais-tu réservée ?

    Traînerais-je en ces lieux un sort infortuné,

    Vil rebut d’un ingrat que j’aurais couronné,

    De mon rang descendue, à mille autres égale,

    Ou la première esclave enfin de ma rivale ?

    Laissons ces vains discours. Et sans m’importuner,

    Pour la dernière fois veux-tu vivre et régner ?

    J’ai l’ordre d’Amurat, et je puis t’y soustraire.

    Mais tu n’as qu’un moment. Parle.

    BAJAZET

    Que faut-il faire ?

    ROXANE

    Ma rivale est ici. Suis-moi sans différer.

    Dans les mains des muets viens la voir expirer.

    Et libre d’un amour à ta gloire funeste

    Viens m’engager ta foi ; le temps fera le reste.

    Ta grâce est à ce prix, si tu veux l’obtenir.

    BAJAZET

    Je ne l’accepterais que pour vous en punir,

    Que pour faire éclater aux yeux de tout l’empire

    L’horreur et le mépris que cette offre m’inspire.

    Mais à quelle fureur me laissant emporter

    Contre ses tristes jours vais-je vous irriter ?

    De mes emportements elle n’est point complice,

    Ni de mon amour même, et de mon injustice.

    Loin de me retenir par des conseils jaloux,

    Elle me conjurait de me donner à vous.

    En un mot séparez ses vertus de mon crime.

    Poursuivez, s’il le faut, un courroux légitime,

    Aux ordres d’Amurat hâtez-vous d’obéir.

    Mais laissez-moi du moins mourir sans vous haïr.

    Amurat avec moi ne l’a point condamnée.

    Épargnez une vie assez infortunée.

    Ajoutez cette grâce à tant d’autres bontés,

    Madame. Et si jamais je vous fus cher…

    ROXANE

    Sortez.

    SCÈNE V

    Roxane, Zatime.

    ROXANE

    Pour la dernière fois, perfide, tu m’as vue,

    Et tu vas rencontrer la peine qui t’est due.

    ZATIME

    Atalide à vos pieds demande à se jeter,

    Et vous prie un moment de vouloir l’écouter,

    Madame. Elle vous veut faire l’aveu fidèle,

    D’un secret important qui vous touche plus qu’elle.

    ROXANE

    Oui, qu’elle vienne. Et toi, suis Bajazet qui sort,

    Et quand il sera temps, viens m’apprendre son sort.

    SCÈNE VI

    Roxane, Atalide.

    ATALIDE

    Je ne viens plus, Madame, à feindre disposée

    Tromper votre bonté si longtemps abusée.

    Confuse, et digne objet de vos inimitiés,

    Je viens mettre mon coeur, et mon crime à vos pieds.

    Oui, Madame, il est vrai que je vous ai trompée.

    Du soin de mon amour seulement occupée,

    Quand j’ai vu Bajazet, loin de vous obéir,

    Je n’ai dans mes discours songé qu’à vous trahir.

    Je l’aimai des l’enfance. Et des ce temps, Madame,

    J’avais par mille soins su prévenir son âme.

    La sultane sa mère ignorant l’avenir,

    Hélas ! Pour son malheur, se plut à nous unir.

    Vous l’aimâtes depuis. Plus heureux l’un et l’autre,

    Si connaissant mon coeur, ou me cachant le vôtre,

    Votre amour de la mienne eut su se défier !

    Je ne me noircis point, pour le justifier.

    Je jure par le ciel, qui me voit confondue,

    Par ces grands Ottomans, dont je suis descendue,

    Et qui tous avec moi vous parlent à genoux,

    Pour le plus pur du sang, qu’ils ont transmis en nous.

    Bajazet à vos soins tôt ou tard plus sensible,

    Madame, a tant d’attraits n’était pas invincible.

    Jalouse, et toujours prête à lui représenter

    Tout ce que je croyais digne de l’arrêter,

    Je n’ai rien négligé, plaintes, larmes, colère,

    Quelquefois attestant les mânes de sa mère ;

    Ce jour même, des jours le plus infortuné,

    Lui reprochant l’espoir qu’il vous avait donné,

    Et de ma mort enfin le prenant à partie,

    Mon importune ardeur ne s’est point ralentie,

    Qu’arrachant, malgré lui des gages de sa foi,

    Je ne sois parvenue à le perdre avec moi.

    Mais pourquoi vos bontés seraient-elles lassées ?

    Ne vous arrêtez point à ses froideurs passées.

    C’est moi qui l’y forçai. Les noeuds que j’ai rompus

    Se rejoindront bientôt, quand je ne serai plus.

    Quelque peine pourtant qui soit due à mon crime,

    N’ordonnez pas vous-même une mort légitime,

    Et ne vous montrez point à son coeur éperdu,

    Couverte de mon sang par vos mains répandu.

    D’un coeur trop tendre encore épargnez la faiblesse.

    Vous pouvez de mon sort me laisser la maîtresse,

    Madame, mon trépas n’en sera pas moins prompt.

    Jouissez d’un bonheur, dont ma mort vous répond.

    Couronnez un héros, dont vous serez chérie.

    J’aurai soin de ma mort, prenez soin de sa vie.

    Allez, Madame, allez. Avant votre retour

    J’aurai d’une rivale affranchi votre amour.

    ROXANE

    Je ne mérite pas un si grand sacrifice.

    Je me connais, Madame, et je me fais justice.

    Loin de vous séparer, je prétends aujourd’hui,

    Par des noeuds éternels vous unir avec lui.

    Vous jouirez bientôt de son aimable vue.

    Levez-vous. Mais que veut Zatime tout émue ?

    SCÈNE VII

    Roxane, Atalide, Zatime.

    ZATIME

    Ah ! Venez vous montrer, Madame, ou désormais

    Le rebelle Acomat est maître du palais.

    Profanant des sultans la demeure sacrée,

    Ses criminels amis en ont forcé l’entrée.

    Vos esclaves tremblants, dont la moitié s’enfuit,

    Doutent si le Vizir vous sert, ou vous trahit.

    ROXANE

    Ah les traîtres ! Allons, et courons le confondre.

    Toi, garde ma captive, et songe à m’en répondre.

    SCÈNE VIII

    Atalide, Zatime.

    ATALIDE

    Hélas ! Pour qui mon coeur doit-il faire des voeux ?

    J’ignore quel dessein les anime tous deux,

    Si de tant de malheurs quelque pitié te touche,

    Je ne demande point, Zatime, que ta bouche

    Trahisse en ma faveur Roxane et son secret.

    Mais de grâce, dis-moi ce que fait Bajazet.

    L’as-tu vu ? Pour ses jours n’ai-je encor rien a craindre ?

    ZATIME

    Madame, en vos malheurs je ne puis que vous plaindre.

    ATALIDE

    Quoi, Roxane déjà l’a-t-elle condamné ?

    ZATIME

    Madame, le secret m’est sur tout ordonné.

    ATALIDE

    Malheureuse, dis-moi seulement s’il respire.

    ZATIME

    Il y va de ma vie, et je ne puis rien dire.

    ATALIDE

    Ah ! C’en est trop, cruelle. Achève, et que ta main

    Lui donne de ton zèle un gage plus certain.

    Perce toi-même un coeur que ton silence accable,

    D’une esclave barbare esclave impitoyable.

    Précipite des jours qu’elle me veut ravir,

    Montre-toi, s’il se peut, digne de la servir.

    Tu me retiens en vain. Et dès cette même heure

    Il faut que je le voie, ou du moins que je meure.

    SCÈNE IX

    Atalide, Acomat, Zatime.

    ACOMAT

    Ah que fait Bajazet ? Où le puis-je trouver,

    Madame ? Aurai-je encor le temps de le sauver ?

    Je cours tout le sérail. Et même des l’entrée

    De mes braves amis la moitié séparée

    A marché sur les pas du courageux Osmin,

    Le reste m’a suivi par un autre chemin.

    Je cours, et je ne vois que des troupes craintives,

    D’esclaves effrayés, de femmes fugitives.

    ATALIDE

    Ah ! Je suis de son sort moins instruite que vous.

    Cette esclave le sait.

    ACOMAT

    Crains mon juste courroux.

    Malheureuse, réponds.

    SCÈNE X

    Atalide, Acomat, Zatime, Zaïre.

    ZAÏRE

    Madame !

    ATALIDE

    Hé bien, Zaïre ?

    Qu’est-ce ?

    ZAÏRE

    Ne craignez plus. Votre ennemie expire.

    ATALIDE

    Roxane ?

    ZAÏRE

    Et ce qui va bien plus vous étonner,

    Orcan lui-même, Orcan vient de l’assassiner.

    ATALIDE

    Quoi ! Lui ?

    ZAÏRE

    Désespéré d’avoir manqué son crime,

    Sans doute il a voulu prendre cette victime.

    ATALIDE

    Juste ciel ! L’innocence a trouvé ton appui.

    Bajazet vit encor, vizir, courez à lui.

    ZAÏRE

    Par la bouche d’Osmin vous serez mieux instruite,

    Il a tout vu.

    SCÈNE XI

    Atalide, Acomat, Zaïre, Osmin.

    ACOMAT

    Ses yeux ne l’ont-ils point séduite ?

    Roxane est-elle morte ?

    OSMIN

    Oui, j’ai vu l’assassin

    Retirer son poignard tout fumant de son sein.

    Orcan qui méditait ce cruel stratagème,

    La servait a dessein de la perdre elle-même,

    Et le sultan l’avait chargé secrètement,

    De lui sacrifier l’amante après l’amant.

    Lui-même d’aussi loin qu’il nous a vus paraître.

    « Adorez, a-t-il dit, l’ordre de votre maître.

    De son auguste seing reconnaissez les traits,

    Perfides, et sortez de ce sacré palais. »

    À ce discours laissant la sultane expirante,

    Il a marché vers nous, et d’une main sanglante

    Il nous a déployé l’ordre, dont Amurat

    Autorise ce monstre à ce double attentat.

    Mais, Seigneur, sans vouloir l’écouter davantage,

    Transportés à la fois de douleur, et de rage,

    Nos bras impatients ont puni son forfait,

    Et vengé dans son sang la mort de Bajazet.

    ATALIDE

    Bajazet !

    ACOMAT

    Que dis-tu ?

    OSMIN

    Bajazet est sans vie.

    L’ignoriez-vous ?

    ATALIDE

    Ô ciel !

    OSMIN

    Son amante en furie

    Près de ces lieux, Seigneur, craignant votre secours,

    Avait au noeud fatal abandonné ses jours.

    Moi-même des objets j’ai vu le plus funeste,

    Et de sa vie en vain j’ai cherché quelque reste,

    Bajazet était mort. Nous l’avons rencontré

    De morts et de mourants noblement entouré,

    Que vengeant sa défaite, et cédant sous le nombre,

    Ce héros a forcés d’accompagner son ombre.

    Mais puisque c’en est fait, Seigneur, songeons à nous.

    ACOMAT

    Ah ! Destins ennemis, où me réduisez-vous !

    Je sais en Bajazet la perte que vous faites,

    Madame. Je sais trop qu’en l’état où vous êtes,

    Il ne m’appartient point de vous offrir l’appui

    De quelques malheureux qui n’espéraient qu’en lui.

    Saisi, désespéré d’une mort qui m’accable,

    Je vais, non point sauver cette tête coupable,

    Mais redevable aux soins de mes tristes amis

    Défendre jusqu’au bout leurs jours qu’ils m’ont commis.

    Pour vous, si vous voulez qu’en quelque autre contrée

    Nous allions confier votre tête sacrée,

    Madame, consultez. Maîtres de ce palais,

    Mes fidèles amis attendront vos souhaits.

    Et moi, pour ne point perdre un temps si salutaire,

    Je cours ou ma présence est encor nécessaire,

    Et jusqu’au pied des murs que la mer vient laver,

    Sur mes vaisseaux tout prêts je viens vous retrouver.

    SCÈNE DERNIÈRE

    Atalide, Zaïre.

    ATALIDE

    Enfin c’en est donc fait. Et par mes artifices,

    Mes injustes soupçons, mes funestes caprices,

    Je suis donc arrivée au douloureux moment,

    Où je vois par mon crime expirer mon amant.

    N’était-ce pas assez, cruelle destinée,

    Qu’a lui survivre hélas ! Je fusse condamnée ?

    Et fallait-il encor que pour comble d’horreurs

    Je ne pusse imputer sa mort qu’a mes fureurs ?

    Oui, c’est moi, cher amant, qui t’arrache la vie,

    Roxane, ou le sultan, ne te l’ont point ravie.

    Moi seule, j’ai tissu le lien malheureux

    Dont tu viens d’éprouver les détestables noeuds.

    Et je puis, sans mourir, en souffrir la pensée ?

    Moi, qui n’ai pu tantôt, de ta mort menacée,

    Retenir mes esprits, prompts à m’abandonner !

    Ah ! N’ai-je eu de l’amour que pour t’assassiner ?

    Mais c’en est trop. Il faut par un prompt sacrifice

    Que ma fidèle main te venge, et me punisse.

    Vous, de qui j’ai troublé la gloire, et le repos,

    Héros, qui deviez tous revivre en ce héros,

    Toi, mère malheureuse, et qui dès notre enfance,

    Me confias son coeur, dans une autre espérance,

    Infortuné vizir, amis désespérés,

    Roxane, venez tous contre moi conjurés,

    Tourmenter à la fois une amante éperdue,

    Elle se tue.

    Et prenez la vengeance enfin qui vous est due.

    ZAÏRE

    Ah ! Madame… Elle expire. Ô ciel ! En ce malheur

    Que ne puis-je avec elle expirer de douleur !

    =>Retour au dossier sur Jean Racine, notre auteur national