Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • La thèse de la citoyenneté soviétique dans la constitution de 1936

    Partant de l’identification des classes en URSS, marquant le dépassement de l’alliance ouvrière-paysanne, et soulignant que les intellectuels leurs sont liées, Staline aboutit à la thèse de la citoyenneté soviétique générale.

    Vive la constitution de Staline !

    Voici comment il présente cela dans son rapport au VIIIe congres extraordinaire des Soviets de l’URSS le 25 novembre 1936 concernant le projet de constitution de l’URSS :

    « La cinquième particularité du projet de la nouvelle Constitution, c’est son démocratisme conséquent et sans défaillance. Du point de vue du démocratisme, on peut diviser les constitutions bourgeoises en deux groupes : un groupe de constitutions nie ouvertement ou, en fait, réduit à néant l’égalité en droits des citoyens et les libertés démocratiques.

    L’autre groupe de constitutions accepte volontiers et affiche même les principes démocratiques ; mais en même temps il fait de telles réserves et restrictions que les droits et libertés démocratiques s’en trouvent complètement mutilés.

    Ces constitutions parlent de droits électoraux égaux pour tous les citoyens, mais aussitôt les restreignent par les conditions de résidence et d’instruction, voire de fortune. Elles parlent de droits égaux pour les citoyens, mais aussitôt font cette réserve que cela ne concerne pas les femmes, ou ne les concerne que partiellement. Etc., etc.

    Le projet de la nouvelle Constitution de l’U.R.S.S. a ceci de particulier qu’il est exempt de pareilles réserves et restrictions. Pour lui, il n’existe point de citoyens actifs ou passifs ; pour lui, tous les citoyens sont actifs.

    Il n’admet point de différence de droits entre hommes et femmes, entre «domiciliés» et «non-domiciliés», entre possédants et non-possédants, entre gens instruits et non instruits. Pour lui, tous les citoyens ont des droits égaux.

    Ce n’est pas la situation de fortune, ni l’origine nationale, ce n’est pas le sexe ni la fonction ou le grade, mais les qualités personnelles et le travail personnel de chaque citoyen, qui déterminent sa situation dans la société.

    Enfin, une autre particularité du projet de la nouvelle Constitution.

    Les constitutions bourgeoises se contentent habituellement de fixer les droits officiels des citoyens, sans se préoccuper des conditions garantissant l’exercice de ces droits, de la possibilité de les exercer, des moyens de les exercer.

    Elles parlent de l’égalité des citoyens, mais oublient qu’il ne peut pas y avoir d’égalité véritable entre patron et ouvrier, entre grand propriétaire foncier et paysan, si les premiers ont la richesse et le poids politique dans la société, et les seconds sont privés de l’un et de l’autre ; si les premiers sont des exploiteurs et les seconds des exploités.

    Ou encore : elles parlent de la liberté de la parole, de réunion et de la presse, mais elles oublient que toutes ces libertés peuvent n’être pour la classe ouvrière qu’un son creux, si elle est mise dans l’impossibilité de disposer de locaux appropriés pour tenir ses réunions, de bonnes imprimeries, d’une quantité suffisante de papier d’imprimerie, etc.

    Le projet de la nouvelle Constitution a ceci de particulier qu’il ne se borne pas à fixer les droits officiels des citoyens, mais qu’il reporte le centre de gravité sur la garantie de ces droits, sur les moyens de les réaliser.

    Il ne proclame pas simplement l’égalité des citoyens, mais il la garantit en consacrant par voie législative la suppression du régime d’exploitation, l’affranchissement des citoyens de toute exploitation.

    Il ne proclame pas simplement le droit au travail, mais il le garantit en consacrant par voie législative l’absence de crises dans la société soviétique, la suppression du chômage. Il ne proclame pas simplement les libertés démocratiques, mais il les garantit par voie législative, avec des moyens matériels déterminés.

    On conçoit, par conséquent, que le démocratisme du projet de la nouvelle Constitution ne soit pas un démocratisme en général, «habituel» et «généralement reconnu», mais le démocratisme socialiste. »

    La constitution de 1936 se fonde ainsi sur la citoyenneté générale. Il n’y plus en URSS que des citoyens, qui de par la situation, ont le maximum de droits possibles. C’est ainsi « la constitution la plus démocratique au monde », car les droits sont réels et non formels.

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  • La thèse de l’identification des classes en URSS

    Staline a présenté le rapport au VIIIe congres extraordinaire des Soviets de l’URSS le 25 novembre 1936 concernant le projet de constitution de l’URSS. Il y explique sa conception : il n’y a non seulement plus d’exploiteurs en URSS, mais en plus il faut partir du principe de l’identité des ouvriers, des paysans et des intellectuels, en raison de leur identification à l’URSS.

    Il n’y a donc plus lieu de formuler de distinction politique entre eux. C’est une conception qui à la fois constate qu’effectivement l’URSS existe, cependant c’est en même temps la considération que l’alliance ouvrière-paysanne forme une nouvelle entité sociale.

    Vive la constitution de Staline –
    la constitution du socialisme victorieux !

    Staline présente de la manière suivante la base de la justification de la modification de la constitution :

    « Cela signifie que l’exploitation de l’homme par l’homme a été supprimée, liquidée, et que la propriété socialiste des instruments et moyens de production s’est affirmée comme la base inébranlable de notre société soviétique. (Applaudissements prolongés.)

    Ces changements dans l’économie nationale de l’U.R.S.S. font que nous avons aujourd’hui une nouvelle économie, l’économie socialiste, qui ignore les crises et le chômage, qui ignore la misère et la ruine, et offre aux citoyens toutes possibilités d’une vie d’aisance et de culture.

    Tels sont pour l’essentiel les changements survenus dans notre économie, de 1924 à 1936.

    Ces changements dans l’économie de l’U.R.S.S. ont entraîné des changements dans la structure de classe de notre société. On sait que la classe des grands propriétaires fonciers avait déjà été liquidée à la suite de notre victoire finale dans la guerre civile. Les autres classes exploiteuses ont partagé le même sort.

    Plus de classe des capitalistes dans l’industrie. Plus de classe des koulaks dans l’agriculture. Plus de marchands et spéculateurs dans le commerce.

    De sorte que toutes les classes exploiteuses ont été liquidées. Est restée la classe ouvrière. Est restée la classe des paysans. Sont restés les intellectuels. »

    Et, donc, Staline continue : les trois groupements sociaux qui restent ont changé de nature. On peut parler de leur identification :

    « On aurait tort de croire que ces groupes sociaux n’ont subi aucun changement pendant la période envisagée et qu’ils sont demeurés ce qu’ils étaient, disons, à l’époque du capitalisme. Prenons, par exemple, la classe ouvrière de l’U.R.S.S.

    On, l’appelle souvent, par vieille habitude, prolétariat. Mais qu’est-ce que le prolétariat ?

    Le prolétariat est une classe privée des instruments et moyens de production dans le système économique où instruments et moyens de production appartiennent aux capitalistes, et où la classe des capitalistes exploite le prolétariat. Le prolétariat est une classe exploitée par les capitalistes.

    Mais chez nous, on le sait, la classe des capitalistes est déjà liquidée ; les instruments et moyens de production ont été enlevés aux capitalistes et remis à l’Etat, dont la force dirigeante est la classe ouvrière.

    Par conséquent, il n’y a plus de classe de capitalistes qui pourrait exploiter la classe ouvrière.

    Par conséquent notre classe ouvrière, non seulement n’est pas privée des instruments et moyens de production ; au contraire, elle les possède en commun avec le peuple entier.

    Et du moment qu’elle les possède, et que la classe des capitalistes est supprimée, toute possibilité d’exploiter la classe ouvrière est exclue. Peut-on après cela appeler notre classe ouvrière prolétariat ? Il est clair que non.

    Marx disait : pour s’affranchir, le prolétariat doit écraser la classe des capitalistes, enlever aux capitalistes les instruments et moyens de production et supprimer les conditions de production qui engendrent le prolétariat. Peut on dire que la classe ouvrière de l’U.R.S.S. a déjà réalisé ces conditions de son affranchissement ?

    On peut et on doit le dire incontestablement.

    Et qu’est-ce que cela signifie ?

    Cela signifie que le prolétariat de l’U.R.S.S. est devenu une classe absolument nouvelle, la classe ouvrière de l’U.R.S.S., qui a anéanti le système capitaliste de l’économie, affermi la propriété socialiste des instruments et moyens de production, et qui oriente la société soviétique dans la voie du communisme.

    Comme vous voyez, la classe ouvrière de l’U.R.S.S. est une classe ouvrière absolument nouvelle, affranchie de l’exploitation, une classe ouvrière comme n’en a jamais connu l’histoire de l’humanité. Passons à la question de la paysannerie.

    On a coutume de dire que la paysannerie est une classe de petits producteurs dont les membres, atomisés, dispersés sur toute la surface du pays, besognant chacun de leur côté dans leurs petites exploitations, avec leur technique arriérée, sont esclaves de la propriété privée et sont impunément exploités par les grands propriétaires fonciers, les koulaks, les marchands, les spéculateurs, les usuriers, etc.

    En effet, la paysannerie des pays capitalistes, si l’on considère sa masse fondamentale, constitue précisément cette classe.

    Peut-on dire que notre paysannerie d’aujourd’hui, la paysannerie soviétique, ressemble dans sa grande masse à cette paysannerie-là ?

    Non, on ne peut le dire. Cette paysannerie là n’existe plus chez nous. Notre paysannerie soviétique est une paysannerie absolument nouvelle. Il n’existe plus chez nous de grands propriétaires fonciers ni de koulaks, de marchands ni d’usuriers, pour exploiter les paysans.

    Par conséquent, notre paysannerie est une paysannerie affranchie de l’exploitation.

    Ensuite notre paysannerie soviétique, dans son immense majorité, est une paysannerie kolkhozienne, c’est-à-dire qu’elle base son travail et son avoir non sur le travail individuel et une technique arriérée, mais sur le travail collectif et la technique moderne. Enfin l’économie de notre paysannerie est fondée, non sur la propriété privée, mais sur la propriété collective qui a grandi sur la base du travail collectif.

    La paysannerie soviétique, vous le voyez, est comme n’en a pas encore connu l’histoire de l’humanité. une paysannerie absolument nouvelle.

    Passons enfin à la question des intellectuels, des ingénieurs et techniciens, des travailleurs du front culturel, des employés en général, etc. Les intellectuels ont eux aussi subi de grands changements au cours de la période écoulée.

    Ce ne sont plus ces vieux intellectuels encroûtés, qui prétendaient se placer au-dessus des classes, mais qui, dans leur masse, servaient en réalité les grands propriétaires fonciers et les capitalistes.

    Nos intellectuels soviétiques, ce sent des intellectuels absolument nouveaux, liés par toutes leurs racines à la classe ouvrière et à la paysannerie.

    Tout d’abord, la composition sociale des intellectuels a changé. Les éléments issus de la noblesse et de la bourgeoisie représentent un faible pourcentage de nos intellectuels soviétiques. 80 à 90 % des intellectuels soviétiques sont issus de la classe ouvrière, de la paysannerie et d’autres catégories de travailleurs.

    Enfin le caractère même de l’activité des intellectuels a changé. Autrefois ils devaient servir les classes riches, parce qu’ils n’avaient pas d’autre issue. Maintenant ils doivent servir le peuple, parce qu’il n’existe plus de classes exploiteuses.

    Et c’est précisément pourquoi ils sont aujourd’hui membres égaux de la société soviétique, où, avec les ouvriers et les paysans attelés à la même besogne, ils travaillent à l’édification d’une société nouvelle, de la société socialiste sans classes.

    Ce sont, vous le voyez bien, des travailleurs intellectuels absolument nouveaux, comme vous n’en trouverez dans aucun pays du globe. Tels sont les changements survenus au cours de la période écoulée dans la structure sociale de la société soviétique.

    Qu’attestent ces changements ?

    Ils attestent, premièrement, que les démarcations entre la classe ouvrière et la paysannerie, de même qu’entre ces classes et les intellectuels, s’effacent et que disparaît le vieil exclusivisme de classe. C’est donc que la distance entre ces groupes sociaux diminue de plus en plus.

    Ils attestent, deuxièmement, que les contradictions économiques entre ces groupes sociaux tombent, s’effacent.

    Ils attestent enfin que tombent et s’effacent également les contradictions politiques qui existent entre eux. »

    Staline fait ici une erreur : même si les démarcations et les distances s’estompent, les contradictions restent, au moins de nature culturelle, idéologique. C’est une contradiction au sein du peuple, non antagonique, pour utiliser le concept de Mao Zedong, mais c’est une contradiction tout de même.

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  • Staline et la différence entre ouvriers et paysans dans le projet de constitution

    Staline fit des remarques importantes au sujet de quelques corrections proposées au projet de constitution. L’un des thèmes est extrêmement important, car il va littéralement définir la nature de la constitution de 1936 : celui de la définition de la composition sociale de la société soviétique.

    Voici ce qu’il dit et comment il définit celle-ci :

    « Les uns proposent au lieu des mots « État des ouvriers et des paysans», de dire : « État des travailleurs».

    D’autres proposent d’ajouter aux mots « État des ouvriers et des paysans» les mots : «et des travailleurs intellectuels».

    D’autres encore proposent au lieu des mots «État des ouvriers et des paysans», de dire : « État de toutes les races et nationalités peuplant le territoire de l’U.R.S.S.».

    D’autres enfin proposent de remplacer les mots « des paysans » par les mots «des kolkhoziens» ou par les mots : « des travailleurs de l’agriculture socialiste ». Faut-il accepter ces amendements ?

    Je pense que non.

    De quoi parle l’article 1 du projet de Constitution ?

    De la composition de classe de la société soviétique. Nous, marxistes, pouvons-nous dans la Constitution ne rien dire de la composition de classe de notre société ?

    Évidemment non.

    La société soviétique se compose, comme on sait, de deux classes : les ouvriers et les paysans. C’est de cela précisément que traite l’article 1 du projet de Constitution.

    Par conséquent, l’article 1 reflète bien la composition de classe de notre société.

    On peut demander : Et les travailleurs intellectuels ?

    Les intellectuels n’ont jamais été et ne peuvent être une classe, ils ont été et demeurent une couche sociale recrutant ses membres parmi toutes les classes de la société.

    Dans l’ancien temps, les intellectuels se recrutaient parmi les nobles, la bourgeoisie, en partie parmi les paysans et, seulement dans une proportion très insignifiante, parmi les ouvriers. A notre époque, à l’époque soviétique, les intellectuels se recrutent surtout parmi les ouvriers et les paysans.

    Mais quelle que soit la façon dont ils se recrutent, quel que soit le caractère qu’ils revêtent, les intellectuels sont néanmoins une couche sociale, et non une classe.

    Cet état de choses ne porte-t-il pas atteinte aux droits des travailleurs intellectuels ? Pas du tout !

    L’article 1 du projet de Constitution parle, non des droits des diverses couches de la société soviétique, mais de la composition de classe de cette société. Quant aux droits des diverses couches de la société soviétique, y compris ceux des travailleurs intellectuels, il en est parlé principalement aux chapitres X et XI du projet de Constitution.

    De ces chapitres il ressort que les ouvriers, les paysans et les travailleurs intellectuels sont complètement égaux en droits, dans toutes les sphères de la vie économique, politique, sociale et culturelle du pays. Par conséquent, il ne peut être question d’atteinte aux droits des travailleurs intellectuels (…).

    On aurait également tort de remplacer le mot «paysan» par le mot « kolkhozien » ou par les mots « travailleur de l’agriculture socialiste ».

    D’abord, il existe encore parmi les paysans, outre les kolkhoziens, plus d’un million de foyers de non-kolkhoziens.

    Comment faire ? Les auteurs de cet amendement pensent-ils ne pas en tenir compte ? Ce ne serait pas raisonnable.

    En second lieu, si la majorité des paysans ont passé à l’économie kolkhozienne, cela ne veut pas encore dire qu’ils aient cessé d’être des paysans, qu’ils n’aient plus d’économie personnelle, de foyer personnel, etc.

    Troisièmement, il faudrait substituer également au mot « ouvrier » les mots « travailleur de l’industrie socialiste, ce que pourtant les auteurs de l’amendement ne proposent pas.

    Enfin, est-ce que la classe des ouvriers et la classe des paysans ont déjà disparu chez nous ? Et si elles n’ont pas disparu, faut-il rayer du vocabulaire les dénominations établies pour elles ?

    Les auteurs de l’amendement ont sans doute en vue, non pas la société actuelle, mais la société future, lorsqu’il n’y aura plus de classes et que les ouvriers et les paysans seront devenus les travailleurs d’une société communiste unique.

    C’est dire qu’ils anticipent manifestement. Or, en rédigeant la Constitution, il faut prendre comme point de départ, non le futur, mais le présent, ce qui existe déjà. La Constitution ne peut ni ne doit anticiper.

    Il y a donc des ouvriers, des paysans, appartenant à deux classes différentes, et une couche sociale, celle des intellectuels. Ils sont bien distingués. Or, la constitution de 1936 n’établit pas la nature de ces différences, affirmant une citoyenneté soviétique générale.

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  • La projet de nouvelle constitution soviétique

    À l’origine, Staline aborda la question d’une nouvelle constitution à la session du Bureau Politique du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) du 10 mai 1934.

    Le 4 février 1935, le président du Conseil des Commissaires du peuple, Viatcheslav Molotov, reçut la mission de la part du Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) de proposer la modification de la constitution de l’URSS au 7e congrès des soviets allant se tenir.

    Il était considéré en effet que, comme les rapports socialistes avaient été établis en URSS, cela devait se refléter dans la constitution. De plus, les avancées effectuées permettaient de réaliser une vaste démocratisation, puisqu’une partie de la population liée aux anciennes couches exploiteuses avaient été mises de côté du droit de vote.

    A cela s’ajoutait que dans la constitution précédente, les soviets des villes comptaient davantage que les soviets des campagnes.

    Staline

    Le 7e congrès des soviets fut d’accord avec la proposition et demanda à sa direction élue – le Comité exécutif central – de mettre en place une commission pour établir le texte de la nouvelle constitution.

    Voici comment la chose était formulée :

    1. Apporter à la Constitution de l’U.R.S.S. des modifications en vue

    a) de démocratiser encore le système électoral, en remplaçant les élections incomplètement égales par des élections égales, les élections à plusieurs degrés par des élections directes, le vote public par le scrutin secret ;

    b) de préciser la base sociale et économique de la Constitution, pour faire correspondre celle-ci avec l’actuel rapport des forces de classes en U.R.S.S. (création d’une nouvelle industrie socialiste ; écrasement de la classe des koulaks ; victoire du régime kolkhozien ; affermissement de la propriété socialiste comme base de la société soviétique, etc.)

    2. Inviter le Comité exécutif central de l’U.R.S.S. à élire une Commission de la Constitution, chargée d’établir le texte rectifié de la Constitution sur les bases indiquées au paragraphe 1, et de le soumettre à l’approbation de la session du Comité exécutif central de l’U.R.S.S.

    3. Procéder aux prochaines élections ordinaires des organes du pouvoir soviétique de l’U.R.S.S. sur la base du nouveau système électoral.

    Cette commission avait 31 membres, Staline en étant le président, Viatcheslav Molotov et Mikhaïl Kalinine en étant les vice-présidents. Douze sous-commissions furent mises en place, avec à chaque fois un responsable :

    – la forme générale avec Staline ;

    – la ligne éditoriale avec Staline ;

    – le droit avec Andreï Vychinski ;

    – l’économie avec Molotov ;

    – l’éducation avec Andreï Jdanov ;

    – le travail avec Lazare Kaganovitch ;

    – la défense avec Kliment Vorochilov ;

    – le droit avec Nikolaï Boukharine ;

    – la finance avec Vlas Chubar ;

    – les élections avec Karl Radek ;

    – les rapports entre le local et le centre avec Ivan Akulov ;

    – les affaires étrangères avec Maksim Litvinov.

    Un groupe rédactionnel fut également mis en place avec Iakov Iakovlev, Alexeï Steskii et B.M. Tal.

    Ce groupe compila les travaux des sous-commissions qui furent prêts à la fin de l’année 1935 et présenta une première synthèse en février 1936, puis une seconde en avril, celle-ci étant révisée par le secrétariat constitutionnel du Congrès des Soviets. Le groupe finalisa alors, avec Staline, la version définitive du premier projet de constitution.

    Ce projet connut des corrections puis fut étudié en commun par le Bureau Politique du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) et la Commission devant établir la constitution au mois de mai. Le 12 juin, la version finale fut rendue publique dans la presse, avec un appel à la discussion générale dans tout le pays.

    Tout l’été et le printemps, la presse accorda une importance significative quant aux débats à ce sujet. Jusqu’au 21 novembre 1936, il y a eu 164 893 réunions d’organisées par les soviets, touchant 3,5 millions de personnes et aboutissant à 40 000 propositions de corrections.

    Les organisations étatiques et les kolkhozes organisèrent 458 441 réunions, avec 38 900 000 participants et 83 571 propositions de corrections.

    A la suite de la grande campagne populaire de débats au sujet du projet de constitution, le Comité exécutif central appela à un congrès extraordinaire des soviets pour la fin de l’année.

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  • Les Soviets et leurs congrès

    La base de l’organisation politique de l’URSS était le soviet, le « conseil », du nom des comités ouvriers, des comités de paysans, des comités de soldats apparaissant lors de la révolution russe. Le mot d’ordre bolchevik était « tout le pouvoir aux soviets ! ».

    Il y eut plusieurs congrès des soviets puis, une fois la révolution ayant triomphé, il fut donné naissance à l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, chaque république étant constitué d’un pouvoir des soviets.

    La constitution de l’URSS de 1924 établit l’élection des délégués des soviets de la manière suivante. Dans les soviets des villes, chaque délégué est élu par 25 000 votants. Par contre, dans les soviets des campagnes, chaque délégué est élu par 125 000 votants.

    Il y a un profond déséquilibre entre les villes et les campagnes ; à cela s’ajoute qu’une partie de la population, liée aux anciennes couches exploiteuses, est exclue du vote.

    Les votes n’étaient pas non plus secrets ; ils se faisaient publiquement, à travers une succession de votes, en pyramide jusqu’à obtenir le nombre de voix exigés pour chaque délégué.

    Les délégués se réunissaient alors en Soviet de l’Union, qui avec le Soviet des nationalités – avec un nombre fixe de délégués par république – forme le Congrès des Soviets. Ce Congrès met en place trois organismes essentiels :

    – il élit un Comité exécutif central, qui se réunit plusieurs fois par an (il y eut 24 sessions entre 1922 et 1937) ;

    – ce Comité exécutif central élisait le Conseil des commissaires du peuple de l’URSS, dont les membres étaient, grosso modo, l’équivalent des ministres (le terme étant par ailleurs adopté en 1946) et chaque congrès vérifie donc l’activité gouvernementale et lui confie les missions ;

    – ce Comité exécutif central élisait la Cour suprême de l’URSS.

    Emblème de la République Socialiste Soviétique
    de l’Arménie, adopté en 1937

    Le premier Congrès des Soviets a eu lieu en décembre 1922, donnant naissance à l’URSS, composée alors des républiques suivantes :

    – Russie ;

    – Biélorussie ;

    – Ukraine ;

    – Transcaucasie.

    Le deuxième Congrès des Soviets a eu lieu en janvier-février 1924. C’est à cette occasion que Petrograd devient Leningrad et qu’est définitivement adoptée la constitution de l’URSS en fait déjà mise en place le 6 juillet 1923 par le Comité exécutif central.

    Celle-ci était issu d’un projet rédigé par une commission mise en place par le Comité exécutif central, ainsi que validée lors d’une session du Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik).

    Le troisième Congrès des Soviets eut lieu en mai 1925, validant notamment l’entrée dans l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques de Turkménistan et d’Ouzbékistan. Le quatrième Congrès eut lieu en avril 1927, aboutissant notamment à la demande de l’élaboration d’un plan quinquennal par le gouvernement.

    Le cinquième Congrès a adopté le premier plan quinquennal en mai 1927 ; le sixième Congrès, en mars 1931, a notamment été marqué par l’admission de la République Socialiste Soviétique du Tadjikistan.

    Le septième Congrès des Soviets, qui s’est déroulé en janvier-février 1935, a notamment accepté la mise en place d’une nouvelle constitution, qui fut approuvée par le huitième congrès, extraordinaire, de novembre-décembre 1936.

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • La constitution soviétique de 1924

    On parle de la constitution soviétique de 1924, car elle fut adoptée le 31 janvier 1924, mais en réalité elle fut mise en place en juillet 1923. Sa nature même s’appuie la fondation de l’URSS en décembre 1922 ; sa première partie est d’ailleurs une déclaration relative à ce sujet.

    Il faut ici bien saisir la nature fédérale de la constitution. La constitution valide les deux niveaux – celui de l’Union avec ses prérogatives particulières, celui des républiques – existant lors de la fondation de l’URSS.

    Il y a ce qui relève des compétences de l’Union, pour le reste :

    « chaque république constitue ses pouvoirs publics d’une manière indépendante »

    L’URSS est ainsi défini comme un « État fédéral ». Et en son sein, on a même deux républiques qui sont déjà des fédérations :

    – la République socialiste fédérative des Soviets de Transcaucasie, fédérant l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie ;

    – la République socialiste fédérative des Soviets de Russie, en raison de ses multiples peuples sur son immense territoire.

    Emblème de la République Socialiste Soviétique
    de Géorgie de 1921 à 1937

    Ce fédéralisme fait que le Congrès des Soviets, comme prévu à la fondation de l’URSS est séparé en un Soviet de l’Union et un Soviet des nationalités.

    Et dans ce dernier, chaque république a le même nombre de représentants (5), afin de souligner l’égalité dans l’Union. Pour parfaire le fédéralisme, les républiques socialistes soviétiques autonomes ont également cinq représentants, et les régions autonomes de Russie en ont un chacun.

    Enfin, et c’est l’un des points les plus importants, le Soviet de l’Union et le Soviet des nationalités ont la même valeur. Toute décision doit être acceptée tant par l’un que par l’autre.

    Les deux principaux organes centraux de l’URSS – le Comité exécutif central de l’URSS du Congrès des Soviets et le gouvernement dénommé Conseil des commissaires du peuple de l’URSS – sont issus du vote et de l’un, et de l’autre.

    Cependant, le droit est une compétence de l’Union et la constitution institue un Tribunal suprême à la compétence sous l’égide du Comité exécutif central de l’URSS.

    Cela signifie que toutes les décisions sont prises de manière unifiée-fédérale, mais que le noyau juridique est quant à lui unifié-centralisé, comme la sécurité d’État, les compétences militaires, les affaires étrangères, les infrastructures de communication et ferroviaires.

    Le Comité exécutif central de l’URSS est d’ailleurs la plaque tournante de tout le système, puisqu’il peut bloquer tant le gouvernement que le Congrès des Soviets lui-même.

    Il est considéré par la constitution de 1924 comme le lieu de la synthèse de la centralisation et de la démocratie.

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • La fondation de l’URSS

    L’Union des Républiques socialistes soviétiques existe en tant que structure depuis le 30 décembre 1922. L’Union est à sa naissance composée des pays suivant : Russie, Biélorussie, Ukraine. A cela s’ajoute trois pays unifiés dans ce qui est appelé la Transcaucasie : l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie.

    Le Turkménistan et l’Ouzbékistan rejoignent l’Union en 1924, le Tadjikistan en 1929, le Kirghizistan en 1936. Il s’agit là de conséquences de modifications dans le découpage territorial. Pareillement, en 1936, les pays composant la Transcaucasie deviennent chacun une république socialiste soviétique membre de l’Union.

    Emblème de la République Socialiste Soviétique
    de l’URSS de 1929 à 1936

    En 1940, l’Union fut rejoint par les républiques socialistes soviétiques de Lituanie, de Lettonie, d’Estonie, de Moldavie.

    L’URSS naît comme État fédéral par l’unité de différentes républiques. A ce titre, sa structure étatique s’appuie sur un Congrès des Soviets qui a une double nature :

    – d’un côté, il est composé par des représentants des soviets ;

    – de l’autre, il est également composé par des représentants chaque république.

    Le Congrès des Soviets est ainsi composé du Soviet de l’Union, synthèse des soviets locaux (puis régionaux, etc.), et du Soviet des nationalités, avec des représentants de chacune des républiques.

    De la même manière, les instances mises en place par le Congrès des soviets et formant l’État voient leurs documents obligatoirement traduits en russe, en ukrainien, en biélorusse, en géorgien, en arménien et en turc.

    Drapeau de l’URSS de 1924 à 1936

    Il y a également deux types de Conseil des commissaires du peuple : celui au niveau de l’Union, celui pour chaque république.

    Le premier s’occupe de domaines que n’a pas le second : les affaires étrangères, les affaires militaires et navales, le commerce extérieur, les chemins de fer, les postes et télégraphes.

    Il s’occupe par contre également de domaines que l’on retrouve au niveau de ce dont s’occupe également le second : l’inspection des travailleurs et des paysans, le travail, l’alimentation, les finances, avec à chaque fois également un président du Conseil suprême de l’économie nationale (un donc au niveau de chaque république, un au niveau de l’Union).

    Le second dispose, en plus, des affaires intérieures, de la justice, de l’éducation, de la santé, des assurances sociales, des affaires nationales.

    Par contre, les décisions prises au niveau de l’URSS priment sur celles prises au niveau des républiques ; il y a également une citoyenneté unique fédérale.

    La constitution de 1924 prolonge directement l’établissement de l’URSS.

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • Lénine et la structuration du pouvoir des soviets

    Le succès de la révolution d’Octobre 1917 se fonde sur le principe selon lequel les conseils, ce qu’on appelle en russe les soviets, c’est-à-dire les comités locaux, formés chez les ouvriers, les paysans, les soldats, sont la forme du pouvoir révolutionnaire.

    Il n’y a plus de représentation nationale au moyen d’élections générales, mais des soviets dont les membres sont élus, ceux-ci élisant le niveau supérieur, et ainsi de suite, jusqu’au haut de la pyramide : le gouvernement, composé de ce qui était appelé les commissaires du peuple.

    Or, pour que ce système puisse fonctionner, il faut une capacité administrative de décision et d’organisation de la part des soviets locaux. Sans cela, ils ne se maintiennent pas, ils ne développent pas leur structuration, ils ne peuvent pas choisir des responsables compétents, ils ne reflètent pas la vie des masses mobilisées.

    Emblème de la République Socialiste Soviétique
    d’Ouzbékistan en 194
    7

    Lénine accorde donc une insistance fondamentale sur la systématisation des soviets et de leur capacité à organiser l’ensemble des ouvriers et des paysans. Voici comment la chose est expliquée dans un texte important d’alors, Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets, en 1918 :

    « Le caractère socialiste de la démocratie soviétique, c’est-à-dire prolétarienne, dans son application concrète, déterminée, consiste en ceci :

    premièrement, les électeurs sont les masses laborieuses et exploitées, la bourgeoisie en est exceptée ;

    deuxièmement, toutes les formalités et restrictions bureaucratiques en matière d’élections sont supprimées, les masses fixent elles-mêmes le mode et la date des élections et ont toute liberté pour révoquer leurs élus ;

    troisièmement, on voit se former la meilleure organisation de masse de l’avant-garde des travailleurs, du prolétariat de la grande industrie, organisation qui lui permet de diriger la très grande masse des exploités, de les faire participer activement à la vie politique, de les éduquer politiquement par leur propre expérience, et de s’attaquer ainsi pour la première fois à cette tâche : faire en sorte que ce soit véritablement la population tout entière qui apprenne à gouverner et qui commence à gouverner.

    Tels sont les principaux signes distinctifs de la démocratie appliquée en Russie, démocratie de type supérieur, qui brise avec sa déformation bourgeoise et marque la transition à la démocratie socialiste et aux conditions dans lesquelles l’État pourra commencer à s’éteindre.

    Bien entendu, l’élément de la désorganisation petite-bourgeoise (qui se manifestera inévitablement plus ou moins dans toute révolution prolétarienne, et qui, dans notre révolution à nous, se manifeste avec une extrême vigueur en raison du caractère petit-bourgeois du pays, de son état arriéré et des conséquences de la guerre réactionnaire) doit forcément marquer les Soviets, eux aussi, de son empreinte.

    Nous devons travailler sans relâche à développer l’organisation des Soviets et du pouvoir des Soviets. Il existe une tendance petite-bourgeoise qui vise à transformer les membres des Soviets en « parlementaires » ou, d’autre part, en bureaucrates.

    Il faut combattre cette tendance en faisant participer pratiquement tous les membres des Soviets à la direction des affaires. En maints endroits, les sections des Soviets se transforment en organismes qui fusionnent peu à peu avec les commissariats.

    Notre but est de faire participer pratiquement tous les pauvres sans exception au gouvernement du pays ; et toutes les mesures prises dans ce sens — plus elles seront variées, mieux cela vaudra — doivent être soigneusement enregistrées, étudiées, systématisées, mises à l’épreuve d’une expérience plus vaste, et recevoir force de loi.

    Notre but est de faire remplir gratuitement les fonctions d’État par tous les travailleurs, une fois qu’ils ont terminé leur huit heures de « tâches » dans la production : il est particulièrement difficile d’y arriver, mais là seulement est la garantie de la consolidation définitive du socialisme (…).

    La lutte contre la déformation bureaucratique de l’organisation soviétique est garantie par la solidité des liens unissant les Soviets au « peuple », c’est-à-dire aux travailleurs et aux exploités, par la souplesse et l’élasticité de ces liens.

    Les parlements bourgeois, même celui de la république capitaliste la meilleure du monde au point de vue démocratique, ne sont jamais considérés par les pauvres comme des institutions « à eux ».

    Tandis que, pour la masse des ouvriers et des paysans, les Soviets sont « à eux » et bien à eux (…).

    C’est le contact des Soviets avec le « peuple » des travailleurs qui crée précisément des formes particulières de contrôle par en bas, comme, par exemple, la révocation des députés, formes que l’on doit maintenant développer avec un zèle tout particulier.

    Ainsi les Soviets de l’instruction publique en tant que conférences périodiques des électeurs soviétiques et de leurs délégués, discutant et contrôlant l’activité des autorités soviétiques dans ce domaine, méritent toute notre sympathie et tout notre appui.

    Rien ne serait plus stupide que de transformer les Soviets en quelque chose de figé, que d’en faire un but en soi.

    Plus nous devons nous affirmer résolument aujourd’hui pour un pouvoir fort et sans merci, pour la dictature personnelle dans telles branches du travail, dans tel exercice de fonctions de pure exécution, et plus doivent être variés les formes et les moyens de contrôle par en bas, afin de paralyser la moindre déformation possible du pouvoir des Soviets, afin d’extirper encore et toujours l’ivraie du bureaucratisme. »

    Lénine souligne bien que les soviets ne sont pas un but en soi ; ils sont le vecteur de l’implication des masses dans la société, sous la forme d’une puissance administrative. L’aspect principal n’est pas le moyen, mais l’implication.

    Andreï Vychinski, dans La doctrine de Lénine et de Staline sur la révolution prolétarienne de l’État synthétise de la manière suivante cet aspect essentiel de la construction du socialisme :

    « Les Soviets des travailleurs sont une grande école d’enseignement de l’administration et de l’État, un grand forum de l’activité politique, un grand atelier où l’on apprend la science de l’édification du socialisme.

    Cependant, ce n’est pas un livre ouvert, où il suffit de lire tranquillement, une page après l’autre, afin de connaître la vérité et les moyens à l’aide desquels cette vérité peut prendre vie.

    C’est une école de lutte, c’est un livre dont un grand nombre de pages ne sont pas encore écrites, un livre dans lequel il faut encore inscrire l’expérience de la lutte pour l’organisation de nouveaux rapports sociaux, entièrement différents de ceux qu’avaient légués le passé. »

    La constitution de 1924 est le reflet de cette approche léniniste dans la situation d’alors.

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  • La critique à l’encontre de Lénine au sujet de la représentation nationale

    La révolution socialiste instaure la dictature du prolétariat, c’est-à-dire qu’elle renverse le rapport de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat. La bourgeoisie dominait, c’est désormais le prolétariat.

    Ainsi, le paragraphe 23 de la constitution de la République Socialiste Fédérative des Soviets de Russie, adoptée en 1919 au cinquième congrès panrusse des Soviets, dit la chose suivante :

    « S’inspirant des intérêts de l’ensemble de la classe ouvrière, la République Socialiste Fédérative des Soviets de Russie prive les individus et les groupes des droits dont ils usent au préjudice de la révolution socialiste. »

    Emblème de la République Socialiste Soviétique
    de Russie de 1920 à 1956

    Or, à la suite de la mort de Karl Marx et Friedrich Engels, il y a eut de nombreux débats quant à la forme que celle-ci pouvait prendre. Lorsque la révolution russe d’Octobre 1917 a lieu, un conflit se forme entre ceux qui sont d’accord avec Lénine comme quoi il n’y a plus de forme parlementaire possible, qu’il faut une répression socialement organisée, et ceux qui considèrent que c’est là abandonner le principe de démocratie.

    Les seconds sont principalement représentés par Karl Kautsky et Otto Bauer, à qui il faut adjoindre Rosa Luxembourg. Cette dernière, en effet, les rejoint sur le fait que le pouvoir des soviets empêche la reconnaissance immédiate d’une représentation nationale. Cette dernière, de plus, doit pour exister forcément reposer sur la liberté la plus complète.

    Dans ses écrits sur la révolution russe, publiés après sa mort, elle formule la chose ainsi :

    « Lénine dit : l’État bourgeois est un instrument d’oppression de la classe ouvrière, l’État socialiste un instrument d’oppression de la bourgeoisie. C’est en quelque sorte l’État capitaliste renversé sur la tête.

    Cette conception simpliste oublie l’essentiel : c’est que si la domination de classe de la bourgeoisie n’avait pas besoin d’une éducation politique des masses populaires, tout au moins au-delà de certaines limites assez étroites, pour la dictature prolétarienne, au contraire, elle est l’élément vital, l’air sans lequel elle ne peut vivre (…).

    Précisément les tâches gigantesques auxquelles les bolcheviks se sont attelés avec courage et résolution nécessitaient l’éducation politique des masses la plus intense et une accumulation d’expérience qui n’est pas possible sans liberté politique.

    La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la « justice », mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la »liberté » devient un privilège (…).

    Bien loin d’être une somme de prescriptions toutes faites qu’on n’aurait plus qu’à appliquer, la réalisation pratique du socialisme en tant que système économique, juridique et social, est une chose qui reste complètement enveloppée dans les brouillards de l’avenir.

    Ce que nous possédons dans notre programme, ce ne sont que quelques grands poteaux indicateurs qui montrent la direction générale dans laquelle il faut s’engager, indications d’ailleurs d’un caractère surtout négatif.

    Nous savons à peu près ce que nous aurons à supprimer tout d’abord pour rendre la voie libre à l’économie socialiste.

    Par contre, de quelle sorte seront les mille grandes et petites mesures concrètes en vue d’introduire les principes socialistes dans l’économie, dans le droit, dans tous les rapports sociaux, là, aucun programme de parti, aucun manuel de socialisme ne peut fournir de renseignement (…).

    Le socialisme, d’après son essence même, ne peut être octroyé, introduit par décret. Il suppose toute une série de mesures violentes, contre la propriété, etc. Ce qui est négatif, la destruction, on peut le décréter, ce qui est positif, la construction, on ne le peut pas. Terres vierges. Problèmes par milliers. »

    Rosa Luxembourg est ainsi d’accord avec les bolcheviks pour le rôle négatif de la dictature du prolétariat – Karl Kautsky et Otto Bauer sont ici en désaccord, de par leur esprit de conciliation, leur vain espoir en une bourgeoisie devant devenir finalement raisonnable sous la pression.

    Mais elle n’est pas d’accord au niveau du rôle positif, qui passe selon elle non pas par les soviets, de manière administrative, mais par la représentation nationale, de manière politique par la confrontation, les débats, etc.

    Le léninisme s’oppose radicalement à cette conception de la représentation nationale ; il voit le gouvernement comme le produit des masses organisées, dans un processus d’agrégation et d’organisation toujours plus élevée.

    Andreï Vychinski, dans La doctrine de Lénine et de Staline sur la révolution prolétarienne de l’État souligne l’importance de ce fait :

    « La différence fondamentale entre le régime d’État soviétique et la forme parlementaire consiste en ce que dans le régime soviétique la participation de l’ensemble des travailleurs au gouvernement de l’État est réalisée.

    Ce principe général ne doit pas être adopté d’une façon abstraite, mais concrètement, c’est-à-dire dans les conditions historiques qui président à la réalisation pratique de ce grand principe.

    Le processus de l’intégration des masses populaires au gouvernement est loin d’être aisé et ne se réalise que lentement, et avec des hésitations dans la première période de la révolution socialiste.

    Lénine en a souligné le caractère nouveau et la difficulté, ce qui provoque un grand nombre de tâtonnements, un grand nombre d’hésitations et de fautes, sans lesquels – enseignait Lénine – ne peut s’effectuer aucun mouvement brusque en avant. »

    C’est la question de la participation des masses qui est décisive.

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • La conception léniniste de la dictature du prolétariat

    Il est bien connu que c’est dans L’État et la révolution, écrit en 1917 et interrompu dans sa rédaction par la révolution d’Octobre, que Lénine a réaffirmé la conception marxiste de la dictature du prolétariat. S’appuyant notamment sur les travaux de Friedrich Engels et de Karl Marx, il présente la Commune de Paris de 1871 comme le premier exemple de dictature du prolétariat.

    Lénine s’oppose tant aux anarchistes, qui ne veulent pas d’État dans la phase de transition entre capitalisme et communisme, ni d’ailleurs de transition, qu’aux révisionnistes qui prétendent qu’on peut réutiliser l’ancien État pour établir le socialisme et le développer.

    Lénine explique alors comment ce sont les masses elles-mêmes qui doivent constituer l’État, qui est évidemment alors une forme d’État de type nouveau, entièrement différent du passé. La Commune de Paris en présente déjà la substance.

    Lénine, dans Les tâches du prolétariat dans notre révolution, écrit en avril 1917, a souligné le fait suivant :

    « Le type d’État bourgeois le plus parfait, le plus évolué, c’est la république démocratique parlementaire : le pouvoir y appartient au Parlement ; la machine d’État, l’appareil administratif sont ceux de toujours : armée permanente, police, bureaucratie pratiquement irrévocable, privilégiée, placée au-dessus du peuple.

    Mais depuis la fin du XIX° siècle, les époques révolutionnaires offrent un type supérieur d’État démocratique, un État qui, selon l’expression d’Engels, cesse déjà, sous certains rapports, d’être un État, « n’est plus un État au sens propre du terme ».

    C’est l’État du type de la Commune de Paris, qui substitue à l’armée et à la police séparées du peuple l’armement direct et immédiat du peuple lui-même. Telle est l’essence de la Commune, vilipendée et calomniée par les auteurs bourgeois, et à laquelle, entre autres choses, on a attribué à tort l’intention d’« introduire » d’emblée le socialisme.

    C’est précisément un État de ce type que la révolution russe a commencé à créer en 1905 et en 1917 (…).

    Le marxisme se distingue de l’anarchisme en ceci qu’il reconnaît la nécessité de l’État et d’un pouvoir d’État, pendant la période révolutionnaire en général, et pendant l’époque de transition du capitalisme au socialisme en particulier.

    Le marxisme se distingue du « social‑démocratisme » petit‑bourgeois, opportuniste, de MM. Plékhanov, Kautsky et consorts en ceci qu’il reconnaît la nécessité, pour ces mêmes périodes, d’un Etat qui ne soit pas une république parlementaire bourgeoise ordinaire, mais tel que fut la Commune de Paris.

    Les principaux traits qui distinguent ce type d’État de l’ancien sont les suivants :

    Le retour est des plus faciles (l’histoire l’a prouvé) de la république parlementaire bourgeoise à la monarchie, car tout l’appareil d’oppression : armée, police, bureaucratie, demeure intact. La Commune et les Soviets des députés ouvriers, soldats, paysans, etc., brisent et suppriment cet appareil.

    La république parlementaire bourgeoise entrave, étouffe la vie politique propre des masses, leur participation directe à l’organisation démocratique de toute la vie de l’État, de la base au sommet. Les Soviets des députés ouvriers et soldats font tout le contraire.

    Ils reproduisent le type d’État élaboré par la Commune de Paris et que Marx a appelé la « forme politique enfin trouvée par laquelle peut s’accomplir l’affranchissement économique des travailleurs ». »

    Lénine dit ainsi que les soviets – les comités locaux organisés par les ouvriers, les paysans, les soldats – établissent directement l’État, en formant une nouvelle administration. Cette administration empêche les ennemis de la révolution de s’exprimer et de s’organiser ; elle mobilise le plus largement possible en faveur de l’implication des masses dans les choix effectués ; elle établit les rapports sociaux socialistes à l’échelle du pays.

    Les révisionnistes prétendent que l’ancien État peut faire de même ; les anarchistes récusent la nécessité d’une mise en place centralisée des rapports sociaux socialistes.

    Staline, dans Du léninisme, en 1925, synthétise de la manière suivante les principes de la dictature du prolétariat :

    « De là, trois côtés fondamentaux de la dictature du prolétariat :

    1. Utilisation du pouvoir du prolétariat pour la répression des exploiteurs, la défense du pays, la consolidation des relations avec les prolétaires des autres pays, le développement et la victoire de la révolution dans tous les pays ;

    2. Utilisation du pouvoir du prolétariat pour détacher définitivement de la bourgeoisie les travailleurs et les masses exploitées, pour renforcer l’alliance du prolétariat avec ces masses, pour faire participer ces dernières à la réalisation du socialisme et assurer leur direction politique par le prolétariat ;

    3. Utilisation du pouvoir du prolétariat pour l’organisation du socialisme, l’abolition des classes, l’acheminement vers une société sans classes, sans État.

    La dictature du prolétariat est la réunion de ces trois côté, dont aucun ne peut être considéré comme l’indice caractéristique unique de cette dictature, et dont l’absence d’un seul suffit pour que la dictature du prolétariat cesse d’être une dictature dans un pays encerclé par le capitalisme. »

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • L’esprit des constitutions soviétiques

    L’URSS socialiste a connu deux constitutions, tout à fait différentes dans leur approche et dans leur esprit. La première constitution considérait en effet qu’une partie de la population devait être mise à l’écart des décisions de l’État – celle ne vivant pas du fruit de son travail.

    Tant les anciennes couches sociales dominantes (bourgeoisie, clergé, cadres militaires…) que la petite-bourgeoisie encore présente était exclue de toute possibilité d’influencer l’État.

    A cela s’ajoute que le droit de vote, s’il concernait à la fois les ouvriers et les paysans, était organisé de telle manière à ce que les ouvriers aient l’hégémonie.

    La seconde constitution a une démarche tout à fait contraire, puisqu’elle instaure la citoyenneté soviétique, concernant toutes les personnes vivant en URSS. Elle efface même la distinction entre ouvriers, paysans et les couches intellectuelles.

    Emblème de la République Socialiste Soviétique de Biélorussie de 1938 à 1949

    L’esprit des deux constitutions est donc très différent. La première instaure une démocratie uniquement pour les ouvriers et les paysans, en appuyant les ouvriers. La seconde instaure la démocratie la plus totale, aussi fut-il parlé de « la constitution la plus démocratique du monde ».

    La première constitution est, à ce titre, très inégale dans sa conception. Elle instaure l’URSS, mais en tant qu’État en construction, dont les fondements ne sont pas encore réellement établis, et ce de manière assumée.

    La seconde constitution est, par contre, résolument équilibrée. Elle l’est en fait tellement que, dans sa définition même, elle est d’ailleurs davantage démocratique que socialiste, le Parti venant simplement appuyer le caractère démocratique qui, selon la conception d’alors, allait naturellement, sans accrocs, de l’avant dans le développement du socialisme, jusqu’au communisme.

    Il est bien connu qu’il y a ici une sous-estimation de la dimension culturelle – idéologique dans les étapes de développement du socialisme, ce que Mao Zedong corrigera avec le principe de la révolution culturelle.

    Emblème de la République Socialiste Soviétique
    d’Ukraine établi en 1949

    Il est marquant d’ailleurs de noter ici la différence fondamentale entre la constitution soviétique de 1936 et la constitution chinoise de 1975.

    La constitution soviétique de 1936 traite uniquement de l’État dans ses fondements démocratiques, le Parti étant présenté simplement, dans un article placé pratiquement vers la fin et de manière isolée, comme le regroupement des gens les plus avancés sur le plan de la conscience.

    La constitution chinoise de 1975 affirme quant à elle dès le début que le Parti dirige la société et que son idéologie est le marxisme-léninisme Pensée Mao Zedong. Alors que la constitution soviétique de 1936 présente un cheminement graduel, linéaire, littéralement dépolitisé, la constitution chinoise affirme un chemin spécifique, dans les conditions chinoises, de la démarche à adopter (la Pensée Mao Zedong).

    De manière fort logique, la constitution soviétique de 1936 aboutit ainsi aux thèses du XIXe congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) de 1952, caractérisées par une dépolitisation au profit d’une lecture mécanique de la croissance des forces productives.

    =>Retour au dossier sur les constitutions soviétiques de 1924 et 1936

  • Jean Racine : Bajazet

    ACTE I

    SCÈNE PREMIÈRE

    Acomat, Osmin.

    ACOMAT

    Viens, suis-moi. La sultane en ce lieu se doit rendre.

    Je pourrai cependant te parler, et t’entendre.

    OSMIN

    Et depuis quand Seigneur, entre-t-on dans ces lieux,

    Dont l’accès était même interdit à nos yeux ?

    Jadis une mort prompte eut suivi cette audace.

    ACOMAT

    Quand tu seras instruit de tout ce qui se passe,

    Mon entrée en ces lieux ne te surprendra plus.

    Mais laissons, cher Osmin, les discours superflus.

    Que ton retour tardait à mon impatience !

    Et que d’un oeil content je te vois dans Byzance !

    Instruis-moi des secrets que peut t’avoir appris

    Un voyage si long pour moi seul entrepris.

    De ce qu’ont vu tes yeux parle en témoin sincère.

    Songe que du récit, Osmin, que tu vas faire,

    Dépendent les destins de l’empire ottoman.

    Qu’as-tu vu dans l’armée, et que fait le sultan ?

    OSMIN

    Babylone, Seigneur, à son prince fidèle,

    Voyait sans s’étonner notre armée autour d’elle,

    Les Persans rassemblés marchaient à son secours,

    Et du camp d’Amurat s’approchaient tous les jours.

    Lui-même fatigué d’un long siège inutile,

    Semblait vouloir laisser Babylone tranquille,

    Et sans renouveler ses assauts impuissants,

    Résolu de combattre, attendait les Persans.

    Mais comme vous savez, malgré ma diligence,

    Un long chemin sépare et le camp et Byzance.

    Mille obstacles divers m’ont même traversé,

    Et je puis ignorer tout ce qui s’est passé.

    ACOMAT

    Que faisaient cependant nos braves janissaires ?

    Rendent-ils au sultan des hommages sincères ?

    Dans le secret des cours, Osmin, n’as-tu rien lu ?

    Amurat jouit-il d’un pouvoir absolu ?

    OSMIN

    Amurat est content, si nous le voulons croire,

    Et semblait se promettre une heureuse victoire.

    Mais en vain par ce calme il croit nous éblouir.

    Il affecte un repos dont il ne peut jouir.

    C’est en vain que forçant ses soupçons ordinaires

    Il se rend accessible à tous les janissaires.

    Il se souvient toujours que son inimitié

    Voulut de ce grand corps retrancher la moitié,

    Lorsque pour affermir sa puissance nouvelle

    Il voulait, disait-il, sortir de leur tutelle.

    Moi-même j’ai souvent entendu leurs discours :

    Comme il les craint sans cesse ils le craignent toujours.

    Ses caresses n’ont point effacé cette injure.

    Votre absence est pour eux un sujet de murmure.

    Ils regrettent le temps à leur grand coeur si doux,

    Lorsque assurés de vaincre ils combattaient sous vous.

    ACOMAT

    Quoi ! Tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée

    Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensée ?

    Crois-tu qu’ils me suivraient encore avec plaisir,

    Et qu’ils reconnaîtraient la voix de leur vizir ?

    OSMIN

    Le succès du combat réglera leur conduite.

    Il faut voir du sultan la victoire ou la fuite.

    Quoique à regret, Seigneur, ils marchent sous ses lois,

    Ils ont à soutenir le bruit de leurs exploits.

    Ils ne trahiront point l’honneur de tant d’années.

    Mais enfin le succès dépend des destinées.

    Si l’heureux Amurat secondant leur grand coeur

    Aux champs de Babylone est déclaré vainqueur,

    Vous les verrez soumis rapporter dans Byzance

    L’exemple d’une aveugle et basse obéissance.

    Mais si dans le combat le destin plus puissant

    Marque de quelque affront son empire naissant ;

    S’il fuit, ne doutez point que fiers de sa disgrâce

    À la haine bientôt ils ne joignent l’audace,

    Et n’expliquent, Seigneur, la perte du combat,

    Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat.

    Cependant, s’il en faut croire la renommée,

    Il a depuis trois mois fait partir de l’armée

    Un esclave chargé de quelque ordre secret.

    Tout le camp interdit tremblait pour Bajazet.

    On craignait qu’Amurat par un ordre sévère

    N’envoyât demander la tête de son frère.

    ACOMAT

    Tel était son dessein. Cet esclave est venu.

    Il a montré son ordre et n’a rien obtenu.

    OSMIN

    Quoi, Seigneur ! Le sultan reverra son visage,

    Sans que de vos respects il lui porte ce gage ?

    ACOMAT

    Cet esclave n’est plus. Un ordre, cher Osmin,

    L’a fait précipiter dans le fond de l’Euxin.

    OSMIN

    Mais le sultan surpris d’une trop longue absence,

    En cherchera bientôt la cause et la vengeance.

    Que lui répondrez-vous ?

    ACOMAT

    Peut-être avant ce temps

    Je saurai l’occuper de soins plus importants.

    Je sais bien qu’Amurat a juré ma ruine.

    Je sais à son retour l’accueil qu’il me destine.

    Tu vois pour m’arracher du coeur de ses soldats,

    Qu’il va chercher sans moi les sièges, les combats.

    Il commande l’armée. Et moi dans une ville

    Il me laisse exercer un pouvoir inutile.

    Quel emploi, quel séjour, Osmin, pour un Vizir !

    Mais j’ai plus dignement employé ce loisir.

    J’ai su lui préparer des craintes et des veilles.

    Et le bruit en ira bientôt a ses oreilles.

    OSMIN

    Quoi donc ? Qu’avez-vous fait ?

    ACOMAT

    J’espère qu’aujourd’hui

    Bajazet se déclare, et Roxane avec lui.

    OSMIN

    Quoi ! Roxane, Seigneur, qu’Amurat a choisie

    Entre tant de beautés, dont l’Europe et l’Asie

    Dépeuplent leurs États et remplissent sa cour ?

    Car on dit qu’elle seule a fixé son amour.

    Et même il a voulu que l’heureuse Roxane,

    Avant qu’elle eut un fils, prît le nom de sultane.

    ACOMAT

    Il a fait plus pour elle, Osmin. Il a voulu

    Qu’elle eut dans son absence un pouvoir absolu.

    Tu sais de nos sultans les rigueurs ordinaires.

    Le frère rarement laisse jouir ses frères

    De l’honneur dangereux d’être sortis d’un sang,

    Qui les a de trop près approchés de son rang.

    L’imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance,

    Traîne, exempt de péril, une éternelle enfance.

    Indigne également de vivre et de mourir,

    On l’abandonne aux mains qui daignent le nourrir.

    L’autre trop redoutable, et trop digne d’envie,

    Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie.

    Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps.

    La molle oisiveté des enfants des sultans.

    Il vint chercher la guerre au sortir de l’enfance,

    Et même en fit sous moi la noble expérience.

    Toi-même tu l’as vu courir dans les combats

    Emportant après lui tous les coeurs des soldats,

    Et goûter tout sanglant le plaisir et la gloire

    Que donne aux jeunes coeurs la première victoire.

    Mais malgré ses soupçons le cruel Amurat,

    Avant qu’un fils naissant eut rassuré l’État,

    N’osait sacrifier ce frère à sa vengeance,

    Ni du sang ottoman proscrire l’espérance.

    Ainsi donc pour un temps Amurat désarmé

    Laissa dans le sérail Bajazet enfermé.

    Il partit, et voulut que fidèle a sa haine,

    Et des jours de son frère arbitre souveraine,

    Roxane au moindre bruit, et sans autres raisons,

    Le fît sacrifier à ses moindres soupçons.

    Pour moi, demeuré seul, une juste colère

    Tourna bientôt mes voeux du côté de son frère.

    J’entretins la sultane, et cachant mon dessein,

    Lui montrai d’Amurat le retour incertain,

    Les murmures du camp, la fortune des armes.

    Je plaignis Bajazet. Je lui vantai ses charmes,

    Qui par un soin jaloux dans l’ombre retenus,

    Si voisins de ses yeux, leur étaient inconnus.

    Que te dirai-je enfin ? La sultane éperdue

    N’eut plus d’autres désirs que celui de sa vue.

    OSMIN

    Mais pouvaient-ils tromper tant de jaloux regards

    Qui semblent mettre entre eux d’invincibles remparts ?

    ACOMAT

    Peut-être il te souvient qu’un récit peu fidèle

    De la mort d’Amurat fit courir la nouvelle.

    La sultane à ce bruit feignant de s’effrayer,

    Par des cris douloureux eut soin de l’appuyer.

    Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent.

    De l’heureux Bajazet les gardes se troublèrent,

    Et les dons achevant d’ébranler leur devoir,

    Leurs captifs dans ce trouble osèrent s’entrevoir.

    Roxane vit le prince. Elle ne put lui taire

    L’ordre dont elle seule était dépositaire.

    Bajazet est aimable. Il vit que son salut

    Dépendait de lui plaire, et bientôt il lui plut.

    Tout conspirait pour lui. Ses soins, sa complaisance,

    Ce secret découvert, et cette intelligence,

    Soupirs d’autant plus doux qu’il les fallait celer,

    L’embarras irritant de ne s’oser parler,

    Même témérité, périls, craintes communes,

    Lièrent pour jamais leurs coeurs et leurs fortunes.

    Ceux mêmes dont les yeux les devaient éclairer,

    Sortis de leur devoir, n’osèrent y rentrer.

    OSMIN

    Quoi ! Roxane d’abord leur découvrant son âme,

    Osa-t-elle a leurs yeux faire éclater sa flamme ?

    ACOMAT

    Ils l’ignorent encore ; et jusques à ce jour,

    Atalide a prété son nom à cet amour.

    Du père d’Amurat Atalide est la nièce,

    Et même avec ses fils partageant sa tendresse,

    Elle a vu son enfance élevée avec eux.

    Du prince en apparence elle reçoit les voeux ;

    Mais elle les reçoit pour les rendre à Roxane,

    Et veut bien sous son nom qu’il aime la sultane.

    Cependant, cher Osmin, pour s’appuyer de moi,

    L’un et l’autre ont promis Atalide à ma foi.

    OSMIN

    Quoi ! Vous l’aimez, Seigneur ?

    ACOMAT

    Voudrais-tu qu’a mon âge

    Je fisse de l’amour le vil apprentissage ?

    Qu’un coeur qu’ont endurci la fatigue et les ans,

    Suivît d’un vain plaisir les conseils imprudents ?

    C’est par d’autres attraits qu’elle plaît à ma vue.

    J’aime en elle le sang dont elle est descendue.

    Par elle Bajazet, en m’approchant de lui,

    Me va contre lui-même assurer un appui.

    Un vizir aux sultans fait toujours quelque ombrage :

    À peine ils l’ont choisi, qu’ils craignent leur ouvrage.

    Sa dépouille est un bien, qu’ils veulent recueillir ;

    Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir.

    Bajazet aujourd’hui m’honore et me caresse.

    Ses périls tous les jours réveillent sa tendresse.

    Ce même Bajazet sur le trône affermi

    Méconnaîtra peut-être un inutile ami.

    Et moi, si mon devoir, si ma foi ne l’arrête,

    S’il ose quelque jour me demander ma tête…

    Je ne m’explique point, Osmin. Mais je prétends

    Que du moins il faudra la demander longtemps.

    Je sais rendre aux sultans de fidèles services.

    Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices,

    Et ne me pique point du scrupule insensé

    De bénir mon trépas quand ils l’ont prononcé.

    Voila donc de ces lieux ce qui m’ouvre l’entrée,

    Et comme enfin Roxane à mes yeux s’est montrée.

    Invisible d’abord elle entendait ma voix,

    Et craignait du sérail les rigoureuses lois.

    Mais enfin bannissant cette importune crainte

    Qui dans nos entretiens jetait trop de contrainte,

    Elle-même a choisi cet endroit écarté,

    Ou nos coeurs a nos yeux parlent en liberté.

    Par un chemin obscur une esclave me guide,

    Et… Mais on vient. C’est elle, et sa chère Atalide.

    Demeure. Et s’il le faut, sois prêt a confirmer

    Le récit important dont je vais l’informer.

    SCÈNE II

    Roxane, Atalide, Zatime, Zaïre, Acomat, Osmin.

    ACOMAT

    La vérité s’accorde avec la renommée,

    Madame, Osmin a vu le sultan, et l’armée.

    Le superbe Amurat est toujours inquiet,

    Et toujours tous les coeurs penchent vers Bajazet.

    D’une commune voix ils l’appellent au trône.

    Cependant les Persans marchaient vers Babylone,

    Et bientôt les deux camps aux pieds de son rempart

    Devaient de la bataille éprouver le hasard.

    Ce combat doit, dit-on, fixer nos destinées.

    Et même, si d’Osmin je compte les journées,

    Le ciel en a déjà réglé l’événement,

    Et le sultan triomphe, ou fuit en ce moment.

    Déclarons-nous, Madame, et rompons le silence.

    Fermons-lui dès ce jour les portes de Byzance.

    Et sans nous informer s’il triomphe, ou s’il fuit,

    Croyez-moi, hâtons-nous d’en prévenir le bruit.

    S’il fuit, que craignez-vous ? S’il triomphe au contraire,

    Le conseil le plus prompt est le plus salutaire.

    Vous voudrez, mais trop tard, soustraire à son pouvoir

    Un peuple dans ses murs prêt à le recevoir.

    Pour moi, j’ai su déjà par mes brigues secrètes

    Gagner de notre loi les sacrés interprètes.

    Je sais combien crédule en sa dévotion

    Le peuple suit le frein de la religion.

    Souffrez que Bajazet voie enfin la lumière.

    Des murs de ce palais ouvrez-lui la barrière.

    Déployez en son nom cet étendard fatal,

    Des extrêmes périls l’ordinaire signal.

    Les peuples prévenus de ce nom favorable,

    Savent que sa vertu le rend seule coupable.

    D’ailleurs, un bruit confus, par mes soins confirmé,

    Fait croire heureusement à ce peuple alarmé,

    Qu’Amurat le dédaigne, et veut loin de Byzance

    Transporter désormais son trône et sa présence.

    Déclarons le péril dont son frère est pressé.

    Montrons l’ordre cruel qui vous fut adressé.

    Surtout qu’il se déclare et se montre lui-même,

    Et fasse voir ce front digne du diadème.

    ROXANE

    Il suffit. Je tiendrai tout ce que j’ai promis.

    Allez brave Acomat, assembler vos amis.

    De tous leurs sentiments venez me rendre compte.

    Je vous rendrai moi-même une réponse prompte.

    Je verrai Bajazet. Je ne puis dire rien,

    Sans savoir si son coeur s’accorde avec le mien.

    Allez, et revenez.

    SCÈNE III

    Roxane, Atalide, Zatime, Zaïre.

    ROXANE

    Enfin, belle Atalide,

    Il faut de nos destins que Bajazet décide.

    Pour la dernière fois je le vais consulter.

    Je vais savoir s’il m’aime.

    ATALIDE

    Est-il temps d’en douter,

    Madame ? Hâtez-vous d’achever votre ouvrage.

    Vous avez du vizir entendu le langage.

    Bajazet vous est cher. Savez-vous si demain

    Sa liberté, ses jours, seront en votre main ?

    Peut-être en ce moment Amurat en furie

    S’approche pour trancher une si belle vie.

    Et pourquoi de son coeur doutez-vous aujourd’hui ?

    ROXANE

    Mais m’en répondez-vous, vous qui parlez pour lui ?

    ATALIDE

    Quoi, Madame ! Les soins qu’il a pris pour vous plaire,

    Ce que vous avez fait, ce que vous pouvez faire,

    Ses périls, ses respects, et surtout vos appas,

    Tout cela de son coeur ne vous répond-il pas ?

    Croyez que vos bontés vivent dans sa mémoire.

    ROXANE

    Hélas ! Pour mon repos que ne le puis-je croire ?

    Pourquoi faut-il au moins que pour me consoler

    L’ingrat ne parle pas comme on le fait parler ?

    Vingt fois sur vos discours pleine de confiance,

    Du trouble de son coeur jouissant par avance,

    Moi-même j’ai voulu m’assurer de sa foi,

    Et l’ai fait en secret amener devant moi.

    Peut-être trop d’amour me rend trop difficile.

    Mais sans vous fatiguer d’un récit inutile,

    Je ne retrouvais point ce trouble, cette ardeur,

    Que m’avait tant promis un discours trop flatteur.

    Enfin si je lui donne et la vie et l’Empire

    Ces gages incertains ne me peuvent suffire.

    ATALIDE

    Quoi donc ? À son amour qu’allez-vous proposer ?

    ROXANE

    S’il m’aime, des ce jour il me doit épouser.

    ATALIDE

    Vous épouser ! Ô ciel ! Que prétendez-vous faire ?

    ROXANE

    Je sais que des sultans l’usage m’est contraire.

    Je sais qu’ils se sont fait une superbe loi

    De ne point à l’hymen assujettir leur foi.

    Parmi tant de beautés qui briguent leur tendresse,

    Ils daignent quelquefois choisir une maîtresse,

    Mais toujours inquiète avec tous ses appas,

    Esclave, elle reçoit son maître dans ses bras ;

    Et sans sortir du joug ou leur loi la condamne,

    Il faut qu’un fils naissant la déclare sultane.

    Amurat plus ardent, et seul jusqu’à ce jour

    A voulu que l’on dut ce titre à son amour.

    J’en reçus la puissance aussi bien que le titre,

    Et des jours de son frère il me laissa l’arbitre.

    Mais ce même Amurat ne me promit jamais

    Que l’hymen dut un jour couronner ses bienfaits.

    Et moi qui n’aspirais qu’a cette seule gloire,

    De ses autres bienfaits j’ai perdu la mémoire.

    Toutefois, que sert-il de me justifier ?

    Bajazet, il est vrai, m’a tout fait oublier.

    Malgré tous ses malheurs plus heureux que son frère

    Il m’a plu, sans peut-être aspirer à me plaire.

    Femmes, gardes, vizir, pour lui j’ai tout séduit.

    En un mot vous voyez jusqu’où je l’ai conduit.

    Grâces à mon amour, je me suis bien servie

    Du pouvoir qu’Amurat me donna sur sa vie.

    Bajazet touche presque au trône des sultans.

    Il ne faut plus qu’un pas. Mais c’est où je l’attends.

    Malgré tout mon amour, si dans cette journée

    Il ne m’attache à lui par un juste hyménée,

    S’il ose m’alléguer une odieuse loi,

    Quand je fais tout pour lui, s’il ne fait tout pour moi,

    Dès le même moment sans songer si je l’aime,

    Sans consulter enfin si je me perds moi-même,

    J’abandonne l’ingrat, et le laisse rentrer

    Dans l’état malheureux, d’où je l’ai su tirer.

    Voilà sur quoi je veux que Bajazet prononce.

    Sa perte, ou son salut dépend de sa réponse.

    Je ne vous presse point de vouloir aujourd’hui

    Me prêter votre voix pour m’expliquer à lui.

    Je veux que devant moi sa bouche, et son visage,

    Me découvrent son coeur, sans me laisser d’ombrage,

    Que lui-même en secret amené dans ces lieux,

    Sans être préparé se présente à mes yeux.

    Adieu, vous saurez tout après cette entrevue.

    SCÈNE IV

    Atalide, Zaïre.

    ATALIDE

    Zaïre, c’en est fait, Atalide est perdue.

    ZAÏRE

    Vous !

    ATALIDE

    Je prévois déjà tout ce qu’il faut prévoir.

    Mon unique espérance est dans mon désespoir.

    ZAÏRE

    Mais, Madame, pourquoi ?

    ATALIDE

    Si tu venais d’entendre

    Quel funeste dessein Roxane vient de prendre,

    Quelles conditions elle veut imposer !

    Bajazet doit périr, dit-elle, ou l’épouser.

    S’il se rend, que deviens-je en ce malheur extrême ?

    Et s’il ne se rend pas, que devient-il lui-même ?

    ZAÏRE

    Je conçois ce malheur. Mais à ne point mentir

    Votre amour dès longtemps a dû le pressentir.

    ATALIDE

    Ah, Zaïre ! L’amour a-t-il tant de prudence ?

    Tout semblait avec nous être d’intelligence.

    Roxane se livrant toute entière à ma foi,

    Du coeur de Bajazet se reposait sur moi,

    M’abandonnait le soin de tout ce qui le touche,

    Le voyait par mes yeux, lui parlait par ma bouche,

    Et je croyais toucher au bienheureux moment,

    Ou j’allais par ses mains couronner mon amant.

    Le ciel s’est déclaré contre mon artifice.

    Et que fallait-il donc, Zaïre, que je fisse ?

    À l’erreur de Roxane, ai-je du m’opposer,

    Et perdre mon amant pour la désabuser ?

    Avant que dans son coeur cette amour fut formée,

    J’aimais, et je pouvais m’assurer d’être aimée.

    Dès nos plus jeunes ans, tu t’en souviens assez,

    L’amour serra les noeuds par le sang commencés.

    Élevée avec lui dans le sein de sa mère,

    J’appris à distinguer Bajazet de son frère ;

    Elle-même avec joie unit nos volontés ;

    Et quoiqu’après sa mort l’un de l’autre écartés,

    Conservant sans nous voir le désir de nous plaire,

    Nous avons su toujours nous aimer et nous taire.

    Roxane, qui depuis, loin de s’en défier,

    À ses desseins secrets voulut m’associer,

    Ne put voir sans amour ce héros trop aimable,

    Elle courut lui tendre une main favorable.

    Bajazet étonné rendit grâce à ses soins,

    Lui rendit des respects. Pouvait-il faire moins ?

    Mais qu’aisément l’amour croit tout ce qu’il souhaite !

    De ses moindres respects Roxane satisfaite

    Nous engagea tous deux, par sa facilité,

    À la laisser jouir de sa crédulité.

    Zaïre, il faut pourtant avouer ma faiblesse.

    D’un mouvement jaloux je ne fus pas maîtresse.

    Ma rivale accablant mon amant de bienfaits,

    Opposait un empire à mes faibles attraits.

    Mille soins la rendaient présente à sa mémoire.

    Elle l’entretenait de sa prochaine gloire.

    Et moi je ne puis rien. Mon coeur pour tous discours

    N’avait que des soupirs qu’il répétait toujours.

    Le ciel seul sait combien j’en ai versé de larmes.

    Mais enfin Bajazet dissipa mes alarmes.

    Je condamnais mes pleurs, et jusques aujourd’hui

    Je l’ai pressé de feindre, et j’ai parlé pour lui.

    Hélas ! Tout est fini. Roxane méprisée

    Bientôt de son erreur sera désabusée.

    Car enfin Bajazet ne sait point se cacher.

    Je connais sa vertu prompte a s’effaroucher.

    Il faut qu’a tous moments tremblante et secourable,

    Je donne à ses discours un sens plus favorable.

    Bajazet va se perdre. Ah ! Si comme autrefois,

    Ma rivale eut voulu lui parler par ma voix !

    Au moins si j’avais pu préparer son visage !

    Mais, Zaïre, je puis l’attendre à son passage.

    D’un mot, ou d’un regard je puis le secourir.

    Qu’il l’épouse en un mot plutôt que de périr.

    Si Roxane le veut, sans doute il faut qu’il meure.

    Il se perdra, te dis-je. Atalide demeure.

    Laisse, sans t’alarmer, ton amant sur sa foi.

    Penses-tu mériter qu’on se perde pour toi ?

    Peut-être Bajazet secondant ton envie,

    Plus que tu ne voudras, aura soin de sa vie.

    ZAÏRE

    Ah dans quels soins, Madame, allez-vous vous plonger ?

    Toujours avant le temps faut-il vous affliger ?

    Vous n’en pouvez douter, Bajazet vous adore.

    Suspendez, ou cachez l’ennui qui vous dévore.

    N’allez point par vos pleurs déclarer vos amours.

    La main qui l’a sauvé le sauvera toujours,

    Pourvu qu’entretenue en son erreur fatale

    Roxane jusqu’au bout ignore sa rivale.

    Venez en d’autres lieux enfermer vos regrets,

    Et de leur entrevue attendre le succès.

    ATALIDE

    Hé bien, Zaïre, allons. Et toi, si ta justice

    De deux jeunes amants veut punir l’artifice,

    Ô ciel ! Si notre amour est condamné de toi,

    Je suis la plus coupable, épuise tout sur moi.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Bajazet, Roxane.

    ROXANE

    Prince, l’heure fatale est enfin arrivée

    Qu’a votre liberté le ciel a réservée.

    Rien ne me retient plus, et je puis dès ce jour

    Accomplir le dessein qu’a formé mon amour.

    Non que vous assurant d’un triomphe facile,

    Je mette entre vos mains un empire tranquille ;

    Je fais ce que je puis, je vous l’avais promis.

    J’arme votre valeur contre vos ennemis.

    J’écarte de vos jours un péril manifeste.

    Votre vertu, Seigneur, achèvera le reste.

    Osmin a vu l’armée, elle penche pour vous.

    Les chefs de notre loi conspirent avec nous.

    Le vizir Acomat vous répond de Byzance.

    Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance

    Cette foule de chefs, d’esclaves, de muets,

    Peuple que dans ses murs renferme ce palais,

    Et dont à ma faveur les âmes asservies

    M’ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies.

    Commencez maintenant. C’est à vous de courir

    Dans le champ glorieux que j’ai su vous ouvrir.

    Vous n’entreprenez point une injuste carrière

    Vous repoussez, Seigneur, une main meurtrière.

    L’exemple en est commun. Et parmi les sultans

    Ce chemin a l’Empire a conduit de tout temps.

    Mais pour mieux commencer, hâtons-nous l’un et l’autre

    D’assurer à la fois mon bonheur et le vôtre.

    Montrez à l’univers, en m’attachant a vous,

    Que quand je vous servais, je servais mon époux ;

    Et par le noeud sacré d’un heureux hyménée

    Justifiez la foi que je vous ai donnée.

    BAJAZET

    Ah ! Que proposez-vous, Madame ?

    ROXANE

    Hé quoi, Seigneur ?

    Quel obstacle secret trouble notre bonheur ?

    BAJAZET

    Madame, ignorez-vous que l’orgueil de l’empire…

    Que ne m’épargnez-vous la douleur de le dire ?

    ROXANE

    Oui, je sais que depuis qu’un de vos empereurs,

    Bajazet d’un barbare éprouvant les fureurs,

    Vit au char du vainqueur son épouse enchaînée,

    Et par toute l’Asie à sa suite traînée ;

    De l’honneur ottoman ses successeurs jaloux

    Ont daigné rarement prendre le nom d’époux.

    Mais l’amour ne suit point ces lois imaginaires,

    Et sans vous rapporter des exemples vulgaires,

    Soliman (vous savez qu’entre tous vos aïeux,

    Dont l’univers a craint le bras victorieux,

    Nul n’éleva si haut la grandeur ottomane)

    Ce Soliman jeta les yeux sur Roxelane.

    Malgré tout son orgueil, ce monarque si fier

    À son trône, à son lit daigna l’associer.

    Sans qu’elle eut d’autres droits au rang d’impératrice

    Qu’un peu d’attraits peut-être, et beaucoup d’artifice.

    BAJAZET

    Il est vrai. Mais aussi voyez ce que je puis,

    Ce qu’était Soliman, et le peu que je suis.

    Soliman jouissait d’une pleine puissance :

    L’Égypte ramenée a son obéissance,

    Rhodes, des Ottomans ce redoutable écueil

    De tous ses défenseurs devenu le cercueil,

    Du Danube asservi les rives désolées,

    De l’Empire Persan les bornes reculées,

    Dans leurs climats brûlants les Africains domptés,

    Faisaient taire les lois devant ses volontés.

    Que suis-je ? J’attends tout du peuple, et de l’armée.

    Mes malheurs font encor toute ma renommée.

    Infortuné, proscrit, incertain de régner,

    Dois-je irriter les coeurs, au lieu de les gagner ?

    Témoins de nos plaisirs plaindront-ils nos misères ?

    Croiront-ils mes périls, et vos larmes sincères ?

    Songez, sans me flatter du sort de Soliman,

    Au meurtre tout récent du malheureux Osman.

    Dans leur rébellion les chefs des janissaires

    Cherchant à colorer leurs desseins sanguinaires,

    Se crurent à sa perte assez autorisés

    Par le fatal hymen que vous me proposez.

    Que vous dirai-je enfin ? Maître de leur suffrage,

    Peut-être avec le temps j’oserai davantage.

    Ne précipitons rien. Et daignez commencer

    À me mettre en état de vous récompenser.

    ROXANE

    Je vous entends, Seigneur. Je vois mon imprudence.

    Je vois que rien n’échappe a votre prévoyance.

    Vous avez pressenti jusqu’au moindre danger

    Ou mon amour trop prompt vous allait engager.

    Pour vous, pour votre honneur vous en craignez les suites,

    Et je le crois, Seigneur, puisque vous me le dites.

    Mais avez-vous prévu, si vous ne m’épousez,

    Les périls plus certains ou vous vous exposez ?

    Songez-vous que sans moi tout vous devient contraire,

    Que c’est a moi surtout qu’il importe de plaire ?

    Songez-vous que je tiens les portes du palais,

    Que je puis vous l’ouvrir, ou fermer pour jamais,

    Que j’ai sur votre vie un empire supreme,

    Que vous ne respirez qu’autant que je vous aime ?

    Et sans ce même amour qu’offensent vos refus,

    Songez-vous, en un mot, que vous ne seriez plus ?

    BAJAZET

    Oui, je tiens tout de vous, et j’avais lieu de croire,

    Que c’était pour vous-même une assez grande gloire,

    En voyant devant moi tout l’empire a genoux,

    De m’entendre avouer que je tiens tout de vous.

    Je ne m’en défends point. Ma bouche le confesse,

    Et mon respect saura le confirmer sans cesse.

    Je vous dois tout mon sang. Ma vie est votre bien.

    Mais enfin voulez-vous…

    ROXANE

    Non, je ne veux plus rien.

    Ne m’importune plus de tes raisons forcées.

    Je vois combien tes voeux sont loin de mes pensées.

    Je ne te presse plus, ingrat, d’y consentir.

    Rentre dans le néant dont je t’ai fait sortir.

    Car enfin qui m’arrête ? Et quelle autre assurance

    Demanderais-je encor de son indifférence ?

    L’ingrat est-il touché de mes empressements ?

    L’amour même entre-t-il dans ses raisonnements ?

    Ah ! Je vois tes desseins. Tu crois, quoi que je fasse,

    Que mes propres périls t’assurent de ta grâce,

    Qu’engagée avec toi par de si forts liens,

    Je ne puis séparer tes intérêts des miens.

    Mais je m’assure encore aux bontés de ton frère.

    Il m’aime, tu le sais. Et malgré sa colère

    Dans ton perfide sang je puis tout expier,

    Et ta mort suffira pour me justifier.

    N’en doute point, j’y cours, et dès ce moment même.

    Bajazet, écoutez, je sens que je vous aime.

    Vous vous perdez. Gardez de me laisser sortir.

    Le chemin est encore ouvert au repentir.

    Ne désespérez point une amante en furie.

    S’il m’échappait un mot, c’est fait de votre vie.

    BAJAZET

    Vous pouvez me l’ôter, elle est entre vos mains.

    Peut-être que ma mort, utile a vos desseins,

    De l’heureux Amurat obtenant votre grâce,

    Vous rendra dans son coeur votre première place.

    ROXANE

    Dans son coeur ? Ah ! Crois-tu, quand il le voudrait bien,

    Que si je perds l’espoir de régner dans le tien,

    D’une si douce erreur si longtemps possédée,

    Je puisse désormais souffrir une autre idée,

    Ni que je vive enfin, si je ne vis pour toi ?

    Je te donne, cruel, des armes contre moi,

    Sans doute, et je devrais retenir ma faiblesse.

    Tu vas en triompher. Oui, je te le confesse,

    J’affectais à tes yeux une fausse fierté.

    De toi dépend ma joie et ma félicité.

    De ma sanglante mort ta mort sera suivie.

    Quel fruit de tant de soins que j’ai pris pour ta vie ?

    Tu soupires enfin, et sembles te troubler.

    Achève, parle.

    BAJAZET

    Ô ciel ! Que ne puis-je parler !

    ROXANE

    Quoi donc ! Que dites-vous ? Et que viens-je d’entendre ?

    Vous avez des secrets que je ne puis apprendre !

    Quoi ! De vos sentiments je ne puis m’éclaircir ?

    BAJAZET

    Madame, encore un coup, c’est à vous de choisir.

    Daignez m’ouvrir au trône un chemin légitime,

    Ou bien, me voila prêt, prenez votre victime.

    ROXANE

    Ah ! C’en est trop enfin, tu seras satisfait.

    Hola, gardes, qu’on vienne.

    SCÈNE II

    Roxane, Acomat, Bajazet.

    ROXANE

    Acomat, c’en est fait.

    Vous pouvez retourner, je n’ai rien à vous dire.

    Du sultan Amurat je reconnais l’empire.

    Sortez. Que le sérail soit désormais fermé,

    Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé.

    SCÈNE III

    Bajazet, Acomat.

    ACOMAT

    Seigneur, qu’ai-je entendu ? Quelle surprise extrême !

    Qu’allez-vous devenir ? Que deviens-je moi-même ?

    D’où naît ce changement ? Qui dois-je en accuser ?

    Ô ciel !

    BAJAZET

    Il ne faut point ici vous abuser.

    Roxane est offensée et court a la vengeance.

    Un obstacle éternel rompt notre intelligence.

    Vizir, songez à vous, je vous en averti,

    Et sans compter sur moi prenez votre parti.

    ACOMAT

    Quoi ?

    BAJAZET

    Vous et vos amis cherchez quelque retraite.

    Je sais dans quels périls mon amitié vous jette,

    Et j’espérais un jour vous mieux récompenser.

    Mais c’en est fait, vous dis-je, il n’y faut plus penser.

    ACOMAT

    Et quel est donc, Seigneur, cet obstacle invincible ?

    Tantôt dans le sérail j’ai laissé tout paisible.

    Quelle fureur saisit votre esprit et le sien ?

    BAJAZET

    Elle veut, Acomat, que je l’épouse.

    ACOMAT

    Hé bien ?

    L’usage des sultans à ses voeux est contraire.

    Mais cet usage enfin, est-ce une loi sévère

    Qu’aux dépens de vos jours vous deviez observer ?

    La plus sainte des lois, ah ! C’est de vous sauver,

    Et d’arracher, Seigneur, d’une mort manifeste

    Le sang des Ottomans dont vous faites le reste.

    BAJAZET

    Ce reste malheureux serait trop acheté,

    S’il faut le conserver par une lâcheté.

    ACOMAT

    Et pourquoi vous en faire une image si noire ?

    L’hymen de Soliman ternit-il sa mémoire ?

    Cependant Soliman n’était point menacé

    Des périls évidents dont vous etes pressé.

    BAJAZET

    Et ce sont ces périls et ce soin de ma vie,

    Qui d’un servile hymen feraient l’ignominie.

    Soliman n’avait point ce prétexte odieux.

    Son esclave trouva grâce devant ses yeux.

    Et sans subir le joug d’un hymen nécessaire,

    Il lui fit de son coeur un présent volontaire.

    ACOMAT

    Mais vous aimez Roxane.

    BAJAZET

    Acomat, c’est assez.

    Je me plains de mon sort moins que vous ne pensez.

    La mort n’est point pour moi le comble des disgrâces,

    J’osai tout jeune encor la chercher sur vos traces.

    Et l’indigne prison ou je suis renfermé

    À la voir de plus près m’a même accoutumé.

    Amurat a mes yeux l’a vingt fois présentée.

    Elle finit le cours d’une vie agitée.

    Hélas ! Si je la quitte avec quelque regret…

    Pardonnez, Acomat, je plains, avec sujet,

    Des cours dont les bontés trop mal récompensées

    M’avaient pris pour objet de toutes leurs pensées.

    ACOMAT

    Ah ! Si nous périssons, n’en accusez que vous,

    Seigneur. Dites un mot, et vous nous sauvez tous.

    Tout ce qui reste ici de braves janissaires,

    De la religion les saints dépositaires,

    Du peuple byzantin ceux qui plus respectés

    Par leur exemple seul règlent ses volontés,

    Sont prêts de vous conduire à la porte sacrée

    D’où les nouveaux sultans font leur première entrée.

    BAJAZET

    Hé bien, brave Acomat, si je leur suis si cher,

    Que des mains de Roxane ils viennent m’arracher.

    Du sérail, s’il le faut, venez forcer la porte.

    Entrez accompagné de leur vaillante escorte.

    J’aime mieux en sortir sanglant, couvert de coups,

    Que chargé, malgré moi, du nom de son époux.

    Peut-être je saurai dans ce désordre extrême,

    Par un beau désespoir me secourir moi-même,

    Attendre, en combattant, l’effet de votre foi,

    Et vous donner le temps de venir jusqu’à moi.

    ACOMAT

    Hé ! Pourrai-je empêcher malgré ma diligence,

    Que Roxane d’un coup n’assure sa vengeance ?

    Alors qu’aura servi ce zèle impétueux,

    Qu’a charger vos amis d’un crime infructueux ?

    Promettez. Affranchi du péril qui vous presse,

    Vous verrez de quel poids sera votre promesse.

    BAJAZET

    Moi !

    ACOMAT

    Ne rougissez point. Le sang des Ottomans

    Ne doit point en esclave obéir aux serments.

    Consultez ces héros, que le droit de la guerre

    Mena victorieux jusqu’au bout de la terre.

    Libres dans leur victoire, et maîtres de leur foi,

    L’intérêt de l’État fut leur unique loi,

    Et d’un trône si saint la moitié n’est fondée

    Que sur la foi promise et rarement gardée.

    Je m’emporte, Seigneur.

    BAJAZET

    Oui, je sais, Acomat,

    Jusqu’où les a portés l’intérêt de l’État.

    Mais ces mêmes héros prodigues de leur vie,

    Ne la rachetaient point par une perfidie.

    ACOMAT

    Ô courage inflexible ! Ô trop constante foi

    Que même en périssant j’admire malgré moi !

    Faut-il qu’en un moment un scrupule timide

    Perde… Mais quel bonheur nous envoie Atalide ?

    SCÈNE IV

    Bajazet, Atalide, Acomat.

    ACOMAT

    Ah, Madame ! venez avec moi vous unir.

    Il se perd.

    ATALIDE

    C’est de quoi je viens l’entretenir.

    Mais laissez-nous. Roxane à sa perte animée

    Veut que de ce palais la porte soit fermée.

    Toutefois, Acomat, ne vous éloignez pas.

    Peut-être on vous fera revenir sur vos pas.

    SCÈNE V

    Bajazet, Atalide.

    BAJAZET

    Hé bien ! C’est maintenant qu’il faut que je vous laisse.

    Le ciel punit ma feinte, et confond votre adresse.

    Rien ne m’a pu parer contre ses derniers coups :

    Il fallait, ou mourir, ou n’être plus à vous.

    De quoi nous a servi cette indigne contrainte ?

    Je meurs plus tard. Voilà tout le fruit de ma feinte.

    Je vous l’avais prédit. Mais vous l’avez voulu.

    J’ai reculé vos pleurs autant que je l’ai pu.

    Belle Atalide, au nom de cette complaisance,

    Daignez de la sultane éviter la présence.

    Vos pleurs vous trahiraient, cachez-les à ses yeux,

    Et ne prolongez point de dangereux adieux.

    ATALIDE

    Non, Seigneur. Vos bontés pour une infortunée

    Ont assez disputé contre la destinée.

    Il vous en coûte trop pour vouloir m’épargner.

    Il faut vous rendre. Il faut me quitter, et régner.

    BAJAZET

    Vous quitter ?

    ATALIDE

    Je le veux. Je me suis consultée.

    De mille soins jaloux jusqu’alors agitée,

    Il est vrai, je n’ai pu concevoir sans effroi

    Que Bajazet put vivre, et n’être plus à moi.

    Et lorsque quelquefois de ma rivale heureuse

    Je me représentais l’image douloureuse,

    Votre mort (pardonnez aux fureurs des amants)

    Ne me paraissait pas le plus grand des tourments.

    Mais à mes tristes yeux votre mort préparée

    Dans toute son horreur ne s’était pas montrée.

    Je ne vous voyais pas ainsi que je vous vois,

    Prêt à me dire adieu pour la dernière fois.

    Seigneur, je sais trop bien avec quelle constance

    Vous allez de la mort affronter la présence.

    Je sais que votre coeur se fait quelques plaisirs

    De me prouver sa foi dans ses derniers soupirs.

    Mais hélas ! Épargnez une âme plus timide.

    Mesurez vos malheurs aux forces d’Atalide,

    Et ne m’exposez point aux plus vives douleurs,

    Qui jamais d’une amante épuisèrent les pleurs.

    BAJAZET

    Et que deviendrez-vous, si dès cette journée

    Je célèbre à vos yeux ce funeste hyménée ?

    ATALIDE

    Ne vous informez point ce que je deviendrai.

    Peut-être à mon destin, Seigneur, j’obéirai.

    Que sais-je ? À ma douleur je chercherai des charmes.

    Je songerai peut-être au milieu de mes larmes,

    Qu’a vous perdre pour moi vous étiez résolu,

    Que vous vivez, qu’enfin c’est moi qui l’ai voulu.

    BAJAZET

    Non, vous ne verrez point cette fête cruelle.

    Plus vous me commandez de vous être infidèle,

    Madame, plus je vois combien vous méritez

    De ne point obtenir ce que vous souhaitez.

    Quoi ! Cet amour si tendre, et né dans notre enfance,

    Dont les feux avec nous ont cru dans le silence,

    Vos larmes que ma main pouvait seule arrêter,

    Mes serments redoublés de ne vous point quitter,

    Tout cela finirait par une perfidie ?

    J’épouserais, et qui ? (s’il faut que je le die)

    Une esclave attachée à ses seuls intérêts,

    Qui présente à mes yeux les supplices tout prêts,

    Qui m’offre ou son hymen, ou la mort infaillible ;

    Tandis qu’a mes périls Atalide sensible,

    Et trop digne du sang qui lui donna le jour,

    Veut me sacrifier jusques à son amour.

    Ah ! Qu’au jaloux sultan ma tête soit portée

    Puisqu’il faut à ce prix qu’elle soit rachetée.

    ATALIDE

    Seigneur, vous pourriez vivre, et ne me point trahir.

    BAJAZET

    Parlez. Si je le puis, je suis prêt d’obéir.

    ATALIDE

    La sultane vous aime. Et malgré sa colère,

    Si vous preniez, Seigneur, plus de soin de lui plaire,

    Si vos soupirs daignaient lui faire pressentir

    Qu’un jour…

    BAJAZET

    Je vous entends, je n’y puis consentir.

    Ne vous figurez point que dans cette journée

    D’un lâche désespoir ma vertu consternée

    Craigne les soins d’un trône ou je pourrais monter,

    Et par un prompt trépas cherche à les éviter.

    J’écoute trop, peut-être, une imprudente audace.

    Mais sans cesse occupé des grands noms de ma race,

    J’espérais que fuyant un indigne repos

    Je prendrais quelque place entre tant de héros.

    Mais quelque ambition, quelque amour qui me brûle

    Je ne puis plus tromper une amante crédule.

    En vain pour me sauver je vous l’aurais promis.

    Et ma bouche, et mes yeux du mensonge ennemis,

    Peut-être dans le temps que je voudrais lui plaire,

    Feraient par leur désordre un effet tout contraire,

    Et de mes froids soupirs ses regards offensés

    Verraient trop que mon coeur ne les a point poussés.

    Ô ciel ! Combien de fois je l’aurais éclaircie,

    Si je n’eusse à sa haine exposé que ma vie,

    Si je n’avais pas craint que ses soupçons jaloux

    N’eussent trop aisément remonté jusqu’à vous !

    Et j’irais l’abuser d’une fausse promesse ?

    Je me parjurerais ? Et par cette bassesse…

    Ah ! Loin de m’ordonner cet indigne détour,

    Si votre coeur était moins plein de son amour,

    Je vous verrais sans doute en rougir la première.

    Mais pour vous épargner une injuste prière,

    Adieu, je vais trouver Roxane de ce pas,

    Et je vous quitte.

    ATALIDE

    Et moi, je ne vous quitte pas.

    Venez, cruel, venez, je vais vous y conduire,

    Et de tous nos secrets c’est moi qui veux l’instruire.

    Puisque malgré mes pleurs mon amant furieux

    Se fait tant de plaisir d’expirer à mes yeux,

    Roxane malgré vous nous joindra l’un et l’autre.

    Elle aura plus de soif de mon sang que du vôtre,

    Et je pourrai donner à vos yeux effrayés

    Le spectacle sanglant que vous me prépariez.

    BAJAZET

    Ô ciel ! Que faites-vous ?

    ATALIDE

    Cruel, pouvez-vous croire

    Que je sois moins que vous jalouse de ma gloire ?

    Pensez-vous que cent fois en vous faisant parler

    Ma rougeur ne fut pas prête à me déceler ?

    Mais on me présentait votre perte prochaine.

    Pourquoi faut-il, ingrat, quand la mienne est certaine,

    Que vous n’osiez pour moi ce que j’osais pour vous ?

    Peut-être il suffira d’un mot un peu plus doux.

    Roxane dans son coeur peut-être vous pardonne.

    Vous-même vous voyez le temps qu’elle vous donne.

    A-t-elle en vous quittant fait sortir le vizir ?

    Des gardes à mes yeux viennent-ils vous saisir ?

    Enfin dans sa fureur implorant mon adresse,

    Ses pleurs ne m’ont-ils pas découvert sa tendresse ?

    Peut-être elle n’attend qu’un espoir incertain

    Qui lui fasse tomber les armes de la main.

    Allez, Seigneur. Sauvez votre vie, et la mienne.

    BAJAZET

    Hé bien. Mais quels discours faut-il que je lui tienne ?

    ATALIDE

    Ah ! Daignez sur ce choix ne me point consulter.

    L’occasion, le ciel pourra vous les dicter.

    Allez. Entre elle et vous je ne dois point paraître.

    Votre trouble, ou le mien, nous feraient reconnaître.

    Allez encore un coup, je n’ose m’y trouver.

    Dites… tout ce qu’il faut, Seigneur, pour vous sauver.

    ACTE III

    SCÈNE PREMIERE

    Atalide, Zaïre.

    ATALIDE

    Zaïre, il est donc vrai, sa grâce est prononcée.

    ZAÏRE

    Je vous l’ai dit, Madame, une esclave empressée,

    Qui courait de Roxane accomplir le désir,

    Aux portes du sérail a reçu le vizir.

    Ils ne m’ont point parlé. Mais mieux qu’aucun langage

    Le transport du vizir marquait sur son visage

    Qu’un heureux changement le rappelle au palais,

    Et qu’il y vient signer une éternelle paix.

    Roxane a pris sans doute une plus douce voie.

    ATALIDE

    Ainsi de toutes parts les plaisirs et la joie

    M’abandonnent, Zaïre, et marchent sur leurs pas.

    J’ai fait ce que j’ai dû, je ne m’en repens pas.

    ZAÏRE

    Quoi, Madame ! Quelle est cette nouvelle alarme ?

    ATALIDE

    Et ne t’a-t-on point dit, Zaïre, par quel charme,

    Ou pour mieux dire enfin, par quel engagement

    Bajazet a pu faire un si prompt changement ?

    Roxane en sa fureur paraissait inflexible.

    A-t-elle de son coeur quelque gage infaillible ?

    Parle. L’épouse-t-il ?

    ZAÏRE

    Je n’en ai rien appris.

    Mais enfin, s’il n’a pu se sauver qu’a ce prix,

    S’il fait ce que vous-même avez su lui prescrire,

    S’il l’épouse en un mot…

    ATALIDE

    S’il l’épouse, Zaïre !

    ZAÏRE

    Quoi ! Vous repentez-vous des généreux discours,

    Que vous dictait le soin de conserver ses jours ?

    ATALIDE

    Non, non, il ne fera que ce qu’il a dû faire.

    Sentiments trop jaloux, c’est à vous de vous taire.

    Si Bajazet l’épouse, il suit mes volontés.

    Respectez ma vertu qui vous a surmontés.

    À ces nobles conseils ne mêlez point le vôtre.

    Et loin de me le peindre entre les bras d’une autre,

    Laissez-moi sans regret me le représenter

    Au trône où mon amour l’a forcé de monter.

    Oui, je me reconnais, je suis toujours la même.

    Je voulais qu’il m’aimât, chère Zaïre, il m’aime,

    Et du moins cet espoir me console aujourd’hui,

    Que je vais mourir digne, et contente de lui.

    ZAÏRE

    Mourir ! Quoi vous auriez un dessein si funeste ?

    ATALIDE

    J’ai cédé mon amant, tu t’étonnes du reste.

    Peux-tu compter, Zaïre, au nombre des malheurs

    Une mort, qui prévient et finit tant de pleurs ?

    Qu’il vive, c’est assez. Je l’ai voulu sans doute,

    Et je le veux toujours, quelque prix qu’il m’en coûte.

    Je n’examine point ma joie ou mon ennui.

    J’aime assez mon amant pour renoncer à lui.

    Mais hélas ! Il peut bien penser avec justice,

    Que si j’ai pu lui faire un si grand sacrifice,

    Ce coeur, qui de ses jours prend ce funeste soin,

    L’aime trop pour vouloir en être le témoin.

    Allons, je veux savoir…

    ZAÏRE

    Modérez-vous de grâce.

    On vient vous informer de tout ce qui se passe.

    C’est le vizir.

    SCÈNE II

    Atalide, Acomat, Zaïre.

    ACOMAT

    Enfin nos amants sont d’accord,

    Madame. Un calme heureux nous remet dans le port.

    La sultane a laissé désarmer sa colère.

    Elle m’a déclaré sa volonté dernière ;

    Et tandis qu’elle montre au peuple épouvanté

    Du prophète divin l’étendard redouté,

    Qu’à marcher sur mes pas Bajazet se dispose,

    Je vais de ce signal faire entendre la cause,

    Remplir tous les esprits d’une juste terreur,

    Et proclamer enfin le nouvel empereur.

    Cependant permettez que je vous renouvelle

    Le souvenir du prix qu’on promit à mon zèle.

    N’attendez point de moi ces doux emportements,

    Tels que j’en vois paraître au coeur de ces amants.

    Mais si par d’autres soins plus dignes de mon âge,

    Par de profonds respects, par un long esclavage,

    Tel que nous le devons au sang de nos sultans,

    Je puis…

    ATALIDE

    Vous m’en pourrez instruire avec le temps.

    Avec le temps aussi vous pourrez me connaître.

    Mais quels sont ces transports qu’ils vous ont fait paraître ?

    ACOMAT

    Madame, doutez-vous des soupirs enflammés

    De deux jeunes amants l’un de l’autre charmés ?

    ATALIDE

    Non. Mais à dire vrai ce miracle m’étonne.

    Et dit-on à quel prix Roxane lui pardonne ?

    L’épouse-t-il enfin ?

    ACOMAT

    Madame, je le crois

    Voici tout ce qui vient d’arriver devant moi.

    Surpris, je l’avouerai, de leur fureur commune,

    Querellant les amants, l’amour, et la fortune,

    J’étais de ce palais sorti désespéré.

    Déjà sur un vaisseau dans le port préparé,

    Chargeant de mon débris les reliques plus chères,

    Je méditais ma fuite aux terres étrangères.

    Dans ce triste dessein au palais rappelé,

    Plein de joie et d’espoir j’ai couru, j’ai volé.

    La porte du sérail à ma voix s’est ouverte.

    Et d’abord une esclave a mes yeux s’est offerte,

    Qui m’a conduit sans bruit dans un appartement

    Ou Roxane attentive écoutait son amant.

    Tout gardait devant eux un auguste silence.

    Moi-même résistant à mon impatience,

    Et respectant de loin leur secret entretien,

    J’ai longtemps immobile observé leur maintien.

    Enfin avec des yeux qui découvraient son âme,

    L’une a tendu la main pour gage de sa flamme,

    L’autre avec des regards éloquents, pleins d’amour,

    L’a de ses feux, Madame, assurée à son tour.

    ATALIDE

    Hélas !

    ACOMAT

    Ils m’ont alors aperçu l’un et l’autre.

    « Voilà, m’a-t-elle dit, votre prince et le nôtre.

    Je vais, brave Acomat, le remettre en vos mains.

    Allez lui préparer les honneurs souverains.

    Qu’un peuple obéissant l’attende dans le temple.

    Le sérail va bientôt vous en donner l’exemple. »

    Aux pieds de Bajazet alors je suis tombé,

    Et soudain à leurs yeux je me suis dérobé.

    Trop heureux d’avoir pu, par un récit fidèle,

    De leur paix en passant vous conter la nouvelle,

    Et m’acquitter vers vous de mes respects profonds,

    Je vais le couronner, Madame, et j’en réponds.

    SCÈNE III

    Atalide, Zaïre.

    ATALIDE

    Allons, retirons-nous, ne troublons point leur joie.

    ZAÏRE

    Ah, Madame ! Croyez…

    ATALIDE

    Que veux-tu que je croie ?

    Quoi donc ? À ce spectacle irai-je m’exposer ?

    Tu vois que c’en est fait. Ils se vont épouser.

    La sultane est contente, il l’assure qu’il l’aime.

    Mais je ne m’en plains pas, je l’ai voulu moi-même.

    Cependant croyais-tu, quand jaloux de sa foi,

    Il s’allait plein d’amour sacrifier pour moi,

    Lorsque son coeur tantôt m’exprimant sa tendresse,

    Refusait à Roxane une simple promesse,

    Quand mes larmes en vain tâchaient de l’émouvoir,

    Quand je m’applaudissais de leur peu de pouvoir ;

    Croyais-tu que son coeur contre toute apparence,

    Pour la persuader trouvât tant d’éloquence ?

    Ah ! Peut-être, après tout, que sans trop se forcer,

    Tout ce qu’il a pu dire, il a pu le penser.

    Peut-être en la voyant, plus sensible pour elle

    Il a vu dans ses yeux quelque grâce nouvelle.

    Elle aura devant lui fait parler ses douleurs,

    Elle l’aime, un Empire autorise ses pleurs,

    Tant d’amour touche enfin une âme généreuse.

    Hélas ! Que de raisons contre une malheureuse !

    ZAÏRE

    Mais ce succès, Madame, est encore incertain.

    Attendez.

    ATALIDE

    Non, vois-tu, je le nierais en vain.

    Je ne prends point plaisir à croître ma misère.

    Je sais pour se sauver tout ce qu’il a dû faire.

    Quand mes pleurs vers Roxane ont rappelé ses pas,

    Je n’ai point prétendu qu’il ne m’obéît pas.

    Mais après les adieux que je venais d’entendre,

    Après tous les transports d’une douleur si tendre,

    Je sais qu’il n’a point dû lui faire remarquer

    La joie et les transports qu’on vient de m’expliquer.

    Toi-même juge-nous, et vois si je m’abuse :

    Pourquoi de ce conseil moi seule suis-je excluse ?

    Au sort de Bajazet ai-je si peu de part ?

    À me chercher lui-même attendrait-il si tard,

    N’était que de son coeur le trop juste reproche

    Lui fait peut-être, hélas ! Éviter cette approche ?

    Mais non, je lui veux bien épargner ce souci.

    Il ne me verra plus.

    ZAÏRE

    Madame, le voici.

    SCÈNE IV

    Bajazet, Atalide, Zaïre.

    BAJAZET

    C’en est fait, j’ai parlé, vous êtes obéie.

    Vous n’avez plus, Madame, à craindre pour ma vie.

    Et je serais heureux, si la foi, si l’honneur

    Ne me reprochait point mon injuste bonheur,

    Si mon coeur, dont le trouble en secret me condamne,

    Pouvait me pardonner aussi bien que Roxane.

    Mais enfin je me vois les armes a la main.

    Je suis libre, et je puis contre un frère inhumain,

    Non plus par un silence aidé de votre adresse

    Disputer en ces lieux le coeur de sa maîtresse,

    Mais par de vrais combats, par de nobles dangers,

    Moi-même le cherchant aux climats étrangers,

    Lui disputer les coeurs du peuple et de l’armée,

    Et pour juge entre nous prendre la Renommée.

    Que vois-je ? Qu’avez-vous ? Vous pleurez !

    ATALIDE

    Non, Seigneur,

    Je ne murmure point contre votre bonheur.

    Le ciel, le juste ciel vous devait ce miracle.

    Vous savez si jamais j’y formai quelque obstacle.

    Tant que j’ai respiré, vos yeux me sont témoins

    Que votre seul péril occupait tous mes soins,

    Et puisqu’il ne pouvait finir qu’avec ma vie,

    C’est sans regret aussi que je la sacrifie.

    Il est vrai, si le ciel eut écouté mes voeux,

    Qu’il pouvait m’accorder un trépas plus heureux.

    Vous n’en auriez pas moins épousé ma rivale.

    Vous pouviez l’assurer de la foi conjugale.

    Mais vous n’auriez pas joint à ce titre d’époux,

    Tous ces gages d’amour qu’elle a reçus de vous.

    Roxane s’estimait assez récompensée,

    Et j’aurais en mourant cette douce pensée,

    Que vous ayant moi-même imposé cette loi,

    Je vous ai vers Roxane envoyé plein de moi,

    Qu’emportant chez les morts toute votre tendresse

    Ce n’est point un amant en vous que je lui laisse.

    BAJAZET

    Que parlez-vous, Madame, et d’époux et d’amant ?

    Ô ciel ! De ce discours quel est le fondement ?

    Qui peut vous avoir fait ce récit infidèle ?

    Moi j’aimerais Roxane, ou je vivrais pour elle,

    Madame ! Ah croyez-vous que loin de le penser,

    Ma bouche seulement eut pu le prononcer ?

    Mais l’un ni l’autre enfin n’était point nécessaire,

    La sultane a suivi son penchant ordinaire :

    Et soit qu’elle ait d’abord expliqué mon retour

    Comme un gage certain qui marquait mon amour,

    Soit que le temps trop cher la pressât de se rendre :

    À peine ai-je parlé, que sans presque m’entendre,

    Ses pleurs précipités ont coupé mes discours.

    Elle met dans ma main sa fortune, ses jours,

    Et se fiant enfin a ma reconnaissance,

    D’un hymen infaillible a formé l’espérance.

    Moi-même rougissant de sa crédulité,

    Et d’un amour si tendre et si peu mérité,

    Dans ma confusion, que Roxane, Madame,

    Attribuait encore à l’excès de ma flamme,

    Je me trouvais barbare, injuste, criminel.

    Croyez qu’il m’a fallu dans ce moment cruel,

    Pour garder jusqu’au bout un silence perfide,

    Rappeler tout l’amour que j’ai pour Atalide.

    Cependant quand je viens après de tels efforts

    Chercher quelque secours contre tous mes remords,

    Vous-même contre moi je vous vois irritée

    Reprocher votre mort à mon âme agitée.

    Je vois enfin, je vois qu’en ce même moment

    Tout ce que je vous dis vous touche faiblement.

    Madame, finissons et mon trouble, et le vôtre.

    Ne nous affligeons point vainement l’un et l’autre.

    Roxane n’est pas loin. Laissez agir ma foi.

    J’irai, bien plus content et de vous et de moi,

    Détromper son amour d’une feinte forcée,

    Que je n’allais tantôt déguiser ma pensée.

    La voici.

    ATALIDE

    Juste ciel ! Où va-t-il s’exposer ?

    Si vous m’aimez, gardez de la désabuser.

    SCÈNE V

    Bajazet, Roxane, Atalide.

    ROXANE

    Venez, Seigneur, venez. Il est temps de paraître,

    Et que tout le sérail reconnaisse son maître.

    Tout ce peuple nombreux, dont il est habité,

    Assemblé par mon ordre attend ma volonté.

    Mes esclaves gagnés, que le reste va suivre,

    Sont les premiers sujets que mon amour vous livre.

    L’auriez-vous cru, Madame, et qu’un si prompt retour

    Fît à tant de fureur succéder tant d’amour ?

    Tantôt à me venger fixe et déterminée,

    Je jurais qu’il voyait sa dernière journée.

    À peine cependant Bajazet m’a parlé,

    L’amour fit le serment, l’amour l’a violé.

    J’ai cru dans son désordre entrevoir sa tendresse,

    J’ai prononcé sa grâce, et je crois sa promesse.

    BAJAZET

    Oui, je vous ai promis, et j’ai donné ma foi

    De n’oublier jamais tout ce que je vous dois ;

    J’ai juré que mes soins, ma juste complaisance,

    Vous répondront toujours de ma reconnaissance.

    Si je puis à ce prix mériter vos bienfaits,

    Je vais de vos bontés attendre les effets.

    SCÈNE VI

    Roxane, Atalide.

    ROXANE

    De quel étonnement, ô ciel ! Suis-je frappée ?

    Est-ce un songe ? Et mes yeux ne m’ont-ils point trompée ?

    Quel est ce sombre accueil, et ce discours glacé

    Qui semble révoquer tout ce qui s’est passé ?

    Sur quel espoir croit-il que je me sois rendue,

    Et qu’il ait regagné mon amitié perdue ?

    J’ai cru qu’il me jurait que jusques à la mort

    Son amour me laissait maîtresse de son sort.

    Se repent-il déjà de m’avoir apaisée ?

    Mais moi-même tantôt me serais-je abusée ?

    Ah !… Mais il vous parlait. Quels étaient ses discours,

    Madame ?

    ATALIDE

    Moi, Madame ! Il vous aime toujours.

    ROXANE

    Il y va de sa vie au moins que je le croie.

    Mais de grâce, parmi tant de sujets de joie,

    Répondez-moi, comment pouvez-vous expliquer

    Ce chagrin, qu’en sortant il m’a fait remarquer ?

    ATALIDE

    Madame, ce chagrin n’a point frappé ma vue.

    Il m’a de vos bontés longtemps entretenue.

    Il en était tout plein quand je l’ai rencontré.

    J’ai cru le voir sortir tel qu’il était entré.

    Mais, Madame, après tout, faut-il être surprise,

    Que tout prêt d’achever cette grande entreprise

    Bajazet s’inquiète, et qu’il laisse échapper

    Quelque marque des soins qui doivent l’occuper ?

    ROXANE

    Je vois qu’à l’excuser votre adresse est extrême.

    Vous parlez mieux pour lui, qu’il ne parle lui-même.

    ATALIDE

    Et quel autre intérêt…

    ROXANE

    Madame, c’est assez.

    Je conçois vos raisons mieux que vous ne pensez.

    Laissez-moi. J’ai besoin d’un peu de solitude.

    Ce jour me jette aussi dans quelque inquiétude.

    J’ai, comme Bajazet, mon chagrin et mes soins,

    Et je veux un moment y penser sans témoins.

    SCÈNE VII

    ROXANE, seule.

    De tout ce que je vois que faut-il que je pense ?

    Tous deux à me tromper sont-ils d’intelligence ?

    Pourquoi ce changement, ce discours, ce départ ?

    N’ai-je pas même entre eux surpris quelque regard ?

    Bajazet interdit ! Atalide étonnée !

    Ô ciel ! À cet affront m’auriez-vous condamnée ?

    De mon aveugle amour seraient-ce là les fruits ?

    Tant de jours douloureux, tant d’inquiètes nuits,

    Mes brigues, mes complots, ma trahison fatale,

    N’aurais-je tout tenté que pour une rivale !

    Mais peut-être qu’aussi trop prompte à m’affliger

    J’observe de trop près un chagrin passager.

    J’impute à son amour l’effet de son caprice.

    N’eut-il pas jusqu’au bout conduit son artifice ?

    Prêt à voir le succès de son déguisement,

    Quoi, ne pouvait-il pas feindre encore un moment ?

    Non, non, rassurons-nous. Trop d’amour m’intimide.

    Et pourquoi dans son coeur redouter Atalide ?

    Quel serait son dessein ? Qu’a-t-elle fait pour lui ?

    Qui de nous deux enfin le couronne aujourd’hui ?

    Mais hélas ! De l’amour ignorons-nous l’empire ?

    Si par quelque autre charme Atalide l’attire,

    Qu’importe qu’il nous doive, et le sceptre, et le jour ?

    Les bienfaits dans un coeur balancent-ils l’amour ?

    Et sans chercher plus loin, quand l’ingrat me sut plaire,

    Ai-je mieux reconnu les bontés de son frère ?

    Ah ! Si d’une autre chaîne il n’était point lié,

    L’offre de mon hymen l’eut-il tant effrayé ?

    N’eut-il pas sans regret secondé mon envie ?

    L’eut-il refusé même aux dépens de sa vie ?

    Que de justes raisons… Mais qui vient me parler ?

    Que veut-on ?

    SCÈNE VIII

    Roxane, Zatime.

    ZATIME

    Pardonnez si j’ose vous troubler.

    Mais, Madame, un esclave arrive de l’armée ;

    Et quoique sur la mer la porte fut fermée,

    Les gardes sans tarder l’ont ouverte à genoux

    Aux ordres du sultan qui s’adressent à vous.

    Mais, ce qui me surprend, c’est Orcan qu’il envoie.

    ROXANE

    Orcan !

    ZATIME

    Oui, de tous ceux que le sultan emploie,

    Orcan le plus fidèle a servir ses desseins,

    Né sous le ciel brûlant des plus noirs Africains.

    Madame, il vous demande avec impatience.

    Mais j’ai cru vous devoir avertir par avance,

    Et souhaitant surtout qu’il ne vous surprît pas

    Dans votre appartement j’ai retenu ses pas.

    ROXANE

    Quel malheur imprévu vient encor me confondre ?

    Quel peut être cet ordre ? Et que puis-je répondre ?

    Il n’en faut point douter, le sultan inquiet

    Une seconde fois condamne Bajazet.

    On ne peut sur ses jours sans moi rien entreprendre.

    Tout m’obéit ici. Mais dois-je le défendre ?

    Quel est mon empereur ? Bajazet ? Amurat ?

    J’ai trahi l’un. Mais l’autre est peut-être un ingrat.

    Le temps presse. Que faire en ce doute funeste ?

    Allons. Employons bien le moment qui nous reste.

    Ils ont beau se cacher. L’amour le plus discret

    Laisse par quelque marque échapper son secret.

    Observons Bajazet. Étonnons Atalide.

    Et couronnons l’amant, ou perdons le perfide.

    ACTE IV

    SCÈNE PREMIERE

    Atalide, Zaïre.

    ATALIDE

    Ah ! Sais-tu mes frayeurs ? Sais-tu que dans ces lieux

    J’ai vu du fier Orcan le visage odieux ?

    En ce moment fatal que je crains sa venue !

    Que je crains… Mais dis-moi, Bajazet t’a-t-il vue ?

    Qu’a-t-il dit ? Se rend-il, Zaïre, à mes raisons ?

    Ira-t-il voir Roxane, et calmer ses soupçons ?

    ZAÏRE

    Il ne peut plus la voir sans qu’elle le commande.

    Roxane ainsi l’ordonne, elle veut qu’il l’attende.

    Sans doute à cet esclave elle veut le cacher.

    J’ai feint en le voyant de ne le point chercher.

    J’ai rendu votre lettre, et j’ai pris sa réponse.

    Madame, vous verrez ce qu’elle vous annonce.

    ATALIDE, lit.

    « Après tant d’injustes détours

    Faut-il qu’à feindre encor votre amour me convie ?

    Mais je veux bien prendre soin d’une vie,

    Dont vous jurez que dépendent vos jours.

    Je verrai la sultane. Et par ma complaisance,

    Par de nouveaux serments de ma reconnaissance,

    J’apaiserai, si je puis, son courroux.

    N’exigez rien de plus. Ni la mort, ni vous-même,

    Ne me ferez jamais prononcer que je l’aime,

    Puisque jamais je n’aimerai que vous. »

    Hélas ! Que me dit-il ? Croit-il que je l’ignore ?

    Ne sais-je pas assez qu’il m’aime, qu’il m’adore ?

    Est-ce ainsi qu’à mes voeux il sait s’accommoder ?

    C’est Roxane, et non moi qu’il faut persuader.

    De quelle crainte encor me laisse-t-il saisie ?

    Funeste aveuglement ! Perfide jalousie !

    Récit menteur ! Soupçons que je n’ai pu celer !

    Fallait-il vous entendre, ou fallait-il parler ?

    C’était fait, mon bonheur surpassait mon attente.

    J’étais aimée, heureuse, et Roxane contente.

    Zaïre, s’il se peut, retourne sur tes pas.

    Qu’il l’apaise. Ces mots ne me suffisent pas.

    Que sa bouche, ses yeux, tout l’assure qu’il l’aime.

    Qu’elle le croie enfin. Que ne puis je moi-même

    Échauffant par mes pleurs ses soins trop languissants,

    Mettre dans ses discours tout l’amour que je sens !

    Mais à d’autres périls je crains de le commettre.

    ZAÏRE

    Roxane vient à vous.

    ATALIDE

    Ah ! Cachons cette lettre.

    SCÈNE II

    Roxane, Atalide, Zatime, Zaïre.

    ROXANE, à Zatime.

    Viens. J’ai reçu cet ordre. Il faut l’intimider.

    ATALIDE, à Zaïre.

    Va, cours, et tâche enfin de le persuader.

    SCÈNE III

    Roxane, Atalide, Zatime.

    ROXANE

    Madame, j’ai reçu des lettres de l’armée,

    De tout ce qui s’y passe êtes-vous informée ?

    ATALIDE

    On m’a dit que du camp un esclave est venu,

    Le reste est un secret qui ne m’est pas connu.

    ROXANE

    Amurat est heureux, la fortune est changée,

    Madame, et sous ses lois Babylone est rangée.

    ATALIDE

    Hé quoi, Madame ? Osmin…

    ROXANE

    Était mal averti.

    Et depuis son départ cet esclave est parti.

    C’en est fait.

    ATALIDE

    Quel revers !

    ROXANE

    Pour comble de disgrâces

    Le sultan qui l’envoie est parti sur ses traces.

    ATALIDE

    Quoi ! Les Persans armés ne l’arrêtent donc pas ?

    ROXANE

    Non, Madame. Vers nous il revient à grands pas.

    ATALIDE

    Que je vous plains, Madame ! Et qu’il est nécessaire

    D’achever promptement ce que vous vouliez faire !

    ROXANE

    Il est tard de vouloir s’opposer au vainqueur.

    ATALIDE

    Ô ciel !

    ROXANE

    Le temps n’a point adouci sa rigueur.

    Vous voyez dans mes mains sa volonté suprême.

    ATALIDE

    Et que vous mande-t-il ?

    ROXANE

    Voyez. Lisez vous-même.

    Vous connaissez, Madame, et la lettre, et le seing.

    ATALIDE

    Du cruel Amurat je reconnais la main.

    Elle lit.

    « Avant que Babylone éprouvât ma puissance,

    Je vous ai fait porter mes ordres absolus.

    Je ne veux point douter de votre obéissance,

    Et crois que maintenant Bajazet ne vit plus.

    Je laisse sous mes lois Babylone asservie,

    Et confirme en partant mon ordre souverain.

    Vous, si vous avez soin de votre propre vie,

    Ne vous montrez a moi que sa tête à la main. »

    ROXANE

    Hé bien ?

    ATALIDE

    Cache tes pleurs, malheureuse Atalide.

    ROXANE

    Que vous semble ?

    ATALIDE

    Il poursuit son dessein parricide.

    Mais il pense proscrire un prince sans appui.

    Il ne sait pas l’amour qui vous parle pour lui,

    Que vous et Bajazet vous ne faites qu’une âme,

    Que plutôt, s’il le faut, vous mourrez…

    ROXANE

    Moi, Madame ?

    Je voudrais le sauver, je ne le puis haïr.

    Mais…

    ATALIDE

    Quoi donc ? Qu’avez-vous résolu ?

    ROXANE

    D’obéir.

    ATALIDE

    D’obéir !

    ROXANE

    Et que faire en ce péril extrême ?

    Il le faut.

    ATALIDE

    Quoi ! Ce prince aimable… qui vous aime

    Verra finir ses jours qu’il vous a destinés !

    ROXANE

    Il le faut. Et déjà mes ordres sont donnés.

    ATALIDE

    Je me meurs.

    ZATIME

    Elle tombe, et ne vit plus qu’a peine.

    ROXANE

    Allez, conduisez-la dans la chambre prochaine.

    Mais au moins observez ses regards, ses discours,

    Tout ce qui convaincra leurs perfides amours.

    SCÈNE IV

    ROXANE, seule.

    Ma rivale à mes yeux s’est enfin déclarée.

    Voila sur quelle foi je m’étais assurée.

    Depuis six mois entiers j’ai cru que nuit et jour

    Ardente elle veillait au soin de mon amour.

    Et c’est moi qui du sien ministre trop fidèle

    Semble depuis six mois ne veiller que pour elle,

    Qui me suis appliquée à chercher les moyens

    De lui faciliter tant d’heureux entretiens,

    Et qui même souvent prévenant son envie

    Ai hâté les moments les plus doux de sa vie.

    Ce n’est pas tout. Il faut maintenant m’éclaircir,

    Si dans sa perfidie elle a su réussir.

    Il faut… Mais que pourrais-je apprendre davantage ?

    Mon malheur n’est-il pas écrit sur son visage ?

    Vois-je pas au travers de son saisissement,

    Un coeur dans ses douleurs content de son amant ?

    Exempte des soupçons dont je suis tourmentée,

    Ce n’est que pour ses jours qu’elle est épouvantée.

    N’importe. Poursuivons. Elle peut comme moi

    Sur des gages trompeurs s’assurer de sa foi.

    Pour le faire expliquer tendons-lui quelque piège.

    Mais quel indigne emploi moi-même m’imposé-je ?

    Quoi donc ! À me gêner appliquant mes esprits

    J’irai faire a mes yeux éclater ses mépris ?

    Lui-même il peut prévoir et tromper mon adresse.

    D’ailleurs l’ordre, l’esclave, et le vizir me presse.

    Il faut prendre parti, l’on m’attend. Faisons mieux.

    Sur tout ce que j’ai vu fermons plutôt les yeux.

    Laissons de leur amour la recherche importune.

    Poussons à bout l’ingrat, et tentons la fortune.

    Voyons, si par mes soins sur le trône élevé,

    Il osera trahir l’amour qui l’a sauvé.

    Et si de mes bienfaits lâchement libérale

    Sa main en osera couronner ma rivale.

    Je saurai bien toujours retrouver le moment

    De punir, s’il le faut, la rivale, et l’amant.

    Dans ma juste fureur observant le perfide

    Je saurai le surprendre avec son Atalide.

    Et d’un même poignard les unissant tous deux,

    Les percer l’un et l’autre, et moi-même après eux.

    Voilà, n’en doutons point, le parti qu’il faut prendre,

    Je veux tout ignorer.

    SCÈNE V

    Roxane, Zatime.

    ROXANE

    Ah ! Que viens-tu m’apprendre,

    Zatime ? Bajazet en est-il amoureux ?

    Vois-tu dans ses discours qu’ils s’entendent tous deux ?

    ZATIME

    Elle n’a point parlé. Toujours évanouie,

    Madame, elle ne marque aucun reste de vie

    Que par de longs soupirs, et des gémissements,

    Qu’il semble que son coeur va suivre à tous moments.

    Vos femmes, dont le soin à l’envi la soulage,

    Ont découvert son sein, pour leur donner passage.

    Moi-même avec ardeur secondant ce dessein,

    J’ai trouvé ce billet enfermé dans son sein.

    Du prince votre amant j’ai reconnu la lettre,

    Et j’ai cru qu’en vos mains je devais le remettre.

    ROXANE

    Donne. Pourquoi frémir ? Et quel trouble soudain

    Me glace a cet objet et fait trembler ma main ?

    Il peut l’avoir écrit sans m’avoir offensée.

    Il peut même… Lisons, et voyons sa pensée.

    «  ……………… Ni la mort, ni vous-même,

    Ne me ferez jamais prononcer que je l’aime,

    Puisque jamais je n’aimerai que vous. »

    Ah ! De la trahison me voilà donc instruite.

    Je reconnais l’appas, dont ils m’avaient séduite.

    Ainsi donc mon amour était récompensé,

    Lâche, indigne du jour que je t’avais laissé ?

    Ah ! Je respire enfin. Et ma joie est extrême

    Que le traître une fois se soit trahi lui-même.

    Libre des soins cruels, ou j’allais m’engager,

    Ma tranquille fureur n’a plus qu’à se venger.

    Qu’il meure. Vengeons-nous. Courez. Qu’on le saisisse.

    Que la main des muets s’arme pour son supplice.

    Qu’ils viennent préparer ces noeuds infortunés,

    Par qui de ses pareils les jours sont terminés.

    Cours, Zatime, sois prompte à servir ma colère.

    ZATIME

    Ah Madame !

    ROXANE

    Quoi donc ?

    ZATIME

    Si sans trop vous déplaire,

    Dans les justes transports, Madame, où je vous vois,

    J’osais vous faire entendre une timide voix ;

    Bajazet, il est vrai, trop indigne de vivre,

    Aux mains de ces cruels mérite qu’on le livre.

    Mais tout ingrat qu’il est, croyez-vous aujourd’hui

    Qu’Amurat ne soit pas plus à craindre que lui ?

    Et qui sait si déjà quelque bouche infidèle

    Ne l’a point averti de votre amour nouvelle ?

    Des coeurs comme le sien, vous le savez assez,

    Ne se regagnent plus, quand ils sont offensés,

    Et la plus prompte mort dans ce moment sévère

    Devient de leur amour la marque la plus chère.

    ROXANE

    Avec quelle insolence, et quelle cruauté,

    Ils se jouaient tous deux de ma crédulité !

    Quel penchant, quel plaisir je sentais à les croire !

    Tu ne remportais pas une grande victoire,

    Perfide, en abusant ce coeur préoccupé,

    Qui lui-même craignait de se voir détrompé.

    Moi ! Qui de ce haut rang qui me rendait si fière,

    Dans le sein du malheur t’ai cherché la première,

    Pour attacher des jours tranquilles, fortunés,

    Aux périls dont tes jours étaient environnés,

    Après tant de bonté, de soin, d’ardeurs extrêmes,

    Tu ne saurais jamais prononcer que tu m’aimes !

    Mais dans quel souvenir me laissé-je égarer ?

    Tu pleures malheureuse ? Ah ! Tu devais pleurer,

    Lorsque d’un vain désir à ta perte poussée,

    Tu conçus de le voir la première pensée.

    Tu pleures ? Et l’ingrat tout prêt à te trahir

    Prépare les discours dont il veut t’éblouir.

    Pour plaire à ta rivale il prend soin de sa vie.

    Ah ! Traître, tu mourras. Quoi ! Tu n’es point partie ?

    Va. Mais nous-même allons, précipitons nos pas.

    Qu’il me voie attentive au soin de son trépas,

    Lui montrer à la fois, et l’ordre de son frère,

    Et de sa trahison ce gage trop sincère.

    Toi, Zatime, retiens ma rivale en ces lieux.

    Qu’il n’ait en expirant que ses cris pour adieux.

    Qu’elle soit cependant fidèlement servie.

    Prends soin d’elle. Ma haine a besoin de sa vie.

    Ah ! Si pour son amant facile à s’attendrir

    La peur de son trépas la fit presque mourir,

    Quel surcroît de vengeance et de douceur nouvelle,

    De le montrer bientôt pâle et mort devant elle,

    De voir sur cet objet ses regards arrêtés

    Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés !

    Va, retiens-la. Surtout garde bien le silence.

    Moi… Mais qui vient ici différer ma vengeance ?

    SCÈNE VI

    Roxane, Acomat, Osmin.

    ACOMAT

    Que faites-vous, Madame ? En quels retardements

    D’un jour si précieux perdez-vous les moments ?

    Byzance par mes soins presque entière assemblée

    Interroge ses chefs, de leur crainte troublée.

    Et tous, pour s’expliquer, ainsi que mes amis,

    Attendent le signal que vous m’aviez promis.

    D’où vient que sans répondre à leur impatience,

    Le sérail cependant garde un triste silence ?

    Déclarez-vous, Madame, et sans plus différer…

    ROXANE

    Oui, vous serez content, je vais me déclarer.

    ACOMAT

    Madame, quel regard, et quelle voix sévère

    Malgré votre discours m’assure du contraire ?

    Quoi ! Déjà votre amour des obstacles vaincu…

    ROXANE

    Bajazet est un traître, et n’a que trop vécu.

    ACOMAT

    Lui !

    ROXANE

    Pour moi, pour vous-même également perfide,

    Il nous trompait tous deux.

    ACOMAT

    Comment ?

    ROXANE

    Cette Atalide,

    Qui même n’était pas un assez digne prix,

    De tout ce que pour lui vous avez entrepris…

    ACOMAT

    Hé bien ?

    ROXANE

    Lisez. Jugez après cette insolence,

    Si nous devons d’un traître embrasser la défense.

    Obéissons plutôt à la juste rigueur

    D’Amurat qui s’approche et retourne vainqueur,

    Et livrant sans regret un indigne complice,

    Apaisons le sultan par un prompt sacrifice.

    ACOMAT, lui rendant le billet.

    Oui, puisque jusque-là l’ingrat m’ose outrager,

    Moi-même, s’il le faut, je m’offre à vous venger,

    Madame. Laissez-moi nous laver l’un et l’autre

    Du crime que sa vie a jeté sur la nôtre.

    Montrez-moi le chemin, j’y cours.

    ROXANE

    Non, Acomat.

    Laissez-moi le plaisir de confondre l’ingrat.

    Je veux voir son désordre, et jouir de sa honte.

    Je perdrais ma vengeance en la rendant si prompte.

    Je vais tout préparer. Vous cependant allez

    Disperser promptement vos amis assemblés.

    SCÈNE VII

    Acomat, Osmin.

    ACOMAT

    Demeure. Il n’est pas temps, cher Osmin, que je sorte.

    OSMIN

    Quoi ! Jusque-là, Seigneur, votre amour vous transporte ?

    N’avez-vous pas poussé la vengeance assez loin ?

    Voulez-vous de sa mort être encor le témoin ?

    ACOMAT

    Que veux tu dire ? Es-tu toi-même si crédule,

    Que de me soupçonner d’un courroux ridicule ;

    Moi jaloux ? Plut au ciel qu’en me manquant de foi,

    L’imprudent Bajazet n’eut offensé que moi !

    OSMIN

    Et pourquoi donc, Seigneur, au lieu de le défendre…

    ACOMAT

    Et la sultane est-elle en état de m’entendre ?

    Ne voyais-tu pas bien, quand je l’allais trouver,

    Que j’allais avec lui me perdre, ou me sauver ?

    Ah, de tant de conseils événement sinistre !

    Prince aveugle ! Ou plutôt trop aveugle ministre !

    Il te sied bien, d’avoir en de si jeunes mains

    Chargé d’ans, et d’honneurs, confié tes desseins,

    Et laissé d’un vizir la fortune flottante

    Suivre de ces amants la conduite imprudente.

    OSMIN

    Hé ! Laissez-les entre eux exercer leur courroux.

    Bajazet veut périr, Seigneur, songez à vous.

    Qui peut de vos desseins révéler le mystere,

    Sinon quelques amis engagés à se taire ?

    Vous verrez par sa mort le sultan adouci.

    ACOMAT

    Roxane en sa fureur peut raisonner ainsi ;

    Mais moi, qui vois plus loin, qui par un long usage

    Des maximes du trône ai fait l’apprentissage,

    Qui d’emplois en emplois vieilli sous trois sultans,

    Ai vu de mes pareils les malheurs éclatants,

    Je sais, sans me flatter, que de sa seule audace

    Un homme tel que moi doit attendre sa grâce,

    Et qu’une mort sanglante est l’unique traité

    Qui reste entre l’esclave, et le maître irrité.

    OSMIN

    Fuyez donc.

    ACOMAT

    J’approuvais tantôt cette pensée,

    Mon entreprise alors était moins avancée.

    Mais il m’est désormais trop dur de reculer.

    Par une belle chute il faut me signaler,

    Et laisser un débris du moins après ma fuite,

    Qui de mes ennemis retarde la poursuite.

    Bajazet vit encor. Pourquoi nous étonner ?

    Acomat de plus loin a su le ramener.

    Sauvons-le, malgré lui, de ce péril extrême,

    Pour nous, pour nos amis, pour Roxane elle-même.

    Tu vois combien son coeur prêt à le protéger,

    A retenu mon bras trop prompt à la venger.

    Je connais peu l’amour. Mais j’ose te répondre

    Qu’il n’est pas condamné puisqu’on le veut confondre,

    Que nous avons du temps. Malgré son désespoir

    Roxane l’aime encore, Osmin, et le va voir.

    OSMIN

    Enfin que vous inspire une si noble audace ?

    Si Roxane l’ordonne, il faut quitter la place.

    Ce palais est tout plein…

    ACOMAT

    Oui, d’esclaves obscurs,

    Nourris loin de la guerre, à l’ombre de ses murs.

    Mais toi, dont la valeur d’Amurat oubliée

    Par de communs chagrins à mon sort s’est liée,

    Voudras-tu jusqu’au bout seconder mes fureurs ?

    OSMIN

    Seigneur, vous m’offensez. Si vous mourez, je meurs.

    ACOMAT

    D’amis, et de soldats une troupe hardie

    Aux portes du palais attend notre sortie.

    La sultane d’ailleurs se fie à mes discours.

    Nourri dans le sérail j’en connais les détours.

    Je sais de Bajazet l’ordinaire demeure.

    Ne tardons plus. Marchons. Et s’il faut que je meure,

    Mourons, moi, cher Osmin, comme un vizir ; et toi,

    Comme le favori d’un homme tel que moi.

    ACTE V

    SCÈNE PREMIÈRE

    ATALIDE, seule.

    Hélas ! Je cherche en vain. Rien ne s’offre a ma vue.

    Malheureuse ! Comment puis-je l’avoir perdue ?

    Ciel, aurais-tu permis que mon funeste amour

    Exposât mon amant tant de fois en un jour ?

    Que pour dernier malheur, cette lettre fatale

    Fut encor parvenue aux yeux de ma rivale ?

    J’étais en ce lieu même, et ma timide main,

    Quand Roxane a paru, l’a cachée en mon sein.

    Sa présence a surpris mon âme désolée.

    Ses menaces, sa voix, un ordre m’a troublée.

    J’ai senti défaillir ma force, et mes esprits.

    Ses femmes m’entouraient quand je les ai repris,

    À mes yeux étonnés leur troupe est disparue.

    Ah ! Trop cruelles mains qui m’avez secourue,

    Vous m’avez vendu cher vos secours inhumains,

    Et par vous cette lettre a passé dans ses mains.

    Quels desseins maintenant occupent sa pensée ?

    Sur qui sera d’abord sa vengeance exercée ?

    Quel sang pourra suffire à son ressentiment ?

    Ah ! Bajazet est mort, ou meurt en ce moment.

    Cependant on m’arrête, on me tient enfermée.

    On ouvre. De son sort je vais être informée.

    SCÈNE II

    Roxane, Atalide, Zatime.

    ROXANE

    Retirez-vous.

    ATALIDE

    Madame… Excusez l’embarras…

    ROXANE

    Retirez-vous, vous dis-je, et ne répliquez pas.

    Gardes, qu’on la retienne.

    SCÈNE III

    Roxane, Zatime.

    ROXANE

    Oui, tout est pret, Zatime.

    Orcan, et les muets attendent leur victime.

    Je suis pourtant toujours maîtresse de son sort.

    Je puis le retenir. Mais s’il sort, il est mort.

    Vient-il ?

    ZATIME

    Oui, sur mes pas un esclave l’amène ;

    Et loin de soupçonner sa disgrâce prochaine,

    Il m’a paru, Madame, avec empressement

    Sortir, pour vous chercher, de son appartement.

    ROXANE

    Âme lâche, et trop digne enfin d’être déçue,

    Peux-tu souffrir encor qu’il paraisse à ta vue ?

    Crois-tu par tes discours le vaincre ou l’étonner ?

    Quand même il se rendrait, peux-tu lui pardonner ?

    Quoi ! Ne devrais-tu pas être déjà vengée ?

    Ne crois-tu pas encore être assez outragée ?

    Sans perdre tant d’efforts sur ce coeur endurci,

    Que ne le laissons-nous périr… Mais le voici.

    SCÈNE IV

    Bajazet, Roxane.

    ROXANE

    Je ne vous ferai point des reproches frivoles.

    Les moments sont trop chers pour les perdre en paroles.

    Mes soins vous sont connus. En un mot, vous vivez,

    Et je ne vous dirais que ce que vous savez.

    Malgré tout mon amour, si je n’ai pu vous plaire,

    Je n’en murmure point. Quoique à ne vous rien taire,

    Ce même amour peut-être, et ces mêmes bienfaits,

    Auraient du suppléer à mes faibles attraits.

    Mais je m’étonne enfin que pour reconnaissance,

    Pour prix de tant d’amour, de tant de confiance,

    Vous ayez si longtemps par des détours si bas,

    Feint un amour pour moi que vous ne sentiez pas.

    BAJAZET

    Qui ? Moi, Madame ?

    ROXANE

    Oui, toi. Voudrais-tu point encore

    Me nier un mépris que tu crois que j’ignore ;

    Ne prétendrais-tu point par tes fausses couleurs

    Déguiser un amour qui te retient ailleurs,

    Et me jurer enfin d’une bouche perfide,

    Tout ce que tu ne sens que pour ton Atalide ?

    BAJAZET

    Atalide, Madame ! Ô ciel ! Qui vous a dit…

    ROXANE

    Tiens, perfide, regarde, et démens cet écrit.

    BAJAZET

    Je ne vous dis plus rien. Cette lettre sincère

    D’un malheureux amour contient tout le mystère.

    Vous savez un secret que tout prêt à s’ouvrir

    Mon coeur a mille fois voulu vous découvrir.

    J’aime, je le confesse. Et devant que votre âme

    Prévenant mon espoir m’eut déclaré sa flamme,

    Déjà plein d’un amour des l’enfance formé

    À tout autre désir mon coeur était fermé.

    Vous me vîntes offrir, et la vie, et l’empire,

    Et même votre amour, si j’ose vous le dire,

    Consultant vos bienfaits, les crut, et sur leur foi

    De tous mes sentiments vous répondit pour moi.

    Je connus votre erreur. Mais que pouvais-je faire ?

    Je vis en même temps qu’elle vous était chère.

    Combien le trône tente un coeur ambitieux !

    Un si noble présent me fit ouvrir les yeux.

    Je chéris, j’acceptai sans tarder davantage,

    L’heureuse occasion de sortir d’esclavage ;

    D’autant plus qu’il fallait l’accepter, ou périr ;

    D’autant plus que vous-même ardente à me l’offrir

    Vous ne craigniez rien tant que d’être refusée,

    Que même mes refus vous auraient exposée,

    Qu’après avoir osé me voir et me parler,

    Il était dangereux pour vous de reculer.

    Cependant je n’en veux pour témoins que vos plaintes.

    Ai-je pu vous tromper par des promesses feintes ?

    Songez combien de fois vous m’avez reproché

    Un silence témoin de mon trouble caché.

    Plus l’effet de vos soins, et ma gloire étaient proches,

    Plus mon coeur interdit se faisait de reproches.

    Le ciel, qui m’entendait, sait bien qu’en même temps

    Je ne m’arrêtais pas à des voeux impuissants.

    Et si l’effet enfin suivant mon espérance

    Eut ouvert un champ libre a ma reconnaissance,

    J’aurais par tant d’honneurs, par tant de dignités,

    Contenté votre orgueil, et payé vos bontés,

    Que vous-même peut-être…

    ROXANE

    Et que pourrais-tu faire ?

    Sans l’offre de ton coeur par ou peux-tu me plaire ?

    Quels seraient de tes voeux les inutiles fruits ?

    Ne te souvient-il plus de tout ce que je suis ?

    Maîtresse du sérail, arbitre de ta vie,

    Et même de l’État qu’Amurat me confie,

    Sultane, et ce qu’en vain j’ai cru trouver en toi,

    Souveraine d’un coeur qui n’eut aimé que moi.

    Dans ce comble de gloire, ou je suis arrivée,

    À quel indigne honneur m’avais-tu réservée ?

    Traînerais-je en ces lieux un sort infortuné,

    Vil rebut d’un ingrat que j’aurais couronné,

    De mon rang descendue, à mille autres égale,

    Ou la première esclave enfin de ma rivale ?

    Laissons ces vains discours. Et sans m’importuner,

    Pour la dernière fois veux-tu vivre et régner ?

    J’ai l’ordre d’Amurat, et je puis t’y soustraire.

    Mais tu n’as qu’un moment. Parle.

    BAJAZET

    Que faut-il faire ?

    ROXANE

    Ma rivale est ici. Suis-moi sans différer.

    Dans les mains des muets viens la voir expirer.

    Et libre d’un amour à ta gloire funeste

    Viens m’engager ta foi ; le temps fera le reste.

    Ta grâce est à ce prix, si tu veux l’obtenir.

    BAJAZET

    Je ne l’accepterais que pour vous en punir,

    Que pour faire éclater aux yeux de tout l’empire

    L’horreur et le mépris que cette offre m’inspire.

    Mais à quelle fureur me laissant emporter

    Contre ses tristes jours vais-je vous irriter ?

    De mes emportements elle n’est point complice,

    Ni de mon amour même, et de mon injustice.

    Loin de me retenir par des conseils jaloux,

    Elle me conjurait de me donner à vous.

    En un mot séparez ses vertus de mon crime.

    Poursuivez, s’il le faut, un courroux légitime,

    Aux ordres d’Amurat hâtez-vous d’obéir.

    Mais laissez-moi du moins mourir sans vous haïr.

    Amurat avec moi ne l’a point condamnée.

    Épargnez une vie assez infortunée.

    Ajoutez cette grâce à tant d’autres bontés,

    Madame. Et si jamais je vous fus cher…

    ROXANE

    Sortez.

    SCÈNE V

    Roxane, Zatime.

    ROXANE

    Pour la dernière fois, perfide, tu m’as vue,

    Et tu vas rencontrer la peine qui t’est due.

    ZATIME

    Atalide à vos pieds demande à se jeter,

    Et vous prie un moment de vouloir l’écouter,

    Madame. Elle vous veut faire l’aveu fidèle,

    D’un secret important qui vous touche plus qu’elle.

    ROXANE

    Oui, qu’elle vienne. Et toi, suis Bajazet qui sort,

    Et quand il sera temps, viens m’apprendre son sort.

    SCÈNE VI

    Roxane, Atalide.

    ATALIDE

    Je ne viens plus, Madame, à feindre disposée

    Tromper votre bonté si longtemps abusée.

    Confuse, et digne objet de vos inimitiés,

    Je viens mettre mon coeur, et mon crime à vos pieds.

    Oui, Madame, il est vrai que je vous ai trompée.

    Du soin de mon amour seulement occupée,

    Quand j’ai vu Bajazet, loin de vous obéir,

    Je n’ai dans mes discours songé qu’à vous trahir.

    Je l’aimai des l’enfance. Et des ce temps, Madame,

    J’avais par mille soins su prévenir son âme.

    La sultane sa mère ignorant l’avenir,

    Hélas ! Pour son malheur, se plut à nous unir.

    Vous l’aimâtes depuis. Plus heureux l’un et l’autre,

    Si connaissant mon coeur, ou me cachant le vôtre,

    Votre amour de la mienne eut su se défier !

    Je ne me noircis point, pour le justifier.

    Je jure par le ciel, qui me voit confondue,

    Par ces grands Ottomans, dont je suis descendue,

    Et qui tous avec moi vous parlent à genoux,

    Pour le plus pur du sang, qu’ils ont transmis en nous.

    Bajazet à vos soins tôt ou tard plus sensible,

    Madame, a tant d’attraits n’était pas invincible.

    Jalouse, et toujours prête à lui représenter

    Tout ce que je croyais digne de l’arrêter,

    Je n’ai rien négligé, plaintes, larmes, colère,

    Quelquefois attestant les mânes de sa mère ;

    Ce jour même, des jours le plus infortuné,

    Lui reprochant l’espoir qu’il vous avait donné,

    Et de ma mort enfin le prenant à partie,

    Mon importune ardeur ne s’est point ralentie,

    Qu’arrachant, malgré lui des gages de sa foi,

    Je ne sois parvenue à le perdre avec moi.

    Mais pourquoi vos bontés seraient-elles lassées ?

    Ne vous arrêtez point à ses froideurs passées.

    C’est moi qui l’y forçai. Les noeuds que j’ai rompus

    Se rejoindront bientôt, quand je ne serai plus.

    Quelque peine pourtant qui soit due à mon crime,

    N’ordonnez pas vous-même une mort légitime,

    Et ne vous montrez point à son coeur éperdu,

    Couverte de mon sang par vos mains répandu.

    D’un coeur trop tendre encore épargnez la faiblesse.

    Vous pouvez de mon sort me laisser la maîtresse,

    Madame, mon trépas n’en sera pas moins prompt.

    Jouissez d’un bonheur, dont ma mort vous répond.

    Couronnez un héros, dont vous serez chérie.

    J’aurai soin de ma mort, prenez soin de sa vie.

    Allez, Madame, allez. Avant votre retour

    J’aurai d’une rivale affranchi votre amour.

    ROXANE

    Je ne mérite pas un si grand sacrifice.

    Je me connais, Madame, et je me fais justice.

    Loin de vous séparer, je prétends aujourd’hui,

    Par des noeuds éternels vous unir avec lui.

    Vous jouirez bientôt de son aimable vue.

    Levez-vous. Mais que veut Zatime tout émue ?

    SCÈNE VII

    Roxane, Atalide, Zatime.

    ZATIME

    Ah ! Venez vous montrer, Madame, ou désormais

    Le rebelle Acomat est maître du palais.

    Profanant des sultans la demeure sacrée,

    Ses criminels amis en ont forcé l’entrée.

    Vos esclaves tremblants, dont la moitié s’enfuit,

    Doutent si le Vizir vous sert, ou vous trahit.

    ROXANE

    Ah les traîtres ! Allons, et courons le confondre.

    Toi, garde ma captive, et songe à m’en répondre.

    SCÈNE VIII

    Atalide, Zatime.

    ATALIDE

    Hélas ! Pour qui mon coeur doit-il faire des voeux ?

    J’ignore quel dessein les anime tous deux,

    Si de tant de malheurs quelque pitié te touche,

    Je ne demande point, Zatime, que ta bouche

    Trahisse en ma faveur Roxane et son secret.

    Mais de grâce, dis-moi ce que fait Bajazet.

    L’as-tu vu ? Pour ses jours n’ai-je encor rien a craindre ?

    ZATIME

    Madame, en vos malheurs je ne puis que vous plaindre.

    ATALIDE

    Quoi, Roxane déjà l’a-t-elle condamné ?

    ZATIME

    Madame, le secret m’est sur tout ordonné.

    ATALIDE

    Malheureuse, dis-moi seulement s’il respire.

    ZATIME

    Il y va de ma vie, et je ne puis rien dire.

    ATALIDE

    Ah ! C’en est trop, cruelle. Achève, et que ta main

    Lui donne de ton zèle un gage plus certain.

    Perce toi-même un coeur que ton silence accable,

    D’une esclave barbare esclave impitoyable.

    Précipite des jours qu’elle me veut ravir,

    Montre-toi, s’il se peut, digne de la servir.

    Tu me retiens en vain. Et dès cette même heure

    Il faut que je le voie, ou du moins que je meure.

    SCÈNE IX

    Atalide, Acomat, Zatime.

    ACOMAT

    Ah que fait Bajazet ? Où le puis-je trouver,

    Madame ? Aurai-je encor le temps de le sauver ?

    Je cours tout le sérail. Et même des l’entrée

    De mes braves amis la moitié séparée

    A marché sur les pas du courageux Osmin,

    Le reste m’a suivi par un autre chemin.

    Je cours, et je ne vois que des troupes craintives,

    D’esclaves effrayés, de femmes fugitives.

    ATALIDE

    Ah ! Je suis de son sort moins instruite que vous.

    Cette esclave le sait.

    ACOMAT

    Crains mon juste courroux.

    Malheureuse, réponds.

    SCÈNE X

    Atalide, Acomat, Zatime, Zaïre.

    ZAÏRE

    Madame !

    ATALIDE

    Hé bien, Zaïre ?

    Qu’est-ce ?

    ZAÏRE

    Ne craignez plus. Votre ennemie expire.

    ATALIDE

    Roxane ?

    ZAÏRE

    Et ce qui va bien plus vous étonner,

    Orcan lui-même, Orcan vient de l’assassiner.

    ATALIDE

    Quoi ! Lui ?

    ZAÏRE

    Désespéré d’avoir manqué son crime,

    Sans doute il a voulu prendre cette victime.

    ATALIDE

    Juste ciel ! L’innocence a trouvé ton appui.

    Bajazet vit encor, vizir, courez à lui.

    ZAÏRE

    Par la bouche d’Osmin vous serez mieux instruite,

    Il a tout vu.

    SCÈNE XI

    Atalide, Acomat, Zaïre, Osmin.

    ACOMAT

    Ses yeux ne l’ont-ils point séduite ?

    Roxane est-elle morte ?

    OSMIN

    Oui, j’ai vu l’assassin

    Retirer son poignard tout fumant de son sein.

    Orcan qui méditait ce cruel stratagème,

    La servait a dessein de la perdre elle-même,

    Et le sultan l’avait chargé secrètement,

    De lui sacrifier l’amante après l’amant.

    Lui-même d’aussi loin qu’il nous a vus paraître.

    « Adorez, a-t-il dit, l’ordre de votre maître.

    De son auguste seing reconnaissez les traits,

    Perfides, et sortez de ce sacré palais. »

    À ce discours laissant la sultane expirante,

    Il a marché vers nous, et d’une main sanglante

    Il nous a déployé l’ordre, dont Amurat

    Autorise ce monstre à ce double attentat.

    Mais, Seigneur, sans vouloir l’écouter davantage,

    Transportés à la fois de douleur, et de rage,

    Nos bras impatients ont puni son forfait,

    Et vengé dans son sang la mort de Bajazet.

    ATALIDE

    Bajazet !

    ACOMAT

    Que dis-tu ?

    OSMIN

    Bajazet est sans vie.

    L’ignoriez-vous ?

    ATALIDE

    Ô ciel !

    OSMIN

    Son amante en furie

    Près de ces lieux, Seigneur, craignant votre secours,

    Avait au noeud fatal abandonné ses jours.

    Moi-même des objets j’ai vu le plus funeste,

    Et de sa vie en vain j’ai cherché quelque reste,

    Bajazet était mort. Nous l’avons rencontré

    De morts et de mourants noblement entouré,

    Que vengeant sa défaite, et cédant sous le nombre,

    Ce héros a forcés d’accompagner son ombre.

    Mais puisque c’en est fait, Seigneur, songeons à nous.

    ACOMAT

    Ah ! Destins ennemis, où me réduisez-vous !

    Je sais en Bajazet la perte que vous faites,

    Madame. Je sais trop qu’en l’état où vous êtes,

    Il ne m’appartient point de vous offrir l’appui

    De quelques malheureux qui n’espéraient qu’en lui.

    Saisi, désespéré d’une mort qui m’accable,

    Je vais, non point sauver cette tête coupable,

    Mais redevable aux soins de mes tristes amis

    Défendre jusqu’au bout leurs jours qu’ils m’ont commis.

    Pour vous, si vous voulez qu’en quelque autre contrée

    Nous allions confier votre tête sacrée,

    Madame, consultez. Maîtres de ce palais,

    Mes fidèles amis attendront vos souhaits.

    Et moi, pour ne point perdre un temps si salutaire,

    Je cours ou ma présence est encor nécessaire,

    Et jusqu’au pied des murs que la mer vient laver,

    Sur mes vaisseaux tout prêts je viens vous retrouver.

    SCÈNE DERNIÈRE

    Atalide, Zaïre.

    ATALIDE

    Enfin c’en est donc fait. Et par mes artifices,

    Mes injustes soupçons, mes funestes caprices,

    Je suis donc arrivée au douloureux moment,

    Où je vois par mon crime expirer mon amant.

    N’était-ce pas assez, cruelle destinée,

    Qu’a lui survivre hélas ! Je fusse condamnée ?

    Et fallait-il encor que pour comble d’horreurs

    Je ne pusse imputer sa mort qu’a mes fureurs ?

    Oui, c’est moi, cher amant, qui t’arrache la vie,

    Roxane, ou le sultan, ne te l’ont point ravie.

    Moi seule, j’ai tissu le lien malheureux

    Dont tu viens d’éprouver les détestables noeuds.

    Et je puis, sans mourir, en souffrir la pensée ?

    Moi, qui n’ai pu tantôt, de ta mort menacée,

    Retenir mes esprits, prompts à m’abandonner !

    Ah ! N’ai-je eu de l’amour que pour t’assassiner ?

    Mais c’en est trop. Il faut par un prompt sacrifice

    Que ma fidèle main te venge, et me punisse.

    Vous, de qui j’ai troublé la gloire, et le repos,

    Héros, qui deviez tous revivre en ce héros,

    Toi, mère malheureuse, et qui dès notre enfance,

    Me confias son coeur, dans une autre espérance,

    Infortuné vizir, amis désespérés,

    Roxane, venez tous contre moi conjurés,

    Tourmenter à la fois une amante éperdue,

    Elle se tue.

    Et prenez la vengeance enfin qui vous est due.

    ZAÏRE

    Ah ! Madame… Elle expire. Ô ciel ! En ce malheur

    Que ne puis-je avec elle expirer de douleur !

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  • Jean Racine : Bérénice

    ACTE I

    SCÈNE PREMIÈRE

    Antiochus, Arsace.

    ANTIOCHUS

    Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux,

    Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux.

    Souvent ce cabinet superbe et solitaire,

    Des secrets de Titus est le dépositaire.

    C’est ici quelquefois qu’il se cache à sa cour,

    Lorsqu’il vient à la reine expliquer son amour.

    De son appartement cette porte est prochaine,

    Et cette autre conduit dans celui de la reine.

    Va chez elle. Dis-lui qu’importun à regret,

    J’ose lui demander un entretien secret.

    ARSACE

    Vous, Seigneur, importun ? Vous cet ami fidèle,

    Qu’un soin si généreux intéresse pour elle ?

    Vous, cet Antiochus, son amant autrefois ;

    Vous, que l’Orient compte entre ses plus grands rois :

    Quoi ! Déjà de Titus épouse en espérance,

    Ce rang entre elle et vous met-il tant de distance ?

    ANTIOCHUS

    Va, dis-je, et sans vouloir te charger d’autres soins,

    Vois si je puis bientôt lui parler sans témoins.

    SCÈNE II

    ANTIOCHUS, seul.

    Hé bien, Antiochus, es-tu toujours le même ?

    Pourrai je sans trembler lui dire : je vous aime ?

    Mais quoi ! Déjà je tremble, et mon coeur agité

    Craint autant ce moment que je l’ai souhaité.

    Bérénice autrefois m’ôta toute espérance.

    Elle m’imposa même un éternel silence.

    Je me suis tu cinq ans. Et jusques à ce jour

    D’un voile d’amitié j’ai couvert mon amour.

    Dois-je croire qu’au rang où Titus la destine,

    Elle m’écoute mieux que dans la Palestine ?

    Il l’épouse. Ai-je donc attendu ce moment

    Pour me venir encor déclarer son amant ?

    Quel fruit me reviendra d’un aveu téméraire ?

    Ah ! Puisqu’il faut partir, partons sans lui déplaire.

    Retirons-nous, sortons, et sans nous découvrir,

    Allons loin de ses yeux l’oublier, ou mourir.

    Hé quoi ! Souffrir toujours un tourment qu’elle ignore ?

    Toujours verser des pleurs qu’il faut que je dévore ?

    Quoi ? Même en la perdant redouter son courroux ?

    Belle reine : et pourquoi vous offenseriez-vous ?

    Viens-je vous demander que vous quittiez l’Empire ?

    Que vous m’aimiez ? Hélas ! je ne viens que vous dire

    Qu’après m’être longtemps flatté que mon rival

    Trouverait à ses voeux quelque obstacle fatal ;

    Aujourd’hui qu’il peut tout, que votre hymen s’avance,

    Exemple infortuné d’une longue constance,

    Après cinq ans d’amour, et d’espoir superflus,

    Je pars, fidèle encor quand je n’espère plus.

    Au lieu de s’offenser, elle pourra me plaindre.

    Quoi qu’il en soit, parlons, c’est assez nous contraindre.

    Et que peut craindre, hélas ! un amant sans espoir

    Qui peut bien se résoudre à ne la jamais voir ?

    SCÈNE III

    Antiochus, Arsace.

    ANTIOCHUS

    Arsace, entrerons-nous ?

    ARSACE

    Seigneur, j’ai vu la reine.

    Mais pour me faire voir, je n’ai percé qu’à peine

    Les flots toujours nouveaux d’un peuple adorateur

    Qu’attire sur ses pas sa prochaine grandeur.

    Titus après huit jours d’une retraite austère

    Cesse enfin de pleurer Vespasien son père.

    Cet amant se redonne aux soins de son amour.

    Et si j’en crois, Seigneur, l’entretien de la cour,

    Peut-être avant la nuit l’heureuse Bérénice

    Change le nom de reine au nom d’impératrice.

    ANTIOCHUS

    Hélas !

    ARSACE

    Quoi ! Ce discours pourrait-il vous troubler ?

    ANTIOCHUS

    Ainsi donc sans témoins je ne lui puis parler ?

    ARSACE

    Vous la verrez, Seigneur. Bérénice est instruite

    Que vous voulez ici la voir seule, et sans suite.

    La reine d’un regard a daigné m’avertir

    Qu’à votre empressement elle allait consentir.

    Et sans doute elle attend le moment favorable

    Pour disparaître aux yeux d’une cour qui l’accable.

    ANTIOCHUS

    Il suffit. Cependant n’as-tu rien négligé

    Des ordres importants dont je t’avais chargé ?

    ARSACE

    Seigneur, vous connaissez ma prompte obéissance.

    Des vaisseaux dans Ostie armés en diligence,

    Prêts à quitter le port de moments en moments,

    N’attendent pour partir que vos commandements.

    Mais qui renvoyez-vous dans votre Comagène ?

    ANTIOCHUS

    Arsace, il faut partir quand j’aurai vu la reine.

    ARSACE

    Qui doit partir ?

    ANTIOCHUS

    Moi.

    ARSACE

    Vous ?

    ANTIOCHUS

    En sortant du palais,

    Je sors de Rome, Arsace, et j’en sors pour jamais.

    ARSACE

    Je suis surpris sans doute, et c’est avec justice.

    Quoi ! Depuis si longtemps la reine Bérénice

    Vous arrache, Seigneur, du sein de vos États,

    Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas,

    Et lorsque cette reine assurant sa conquête

    Vous attend pour témoin de cette illustre fête,

    Quand l’amoureux Titus devenant son époux,

    Lui prépare un éclat qui rejaillit sur vous…

    ANTIOCHUS

    Arsace, laisse-la jouir de sa fortune,

    Et quitte un entretien dont le cours m’importune.

    ARSACE

    Je vous entends, Seigneur. Ces mêmes dignités

    Ont rendu Bérénice ingrate à vos bontés.

    L’inimitié succède à l’amitié trahie.

    ANTIOCHUS

    Non, Arsace, jamais je ne l’ai moins haïe.

    ARSACE

    Quoi donc ! De sa grandeur déjà trop prévenu,

    Le nouvel empereur vous a-t-il méconnu ?

    Quelque pressentiment de son indifférence

    Vous fait-il loin de Rome éviter sa présence ?

    ANTIOCHUS

    Titus n’a point pour moi paru se démentir,

    J’aurais tort de me plaindre.

    ARSACE

    Et pourquoi donc partir ?

    Quel caprice vous rend ennemi de vous-même ?

    Le ciel met sur le trône un prince qui vous aime,

    Un prince qui jadis témoin de vos combats

    Vous vit chercher la gloire et la mort sur ses pas,

    Et de qui la valeur par vos soins secondée

    Mit enfin sous le joug la rebelle Judée.

    Il se souvient du jour illustre et douloureux

    Qui décida du sort d’un long siège douteux :

    Sur leur triple rempart les ennemis tranquilles

    Contemplaient sans péril nos assauts inutiles,

    Le bélier impuissant les menaçait en vain.

    Vous seul, Seigneur, vous seul, une échelle à la main,

    Vous portâtes la mort jusque sur leurs murailles.

    Ce jour presque éclaira vos propres funérailles,

    Titus vous embrassa mourant entre mes bras,

    Et tout le camp vainqueur pleura votre trépas.

    Voici le temps, Seigneur, où vous devez attendre

    Le fruit de tant de sang qu’ils vous ont vu répandre.

    Si, pressé du désir de revoir vos États,

    Vous vous lassez de vivre où vous ne régnez pas,

    Faut-il que sans honneur l’Euphrate vous revoie ?

    Attendez pour partir que César vous renvoie

    Triomphant, et chargé des titres souverains

    Qu’ajoute encore aux rois l’amitié des Romains.

    Rien ne peut-il, Seigneur, changer votre entreprise ?

    Vous ne répondez point.

    ANTIOCHUS

    Que veux-tu que je dise ?

    J’attends de Bérénice un moment d’entretien.

    ARSACE

    Hé bien, Seigneur ?

    ANTIOCHUS

    Son sort décidera du mien.

    ARSACE

    Comment ?

    ANTIOCHUS

    Sur son hymen j’attends qu’elle s’explique.

    Si sa bouche s’accorde avec la voix publique,

    S’il est vrai qu’on l’élève au trône des Césars,

    Si Titus a parlé, s’il l’épouse, je pars.

    ARSACE

    Mais qui rend à vos yeux cet hymen si funeste ?

    ANTIOCHUS

    Quand nous serons partis, je te dirai le reste.

    ARSACE

    Dans quel trouble, Seigneur, jetez-vous mon esprit !

    ANTIOCHUS

    La reine vient. Adieu, fais tout ce que j’ai dit.

    SCÈNE IV

    Bérénice, Antiochus, Phénice.

    BÉRÉNICE

    Enfin je me dérobe à la joie importune

    De tant d’amis nouveaux, que me fait la fortune.

    Je fuis de leurs respects l’inutile longueur,

    Pour chercher un ami, qui me parle du coeur.

    Il ne faut point mentir, ma juste impatience

    Vous accusait déjà de quelque négligence.

    Quoi ! Cet Antiochus, disais-je, dont les soins

    Ont eu tout l’Orient et Rome pour témoins,

    Lui que j’ai vu toujours constant dans mes traverses

    Suivre d’un pas égal mes fortunes diverses;

    Aujourd’hui que le ciel semble me présager

    Un honneur, qu’avec vous je prétends partager,

    Ce même Antiochus se cachant à ma vue,

    Me laisse à la merci d’une foule inconnue ?

    ANTIOCHUS

    Il est donc vrai, Madame ? Et selon ce discours

    L’hymen va succéder à vos longues amours ?

    BÉRÉNICE

    Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes.

    Ces jours ont vu mes yeux baignés de quelques larmes.

    Ce long deuil que Titus imposait à sa cour,

    Avait même en secret suspendu son amour.

    Il n’avait plus pour moi cette ardeur assidue

    Lorsqu’il passait les jours, attaché sur ma vue.

    Muet, chargé de soins, et les larmes aux yeux,

    Il ne me laissait plus que de tristes adieux.

    Jugez de ma douleur, moi dont l’ardeur extrême,

    Je vous l’ai dit cent fois, n’aime en lui que lui-même,

    Moi, qui loin des grandeurs, dont il est revêtu,

    Aurais choisi son coeur, et cherché sa vertu.

    ANTIOCHUS

    Il a repris pour vous sa tendresse première ?

    BÉRÉNICE

    Vous fûtes spectateur de cette nuit dernière,

    Lorsque, pour seconder ses soins religieux,

    Le Sénat a placé son père entre les dieux.

    De ce juste devoir sa piété contente

    A fait place, Seigneur, au soin de son amante.

    Et même en ce moment, sans qu’il m’en ait parlé,

    Il est dans le Sénat par son ordre assemblé.

    Là, de la Palestine il étend la frontière,

    Il y joint l’Arabie, et la Syrie entière.

    Et si de ses amis j’en dois croire la voix,

    Si j’en crois ses serments redoublés mille fois

    Il va sur tant d’États couronner Bérénice,

    Pour joindre à plus de noms le nom d’impératrice ;

    Il m’en viendra lui-même assurer en ce lieu.

    ANTIOCHUS

    Et je viens donc vous dire un éternel adieu.

    BÉRÉNICE

    Que dites-vous ? Ah ciel ! Quel adieu ? Quel langage ?

    Prince, vous vous troublez, et changez de visage ?

    ANTIOCHUS

    Madame, il faut partir.

    BÉRÉNICE

    Quoi ? ne puis-je savoir

    Quel sujet…

    ANTIOCHUS

    Il fallait partir sans la revoir.

    BÉRÉNICE

    Que craignez-vous ? Parlez, c’est trop longtemps se taire.

    Seigneur, de ce départ quel est donc le mystère ?

    ANTIOCHUS

    Au moins, souvenez-vous que je cède à vos lois,

    Et que vous m’écoutez pour la dernière fois.

    Si dans ce haut degré de gloire et de puissance,

    Il vous souvient des lieux où vous prîtes naissance,

    Madame, il vous souvient que mon coeur en ces lieux

    Reçut le premier trait qui partit de vos yeux.

    J’aimai, j’obtins l’aveu d’Agrippa votre frère.

    Il vous parla pour moi. Peut-être sans colère

    Alliez-vous de mon coeur recevoir le tribut,

    Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut.

    Il parut devant vous dans tout l’éclat d’un homme

    Qui porte entre ses mains la vengeance de Rome.

    La Judée en pâlit. Le triste Antiochus

    Se compta le premier au nombre des vaincus.

    Bientôt de mon malheur interprète sévère,

    Votre bouche à la mienne ordonna de se taire.

    Je disputai longtemps, je fis parler mes yeux.

    Mes pleurs et mes soupirs vous suivaient en tous lieux.

    Enfin votre rigueur emporta la balance,

    Vous sûtes m’imposer l’exil, ou le silence :

    Il fallut le promettre, et même le jurer.

    Mais, puisqu’en ce moment j’ose me déclarer,

    Lorsque vous m’arrachiez cette injuste promesse,

    Mon coeur faisait serment de vous aimer sans cesse.

    BÉRÉNICE

    Ah ! que me dites-vous ?

    ANTIOCHUS

    Je me suis tu cinq ans,

    Madame, et vais encor me taire plus longtemps.

    De mon heureux rival j’accompagnai les armes.

    J’espérai de verser mon sang après mes larmes,

    Ou qu’au moins jusqu’à vous porté par mille exploits,

    Mon nom pourrait parler, au défaut de ma voix.

    Le ciel sembla promettre une fin à ma peine.

    Vous pleurâtes ma mort, hélas ! trop peu certaine.

    Inutiles périls ! Quelle était mon erreur !

    La valeur de Titus surpassait ma fureur.

    Il faut qu’à sa vertu mon estime réponde.

    Quoique attendu, Madame, à l’empire du monde,

    Chéri de l’univers, enfin aimé de vous,

    Il semblait à lui seul appeler tous les coups,

    Tandis que sans espoir, haï, lassé de vivre,

    Son malheureux rival ne semblait que le suivre.

    Je vois que votre coeur m’applaudit en secret,

    Je vois que l’on m’écoute avec moins de regret,

    Et que trop attentive à ce récit funeste,

    En faveur de Titus vous pardonnez le reste.

    Enfin après un siège aussi cruel que lent,

    Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant

    Des flammes, de la faim, des fureurs intestines,

    Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines.

    Rome vous vit, Madame, arriver avec lui.

    Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !

    Je demeurai longtemps errant dans Césarée,

    Lieux charmants, où mon coeur vous avait adorée.

    Je vous redemandais à vos tristes États,

    Je cherchais en pleurant les traces de vos pas.

    Mais enfin succombant à ma mélancolie,

    Mon désespoir tourna mes pas vers l’Italie.

    Le sort m’y réservait le dernier de ses coups.

    Titus en m’embrassant m’amena devant vous.

    Un voile d’amitié vous trompa l’un et l’autre ;

    Et mon amour devint le confident du vôtre.

    Mais toujours quelque espoir flattait mes déplaisirs,

    Rome, Vespasien, traversaient vos soupirs.

    Après tant de combats Titus cédait peut-être.

    Vespasien est mort, et Titus est le maître.

    Que ne fuyais-je alors ! J’ai voulu quelques jours

    De son nouvel empire examiner le cours.

    Mon sort est accompli. Votre gloire s’apprête,

    Assez d’autres sans moi, témoins de cette fête,

    À vos heureux transports viendront joindre les leurs.

    Pour moi, qui ne pourrais y mêler que des pleurs,

    D’un inutile amour trop constante victime,

    Heureux dans mes malheurs, d’en avoir pu sans crime

    Conter toute l’histoire aux yeux qui les ont faits,

    Je pars plus amoureux que je ne fus jamais.

    BÉRÉNICE

    Seigneur, je n’ai pas cru que dans une journée

    Qui doit avec César unir ma destinée,

    Il fût quelque mortel qui pût impunément

    Se venir à mes yeux déclarer mon amant.

    Mais de mon amitié mon silence est un gage,

    J’oublie en sa faveur un discours qui m’outrage.

    Je n’en ai point troublé le cours injurieux.

    Je fais plus. À regret je reçois vos adieux.

    Le ciel sait qu’au milieu des honneurs qu’il m’envoie,

    Je n’attendais que vous pour témoin de ma joie.

    Avec tout l’univers j’honorais vos vertus,

    Titus vous chérissait, vous admiriez Titus.

    Cent fois je me suis fait une douceur extrême

    D’entretenir Titus dans un autre lui-même.

    ANTIOCHUS

    Et c’est ce que je fuis. J’évite, mais trop tard,

    Ces cruels entretiens où je n’ai point de part.

    Je fuis Titus. Je fuis ce nom qui m’inquiète,

    Ce nom qu’à tous moments votre bouche répète.

    Que vous dirai-je enfin ? Je fuis des yeux distraits

    Qui me voyant toujours ne me voyaient jamais.

    Adieu, je vais le coeur trop plein de votre image,

    Attendre en vous aimant la mort pour mon partage.

    Surtout ne craignez point qu’une aveugle douleur

    Remplisse l’univers du bruit de mon malheur,

    Madame, le seul bruit d’une mort que j’implore,

    Vous fera souvenir que je vivais encore.

    Adieu.

    SCÈNE V

    Bérénice, Phénice.

    PHÉNICE

    Que je le plains ! Tant de fidélité,

    Madame, méritait plus de prospérité.

    Ne le plaignez-vous pas ?

    BÉRÉNICE

    Cette prompte retraite

    Me laisse, je l’avoue, une douleur secrète.

    PHÉNICE

    Je l’aurais retenu.

    BÉRÉNICE

    Qui moi ? Le retenir ?

    J’en dois perdre plutôt jusques au souvenir.

    Tu veux donc que je flatte une ardeur insensée ?

    PHÉNICE

    Titus n’a point encore expliqué sa pensée.

    Rome vous voit, Madame, avec des yeux jaloux,

    La rigueur de ses lois m’épouvante pour vous.

    L’hymen chez les Romains n’admet qu’une Romaine.

    Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine.

    BÉRÉNICE

    Le temps n’est plus, Phénice, où je pouvais trembler.

    Titus m’aime, il peut tout, il n’a plus qu’à parler.

    Il verra le Sénat m’apporter ses hommages,

    Et le peuple de fleurs couronner ses images.

    De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?

    Tes yeux ne sont-ils pas tous pleins de sa grandeur ?

    Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,

    Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,

    Cette foule de rois, ces consuls, ce Sénat,

    Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ;

    Cette pourpre, cet or que rehaussait sa gloire,

    Et ces lauriers encor témoins de sa victoire.

    Tous ces yeux, qu’on voyait venir de toutes parts

    Confondre sur lui seul leurs avides regards ;

    Ce port majestueux, cette douce présence.

    Ciel ! avec quel respect, et quelle complaisance,

    Tous les coeurs en secret l’assuraient de leur foi !

    Parle. Peut-on le voir sans penser comme moi,

    Qu’en quelque obscurité que le sort l’eût fait naître,

    Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître ?

    Mais, Phénice, où m’emporte un souvenir charmant ?

    Cependant Rome entière, en ce même moment,

    Fait des voeux pour Titus, et par des sacrifices

    De son règne naissant célèbre les prémices.

    Que tardons-nous ? Allons pour son empire heureux

    Au ciel qui le protège offrir aussi nos voeux.

    Aussitôt sans l’attendre, et sans être attendue,

    Je reviens le chercher, et dans cette entrevue

    Dire tout ce qu’aux coeurs l’un de l’autre contents

    Inspirent des transports retenus si longtemps.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Titus, Paulin, Suite.

    TITUS

    A-t-on vu de ma part le roi de Comagène ?

    Sait-il que je l’attends ?

    PAULIN

    J’ai couru chez la reine,

    Dans son appartement ce prince avait paru,

    Il en était sorti lorsque j’y suis couru.

    De vos ordres, Seigneur, j’ai dit qu’on l’avertisse.

    TITUS

    Il suffit. Et que fait la reine Bérénice ?

    PAULIN

    La reine, en ce moment, sensible à vos bontés,

    Charge le ciel de voeux pour vos prospérités.

    Elle sortait, Seigneur.

    TITUS

    Trop aimable princesse !

    Hélas !

    PAULIN

    En sa faveur d’où naît cette tristesse ?

    L’Orient presque entier va fléchir sous sa loi.

    Vous la plaignez ?

    TITUS

    Paulin, qu’on vous laisse avec moi.

    SCÈNE II

    Titus, Paulin.

    TITUS

    Hé bien, de mes desseins Rome encore incertaine

    Attend que deviendra le destin de la reine,

    Paulin, et les secrets de son coeur et du mien

    Sont de tout l’univers devenus l’entretien.

    Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique.

    De la reine et de moi que dit la voix publique ?

    Parlez. Qu’entendez-vous ?

    PAULIN

    J’entends de tous côtés

    Publier vos vertus, Seigneur, et ses beautés.

    TITUS

    Que dit-on des soupirs que je pousse pour elle ?

    Quel succès attend-on d’un amour si fidèle ?

    PAULIN

    Vous pouvez tout. Aimez, cessez d’être amoureux.

    La cour sera toujours du parti de vos voeux.

    TITUS

    Et je l’ai vue aussi cette cour peu sincère,

    À ses maîtres toujours trop soigneuse de plaire,

    Des crimes de Néron approuver les horreurs,

    Je l’ai vue à genoux consacrer ses fureurs.

    Je ne prends point pour juge une cour idolâtre,

    Paulin. Je me propose un plus noble théâtre ;

    Et sans prêter l’oreille à la voix des flatteurs,

    Je veux par votre bouche entendre tous les coeurs.

    Vous me l’avez promis. Le respect et la crainte

    Ferment autour de moi le passage à la plainte.

    Pour mieux voir, cher Paulin, et pour entendre mieux,

    Je vous ai demandé des oreilles, des yeux.

    J’ai mis même à ce prix mon amitié secrète,

    J’ai voulu que des coeurs vous fussiez l’interprète,

    Qu’au travers des flatteurs votre sincérité

    Fît toujours jusqu’à moi passer la vérité.

    Parlez donc. Que faut-il que Bérénice espère ?

    Rome lui sera-t-elle indulgente, ou sévère ?

    Dois-je croire qu’assise au trône des Césars

    Une si belle reine offensât ses regards ?

    PAULIN

    N’en doutez point, Seigneur. Soit raison, soit caprice,

    Rome ne l’attend point pour son impératrice.

    On sait qu’elle est charmante. Et de si belles mains

    Semblent vous demander l’empire des humains.

    Elle a même, dit-on, le coeur d’une Romaine.

    Elle a mille vertus. Mais, Seigneur, elle est reine.

    Rome, par une loi, qui ne se peut changer,

    N’admet avec son sang aucun sang étranger,

    Et ne reconnaît point les fruits illégitimes,

    Qui naissent d’un hymen contraire à ses maximes.

    D’ailleurs, vous le savez, en bannissant ses rois,

    Rome à ce nom si noble, et si saint autrefois,

    Attacha pour jamais une haine puissante ;

    Et quoique à ses Césars fidèle, obéissante,

    Cette haine, Seigneur, reste de sa fierté,

    Survit dans tous les coeurs après la liberté.

    Jules, qui le premier la soumit à ses armes,

    Qui fit taire les lois dans le bruit des alarmes,

    Brûla pour Cléopâtre, et sans se déclarer,

    Seule dans l’Orient la laissa soupirer.

    Antoine qui l’aima jusqu’à l’idolâtrie,

    Oublia dans son sein sa gloire et sa patrie,

    Sans oser toutefois se nommer son époux.

    Rome l’alla chercher jusques à ses genoux,

    Et ne désarma point sa fureur vengeresse,

    Qu’elle n’eût accablé l’amant et la maîtresse.

    Depuis ce temps, Seigneur, Caligula, Néron,

    Monstres, dont à regret je cite ici le nom,

    Et qui ne conservant que la figure d’homme,

    Foulèrent à leurs pieds toutes les lois de Rome,

    Ont craint cette loi seule, et n’ont point à nos yeux

    Allumé le flambeau d’un hymen odieux.

    Vous m’avez commandé surtout d’être sincère.

    De l’affranchi Pallas nous avons vu le frère,

    Des fers de Claudius Félix encor flétri,

    De deux reines, Seigneur, devenir le mari ;

    Et s’il faut jusqu’au bout que je vous obéisse,

    Ces deux reines étaient du sang de Bérénice.

    Et vous croiriez pouvoir, sans blesser nos regards,

    Faire entrer une reine au lit de nos Césars,

    Tandis que l’Orient dans le lit de ses reines

    Voit passer un esclave au sortir de nos chaînes ?

    C’est ce que les Romains pensent de votre amour.

    Et je ne réponds pas avant la fin du jour

    Que le Sénat chargé des voeux de tout l’empire,

    Ne vous redise ici ce que je viens de dire :

    Et que Rome avec lui tombant à vos genoux,

    Ne vous demande un choix digne d’elle et de vous.

    Vous pouvez préparer, Seigneur, votre réponse.

    TITUS

    Hélas ! À quel amour on veut que je renonce !

    PAULIN

    Cet amour est ardent, il le faut confesser.

    TITUS

    Plus ardent mille fois que tu ne peux penser,

    Paulin. Je me suis fait un plaisir nécessaire

    De la voir chaque jour, de l’aimer, de lui plaire.

    J’ai fait plus. Je n’ai rien de secret à tes yeux.

    J’ai pour elle cent fois rendu grâces aux dieux,

    D’avoir choisi mon père au fond de l’Idumée,

    D’avoir rangé sous lui l’Orient et l’armée,

    Et soulevant encor le reste des humains,

    Remis Rome sanglante en ses paisibles mains.

    J’ai même souhaité la place de mon père,

    Moi, Paulin, qui cent fois, si le sort moins sévère

    Eût voulu de sa vie étendre les liens,

    Aurais donné mes jours pour prolonger les siens.

    Tout cela (qu’un amant sait mal ce qu’il désire !)

    Dans l’espoir d’élever Bérénice à l’empire,

    De reconnaître un jour son amour et sa foi,

    Et de voir à ses pieds tout le monde avec moi.

    Malgré tout mon amour Paulin, et tous ses charmes,

    Après mille serments appuyés de mes larmes,

    Maintenant que je puis couronner tant d’attraits,

    Maintenant que je l’aime encor plus que jamais,

    Lorsqu’un heureux hymen joignant nos destinées

    Peut payer en un jour les voeux de cinq années ;

    Je vais, Paulin… Ô ciel ? puis-je le déclarer ?

    PAULIN

    Quoi, Seigneur ?

    TITUS

    Pour jamais je vais m’en séparer.

    Mon coeur en ce moment ne vient pas de se rendre,

    Si je t’ai fait parler, si j’ai voulu t’entendre,

    Je voulais que ton zèle achevât en secret

    De confondre un amour qui se tait à regret.

    Bérénice a longtemps balancé la victoire.

    Et si je penche enfin du côté de ma gloire,

    Crois qu’il m’en a coûté, pour vaincre tant d’amour,

    Des combats dont mon coeur saignera plus d’un jour.

    J’aimais, je soupirais dans une paix profonde,

    Un autre était chargé de l’empire du monde ;

    Maître de mon destin, libre dans mes soupirs,

    Je ne rendais qu’à moi compte de mes désirs.

    Mais à peine le ciel eut rappelé mon père,

    Dès que ma triste main eut fermé sa paupière,

    De mon aimable erreur je fus désabusé,

    Je sentis le fardeau qui m’était imposé.

    Je connus que bientôt loin d’être à ce que j’aime,

    Il fallait, cher Paulin, renoncer à moi-même,

    Et que le choix des dieux, contraire à mes amours,

    Livrait à l’univers le reste de mes jours.

    Rome observe aujourd’hui ma conduite nouvelle.

    Quelle honte pour moi ? Quel présage pour elle,

    Si dès le premier pas renversant tous ses droits,

    Je fondais mon bonheur sur le débris des lois ?

    Résolu d’accomplir ce cruel sacrifice,

    J’y voulus préparer la triste Bérénice.

    Mais par où commencer ? Vingt fois depuis huit jours,

    J’ai voulu devant elle en ouvrir le discours,

    Et dès le premier mot ma langue embarrassée

    Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée.

    J’espérais que du moins mon trouble et ma douleur

    Lui ferait pressentir notre commun malheur.

    Mais sans me soupçonner, sensible à mes alarmes,

    Elle m’offre sa main pour essuyer mes larmes,

    Et ne prévoit rien moins dans cette obscurité

    Que la fin d’un amour, qu’elle a trop mérité.

    Enfin j’ai ce matin rappelé ma constance.

    Il faut la voir, Paulin, et rompre le silence.

    J’attends Antiochus, pour lui recommander

    Ce dépôt précieux que je ne puis garder.

    Jusque dans l’Orient je veux qu’il la remène.

    Demain Rome avec lui verra partir la reine.

    Elle en sera bientôt instruite par ma voix,

    Et je vais lui parler pour la dernière fois.

    PAULIN

    Je n’attendais pas moins de cet amour de gloire

    Qui partout après vous attacha la victoire.

    La Judée asservie, et ses remparts fumants,

    De cette noble ardeur éternels monuments,

    Me répondaient assez que votre grand courage

    Ne voudrait pas, Seigneur, détruire son ouvrage,

    Et qu’un héros vainqueur de tant de nations

    Saurait bien, tôt ou tard, vaincre ses passions.

    TITUS

    Ah ! Que sous de beaux noms cette gloire est cruelle !

    Combien mes tristes yeux la trouveraient plus belle,

    S’il ne fallait encor qu’affronter le trépas !

    Que dis-je ? Cette ardeur que j’ai pour ses appas,

    Bérénice en mon sein l’a jadis allumée.

    Tu ne l’ignores pas, toujours la Renommée

    Avec le même éclat n’a pas semé mon nom,

    Ma jeunesse nourrie à la cour de Néron

    S’égarait, cher Paulin, par l’exemple abusée,

    Et suivait du plaisir la pente trop aisée.

    Bérénice me plut. Que ne fait point un coeur

    Pour plaire à ce qu’il aime, et gagner son vainqueur ?

    Je prodiguai mon sang. Tout fit place à mes armes.

    Je revins triomphant. Mais le sang et les larmes

    Ne me suffisaient pas pour mériter ses voeux.

    J’entrepris le bonheur de mille malheureux.

    On vit de toutes parts mes bontés se répandre ;

    Heureux ! Et plus heureux que tu ne peux comprendre

    Quand je pouvais paraître à ses yeux satisfaits

    Chargé de mille coeurs conquis par mes bienfaits.

    Je lui dois tout, Paulin. Récompense cruelle !

    Tout ce que je lui dois va retomber sur elle.

    Pour prix de tant de gloire et de tant de vertus,

    Je lui dirai, partez, et ne me voyez plus.

    PAULIN

    Hé quoi, Seigneur ! Hé quoi ! Cette magnificence

    Qui va jusqu’à l’Euphrate étendre sa puissance,

    Tant d’honneurs, dont l’excès a surpris le Sénat,

    Vous laissent-ils encor craindre le nom d’ingrat ?

    Sur cent peuples nouveaux Bérénice commande.

    TITUS

    Faibles amusements d’une douleur si grande !

    Je connais Bérénice, et ne sais que trop bien

    Que son coeur n’a jamais demandé que le mien.

    Je l’aimai, je lui plus. Depuis cette journée,

    (Dois-je dire funeste, hélas ! Ou fortunée ?)

    Sans avoir en aimant d’objet que son amour,

    Étrangère dans Rome, inconnue à la cour,

    Elle passe ses jours, Paulin, sans rien prétendre

    Que quelque heure à me voir, et le reste à m’attendre.

    Encor si quelquefois un peu moins assidu

    Je passe le moment où je suis attendu,

    Je la revois bientôt de pleurs toute trempée.

    Ma main à les sécher est longtemps occupée.

    Enfin tout ce qu’Amour a de noeuds plus puissants,

    Doux reproches, transports sans cesse renaissants,

    Soin de plaire sans art, crainte toujours nouvelle,

    Beauté, gloire, vertu, je trouve tout en elle.

    Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,

    Et crois toujours la voir pour la première fois.

    N’y songeons plus. Allons, cher Paulin, plus j’y pense,

    Plus je sens chanceler ma cruelle constance.

    Quelle nouvelle, ô ciel ! Je lui vais annoncer !

    Encore un coup, allons, il n’y faut plus penser.

    Je connais mon devoir, c’est à moi de le suivre.

    Je n’examine point si j’y pourrai survivre.

    SCÈNE III

    Titus, Paulin, Rutile.

    RUTILE

    Bérénice, Seigneur, demande à vous parler.

    TITUS

    Ah Paulin !

    PAULIN

    Quoi ! Déjà vous semblez reculer !

    De vos nobles projets, Seigneur, qu’il vous souvienne,

    Voici le temps.

    TITUS

    Hé bien, voyons-la. Qu’elle vienne.

    SCÈNE IV

    Bérénice, Titus, Paulin, Phénice.

    BÉRÉNICE

    Ne vous offensez pas, si mon zèle indiscret

    De votre solitude interrompt le secret.

    Tandis qu’autour de moi votre cour assemblée

    Retentit des bienfaits dont vous m’avez comblée,

    Est-il juste, Seigneur, que seule en ce moment

    Je demeure sans voix et sans ressentiment ?

    Mais, Seigneur, (car je sais que cet ami sincère

    Du secret de nos coeurs connaît tout le mystère)

    Votre deuil est fini, rien n’arrête vos pas,

    Vous êtes seul enfin, et ne me cherchez pas.

    J’entends que vous m’offrez un nouveau diadème,

    Et ne puis cependant vous entendre vous-même.

    Hélas ! Plus de repos, Seigneur, et moins d’éclat.

    Votre amour ne peut-il paraître qu’au Sénat ?

    Ah Titus ! Car enfin l’amour fuit la contrainte

    De tous ces noms, que suit le respect et la crainte,

    De quel soin votre amour va-t-il s’importuner ?

    N’a-t-il que des États qu’il me puisse donner ?

    Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche ?

    Un soupir, un regard, un mot de votre bouche,

    Voilà l’ambition d’un coeur comme le mien.

    Voyez-moi plus souvent et ne me donnez rien.

    Tous vos moments sont-ils dévoués à l’empire ?

    Ce coeur après huit jours n’a-t-il rien à me dire ?

    Qu’un mot va rassurer mes timides esprits !

    Mais parliez-vous de moi, quand je vous ai surpris ?

    Dans vos secrets discours étais-je intéressée,

    Seigneur ? Étais-je au moins présente à la pensée ?

    TITUS

    N’en doutez point, Madame, et j’atteste les dieux

    Que toujours Bérénice est présente à mes yeux.

    L’absence, ni le temps, je vous le jure encore,

    Ne vous peuvent ravir ce coeur qui vous adore.

    BÉRÉNICE

    Hé quoi ! Vous me jurez une éternelle ardeur,

    Et vous me la jurez avec cette froideur ?

    Pourquoi même du ciel attester la puissance ?

    Faut-il par des serments vaincre ma défiance ?

    Mon coeur ne prétend point, Seigneur, vous démentir,

    Et je vous en croirai sur un simple soupir.

    TITUS

    Madame…

    BÉRÉNICE

    Hé bien, Seigneur ? Mais quoi, sans me répondre

    Vous détournez les yeux, et semblez vous confondre !

    Ne m’offrirez-vous plus qu’un visage interdit ?

    Toujours la mort d’un père occupe votre esprit ?

    Rien ne peut-il charmer l’ennui qui vous dévore ?

    TITUS

    Plût au ciel que mon père, hélas, vécût encore !

    Que je vivais heureux !

    BÉRÉNICE

    Seigneur, tous ces regrets

    De votre piété sont de justes effets :

    Mais vos pleurs ont assez honoré sa mémoire,

    Vous devez d’autres soins à Rome, à votre gloire :

    De mon propre intérêt je n’ose vous parler.

    Bérénice autrefois pouvait vous consoler.

    Avec plus de plaisir vous m’avez écoutée.

    De combien de malheurs pour vous persécutée

    Vous ai-je pour un mot sacrifié mes pleurs ?

    Vous regrettez un père. Hélas, faibles douleurs !

    Et moi (ce souvenir me fait frémir encore)

    On voulait m’arracher de tout ce que j’adore,

    Moi, dont vous connaissez le trouble et le tourment,

    Quand vous ne me quittez que pour quelque moment,

    Moi, qui mourrais le jour qu’on voudrait m’interdire

    De vous…

    TITUS

    Madame, hélas ! Que me venez-vous dire ?

    Quel temps choisissez-vous ? Ah de grâce ! Arrêtez.

    C’est trop pour un ingrat prodiguer vos bontés.

    BÉRÉNICE

    Pour un ingrat, Seigneur ! Et le pouvez-vous être ?

    Ainsi donc mes bontés vous fatiguent peut-être ?

    TITUS

    Non, Madame. Jamais, puisqu’il faut vous parler,

    Mon coeur de plus de feux ne se sentit brûler.

    Mais…

    BÉRÉNICE

    Achevez.

    TITUS

    Hélas !

    BÉRÉNICE

    Parlez.

    TITUS

    Rome… L’empire.

    BÉRÉNICE

    Hé bien ?

    TITUS

    Sortons, Paulin, je ne lui puis rien dire.

    SCÈNE V

    Bérénice, Phénice.

    BÉRÉNICE

    Quoi me quitter sitôt, et ne me dire rien ?

    Chère Phénice, hélas ! Quel funeste entretien !

    Qu’ai-je fait ? Que veut-il ? Et que dit ce silence ?

    PHÉNICE

    Comme vous je me perds d’autant plus que j’y pense.

    Mais ne s’offre-t-il rien à votre souvenir

    Qui contre vous, Madame, ait pu le prévenir ?

    Voyez, examinez.

    BÉRÉNICE

    Hélas, tu peux m’en croire,

    Plus je veux du passé rappeler la mémoire,

    Du jour que je le vis, jusqu’à ce triste jour,

    Plus je vois qu’on me peut reprocher trop d’amour.

    Mais tu nous entendais. Il ne faut rien me taire.

    Parle. N’ai-je rien dit qui lui puisse déplaire ?

    Que sais-je ? J’ai peut-être avec trop de chaleur

    Rabaissé ses présents, ou blâmé sa douleur.

    N’est-ce point que de Rome il redoute la haine ?

    Il craint peut-être, il craint d’épouser une reine.

    Hélas ! S’il était vrai… Mais non, il a cent fois

    Rassuré mon amour contre leurs dures lois.

    Cent fois… Ah ! Qu’il m’explique un silence si rude.

    Je ne respire pas dans cette incertitude.

    Moi, je vivrais, Phénice, et je pourrais penser

    Qu’il me néglige, ou bien que j’ai pu l’offenser ?

    Retournons sur ses pas. Mais quand je m’examine,

    Je crois de ce désordre entrevoir l’origine,

    Phénice, il aura su tout ce qui s’est passé.

    L’amour d’Antiochus l’a peut-être offensé.

    Il attend, m’a-t-on dit, le roi de Comagène.

    Ne cherchons point ailleurs le sujet de ma peine.

    Sans doute ce chagrin qui vient de m’alarmer,

    N’est qu’un léger soupçon facile à désarmer.

    Je ne te vante point cette faible victoire,

    Titus. Ah, plût au ciel, que sans blesser ta gloire,

    Un rival plus puissant voulût tenter ma foi,

    Et pût mettre à mes pieds plus d’empires que toi,

    Que de sceptres sans nombre il pût payer ma flamme,

    Que ton amour n’eût rien à donner que ton âme ;

    C’est alors, cher Titus, qu’aimé, victorieux,

    Tu verrais de quel prix ton coeur est à mes yeux.

    Allons, Phénice, un mot pourra le satisfaire.

    Rassurons-nous, mon coeur, je puis encor lui plaire.

    Je me comptais trop tôt au rang des malheureux.

    Si Titus est jaloux, Titus est amoureux.

    ACTE III

    SCÈNE PREMIÈRE

    Titus, Antiochus, Arsace.

    TITUS

    Quoi, prince ! Vous partiez ? Quelle raison subite

    Presse votre départ, ou plutôt votre fuite ?

    Vouliez-vous me cacher jusques à vos adieux ?

    Est-ce comme ennemi que vous quittez ces lieux ?

    Que diront avec moi, la cour, Rome, l’empire ?

    Mais comme votre ami que ne puis-je point dire ?

    De quoi m’accusez-vous ? Vous avais-je sans choix

    Confondu jusqu’ici dans la foule des rois ?

    Mon coeur vous fut ouvert tant qu’a vécu mon père.

    C’était le seul présent que je pouvais vous faire.

    Et lorsqu’avec mon coeur ma main peut s’épancher,

    Vous fuyez mes bienfaits tout prêts à vous chercher ?

    Pensez-vous qu’oubliant ma fortune passée

    Sur ma seule grandeur j’arrête ma pensée ?

    Et que tous mes amis s’y présentent de loin

    Comme autant d’inconnus, dont je n’ai plus besoin ?

    Vous-même, à mes regards qui vouliez vous soustraire,

    Prince, plus que jamais vous m’êtes nécessaire.

    ANTIOCHUS

    Moi, Seigneur ?

    TITUS

    Vous.

    ANTIOCHUS

    Hélas ! D’un prince malheureux,

    Que pouvez-vous, Seigneur, attendre que des voeux ?

    TITUS

    Je n’ai pas oublié, Prince, que ma victoire

    Devait à vos exploits la moitié de sa gloire,

    Que Rome vit passer au nombre des vaincus

    Plus d’un captif, chargé des fers d’Antiochus,

    Que dans le Capitole elle voit attachées

    Les dépouilles des Juifs par vos mains arrachées,

    Je n’attends pas de vous de ces sanglants exploits,

    Et je veux seulement emprunter votre voix.

    Je sais que Bérénice à vos soins redevable

    Croit posséder en vous un ami véritable.

    Elle ne voit dans Rome et n’écoute que vous.

    Vous ne faites qu’un coeur et qu’une âme avec nous,

    Au nom d’une amitié si constante, et si belle,

    Employez le pouvoir que vous avez sur elle.

    Voyez-la de ma part.

    ANTIOCHUS

    Moi, paraître à ses yeux ?

    La reine pour jamais a reçu mes adieux.

    TITUS

    Prince, il faut que pour moi vous lui parliez encore.

    ANTIOCHUS

    Ah ! Parlez-lui, Seigneur, la reine vous adore.

    Pourquoi vous dérober vous-même en ce moment

    Le plaisir de lui faire un aveu si charmant ?

    Elle l’attend, Seigneur, avec impatience.

    Je réponds en partant de son obéissance,

    Et même elle m’a dit que prêt à l’épouser,

    Vous ne la verrez plus que pour l’y disposer.

    TITUS

    Ah ! Qu’un aveu si doux aurait lieu de me plaire !

    Que je serais heureux, si j’avais à le faire !

    Mes transports aujourd’hui s’attendaient d’éclater.

    Cependant aujourd’hui, Prince il faut la quitter.

    ANTIOCHUS

    La quitter ! Vous, Seigneur ?

    TITUS

    Telle est ma destinée,

    Pour elle, et pour Titus, il n’est plus d’hyménée.

    D’un espoir si charmant je me flattais en vain.

    Prince, il faut avec vous qu’elle parte demain.

    ANTIOCHUS

    Qu’entends-je ? Ô ciel !

    TITUS

    Plaignez ma grandeur importune.

    Maître de l’univers je règle sa fortune.

    Je puis faire les rois, je puis les déposer.

    Cependant de mon coeur je ne puis disposer.

    Rome contre les rois de tout temps soulevée,

    Dédaigne une beauté dans la pourpre élevée,

    L’éclat du diadème, et cent rois pour aïeux

    Déshonorent ma flamme, et blessent tous les yeux.

    Mon coeur libre d’ailleurs sans craindre les murmures,

    Peut brûler à son choix dans des flammes obscures,

    Et Rome avec plaisir recevrait de ma main,

    La moins digne beauté, qu’elle cache en son sein.

    Jules céda lui-même au torrent qui m’entraîne.

    Si le peuple demain ne voit partir la reine,

    Demain elle entendra ce peuple furieux

    Me venir demander son départ à ses yeux.

    Sauvons de cet affront mon nom, et sa mémoire.

    Et puisqu’il faut céder, cédons à notre gloire.

    Ma bouche, et mes regards muets depuis huit jours,

    L’auront pu préparer à ce triste discours.

    Et même en ce moment, inquiète, empressée,

    Elle veut qu’à ses yeux j’explique ma pensée.

    D’un amant interdit soulagez le tourment.

    Épargnez à mon coeur cet éclaircissement.

    Allez, expliquez-lui mon trouble et mon silence,

    Surtout qu’elle me laisse éviter sa présence.

    Soyez le seul témoin de ses pleurs et des miens

    Portez-lui mes adieux, et recevez les siens.

    Fuyons tous deux, fuyons un spectacle funeste

    Qui de notre constance accablerait le reste.

    Si l’espoir de régner et de vivre en mon coeur,

    Peut de son infortune adoucir la rigueur,

    Ah Prince ! Jurez-lui que toujours trop fidèle,

    Gémissant dans ma cour, et plus exilé qu’elle,

    Portant jusqu’au tombeau le nom de son amant,

    Mon règne ne sera qu’un long bannissement,

    Si le ciel non content de me l’avoir ravie

    Veut encor m’affliger par une longue vie.

    Vous, que l’amitié seule attache sur ses pas,

    Prince, dans son malheur ne l’abandonnez pas.

    Que l’Orient vous voie arriver à sa suite ;

    Que ce soit un triomphe, et non pas une fuite ;

    Qu’une amitié si belle ait d’éternels liens ;

    Que mon nom soit toujours dans tous vos entretiens.

    Pour rendre vos États plus voisins l’un de l’autre,

    L’Euphrate bornera son empire et le vôtre.

    Je sais que le Sénat tout plein de votre nom,

    D’une commune voix confirmera ce don.

    Je joins la Cilicie à votre Comagène.

    Adieu ne quittez point ma princesse, ma reine !

    Tout ce qui de mon coeur fut l’unique désir,

    Tout ce que j’aimerai jusqu’au dernier soupir.

    SCÈNE II

    Antiochus, Arsace.

    ARSACE

    Ainsi le ciel s’apprête à vous rendre justice.

    Vous partirez Seigneur, mais avec Bérénice.

    Loin de vous la ravir on va vous la livrer.

    ANTIOCHUS

    Arsace, laisse-moi le temps de respirer.

    Ce changement est grand, ma surprise est extrême !

    Titus entre mes mains remet tout ce qu’il aime !

    Dois-je croire, grands dieux ! Ce que je viens d’ouïr ?

    Et quand je le croirais, dois-je m’en réjouir ?

    ARSACE

    Mais moi-même, Seigneur, que faut-il que je croie ?

    Quel obstacle nouveau s’oppose à votre joie ?

    Me trompiez-vous tantôt au sortir de ces lieux,

    Lorsque encor tout ému de vos derniers adieux,

    Tremblant d’avoir osé s’expliquer devant elle,

    Votre coeur me contait son audace nouvelle ?

    Vous fuyez un hymen qui vous faisait trembler.

    Cet hymen est rompu. Quel soin peut vous troubler ?

    Suivez les doux transports où l’amour vous invite.

    ANTIOCHUS

    Arsace, je me vois chargé de sa conduite.

    Je jouirai longtemps de ses chers entretiens,

    Ses yeux même pourront s’accoutumer aux miens.

    Et peut-être son coeur fera la différence

    Des froideurs de Titus à ma persévérance.

    Titus m’accable ici du poids de sa grandeur.

    Tout disparaît dans Rome auprès de sa splendeur.

    Mais quoique l’Orient soit plein de sa mémoire,

    Bérénice y verra des traces de ma gloire.

    ARSACE

    N’en doutez point, Seigneur, tout succède à vos voeux.

    ANTIOCHUS

    Ah ! Que nous nous plaisons à nous tromper tous deux !

    ARSACE

    Et pourquoi nous tromper ?

    ANTIOCHUS

    Quoi ! Je lui pourrais plaire !

    Bérénice à mes voeux ne serait plus contraire ?

    Bérénice d’un mot flatterait mes douleurs ?

    Penses-tu seulement que parmi ses malheurs,

    Quand l’univers entier négligerait ses charmes,

    L’ingrate me permît de lui donner des larmes.

    Ou qu’elle s’abaissât jusques à recevoir

    Des soins, qu’à mon amour elle croirait devoir ?

    ARSACE

    Et qui peut mieux que vous consoler sa disgrâce ?

    Sa fortune, Seigneur, va prendre une autre face.

    Titus la quitte.

    ANTIOCHUS

    Hélas ! De ce grand changement

    Il ne me reviendra que le nouveau tourment

    D’apprendre par ses pleurs à quel point elle l’aime.

    Je la verrai gémir, je la plaindrai moi-même.

    Pour fruit de tant d’amour j’aurai le triste emploi

    De recueillir des pleurs qui ne sont pas pour moi.

    ARSACE

    Quoi ! Ne vous plairez-vous qu’à vous gêner sans cesse ?

    Jamais dans un grand coeur vit-on plus de faiblesse ?

    Ouvrez les yeux, Seigneur, et songeons entre nous

    Par combien de raisons Bérénice est à vous.

    Puisque aujourd’hui Titus ne prétend plus lui plaire,

    Songez que votre hymen lui devient nécessaire.

    ANTIOCHUS

    Nécessaire !

    ARSACE

    À ses pleurs accordez quelques jours,

    De ses premiers sanglots laissez passer le cours.

    Tout parlera pour vous, le dépit, la vengeance,

    L’absence de Titus, le temps, votre présence,

    Trois sceptres, que son bras ne peut seul soutenir,

    Vos deux États voisins, qui cherchent à s’unir.

    L’intérêt, la raison, l’amitié, tout vous lie.

    ANTIOCHUS

    Oui, je respire, Arsace, et tu me rends la vie.

    J’accepte avec plaisir un présage si doux.

    Que tardons-nous ? Faisons ce qu’on attend de nous,

    Entrons chez Bérénice ; et puisqu’on nous l’ordonne,

    Allons lui déclarer que Titus l’abandonne.

    Mais plutôt demeurons. Que faisais-je ? Est-ce à moi,

    Arsace, à me charger de ce cruel emploi ?

    Soit vertu, soit amour, mon coeur s’en effarouche.

    L’aimable Bérénice entendrait de ma bouche,

    Qu’on l’abandonne ! Ah Reine ! Et qui l’aurait pensé,

    Que ce mot dût jamais vous être prononcé ?

    ARSACE

    La haine sur Titus tombera toute entière.

    Seigneur, si vous parlez, ce n’est qu’à sa prière.

    ANTIOCHUS

    Non, ne la voyons point. Respectons sa douleur.

    Assez d’autres viendront lui conter son malheur.

    Et ne la crois-tu pas assez infortunée

    D’apprendre à quel mépris Titus l’a condamnée,

    Sans lui donner encor le déplaisir fatal

    D’apprendre ce mépris par son propre rival ?

    Encore un coup fuyons. Et par cette nouvelle

    N’allons point nous charger d’une haine immortelle.

    ARSACE

    Ah ! La voici, Seigneur, prenez votre parti.

    ANTIOCHUS

    Ô ciel !

    SCÈNE III

    Bérénice, Antiochus, Arsace, Phénice.

    BÉRÉNICE

    Hé quoi, Seigneur vous n’êtes point parti ?

    ANTIOCHUS

    Madame, je vois bien que vous êtes déçue,

    Et que c’était César que cherchait votre vue.

    Mais n’accusez que lui, si malgré mes adieux.

    De ma présence encor j’importune vos yeux.

    Peut-être en ce moment je serais dans Ostie,

    S’il ne m’eût de sa cour défendu la sortie.

    BÉRÉNICE

    Il vous cherche vous seul. Il nous évite tous.

    ANTIOCHUS

    Il ne m’a retenu que pour parler de vous.

    BÉRÉNICE

    De moi, Prince!

    ANTIOCHUS

    Oui, Madame.

    BÉRÉNICE

    Et qu’a-t-il pu vous dire ?

    ANTIOCHUS

    Mille autres, mieux que moi, pourront vous en instruire.

    BÉRÉNICE

    Quoi, Seigneur…

    ANTIOCHUS

    Suspendez votre ressentiment.

    D’autres loin de se taire en ce même moment,

    Triompheraient peut-être, et pleins de confiance

    Céderaient avec joie à votre impatience.

    Mais moi, toujours tremblant, moi, vous le savez bien,

    À qui votre repos est plus cher que le mien,

    Pour ne le point troubler, j’aime mieux vous déplaire,

    Et crains votre douleur plus que votre colère.

    Avant la fin du jour vous me justifierez.

    Adieu, Madame.

    BÉRÉNICE

    Ô ciel ! Quel discours ! Demeurez.

    Prince, c’est trop cacher mon trouble à votre vue.

    Vous voyez devant vous une reine éperdue,

    Qui la mort dans le sein, vous demande deux mots.

    Vous craignez, dites-vous, de troubler mon repos.

    Et vos refus cruels, loin d’épargner ma peine,

    Excitent ma douleur, ma colère, ma haine.

    Seigneur, si mon repos vous est si précieux,

    Si moi-même jamais je fus chère à vos yeux,

    Éclaircissez le trouble où vous voyez mon âme.

    Que vous a dit Titus ?

    ANTIOCHUS

    Au nom des dieux, Madame…

    BÉRÉNICE

    Quoi ! Vous craignez si peu de me désobéir ?

    ANTIOCHUS

    Je n’ai qu’à vous parler, pour me faire haïr.

    BÉRÉNICE

    Je veux que vous parliez.

    ANTIOCHUS

    Dieux ! Quelle violence !

    Madame, encore un coup, vous louerez mon silence.

    BÉRÉNICE

    Prince, dès ce moment contentez mes souhaits,

    Ou soyez de ma haine assuré pour jamais.

    ANTIOCHUS

    Madame, après cela je ne puis plus me taire.

    Hé bien, vous le voulez, il faut vous satisfaire.

    Mais ne vous flattez point. Je vais vous annoncer

    Peut-être des malheurs, où vous n’osez penser.

    Je connais votre coeur. Vous devez vous attendre

    Que je le vais frapper par l’endroit le plus tendre.

    Titus m’a commandé…

    BÉRÉNICE

    Quoi ?

    ANTIOCHUS

    De vous déclarer

    Qu’à jamais l’un de l’autre il faut vous séparer.

    BÉRÉNICE

    Nous séparer ? Qui ? Moi ? Titus de Bérénice !

    ANTIOCHUS

    Il faut que devant vous je lui rende justice.

    Tout ce que dans un coeur sensible et généreux

    L’amour au désespoir peut rassembler d’affreux,

    Je l’ai vu dans le sien. Il pleure ; il vous adore.

    Mais enfin que lui sert de vous aimer encore ?

    Une reine est suspecte à l’empire romain.

    Il faut vous séparer, et vous partez demain.

    BÉRÉNICE

    Nous séparer ! Hélas, Phénice !

    PHÉNICE

    Hé bien, Madame ?

    Il faut ici montrer la grandeur de votre âme.

    Ce coup sans doute est rude, il doit vous étonner.

    BÉRÉNICE

    Après tant de serments Titus m’abandonner !

    Titus qui me jurait… Non, je ne le puis croire,

    Il ne me quitte point, il y va de sa gloire.

    Contre son innocence on veut me prévenir.

    Ce piège n’est tendu que pour nous désunir.

    Titus m’aime. Titus ne veut point que je meure.

    Allons le voir. Je veux lui parler tout à l’heure.

    Allons.

    ANTIOCHUS

    Quoi ? Vous pourriez ici me regarder…

    BÉRÉNICE

    Vous le souhaitez trop pour me persuader.

    Non, je ne vous crois point. Mais quoi qu’il en puisse être,

    Pour jamais à mes yeux gardez-vous de paraître.

    À Phénice.

    Ne m’abandonne pas dans l’état où je suis,

    Hélas ! Pour me tromper je fais ce que je puis.

    SCÈNE IV

    Antiochus, Arsace.

    ANTIOCHUS

    Ne me trompé-je point ? L’ai-je bien entendue ?

    Que je me garde, moi, de paraître à sa vue ?

    Je m’en garderai bien. Et ne partais-je pas,

    Si Titus malgré moi n’eût arrêté mes pas ?

    Sans doute, il faut partir. Continuons, Arsace.

    Elle croit m’affliger. Sa haine me fait grâce.

    Tu me voyais tantôt inquiet, égaré.

    Je partais amoureux, jaloux, désespéré.

    Et maintenant, Arsace, après cette défense

    Je partirai peut-être avec indifférence.

    ARSACE

    Moins que jamais, Seigneur, il faut vous éloigner.

    ANTIOCHUS

    Moi, je demeurerai pour me voir dédaigner ?

    Des froideurs de Titus je serai responsable ?

    Je me verrai puni parce qu’il est coupable ?

    Avec quelle injustice, et quelle indignité

    Elle doute à mes yeux de ma sincérité ?

    Titus l’aime, dit-elle, et moi je l’ai trahie.

    L’ingrate ! M’accuser de cette perfidie ?

    Et dans quel temps encor ! Dans le moment fatal

    Que j’étale à ses yeux les pleurs de mon rival,

    Que pour la consoler je le faisais paraître

    Amoureux et constant, plus qu’il ne l’est peut-être.

    ARSACE

    Et de quel soin, Seigneur, vous allez-vous troubler ?

    Laissez à ce torrent le temps de s’écouler.

    Dans huit jours, dans un mois, n’importe, il faut qu’il passe.

    Demeurez seulement.

    ANTIOCHUS

    Non, je la quitte, Arsace.

    Je sens qu’à sa douleur je pourrais compatir,

    Ma gloire, mon repos, tout m’excite à partir.

    Allons. Et de si loin évitons la cruelle,

    Que de longtemps, Arsace, on ne nous parle d’elle.

    Toutefois il nous reste encore assez de jour.

    Je vais dans mon palais attendre ton retour.

    Va voir si la douleur ne l’a point trop saisie.

    Cours. Et partons du moins assurés de sa vie.

    ACTE IV

    SCÈNE PREMIÈRE

    BÉRÉNICE, seule.

    Phénice ne vient point ? Moments trop rigoureux,

    Que vous paraissez lents à mes rapides voeux !

    Je m’agite, je cours, languissante, abattue,

    La force m’abandonne, et le repos me tue.

    Phénice ne vient point ? Ah que cette longueur

    D’un présage funeste épouvante mon coeur !

    Phénice n’aura point de réponse à me rendre.

    Titus, l’ingrat Titus n’a point voulu l’entendre.

    Il fuit, il se dérobe à ma juste fureur.

    SCÈNE II

    Bérénice, Phénice.

    BÉRÉNICE

    Chère Phénice, hé bien ! As-tu vu l’empereur ?

    Qu’a-t-il dit ? Viendra-t-il ?

    PHÉNICE

    Oui, je l’ai vu, Madame,

    Et j’ai peint à ses yeux le trouble de votre âme.

    J’ai vu couler des pleurs qu’il voulait retenir.

    BÉRÉNICE

    Vient-il ?

    PHÉNICE

    N’en doutez point, Madame, il va venir.

    Mais voulez-vous paraître en ce désordre extrême ?

    Remettez-vous, Madame, et rentrez en vous-même.

    Laissez-moi relever ces voiles détachés,

    Et ces cheveux épars dont vos yeux sont cachés.

    Souffrez que de vos pleurs je répare l’outrage.

    BÉRÉNICE

    Laisse, laisse, Phénice, il verra son ouvrage.

    Et que m’importe, hélas ! De ces vains ornements ?

    Si ma foi, si mes pleurs, si mes gémissements ;

    Mais que dis-je, mes pleurs ? si ma perte certaine,

    Si ma mort toute prête enfin ne le ramène,

    Dis-moi, que produiront tes secours superflus,

    Et tout ce faible éclat qui ne le touche plus ?

    PHÉNICE

    Pourquoi lui faites-vous cet injuste reproche ?

    J’entends du bruit, Madame, et l’empereur s’approche,

    Venez, fuyez la foule, et rentrons promptement.

    Vous l’entretiendrez seul dans votre appartement.

    SCÈNE III

    Titus, Paulin, Suite.

    TITUS

    De la reine, Paulin, flattez l’inquiétude.

    Je vais la voir. Je veux un peu de solitude.

    Que l’on me laisse.

    PAULIN

    Ô ciel ! Que je crains ce combat !

    Grands dieux, sauvez sa gloire, et l’honneur de l’État.

    Voyons la reine.

    SCÈNE IV

    TITUS, seul.

    Hé bien, Titus, que viens-tu faire ?

    Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?

    Tes adieux sont-ils prêts ? T’es-tu bien consulté ?

    Ton coeur te promet-il assez de cruauté ?

    Car enfin au combat, qui pour toi se prépare,

    C’est peu d’être constant, il faut être barbare.

    Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur,

    Sait si bien découvrir les chemins de mon coeur ?

    Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,

    Attachés sur les miens, m’accabler de leurs larmes,

    Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?

    Pourrai-je dire enfin : je ne veux plus vous voir ?

    Je viens percer un coeur que j’adore, qui m’aime.

    Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? Moi-même.

    Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?

    L’entendons-nous crier autour de ce palais ?

    Vois-je l’État penchant au bord du précipice ?

    Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?

    Tout se tait, et moi seul trop prompt à me troubler,

    J’avance des malheurs que je puis reculer.

    Et qui sait si sensible aux vertus de la reine,

    Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?

    Rome peut par son choix justifier le mien.

    Non, non, encore un coup ne précipitons rien.

    Que Rome avec ses lois mette dans la balance

    Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance,

    Rome sera pour nous. Titus, ouvre les yeux.

    Quel air respires-tu ? N’es-tu pas dans ces lieux

    Où la haine des rois avec le lait sucée,

    Par crainte, ou par amour, ne peut être effacée ?

    Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.

    N’as-tu pas en naissant entendu cette voix ?

    Et n’as-tu pas encore ouï la renommée

    T’annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?

    Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,

    Ce que Rome en jugeait, ne l’entendis-tu pas !

    Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?

    Ah lâche ! Fais l’amour, et renonce à l’empire.

    Au bout de l’univers va, cours te confiner,

    Et fais place à des coeurs plus dignes de régner.

    Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire

    Qui devaient dans les coeurs consacrer ma mémoire ?

    Depuis huit jours je règne. Et jusques à ce jour

    Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour.

    D’un temps si précieux quel compte puis-je rendre ?

    Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?

    Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits

    Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?

    L’univers a-t-il vu changer ses destinées ?

    Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?

    Et de ce peu de jours si longtemps attendus,

    Ah malheureux ! Combien j’en ai déjà perdus !

    Ne tardons plus. Faisons ce que l’honneur exige.

    Rompons le seul lien…

    SCÈNE V

    Bérénice, Titus.

    BÉRÉNICE, en sortant.

    Non, laissez-moi, vous dis-je.

    En vain tous vos conseils me retiennent ici.

    Il faut que je le voie. Ah Seigneur ! Vous voici.

    Hé bien, il est donc vrai que Titus m’abandonne ?

    Il faut nous séparer. Et c’est lui qui l’ordonne.

    TITUS

    N’accablez point, Madame, un prince malheureux ;

    Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.

    Un trouble assez cruel m’agite et me dévore,

    Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.

    Rappelez bien plutôt ce coeur, qui tant de fois

    M’a fait de mon devoir reconnaître la voix.

    Il en est temps. Forcez votre amour à se taire,

    Et d’un oeil que la gloire et la raison éclaire,

    Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.

    Vous-même contre vous fortifiez mon coeur.

    Aidez-moi, s’il se peut, à vaincre sa faiblesse,

    À retenir des pleurs qui m’échappent sans cesse.

    Ou si nous ne pouvons commander à nos pleurs,

    Que la gloire du moins soutienne nos douleurs,

    Et que tout l’univers reconnaisse sans peine

    Les pleurs d’un empereur, et les pleurs d’une reine.

    Car enfin, ma Princesse, il faut nous séparer.

    BÉRÉNICE

    Ah cruel ! Est-il temps de me le déclarer ?

    Qu’avez-vous fait ? Hélas ! Je me suis crue aimée.

    Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée

    Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois,

    Quand je vous l’avouai pour la première fois ?

    À quel excès d’amour m’avez-vous amenée ?

    Que ne me disiez-vous : Princesse infortunée,

    Où vas-tu t’engager, et quel est ton espoir ?

    Ne donne point un coeur, qu’on ne peut recevoir.

    Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre

    Quand de vos seules mains ce coeur voudrait dépendre ?

    Tout l’empire a vingt fois conspiré contre nous.

    Il était temps encor. Que ne me quittiez-vous ?

    Mille raisons alors consolaient ma misère.

    Je pouvais de ma mort accuser votre père,

    Le peuple, le Sénat, tout l’empire romain,

    Tout l’univers plutôt qu’une si chère main.

    Leur haine dès longtemps contre moi déclarée,

    M’avait à mon malheur dès longtemps préparée.

    Je n’aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel

    Dans le temps que j’espère un bonheur immortel,

    Quand votre heureux amour peut tout ce qu’il désire,

    Lorsque Rome se tait, quand votre père expire,

    Lorsque tout l’univers fléchit à vos genoux,

    Enfin quand je n’ai plus à redouter que vous.

    TITUS

    Et c’est moi seul aussi qui pouvais me détruire.

    Je pouvais vivre alors, et me laisser séduire.

    Mon coeur se gardait bien d’aller dans l’avenir

    Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.

    Je voulais qu’à mes voeux rien ne fût invincible,

    Je n’examinais rien, j’espérais l’impossible.

    Que sais-je ? J’espérais de mourir à vos yeux

    Avant que d’en venir à ces cruels adieux.

    Les obstacles semblaient renouveler ma flamme.

    Tout l’empire parlait. Mais la gloire, Madame,

    Ne s’était point encor fait entendre à mon coeur

    Du ton dont elle parle au coeur d’un empereur.

    Je sais tous les tourments où ce dessein me livre.

    Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre,

    Que mon coeur de moi-même est prêt à s’éloigner.

    Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner.

    BÉRÉNICE

    Hé bien régnez, cruel, contentez votre gloire.

    Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire,

    Que cette même bouche, après mille serments

    D’un amour, qui devait unir tous nos moments,

    Cette bouche à mes yeux s’avouant infidèle,

    M’ordonnât elle-même une absence éternelle.

    Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu.

    Je n’écoute plus rien, et pour jamais adieu.

    Pour jamais ! Ah Seigneur, songez-vous en vous-même

    Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?

    Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,

    Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?

    Que le jour recommence et que le jour finisse,

    Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,

    Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?

    Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !

    L’ingrat de mon départ consolé par avance,

    Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?

    Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.

    TITUS

    Je n’aurai pas Madame, à compter tant de jours.

    J’espère que bientôt la triste Renommée

    Vous fera confesser que vous étiez aimée.

    Vous verrez que Titus n’a pu sans expirer…

    BÉRÉNICE

    Ah Seigneur ! S’il est vrai, pourquoi nous séparer ?

    Je ne vous parle point d’un heureux hyménée :

    Rome à ne vous plus voir m’a-t-elle condamnée ?

    Pourquoi m’enviez-vous l’air que vous respirez ?

    TITUS

    Hélas ! Vous pouvez tout, Madame. Demeurez,

    Je n’y résiste point. Mais je sens ma faiblesse.

    Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse,

    Et sans cesse veiller à retenir mes pas,

    Que vers vous à toute heure entraînent vos appas.

    Que dis-je ? En ce moment mon coeur hors de lui-même

    S’oublie, et se souvient seulement qu’il vous aime.

    BÉRÉNICE

    Hé bien, Seigneur, hé bien, qu’en peut-il arriver ?

    Voyez-vous les Romains prêts à se soulever ?

    TITUS

    Et qui sait de quel oeil ils prendront cette injure ?

    S’ils parlent, si les cris succèdent au murmure,

    Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ?

    S’ils se taisent, Madame, et me vendent leurs lois,

    À quoi m’exposez-vous ? Par quelle complaisance

    Faudra-t-il quelque jour payer leur patience !

    Que n’oseront-ils point alors me demander ?

    Maintiendrai-je des lois, que je ne puis garder ?

    BÉRÉNICE

    Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice.

    TITUS

    Je les compte pour rien ! Ah ciel, quelle injustice !

    BÉRÉNICE

    Quoi, pour d’injustes lois que vous pouvez changer,

    En d’éternels chagrins vous-même vous plonger ?

    Rome a ses droits, Seigneur. N’avez-vous pas les vôtres ?

    Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ?

    Dites, parlez.

    TITUS

    Hélas ! Que vous me déchirez !

    BÉRÉNICE

    Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez ?

    TITUS

    Oui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire,

    Je frémis. Mais enfin quand j’acceptai l’empire,

    Rome me fit jurer de maintenir ses droits ;

    Il les faut maintenir. Déjà plus d’une fois

    Rome a de mes pareils exercé la constance.

    Ah ! Si vous remontiez jusques à sa naissance,

    Vous les verriez toujours à ses ordres soumis.

    L’un jaloux de sa foi va chez les ennemis

    Chercher avec la mort la peine toute prête.

    D’un fils victorieux l’autre proscrit la tête.

    L’autre avec des yeux secs, et presque indifférents,

    Voit mourir ses deux fils par son ordre expirants.

    Malheureux ! Mais toujours la patrie et la gloire

    Ont parmi les Romains remporté la victoire.

    Je sais qu’en vous quittant le malheureux Titus

    Passe l’austérité de toutes leurs vertus ;

    Qu’elle n’approche point de cet effort insigne.

    Mais, Madame, après tout, me croyez-vous indigne

    De laisser un exemple à la postérité,

    Qui sans de grands efforts ne puisse être imité ?

    BÉRÉNICE

    Non, je crois tout facile à votre barbarie.

    Je vous crois digne, ingrat, de m’arracher la vie.

    De tous vos sentiments mon coeur est éclairci.

    Je ne vous parle plus de me laisser ici.

    Qui moi ? J’aurais voulu honteuse, et méprisée,

    D’un peuple qui me hait soutenir la risée ?

    J’ai voulu vous pousser jusques à ce refus

    C’en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus.

    N’attendez pas ici que j’éclate en injures,

    Que j’atteste le ciel ennemi des parjures.

    Non, si le ciel encore est touché de mes pleurs,

    Je le prie en mourant d’oublier mes douleurs.

    Si je forme des voeux contre votre injustice,

    Si devant que mourir la triste Bérénice

    Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur,

    Je ne le cherche, ingrat, qu’au fond de votre coeur.

    Je sais que tant d’amour n’en peut être effacée,

    Que ma douleur présente, et ma bonté passée,

    Mon sang, qu’en ce palais je veux même verser,

    Sont autant d’ennemis que je vais vous laisser.

    Et sans me repentir de ma persévérance,

    Je me remets sur eux de toute ma vengeance.

    Adieu.

    SCÈNE VI

    Titus, Paulin.

    PAULIN

    Dans quel dessein vient-elle de sortir,

    Seigneur ? Est-elle enfin disposée à partir ?

    TITUS

    Paulin, je suis perdu, je n’y pourrai survivre.

    La reine veut mourir. Allons, il faut la suivre.

    Courons à son secours.

    PAULIN

    Hé quoi ? N’avez-vous pas

    Ordonné dès tantôt qu’on observe ses pas ?

    Ses femmes à toute heure autour d’elle empressées

    Sauront la détourner de ces tristes pensées.

    Non, non, ne craignez rien. Voilà les plus grands coups,

    Seigneur, continuez, la victoire est à vous.

    Je sais que sans pitié vous n’avez pu l’entendre ;

    Moi-même en la voyant je n’ai pu m’en défendre.

    Mais regardez plus loin. Songez en ce malheur

    Quelle gloire va suivre un moment de douleur,

    Quels applaudissements l’univers vous prépare,

    Quel rang dans l’avenir.

    TITUS

    Non, je suis un barbare.

    Moi-même je me hais. Néron tant détesté

    N’a point à cet excès poussé sa cruauté.

    Je ne souffrirai point que Bérénice expire.

    Allons, Rome en dira ce qu’elle en voudra dire.

    PAULIN

    Quoi ! Seigneur ?

    TITUS

    Je ne sais, Paulin, ce que je dis.

    L’excès de la douleur accable mes esprits.

    PAULIN

    Ne troublez point le cours de votre renommée.

    Déjà de vos adieux la nouvelle est semée.

    Rome qui gémissait, triomphe avec raison.

    Tous les temples ouverts fument en votre nom.

    Et le peuple élevant vos vertus jusqu’aux nues,

    Va partout de lauriers couronner vos statues.

    TITUS

    Ah Rome ! Ah Bérénice ! Ah prince malheureux !

    Pourquoi suis-je empereur ? Pourquoi suis-je amoureux ?

    SCÈNE VII

    Titus, Antiochus, Paulin, Arsace.

    ANTIOCHUS

    Qu’avez-vous fait, Seigneur ? L’aimable Bérénice

    Va peut-être expirer dans les bras de Phénice.

    Elle n’entend ni pleurs, ni conseil, ni raison.

    Elle implore à grands cris le fer et le poison.

    Vous seul vous lui pouvez arracher cette envie.

    On vous nomme, et ce nom la rappelle à la vie.

    Ses yeux toujours tournés vers votre appartement

    Semblent vous demander de moment en moment,

    Je n’y puis résister, ce spectacle me tue.

    Que tardez-vous ? Allez vous montrer à sa vue.

    Sauvez tant de vertus, de grâces, de beauté,

    Ou renoncez, Seigneur, à toute humanité.

    Dites un mot.

    TITUS

    Hélas ! Quel mot puis-je lui dire ?

    Moi-même en ce moment sais-je si je respire ?

    SCÈNE VIII

    Titus, Antiochus, Paulin, Arsace, Rutile.

    RUTILE

    Seigneur, tous les tribuns, les consuls, le Sénat,

    Viennent vous demander au nom de tout l’État.

    Un grand peuple les suit qui plein d’impatience

    Dans votre appartement attend votre présence.

    TITUS

    Je vous entends, grands dieux. Vous voulez rassurer

    Ce coeur que vous croyez tout prêt à s’égarer.

    PAULIN

    Venez, Seigneur, passons dans la chambre prochaine,

    Allons voir le Sénat.

    ANTIOCHUS

    Ah ! Courez chez la reine.

    PAULIN

    Quoi vous pourriez, Seigneur, par cette indignité,

    De l’empire à vos pieds fouler la majesté ?

    Rome…

    TITUS

    Il suffit, Paulin, nous allons les entendre,

    Prince de ce devoir je ne puis me défendre.

    Voyez la reine. Allez. J’espère à mon retour

    Qu’elle ne pourra plus douter de mon amour.

    ACTE V

    SCÈNE PREMIÈRE

    ARSACE, seul.

    Où pourrai-je trouver ce prince trop fidèle ?

    Ciel, conduisez mes pas, et secondez mon zèle,

    Faites qu’en ce moment je lui puisse annoncer

    Un bonheur où peut-être il n’ose plus penser.

    SCÈNE II

    Antiochus, Arsace.

    ARSACE

    Ah quel heureux destin en ces lieux vous renvoie,

    Seigneur ?

    ANTIOCHUS

    Si mon retour t’apporte quelque joie,

    Arsace, rends-en grâce à mon seul désespoir.

    ARSACE

    La reine part, Seigneur.

    ANTIOCHUS

    Elle part ?

    ARSACE

    Dès ce soir.

    Ses ordres sont donnés. Elle s’est offensée

    Que Titus à ses pleurs l’ait si longtemps laissée.

    Un généreux dépit succède à sa fureur.

    Bérénice renonce à Rome, à l’empereur,

    Et même veut partir, avant que Rome instruite

    Puisse voir son désordre, et jouir de sa fuite.

    Elle écrit à César.

    ANTIOCHUS

    Ô ciel ! Qui l’aurait cru ?

    Et Titus ?

    ARSACE

    À ses yeux Titus n’a point paru.

    Le peuple avec transport l’arrête, et l’environne,

    Applaudissant aux noms que le Sénat lui donne.

    Et ces noms, ces respects, ces applaudissements,

    Deviennent pour Titus autant d’engagements,

    Qui le liant, Seigneur, d’une honorable chaîne,

    Malgré tous ses soupirs, et les pleurs de la reine,

    Fixent dans son devoir ses voeux irrésolus.

    C’en est fait. Et peut-être il ne la verra plus.

    ANTIOCHUS

    Que de sujets d’espoir, Arsace, je l’avoue !

    Mais d’un soin si cruel la Fortune me joue :

    J’ai vu tous mes projets tant de fois démentis,

    Que j’écoute en tremblant tout ce que tu me dis ;

    Et mon coeur prévenu d’une crainte importune,

    Croit même, en espérant, irriter la Fortune.

    Mais que vois-je ? Titus porte vers nous ses pas.

    Que veut-il ?

    SCÈNE III

    Titus, Antiochus, Arsace.

    TITUS, en entrant.

    Demeurez, qu’on ne me suive pas.

    Enfin, Prince, je viens dégager ma promesse.

    Bérénice m’occupe, et m’afflige sans cesse.

    Je viens le coeur percé de vos pleurs, et des siens,

    Calmer des déplaisirs moins cruels que les miens.

    Venez, Prince, venez. Je veux bien que vous-même,

    Pour la dernière fois vous voyiez si je l’aime.

    SCÈNE IV

    Antiochus, Arsace.

    ANTIOCHUS

    Hé bien ! Voilà l’espoir que tu m’avais rendu.

    Et tu vois le triomphe où j’étais attendu.

    Bérénice partait justement irritée ?

    Pour ne la plus revoir Titus l’avait quittée ?

    Qu’ai-je donc fait, grands dieux ! Quel cours infortuné

    À ma funeste vie aviez-vous destiné ?

    Tous mes moments ne sont qu’un éternel passage

    De la crainte à l’espoir, de l’espoir à la rage.

    Et je respire encor ? Bérénice ! Titus !

    Dieux cruels ! De mes pleurs vous ne vous rirez plus.

    SCÈNE V

    Titus, Bérénice, Phénice.

    Bérénice se laisse tomber sur un siège.

    BÉRÉNICE

    Non, je n’écoute rien. Me voilà résolue.

    Je veux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue ?

    Pourquoi venir encore aigrir mon désespoir ?

    N’êtes-vous pas content ? Je ne veux plus vous voir.

    TITUS

    Mais de grâce, écoutez.

    BÉRÉNICE

    Il n’est plus temps.

    TITUS

    Madame,

    Un mot.

    BÉRÉNICE

    Non.

    TITUS

    Dans quel trouble elle jette mon âme !

    Ma Princesse, d’où vient ce changement soudain ?

    BÉRÉNICE

    C’en est fait. Vous voulez que je parte demain.

    Et moi, j’ai résolu de partir tout à l’heure.

    Et je pars.

    TITUS

    Demeurez.

    BÉRÉNICE

    Ingrat, que je demeure !

    Et pourquoi ? Pour entendre un peuple injurieux,

    Qui fait de mon malheur retentir tous ces lieux ?

    Ne l’entendez-vous pas cette cruelle joie,

    Tandis que dans les pleurs moi seule je me noie ?

    Quel crime, quelle offense a pu les animer ?

    Hélas ! Et qu’ai-je fait que de vous trop aimer ?

    TITUS

    Écoutez-vous, Madame, une foule insensée ?

    BÉRÉNICE

    Je ne vois rien ici dont je ne sois blessée.

    Tout cet appartement préparé par vos soins,

    Ces lieux, de mon amour si longtemps les témoins,

    Qui semblaient pour jamais me répondre du vôtre,

    Ces festons, où nos noms enlacés l’un dans l’autre

    À mes tristes regards viennent partout s’offrir,

    Sont autant d’imposteurs que je ne puis souffrir.

    Allons, Phénice.

    TITUS

    Ô ciel ! Que vous êtes injuste !

    BÉRÉNICE

    Retournez, retournez vers ce Sénat auguste

    Qui vient vous applaudir de votre cruauté.

    Hé bien, avec plaisir l’avez-vous écouté ?

    Êtes-vous pleinement content de votre gloire ?

    Avez-vous bien promis d’oublier ma mémoire ?

    Mais ce n’est pas assez expier vos amours.

    Avez-vous bien promis de me haïr toujours ?

    TITUS

    Non, je n’ai rien promis. Moi, que je vous haïsse !

    Que je puisse jamais oublier Bérénice !

    Ah dieux ! Dans quel moment son injuste rigueur

    De ce cruel soupçon vient affliger mon coeur !

    Connaissez-moi, Madame, et depuis cinq années

    Comptez tous les moments, et toutes les journées

    Où par plus de transports, et par plus de soupirs,

    Je vous ai de mon coeur exprimé les désirs ;

    Ce jour surpasse tout. Jamais, je le confesse,

    Vous ne fûtes aimée avec tant de tendresse.

    Et jamais…

    BÉRÉNICE

    Vous m’aimez, vous me le soutenez.

    Et cependant je pars, et vous me l’ordonnez ?

    Quoi ! Dans mon désespoir trouvez-vous tant de charmes ?

    Craignez-vous que mes yeux versent trop peu de larmes ?

    Que me sert de ce coeur l’inutile retour ?

    Ah cruel ! Par pitié montrez-moi moins d’amour.

    Ne me rappelez point une trop chère idée.

    Et laissez-moi du moins partir persuadée

    Que déjà de votre âme exilée en secret,

    J’abandonne un ingrat qui me perd sans regret.

    Il lit une lettre.

    Vous m’avez arraché ce que je viens d’écrire.

    Voilà de votre amour tout ce que je désire.

    Lisez, ingrat, lisez, et me laissez sortir.

    TITUS

    Vous ne sortirez point, je n’y puis consentir.

    Quoi ? ce départ n’est donc qu’un cruel stratagème ?

    Vous cherchez à mourir ? Et de tout ce que j’aime

    Il ne restera plus qu’un triste souvenir ?

    Qu’on cherche Antiochus, qu’on le fasse venir.

    SCÈNE VI

    Titus, Bérénice.

    TITUS

    Madame, il faut vous faire un aveu véritable.

    Lorsque j’envisageai le moment redoutable

    Où pressé par les lois d’un austère devoir

    Il fallait pour jamais renoncer à vous voir ;

    Quand de ce triste adieu je prévis les approches,

    Mes craintes, mes combats, vos larmes, vos reproches,

    Je préparai mon âme à toutes les douleurs

    Que peut faire sentir le plus grand des malheurs.

    Mais quoi que je craignisse, il faut que je le die,

    Je n’en avais prévu que la moindre partie.

    Je croyais ma vertu moins prête à succomber,

    Et j’ai honte du trouble où je la vois tomber.

    J’ai vu devant mes yeux Rome entière assemblée.

    Le Sénat m’a parlé. Mais mon âme accablée

    Écoutait sans entendre, et ne leur a laissé,

    Pour prix de leurs transports, qu’un silence glacé.

    Rome de votre sort est encore incertaine.

    Moi-même à tous moments je me souviens à peine

    Si je suis empereur, ou si je suis Romain.

    Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein.

    Mon amour m’entraînait, et je venais peut-être

    Pour me chercher moi-même, et pour me reconnaître.

    Qu’ai-je trouvé ? Je vois la mort peinte en vos yeux.

    Je vois pour la chercher que vous quittez ces lieux.

    C’en est trop. Ma douleur à cette triste vue

    À son dernier excès est enfin parvenue.

    Je ressens tous les maux que je puis ressentir.

    Mais je vois le chemin par où j’en puis sortir.

    Ne vous attendez point, que las de tant d’alarmes,

    Par un heureux hymen je tarisse vos larmes.

    En quelque extrémité que vous m’ayez réduit,

    Ma gloire inexorable à toute heure me suit.

    Sans cesse elle présente à mon âme étonnée

    L’empire incompatible avec votre hyménée ;

    Me dit, qu’après l’éclat et les pas que j’ai faits,

    Je dois vous épouser encor moins que jamais.

    Oui, Madame. Et je dois moins encore vous dire

    Que je suis prêt pour vous d’abandonner l’empire,

    De vous suivre, et d’aller trop content de mes fers

    Soupirer avec vous au bout de l’univers.

    Vous-même rougiriez de ma lâche conduite.

    Vous verriez à regret marcher à votre suite

    Un indigne empereur sans empire, sans cour,

    Vil spectacle aux humains des faiblesses d’amour.

    Pour sortir des tourments, dont mon âme est la proie,

    Il est, vous le savez, une plus noble voie ;

    Je me suis vu, Madame, enseigner ce chemin

    Et par plus d’un héros, et par plus d’un Romain :

    Lorsque trop de malheurs ont lassé leur constance,

    Ils ont tous expliqué cette persévérance

    Dont le sort s’attachait à les persécuter,

    Comme un ordre secret de n’y plus résister.

    Si vos pleurs plus longtemps viennent frapper ma vue,

    Si toujours à mourir je vous vois résolue,

    S’il faut qu’à tous moments je tremble pour vos jours,

    Si vous ne me jurez d’en respecter le cours ;

    Madame, à d’autres pleurs vous devez vous attendre.

    En l’état où je suis je puis tout entreprendre,

    Et je ne réponds pas que ma main à vos yeux

    N’ensanglante à la fin nos funestes adieux.

    BÉRÉNICE

    Hélas !

    TITUS

    Non, il n’est rien dont je ne sois capable.

    Vous voilà de mes jours maintenant responsable.

    Songez-y bien, Madame. Et si je vous suis cher…

    SCÈNE DERNIÈRE

    Titus, Bérénice, Antiochus.

    TITUS

    Venez, Prince, venez, je vous ai fait chercher.

    Soyez ici témoin de toute ma faiblesse.

    Voyez si c’est aimer avec peu de tendresse.

    Jugez nous.

    ANTIOCHUS

    Je crois tout. Je vous connais tous deux.

    Mais connaissez vous-même un prince malheureux.

    Vous m’avez honoré, Seigneur, de votre estime,

    Et moi, je puis ici vous le jurer sans crime,

    À vos plus chers amis j’ai disputé ce rang.

    Je l’ai disputé même aux dépens de mon sang.

    Vous m’avez, malgré moi, confié l’un et l’autre,

    La reine son amour, et vous, Seigneur, le vôtre.

    La reine, qui m’entend, peut me désavouer,

    Elle m’a vu toujours ardent à vous louer,

    Répondre par mes soins à votre confidence.

    Vous croyez m’en devoir quelque reconnaissance.

    Mais le pourriez-vous croire en ce moment fatal,

    Qu’un ami si fidèle était votre rival ?

    TITUS

    Mon rival !

    ANTIOCHUS

    Il est temps que je vous éclaircisse.

    Oui, Seigneur, j’ai toujours adoré Bérénice.

    Pour ne la plus aimer, j’ai cent fois combattu.

    Je n’ai pu l’oublier, au moins je me suis tu.

    De votre changement la flatteuse apparence

    M’avait rendu tantôt quelque faible espérance.

    Les larmes de la reine ont éteint cet espoir.

    Ses yeux baignés de pleurs demandaient à vous voir.

    Je suis venu, Seigneur, vous appeler moi-même.

    Vous êtes revenu. Vous aimez, on vous aime ;

    Vous vous êtes rendu, je n’en ai point douté.

    Pour la dernière fois je me suis consulté.

    J’ai fait de mon courage une épreuve dernière,

    Je viens de rappeler ma raison toute entière.

    Jamais je ne me suis senti plus amoureux.

    Il faut d’autres efforts pour rompre tant de noeuds.

    Ce n’est qu’en expirant que je puis le détruire.

    J’y cours. Voilà de quoi j’ai voulu vous instruire.

    Oui, Madame, vers vous j’ai rappelé ses pas.

    Mes soins ont réussi, je ne m’en repens pas.

    Puisse le ciel verser sur toutes vos années

    Mille prospérités l’une à l’autre enchaînées.

    Ou s’il vous garde encore un reste de courroux,

    Je conjure les dieux d’épuiser tous les coups,

    Qui pourraient menacer une si belle vie,

    Sur ces jours malheureux que je vous sacrifie.

    BÉRÉNICE, se levant.

    Arrêtez. Arrêtez. Princes trop généreux,

    En quelle extrémité me jetez-vous tous deux !

    Soit que je vous regarde, ou que je l’envisage,

    Partout du désespoir je rencontre l’image.

    Je ne vois que des pleurs. Et je n’entends parler

    Que de trouble, d’horreurs, de sang prêt à couler.

    À Titus.

    Mon coeur vous est connu, Seigneur, et je puis dire

    Qu’on ne l’a jamais vu soupirer pour l’empire.

    La grandeur des Romains, la pourpre des Césars

    N’a point, vous le savez, attiré mes regards.

    J’aimais, Seigneur, j’aimais, je voulais être aimée.

    Ce jour, je l’avouerai, je me suis alarmée.

    J’ai cru que votre amour allait finir son cours.

    Je connais mon erreur, et vous m’aimez toujours.

    Votre coeur s’est troublé, j’ai vu couler vos larmes.

    Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d’alarmes,

    Ni que par votre amour l’univers malheureux,

    Dans le temps que Titus attire tous ses voeux,

    Et que de vos vertus il goûte les prémices,

    Se voie en un moment enlever ses délices.

    Je crois depuis cinq ans jusqu’à ce dernier jour

    Vous avoir assuré d’un véritable amour.

    Ce n’est pas tout, je veux en ce moment funeste

    Par un dernier effort couronner tout le reste.

    Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.

    Adieu, Seigneur, régnez, je ne vous verrai plus.

    À Antiochus.

    Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-même

    Que je ne consens pas de quitter ce que j’aime,

    Pour aller loin de Rome écouter d’autres voeux.

    Vivez, et faites-vous un effort généreux.

    Sur Titus, et sur moi, réglez votre conduite.

    Je l’aime, je le fuis. Titus m’aime, il me quitte.

    Portez loin de mes yeux vos soupirs, et vos fers.

    Adieu, servons tous trois d’exemple à l’univers

    De l’amour la plus tendre, et la plus malheureuse,

    Dont il puisse garder l’histoire douloureuse.

    Tout est prêt. On m’attend. Ne suivez point mes pas.

    À Titus.

    Pour la dernière fois, adieu, Seigneur.

    ANTIOCHUS

    Hélas !

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  • Jean Racine : Britannicus

    NÉRON, empereur, fils d’Agrippine.

    BRITANNICUS, fils de l’empereur Claudius.

    AGRIPPINE, veuve de Domitius Enobarbus, père de Néron, et, en secondes noces, veuve de l’empereur Claudius.

    JUNIE, amante de Britannicus.

    BURRHUS, gouverneur de Néron.

    NARCISSE, gouverneur de Britannicus.

    ALBINE, confidente d’Agrippine.

    GARDES.

    La scène est à Rome, dans une chambre du palais de Néron.

    Le texte est celui de l’édition 1697.

    ACTE I

    SCÈNE PREMIÈRE

    Agrippine, Albine.

    ALBINE

    Quoi ! Tandis que Néron s’abandonne au sommeil,

    Faut-il que vous veniez attendre son réveil ?

    Qu’errant dans le palais sans suite et sans escorte

    La mère de César veille seule à sa porte ?

    Madame, retournez dans votre appartement.

    AGRIPPINE

    Albine, il ne faut pas s’éloigner un moment.

    Je veux l’attendre ici. Les chagrins qu’il me cause

    M’occuperont assez tout le temps qu’il repose.

    Tout ce que j’ai prédit n’est que trop assuré.

    Contre Britannicus Néron s’est déclaré.

    L’impatient Néron cesse de se contraindre,

    Las de se faire aimer il veut se faire craindre.

    Britannicus le gêne, Albine, et chaque jour

    Je sens que je deviens importune à mon tour.

    ALBINE

    Quoi ? Vous à qui Néron doit le jour qu’il respire ?

    Qui l’avez appelé de si loin à l’empire ?

    Vous qui déshéritant le fils de Claudius,

    Avez nommé César l’heureux Domitius ?

    Tout lui parle, Madame, en faveur d’Agrippine.

    Il vous doit son amour.

    AGRIPPINE

    Il me le doit, Albine.

    Tout s’il est généreux lui prescrit cette loi.

    Mais tout, s’il est ingrat, lui parle contre moi.

    ALBINE

    S’il est ingrat, Madame ; ah ! Toute sa conduite

    Marque dans son devoir une âme trop instruite.

    Depuis trois ans entiers qu’a-t-il dit, qu’a-t-il fait,

    Qui ne promette à Rome un empereur parfait ?

    Rome depuis deux ans par ses soins gouvernée

    Au temps de ses consuls croit être retournée,

    Il la gouverne en père. Enfin Néron naissant

    A toutes les vertus d’Auguste vieillissant.

    AGRIPPINE

    Non, non, mon intérêt ne me rend point injuste ;

    Il commence, il est vrai, par où finit Auguste.

    Mais crains, que l’avenir détruisant le passé,

    Il ne finisse ainsi qu’Auguste a commencé.

    Il se déguise en vain. Je lis sur son visage

    Des fiers Domitius l’humeur triste, et sauvage.

    Il mêle avec l’orgueil, qu’il a pris dans leur sang,

    La fierté des Nérons, qu’il puisa dans mon flanc.

    Toujours la tyrannie a d’heureuses prémices.

    De Rome pour un temps Caïus fut les délices,

    Mais sa feinte bonté se tournant en fureur,

    Les délices de Rome en devinrent l’horreur.

    Que m’importe, après tout, que Néron plus fidèle

    D’une longue vertu laisse un jour le modèle ?

    Ai-je mis dans sa main le timon de l’État,

    Pour le conduire au gré du peuple et du Sénat ?

    Ah ! Que de la patrie il soit, s’il veut, le père.

    Mais qu’il songe un peu plus qu’Agrippine est sa mère.

    De quel nom cependant pouvons nous appeler

    L’attentat que le jour vient de nous révéler ?

    Il sait, car leur amour ne peut être ignorée,

    Que de Britannicus Junie est adorée :

    Et ce même Néron que la vertu conduit,

    Fait enlever Junie au milieu de la nuit.

    Que veut-il ? Est-ce haine, est-ce amour qui l’inspire ?

    Cherche-t-il seulement le plaisir de leur nuire ?

    Ou plutôt n’est-ce point que sa malignité

    Punit sur eux l’appui que je leur ai prêté ?

    ALBINE

    Vous leur appui, Madame ?

    AGRIPPINE

    Arrête, chère Albine.

    Je sais, que j’ai moi seule avancé leur ruine,

    Que du trône, où le sang l’a dû faire monter

    Britannicus par moi s’est vu précipiter.

    Par moi seule éloigné de l’hymen d’Octavie,

    Le frère de Junie abandonna la vie,

    Silanus, sur qui Claude avait jeté les yeux,

    Et qui comptait Auguste au rang de ses aïeux.

    Néron jouit de tout, et moi pour récompense

    Il faut qu’entre eux et lui je tienne la balance,

    Afin que quelque jour par une même loi

    Britannicus la tienne entre mon fils et moi.

    ALBINE

    Quel dessein !

    AGRIPPINE

    Je m’assure un port dans la tempête.

    Néron m’échappera si ce frein ne l’arrête.

    ALBINE

    Mais prendre contre un fils tant de soins superflus ?

    AGRIPPINE

    Je le craindrais bientôt, s’il ne me craignait plus.

    ALBINE

    Une injuste frayeur vous alarme peut-être.

    Mais si Néron pour vous n’est plus ce qu’il doit être,

    Du moins son changement ne vient pas jusqu’à nous,

    Et ce sont des secrets entre César et vous.

    Quelques titres nouveaux que Rome lui défère,

    Néron n’en reçoit point qu’il ne donne à sa mère.

    Sa prodigue amitié ne se réserve rien.

    Votre nom est dans Rome aussi saint que le sien.

    À peine parle-t-on de la triste Octavie.

    Auguste votre aïeul honora moins Livie.

    Néron devant sa mère a permis le premier

    Qu’on portât les faisceaux couronnés de laurier.

    Quels effets voulez-vous de sa reconnaissance ?

    AGRIPPINE

    Un peu moins de respect, et plus de confiance.

    Tous ces présents, Albine, irritent mon dépit.

    Je vois mes honneurs croître, et tomber mon crédit.

    Non non, le temps n’est plus que Néron jeune encore

    Me renvoyait les voeux d’une cour, qui l’adore ;

    Lorsqu’il se reposait sur moi de tout l’État,

    Que mon ordre au palais assemblait le Sénat,

    Et que derrière un voile, invisible, et présente

    J’étais de ce grand corps l’âme toute puissante.

    Des volontés de Rome alors mal assuré,

    Néron de sa grandeur n’était point enivré.

    Ce jour, ce triste jour frappe encor ma mémoire,

    Où Néron fut lui-même ébloui de sa gloire,

    Quand les ambassadeurs de tant de rois divers

    Vinrent le reconnaître au nom de l’univers.

    Sur son trône avec lui j’allais prendre ma place.

    J’ignore quel conseil prépara ma disgrâce :

    Quoi qu’il en soit, Néron d’aussi loin qu’il me vit

    Laissa sur son visage éclater son dépit.

    Mon coeur même en conçut un malheureux augure.

    L’ingrat d’un faux respect colorant son injure,

    Se leva par avance, et courant m’embrasser,

    Il m’écarta du trône, où je m’allais placer.

    Depuis ce coup fatal, le pouvoir d’Agrippine

    Vers sa chute, à grands pas, chaque jour s’achemine.

    L’ombre seule m’en reste, et l’on n’implore plus

    Que le nom de Sénèque, et l’appui de Burrhus.

    ALBINE

    Ah ! Si de ce soupçon votre âme est prévenue,

    Pourquoi nourrissez-vous le venin qui vous tue ?

    Daignez avec César vous éclaircir du moins.

    AGRIPPINE

    César ne me voit plus, Albine, sans témoins.

    En public, à mon heure, on me donne audience.

    Sa réponse est dictée, et même son silence.

    Je vois deux surveillants, ses maîtres, et les miens,

    Présider l’un ou l’autre à tous nos entretiens.

    Mais je le poursuivrai d’autant plus qu’il m’évite.

    De son désordre, Albine, il faut que je profite.

    J’entends du bruit, on ouvre, allons subitement

    Lui demander raison de cet enlèvement.

    Surprenons, s’il se peut, les secrets de son âme.

    Mais quoi ? Déjà Burrhus sort de chez lui ?

    SCÈNE II

    Agrippine, Burrhus, Albine.

    BURRHUS

    Madame,

    Au nom de l’empereur j’allais vous informer

    D’un ordre, qui d’abord a pu vous alarmer,

    Mais qui n’est que l’effet d’une sage conduite,

    Dont César a voulu que vous soyez instruite.

    AGRIPPINE

    Puisqu’il le veut, entrons, il m’en instruira mieux.

    BURRHUS

    César pour quelque temps s’est soustrait à nos yeux.

    Déjà par une porte au public moins connue,

    L’un et l’autre consul vous avaient prévenue,

    Madame. Mais souffrez que je retourne exprès…

    AGRIPPINE

    Non, je ne trouble point ses augustes secrets.

    Cependant voulez-vous qu’avec moins de contrainte

    L’un et l’autre une fois nous parlions sans feinte ?

    BURRHUS

    Burrhus pour le mensonge eut toujours trop d’horreur.

    AGRIPPINE

    Prétendez-vous longtemps me cacher l’empereur ?

    Ne le verrai-je plus qu’à titre d’importune ?

    Ai-je donc élevé si haut votre fortune,

    Pour mettre une barrière entre mon fils et moi ?

    Ne l’osez-vous laisser un moment sur sa foi ?

    Entre Sénèque et vous disputez-vous la gloire

    À qui m’effacera plus tôt de sa mémoire ?

    Vous l’ai-je confié pour en faire un ingrat ?

    Pour être sous son nom les maîtres de l’État ?

    Certes plus je médite, et moins je me figure

    Que vous m’osiez compter pour votre créature,

    Vous dont j’ai pu laisser vieillir l’ambition

    Dans les honneurs obscurs de quelque légion,

    Et moi qui sur le trône ai suivi mes ancêtres,

    Moi fille, femme, soeur, et mère de vos maîtres.

    Que prétendez-vous donc ? Pensez-vous que ma voix

    Ait fait un empereur pour m’en imposer trois ?

    Néron n’est plus enfant. N’est-il pas temps qu’il règne ?

    Jusqu’à quand voulez-vous que l’empereur vous craigne ?

    Ne saurait-il rien voir, qu’il n’emprunte vos yeux ?

    Pour se conduire enfin n’a-t-il pas ses aïeux ?

    Qu’il choisisse s’il veut, d’Auguste, ou de Tibère.

    Qu’il imite s’il peut, Germanicus mon père.

    Parmi tant de héros je n’ose me placer.

    Mais il est des vertus que je lui puis tracer.

    Je puis l’instruire au moins, combien sa confidence

    Entre un sujet et lui doit laisser de distance.

    BURRHUS

    Je ne m’étais chargé dans cette occasion,

    Que d’excuser César d’une seule action.

    Mais puisque sans vouloir que je le justifie,

    Vous me rendez garant du reste de sa vie,

    Je répondrai, Madame, avec la liberté

    D’un soldat, qui sait mal farder la vérité.

    Vous m’avez de César confié la jeunesse,

    Je l’avoue, et je dois m’en souvenir sans cesse.

    Mais vous avais-je fait serment de le trahir,

    D’en faire un empereur, qui ne sût qu’obéir ?

    Non. Ce n’est plus à vous qu’il faut que j’en réponde.

    Ce n’est plus votre fils. C’est le maître du monde.

    J’en dois compte, Madame, à l’empire romain,

    Qui croit voir son salut, ou sa perte en ma main.

    Ah ! Si dans l’ignorance il le fallait instruire,

    N’avait-on que Sénèque, et moi pour le séduire ?

    Pourquoi de sa conduite éloigner les flatteurs ?

    Fallait-il dans l’exil chercher des corrupteurs ?

    La cour de Claudius en esclaves fertile,

    Pour deux que l’on cherchait en eût présenté mille,

    Qui tous auraient brigué l’honneur de l’avilir.

    Dans une longue enfance ils l’auraient fait vieillir.

    De quoi vous plaignez-vous, Madame ? On vous révère.

    Ainsi que par César, on jure par sa mère.

    L’empereur, il est vrai, ne vient plus chaque jour

    Mettre à vos pieds l’empire, et grossir votre cour.

    Mais le doit-il, Madame ? Et sa reconnaissance

    Ne peut-elle éclater que dans sa dépendance ?

    Toujours humble, toujours le timide Néron

    N’ose-t-il être Auguste, et César que de nom ?

    Vous le dirai-je enfin ? Rome le justifie.

    Rome à trois affranchis si longtemps asservie,

    À peine respirant du joug qu’elle a porté,

    Du règne de Néron compte sa liberté.

    Que dis-je ? La vertu semble même renaître.

    Tout l’empire n’est plus la dépouille d’un maître.

    Le peuple au champ de Mars nomme ses magistrats ;

    César nomme les chefs sur la foi des soldats.

    Thraséas au Sénat, Corbulon dans l’armée,

    Sont encore innocents, malgré leur renommée.

    Les déserts autrefois peuplés de sénateurs

    Ne sont plus habités que par leurs délateurs.

    Qu’importe que César continue à nous croire,

    Pourvu que nos conseils ne tendent qu’à sa gloire ?

    Pourvu que dans le cours d’un règne florissant

    Rome soit toujours libre, et César tout-puissant ?

    Mais, Madame, Néron, suffit pour se conduire.

    J’obéis, sans prétendre à l’honneur de l’instruire.

    Sur ses aïeux sans doute il n’a qu’à se régler.

    Pour bien faire, Néron n’a qu’à se ressembler :

    Heureux, si ses vertus l’une à l’autre enchaînées

    Ramènent tous les ans ses premières années !

    AGRIPPINE

    Ainsi sur l’avenir n’osant vous assurer

    Vous croyez que sans vous Néron va s’égarer.

    Mais vous, qui jusqu’ici content de votre ouvrage,

    Venez de ses vertus nous rendre témoignage,

    Expliquez-nous, pourquoi devenu ravisseur

    Néron de Silanus fait enlever la soeur.

    Ne tient-il qu’à marquer de cette ignominie

    Le sang de mes aïeux, qui brille dans Junie ?

    De quoi l’accuse-t-il ? Et par quel attentat

    Devient-elle en un jour criminelle d’État ?

    Elle, qui sans orgueil jusqu’alors élevée,

    N’aurait point vu Néron, s’il ne l’eût enlevée,

    Et qui même aurait mis au rang de ses bienfaits

    L’heureuse liberté de ne le voir jamais.

    BURRHUS

    Je sais que d’aucun crime elle n’est soupçonnée.

    Mais jusqu’ici César ne l’a point condamnée,

    Madame, aucun objet ne blesse ici ses yeux.

    Elle est dans un palais tout plein de ses aïeux.

    Vous savez que les droits qu’elle porte avec elle

    Peuvent de son époux faire un prince rebelle,

    Que le sang de César ne se doit allier

    Qu’à ceux à qui César le veut bien confier ;

    Et vous-même avouerez qu’il ne serait pas juste,

    Qu’on disposât sans lui de la nièce d’Auguste.

    AGRIPPINE

    Je vous entends. Néron m’apprend par votre voix

    Qu’en vain Britannicus s’assure sur mon choix.

    En vain pour détourner ses yeux de sa misère,

    J’ai flatté son amour d’un hymen qu’il espère.

    À ma confusion Néron veut faire voir

    Qu’Agrippine promet par delà son pouvoir.

    Rome de ma faveur est trop préoccupée,

    Il veut par cet affront qu’elle soit détrompée,

    Et que tout l’univers apprenne avec terreur

    À ne confondre plus mon fils et l’empereur.

    Il le peut. Toutefois j’ose encore lui dire

    Qu’il doit avant ce coup affermir son empire,

    Et qu’en me réduisant à la nécessité

    D’éprouver contre lui ma faible autorité,

    Il expose la sienne, et que dans la balance

    Mon nom peut-être aura plus de poids qu’il ne pense.

    BURRHUS

    Quoi Madame ? Toujours soupçonner son respect ?

    Ne peut-il faire un pas qui ne vous soit suspect ?

    L’empereur vous croit-il du parti de Junie ?

    Avec Britannicus vous croit-il réunie ?

    Quoi ! De vos ennemis devenez-vous l’appui

    Pour trouver un prétexte à vous plaindre de lui ?

    Sur le moindre discours qu’on pourra vous redire,

    Serez-vous toujours prête à partager l’empire ?

    Vous craindrez-vous sans cesse, et vos embrassements

    Ne se passeront-ils qu’en éclaircissements ?

    Ah ! Quittez d’un censeur la triste diligence.

    D’une mère facile affectez l’indulgence.

    Souffrez quelques froideurs sans les faire éclater.

    Et n’avertissez point la cour de vous quitter.

    AGRIPPINE

    Et qui s’honorerait de l’appui d’Agrippine

    Lorsque Néron lui-même annonce ma ruine ?

    Lorsque de sa présence il semble me bannir ?

    Quand Burrhus à sa porte ose me retenir ?

    BURRHUS

    Madame, je vois bien qu’il est temps de me taire,

    Et que ma liberté commence à vous déplaire.

    La douleur est injuste, et toutes les raisons

    Qui ne la flattent point aigrissent ses soupçons.

    Voici Britannicus. Je lui cède ma place.

    Je vous laisse écouter, et plaindre sa disgrâce,

    Et peut-être, Madame, en accuser les soins

    De ceux que l’empereur a consultés le moins.

    SCÈNE III

    Agrippine, Britannicus, Narcisse, Albine.

    AGRIPPINE

    Ah, Prince ! Où courez-vous ? Quelle ardeur inquiète

    Parmi vos ennemis en aveugle vous jette ?

    Que venez-vous chercher ?

    BRITANNICUS

    Ce que je cherche ? Ah dieux !

    Tout ce que j’ai perdu, Madame, est en ces lieux.

    De mille affreux soldats Junie environnée

    S’est vue en ce palais indignement traînée.

    Hélas ! De quelle horreur ses timides esprits

    À ce nouveau spectacle auront été surpris !

    Enfin on me l’enlève. Une loi trop sévère

    Va séparer deux coeurs qu’assemblait leur misère.

    Sans doute on ne veut pas que mêlant nos douleurs

    Nous nous aidions l’un l’autre à porter nos malheurs.

    AGRIPPINE

    Il suffit. Comme vous je ressens vos injures.

    Mes plaintes ont déjà précédé vos murmures.

    Mais je ne prétends pas qu’un impuissant courroux

    Dégage ma parole, et m’acquitte envers vous.

    Je ne m’explique point. Si vous voulez m’entendre,

    Suivez-moi chez Pallas, où je vais vous attendre.

    SCÈNE IV

    Britannicus, Narcisse.

    BRITANNICUS

    La croirai-je, Narcisse ? Et dois-je sur sa foi

    La prendre pour arbitre entre son fils et moi ?

    Qu’en dis-tu ? N’est-ce pas cette même Agrippine,

    Que mon père épousa jadis pour ma ruine,

    Et qui, si je t’en crois, a de ses derniers jours

    Trop lents pour ses desseins précipité le cours ?

    NARCISSE

    N’importe. Elle se sent comme vous outragée.

    À vous donner Junie elle s’est engagée.

    Unissez vos chagrins, liez vos intérêts.

    Ce palais retentit en vain de vos regrets.

    Tandis qu’on vous verra d’une voix suppliante,

    Semer ici la plainte, et non pas l’épouvante,

    Que vos ressentiments se perdront en discours,

    Il n’en faut point douter, vous vous plaindrez toujours.

    BRITANNICUS

    Ah ! Narcisse ! Tu sais si de la servitude

    Je prétends faire encore une longue habitude.

    Tu sais si pour jamais de ma chute étonné

    Je renonce à l’empire, où j’étais destiné.

    Mais je suis seul encor. Les amis de mon père

    Sont autant d’inconnus que glace ma misère.

    Et ma jeunesse même écarte loin de moi

    Tous ceux qui dans le coeur me réservent leur foi.

    Pour moi depuis un an, qu’un peu d’expérience

    M’a donné de mon sort la triste connaissance,

    Que vois-je autour de moi, que des amis vendus

    Qui sont de tous mes pas les témoins assidus,

    Qui choisis par Néron pour ce commerce infâme

    Trafiquent avec lui des secrets de mon âme ?

    Quoi qu’il en soit, Narcisse, on me vend tous les jours.

    Il prévoit mes desseins, il entend mes discours.

    Comme toi dans mon coeur il sait ce qui se passe.

    Que t’en semble, Narcisse ?

    NARCISSE

    Ah ? Quelle âme assez basse…

    C’est à vous de choisir des confidents discrets,

    Seigneur, et de ne pas prodiguer vos secrets.

    BRITANNICUS

    Narcisse, tu dis vrai. Mais cette défiance

    Est toujours d’un grand coeur la dernière science.

    On le trompe longtemps. Mais enfin, je te crois.

    Ou plutôt je fais voeu de ne croire que toi.

    Mon père, il m’en souvient, m’assura de ton zèle.

    Seul de ses affranchis tu m’es toujours fidèle.

    Tes yeux sur ma conduite incessamment ouverts

    M’ont sauvé jusqu’ici de mille écueils couverts.

    Va donc voir si le bruit de ce nouvel orage

    Aura de nos amis excité le courage.

    Examine leurs yeux. Observe leurs discours.

    Vois si j’en puis attendre un fidèle secours.

    Surtout dans ce palais remarque avec adresse

    Avec quel soin Néron fait garder la princesse.

    Sache si du péril ses beaux yeux sont remis,

    Et si son entretien m’est encore permis.

    Cependant de Néron je vais trouver la mère

    Chez Pallas comme toi l’affranchi de mon père.

    Je vais la voir, l’aigrir, la suivre, et s’il se peut

    M’engager sous son nom plus loin qu’elle ne veut.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Néron, Burrhus, Narcisse, Gardes.

    NÉRON

    N’en doutez point, Burrhus ; malgré ses injustices

    C’est ma mère, et je veux ignorer ses caprices.

    Mais je ne prétends plus ignorer ni souffrir

    Le ministre insolent qui les ose nourrir.

    Pallas de ses conseils empoisonne ma mère ;

    Il séduit chaque jour Britannicus mon frère,

    Ils l’écoutent tout seul, et qui suivrait leurs pas

    Les trouverait peut-être assemblés chez Pallas.

    C’en est trop. De tous deux il faut que je l’écarte.

    Pour la dernière fois, qu’il s’éloigne, qu’il parte :

    Je le veux, je l’ordonne ; et que la fin du jour

    Ne le retrouve pas dans Rome, ou dans ma cour.

    Allez, cet ordre importe au salut de l’empire.

    Vous, Narcisse, approchez. Et vous, qu’on se retire.

    SCÈNE II

    Néron, Narcisse.

    NARCISSE

    Grâces aux dieux, Seigneur, Junie entre vos mains

    Vous assure aujourd’hui du reste des Romains.

    Vos ennemis déchus de leur vaine espérance

    Sont allés chez Pallas pleurer leur impuissance.

    Mais que vois-je ? Vous-même inquiet, étonné,

    Plus que Britannicus paraissez consterné.

    Que présage à mes yeux cette tristesse obscure,

    Et ces sombres regards errants à l’aventure ?

    Tout vous rit. La fortune obéit à vos voeux.

    NÉRON

    Narcisse, c’en est fait. Néron est amoureux.

    NARCISSE

    Vous ?

    NÉRON

    Depuis un moment, mais pour toute ma vie.

    J’aime (que dis-je aimer ?) j’idolâtre Junie.

    NARCISSE

    Vous l’aimez ?

    NÉRON

    Excité d’un désir curieux

    Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux,

    Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,

    Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes.

    Belle, sans ornements, dans le simple appareil

    D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.

    Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,

    Les ombres, les flambeaux, les cris, et le silence,

    Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs

    Relevaient de ses yeux les timides douceurs.

    Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue,

    J’ai voulu lui parler et ma voix s’est perdue ;

    Immobile, saisi d’un long étonnement

    Je l’ai laissé passer dans son appartement.

    J’ai passé dans le mien. C’est là que solitaire

    De son image en vain j’ai voulu me distraire.

    Trop présente à mes yeux je croyais lui parler.

    J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler.

    Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce.

    J’employais les soupirs, et même la menace.

    Voilà comme occupé de mon nouvel amour

    Mes yeux sans se fermer ont attendu le jour.

    Mais je m’en fais peut-être une trop belle image.

    Elle m’est apparue avec trop d’avantage,

    Narcisse, qu’en dis-tu ?

    NARCISSE

    Quoi, Seigneur ! Croira-t-on

    Qu’elle ait pu si longtemps se cacher à Néron ?

    NÉRON

    Tu le sais bien, Narcisse. Et soit que sa colère

    M’imputât le malheur qui lui ravit son frère,

    Soit que son coeur jaloux d’une austère fierté

    Enviât à nos yeux sa naissante beauté,

    Fidèle à sa douleur, et dans l’ombre enfermée

    Elle se dérobait même à sa renommée ;

    Et c’est cette vertu si nouvelle à la cour

    Dont la persévérance irrite mon amour.

    Quoi Narcisse ? Tandis qu’il n’est point de Romaine

    Que mon amour n’honore et ne rende plus vaine,

    Qui dès qu’à ses regards elle ose se fier

    Sur le coeur de César ne les vienne essayer ;

    Seule dans son palais la modeste Junie

    Regarde leurs honneurs comme une ignominie ;

    Fuit, et ne daigne pas peut-être s’informer

    Si César est aimable, ou bien s’il sait aimer ?

    Dis-moi, Britannicus l’aime-t-il ?

    NARCISSE

    Quoi ! S’il l’aime,

    Seigneur ?

    NÉRON

    Si jeune encor se connaît-il lui-même ?

    D’un regard enchanteur connaît-il le poison ?

    NARCISSE

    Seigneur, l’amour toujours n’attend pas la raison.

    N’en doutez point, il l’aime. Instruits par tant de charmes

    Ses yeux sont déjà faits à l’usage des larmes.

    À ses moindres désirs il sait s’accommoder;

    Et peut-être déjà sait-il persuader.

    NÉRON

    Que dis-tu ? Sur son coeur il aurait quelque empire ?

    NARCISSE

    Je ne sais. Mais, Seigneur, ce que je puis vous dire,

    Je l’ai vu quelquefois s’arracher de ces lieux,

    Le coeur plein d’un courroux qu’il cachait à vos yeux,

    D’une cour qui le fuit pleurant l’ingratitude,

    Las de votre grandeur, et de sa servitude,

    Entre l’impatience et la crainte flottant ;

    Il allait voir Junie, et revenait content.

    NÉRON

    D’autant plus malheureux qu’il aura su lui plaire,

    Narcisse, il doit plutôt souhaiter sa colère.

    Néron impunément ne sera pas jaloux.

    NARCISSE

    Vous ? Et de quoi, Seigneur, vous inquiétez-vous ?

    Junie a pu le plaindre et partager ses peines,

    Elle n’a vu couler de larmes que les siennes.

    Mais aujourd’hui, Seigneur, que ses yeux dessillés

    Regardant de plus près l’éclat dont vous brillez,

    Verront autour de vous les rois sans diadème,

    Inconnus dans la foule, et son amant lui-même,

    Attachés sur vos yeux s’honorer d’un regard

    Que vous aurez sur eux fait tomber au hasard ;

    Quand elle vous verra de ce degré de gloire,

    Venir en soupirant avouer sa victoire,

    Maître, n’en doutez point, d’un coeur déjà charmé

    Commandez qu’on vous aime, et vous serez aimé.

    NÉRON

    À combien de chagrins il faut que je m’apprête !

    Que d’importunités !

    NARCISSE

    Quoi donc ? Qui vous arrête,

    Seigneur ?

    NÉRON

    Tout. Octavie, Agrippine, Burrhus,

    Sénèque, Rome entière, et trois ans de vertus.

    Non que pour Octavie un reste de tendresse

    M’attache à son hymen, et plaigne sa jeunesse.

    Mes yeux depuis longtemps fatigués de ses soins,

    Rarement de ses pleurs daignent être témoins.

    Trop heureux si bientôt la faveur d’un divorce,

    Me soulageait d’un joug qu’on m’imposa par force.

    Le ciel même en secret semble la condamner.

    Ses voeux depuis quatre ans ont beau l’importuner.

    Les dieux ne montrent point que sa vertu les touche.

    D’aucun gage, Narcisse, ils n’honorent sa couche,

    L’empire vainement demande un héritier.

    NARCISSE

    Que tardez-vous, Seigneur, à la répudier ?

    L’empire, votre coeur, tout condamne Octavie.

    Auguste votre aïeul soupirait pour Livie ;

    Par un double divorce ils s’unirent tous deux,

    Et vous devez l’empire à ce divorce heureux.

    Tibère, que l’hymen plaça dans sa famille,

    Osa bien à ses yeux répudier sa fille.

    Vous seul jusques ici contraire à vos désirs

    N’osez par un divorce assurer vos plaisirs.

    NÉRON

    Et ne connais-tu pas l’implacable Agrippine ?

    Mon amour inquiet déjà se l’imagine,

    Qui m’amène Octavie, et d’un oeil enflammé

    Atteste les saints droits d’un noeud qu’elle a formé ;

    Et portant à mon coeur des atteintes plus rudes,

    Me fait un long récit de mes ingratitudes.

    De quel front soutenir ce fâcheux entretien ?

    NARCISSE

    N’êtes-vous pas, Seigneur, votre maître et le sien ?

    Vous verrons-nous toujours trembler sous sa tutelle ?

    Vivez, régnez pour vous. C’est trop régner pour elle.

    Craignez-vous ? Mais, Seigneur, vous ne la craignez pas.

    Vous venez de bannir le superbe Pallas,

    Pallas, dont vous savez qu’elle soutient l’audace.

    NÉRON

    Éloigné de ses yeux j’ordonne, je menace,

    J’écoute vos conseils, j’ose les approuver,

    Je m’excite contre elle et tâche à la braver.

    Mais (je t’expose ici mon âme toute nue)

    Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue,

    Soit que je n’ose encor démentir le pouvoir

    De ces yeux, où j’ai lu si longtemps mon devoir,

    Soit qu’à tant de bienfaits ma mémoire fidèle,

    Lui soumette en secret tout ce que je tiens d’elle :

    Mais enfin mes efforts ne me servent de rien,

    Mon génie étonné tremble devant le sien.

    Et c’est pour m’affranchir de cette dépendance,

    Que je la fuis partout, que même je l’offense,

    Et que de temps en temps j’irrite ses ennuis

    Afin qu’elle m’évite autant que je la fuis.

    Mais je t’arrête trop. Retire-toi, Narcisse.

    Britannicus pourrait t’accuser d’artifice.

    NARCISSE

    Non, non, Britannicus s’abandonne à ma foi.

    Par son ordre, Seigneur il croit que je vous vois.

    Que je m’informe ici de tout ce qui le touche,

    Et veut de vos secrets être instruit par ma bouche.

    Impatient surtout de revoir ses amours

    Il attend de mes soins ce fidèle secours.

    NÉRON

    J’y consens : porte-lui cette douce nouvelle.

    Il la verra.

    NARCISSE

    Seigneur, bannissez-le loin d’elle.

    NÉRON

    J’ai mes raisons, Narcisse, et tu peux concevoir,

    Que je lui vendrai cher le plaisir de la voir.

    Cependant vante-lui ton heureux stratagème.

    Dis-lui qu’en sa faveur on me trompe moi-même.

    Qu’il la voit sans mon ordre. On ouvre, la voici.

    Va retrouver ton maître et l’amener ici.

    SCÈNE III

    Néron, Junie.

    NÉRON

    Vous vous troublez, Madame, et changez de visage.

    Lisez-vous dans mes yeux quelque triste présage ?

    JUNIE

    Seigneur, je ne vous puis déguiser mon erreur.

    J’allais voir Octavie, et non pas l’empereur.

    NÉRON

    Je le sais bien, Madame, et n’ai pu sans envie

    Apprendre vos bontés pour l’heureuse Octavie.

    JUNIE

    Vous Seigneur ?

    NÉRON

    Pensez-vous, Madame, qu’en ces lieux

    Seule pour vous connaître Octavie ait des yeux ?

    JUNIE

    Et quel autre, Seigneur ? Voulez-vous que j’implore !

    À qui demanderai-je un crime que j’ignore ?

    Vous qui le punissez, vous ne l’ignorez pas.

    De grâce, apprenez-moi, Seigneur, mes attentats.

    NÉRON

    Quoi Madame ! Est-ce donc une légère offense

    De m’avoir si longtemps caché votre présence ?

    Ces trésors dont le ciel voulut vous embellir,

    Les avez-vous reçus pour les ensevelir ?

    L’heureux Britannicus verra-t-il sans alarmes

    Croître loin de nos yeux son amour et vos charmes ?

    Pourquoi de cette gloire exclus jusqu’à ce jour,

    M’avez-vous sans pitié relégué dans ma cour ?

    On dit plus : vous souffrez sans en être offensée

    Qu’il vous ose, Madame, expliquer sa pensée.

    Car je ne croirai point que sans me consulter

    La sévère Junie ait voulu le flatter,

    Ni qu’elle ait consenti d’aimer et d’être aimée,

    Sans que j’en sois instruit que par la renommée.

    JUNIE

    Je ne vous nierai point, Seigneur, que ses soupirs

    M’ont daigné quelquefois expliquer ses désirs.

    Il n’a point détourné ses regards d’une fille,

    Seul reste du débris d’une illustre famille.

    Peut-être il se souvient qu’en un temps plus heureux

    Son père me nomma pour l’objet de ses voeux.

    Il m’aime. Il obéit à l’empereur son père,

    Et j’ose dire encore, à vous, à votre mère :

    Vos désirs sont toujours si conformes aux siens…

    NÉRON

    Ma mère a ses desseins, Madame, et j’ai les miens.

    Ne parlons plus ici de Claude, et d’Agrippine.

    Ce n’est point par leur choix que je me détermine.

    C’est à moi seul, Madame, à répondre de vous;

    Et je veux de ma main vous choisir un époux.

    JUNIE

    Ah, Seigneur, songez-vous que toute autre alliance,

    Fera honte aux Césars auteurs de ma naissance ?

    NÉRON

    Non, Madame, l’époux dont je vous entretiens

    Peut sans honte assembler vos aïeux et les siens.

    Vous pouvez, sans rougir, consentir à sa flamme.

    JUNIE

    Et quel est donc, Seigneur, cet époux ?

    NÉRON

    Moi, Madame.

    JUNIE

    Vous ?

    NÉRON

    Je vous nommerais, Madame un autre nom,

    Si j’en savais quelque autre au dessus de Néron.

    Oui, pour vous faire un choix, où vous puissiez souscrire,

    J’ai parcouru des yeux la cour, Rome, et l’empire.

    Plus j’ai cherché, Madame, et plus je cherche encor

    En quelles mains je dois confier ce trésor :

    Plus je vois que César digne seul de vous plaire

    En doit être lui seul l’heureux dépositaire,

    Et ne peut dignement vous confier qu’aux mains,

    À qui Rome a commis l’empire des humains.

    Vous-même consultez vos premières années.

    Claudius à son fils les avait destinées,

    Mais c’était en un temps où de l’empire entier

    Il croyait quelque jour le nommer l’héritier.

    Les dieux ont prononcé. Loin de leur contredire,

    C’est à vous de passer du côté de l’empire.

    En vain de ce présent ils m’auraient honoré,

    Si votre coeur devait en être séparé ;

    Si tant de soins ne sont adoucis par vos charmes ;

    Si tandis que je donne aux veilles, aux alarmes,

    Des jours toujours à plaindre, et toujours enviés,

    Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds

    Qu’Octavie à vos yeux ne fasse point d’ombrage.

    Rome aussi bien que moi vous donne son suffrage,

    Répudie Octavie, et me fait dénouer

    Un hymen que le ciel ne veut point avouer.

    Songez-y donc, Madame, et pesez en vous-même

    Ce choix digne des soins d’un prince qui vous aime ;

    Digne de vos beaux yeux trop longtemps captivés,

    Digne de l’univers à qui vous vous devez.

    JUNIE

    Seigneur, avec raison je demeure étonnée.

    Je me vois dans le cours d’une même journée

    Comme une criminelle amenée en ces lieux :

    Et lorsque avec frayeur je parais à vos yeux,

    Que sur mon innocence à peine je me fie,

    Vous m’offrez tout d’un coup la place d’Octavie.

    J’ose dire pourtant que je n’ai mérité

    Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.

    Et pouvez-vous, Seigneur, souhaiter qu’une fille

    Qui vit presque en naissant éteindre sa famille,

    Qui dans l’obscurité nourrissant sa douleur

    S’est fait une vertu conforme à son malheur ;

    Passe subitement de cette nuit profonde

    Dans un rang qui l’expose aux yeux de tout le monde ;

    Dont je n’ai pu de loin soutenir la clarté,

    Et dont une autre enfin remplit la majesté ?

    NÉRON

    Je vous ai déjà dit que je la répudie.

    Ayez moins de frayeur, ou moins de modestie.

    N’accusez point ici mon choix d’aveuglement.

    Je vous réponds de vous, consentez seulement.

    Du sang dont vous sortez rappelez la mémoire,

    Et ne préférez point à la solide gloire

    Des honneurs dont César prétend vous revêtir,

    La gloire d’un refus, sujet au repentir.

    JUNIE

    Le ciel connaît, Seigneur, le fond de ma pensée.

    Je ne me flatte point d’une gloire insensée.

    Je sais de vos présents mesurer la grandeur.

    Mais plus ce rang sur moi répandrait de splendeur

    Plus il me ferait honte et mettrait en lumière

    Le crime d’en avoir dépouillé l’héritière.

    NÉRON

    C’est de ses intérêts prendre beaucoup de soin,

    Madame, et l’amitié ne peut aller plus loin.

    Mais ne nous flattons point, et laissons le mystère.

    La soeur vous touche ici beaucoup moins que le frère,

    Et pour Britannicus…

    JUNIE

    Il a su me toucher,

    Seigneur, et je n’ai point prétendu m’en cacher.

    Cette sincérité sans doute est peu discrète ;

    Mais toujours de mon coeur ma bouche est l’interprète.

    Absente de la cour je n’ai pas dû penser,

    Seigneur, qu’en l’art de feindre il fallût m’exercer.

    J’aime Britannicus. Je lui fus destinée

    Quand l’empire devait suivre son hyménée.

    Mais ces mêmes malheurs qui l’en ont écarté,

    Ses honneurs abolis, son palais déserté,

    La fuite d’une cour que sa chute a bannie,

    Sont autant de liens qui retiennent Junie.

    Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs,

    Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs.

    L’empire en est pour vous l’inépuisable source,

    Ou si quelque chagrin en interrompt la course,

    Tout l’univers soigneux de les entretenir

    S’empresse à l’effacer de votre souvenir.

    Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse

    Il ne voit dans son sort que moi qui s’intéresse ;

    Et n’a pour tous plaisirs, Seigneur, que quelques pleurs

    Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.

    NÉRON

    Et ce sont ces plaisirs, et ces pleurs que j’envie,

    Que tout autre que lui me paierait de sa vie.

    Mais je garde à ce prince un traitement plus doux.

    Madame, il va bientôt paraître devant vous.

    JUNIE

    Ah, Seigneur, vos vertus m’ont toujours rassurée.

    NÉRON

    Je pouvais de ces lieux lui défendre l’entrée.

    Mais, Madame, je veux prévenir le danger,

    Où son ressentiment le pourrait engager.

    Je ne veux point le perdre. Il vaut mieux que lui-même

    Entende son arrêt de la bouche qu’il aime.

    Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous

    Sans qu’il ait aucun lieu de me croire jaloux.

    De son bannissement prenez sur vous l’offense,

    Et soit par vos discours, soit par votre silence,

    Du moins par vos froideurs faites-lui concevoir

    Qu’il doit porter ailleurs ses voeux et son espoir.

    JUNIE

    Moi ! Que je lui prononce un arrêt si sévère !

    Ma bouche mille fois lui jura le contraire.

    Quand même jusque-là je pourrais me trahir :

    Mes yeux lui défendront, Seigneur, de m’obéir.

    NÉRON

    Caché près de ces lieux je vous verrai, Madame :

    Renfermez votre amour dans le fond de votre âme.

    Vous n’aurez point pour moi de langages secrets.

    J’entendrai des regards que vous croirez muets

    Et sa perte sera l’infaillible salaire

    D’un geste, ou d’un soupir échappé pour lui plaire.

    JUNIE

    Hélas ! Si j’ose encor former quelques souhaits,

    Seigneur, permettez-moi de ne le voir jamais.

    SCÈNE IV

    Néron, Junie, Narcisse.

    NARCISSE

    Britannicus, Seigneur, demande la princesse.

    Il approche.

    NÉRON

    Qu’il vienne.

    JUNIE

    Ah Seigneur !

    NÉRON

    Je vous laisse.

    Sa fortune dépend de vous plus que de moi.

    Madame, en le voyant, songez que je vous vois.

    SCÈNE V

    Junie, Narcisse.

    JUNIE

    Ah, cher Narcisse ! Cours au-devant de ton maître.

    Dis-lui… Je suis perdue, et je le vois paraître.

    SCÈNE VI

    Junie, Britannicus, Narcisse.

    BRITANNICUS

    Madame, quel bonheur me rapproche de vous ?

    Quoi ! Je puis donc jouir d’un entretien si doux ?

    Mais parmi ce plaisir quel chagrin me dévore !

    Hélas ! Puis-je espérer de vous revoir encore ?

    Faut-il que je dérobe avec mille détours

    Un bonheur que vos yeux m’accordaient tous les jours ?

    Quelle nuit ! Quel réveil ! Vos pleurs, votre présence

    N’ont point de ces cruels désarmé l’insolence ?

    Que faisait votre amant ? Quel démon envieux

    M’a refusé l’honneur de mourir à vos yeux ?

    Hélas ! Dans la frayeur dont vous étiez atteinte

    M’avez-vous en secret adressé quelque plainte ?

    Ma princesse, avez-vous daigné me souhaiter ?

    Songiez-vous aux douleurs que vous m’alliez coûter ?

    Vous ne me dites rien ? Quel accueil ! Quelle glace !

    Est-ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce ?

    Parlez. Nous sommes seuls. Notre ennemi trompé

    Tandis que je vous parle est ailleurs occupé.

    Ménageons les moments de cette heureuse absence.

    JUNIE

    Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance.

    Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux,

    Et jamais l’empereur n’est absent de ces lieux.

    BRITANNICUS

    Et depuis quand, Madame, êtes-vous si craintive ?

    Quoi, déjà votre amour souffre qu’on le captive ?

    Qu’est devenu ce coeur qui me jurait toujours

    De faire à Néron même envier nos amours ?

    Mais bannissez, Madame, une inutile crainte.

    La foi dans tous les coeurs n’est pas encore éteinte.

    Chacun semble des yeux approuver mon courroux :

    La mère de Néron se déclare pour nous ;

    Rome de sa conduite elle-même offensée…

    JUNIE

    Ah Seigneur ! Vous parlez contre votre pensée.

    Vous-même vous m’avez avoué mille fois

    Que Rome le louait d’une commune voix.

    Toujours à sa vertu vous rendiez quelque hommage.

    Sans doute la douleur vous dicte ce langage.

    BRITANNICUS

    Ce discours me surprend, il le faut avouer.

    Je ne vous cherchais pas pour l’entendre louer.

    Quoi, pour vous confier la douleur qui m’accable

    À peine je dérobe un moment favorable,

    Et ce moment si cher, Madame, est consumé

    À louer l’ennemi dont je suis opprimé.

    Qui vous rend à vous-même en un jour si contraire ?

    Quoi ! Même vos regards ont appris à se taire ?

    Que vois-je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux ?

    Néron vous plairait-il ? Vous serais-je odieux ?

    Ah ! Si je le croyais… Au nom des dieux, Madame,

    Éclaircissez le trouble où vous jetez mon âme,

    Parlez. Ne suis-je plus dans votre souvenir ?

    JUNIE

    Retirez-vous, Seigneur, l’empereur va venir.

    BRITANNICUS

    Après ce coup, Narcisse, à qui dois-je m’attendre ?

    SCÈNE VII

    Néron, Junie, Narcisse.

    NÉRON

    Madame…

    JUNIE

    Non, Seigneur, je ne puis rien entendre.

    Vous êtes obéi. Laissez couler du moins

    Des larmes dont ses yeux ne seront pas témoins.

    SCÈNE VIII

    Néron, Narcisse.

    NÉRON

    Hé bien ? De leur amour tu vois la violence,

    Narcisse, elle a paru jusque dans son silence.

    Elle aime mon rival, je ne puis l’ignorer.

    Mais je mettrai ma joie à le désespérer.

    Je me fais de sa peine une image charmante,

    Et je l’ai vu douter du coeur de son amante.

    Je la suis. Mon rival t’attend pour éclater.

    Par de nouveaux soupçons, va, cours le tourmenter,

    Et tandis qu’à mes yeux on le pleure, on l’adore,

    Fais-lui payer bien cher un bonheur qu’il ignore.

    NARCISSE, seul.

    La fortune t’appelle une seconde fois,

    Narcisse, voudrais-tu résister à sa voix ?

    Suivons jusques au bout ses ordres favorables ;

    Et pour nous rendre heureux perdons les misérables.

    ACTE III

    SCÈNE I

    Néron, Burrhus.

    BURRHUS

    Pallas obéira, Seigneur.

    NÉRON

    Et de quel oeil

    Ma mère a-t-elle vu confondre son orgueil ?

    BURRHUS

    Ne doutez point, Seigneur, que ce coup ne la frappe,

    Qu’en reproches bientôt sa douleur ne s’échappe.

    Ses transports dès longtemps commencent d’éclater.

    À d’inutiles cris puissent-ils s’arrêter !

    NÉRON

    Quoi ? De quelque dessein la croyez-vous capable ?

    BURRHUS

    Agrippine, Seigneur, est toujours redoutable.

    Rome, et tous vos soldats révèrent ses aïeux,

    Germanicus son père est présent à leurs yeux.

    Elle sait son pouvoir ; vous savez son courage,

    Et ce qui me la fait redouter davantage,

    C’est que vous appuyez vous-même son courroux,

    Et que vous lui donnez des armes contre vous.

    NÉRON

    Moi, Burrhus ?

    BURRHUS

    Cet amour, Seigneur, qui vous possède…

    NÉRON

    Je vous entends, Burrhus, le mal est sans remède.

    Mon coeur s’en est plus dit que vous ne m’en direz.

    Il faut que j’aime enfin.

    BURRHUS

    Vous vous le figurez,

    Seigneur, et satisfait de quelque résistance

    Vous redoutez un mal faible dans sa naissance.

    Mais si dans son devoir votre coeur affermi

    Voulait ne point s’entendre avec son ennemi,

    Si de vos premiers ans vous consultiez la gloire,

    Si vous daigniez, Seigneur, rappeler la mémoire

    Des vertus d’Octavie, indignes de ce prix,

    Et de son chaste amour vainqueur de vos mépris;

    Surtout si de Junie évitant la présence

    Vous condamniez vos yeux à quelques jours d’absence,

    Croyez-moi, quelque amour qui semble vous charmer,

    On n’aime point, Seigneur, si l’on ne veut aimer.

    NÉRON

    Je vous croirai, Burrhus, lorsque dans les alarmes

    Il faudra soutenir la gloire de nos armes,

    Ou lorsque plus tranquille assis dans le Sénat

    Il faudra décider du destin de l’État :

    Je m’en reposerai sur votre expérience.

    Mais, croyez-moi, l’amour est une autre science,

    Burrhus, et je ferais quelque difficulté

    D’abaisser jusque-là votre sévérité.

    Adieu, je souffre trop éloigné de Junie.

    SCÈNE II

    BURRHUS, seul.

    Enfin, Burrhus, Néron découvre son génie.

    Cette férocité que tu croyais fléchir

    De tes faibles liens est prête à s’affranchir.

    En quels excès peut-être elle va se répandre !

    Ô dieux ! En ce malheur quel conseil dois-je prendre ?

    Sénèque, dont les soins me devraient soulager,

    Occupé loin de Rome ignore ce danger.

    Mais quoi ? Si d’Agrippine excitant la tendresse

    Je pouvais… La voici, mon bonheur me l’adresse.

    SCÈNE III

    Agrippine, Burrhus, Albine.

    AGRIPPINE

    Hé bien, je me trompais, Burrhus, dans mes soupçons ?

    Et vous vous signalez par d’illustres leçons.

    On exile Pallas, dont le crime peut-être

    Est d’avoir à l’empire élevé votre maître.

    Vous le savez trop bien. Jamais sans ses avis,

    Claude qu’il gouvernait n’eût adopté mon fils.

    Que dis-je ? À son épouse on donne une rivale.

    On affranchit Néron de la foi conjugale.

    Digne emploi d’un ministre, ennemi des flatteurs,

    Choisi pour mettre un frein à ses jeunes ardeurs,

    De les flatter lui-même, et nourrir dans son âme

    Le mépris de sa mère, et l’oubli de sa femme !

    BURRHUS

    Madame, jusqu’ici c’est trop tôt m’accuser.

    L’empereur n’a rien fait qu’on ne puisse excuser.

    N’imputez qu’à Pallas un exil nécessaire,

    Son orgueil dès longtemps exigeait ce salaire,

    Et l’empereur ne fait qu’accomplir à regret

    Ce que toute la cour demandait en secret.

    Le reste est un malheur qui n’est point sans ressource.

    Des larmes d’Octavie on peut tarir la source.

    Mais calmez vos transports. Par un chemin plus doux

    Vous lui pourrez plus tôt ramener son époux.

    Les menaces, les cris le rendront plus farouche.

    AGRIPPINE

    Ah ! L’on s’efforce en vain de me fermer la bouche.

    Je vois que mon silence irrite vos dédains,

    Et c’est trop respecter l’ouvrage de mes mains.

    Pallas n’emporte pas tout l’appui d’Agrippine,

    Le ciel m’en laisse assez pour venger ma ruine.

    Le fils de Claudius commence à ressentir

    Des crimes, dont je n’ai que le seul repentir.

    J’irai, n’en doutez point, le montrer à l’armée,

    Plaindre aux yeux des soldats son enfance opprimée,

    Leur faire à mon exemple expier leur erreur.

    On verra d’un côté le fils d’un empereur,

    Redemandant la foi jurée à sa famille,

    Et de Germanicus on entendra la fille ;

    De l’autre l’on verra le fils d’Enobarbus,

    Appuyé de Sénèque, et du tribun Burrhus,

    Qui tous deux de l’exil rappelés par moi-même,

    Partagent à mes yeux l’autorité suprême.

    De nos crimes communs je veux qu’on soit instruit.

    On saura les chemins par où je l’ai conduit.

    Pour rendre sa puissance et la vôtre odieuses,

    J’avouerai les rumeurs les plus injurieuses.

    Je confesserai tout, exils, assassinats,

    Poison même…

    BURRHUS

    Madame, ils ne vous croiront pas.

    Ils sauront récuser l’injuste stratagème

    D’un témoin irrité qui s’accuse lui-même.

    Pour moi qui le premier secondai vos desseins,

    Qui fis même jurer l’armée entre ses mains,

    Je ne me repens point de ce zèle sincère.

    Madame, c’est un fils qui succède à son père.

    En adoptant Néron, Claudius par son choix

    De son fils et du vôtre a confondu les droits.

    Rome l’a pu choisir. Ainsi sans être injuste,

    Elle choisit Tibère adopté par Auguste,

    Et le jeune Agrippa de son sang descendu

    Se vit exclus du rang vainement prétendu.

    Sur tant de fondements sa puissance établie

    Par vous-même aujourd’hui ne peut être affaiblie.

    Et s’il m’écoute encor, Madame, sa bonté

    Vous en fera bientôt perdre la volonté.

    J’ai commencé, je vais poursuivre mon ouvrage.

    SCÈNE IV

    Agrippine, Albine.

    ALBINE

    Dans quel emportement la douleur vous engage,

    Madame ! L’empereur puisse-t-il l’ignorer !

    AGRIPPINE

    Ah ! Lui-même à mes yeux puisse-t-il se montrer !

    ALBINE

    Madame, au nom des dieux, cachez votre colère.

    Quoi pour les intérêts de la soeur ou du frère

    Faut-il sacrifier le repos de vos jours ?

    Contraindrez-vous César jusque dans ses amours ?

    AGRIPPINE

    Quoi tu ne vois donc pas jusqu’où l’on me ravale,

    Albine ? C’est à moi qu’on donne une rivale.

    Bientôt si je ne romps ce funeste lien,

    Ma place est occupée, et je ne suis plus rien.

    Jusqu’ici d’un vain titre Octavie honorée

    Inutile à la cour, en était ignorée.

    Les grâces, les honneurs par moi seule versés

    M’attiraient des mortels les voeux intéressés.

    Une autre de César a surpris la tendresse,

    Elle aura le pouvoir d’épouse et de maîtresse,

    Le fruit de tant de soins, la pompe des Césars,

    Tout deviendra le prix d’un seul de ses regards.

    Que dis-je ? L’on m’évite et déjà délaissée…

    Ah je ne puis, Albine, en souffrir la pensée.

    Quand je devrais du ciel hâter l’arrêt fatal,

    Néron, l’ingrat Néron… Mais voici son rival.

    SCÈNE V

    Britannicus, Agrippine, Narcisse, Albine.

    BRITANNICUS

    Nos ennemis communs ne sont pas invincibles,

    Madame. Nos malheurs trouvent des coeurs sensibles.

    Vos amis et les miens jusqu’alors si secrets,

    Tandis que nous perdions le temps en vains regrets,

    Animés du courroux qu’allume l’injustice

    Viennent de confier leur douleur à Narcisse.

    Néron n’est pas encor tranquille possesseur

    De l’ingrate qu’il aime au mépris de ma soeur.

    Si vous êtes toujours sensible à son injure,

    On peut dans son devoir ramener le parjure.

    La moitié du Sénat s’intéresse pour nous.

    Sylla, Pison, Plautus…

    AGRIPPINE

    Prince, que dites-vous ?

    Sylla, Pison, Plautus ! Les chefs de la noblesse !

    BRITANNICUS

    Madame, je vois bien que ce discours vous blesse,

    Et que votre courroux tremblant, irrésolu,

    Craint déjà d’obtenir tout ce qu’il a voulu.

    Non, vous avez trop bien établi ma disgrâce.

    D’aucun ami pour moi ne redoutez l’audace.

    Il ne m’en reste plus, et vos soins trop prudents

    Les ont tous écartés ou séduits dès longtemps.

    AGRIPPINE

    Seigneur, à vos soupçons donnez moins de créance :

    Notre salut dépend de notre intelligence.

    J’ai promis, il suffit. Malgré vos ennemis

    Je ne révoque rien de ce que j’ai promis.

    Le coupable Néron fuit en vain ma colère.

    Tôt ou tard il faudra qu’il entende sa mère.

    J’essaierai tour à tour la force et la douceur.

    Ou moi-même avec moi conduisant votre soeur,

    J’irai semer partout ma crainte et ses alarmes,

    Et ranger tous les coeurs du parti de ses larmes.

    Adieu. J’assiégerai Néron de toutes parts.

    Vous, si vous m’en croyez, évitez ses regards.

    SCÈNE VI

    Britannicus, Narcisse.

    BRITANNICUS

    Ne m’as-tu point flatté d’une fausse espérance ?

    Puis-je sur ton récit fonder quelque assurance,

    Narcisse ?

    NARCISSE

    Oui. Mais, Seigneur, ce n’est pas en ces lieux

    Qu’il faut développer ce mystère à vos yeux.

    Sortons. Qu’attendez-vous ?

    BRITANNICUS

    Ce que j’attends, Narcisse ?

    Hélas !

    NARCISSE

    Expliquez-vous.

    BRITANNICUS

    Si par ton artifice

    Je pouvais revoir…

    NARCISSE

    Qui ?

    BRITANNICUS

    J’en rougis. Mais enfin

    D’un coeur moins agité j’attendrais mon destin.

    NARCISSE

    Après tous mes discours vous la croyez fidèle ?

    BRITANNICUS

    Non, je la crois, Narcisse, ingrate, criminelle,

    Digne de mon courroux. Mais je sens malgré moi

    Que je ne le crois pas autant que je le dois.

    Dans ses égarements mon coeur opiniâtre

    Lui prête des raisons, l’excuse, l’idolâtre.

    Je voudrais vaincre enfin mon incrédulité,

    Je la voudrais haïr avec tranquillité.

    Et qui croira qu’un coeur si grand en apparence,

    D’une infidèle cour ennemi dès l’enfance,

    Renonce à tant de gloire, et dès le premier jour

    Trame une perfidie inouïe à la cour ?

    NARCISSE

    Et qui sait si l’ingrate en sa longue retraite

    N’a point de l’empereur médité la défaite ?

    Trop sûre que ses yeux ne pouvaient se cacher

    Peut-être elle fuyait pour se faire chercher,

    Pour exciter Néron par la gloire pénible

    De vaincre une fierté jusqu’alors invincible.

    BRITANNICUS

    Je ne la puis donc voir ?

    NARCISSE

    Seigneur, en ce moment

    Elle reçoit les voeux de son nouvel amant.

    BRITANNICUS

    Hé bien, Narcisse, allons. Mais que vois-je ? C’est elle.

    NARCISSE

    Ah dieux ! À l’empereur portons cette nouvelle.

    SCÈNE VII

    Britannicus, Junie.

    JUNIE

    Retirez-vous, Seigneur, et fuyez un courroux

    Que ma persévérance allume contre vous.

    Néron est irrité. Je me suis échappée,

    Tandis qu’à l’arrêter sa mère est occupée.

    Adieu, réservez-vous, sans blesser mon amour,

    Au plaisir de me voir justifier un jour.

    Votre image sans cesse est présente à mon âme.

    Rien ne l’en peut bannir.

    BRITANNICUS

    Je vous entends, Madame,

    Vous voulez que ma fuite assure vos désirs,

    Que je laisse un champ libre à vos nouveaux soupirs.

    Sans doute en me voyant, une pudeur secrète

    Ne vous laisse goûter qu’une joie inquiète.

    Hé bien, il faut partir.

    JUNIE

    Seigneur, sans m’imputer…

    BRITANNICUS

    Ah ! Vous deviez du moins plus longtemps disputer.

    Je ne murmure point qu’une amitié commune

    Se range du parti que flatte la fortune,

    Que l’éclat d’un empire ait pu vous éblouir,

    Qu’aux dépens de ma soeur vous en vouliez jouir.

    Mais que de ces grandeurs comme une autre occupée

    Vous m’en ayez paru si longtemps détrompée ;

    Non, je l’avoue encor, mon coeur désespéré

    Contre ce seul malheur n’était point préparé.

    J’ai vu sur ma ruine élever l’injustice.

    De mes persécuteurs j’ai vu le ciel complice.

    Tant d’horreurs n’avaient point épuisé son courroux,

    Madame. Il me restait d’être oublié de vous.

    JUNIE

    Dans un temps plus heureux ma juste impatience

    Vous ferait repentir de votre défiance.

    Mais Néron vous menace. En ce pressant danger,

    Seigneur, j’ai d’autres soins que de vous affliger.

    Allez, rassurez-vous, et cessez de vous plaindre,

    Néron nous écoutait, et m’ordonnait de feindre.

    BRITANNICUS

    Quoi le cruel ?…

    JUNIE

    Témoin de tout notre entretien

    D’un visage sévère examinait le mien,

    Prêt à faire sur vous éclater la vengeance

    D’un geste confident de notre intelligence.

    BRITANNICUS

    Néron nous écoutait, Madame ! Mais hélas !

    Vos yeux auraient pu feindre et ne m’abuser pas.

    Ils pouvaient me nommer l’auteur de cet outrage.

    L’amour est-il muet, ou n’a-t-il qu’un langage ?

    De quel trouble un regard pouvait me préserver ?

    Il fallait…

    JUNIE

    Il fallait me taire, et vous sauver.

    Combien de fois, hélas ! Puisqu’il faut vous le dire,

    Mon coeur de son désordre allait-il vous instruire ?

    De combien de soupirs interrompant le cours

    Ai-je évité vos yeux que je cherchais toujours !

    Quel tourment de se taire en voyant ce qu’on aime !

    De l’entendre gémir, de l’affliger soi-même,

    Lorsque par un regard on peut le consoler !

    Mais quels pleurs ce regard aurait-il fait couler ?

    Ah ! Dans ce souvenir inquiète, troublée,

    Je ne me sentais pas assez dissimulée.

    De mon front effrayé je craignais la pâleur.

    Je trouvais mes regards trop pleins de ma douleur.

    Sans cesse il me semblait que Néron en colère

    Me venait reprocher trop de soin de vous plaire.

    Je craignais mon amour vainement renfermé,

    Enfin j’aurais voulu n’avoir jamais aimé.

    Hélas ! Pour son bonheur, Seigneur, et pour le nôtre,

    Il n’est que trop instruit de mon coeur et du vôtre.

    Allez encore un coup, cachez-vous à ses yeux.

    Mon coeur plus à loisir vous éclaircira mieux.

    De mille autres secrets j’aurais compte à vous rendre.

    BRITANNICUS

    Ah ! N’en voilà que trop. C’est trop me faire entendre,

    Madame, mon bonheur, mon crime, vos bontés.

    Et savez-vous pour moi tout ce que vous quittez ?

    Quand pourrai-je à vos pieds expier ce reproche ?

    JUNIE

    Que faites-vous ? Hélas ! Votre rival s’approche.

    SCÈNE VIII

    Néron, Britannicus, Junie.

    NÉRON

    Prince, continuez des transports si charmants.

    Je conçois vos bontés par ses remerciements,

    Madame, à vos genoux, je viens de le surprendre.

    Mais il aurait aussi quelque grâce à me rendre,

    Ce lieu le favorise, et je vous y retiens

    Pour lui faciliter de si doux entretiens…

    BRITANNICUS

    Je puis mettre à ses pieds ma douleur, ou ma joie,

    Partout où sa bonté consent que je la voie.

    Et l’aspect de ces lieux où vous la retenez,

    N’a rien dont mes regards doivent être étonnés.

    NÉRON

    Et que vous montrent-ils qui ne vous avertisse

    Qu’il faut qu’on me respecte, et que l’on m’obéisse ?

    BRITANNICUS

    Ils ne nous ont pas vu l’un et l’autre élever,

    Moi pour vous obéir, et vous pour me braver,

    Et ne s’attendaient pas lorsqu’ils nous virent naître,

    Qu’un jour Domitius me dût parler en maître.

    NÉRON

    Ainsi par le destin nos voeux sont traversés,

    J’obéissais alors et vous obéissez.

    Si vous n’avez appris à vous laisser conduire,

    Vous êtes jeune encore et l’on peut vous instruire.

    BRITANNICUS

    Et qui m’en instruira ?

    NÉRON

    Tout l’empire à la fois,

    Rome.

    BRITANNICUS

    Rome met-elle au nombre de vos droits

    Tout ce qu’a de cruel l’injustice et la force,

    Les emprisonnements, le rapt, et le divorce ?

    NÉRON

    Rome ne porte point ses regards curieux

    Jusque dans des secrets que je cache à ses yeux.

    Imitez son respect.

    BRITANNICUS

    On sait ce qu’elle en pense.

    NÉRON

    Elle se tait du moins, imitez son silence.

    BRITANNICUS

    Ainsi Néron commence à ne se plus forcer.

    NÉRON

    Néron de vos discours commence à se lasser.

    BRITANNICUS

    Chacun devait bénir le bonheur de son règne.

    NÉRON

    Heureux ou malheureux, il suffit qu’on me craigne.

    BRITANNICUS

    Je connais mal Junie, ou de tels sentiments

    Ne mériteront pas ses applaudissements.

    NÉRON

    Du moins si je ne sais le secret de lui plaire,

    Je sais l’art de punir un rival téméraire.

    BRITANNICUS

    Pour moi, quelque péril qui me puisse accabler,

    Sa seule inimitié peut me faire trembler.

    NÉRON

    Souhaitez-la. C’est tout ce que je vous puis dire.

    BRITANNICUS

    Le bonheur de lui plaire est le seul où j’aspire.

    NÉRON

    Elle vous l’a promis, vous lui plairez toujours.

    BRITANNICUS

    Je ne sais pas du moins épier ses discours.

    Je la laisse expliquer sur tout ce qui me touche,

    Et ne me cache point pour lui fermer la bouche.

    NÉRON

    Je vous entends. Hé bien, gardes !

    JUNIE

    Que faites-vous ?

    C’est votre frère. Hélas ! C’est un amant jaloux,

    Seigneur, mille malheurs persécutent sa vie.

    Ah ! Son bonheur peut-il exciter votre envie ?

    Souffrez que de vos coeurs rapprochant les liens,

    Je me cache à vos yeux, et me dérobe aux siens.

    Ma fuite arrêtera vos discordes fatales,

    Seigneur, j’irai remplir le nombre des Vestales.

    Ne lui disputez plus mes voeux infortunés,

    Souffrez que les dieux seuls en soient importunés.

    NÉRON

    L’entreprise, Madame, est étrange et soudaine.

    Dans son appartement, gardes, qu’on la ramène.

    Gardez Britannicus dans celui de sa soeur.

    BRITANNICUS

    C’est ainsi que Néron sait disputer un coeur.

    JUNIE

    Prince, sans l’irriter, cédons à cet orage.

    NÉRON

    Gardes, obéissez, sans tarder davantage.

    SCÈNE IX

    Néron, Burrhus.

    BURRHUS

    Que vois-je ? Ô ciel !

    NÉRON, sans voir Burrhus.

    Ainsi leurs feux sont redoublés,

    Je reconnais la main qui les a rassemblés.

    Agrippine ne s’est présentée à ma vue,

    Ne s’est dans ses discours si longtemps étendue,

    Que pour faire jouer ce ressort odieux.

    Qu’on sache si ma mère est encore en ces lieux.

    Burrhus, dans ce palais je veux qu’on la retienne,

    Et qu’au lieu de sa garde, on lui donne la mienne.

    BURRHUS

    Quoi, Seigneur ? Sans l’ouïr ? Une mère ?

    NÉRON

    Arrêtez.

    J’ignore quel projet, Burrhus, vous méditez.

    Mais depuis quelques jours tout ce que je désire

    Trouve en vous un censeur, prêt à me contredire.

    Répondez m’en, vous dis-je, ou sur votre refus

    D’autres me répondront et d’elle, et de Burrhus.

    ACTE IV

    SCÈNE PREMIÈRE

    Agrippine, Burrhus.

    BURRHUS

    Oui Madame, à loisir vous pourrez vous défendre.

    César lui-même ici consent de vous entendre.

    Si son ordre au palais vous a fait retenir,

    C’est peut-être à dessein de vous entretenir.

    Quoi qu’il en soit, si j’ose expliquer ma pensée,

    Ne vous souvenez plus qu’il vous ait offensée.

    Préparez-vous plutôt à lui tendre les bras.

    Défendez-vous, Madame, et ne l’accusez pas.

    Vous voyez, c’est lui seul que la cour envisage.

    Quoiqu’il soit votre fils, et même votre ouvrage,

    Il est votre empereur. Vous êtes comme nous

    Sujette à ce pouvoir qu’il a reçu de vous.

    Selon qu’il vous menace, ou bien qu’il vous caresse,

    La cour autour de vous ou s’écarte, ou s’empresse.

    C’est son appui qu’on cherche, en cherchant votre appui.

    Mais voici l’empereur.

    AGRIPPINE

    Qu’on me laisse avec lui.

    SCÈNE II

    Agrippine, Néron.

    AGRIPPINE, s’asseyant.

    Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.

    On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse.

    J’ignore de quel crime on a pu me noircir.

    De tous ceux que j’ai faits je vais vous éclaircir.

    Vous régnez. Vous savez combien votre naissance

    Entre l’empire et vous avait mis de distance.

    Les droits de mes aïeux que Rome a consacrés

    Étaient même sans moi d’inutiles degrés.

    Quand de Britannicus la mère condamnée

    Laissa de Claudius disputer l’hyménée,

    Parmi tant de beautés qui briguèrent son choix,

    Qui de ses affranchis mendièrent les voix,

    Je souhaitai son lit, dans la seule pensée

    De vous laisser au trône, où je serais placée.

    Je fléchis mon orgueil, j’allai prier Pallas.

    Son maître chaque jour caressé dans mes bras

    Prit insensiblement dans les yeux de sa nièce

    L’amour, où je voulais amener sa tendresse,

    Mais ce lien du sang qui nous joignait tous deux,

    Écartait Claudius d’un lit incestueux.

    Il n’osait épouser la fille de son frère.

    Le Sénat fut séduit. Une loi moins sévère

    Mit Claude dans mon lit, et Rome à mes genoux.

    C’était beaucoup pour moi, ce n’était rien pour vous,

    Je vous fis sur mes pas entrer dans sa famille.

    Je vous nommai son gendre, et vous donnai sa fille.

    Silanus, qui l’aimait, s’en vit abandonné,

    Et marqua de son sang ce jour infortuné.

    Ce n’était rien encor. Eussiez-vous pu prétendre

    Qu’un jour Claude à son fils dût préférer son gendre ?

    De ce même Pallas j’implorai le secours,

    Claude vous adopta, vaincu par ses discours,

    Vous appela Néron, et du pouvoir suprême

    Voulut avant le temps vous faire part lui-même.

    C’est alors que chacun rappelant le passé

    Découvrit mon dessein, déjà trop avancé ;

    Que de Britannicus la disgrâce future

    Des amis de son père excita le murmure.

    Mes promesses aux uns éblouirent les yeux,

    L’exil me délivra des plus séditieux.

    Claude même lassé de ma plainte éternelle

    Éloigna de son fils tous ceux, de qui le zèle

    Engagé dès longtemps à suivre son destin,

    Pouvait du trône encor lui rouvrir le chemin.

    Je fis plus : je choisis moi-même dans ma suite

    Ceux à qui je voulais qu’on livrât sa conduite.

    J’eus soin de vous nommer, par un contraire choix,

    Des gouverneurs que Rome honorait de sa voix.

    Je fus sourde à la brigue, et crus la renommée.

    J’appelai de l’exil, je tirai de l’armée.

    Et ce même Sénèque, et ce même Burrhus,

    Qui depuis… Rome alors estimait leurs vertus.

    De Claude en même temps épuisant les richesses

    Ma main, sous votre nom, répandait ses largesses.

    Les spectacles, les dons, invincibles appas

    Vous attiraient les coeurs du peuple, et des soldats,

    Qui d’ailleurs réveillant leur tendresse première

    Favorisaient en vous Germanicus mon père.

    Cependant Claudius penchait vers son déclin.

    Ses yeux longtemps fermés s’ouvrirent à la fin.

    Il connut son erreur. Occupé de sa crainte

    Il laissa pour son fils échapper quelque plainte,

    Et voulut, mais trop tard, assembler ses amis.

    Ses gardes, son palais, son lit m’étaient soumis.

    Je lui laissai sans fruit consumer sa tendresse,

    De ses derniers soupirs je me rendis maîtresse,

    Mes soins, en apparence épargnant ses douleurs,

    De son fils, en mourant, lui cachèrent les pleurs.

    Il mourut. Mille bruits en courent à ma honte.

    J’arrêtai de sa mort la nouvelle trop prompte :

    Et tandis que Burrhus allait secrètement

    De l’armée en vos mains exiger le serment,

    Que vous marchiez au camp, conduit sous mes auspices,

    Dans Rome les autels fumaient de sacrifices,

    Par mes ordres trompeurs tout le peuple excité

    Du prince déjà mort demandait la santé.

    Enfin des légions l’entière obéissance

    Ayant de votre empire affermi la puissance,

    On vit Claude, et le peuple étonné de son sort,

    Apprit en même temps votre règne, et sa mort.

    C’est le sincère aveu que je voulais vous faire.

    Voilà tous mes forfaits. En voici le salaire.

    Du fruit de tant de soins à peine jouissant

    En avez-vous six mois paru reconnaissant,

    Que lassé d’un respect, qui vous gênait peut-être,

    Vous avez affecté de ne me plus connaître.

    J’ai vu Burrhus, Sénèque, aigrissant vos soupçons,

    De l’infidélité vous tracer des leçons,

    Ravis d’être vaincus dans leur propre science.

    J’ai vu favorisés de votre confiance

    Othon, Sénécion, jeunes voluptueux,

    Et de tous vos plaisirs flatteurs respectueux.

    Et lorsque vos mépris excitant mes murmures,

    Je vous ai demandé raison de tant d’injures,

    (Seul recours d’un ingrat qui se voit confondu)

    Par de nouveaux affronts vous m’avez répondu.

    Aujourd’hui je promets Junie à votre frère,

    Ils se flattent tous deux du choix de votre mère,

    Que faites-vous ? Junie enlevée à la cour

    Devient en une nuit l’objet de votre amour.

    Je vois de votre coeur Octavie effacée

    Prête à sortir du lit, où je l’avais placée.

    Je vois Pallas banni, votre frère arrêté,

    Vous attentez enfin jusqu’à ma liberté,

    Burrhus ose sur moi porter ses mains hardies.

    Et lorsque convaincu de tant de perfidies

    Vous deviez ne me voir que pour les expier,

    C’est vous, qui m’ordonnez de me justifier.

    NÉRON

    Je me souviens toujours que je vous dois l’empire.

    Et sans vous fatiguer du soin de le redire,

    Votre bonté, Madame, avec tranquillité

    Pouvait se reposer sur ma fidélité.

    Aussi bien ces soupçons, ces plaintes assidues

    Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues,

    Que jadis (j’ose ici vous le dire entre nous)

    Vous n’aviez sous mon nom travaillé que pour vous.

    « Tant d’honneurs (disaient-ils) et tant de déférences

    Sont-ce de ses bienfaits de faibles récompenses ?

    Quel crime a donc commis ce fils tant condamné ?

    Est-ce pour obéir qu’elle l’a couronné ?

    N’est-il de son pouvoir que le dépositaire ? »

    Non, que si jusque là j’avais pu vous complaire,

    Je n’eusse pris plaisir, Madame, à vous céder

    Ce pouvoir que vos cris semblaient redemander :

    Mais Rome veut un maître, et non une maîtresse.

    Vous entendiez les bruits qu’excitait ma faiblesse.

    Le Sénat chaque jour, et le peuple irrités

    De s’ouïr par ma voix dicter vos volontés,

    Publiaient qu’en mourant Claude avec sa puissance

    M’avait encor laissé sa simple obéissance.

    Vous avez vu cent fois nos soldats en courroux

    Porter en murmurant leurs aigles devant vous,

    Honteux de rabaisser par cet indigne usage

    Les héros, dont encore elles portent l’image.

    Toute autre se serait rendue à leurs discours,

    Mais si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours.

    Avec Britannicus contre moi réunie

    Vous le fortifiez du parti de Junie,

    Et la main de Pallas trame tous ces complots.

    Et lorsque malgré moi, j’assure mon repos,

    On vous voit de colère, et de haine animée.

    Vous voulez présenter mon rival à l’armée.

    Déjà jusques au camp le bruit en a couru.

    AGRIPPINE

    Moi le faire empereur, ingrat ? L’avez-vous cru ?

    Quel serait mon dessein ? Qu’aurais-je pu prétendre ?

    Quels honneurs dans sa cour, quel rang pourrais-je attendre ?

    Ah ! Si sous votre empire on ne m’épargne pas,

    Si mes accusateurs observent tous mes pas,

    Si de leur empereur ils poursuivent la mère,

    Que ferais-je au milieu d’une cour étrangère ?

    Ils me reprocheraient, non des cris impuissants,

    Des desseins étouffés aussitôt que naissants,

    Mais des crimes pour vous commis à votre vue,

    Et dont je ne serais que trop tôt convaincue.

    Vous ne me trompez point, je vois tous vos détours,

    Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours.

    Dès vos plus jeunes ans mes soins et mes tendresses

    N’ont arraché de vous que de feintes caresses.

    Rien ne vous a pu vaincre, et votre dureté

    Aurait dû dans son cours arrêter ma bonté.

    Que je suis malheureuse ! Et par quelle infortune

    Faut-il que tous mes soins me rendent importune ?

    Je n’ai qu’un fils. Ô ciel, qui m’entends aujourd’hui,

    T’ai-je fait quelques voeux qui ne fussent pour lui ?

    Remords, crainte, périls, rien ne m’a retenue.

    J’ai vaincu ses mépris, j’ai détourné ma vue

    Des malheurs qui dès lors me furent annoncés.

    J’ai fait ce que j’ai pu, vous régnez, c’est assez.

    Avec ma liberté, que vous m’avez ravie,

    Si vous le souhaitez prenez encor ma vie ;

    Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité

    Ne vous ravisse pas ce qui m’a tant coûté.

    NÉRON

    Hé bien donc, prononcez, que voulez-vous qu’on fasse ?

    AGRIPPINE

    De mes accusateurs qu’on punisse l’audace,

    Que de Britannicus on calme le courroux,

    Que Junie à son choix puisse prendre un époux,

    Qu’ils soient libres tous deux, et que Pallas demeure,

    Que vous me permettiez de vous voir à toute heure,

    Que ce même Burrhus, qui nous vient écouter,

    À votre porte enfin n’ose plus m’arrêter.

    NÉRON

    Oui, Madame, je veux que ma reconnaissance

    Désormais dans les coeurs grave votre puissance,

    Et je bénis déjà cette heureuse froideur

    Qui de notre amitié va rallumer l’ardeur.

    Quoi que Pallas ait fait, il suffit, je l’oublie,

    Avec Britannicus je me réconcilie,

    Et quant à cet amour qui nous a séparés

    Je vous fais notre arbitre, et vous nous jugerez.

    Allez donc, et portez cette joie à mon frère.

    Gardes, qu’on obéisse aux ordres de ma mère.

    SCÈNE III

    Néron, Burrhus.

    BURRHUS

    Que cette paix, Seigneur, et ces embrassements

    Vont offrir à mes yeux des spectacles charmants !

    Vous savez si jamais ma voix lui fut contraire,

    Si de son amitié j’ai voulu vous distraire,

    Et si j’ai mérité cet injuste courroux.

    NÉRON

    Je ne vous flatte point, je me plaignais de vous,

    Burrhus, je vous ai crus tous deux d’intelligence.

    Mais son inimitié vous rend ma confiance,

    Elle se hâte trop, Burrhus, de triompher.

    J’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer.

    BURRHUS

    Quoi Seigneur !

    NÉRON

    C’en est trop. Il faut que sa ruine

    Me délivre à jamais des fureurs d’Agrippine.

    Tant qu’il respirera je ne vis qu’à demi.

    Elle m’a fatigué de ce nom ennemi,

    Et je ne prétends pas que sa coupable audace

    Une seconde fois lui promette ma place.

    BURRHUS

    Elle va donc bientôt pleurer Britannicus.

    NÉRON

    Avant la fin du jour je ne le craindrai plus.

    BURRHUS

    Et qui de ce dessein vous inspire l’envie ?

    NÉRON

    Ma gloire, mon amour, ma sûreté, ma vie.

    BURRHUS

    Non, quoique vous disiez, cet horrible dessein

    Ne fut jamais, Seigneur, conçu dans votre sein.

    NÉRON

    Burrhus !

    BURRHUS

    De votre bouche, ô ciel ! Puis-je l’apprendre ?

    Vous-même sans frémir avez-vous pu l’entendre ?

    Songez-vous dans quel sang vous allez vous baigner ?

    Néron dans tous les coeurs est-il las de régner ?

    Que dira-t-on de vous ? Quelle est votre pensée ?

    NÉRON

    Quoi toujours enchaîné de ma gloire passée

    J’aurai devant les yeux je ne sais quel amour,

    Que le hasard nous donne et nous ôte en un jour ?

    Soumis à tous leurs voeux, à mes désirs contraire

    Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire ?

    BURRHUS

    Et ne suffit-il pas, Seigneur, à vos souhaits

    Que le bonheur public soit un de vos bienfaits ?

    C’est à vous à choisir, vous êtes encor maître.

    Vertueux jusqu’ici vous pouvez toujours l’être.

    Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus.

    Vous n’avez qu’à marcher de vertus en vertus.

    Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime,

    Il vous faudra, Seigneur, courir de crime en crime,

    Soutenir vos rigueurs, par d’autres cruautés,

    Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.

    Britannicus mourant excitera le zèle

    De ses amis tout prêts à prendre sa querelle.

    Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs,

    Qui même après leur mort auront des successeurs.

    Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre.

    Craint de tout l’univers il vous faudra tout craindre,

    Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,

    Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.

    Ah ! De vos premiers ans l’heureuse expérience

    Vous fait-elle, Seigneur, haïr votre innocence ?

    Songez-vous au bonheur qui les a signalés ?

    Dans quel repos, ô ciel ! Les avez-vous coulés ?

    Quel plaisir de penser et de dire en vous-même,

    « Partout, en ce moment, on me bénit, on m’aime.

    On ne voit point le peuple à mon nom s’alarmer,

    Le ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer.

    Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage,

    Je vois voler partout les coeurs à mon passage ! »

    Tels étaient vos plaisirs. Quel changement, ô dieux !

    Le sang le plus abject vous était précieux.

    Un jour, il m’en souvient, le Sénat équitable

    Vous pressait de souscrire à la mort d’un coupable,

    Vous résistiez, Seigneur, à leur sévérité,

    Votre coeur s’accusait de trop de cruauté,

    Et plaignant les malheurs attachés à l’empire,

    « Je voudrais, disiez-vous, ne savoir pas écrire. »

    Non, ou vous me croirez, ou bien de ce malheur

    Ma mort m’épargnera la vue et la douleur.

    On ne me verra point survivre à votre gloire.

    Si vous allez commettre une action si noire,

    Il se jette à genoux.

    Me voilà prêt, Seigneur, avant que de partir,

    Faites percer ce coeur qui n’y peut consentir.

    Appelez les cruels qui vous l’ont inspirée,

    Qu’ils viennent essayer leur main mal assurée.

    Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur,

    Je vois que sa vertu frémit de leur fureur.

    Ne perdez point de temps, nommez-moi les perfides

    Qui vous osent donner ces conseils parricides.

    Appelez votre frère, oubliez dans ses bras…

    NÉRON

    Ah ! Que demandez-vous !

    BURRHUS

    Non, il ne vous hait pas,

    Seigneur, on le trahit, je sais son innocence,

    Je vous réponds pour lui de son obéissance.

    J’y cours. Je vais presser un entretien si doux.

    NÉRON

    Dans mon appartement qu’il m’attende avec vous.

    SCÈNE IV

    Néron, Narcisse.

    NARCISSE

    Seigneur, j’ai tout prévu pour une mort si juste.

    Le poison est tout prêt. La fameuse Locuste

    A redoublé pour moi ses soins officieux.

    Elle a fait expirer un esclave à mes yeux;

    Et le fer est moins prompt pour trancher une vie

    Que le nouveau poison que sa main me confie.

    NÉRON

    Narcisse, c’est assez, je reconnais ce soin,

    Et ne souhaite pas que vous alliez plus loin.

    NARCISSE

    Quoi ! Pour Britannicus votre haine affaiblie

    Me défend…

    NÉRON

    Oui, Narcisse, on nous réconcilie.

    NARCISSE

    Je me garderai bien de vous en détourner,

    Seigneur. Mais il s’est vu tantôt emprisonner.

    Cette offense en son coeur sera longtemps nouvelle.

    Il n’est point de secrets que le temps ne révèle.

    Il saura que ma main lui devait présenter

    Un poison que votre ordre avait fait apprêter.

    Les dieux de ce dessein puissent-ils le distraire !

    Mais peut-être il fera ce que vous n’osez faire.

    NÉRON

    On répond de son coeur, et je vaincrai le mien.

    NARCISSE

    Et l’hymen de Junie en est-il le lien ?

    Seigneur, lui faites-vous encor ce sacrifice ?

    NÉRON

    C’est prendre trop soin. Quoi qu’il en soit, Narcisse,

    Je ne le compte plus parmi mes ennemis.

    NARCISSE

    Agrippine, Seigneur, se l’était bien promis.

    Elle a repris sur vous son souverain empire.

    NÉRON

    Quoi donc ? Qu’a-t-elle dit ? Et que voulez-vous dire ?

    NARCISSE

    Elle s’en est vantée assez publiquement.

    NÉRON

    De quoi ?

    NARCISSE

    Qu’elle n’avait qu’à vous voir un moment :

    Qu’à tout ce grand éclat, à ce courroux funeste

    On verrait succéder un silence modeste,

    Que vous-même à la paix souscririez le premier,

    Heureux que sa bonté daignât tout oublier.

    NÉRON

    Mais, Narcisse, dis-moi, que veux-tu que je fasse ?

    Je n’ai que trop de pente à punir son audace.

    Et si je m’en croyais ce triomphe indiscret

    Serait bientôt suivi d’un éternel regret.

    Mais de tout l’univers quel sera le langage ?

    Sur les pas des tyrans veux-tu que je m’engage,

    Et que Rome effaçant tant de titres d’honneur

    Me laisse pour tous noms celui d’empoisonneur ?

    Ils mettront ma vengeance au rang des parricides.

    NARCISSE

    Et prenez-vous, Seigneur, leurs caprices pour guides ?

    Avez-vous prétendu qu’ils se tairaient toujours ?

    Est-ce à vous de prêter l’oreille à leurs discours ?

    De vos propres désirs perdrez-vous la mémoire ?

    Et serez-vous le seul que vous n’oserez croire ?

    Mais, Seigneur, les Romains ne vous sont pas connus.

    Non non, dans leurs discours ils sont plus retenus,

    Tant de précaution affaiblit votre règne.

    Ils croiront en effet mériter qu’on les craigne.

    Au joug depuis longtemps ils se font façonnés.

    Ils adorent la main qui les tient enchaînés.

    Vous les verrez toujours ardents à vous complaire.

    Leur prompte servitude a fatigué Tibère.

    Moi-même revêtu d’un pouvoir emprunté,

    Que je reçus de Claude avec la liberté,

    J’ai cent fois dans le cours de ma gloire passée

    Tenté leur patience, et ne l’ai point lassée.

    D’un empoisonnement vous craignez la noirceur ?

    Faites périr le frère, abandonnez la soeur.

    Rome sur ses autels prodiguant les victimes,

    Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes.

    Vous verrez mettre au rang des jours infortunés

    Ceux où jadis la soeur et le frère sont nés.

    NÉRON

    Narcisse, encore un coup, je ne puis l’entreprendre.

    J’ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre.

    Je ne veux point encore en lui manquant de foi

    Donner à sa vertu des armes contre moi.

    J’oppose à ses raisons un courage inutile,

    Je ne l’écoute point avec un coeur tranquille.

    NARCISSE

    Burrhus ne pense pas, Seigneur, tout ce qu’il dit.

    Son adroite vertu ménage son crédit.

    Ou plutôt ils n’ont tous qu’une même pensée :

    Ils verraient par ce coup leur puissance abaissée :

    Vous seriez libre alors, Seigneur, et devant vous

    Ces maîtres orgueilleux fléchiraient comme nous.

    Quoi donc ! Ignorez-vous tout ce qu’ils osent dire ?

    « Néron, s’ils en sont crus, n’est point né pour l’empire.

    Il ne dit, il ne fait, que ce qu’on lui prescrit.

    Burrhus conduit son coeur, Sénèque son esprit.

    Pour toute ambition, pour vertu singulière,

    Il excelle à conduire un char dans la carrière,

    À disputer des prix indignes de ses mains,

    À se donner lui-même en spectacle aux Romains,

    À venir prodiguer sa voix sur un théâtre,

    À réciter des chants qu’il veut qu’on idolâtre,

    Tandis que des soldats de moments en moments

    Vont arracher pour lui les applaudissements. »

    Ah ! Ne voulez-vous pas les forcer à se taire ?

    NÉRON

    Viens, Narcisse. Allons voir ce que nous devons faire.

    ACTE V

    SCÈNE PREMIÈRE

    Britannicus, Junie.

    BRITANNICUS

    Oui Madame, Néron (qui l’aurait pu penser ?)

    Dans son appartement m’attend pour m’embrasser.

    Il y fait de sa cour inviter la jeunesse.

    Il veut que d’un festin la pompe et l’allégresse

    Confirment à leurs yeux la foi de nos serments,

    Et réchauffent l’ardeur de nos embrassements.

    Il éteint cet amour source de tant de haine,

    Il vous fait de mon sort arbitre souveraine.

    Pour moi, quoique banni du rang de mes aïeux,

    Quoique de leur dépouille il se pare à mes yeux,

    Depuis qu’à mon amour cessant d’être contraire,

    Il semble me céder la gloire de vous plaire,

    Mon coeur, je l’avouerai, lui pardonne en secret,

    Et lui laisse le reste avec moins de regret.

    Quoi ! Je ne serai plus séparé de vos charmes ?

    Quoi ! Même en ce moment je puis voir sans alarmes

    Ces yeux, que n’ont émus ni soupirs, ni terreur,

    Qui m’ont sacrifié l’empire et l’empereur ?

    Ah Madame ! Mais quoi ? Quelle nouvelle crainte

    Tient parmi mes transports votre joie en contrainte ?

    D’où vient qu’en m’écoutant, vos yeux, vos tristes yeux

    Avec de longs regards se tournent vers les cieux ?

    Qu’est-ce que vous craignez ?

    JUNIE

    Je l’ignore moi-même.

    Mais je crains.

    BRITANNICUS

    Vous m’aimez ?

    JUNIE

    Hélas, si je vous aime ?

    BRITANNICUS

    Néron ne trouble plus notre félicité.

    JUNIE

    Mais me répondez-vous de sa sincérité ?

    BRITANNICUS

    Quoi ! Vous le soupçonnez d’une haine couverte ?

    JUNIE

    Néron m’aimait tantôt, il jurait votre perte.

    Il me fuit, il vous cherche. Un si grand changement

    Peut-il être, Seigneur, l’ouvrage d’un moment ?

    BRITANNICUS

    Cet ouvrage, Madame, est un coup d’Agrippine.

    Elle a cru que ma perte entraînait sa ruine.

    Grâce aux préventions de son esprit jaloux,

    Nos plus grands ennemis ont combattu pour nous.

    Je m’en fie aux transports qu’elle m’a fait paraître.

    Je m’en fie à Burrhus. J’en crois même son maître.

    Je crois, qu’à mon exemple impuissant à trahir

    Il hait à coeur ouvert, ou cesse de haïr.

    JUNIE

    Seigneur, ne jugez pas de son coeur par le vôtre.

    Sur des pas différents vous marchez l’un et l’autre.

    Je ne connais Néron et la cour que d’un jour.

    Mais (si je l’ose dire) hélas ! Dans cette cour,

    Combien tout ce qu’on dit est loin de ce qu’on pense !

    Que la bouche et le coeur sont peu d’intelligence !

    Avec combien de joie on y trahit sa foi !

    Quel séjour étranger et pour vous et pour moi !

    BRITANNICUS

    Mais que son amitié soit véritable ou feinte,

    Si vous craignez Néron, lui-même est-il sans crainte ?

    Non non, il n’ira point par un lâche attentat

    Soulever contre lui le peuple et le Sénat.

    Que dis-je ? Il reconnaît sa dernière injustice.

    Ses remords ont paru même aux yeux de Narcisse.

    Ah ! S’il vous avait dit, ma princesse, à quel point…

    JUNIE

    Mais Narcisse, Seigneur, ne vous trahit-il point ?

    BRITANNICUS

    Et pourquoi voulez-vous que mon coeur s’en défie ?

    JUNIE

    Et que sais-je ? Il y va, Seigneur, de votre vie.

    Tout m’est suspect. Je crains que tout ne soit séduit.

    Je crains Néron. Je crains le malheur qui me suit.

    D’un noir pressentiment malgré moi prévenue,

    Je vous laisse à regret éloigner de ma vue.

    Hélas ! Si cette paix, dont vous vous repaissez,

    Couvrait contre vos jours quelques pièges dressés !

    Si Néron irrité de notre intelligence

    Avait choisi la nuit pour cacher sa vengeance !

    S’il préparait ses coups tandis que je vous vois !

    Et si je vous parlais pour la dernière fois !

    Ah Prince !

    BRITANNICUS

    Vous pleurez ! Ah ma chère Princesse !

    Et pour moi jusque-là votre coeur s’intéresse ?

    Quoi Madame ! En un jour, où plein de sa grandeur

    Néron croit éblouir vos yeux de sa splendeur,

    Dans des lieux où chacun me fuit et le révère,

    Aux pompes de sa cour préférer ma misère !

    Quoi ! Dans ce même jour, et dans ces mêmes lieux

    Refuser un empire et pleurer à mes yeux !

    Mais, Madame, arrêtez ces précieuses larmes ;

    Mon retour va bientôt dissiper vos alarmes.

    Je me rendrais suspect par un plus long séjour.

    Adieu, je vais le coeur tout plein de mon amour,

    Au milieu des transports d’une aveugle jeunesse,

    Ne voir, n’entretenir que ma belle princesse.

    Adieu.

    JUNIE

    Prince…

    BRITANNICUS

    On m’attend, Madame, il faut partir.

    JUNIE

    Mais du moins attendez qu’on vous vienne avertir.

    SCÈNE II

    Aggripine, Britannicus, Junie.

    AGRIPPINE

    Prince, que tardez-vous ? Partez en diligence.

    Néron impatient se plaint de votre absence.

    La joie et le plaisir de tous les conviés

    Attend pour éclater que vous vous embrassiez.

    Ne faites point languir une si juste envie,

    Allez. Et nous, Madame, allons chez Octavie.

    BRITANNICUS

    Allez, belle Junie, et d’un esprit content

    Hâtez-vous d’embrasser ma soeur qui vous attend.

    Dès que je le pourrai je reviens sur vos traces,

    Madame, et de vos soins j’irai vous rendre grâces.

    SCÈNE III

    Agrippine, Junie.

    AGRIPPINE

    Madame, ou je me trompe, ou durant vos adieux

    Quelques pleurs répandus ont obscurci vos yeux.

    Puis-je savoir quel trouble a formé ce nuage ?

    Doutez-vous d’une paix dont je fais mon ouvrage ?

    JUNIE

    Après tous les ennuis que ce jour m’a coûtés,

    Ai-je pu rassurer mes esprits agités ?

    Hélas ! À peine encor je conçois ce miracle.

    Quand même à vos bontés je craindrais quelque obstacle,

    Le changement, Madame, est commun à la cour,

    Et toujours quelque crainte accompagne l’amour.

    AGRIPPINE

    Il suffit, j’ai parlé, tout a changé de face.

    Mes soins à vos soupçons ne laissent point de place.

    Je réponds d’une paix jurée entre mes mains,

    Néron m’en a donné des gages trop certains.

    Ah ! Si vous aviez vu par combien de caresses

    Il m’a renouvelé la foi de ses promesses !

    Par quels embrassements il vient de m’arrêter !

    Ses bras dans nos adieux ne pouvaient me quitter.

    Sa facile bonté sur son front répandue

    Jusqu’aux moindres secrets est d’abord descendue.

    Il s’épanchait en fils, qui vient en liberté

    Dans le sein de sa mère oublier sa fierté.

    Mais bientôt reprenant un visage sévère,

    Tel que d’un empereur qui consulte sa mère,

    Sa confidence auguste a mis entre mes mains

    Des secrets d’où dépend le destin des humains.

    Non, il le faut ici confesser à sa gloire.

    Son coeur n’enferme point une malice noire,

    Et nos seuls ennemis altérant sa bonté

    Abusaient contre nous de sa facilité.

    Mais enfin à son tour leur puissance décline.

    Rome encore une fois va connaître Agrippine.

    Déjà, de ma faveur on adore le bruit.

    Cependant en ces lieux n’attendons pas la nuit,

    Passons chez Octavie, et donnons lui le reste

    D’un jour autant heureux que je l’ai cru funeste.

    Mais qu’est-ce que j’entends ? Quel tumulte confus ?

    Que peut-on faire ?

    JUNIE

    Ô ciel ! Sauvez Britannicus.

    SCÈNE IV

    Agrippine, Junie, Burrhus.

    AGRIPPINE

    Burrhus, où courez-vous ? Arrêtez. Que veut dire…

    BURRHUS

    Madame, c’en est fait, Britannicus expire.

    JUNIE

    Ah mon Prince !

    AGRIPPINE

    Il expire ?

    BURRHUS

    Ou plutôt il est mort,

    Madame.

    JUNIE

    Pardonnez, Madame, à ce transport.

    Je vais le secourir, si je puis, ou le suivre.

    SCÈNE V

    Agrippine, Burrhus

    AGRIPPINE

    Quel attentat, Burrhus !

    BURRHUS

    Je n’y pourrai survivre,

    Madame il faut quitter la cour et l’empereur.

    AGRIPPINE

    Quoi ! Du sang de son frère il n’a point eu d’horreur ?

    BURRHUS

    Ce dessein s’est conduit avec plus de mystère.

    À peine l’empereur a vu venir son frère,

    Il se lève, il l’embrasse, on se tait, et soudain

    César prend le premier une coupe à la main.

    « Pour achever ce jour sous de meilleurs auspices,

    Ma main de cette coupe épanche les prémices,

    Dit-il ; dieux, que j’appelle à cette effusion,

    Venez favoriser notre réunion. »

    Par les mêmes serments Britannicus se lie.

    La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie.

    Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords,

    Le fer ne produit point de si puissants efforts.

    Madame la lumière à ses yeux est ravie,

    Il tombe sur son lit sans chaleur et sans vie.

    Jugez combien ce coup frappe tous les esprits.

    La moitié s’épouvante et sort avec des cris.

    Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage

    Sur les yeux de César composent leur visage.

    Cependant sur son lit il demeure penché,

    D’aucun étonnement il ne paraît touché.

    « Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence

    A souvent sans péril attaqué son enfance. »

    Narcisse veut en vain affecter quelque ennui,

    Et sa perfide joie éclate malgré lui.

    Pour moi dût l’empereur punir ma hardiesse

    D’une odieuse cour j’ai traversé la presse,

    Et j’allais accablé de cet assassinat

    Pleurer Britannicus, César et tout l’État.

    AGRIPPINE

    Le voici. Vous verrez si c’est moi qui l’inspire.

    SCÈNE VI

    Agrippine, Néron, Burrhus, Narcisse.

    NÉRON, voyant Agrippine.

    Dieux !

    AGRIPPINE

    Arrêtez, Néron. J’ai deux mots à vous dire.

    Britannicus est mort, je reconnais les coups.

    Je connais l’assassin.

    NÉRON

    Et qui, Madame ?

    AGRIPPINE

    Vous.

    NÉRON

    Moi ! Voilà les soupçons dont vous êtes capable.

    Il n’est point de malheurs dont je ne sois coupable.

    Et si l’on veut, Madame, écouter vos discours,

    Ma main de Claude même aura tranché les jours.

    Son fils vous était cher, sa mort peut vous confondre.

    Mais des coups du destin je ne puis pas répondre.

    AGRIPPINE

    Non non, Britannicus est mort empoisonné.

    Narcisse a fait le coup, vous l’avez ordonné.

    NÉRON

    Madame, mais qui peut vous tenir ce langage ?

    NARCISSE

    Hé Seigneur ! Ce soupçon vous fait-il tant d’outrage ?

    Britannicus, Madame, eut des desseins secrets

    Qui vous auraient coûté de plus justes regrets.

    Il aspirait plus loin qu’à l’hymen de Junie.

    De vos propres bontés il vous aurait punie.

    Il vous trompait vous-même et son coeur offensé,

    Prétendait tôt ou tard rappeler le passé.

    Soit donc que malgré vous le sort vous ait servie;

    Soit qu’instruit des complots qui menaçaient sa vie,

    Sur ma fidélité César s’en soit remis,

    Laissez les pleurs, Madame, à vos seuls ennemis.

    Qu’ils mettent ce malheur au rang des plus sinistres.

    Mais vous…

    AGRIPPINE

    Poursuis, Néron, avec de tels ministres.

    Par des faits glorieux tu te vas signaler.

    Poursuis. Tu n’as pas fait ce pas pour reculer.

    Ta main a commencé par le sang de ton frère.

    Je prévois que tes coups viendront jusqu’à ta mère.

    Dans le fond de ton coeur, je sais que tu me hais.

    Tu voudras t’affranchir du joug de mes bienfaits.

    Mais je veux que ma mort te soit même inutile :

    Ne crois pas qu’en mourant je te laisse tranquille.

    Rome, ce ciel, ce jour, que tu reçus de moi,

    Partout, à tout moment, m’offriront devant toi.

    Tes remords te suivront comme autant de furies.

    Tu croiras les calmer par d’autres barbaries.

    Ta fureur s’irritant soi-même dans son cours

    D’un sang toujours nouveau marquera tous tes jours.

    Mais j’espère qu’enfin le ciel las de tes crimes

    Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes,

    Qu’après t’être couvert de leur sang et du mien,

    Tu te verras forcé de répandre le tien ;

    Et ton nom paraîtra dans la race future

    Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.

    Voilà ce que mon coeur se présage de toi.

    Adieu, tu peux sortir.

    NÉRON

    Narcisse, suivez-moi.

    SCÈNE VII

    Agrippine, Burrhus.

    AGRIPPINE

    Ah ciel ! De mes soupçons quelle était l’injustice.

    Je condamnais Burrhus, pour écouter Narcisse !

    Burrhus avez-vous vu quels regards furieux

    Néron en me quittant m’a laissés pour adieux ?

    C’en est fait. Le cruel n’a plus rien qui l’arrête :

    Le coup qu’on m’a prédit va tomber sur ma tête.

    Il vous accablera vous-même à votre tour.

    BURRHUS

    Ah Madame ! Pour moi j’ai vécu trop d’un jour,

    Plût au ciel, que sa main heureusement cruelle

    Eût fait sur moi l’essai de sa fureur nouvelle !

    Qu’il ne m’eût pas donné par ce triste attentat

    Un gage trop certain des malheurs de l’État !

    Son crime seul n’est pas ce qui me désespère ;

    Sa jalousie a pu l’armer contre son frère.

    Mais s’il vous faut, Madame, expliquer ma douleur,

    Néron l’a vu mourir sans changer de couleur.

    Ses yeux indifférents ont déjà la constance

    D’un tyran dans le crime endurci dès l’enfance.

    Qu’il achève, Madame ; et qu’il fasse périr

    Un ministre importun qui ne le peut souffrir.

    Hélas ! Loin de vouloir éviter sa colère.

    La plus soudaine mort me sera la plus chère.

    SCÈNE DERNIÈRE

    Agrippine, Burrhus, Albine.

    ALBINE

    Ah Madame ! Ah Seigneur ! Courez vers l’empereur.

    Venez sauver César de sa propre fureur.

    Il se voit pour jamais séparé de Junie.

    AGRIPPINE

    Quoi Junie elle-même a terminé sa vie ?

    ALBINE

    Pour accabler César d’un éternel ennui,

    Madame, sans mourir elle est morte pour lui.

    Vous savez de ces lieux comme elle s’est ravie.

    Elle a feint de passer chez la triste Octavie.

    Mais bientôt elle a pris des chemins écartés.

    Où mes yeux ont suivi ses pas précipités.

    Des portes du palais elle sort éperdue.

    D’abord elle a d’Auguste aperçu la statue ;

    Et mouillant de ses pleurs le marbre de ses pieds

    Que de ses bras pressants elle tenait liés :

    « Prince, par ces genoux, dit-elle, que j’embrasse :

    Protège en ce moment le reste de ta race.

    Rome dans ton palais vient de voir immoler

    Le seul de tes neveux, qui te pût ressembler,

    On veut après sa mort que je lui sois parjure.

    Mais pour lui conserver une foi toujours pure,

    Prince, je me dévoue à ces dieux immortels,

    Dont ta vertu t’a fait partager les autels. »

    Le peuple cependant que ce spectacle étonne,

    Vole de toutes parts, se presse, l’environne,

    S’attendrit à ses pleurs, et plaignant son ennui

    D’une commune voix la prend sous son appui.

    Ils la mènent au temple, où depuis tant d’années

    Au culte des autels nos vierges destinées

    Gardent fidèlement le dépôt précieux

    Du feu toujours ardent qui brûle pour nos dieux.

    César les voit partir sans oser les distraire.

    Narcisse plus hardi s’empresse pour lui plaire.

    Il vole vers Junie, et sans s’épouvanter,

    D’une profane main commence à l’arrêter.

    De mille coups mortels son audace est punie.

    Son infidèle sang rejaillit sur Junie.

    César de tant d’objets en même temps frappé

    Le laisse entre les mains qui l’ont enveloppé.

    Il rentre. Chacun fuit son silence farouche.

    Le seul nom de Junie échappe de sa bouche.

    Il marche sans dessein, ses yeux mal assurés

    N’osent lever au ciel leurs regards égarés.

    Et l’on craint, si la nuit jointe à la solitude

    Vient de son désespoir aigrir l’inquiétude,

    Si vous l’abandonnez plus longtemps sans secours,

    Que sa douleur bientôt n’attente sur ses jours.

    Le temps presse. Courez. Il ne faut qu’un caprice.

    Il se perdrait, Madame.

    AGRIPPINE

    Il se ferait justice.

    Mais Burrhus, allons voir jusqu’où vont ses transports.

    Voyons quel changement produiront ses remords,

    S’il voudra désormais suivre d’autres maximes.

    BURRHUS

    Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes !

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  • Jean Racine : Les plaideurs

    DANDIN, juge.

    LÉANDRE, fils de Dandin.

    CHICANNEAU, bourgeois.

    ISABELLE, fille de Chicanneau.

    LA COMTESSE

    PETIT JEAN, portier.

    L’INTIMÉ, secrétaire.

    LE SOUFFLEUR

    La scène est dans une ville de Basse-Normandie.

    Le texte est celui de l’édition 1697.

    ACTE I

    SCÈNE PREMIÈRE

    PETIT JEAN, traînant un gros sac de procès.

    Ma foi, sur l’avenir, bien fou qui se fiera.

    Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.

    Un juge, l’an passé, me prit à son service,

    Il m’avait fait venir d’Amiens pour être Suisse.

    Tous ces Normands voulaient se divertir de nous,

    On apprend à hurler, dit l’autre, avec les loups.

    Tout Picard que j’étais, j’étais un bon apôtre,

    Et je faisais claquer mon fouet tout comme un autre.

    Tous les plus gros monsieurs me parlaient chapeau bas.

    Monsieur de Petit Jean, ah ! gros comme le bras.

    Mais sans argent, l’honneur n’est qu’une maladie ;

    Ma foi j’étais un franc portier de comédie,

    On avait beau heurter et m’ôter son chapeau,

    On n’entrait point chez nous sans graisser le marteau.

    Point d’argent, point de suisse, et ma porte était close.

    Il est vrai qu’à Monsieur j’en rendais quelque chose.

    Nous comptions quelquefois. On me donnait le soin

    De fournir la maison de chandelle et de foin,

    Mais je n’y perdais rien. Enfin vaille que vaille,

    J’aurais sur le marché fort bien fourni la paille.

    C’est dommage. Il avait le coeur trop au métier,

    Tous les jours le premier aux plaids, et le dernier,

    Et bien souvent tout seul, si l’on l’eût voulu croire,

    Il y serait couché sans manger et sans boire.

    Je lui disais parfois : « Monsieur Perrin Dandin,

    Tout franc, vous vous levez tous les jours trop matin.

    Qui veut voyager loin, ménage sa monture ;

    Buvez, mangez, dormez, et faisons feu qui dure. »

    Il n’en a tenu compte. Il a si bien veillé,

    Et si bien fait, qu’on dit que son timbre est brouillé.

    Il nous veut tous juger les uns après les autres.

    Il marmotte toujours certaines patenôtres

    Où je ne comprends rien. Il veut bon gré, mal gré,

    Ne se coucher qu’en robe, et qu’en bonnet carré.

    Il fit couper la tête à son coq de colère,

    Pour l’avoir éveillé plus tard qu’à l’ordinaire :

    Il disait qu’un plaideur, dont l’affaire allait mal,

    Avait graissé la patte à ce pauvre animal.

    Depuis ce bel arrêt, le pauvre homme a beau faire,

    Son fils ne souffre plus qu’on lui parle d’affaire.

    Il nous le fait garder, jour et nuit, et de près.

    Autrement serviteur, et mon homme est aux plaids.

    Pour s’échapper de nous, Dieu sait s’il est allègre.

    Pour moi, je ne dors plus. Aussi je deviens maigre,

    C’est pitié. Je m’étends, et ne fais que bâiller.

    Mais veille qui voudra, voici mon oreiller,

    Ma foi, pour cette nuit, il faut que je m’en donne,

    Pour dormir dans la rue on n’offense personne.

    Dormons.

    SCÈNE II

    L’Intimé, Petit-Jean.

    L’INTIMÉ

    Hé, Petit Jean, Petit Jean.

    PETIT JEAN

    L’Intimé.

    Il a déjà bien peur de me voir enrhumé.

    L’INTIMÉ

    Que diable ! Si matin que fais-tu dans la rue ?

    PETIT JEAN

    Est-ce qu’il faut toujours faire le pied de grue,

    Garder toujours un homme, et l’entendre crier ?

    Quelle gueule ! Pour moi, je crois qu’il est sorcier.

    L’INTIMÉ

    Bon.

    PETIT JEAN

    Je lui disais donc en me grattant la tête,

    Que je voulais dormir. « Présente ta requête

    Comme tu veux dormir », m’a-t-il dit gravement.

    Je dors en te contant la chose seulement.

    Bonsoir.

    L’INTIMÉ

    Comment bonsoir ? Que le diable m’emporte

    Si… Mais j’entends du bruit au dessus de la porte.

    SCÈNE III

    Dandin, L’intimé, Petit-Jean.

    DANDIN, à la fenêtre.

    Petit Jean. L’Intimé.

    L’INTIMÉ, à Petit Jean.

    Paix.

    DANDIN

    Je suis seul ici.

    Voilà mes guichetiers en défaut, Dieu merci.

    Si je leur donne temps, ils pourront comparaître.

    Çà, pour nous élargir, sautons par la fenêtre.

    Hors de cour.

    L’INTIMÉ

    Comme il saute.

    PETIT JEAN

    Ho ! Monsieur, je vous tiens.

    DANDIN

    Au voleur, au voleur.

    PETIT JEAN

    Ho ! Nous vous tenons bien.

    L’INTIMÉ

    Vous avez beau crier.

    DANDIN

    Main-forte ! L’on me tue !

    SCÈNE IV

    Léandre, Dandin, L’Intimé, Petit-Jean.

    LÉANDRE

    Vite, un flambeau. J’entends mon père dans la rue.

    Mon père, si matin qui vous fait déloger ?

    Où courez-vous, la nuit ?

    DANDIN

    Je veux aller juger.

    LÉANDRE

    Et qui juger ? Tout dort.

    PETIT JEAN

    Ma foi, je ne dors guère.

    LÉANDRE

    Que de sacs ! Il en a jusques aux jarretières.

    DANDIN

    Je ne veux de trois mois rentrer dans la maison.

    De sacs et de procès j’ai fait provision.

    LÉANDRE

    Et qui vous nourrira ?

    DANDIN

    Le buvetier, je pense.

    LÉANDRE

    Mais où dormirez-vous, mon père ?

    DANDIN

    À l’audience.

    LÉANDRE

    Non, mon père, il vaut mieux que vous ne sortiez pas.

    Dormez chez vous. Chez vous faites tous vos repas.

    Souffrez que la raison enfin vous persuade ;

    Et pour votre santé…

    DANDIN

    Je veux être malade.

    LÉANDRE

    Vous ne l’êtes que trop. Donnez-vous du repos ;

    Vous n’avez tantôt plus que la peau sur les os.

    DANDIN

    Du repos ? Ah, sur toi tu veux régler ton père.

    Crois-tu qu’un juge n’ait qu’à faire bonne chère,

    Qu’à battre le pavé comme un tas de galants,

    Courir le bal la nuit, et le jour les brelans !

    L’argent ne nous vient pas si vite que l’on pense.

    Chacun de tes rubans me coûte une sentence.

    Ma robe vous fait honte. Un fils de juge ! Ah, fi.

    Tu fais le gentilhomme. Hé, Dandin, mon ami,

    Regarde dans ma chambre, et dans ma garde-robe,

    Les portraits des Dandins. Tous ont porté la robe,

    Et c’est le bon parti. Compare prix pour prix

    Les étrennes d’un juge, à celles d’un marquis ;

    Attends que nous soyons à la fin de décembre.

    Qu’est-ce qu’un gentilhomme ? Un pilier d’antichambre.

    Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés,

    À souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,

    La manteau sur le nez, ou la main dans la poche,

    Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche.

    Voilà comme on les traite. Hé, mon pauvre garçon,

    De ta défunte mère est-ce là la leçon ?

    La pauvre Babonnette ! Hélas, lorsque j’y pense,

    Elle ne manquait pas une seule audience,

    Jamais au grand jamais elle ne me quitta,

    Et Dieu sait bien souvent ce qu’elle en rapporta :

    Elle eût du buvetier emporté les serviettes,

    Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes.

    Et voilà comme on fait les bonnes maisons. Va.

    Tu ne seras qu’un sot.

    LÉANDRE

    Vous vous morfondez là,

    Mon père. Petit Jean, ramenez votre maître,

    Couchez-le dans son lit, fermez porte, fenêtre,

    Qu’on barricade tout, afin qu’il ait plus chaud.

    PETIT JEAN

    Faites donc mettre au moins des garde-fous là-haut.

    DANDIN

    Quoi ! L’on me mènera coucher sans autre forme ?

    Obtenez un arrêt comme il faut que je dorme.

    LÉANDRE

    Hé, par provision, mon père, couchez-vous.

    DANDIN

    J’irai, mais je m’en vais vous faire enrager tous.

    Je ne dormirai point.

    LÉANDRE

    Hé bien, à la bonne heure.

    Qu’on ne le quitte pas. Toi, l’Intimé, demeure.

    SCÈNE V

    Léandre, L’Intimé.

    LÉANDRE

    Je veux t’entretenir un moment sans témoin.

    L’INTIMÉ

    Quoi ! vous faut-il garder ?

    LÉANDRE

    J’en aurais bon besoin.

    J’ai ma folie, hélas ! aussi bien que mon père.

    L’INTIMÉ

    Ho ! vous voulez juger ?

    LÉANDRE

    Laissons là le mystère.

    Tu connais ce logis.

    L’INTIMÉ

    Je vous entends enfin ;

    Diantre, l’amour vous tient au coeur de bon matin.

    Vous me voulez parler sans doute, d’Isabelle.

    Je vous l’ai dit cent fois, elle est sage, elle est belle ;

    Mais vous devez songer que h

    De son bien en procès consume le plus beau.

    Qui ne plaide-t-il point ? Je crois qu’à l’audience

    Il fera, s’il ne meurt, venir toute la France.

    Tout auprès de son juge il s’est venu loger.

    L’un veut plaider toujours, l’autre toujours juger ;

    Et c’est un grand hasard s’il conclut votre affaire,

    Sans plaider le curé, le gendre, et le notaire.

    LÉANDRE

    Je le sais comme toi. Mais malgré tout cela,

    Je meurs pour Isabelle.

    L’INTIMÉ

    Hé bien, épousez-la.

    Vous n’avez qu’à parler, c’est une affaire prête.

    LÉANDRE

    Hé, cela ne va pas si vite que ta tête.

    Son père est un sauvage à qui je ferais peur.

    À moins que d’être huissier, sergent, ou procureur,

    On ne voit point sa fille. Et la pauvre Isabelle,

    Invisible et dolente, est en prison chez elle.

    Elle voit dissiper sa jeunesse en regrets,

    Mon amour en fumée, et son bien en procès.

    Il la ruinera, si l’on le laisse faire.

    Ne connaîtrais-tu point quelque honnête faussaire,

    Qui servît ses amis, en le payant, s’entend,

    Quelque sergent zélé ?

    L’INTIMÉ

    Bon, l’on en trouve tant.

    LÉANDRE

    Mais encor.

    L’INTIMÉ

    Ah, Monsieur, si feu mon pauvre père

    Était encor vivant, c’était bien votre affaire.

    Il gagnait en un jour plus qu’un autre en six mois,

    Ses rides sur son front gravaient tous ses exploits.

    Il vous eût arrêté le carrosse d’un prince.

    Il vous l’eût pris lui-même ; et si dans la province

    Il se donnait en tout vingt coups de nerf de boeuf,

    Mon père pour sa part en emboursait dix-neuf.

    Mais de quoi s’agit-il ? Suis-je pas fils de maître ?

    Je vous servirai.

    LÉANDRE

    Toi ?

    L’INTIMÉ

    Mieux qu’un sergent peut-être.

    LÉANDRE

    Tu porterais au père un faux exploit ?

    L’INTIMÉ

    Hon, hon ?

    LÉANDRE

    Tu rendrais à la fille un billet ?

    L’INTIMÉ

    Pourquoi non ?

    Je suis des deux métiers.

    LÉANDRE

    Viens, je l’entends qui crie,

    Allons à ce dessein rêver ailleurs.

    SCÈNE VI

    Chicanneau, Petit-Jean.

    CHICANNEAU, allant et revenant.

    La Brie !

    Qu’on garde la maison, je reviendrai bientôt.

    Qu’on ne laisse monter aucune âme là-haut,

    Fais porter cette lettre à la poste du Maine.

    Prends-moi dans mon clapier trois lapins de garenne,

    Et chez mon procureur porte-les ce matin.

    Si son clerc vient céans, fais lui goûter mon vin.

    Ah ! donne-lui ce sac qui pend à ma fenêtre.

    Est-ce tout ? Il viendra me demander peut-être,

    Un grand homme sec, là, qui me sert de témoin,

    Et qui jure pour moi lorsque j’en ai besoin.

    Qu’il m’attende. Je crains que mon juge ne sorte.

    Quatre heures vont sonner. Mais frappons à sa porte.

    PETIT JEAN, entr’ouvrant la porte.

    Qui va là ?

    CHICANNEAU

    Peut-on voir Monsieur ?

    PETIT JEAN, refermant la porte.

    Non.

    CHICANNEAU

    Pourrait-on

    Dire un mot à Monsieur son secrétaire ?

    PETIT JEAN

    Non.

    CHICANNEAU

    Et Monsieur son portier ?

    PETIT JEAN

    C’est moi-même.

    CHICANNEAU

    De grâce,

    Buvez à ma santé, Monsieur.

    PETIT JEAN

    Grand bien vous fasse.

    Mais revenez demain.

    CHICANNEAU

    Hé ! rendez donc l’argent.

    Le monde est devenu, sans mentir, bien méchant :

    J’ai vu que les procès ne donnaient point de peine,

    Six écus en gagnaient une demi-douzaine.

    Mais aujourd’hui, je crois que tout mon bien entier

    Ne me suffirait pas pour gagner un portier.

    Mais j’aperçois venir madame la comtesse

    De Pimbesche. Elle vient pour affaire qui presse.

    SCÈNE VII

    Chicanneau, La Comtesse.

    CHICANNEAU

    Madame, on n’entre plus.

    LA COMTESSE

    Hé bien ! l’ai-je pas dit ?

    Sans mentir, mes valets me font perdre l’esprit.

    Pour les faire lever, c’est en vain que je gronde,

    Il faut que tous les jours j’éveille tout mon monde.

    CHICANNEAU

    Il faut absolument qu’il se fasse celer.

    LA COMTESSE

    Pour moi, depuis deux jours je ne lui puis parler.

    CHICANNEAU

    Ma partie est puissante, et j’ai lieu de tout craindre.

    LA COMTESSE

    Après ce qu’on m’a fait, il ne faut plus se plaindre.

    CHICANNEAU

    Si, pourtant j’ai bon droit.

    LA COMTESSE

    Ah, Monsieur, quel arrêt !

    CHICANNEAU

    Je m’en rapporte à vous. Écoutez, s’il vous plaît.

    LA COMTESSE

    Il faut que vous sachiez, Monsieur, la perfidie…

    CHICANNEAU

    Ce n’est rien dans le fond.

    LA COMTESSE

    Monsieur, que je vous die…

    CHICANNEAU

    Voici le fait. Depuis quinze ou vingt ans en çà,

    Au travers d’un mien pré, certain ânon passa,

    S’y vautra, non sans faire un notable dommage

    Dont je formai ma plainte au juge du village.

    Je fais saisir l’ânon. Un expert est nommé.

    À deux bottes de foin le dégât estimé ;

    Enfin au bout d’un an sentence par laquelle

    Nous sommes renvoyés hors de cour. J’en appelle.

    Pendant qu’à l’audience on poursuit un arrêt,

    Remarquez bien ceci, Madame, s’il vous plaît,

    Notre ami Drolichon, qui n’est pas une bête,

    Obtient pour quelque argent, un arrêt sur requête,

    Et je gagne ma cause. À cela que fait-on ?

    Mon chicaneur s’oppose à l’exécution.

    Autre incident. Tandis qu’au procès on travaille,

    Ma partie en mon pré laisse aller sa volaille.

    Ordonné qu’il sera fait rapport à la cour

    Du foin que peut manger une poule en un jour.

    Le tout joint au procès enfin, et toute chose

    Demeurant en état, on appointe la cause.

    Le cinquième ou sixième avril cinquante-six,

    J’écris sur nouveaux frais. Je produis, je fournis

    De dits, de contredits, enquêtes, compulsoires,

    Rapports d’experts, transports, trois interlocutoires,

    Griefs et faits nouveaux, baux, et procès verbaux.

    J’obtiens lettres royaux, et je m’inscris en faux.

    Quatorze appointements, trente exploits, six instances,

    Six-vingt productions, vingt arrêts de défenses,

    Arrêt enfin. Je perds ma cause avec dépens,

    Estimés environ cinq à six mille francs.

    Est-ce là faire droit ? Est-ce là comme on juge ?

    Après quinze ou vingt ans ? Il me reste un refuge,

    La requête civile est ouverte pour moi,

    Je ne suis pas rendu. Mais vous, comme je vois,

    Vous plaidez ?

    LA COMTESSE

    Plût à Dieu.

    CHICANNEAU

    J’y brûlerai mes livres.

    LA COMTESSE

    Je…

    CHICANNEAU

    Deux bottes de foin cinq à six mille livres !

    LA COMTESSE

    Monsieur, tous mes procès allaient être finis.

    Il ne m’en restait plus que quatre ou cinq petits.

    L’un contre mon mari, l’autre contre mon père,

    Et contre mes enfants. Ah, Monsieur, la misère !

    Je ne sais quel biais ils ont imaginé,

    Ni tout ce qu’ils ont fait. Mais on leur a donné

    Un arrêt, par lequel moi vêtue et nourrie,

    On me défend, Monsieur, de plaider de ma vie.

    CHICANNEAU

    De plaider !

    LA COMTESSE

    De plaider.

    CHICANNEAU

    Certes, le trait est noir,

    J’en suis surpris.

    LA COMTESSE

    Monsieur, j’en suis au désespoir.

    CHICANNEAU

    Comment ! Lier les mains aux gens de votre sorte ?

    Mais cette pension, Madame, est-elle forte ?

    LA COMTESSE

    Je n’en vivrais, Monsieur, que trop honnêtement.

    Mais vivre sans plaider, est-ce contentement ?

    CHICANNEAU

    Des chicaneurs viendront nous manger jusqu’à l’âme,

    Et nous ne dirons mot ? Mais s’il vous plaît, Madame,

    Depuis quand plaidez-vous ?

    LA COMTESSE

    Il ne m’en souvient pas,

    Depuis trente ans, au plus.

    CHICANNEAU

    Ce n’est pas trop.

    LA COMTESSE

    Hélas !

    CHICANNEAU

    Et quel âge avez-vous ? Vous avez bon visage.

    LA COMTESSE

    Hé, quelque soixante ans.

    CHICANNEAU

    Comment ! c’est le bel âge

    Pour plaider.

    LA COMTESSE

    Laissez faire, ils ne sont pas au bout.

    J’y vendrai ma chemise, et je veux rien, ou tout.

    CHICANNEAU

    Madame, écoutez-moi. Voici ce qu’il faut faire.

    LA COMTESSE

    Oui Monsieur, je vous crois comme mon propre père.

    CHICANNEAU

    J’irais trouver mon juge.

    LA COMTESSE

    Oh, oui, Monsieur, j’irai.

    CHICANNEAU

    Me jeter à ses pieds.

    LA COMTESSE

    Oui, je m’y jetterai.

    Je l’ai bien résolu.

    CHICANNEAU

    Mais daignez donc m’entendre.

    LA COMTESSE

    Oui, vous prenez la chose ainsi qu’il la faut prendre.

    CHICANNEAU

    Avez-vous dit, Madame ?

    LA COMTESSE

    Oui.

    CHICANNEAU

    J’irais sans façon

    Trouver mon juge.

    LA COMTESSE

    Hélas, que ce Monsieur est bon !

    CHICANNEAU

    Si vous parlez toujours, il faut que je me taise.

    LA COMTESSE

    Ah que vous m’obligez ! je ne me sens pas d’aise.

    CHICANNEAU

    J’irais trouver mon juge, et lui dirais…

    LA COMTESSE

    Oui.

    CHICANNEAU

    Vois.

    Et lui dirais ; Monsieur…

    LA COMTESSE

    Oui, Monsieur.

    CHICANNEAU

    Liez-moi…

    LA COMTESSE

    Monsieur, je ne veux point être liée.

    CHICANNEAU

    À l’autre !

    LA COMTESSE

    Je ne la serai point.

    CHICANNEAU

    Quelle humeur est la vôtre !

    LA COMTESSE

    Non.

    CHICANNEAU

    Vous ne savez pas, Madame, où je viendrai.

    LA COMTESSE

    Je plaiderai, Monsieur, ou bien je ne pourrai.

    CHICANNEAU

    Mais…

    LA COMTESSE

    Mais je ne veux point, Monsieur que l’on me lie.

    CHICANNEAU

    Enfin quand une femme en tête a sa folie…

    LA COMTESSE

    Fou, vous-même.

    CHICANNEAU

    Madame !

    LA COMTESSE

    Et pourquoi me lier ?

    CHICANNEAU

    Madame…

    LA COMTESSE

    Voyez-vous ? il se rend familier.

    CHICANNEAU

    Mais, Madame…

    LA COMTESSE

    Un crasseux qui n’a que sa chicane,

    Veut donner des avis.

    CHICANNEAU

    Madame !

    LA COMTESSE

    Avec son âne !

    CHICANNEAU

    Vous me poussez.

    LA COMTESSE

    Bonhomme, allez garder vos foins.

    CHICANNEAU

    Vous m’excédez.

    LA COMTESSE

    Le sot !

    CHICANNEAU

    Que n’ai-je des témoins !

    SCÈNE VIII

    Petit-Jean, La Comtesse, Chicanneau.

    PETIT JEAN

    Voyez le beau sabbat qu’ils font à notre porte.

    Messieurs, allez plus loin tempêter de la sorte.

    CHICANNEAU

    Monsieur, soyez témoin…

    LA COMTESSE

    Que monsieur est un sot.

    CHICANNEAU

    Monsieur, vous l’entendez, retenez bien ce mot.

    PETIT JEAN

    Ah, vous ne deviez pas lâcher cette parole.

    LA COMTESSE

    Vraiment c’est bien à lui de me traiter de folle.

    PETIT JEAN

    Folle ! Vous avez tort. Pourquoi l’injurier ?

    CHICANNEAU

    On la conseille.

    PETIT JEAN

    Oh !

    LA COMTESSE

    Oui, de me faire lier.

    PETIT JEAN

    Oh, Monsieur !

    CHICANNEAU

    Jusqu’au bout que ne m’écoute-t-elle ?

    PETIT JEAN

    Oh, Madame !

    LA COMTESSE

    Qui moi souffrir qu’on me querelle ?

    CHICANNEAU

    Une crieuse !

    PETIT JEAN

    Hé paix !

    LA COMTESSE

    Un chicaneur !

    PETIT JEAN

    Holà !

    CHICANNEAU

    Qui n’ose plus plaider !

    LA COMTESSE

    Que t’importe cela ?

    Qu’est-ce qui t’en revient, faussaire abominable,

    Brouillon, voleur !

    CHICANNEAU

    Et bon, et bon, de par le diable !

    Un sergent ! un sergent !

    LA COMTESSE

    Un huissier ! un huissier !

    PETIT JEAN

    Ma foi, juge et plaideurs, il faudrait tout lier.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Léandre, L’Intimé.

    L’INTIMÉ

    Monsieur encore un coup, je ne puis pas tout faire,

    Puisque je fais l’huissier, faites le commissaire :

    En robe sur mes pas il ne faut que venir,

    Vous aurez tout moyen de vous entretenir.

    Changez en cheveux noirs votre perruque blonde.

    Ces plaideurs songent-ils que vous soyez au monde ?

    Hé ! Lorsqu’à votre père ils vont faire leur cour,

    À peine seulement savez-vous s’il est jour.

    Mais n’admirez-vous pas cette bonne comtesse

    Qu’avec tant de bonheur la fortune m’adresse,

    Qui dès qu’elle me voit donnant dans le panneau,

    Me charge d’un exploit pour Monsieur Chicanneau,

    Et le fait assigner pour certaine parole,

    Disant qu’il la voudrait faire passer pour folle,

    Je dis folle à lier, et pour d’autres excès

    Et blasphèmes, toujours l’ornement des procès ?

    Mais vous ne dites rien de tout mon équipage ?

    Ai-je bien d’un sergent le port et le visage ?

    LÉANDRE

    Ah ! fort bien.

    L’INTIMÉ

    Je ne sais. Mais je me sens enfin

    L’âme et le dos six fois plus durs que ce matin.

    Quoi qu’il en soit, voici l’exploit, et votre lettre.

    Isabelle l’aura, j’ose vous le promettre.

    Mais pour faire signer le contrat que voici,

    Il faut que sur mes pas vous vous rendiez ici.

    Vous feindrez d’informer sur toute cette affaire,

    Et vous ferez l’amour en présence du père.

    LÉANDRE

    Mais ne va pas donner l’exploit pour le billet.

    L’INTIMÉ

    Le père aura l’exploit, la fille le poulet.

    Rentrez.

    SCÈNE II

    L’Intimé, Isabelle.

    ISABELLE

    Qui frappe ?

    L’INTIMÉ

    Ami. C’est la voix d’Isabelle.

    ISABELLE

    Demandez-vous quelqu’un, Monsieur ?

    L’INTIMÉ

    Mademoiselle,

    C’est un petit exploit, que j’ose vous prier

    De m’accorder l’honneur de vous signifier.

    ISABELLE

    Monsieur, excusez-moi, je n’y puis rien comprendre.

    Mon père va venir, qui pourra vous entendre.

    L’INTIMÉ

    Il n’est donc pas ici, Mademoiselle ?

    ISABELLE

    Non.

    L’INTIMÉ

    L’exploit, Mademoiselle, est mis sous votre nom.

    ISABELLE

    Monsieur, vous me prenez pour une autre sans doute :

    Sans avoir de procès, je sais ce qu’il en coûte ;

    Et si l’on n’aimait pas à plaider plus que moi,

    Vos pareils pourraient bien chercher un autre emploi.

    Adieu.

    L’INTIMÉ

    Mais permettez…

    ISABELLE

    Je ne veux rien permettre.

    L’INTIMÉ

    Ce n’est pas un exploit.

    ISABELLE

    Chanson.

    L’INTIMÉ

    C’est une lettre.

    ISABELLE

    Encor moins.

    L’INTIMÉ

    Mais lisez.

    ISABELLE

    Vous ne m’y tenez pas.

    L’INTIMÉ

    C’est de Monsieur…

    ISABELLE

    Adieu.

    L’INTIMÉ

    Léandre.

    ISABELLE

    Parlez bas.

    C’est de Monsieur… ?

    L’INTIMÉ

    Que diable, on a bien de la peine

    À se faire écouter, je suis tout hors d’haleine.

    ISABELLE

    Ah, l’Intimé ! Pardonne à mes sens étonnés.

    Donne.

    L’INTIMÉ

    Vous me deviez fermer la porte au nez.

    ISABELLE

    Et qui t’aurait connu déguisé de la sorte ?

    Mais donne.

    L’INTIMÉ

    Aux gens de bien ouvre-t-on votre porte ?

    ISABELLE

    Hé, donne donc !

    L’INTIMÉ

    La peste…

    ISABELLE

    Oh, ne donnez donc pas.

    Avec votre billet, retournez sur vos pas.

    L’INTIMÉ

    Tenez. Une autre fois ne soyez pas si prompte.

    SCÈNE III

    Chicanneau, Isabelle, L’Intimé.

    CHICANNEAU

    Oui ? Je suis donc un sot, un voleur, à son compte ?

    Un sergent s’est chargé de la remercier,

    Et je lui vais servir un plat de mon métier.

    Je serais bien fâché que ce fût à refaire,

    Ni qu’elle m’envoyât assigner la première.

    Mais un homme ici parle à ma fille. Comment ?

    Elle lit un billet ? Ah, c’est de quelque amant !

    Approchons.

    ISABELLE

    Tout de bon, ton maître est-il sincère ?

    Le croirai-je ?

    L’INTIMÉ

    Il ne dort non plus que votre père,

    Il se tourmente. Il vous…

    Apercevant Chicanneau.

    fera voir aujourd’hui

    Que l’on ne gagne rien à plaider contre lui.

    ISABELLE

    C’est mon père. Vraiment, vous leur pouvez apprendre,

    Que si l’on nous poursuit, nous saurons nous défendre.

    Tenez, voilà le cas qu’on fait de votre exploit.

    CHICANNEAU

    Comment ! c’est un exploit que ma fille lisait ?

    Ah ! Tu seras un jour l’honneur de ta famille.

    Tu défendras ton bien. Viens, mon sang, viens, ma fille.

    Va, je t’achèterai « Le Praticien Français ».

    Mais, diantre, il ne faut pas déchirer les exploits.

    ISABELLE

    Au moins dites-leur bien que je ne les crains guère,

    Ils me feront plaisir, je les mets à pis faire.

    CHICANNEAU

    Hé ! Ne te fâche point.

    ISABELLE

    Adieu, Monsieur.

    SCÈNE IV

    Chicanneau, L’Intimé.

    L’INTIMÉ

    Or ça,

    Verbalisons.

    CHICANNEAU

    Monsieur, de grâce, excusez-la.

    Elle n’est pas instruite. Et puis, si bon vous semble,

    En voici les morceaux que je vais mettre ensemble.

    L’INTIMÉ

    Non.

    CHICANNEAU

    Je le lirai bien.

    L’INTIMÉ

    Je ne suis pas méchant,

    J’en ai sur moi copie.

    CHICANNEAU

    Ah ! le trait est touchant.

    Mais je ne sais pourquoi, plus je vous envisage,

    Et moins je me remets, Monsieur, votre visage.

    Je connais force huissiers.

    L’INTIMÉ

    Informez-vous de moi,

    Je m’acquitte assez bien de mon petit emploi.

    CHICANNEAU

    Soit. Pour qui venez-vous ?

    L’INTIMÉ

    Pour une brave dame,

    Monsieur, qui vous honore, et de toute son âme

    Voudrait que vous vinssiez à ma sommation

    Lui faire un petit mot de réparation.

    CHICANNEAU

    De réparation ? Je n’ai blessé personne.

    L’INTIMÉ

    Je le crois, vous avez, Monsieur, l’âme trop bonne.

    CHICANNEAU

    Que demandez-vous donc ?

    L’INTIMÉ

    Elle voudrait, Monsieur,

    Que devant des témoins vous lui fissiez l’honneur

    De l’avouer pour sage, et point extravagante.

    CHICANNEAU

    Parbleu, c’est ma comtesse.

    L’INTIMÉ

    Elle est votre servante.

    CHICANNEAU

    Je suis son serviteur.

    L’INTIMÉ

    Vous êtes obligeant,

    Monsieur.

    CHICANNEAU

    Oui, vous pouvez l’assurer qu’un sergent

    Lui doit porter pour moi tout ce qu’elle demande.

    Hé quoi donc ? Les battus, ma foi, paieront l’amende.

    Voyons ce qu’elle chante. Hon… « Sixième janvier.

    Pour avoir faussement dit, qu’il fallait lier,

    Étant à ce porté par esprit de chicane,

    Haute et puissante dame Yolande Cudasne,

    Comtesse de Pimbesche, Orbesche, et caetera.

    Il soit dit, que sur l’heure il se transportera

    Au logis de la dame, et là d’une voix claire,

    Devant quatre témoins assistés d’un notaire, »

    Zeste ! « ledit Hiérome avouera hautement

    Qu’il la tient pour sensée, et de bon jugement.

    Le Bon. » C’est donc le nom de votre Seigneurie ?

    L’INTIMÉ

    Pour vous servir. Il faut payer d’effronterie.

    CHICANNEAU

    Le Bon ? Jamais exploit ne fut signé le Bon.

    Monsieur le Bon.

    L’INTIMÉ

    Monsieur.

    CHICANNEAU

    Vous êtes un fripon.

    L’INTIMÉ

    Monsieur, pardonnez-moi, je suis fort honnête homme.

    CHICANNEAU

    Mais fripon le plus franc qui soit de Caen à Rome.

    L’INTIMÉ

    Monsieur, je ne suis pas pour vous désavouer.

    Vous aurez la bonté de me le bien payer.

    CHICANNEAU

    Moi payer ? En soufflets.

    L’INTIMÉ

    Vous êtes trop honnête.

    Vous me le paierez bien.

    CHICANNEAU

    Oh, tu me romps la tête,

    Tiens, voilà ton paiement

    L’INTIMÉ

    Un soufflet ! Écrivons.

    « Lequel Hiérome après plusieurs rébellions,

    Aurait atteint, frappé moi sergent à la joue,

    Et fait tomber d’un coup mon chapeau dans la boue »

    CHICANNEAU

    Ajoute cela.

    L’INTIMÉ

    Bon, c’est de l’argent comptant,

    J’en avais bien besoin. « Et de ce non content,

    Aurait avec le pied réitéré ». Courage !

    « Outre plus, le susdit serait venu de rage,

    Pour lacérer ledit présent procès-verbal. »

    Allons, mon cher Monsieur, cela ne va pas mal.

    Ne vous relâchez point.

    CHICANNEAU

    Coquin !

    L’INTIMÉ

    Ne vous déplaise,

    Quelques coups de bâton, et je suis à mon aise.

    CHICANNEAU

    Oui-dà. Je verrai bien s’il est sergent.

    L’INTIMÉ, en posture d’écrire.

    Tôt donc,

    Frappez. J’ai quatre enfants à nourrir.

    CHICANNEAU

    Ah, pardon !

    Monsieur, pour un sergent je ne pouvais vous prendre,

    Mais le plus habile homme enfin peut se méprendre.

    Je saurai réparer ce soupçon outrageant.

    Oui, vous êtes sergent, Monsieur, et très sergent.

    Touchez là. Vos pareils sont gens que je révère,

    Et j’ai toujours été nourri par feu mon père,

    Dans le crainte de Dieu, Monsieur, et des sergents.

    L’INTIMÉ

    Non, à si bon marché l’on ne bat point les gens.

    CHICANNEAU

    Monsieur, point de procès !

    L’INTIMÉ

    Serviteur. Contumace,

    Bâton levé, soufflet, coup de pied. Ah !

    CHICANNEAU

    De grâce,

    Rendez-les moi plutôt.

    L’INTIMÉ

    Suffit qu’ils soient reçus,

    Je ne les voudrais pas donner pour mille écus.

    SCÈNE V

    Léandre, Chicanneau, L’Intimé.

    L’INTIMÉ

    Voici fort à propos Monsieur le commissaire.

    Monsieur, votre présence est ici nécessaire.

    Tel que vous me voyez, Monsieur ici présent

    M’a d’un fort grand soufflet fait un petit présent.

    LÉANDRE

    À vous, Monsieur ?

    L’INTIMÉ

    À moi, parlant à ma personne.

    Item, un coup de pied ; plus, les noms qu’il me donne.

    LÉANDRE

    Avez-vous des témoins ?

    L’INTIMÉ

    Monsieur, tâtez plutôt.

    Le soufflet sur ma joue est encore tout chaud.

    LÉANDRE

    Pris en flagrant délit. Affaire criminelle.

    CHICANNEAU

    Foin de moi !

    L’INTIMÉ

    Plus, sa fille, au moins soi-disant telle,

    A mis un mien papier en morceaux, protestant

    Qu’on lui ferait plaisir, et que d’un oeil content,

    Elle nous défiait.

    LÉANDRE

    Faites venir la fille.

    L’esprit de contumace est dans cette famille.

    CHICANNEAU

    Il faut absolument qu’on m’ait ensorcelé.

    Si j’en connais pas un, je veux être étranglé.

    LÉANDRE

    Comment, battre un huissier ! Mais voici la rebelle.

    SCÈNE VI

    Léandre, Isabelle, Chicanneau, L’Intimé.

    L’INTIMÉ, à Isabelle.

    Vous le reconnaissez.

    LÉANDRE

    Hé bien, Mademoiselle,

    C’est donc vous qui tantôt braviez notre officier,

    Et qui si hautement osez nous défier ?

    Votre nom ?

    ISABELLE

    Isabelle.

    LÉANDRE, à l’Intimé.

    Écrivez. Et votre âge ?

    ISABELLE

    Dix-huit ans.

    CHICANNEAU

    Elle en a quelque peu davantage,

    Mais n’importe.

    LÉANDRE

    Êtes-vous en pouvoir de mari ?

    ISABELLE

    Non, Monsieur.

    LÉANDRE

    Vous riez ? Écrivez qu’elle a ri.

    CHICANNEAU

    Monsieur, ne parlons point de maris à des filles,

    Voyez-vous, ce sont là des secrets de familles.

    LÉANDRE

    Mettez qu’il interrompt.

    CHICANNEAU

    Hé ! Je n’y pensais pas.

    Prends bien garde, ma fille, à ce que tu diras.

    LÉANDRE

    Là, ne vous troublez point. Répondez à votre aise.

    On ne veut pas rien faire ici qui vous déplaise.

    N’avez-vous pas reçu de l’huissier que voilà

    Certain papier tantôt ?

    ISABELLE

    Oui, Monsieur.

    CHICANNEAU

    Bon cela.

    LÉANDRE

    Avez-vous déchiré ce papier sans le lire ?

    ISABELLE

    Monsieur, je l’ai lu.

    CHICANNEAU

    Bon.

    LÉANDRE

    Continuez d’écrire.

    Et pourquoi l’avez-vous déchiré ?

    ISABELLE

    J’avais peur

    Que mon père ne prît l’affaire trop à coeur,

    Et qu’il ne s’échauffât le sang à sa lecture.

    CHICANNEAU

    Et tu fuis les procès ? C’est méchanceté pure.

    LÉANDRE

    Vous ne l’avez donc pas déchiré par dépit,

    Ou par mépris de ceux qui vous l’avaient écrit ?

    ISABELLE

    Monsieur, je n’ai pour eux ni mépris, ni colère.

    LÉANDRE

    Écrivez.

    CHICANNEAU

    Je vous dis qu’elle tient de son père,

    Elle répond fort bien.

    LÉANDRE

    Vous montrez cependant

    Pour tous les gens de robe un mépris évident.

    ISABELLE

    Une robe toujours m’avait choqué la vue ;

    Mais cette aversion à présent diminue.

    CHICANNEAU

    La pauvre enfant ! Va, va, je te marierai bien,

    Dès que je le pourrai, s’il ne m’en coûte rien.

    LÉANDRE

    À la justice donc vous voulez satisfaire ?

    ISABELLE

    Monsieur, je ferai tout pour ne vous pas déplaire.

    L’INTIMÉ

    Monsieur, faites signer.

    LÉANDRE

    Dans les occasions

    Soutiendrez-vous aux moins vos dépositions ?

    ISABELLE

    Monsieur, assurez-vous qu’Isabelle est constante.

    LÉANDRE

    Signez. Cela va bien, la justice est contente.

    Ça, ne signez-vous pas, Monsieur ?

    CHICANNEAU

    Oui-dà, gaiement,

    À tout ce qu’elle a dit, je signe aveuglément.

    LÉANDRE, à Isabelle.

    Tout va bien. À mes voeux le succès est conforme :

    Il signe un bon contrat écrit en bonne forme,

    Et sera condamné tantôt sur son écrit.

    CHICANNEAU

    Que lui dit-il ? Il est charmé de son esprit.

    LÉANDRE

    Adieu. Soyez toujours aussi sage que belle,

    Tout ira bien. Huissier, ramenez-la chez elle.

    Et vous, Monsieur, marchez.

    CHICANNEAU

    Où Monsieur ?

    LÉANDRE

    Suivez-moi.

    CHICANNEAU

    Où donc ?

    LÉANDRE

    Vous le saurez. Marchez, de par le roi.

    CHICANNEAU

    Comment ?

    SCÈNE VII

    Petit-Jean, Léandre, Chicanneau.

    PETIT JEAN

    Holà, quelqu’un n’a-t-il point vu mon maître ?

    Quel chemin a-t-il pris, la porte ou la fenêtre ?

    LÉANDRE

    À l’autre !

    PETIT JEAN

    Je ne sais qu’est devenu son fils.

    Et pour le père, il est où le diable l’a mis.

    Il me redemandait sans cesse ses épices,

    Et j’ai tout bonnement couru dans les offices

    Chercher la boîte au poivre. Et lui pendant cela

    Est disparu.

    SCÈNE VIII

    Dandin, Léandre, Chicanneau, L’Intimé, Petit-Jean.

    DANDIN

    Paix, paix, que l’on se taise là.

    LÉANDRE

    Hé grand Dieu !

    PETIT JEAN

    Le voilà, ma foi, dans les gouttières.

    DANDIN

    Quelles gens êtes-vous ? Quelles sont vos affaires ?

    Qui sont ces gens en robe ? Êtes-vous avocats ?

    Çà, parlez.

    PETIT JEAN

    Vous verrez qu’il va juger les chats.

    DANDIN

    Avez-vous eu le soin de voir mon secrétaire ?

    Allez-lui demander si je sais votre affaire.

    LÉANDRE

    Il faut bien que je l’aille arracher de ces lieux.

    Sur votre prisonnier, huissier, ayez les yeux.

    PETIT JEAN

    Ho ! ho ! Monsieur !

    LÉANDRE

    Tais-toi sur les yeux de ta tête ;

    Et suis-moi.

    SCÈNE IX

    Dandin, Chicanneau, La Comtesse, L’Intimé.

    DANDIN

    Dépêchez. Donnez votre requête.

    CHICANNEAU

    Monsieur, sans votre aveu, l’on me fait prisonnier.

    LA COMTESSE

    Hé mon Dieu ! j’aperçois Monsieur dans son grenier.

    Que fait-il là ?

    L’INTIMÉ

    Madame, il y donne audience,

    Le champ vous est ouvert.

    CHICANNEAU

    On me fait violence.

    Monsieur, on m’injurie, et je venais ici

    Me plaindre à vous.

    LA COMTESSE

    Monsieur, je viens me plaindre aussi.

    CHICANNEAU, LA COMTESSE.

    Vous voyez devant vous mon adverse partie.

    L’INTIMÉ

    Parbleu, je me veux mettre aussi de la partie.

    CHICANNEAU, LA COMTESSE et L’INTIMÉ.

    Monsieur je viens ici pour un petit exploit.

    CHICANNEAU

    Hé, Messieurs ! tour à tour, exposons notre droit.

    LA COMTESSE

    Son droit ? Tout ce qu’il dit sont autant d’impostures.

    DANDIN

    Qu’est-ce qu’on vous a fait ?

    CHICANNEAU, L’INTIMÉ et LA COMTESSE .

    On m’a dit des injures.

    L’INTIMÉ, continuant.

    Outre un soufflet, Monsieur, que j’ai reçu plus qu’eux.

    CHICANNEAU

    Monsieur, je suis cousin de l’un de vos neveux.

    LA COMTESSE

    Monsieur, père Cordon vous dira mon affaire.

    L’INTIMÉ

    Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire.

    DANDIN

    Vos qualités ?

    LA COMTESSE

    Je suis comtesse.

    L’INTIMÉ

    Huissier.

    CHICANNEAU

    Bourgeois.

    Messieurs…

    DANDIN

    Parlez toujours, je vous entends tous trois.

    CHICANNEAU

    Monsieur…

    L’INTIMÉ

    Bon, le voilà qui fausse compagnie.

    LA COMTESSE

    Hélas !

    CHICANNEAU

    Hé quoi ! déjà l’audience est finie ?

    Je n’ai pas eu le temps de lui dire deux mots.

    SCÈNE X

    Chicanneau, Léandre sans robe, etc.

    LÉANDRE

    Messieurs voulez-vous bien nous laisser en repos ?

    CHICANNEAU

    Monsieur, peut-on entrer ?

    LÉANDRE

    Non, Monsieur, ou je meure.

    CHICANNEAU

    Hé pourquoi ? J’aurai fait en une petite heure,

    En deux heures, au plus.

    LÉANDRE

    On n’entre point, Monsieur.

    LA COMTESSE

    C’est bien fait, de fermer la porte à ce crieur.

    Mais moi…

    LÉANDRE

    L’on n’entre point, Madame, je vous jure.

    LA COMTESSE

    Ho ! Monsieur, j’entrerai.

    LÉANDRE

    Peut-être.

    LA COMTESSE

    J’en suis sûre.

    LÉANDRE

    Par la fenêtre donc.

    LA COMTESSE

    Par la porte.

    LÉANDRE

    Il faut voir.

    CHICANNEAU

    Quand je devrais ici demeurer jusqu’au soir.

    SCÈNE XI

    Petit-Jean, Léandre, Chicanneau, etc.

    PETIT JEAN, à Léandre.

    On ne l’entendra pas, quelque chose qu’il fasse.

    Parbleu, je l’ai fourré dans notre salle basse,

    Tout auprès de la cave.

    LÉANDRE

    En un mot, comme en cent,

    On ne voit point mon père.

    CHICANNEAU

    Hé bien donc. Si pourtant

    Sur toute cette affaire il faut que je le voie.

    Dandin paraît par le soupirail.

    Mais que vois-je ? Ah, c’est lui que le ciel nous renvoie.

    LÉANDRE

    Quoi par le soupirail ?

    PETIT JEAN

    Il a le diable au corps.

    CHICANNEAU

    Monsieur…

    DANDIN

    L’impertinent, sans lui j’étais dehors.

    CHICANNEAU

    Monsieur…

    DANDIN

    Retirez-vous, vous êtes une bête.

    CHICANNEAU

    Monsieur, voulez-vous bien…

    DANDIN

    Vous me rompez la tête.

    CHICANNEAU

    Monsieur, j’ai commandé…

    DANDIN

    Taisez-vous, vous dit-on.

    CHICANNEAU

    Que l’on portât chez vous…

    DANDIN

    Qu’on le mène en prison.

    CHICANNEAU

    Certain quartaut de vin.

    DANDIN

    Hé ! je n’en ai que faire.

    CHICANNEAU

    C’est de très bon muscat.

    DANDIN

    Redites votre affaire.

    LÉANDRE, à l’Intimé.

    Il faut les entourer ici de tous côtés.

    LA COMTESSE

    Monsieur, il vous va dire autant de faussetés.

    CHICANNEAU

    Monsieur, je vous dis vrai.

    DANDIN

    Mon Dieu, laissez-la dire.

    LA COMTESSE

    Monsieur, écoutez-moi.

    DANDIN

    Souffrez que je respire.

    CHICANNEAU

    Monsieur…

    DANDIN

    Vous m’étranglez.

    LA COMTESSE

    Tournez les yeux vers moi.

    DANDIN

    Elle m’étrangle. Ay ! ay !

    CHICANNEAU

    Vous m’entraînez, ma foi.

    Prenez garde, je tombe.

    PETIT JEAN

    Ils sont sur ma parole,

    L’un et l’autre encavés.

    LÉANDRE

    Vite, que l’on y vole,

    Courez à leur secours. Mais au moins je prétends

    Que Monsieur Chicanneau, puisqu’il est là-dedans,

    N’en sorte d’aujourd’hui. L’Intimé, prends-y garde.

    L’INTIMÉ

    Gardez le soupirail.

    LÉANDRE

    Va vite, je le garde.

    SCÈNE XII

    La Comtesse, Léandre.

    LA COMTESSE

    Misérable ! il s’en va lui prévenir l’esprit.

    Par le soupirail.

    Monsieur, ne croyez rien de tout ce qu’il vous dit.

    Il n’a point de témoins. C’est un menteur.

    LÉANDRE

    Madame,

    Que leur contez-vous là ? Peut-être ils rendent l’âme.

    LA COMTESSE

    Il lui fera, Monsieur, croire ce qu’il voudra.

    Souffrez que j’entre.

    LÉANDRE

    Oh non, personne n’entrera.

    LA COMTESSE

    Je le vois bien, Monsieur, le vin muscat opère

    Aussi bien sur le fils que sur l’esprit du père.

    Patience. Je vais protester comme il faut,

    Contre Monsieur le juge, et contre le quartaut.

    LÉANDRE

    Allez donc, et cessez de nous rompre la tête.

    Que de fous ! Je ne fus jamais à telle fête.

    SCÈNE XIII

    Dandin, L’Intimé, Léandre.

    L’INTIMÉ

    Monsieur, où courez-vous ? C’est vous mettre en danger,

    Et vous boitez tout bas.

    DANDIN

    Je veux aller juger.

    LÉANDRE

    Comment, mon père ! allons, permettez qu’on vous panse.

    Vite, un chirurgien.

    DANDIN

    Qu’il vienne à l’audience.

    LÉANDRE

    Hé, mon père ! arrêtez…

    DANDIN

    Ho ! je vois ce que c’est,

    Tu prétends faire ici de moi ce qui te plaît.

    Tu ne gardes pour moi respect ni complaisance.

    Je ne puis prononcer une seule sentence.

    Achève, prends ce sac, prends vite.

    LÉANDRE

    Hé doucement !

    Mon père. Il faut trouver quelque accommodement.

    Si pour vous, sans juger, la vie est un supplice,

    Si vous êtes pressé de rendre la justice,

    Il ne faut point sortir pour cela de chez vous,

    Exercez le talent, et jugez parmi nous.

    DANDIN

    Ne raillons point ici de la magistrature.

    Vois-tu ? Je ne veux point être un juge en peinture.

    LÉANDRE

    Vous serez, au contraire un juge sans appel,

    Et juge du civil comme du criminel.

    Vous pourrez tous les jours tenir deux audiences

    Tout vous sera chez vous matière de sentences,

    Un valet manque-t-il de rendre un verre net ?

    Condamnez-le à l’amende, ou s’il le casse, au fouet.

    DANDIN

    C’est quelque chose. Encor passe quand on raisonne.

    Et mes vacations, qui les paiera ? personne ?

    LÉANDRE

    Leurs gages vous tiendront lieu de nantissement.

    DANDIN

    Il parle, ce me semble, assez pertinemment.

    LÉANDRE

    Contre un de vos voisins…

    SCÈNE XIV

    Dandin, Léandre, L’Intimé, Petit-Jean.

    PETIT JEAN

    Arrête ! arrête ! attrape !

    LÉANDRE

    Ah ! C’est mon prisonnier sans doute qui s’échappe.

    L’INTIMÉ

    Non, non, ne craignez rien.

    PETIT JEAN

    Tout est perdu… Citron…

    Votre chien… vient là-bas de manger un chapon,

    Rien n’est sûr devant lui. Ce qu’il trouve, il l’emporte.

    LÉANDRE

    Bon, voilà pour mon père une cause. Main forte !

    Qu’on se mette après lui. Courez tous.

    DANDIN

    Point de bruit,

    Tout doux. Un amené sans scandale suffit.

    LÉANDRE

    Çà, mon père, il faut faire un exemple authentique,

    Jugez sévèrement ce voleur domestique.

    DANDIN

    Mais je veux faire au moins la chose avec éclat ;

    Il faut de part et d’autre avoir un avocat,

    Nous n’en avons pas un.

    LÉANDRE

    Hé bien, il en faut faire,

    Voilà votre portier, et votre secrétaire

    Vous en ferez, je crois, d’excellents avocats,

    Ils sont fort ignorants.

    L’INTIMÉ

    Non pas, Monsieur, non pas.

    J’endormirai Monsieur, tout aussi bien qu’un autre.

    PETIT JEAN

    Pour moi, je ne sais rien, n’attendez rien du nôtre.

    LÉANDRE

    C’est ta première cause, et l’on te la fera.

    PETIT JEAN

    Mais je ne sais pas lire.

    LÉANDRE

    Hé l’on te soufflera.

    DANDIN

    Allons nous préparer. Çà, Messieurs point d’intrigue.

    Fermons l’oeil aux présents, et l’oreille à la brigue.

    Vous, Maître Petit Jean, serez le demandeur.

    Vous, Maître l’Intimé, soyez le défendeur.

    ACTE III

    SCÈNE PREMIÈRE.

    Chicanneau, Léandre, Le Souffleur.

    CHICANNEAU

    Oui, Monsieur, c’est ainsi qu’il ont conduit l’affaire.

    L’huissier m’est inconnu, comme le commissaire.

    Je ne mens pas d’un mot.

    LÉANDRE

    Oui, je crois tout cela :

    Mais si vous m’en croyez, vous les laisserez là.

    En vain vous prétendez les pousser l’un et l’autre,

    Vous troublerez bien moins leur repos que le vôtre.

    Les trois quarts de vos biens sont déjà dépensés

    À faire enfler des sacs l’un sur l’autre entassés !

    Et dans une poursuite à vous-même contraire…

    CHICANNEAU

    Vraiment, vous me donnez un conseil salutaire,

    Et devant qu’il soit peu, je veux en profiter.

    Mais je vous prie au moins de bien solliciter.

    Puisque Monsieur Dandin va donner audience,

    Je vais faire venir ma fille en diligence.

    On peut l’interroger, elle est de bonne foi,

    Et même elle saura mieux répondre que moi.

    LÉANDRE

    Allez et revenez, l’on vous fera justice.

    LE SOUFFLEUR

    Quel homme !

    SCÈNE II

    Léandre, Le Souffleur.

    LÉANDRE

    Je me sers d’un étrange artifice.

    Mais mon père est un homme à se désespérer,

    Et d’une cause en l’air il le faut bien leurrer.

    D’ailleurs j’ai mon dessein et je veux qu’il condamne

    Ce fou qui réduit tout au pied de la chicane.

    Mais voici tous nos gens qui marchent sur nos pas.

    SCÈNE III

    Dandin, Léandre, L’Intimé, Petit Jean, Le Souffleur

    DANDIN

    Çà, qu’êtes-vous ici ?

    LÉANDRE

    Ce sont les avocats.

    DANDIN

    Vous ?

    LE SOUFFLEUR

    Je viens secourir leur mémoire troublée.

    DANDIN

    Je vous entends. Et vous ?

    LÉANDRE

    Moi ? Je suis l’assemblée.

    DANDIN

    Commencez donc.

    LE SOUFFLEUR

    Messieurs.

    PETIT JEAN

    Ho prenez le plus bas,

    Si vous soufflez si haut, l’on ne m’entendra pas.

    Messieurs…

    DANDIN

    Couvrez-vous.

    PETIT JEAN

    Ô ! Mes…

    DANDIN

    Couvrez-vous, vous dis-je.

    PETIT JEAN

    Oh, Monsieur ? Je sais bien à quoi l’honneur m’oblige.

    DANDIN

    Ne te couvre donc pas.

    PETIT JEAN, se couvrant.

    Messieurs… Vous doucement :

    Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement.

    Messieurs, quand je regarde avec exactitude,

    L’inconstance du monde, et sa vicissitude ;

    Lorsque je vois parmi tant d’hommes différents,

    Pas une étoile fixe, et tant d’astres errants ;

    Quand je vois les Césars, quand je vois leur fortune,

    Quand je vois le soleil, et quand je vois la lune ;

    Babyloniens.

    Quand je vois les États des Babiboniens

    Persans. Macédoniens.

    Transférés des Serpans, aux Nacédoniens ;

    Romains. Despotique.

    Quand je vois les Lorrains de l’état dépotique

    Passer au démocrite, et puis au monarchique ;

    Démocratique.

    Quand je vois le Japon…

    L’INTIMÉ

    Quand aura-t-il tout vu ?

    PETIT JEAN

    Oh, pourquoi celui-là m’a-t-il interrompu ?

    Je ne dirai plus rien.

    DANDIN

    Avocat incommode,

    Que ne lui laissez-vous finir sa période ?

    Je suais sang et eau pour voir si du Japon

    Il viendrait à bon port au fait de son chapon,

    Et vous l’interrompez par un discours frivole.

    Parlez donc, avocat.

    PETIT JEAN

    J’ai perdu la parole.

    LÉANDRE

    Achève, Petit Jean, c’est fort bien débuté.

    Mais que font là tes bras pendants à ton côté ?

    Te voilà sur tes pieds droit comme une statue,

    Dégourdis-toi. Courage ! allons, qu’on s’évertue.

    PETIT JEAN, remuant les bras.

    Quand… je vois… Quand…je vois…

    LÉANDRE

    Dis donc ce que tu vois.

    PETIT JEAN

    Oh dame, on ne court pas deux lièvres à la fois.

    LE SOUFFLEUR

    On lit…

    PETIT JEAN

    On lit…

    LE SOUFFLEUR

    Dans la…

    PETIT JEAN

    Dans la…

    LE SOUFFLEUR

    Métamorphose.

    PETIT JEAN

    Comment ?

    LE SOUFFLEUR

    Que la métem…

    PETIT JEAN

    Que la métem…

    LE SOUFFLEUR

    Psycose.

    PETIT JEAN

    Psycose.

    LE SOUFFLEUR

    Hé le cheval !

    PETIT JEAN

    Et le cheval.

    LE SOUFFLEUR

    Encor !

    PETIT JEAN

    Encor.

    LE SOUFFLEUR

    Le chien !

    PETIT JEAN

    Le chien.

    LE SOUFFLEUR

    Le butor !

    PETIT JEAN

    Le butor.

    LE SOUFFLEUR

    Peste de l’avocat !

    PETIT JEAN

    Ah peste de toi-même !

    Voyez cet autre avec sa face de carême.

    Va-t’en au diable.

    DANDIN

    Et vous venez au fait. Un mot

    Du fait.

    PETIT JEAN

    Eh faut-il tant tourner autour du pot ?

    Il me font dire aussi des mots longs d’une toise,

    De grands mots qui tiendraient d’ici jusqu’à Pontoise.

    Pour moi, je ne sais point tant faire de façon,

    Pour dire qu’un mâtin vient de prendre un chapon.

    Tant y a qu’il n’est rien que votre chien ne prenne !

    Qu’il a mangé là-bas un bon chapon du Maine ;

    Que la première fois que je l’y trouverai,

    Son procès est tout fait, et je l’assommerai.

    LÉANDRE

    Belle conclusion, et digne de l’exorde !

    PETIT JEAN

    On l’entend bien toujours. Qui voudra mordre y morde.

    DANDIN

    Appelez les témoins.

    LÉANDRE

    C’est bien dit, s’il le peut.

    Les témoins sont fort chers, et n’en a pas qui veut.

    PETIT JEAN

    Nous en avons pourtant, et qui sont sans reproche.

    DANDIN

    Faites-les donc venir.

    PETIT JEAN

    Je les ai dans ma poche.

    Tenez, voilà la tête, et les pieds du chapon.

    Voyez-les, et jugez.

    L’INTIMÉ

    Je les récuse.

    DANDIN

    Bon !

    Pourquoi les récuser ?

    L’INTIMÉ

    Monsieur, ils sont du Maine.

    DANDIN

    Il est vrai que du Mans il en vient par douzaine.

    L’INTIMÉ

    Messieurs…

    DANDIN

    Serez-vous long, avocat ? Dites-moi.

    L’INTIMÉ

    Je ne réponds de rien.

    DANDIN

    Il est de bonne foi.

    L’INTIMÉ, d’un ton finissant en fausset.

    Messieurs. Tout ce qui peut étonner un coupable,

    Tout ce que les mortels ont de plus redoutable,

    Semble s’être assemblé contre nous par hasard,

    Je veux dire la brigue, et l’éloquence. Car

    D’un côté le crédit du défunt m’épouvante,

    Et de l’autre côté l’éloquence éclatante

    De Maître Petit Jean m’éblouit.

    DANDIN

    Avocat,

    De votre ton vous-mêmes adoucissez l’éclat.

    L’INTIMÉ, du beau ton.

    Oui-dà, j’en ai plusieurs. Mais quelque défiance

    Que nous doive donner la susdite éloquence,

    Et le susdit crédit : ce néanmoins, Messieurs,

    L’ancre de vos bontés nous rassure d’ailleurs.

    Devant le grand Dandin l’innocence est hardie,

    Oui, devant ce Caton de Basse-Normandie,

    Ce soleil d’équité qui n’est jamais terni,

    Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.

    DANDIN

    Vraiment il plaide bien.

    L’INTIMÉ

    Sans craindre aucune chose,

    Je prends donc la parole, et je viens à ma cause.

    Aristote, primo, peri Politicon…

    Dit fort bien…

    DANDIN

    Avocat, il s’agit d’un chapon,

    Et non point d’Aristote, et de sa Politique.

    L’INTIMÉ

    Oui, mais l’autorité du Péripatétique

    Prouverait que le bien et le mal…

    DANDIN

    Je prétends

    Qu’Aristote n’a point d’autorité céans.

    Au fait.

    L’INTIMÉ

    Pausanias, en ses Corinthiaques…

    DANDIN

    Au fait.

    L’INTIMÉ

    Rebuffe…

    DANDIN

    Au fait ! Vous dis-je.

    L’INTIMÉ

    Le grand Jacques…

    DANDIN

    Au fait, au fait, au fait !

    L’INTIMÉ

    Armeno Pul in Prompt…

    DANDIN

    Ho ! Je te vais juger.

    L’INTIMÉ

    Ho ! vous êtes si prompt.

    Voici le fait.

    Vite.

    Un chien vient dans une cuisine,

    Il y trouve un chapon, lequel a bonne mine.

    Or celui pour lequel je parle est affamé.

    Celui contre lequel je parle autem plumé.

    Et celui pour lequel je suis, prend en cachette

    Celui contre lequel je parle. L’on décrète.

    On le prend. Avocat pour et contre appelé.

    Jour pris. Je dois parler, je parle, j’ai parlé.

    DANDIN

    Ta, ta, ta, ta. Voilà bien instruire une affaire.

    Il dit fort posément ce dont on n’a que faire,

    Et court le grand galop quand il est à son fait.

    L’INTIMÉ

    Mais le premier, Monsieur, c’est le beau.

    DANDIN

    C’est le laid.

    A-t-on jamais plaidé d’une telle méthode ?

    Mais qu’en dit l’assemblée ?

    LÉANDRE

    Il est fort à la mode.

    L’INTIMÉ, d’un ton véhément.

    Qu’arrive-t-il, Messieurs ! On vient. Comment vient-on ?

    On poursuit ma partie. On force une maison.

    Quelle maison ? Maison de notre propre juge.

    On brise le cellier qui nous sert de refuge.

    De vol, de brigandage, on nous déclare auteurs.

    On nous traîne, on nous livre à nos accusateurs,

    À Maître Petit Jean, Messieurs. Je vous atteste :

    Qui ne sait que la loi Si quis canis, Digeste,

    De vi, paragrapho, Messieurs, Caponibus,

    Est manifestement contraire à cet abus ?

    Et quand il serait vrai que Citron ma partie

    Aurait mangé, Messieurs, le tout, ou bien partie

    Dudit chapon, qu’on mette en compensation

    Ce que nous avons fait avant cette action.

    Quand ma partie a-t-elle été réprimandée ?

    Par qui votre maison a-t-elle été gardée ?

    Quand avons-nous manqué d’aboyer au larron ?

    Témoin trois procureurs dont icelui Citron

    A déchiré la robe. On en verra les pièces.

    Pour nous justifier, voulez-vous d’autres pièces ?

    PETIT JEAN

    Maître Adam…

    L’INTIMÉ

    Laissez-nous.

    PETIT JEAN

    L’Intimé…

    L’INTIMÉ

    Laissez-nous.

    PETIT JEAN

    S’enroue.

    L’INTIMÉ

    Hé ! laissez-nous. Euh ! Euh !

    DANDIN

    Reposez-vous.

    Et concluez.

    L’INTIMÉ, d’un ton pesant.

    Puis donc, qu’on nous, permet, de prendre,

    Haleine, et que l’on nous défend, de nous, étendre,

    Je vais, sans rien omettre, et sans prévariquer,

    Compendieusement énoncer, expliquer,

    Exposer à vos yeux, l’idée universelle

    De ma cause, et des faits, renfermez, en icelle.

    DANDIN

    Il aurait plutôt fait de dire tout vingt fois,

    Que de l’abréger une. Homme, ou qui que tu sois,

    Diable, conclus, ou bien que le Ciel te confonde.

    L’INTIMÉ

    Je finis.

    DANDIN

    Ah !

    L’INTIMÉ

    Avant la naissance du monde…

    DANDIN, bâillant.

    Avocat, ah ! Passons au déluge.

    L’INTIMÉ

    Avant donc,

    La naissance du monde, et sa création.

    Le monde, l’univers, tout, la nature entière

    Était ensevelie au fond de la matière.

    Les éléments, le feu, l’air, et la terre, et l’eau,

    Enfoncés, entassés, ne faisaient qu’un monceau,

    Une confusion, une masse sans forme,

    Un désordre, un chaos, une cohue énorme.

    Unus erat toto naturæ vultus in orbe,

    Quem Graeci dixere chaos, rudis indigestaque moles…

    LÉANDRE

    Quelle chute ! Mon père ?

    PETIT JEAN

    Ay, Monsieur ! Comme il dort !

    LÉANDRE

    Mon père, éveillez-vous.

    PETIT JEAN

    Monsieur, êtes-vous mort ?

    LÉANDRE

    Mon père !

    DANDIN

    Hé bien, hé bien, quoi ! Qu’est-ce ? Ah ! Ah quel homme !

    Certes, je n’ai jamais dormi d’un si bon somme.

    LÉANDRE

    Mon père, il faut juger.

    DANDIN

    Aux galères.

    LÉANDRE

    Un chien

    Aux galères !

    DANDIN

    Ma foi, je n’y conçois plus rien.

    De monde, de chaos, j’ai la tête troublée.

    Hé concluez.

    L’INTIMÉ, lui présentant de petits chiens.

    Venez, famille désolée.

    Venez, pauvres enfants, qu’on veut rendre orphelins,

    Venez faire parler vos esprits enfantins.

    Oui, Messieurs, vous voyez ici notre misère.

    Nous sommes orphelins. Rendez-nous notre père,

    Notre père par qui nous fûmes engendrés,

    Notre père qui nous…

    DANDIN

    Tirez, tirez, tirez !

    L’INTIMÉ

    Notre père, Messieurs…

    DANDIN

    Tirez donc. Quels vacarmes !

    Ils ont pissé partout.

    L’INTIMÉ

    Monsieur, voyez nos larmes.

    DANDIN

    Ouf ! Je me sens déjà pris de compassion.

    Ce que c’est qu’à propos toucher la passion !

    Je suis bien empêché. La vérité me presse.

    Le crime est avéré, lui-même il le confesse.

    Mais s’il est condamné, l’embarras est égal,

    Voilà bien des enfants réduits à l’hôpital.

    Mais je suis occupé, je ne veux voir personne.

    SCÈNE DERNIÈRE

    Chicanneau, Isabelle, etc.

    CHICANNEAU

    Monsieur…

    DANDIN

    Oui, pour vous seuls l’audience se donne.

    Adieu. Mais, s’il vous plaît, quel est cet enfant-là ?

    CHICANNEAU

    C’est ma fille, Monsieur.

    DANDIN

    Hé ! Tôt, rappelez-la.

    ISABELLE

    Vous êtes occupé.

    DANDIN

    Moi ? Je n’ai point d’affaire.

    Que ne me disiez-vous que vous étiez son père ?

    CHICANNEAU

    Monsieur…

    DANDIN

    Elle sait mieux votre affaire que vous.

    Dites. Qu’elle est jolie, et qu’elle a les yeux doux !

    Ce n’est pas tout, ma fille, il faut de la sagesse.

    Je suis tout réjoui de voir cette jeunesse.

    Savez-vous que j’étais un compère autrefois ?

    On a parlé de nous.

    ISABELLE

    Ah, Monsieur, je vous crois.

    DANDIN

    Dis-nous, à qui veux-tu faire perdre la cause ?

    ISABELLE

    À personne.

    DANDIN

    Pour toi je ferai toute chose.

    Parle donc.

    ISABELLE

    Je vous ai trop d’obligation.

    DANDIN

    N’avez-vous jamais vu donner la question ?

    ISABELLE

    Non, et ne le verrai, que je crois, de ma vie.

    DANDIN

    Venez, je vous en veux faire passer l’envie.

    ISABELLE

    Hé Monsieur, peut-on voir souffrir des malheureux ?

    DANDIN

    Bon, cela fait toujours passer une heure, ou deux.

    CHICANNEAU

    Monsieur, je viens ici pour vous dire…

    LÉANDRE

    Mon père,

    Je vous vais en deux mots dire toute l’affaire.

    C’est pour un mariage, et vous saurez d’abord

    Qu’il ne tient plus qu’à vous, et que tout est d’accord.

    Le fille le veut bien. Son amant le respire ;

    Ce que la fille veut, le père le désire.

    C’est à vous de juger.

    DANDIN, se rasseyant.

    Mariez, au plus tôt.

    Dès demain, si l’on veut ; aujourd’hui, s’il le faut.

    LÉANDRE

    Mademoiselle, allons, voilà votre beau-père,

    Saluez-le.

    CHICANNEAU

    Comment ?

    DANDIN

    Quel est donc ce mystère ?

    LÉANDRE

    Ce que vous avez dit, se fait de point en point.

    DANDIN

    Puisque je l’ai jugé, je n’en reviendrai point.

    CHICANNEAU

    Mais on ne donne pas une fille sans elle.

    LÉANDRE

    Sans doute, et j’en croirai la charmante Isabelle.

    CHICANNEAU

    Es-tu muette ? Allons. C’est à toi de parler.

    Parle.

    ISABELLE

    Je n’ose pas, mon père, en appeler.

    CHICANNEAU

    Mais j’en appelle, moi.

    LÉANDRE

    Voyez cette écriture,

    Vous n’en appellerez pas de votre signature.

    CHICANNEAU

    Plaît-il ?

    DANDIN

    C’est un contrat en fort bonne façon.

    CHICANNEAU

    Je vois qu’on m’a surpris, mais j’en aurai raison.

    De plus de vingt procès ceci sera la source.

    On a la fille, soit. On n’aura pas la bourse.

    LÉANDRE

    Hé ! Monsieur, qui vous dit qu’on vous demande rien ?

    Laissez-nous votre fille, et gardez votre bien.

    CHICANNEAU

    Ah !

    LÉANDRE

    Mon père, êtes-vous content de l’audience ?

    DANDIN

    Oui-dà, que les procès viennent en abondance,

    Et je passe avec vous le reste de mes jours.

    Mais que les avocats soient désormais plus courts.

    Et notre criminel ?

    LÉANDRE

    Ne parlons que de joie ;

    Grâce ! grâce ! mon père.

    DANDIN

    Hé bien, qu’on le renvoie.

    C’est en votre faveur, ma bru, ce que j’en fais.

    Allons nous délasser à voir d’autres procès.

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