[A la fin de 1905 et au début de 1906. en
Géorgie, un groupe d’anarchistes dirigé par un partisan de
Kropotkine, le fameux anarchiste V. Tcherkézichvili et ses adeptes
Mikhako Tsérételi (Bâton), Chalva Goguélia (Ch. G.) et d’autres,
entreprit une campagne acharnée contre les social-démocrates.
Le groupe fit paraître à Tiflis les journaux
Nobati, Moucha, etc. Les anarchistes ne bénéficiaient d’aucun
appui au sein du prolétariat, mais ils obtinrent quelques succès
parmi les éléments déclassés et petits-bourgeois.
J. Staline, dans une suite d’articles portant
le titre général d’Anarchisme ou socialisme ?, s’éleva
contre les anarchistes. Les quatre premiers articles parurent dans le
journal Akhali Tskhovréba en juin-juillet 1906. On arrêta
l’impression des autres articles le journal ayant été interdit.
En décembre 1906 et le 1er janvier 1907, les
articles parus dans Akhali Tskhovréba furent réimprimés dans le
journal Akhali Droéba, mais sous une forme légèrement modifiée.
La rédaction du journal fit précéder ces articles par la remarque
suivante : « Dernièrement le syndicat des employés nous
proposait de faire paraître des articles sur l’anarchisme, le
socialisme et autres questions analogues (voir : Akhali Droéba,
n° 3). Ce vœu fut également formulé par d’autres
camarades. Nous accédons volontiers à ce désir en faisant publier
ces articles.
Quant aux articles eux-mêmes, nous tenons à
rappeler qu’une partie d’entre eux ont déjà paru une fois dans
la presse géorgienne (mais pour des raisons indépendantes de
l’auteur, ils ne purent être achevés).
Néanmoins, nous avons jugé utile de publier
intégralement tous les articles et nous avons demandé à l’auteur
de les remanier en un style à la portée de tous, ce qu’il a fait
volontiers ». C’est ainsi que sont apparues deux variantes des
quatre premières parties d’Anarchisme ou socialisme ? La
suite de cet ouvrage a été publiée dans les journaux Tchvéni
Tskhovréba en février 1907 et Dro en avril 1907. La première
variante des articles Anarchisme ou socialisme ?, publiée dans
Akhali Tskhovréba, est donnée en annexe au premier volume des
Œuvres de J. Staline.
Akhali Tskhovréba (La vie nouvelle), quotidien
bolchévik qui parut à Tiflis du 20 juin au 14 juillet 1906. J.
Staline en fut le directeur. Les rédacteurs permanents :
M. Davitachvili, G. Télia, G. Kikodzé, d’autres encore. Il
parut en tout 20 numéros.
Akhali Droéba (le Nouveau Temps), hebdomadaire
syndical légal : parut en langue géorgienne, à Tiflis, du 14
novembre 1906 au 8 janvier 1907, sous la direction de J. Staline,
M. Tskhakaïa et M. Davitachvili. Interdit par ordre du
gouverneur de Tiflis.
Tchvéni Tskhovréba (Notre Vie), quotidien
bolchévik ; parut légalement à Tiflis, à partir du 18
février 1907, sous la direction de J. Staline. Il sortit 13 numéros.
Le 6 mars 1907 le journal est interdit pour « tendance
extrémiste ».
Dro (Le Temps), quotidien bolchévik, parut à
Tiflis après l’interdiction de Tchvéni Tskhovréba du 11 mars au
15 avril 1907, sous la direction de J. Staline. Firent également
partie de la rédaction du journal M. Tskhakaïa et
M. Davitachvili. Il parut 31 numéros.]
La
lutte de classe est le pivot de la vie sociale de nos jours. Et
chaque classe, au cours de cette lutte, s’inspire de sa propre
idéologie. La bourgeoisie a la sienne, c’est ce qu’on appelle le
libéralisme. Le prolétariat de même a son idéologie, c’est,
vous le savez, le socialisme.
On
ne saurait considérer le libéralisme comme quelque chose d’entier
et d’indivisible : il comporte diverses tendances suivant les
diverses catégories de la bourgeoisie.
Le
socialisme non plus n’est ni entier, ni indivisible : il
comporte de même diverses tendances.
Nous
n’allons pas nous livrer ici à l’analyse du libéralisme, –
mieux vaut remettre cela à un autre temps. Nous tenons simplement à
montrer au lecteur ce qu’est le socialisme et ses courants. A notre
avis, cela l’intéressera davantage.
Le
socialisme comporte trois courants principaux : le réformisme,
l’anarchisme et le marxisme.
Le
réformisme (Bernstein et autres), qui ne considère le socialisme
que comme un but éloigné, et rien de plus ; qui, pratiquement,
nie la révolution socialiste et cherche à instaurer le socialisme
par la voie pacifique ; le réformisme qui prêche non la lutte
des classes, mais leur collaboration, – ce réformisme-là se
désagrège de jour en jour ; il perd de jour en jour toutes les
apparences de socialisme ; point n’est besoin, selon nous, de
l’analyser ici, dans les présents articles en définissant le
socialisme.
Il
en va tout autrement pour le marxisme et l’anarchisme : tous
deux sont reconnus aujourd’hui pour des courants socialistes ;
tous deux mènent une lutte acharnée entre eux ; tous deux
veulent apparaître aux yeux du prolétariat comme des doctrines
authentiquement socialistes, et, bien entendu, l’analyse et la mise
en parallèle de ces deux tendances offriront au lecteur un bien plus
vif intérêt.
Nous
n’appartenons pas à ces hommes qui, au rappel du mot « anarchisme »,
se détournent avec mépris et déclarent dans un geste d’abandon :
« Vous êtes bien bons de vous en occuper, il ne vaut même pas
la peine qu’on en parle ! » Nous croyons qu’une telle
« critique » à bon marché est chose indigne et sans
utilité.
Nous n’appartenons pas non plus aux hommes qui se consolent à l’idée que les anarchistes, voyez-vous, « n’ont pas l’appui des masses, et c’est pourquoi ils ne sont guère dangereux ». Il ne s’agit pas de savoir derrière qui suit aujourd’hui une « masse » plus grande ou plus petite, – il s’agit de l’essence de la doctrine.
Si la « doctrine » des anarchistes traduit une vérité, il va de soi qu’elle s’ouvrira absolument un chemin et ralliera la masse autour d’elle. Mais si elle est inconsistante et repose sur une base erronée, elle ne fera pas long feu et restera comme suspendue en l’air. Or, l’inconsistance de l’anarchisme doit être démontrée.
Certains
estiment que le marxisme et l’anarchisme ont les mêmes principes ;
qu’il n’existe entre eux que des divergences de tactique, de
sorte que, selon eux, il est tout à fait impossible d’opposer l’un
à l’autre ces deux courants.
Mais
c’est là une grave erreur.
Nous
estimons que les anarchistes sont les ennemis véritables du
marxisme. Par conséquent, nous reconnaissons aussi qu’il faut
mener une lutte véritable contre de véritables ennemis. Il faut
donc analyser la « doctrine » des anarchistes d’un bout à
l’autre et l’examiner à fond sous toutes ses faces.
La
vérité est que le marxisme et l’anarchisme reposent sur des
principes tout à fait divergents, bien que tous deux se manifestent
sur le théâtre de la lutte sous le drapeau socialiste. La pierre
angulaire de l’anarchisme est l’individu, dont l’affranchissement
est, selon lui, la condition principale de l’affranchissement de la
masse, de la collectivité.
Selon
l’anarchisme, l’affranchissement de la masse est impossible tant
que l’individu ne sera pas affranchi, ce qui fait que son mot
d’ordre est : « Tout pour l’individu ». Tandis que
la pierre angulaire du marxisme, c’est la masse dont
l’affranchissement est, selon lui, la condition principale de
l’affranchissement de l’individu. C’est-à-dire que, selon le
marxisme, l’individu ne peut être affranchi tant que ne le sera
pas la masse, ce qui fait que son mot d’ordre est : « Tout
pour la masse ».
Il
est évident qu’ici interviennent deux principes s’excluant l’un
l’autre, et pas seulement des divergences tactiques.
Nos
articles ont pour objet de confronter, ces deux principes opposés,
de comparer entre eux le marxisme et l’anarchisme, et d’éclairer
ainsi leurs qualités et leurs défauts. De plus, nous jugeons utile
ici même de faire connaître au lecteur le plan de ces articles.
Nous
commencerons par donner une définition du marxisme ; chemin
faisant, nous rappellerons le point de vue des anarchistes sur le
marxisme, et puis nous aborderons la critique de l’anarchisme
proprement dit.
Savoir :
nous exposerons la méthode dialectique, le point de vue des
anarchistes sur cette méthode et notre critique ; la théorie
matérialiste, le point de vue des anarchistes et notre critique
(nous parlerons ici même de la révolution socialiste, de la
dictature socialiste, du programme minimum et, en général, de la
tactique) ; la philosophie des anarchistes et notre critique ;
le socialisme des anarchistes et notre critique ; la tactique et
l’organisation des anarchistes ; pour terminer, nous
présenterons nos conclusions.
Nous
tâcherons de montrer que les anarchistes, en tant que prédicats du
socialisme des petites communautés, ne sont pas des socialistes
authentiques.
Nous
tâcherons également de montrer que les anarchistes, pour autant
qu’ils nient la dictature du prolétariat, ne sont pas non plus des
révolutionnaires authentiques…
Ainsi,
procédons.
I. METHODE
DIALECTIQUE
Tout
ce qui existe… n’existe, ne vit que par un mouvement
quelconque… Il y a un mouvement continuel d’accroissement dans
les forces productives, de destruction dans les rapports sociaux.
Karl
Marx
Le
marxisme n’est pas seulement une théorie du socialisme ;
c’est une conception du monde achevée, un système philosophique
d’où le socialisme prolétarien de Marx découle spontanément. Ce
système philosophique porte le nom de matérialisme dialectique.
Aussi
bien, exposer le marxisme c’est exposer le matérialisme
dialectique.
Pourquoi
ce système porte-t-il le nom de matérialisme dialectique ?
Parce
que sa méthode est dialectique et sa théorie, matérialiste.
Qu’est-ce
que la méthode dialectique ?
On
dit que la vie sociale est en état de constante évolution et de
mouvement. Et cela est juste : on ne peut considérer la vie
comme quelque chose d’immuable, de figé ; elle ne s’arrête
jamais à un niveau quelconque ; elle est en perpétuel
mouvement, elle suit un processus perpétuel de destruction et de
création. C’est pourquoi il existe toujours dans la vie du nouveau
et du vieux, des éléments croissants et mourants, révolutionnaires
et contre-révolutionnaires.
La
méthode dialectique affirme qu’il faut regarder la vie telle
qu’elle est en réalité. Nous avons vu que la vie est en perpétuel
mouvement ; nous devons donc considérer la vie dans son
mouvement, et poser la question ainsi : Où va la vie ?
Nous
avons vu que la vie offre le spectacle d’une destruction et d’une
création perpétuelles ; notre devoir est donc de considérer
la vie dans sa destruction et sa création, et de poser la question
ainsi : Qu’est-ce qui se détruit et qu’est-ce qui se crée
dans la vie ?
Ce
qui naît dans la vie et grandit de jour en jour, est irrésistible,
et l’on ne saurait en arrêter le progrès. C’est-à-dire que si,
par exemple, le prolétariat naît dans la vie en tant que classe et
grandit de jour en jour, si faible et peu nombreux qu’il soit
aujourd’hui, il finira néanmoins par vaincre. Pourquoi ?
Parce qu’il grandit, se fortifie et marche de l’avant.
Par
contre, ce qui dans la vie vieillit et s’achemine vers la tombe,
doit nécessairement subir la défaite, encore que ce soit
aujourd’hui une force prodigieuse.
C’est-à-dire
que si, par exemple, la bourgeoisie voit le terrain se dérouler peu
à peu sous ses pieds et marche chaque jour à reculons, si forte et
nombreuse qu’elle soit aujourd’hui, elle finira néanmoins par
essuyer la défaite.
Pourquoi ?
Mais parce que, en tant que classe, elle se désagrège, faiblit,
vieillit et devient un fardeau inutile dans la vie.
D’où
la thèse dialectique bien connue : Tout ce qui existe
réellement, c’est-à-dire tout ce qui grandit de jour en jour, est
rationnel, et tout ce qui de jour en jour se désagrège, ne l’est
point et, par conséquent, n’échappera pas à la défaite.
Exemple.
Après 1880, un grand débat s’était institué parmi les
intellectuels révolutionnaires russes. Les populistes affirmaient
que la force principale capable de se charger de la « libération
de la Russie », était la petite bourgeoisie de la campagne et de
la ville.
Pourquoi ?
leur demandaient les marxistes. Parce que, répondaient les
populistes, la petite bourgeoisie de la campagne et de la ville forme
aujourd’hui la majorité ; de plus, elle est pauvre et vit
dans la misère.
Les
marxistes répliquaient : en effet, la petite bourgeoisie de la
campagne et de la ville forme aujourd’hui la majorité, et elle est
vraiment pauvre, mais la question n’est point là. La petite
bourgeoisie forme depuis longtemps déjà la majorité, mais jusqu’à
présent elle n’a, sans l’aide du prolétariat, fait preuve
d’aucune initiative, dans la lutte pour la « liberté ».
Pourquoi ?
Mais parce que la petite bourgeoisie, en tant que classe, ne grandit
pas ; au contraire, de jour en jour elle se désagrège et se
décompose en bourgeois et en prolétaires. D’autre part, bien
entendu, la pauvreté, elle non plus, n’a pas ici une importance
décisive : les « gueux » sont plus pauvres que la
petite bourgeoisie, mais personne ne dira qu’ils peuvent se charger
de la « libération de la Russie ».
Comme
on voit, il ne s’agit pas de savoir quelle classe aujourd’hui
forme la majorité, ou quelle classe est plus pauvre, mais bien
quelle classe se fortifie et quelle autre se désagrège.
Et
comme le prolétariat est la seule classe qui se développe et se
fortifie sans cesse, qui pousse en avant la vie sociale et rallie
autour de soi tous les éléments révolutionnaires, notre devoir est
de le reconnaître pour la force principale du mouvement
d’aujourd’hui, de rejoindre ses rangs et de faire nôtres ses
tendances progressives.
Ainsi
répondaient les marxistes.
Sans
doute les marxistes regardaient-ils la vie dialectiquement, tandis
que les populistes raisonnaient en métaphysiciens, car ils se
représentaient la vie sociale comme étant figée, à un point mort.
C’est
ainsi que la méthode dialectique envisage le développement de la
vie.
Mais
il y a mouvement et mouvement. Il y en eut un, dans la vie sociale,
aux « journées de décembre » [1], quand le
prolétariat, l’échine redressée, attaqua les dépôts d’armes
et marcha à l’assaut de la réaction. Mais ce qu’il faut encore
nommer mouvement social, c’est celui des années antérieures,
quand le prolétariat, dans le cadre d’une évolution « pacifique »,
se contentait de grèves isolées et de la création de petits
syndicats.
Il
est clair que le mouvement affecte des formes diverses.
Eh
bien, la méthode dialectique affirme que le mouvement a une double
forme : évolutionniste et révolutionnaire.
Le
mouvement est évolutionniste, quand les éléments progressifs
continuent spontanément leur travail journalier et apportent dans le
vieil ordre de choses de menus changements quantitatifs.
Le
mouvement est révolutionnaire, quand ces mêmes éléments
s’unissent, se pénétrant d’une idée commune et se précipitent
contre le camp ennemi pour anéantir jusqu’à la racine le vieil
ordre de choses et apporter dans la vie des changements qualitatifs,
instituer un nouvel ordre de choses.
L’évolution
prépare la révolution et crée un terrain qui lui est favorable,
tandis que la révolution achève l’évolution et contribue à son
progrès.
Les
mêmes processus s’opèrent dans la vie de la nature. L’histoire
de la science montre que la méthode dialectique est une méthode
authentiquement scientifique : à commencer par l’astronomie
et en finissant par la sociologie, partout l’idée se confirme
qu’il n’y a rien d’éternel dans le monde, que tout change,
tout évolue. Par conséquent, tout dans la nature doit être
envisagé du point de vue du mouvement, de l’évolution. Or, cela
signifie que l’esprit de la dialectique pénètre toute la science
moderne.
Pour
ce qui est des formes du mouvement et aussi du fait que, selon la
dialectique, les menus changements de quantité aboutissent en fin de
compte à de grands changements de qualité, cette loi est tout aussi
valable dans l’histoire de la nature.
Le
« système périodique des éléments » de Mendéléev montre
clairement quelle grande portée s’attache, dans l’histoire de la
nature, au fait que les changements de qualité naissent des
changements de quantité. Témoin aussi, en matière de biologie, la
théorie du néolamarckisme, théorie à laquelle fait place le
néodarwinisme.
Nous
ne disons rien des autres faits, que Fr. Engels étudie avec une
ampleur suffisante dans son Anti-Dühring.
Tel
est le fond de la méthode dialectique.
Que
pensent les anarchistes de la méthode dialectique ?
On
sait que le fondateur de la méthode dialectique fut Hegel. Méthode
que Marx a épurée et améliorée. Certes, ce fait est connu
également des anarchistes.
Ils
savent que Hegel fut un conservateur, et, profitant de cette
occasion, ils s’attaquent avec véhémence à Hegel, qu’ils
traitent de partisan de la « restauration » ; ils
« démontrent » avec entrain que « Hegel est un
philosophe de la restauration… qu’il exalte le
constitutionnalisme bureaucratique en sa forme absolue ; que
l’idée générale de sa philosophie de l’histoire est
subordonnée à la tendance philosophique de l’époque de la
restauration, tendance qu’elle sert », etc. (Voir :
Nobati [2], n° 6 Article de V. Tcherkézichvili).
L’anarchiste
bien connu Kropotkine « démontre » la même chose dans ses
écrits. (Voir, par exemple, sa Science et anarchisme, en langue
russe).
Kropotkine
est unanimement soutenu par nos kropotkiniens, depuis Tcherkézichvili
jusqu’à Ch. G. (Voir les numéros de Nobati).
Il
est vrai que sur ce point personne ne discute avec eux. Au contraire,
chacun conviendra que Hegel n’était pas un révolutionnaire. Marx
et Engels eux-mêmes ont, avant tous les autres, fait la preuve dans
leur Critique de la critique critique, que les conceptions
historiques de Hegel contredisent foncièrement l’idée de la
souveraineté du peuple.
Néanmoins,
les anarchistes « démontrent » et tiennent à « démontrer »
chaque jour que Hegel est partisan de la « restauration ».
Pourquoi font-ils cela ? Sans doute pour jeter le discrédit sur
Hegel et faire sentir au lecteur que le « réactionnaire »
Hegel ne peut avoir qu’une méthode « rebutante » et
antiscientifique.
C’est
ainsi que les anarchistes croient pouvoir réfuter la méthode
dialectique.
Nous
déclarons que de cette manière ils ne prouveront rien, sinon leur
propre ignorance. Pascal et Leibniz n’étaient pas des
révolutionnaires, mais la méthode mathématique qu’ils ont
découverte est reconnue aujourd’hui une méthode scientifique.
Mayer
et Helmholtz n’étaient pas des révolutionnaires, mais leurs
découvertes en physique constituent un des fondements de la science.
Lamarck et Darwin n’étaient pas non plus des révolutionnaires ;
cependant leur méthode évolutionniste a mis sur pied la science
biologique… Pourquoi ne reconnaîtrait-on pas le fait que, en dépit
de son conservatisme, Hegel a pu élaborer une méthode scientifique
dite dialectique ?
Non,
de cette manière les anarchistes ne prouveront rien, sinon leur
propre ignorance.
Poursuivons.
Selon les anarchistes, « la dialectique, c’est de la
métaphysique », et comme ils « veulent débarrasser la
science de la métaphysique, la philosophie de la théologie »,
ils réfutent la méthode dialectique. (Voir Nobati, n° 3 et 9.
Ch G. Voir aussi Science et anarchisme, de Kropotkine).
Ah,
ces anarchistes ! C’est, comme on dit, vouloir rejeter la
faute sur son voisin. La dialectique a mûri dans la lutte avec la
métaphysique ; elle s’est acquis la gloire dans cette lutte ;
or, pour les anarchistes la dialectique, c’est de la métaphysique !
La
dialectique affirme qu’il n’y a rien d’éternel dans le monde,
que tout passe, tout change : la nature, la société, les mœurs
et les coutumes, les idées de justice ; la vérité elle-même
change, et c’est pourquoi la dialectique considère toute chose
avec esprit critique ; c’est pourquoi elle nie la vérité
établie une fois pour toutes ; par conséquent, elle nie de
même les « principes dogmatiques tout faits que l’on n’a
plus, une fois découverts, qu’à apprendre par coeur ».
(Voir : F. Engels, Ludwig Feuerbach).
La
métaphysique, elle, nous dit tout autre chose. Le monde pour elle
est quelque chose d’éternel et d’immuable (voir : F.
Engels, Anti-Dühring) ; il a été une fois pour toutes défini
par quelqu’un ou quelque chose. Voilà pourquoi les métaphysiciens
ont toujours à la bouche « justice éternelle » et « vérité
immuable ».
Proudhon,
le « père spirituel » des anarchistes, disait qu’il existe
dans le monde une justice immanente établie une fois pour toutes,
qui doit être mise à la base de la société future. Aussi a-t-on
appelé Proudhon un métaphysicien. Marx a combattu Proudhon par la
méthode dialectique, il a démontré que, puisque tout change dans
le monde, la « justice » doit également changer et que, par
conséquent, la « justice immanente » est un délire
métaphysique (Voir : K. Marx, la Misère de la philosophie).
Or, les disciples géorgiens du métaphysicien Proudhon nous répètent
sans cesse : « La dialectique de Marx, c’est de la
métaphysique ! ».
La
métaphysique admet différents dogmes nébuleux, comme
l’ »inconnaissable », la « chose en soi », et passe
finalement à une théologie vide de substance.
A
l’opposé de Proudhon et de Spencer, Engels a combattu ces dogmes
par la méthode dialectique. (Voir : Ludwig Feuerbach). Et les
anarchistes – les disciples de Proudhon et de Spencer – de nous dire
que Proudhon et Spencer sont des savants, tandis que Marx et Engels
sont des métaphysiciens !
De
deux choses l’une : ou bien les anarchistes se leurrent ;
ou bien ils ne savent ce qu’ils disent.
En
tous cas, une chose est certaine, c’est que les anarchistes
confondent le système métaphysique de Hegel et sa méthode
dialectique.
Inutile
de dire que le système philosophique de Hegel, qui s’appuie sur
une idée immuable, est d’un bout à l’autre métaphysique. Mais
il n’est pas moins certain que la méthode dialectique de Hegel,
qui nie toute idée immuable, est d’un bout à l’autre
scientifique et révolutionnaire.
Voilà
pourquoi Karl Marx, qui a soumis le système métaphysique de Hegel à
une critique foudroyante, a loué en même temps sa méthode
dialectique. « Rien ne saurait lui imposer, disait Marx, parce
qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire ».
(Voir : le Capital, tome 1er. Postface).
Voilà
pourquoi Engels aperçoit une différence notable entre la méthode
de Hegel et son système. « Ceux qui prenaient surtout appui sur
le système de Hegel, pouvaient être assez conservateurs dans les
deux domaines ; ceux qui considéraient la méthode dialectique
comme la chose essentielle, pouvaient, tant au point de vue religieux
qu’au point de vue politique, appartenir à l’opposition la plus
extrême ». (Voir : Ludwig Feuerbach).
Les
anarchistes ne voient pas cette différence et répètent, sans
réfléchir, que la « dialectique, c’est de la métaphysique ».
Poursuivons.
Les anarchistes prétendent que la méthode dialectique est un « tissu
de subterfuges », la « méthode des sophismes », du « saut
périlleux de la logique » (Voir : Nobati, n° 8, Ch.
G.), méthode « au moyen de laquelle on prouve avec la même
facilité la vérité et le mensonge ». (Voir : Nobati,
n° 4. Article de V. Tcherkézichvili).
Ainsi,
pour les anarchistes, la méthode dialectique prouve tout aussi bien
la vérité que le mensonge.
Il
peut sembler dès l’abord que l’accusation portée par les
anarchistes ne soit pas dénuée de fondement. Ecoutez, par exemple,
ce que dit Engels du partisan de la méthode métaphysique :
« …
Il parle par « oui et par non ; tout ce qui est au-delà
vient du Malin ». Pour lui, une chose existe ou n’existe pas ;
une chose ne peut être à la fois elle-même et autre qu’elle-même.
Le négatif et le positif s’excluent absolument… » (Voir :
Anti-Dühring. Introduction).
Comment
cela ! – s’échauffent les anarchistes. – Est-il possible
qu’un seul et même objet soit à la fois bon et mauvais ?!
C’est bien là un « sophisme », un « jeu de mots ».
Car cela veut dire que « vous voulez avec la même facilité
prouver la vérité et le mensonge » !…
Allons
cependant au fond des choses.
Nous
demandons aujourd’hui la république démocratique.
Pouvons-nous
dire que la république démocratique soit bonne à tous égards ou
bien à tous égards mauvaise ?
Non,
nous ne le pouvons pas ! Pourquoi ? Parce que la république
démocratique n’est bonne que d’un côté, c’est quand elle
détruit le régime féodal ; par contre, elle est mauvaise d’un
autre côté, c’est quand elle fortifie le régime bourgeois.
Aussi
bien disons-nous : pour autant que la république démocratique
détruit le régime féodal, elle est bonne, et nous luttons pour
elle ; mais pour autant qu’elle fortifie le régime bourgeois,
elle est mauvaise, et nous luttons contre elle.
Il
s’ensuit qu’une seule et même république démocratique est à
la fois « bonne » et « mauvaise » – en même temps
« oui » et « non ».
On
peut en dire autant de la journée de huit heures, laquelle est en
même temps « bonne », pour autant qu’elle renforce le
prolétariat, et « mauvaise », pour autant qu’elle fortifie
le système de travail salarié.
Ce
sont ces faits qu’Engels avait en vue en caractérisant, dans les
termes mentionnés plus haut, la méthode dialectique.
Or
les anarchistes n’ont pas compris, et l’idée parfaitement
lumineuse leur a paru un « sophisme » nébuleux.
Certes,
les anarchistes sont libres de remarquer ou de ne pas remarquer ces
faits ; ils peuvent même sur une rive sablonneuse ne pas
remarquer le sable, c’est leur droit. Mais que vient faire ici la
méthode dialectique qui, à la différence de l’anarchisme, ne
regarde pas la vie les yeux fermés ; qui perçoit les
pulsations de la vie et dit explicitement : Du moment que la vie
change et est en mouvement, chaque phénomène de la vie comporte
deux tendances : positive et négative, dont nous devons
défendre la première et réfuter la seconde.
Poursuivons
encore. Pour nos anarchistes, « le développement dialectique est
un développement catastrophique, par lequel d’abord se détruit
complètement le passé, et puis c’est l’avenir qui s’affirme
tout à fait à part… Les cataclysmes de Cuvier étaient engendrés
par des causes inconnues ; les catastrophes de Marx et d’Engels,
elles, sont engendrées par la dialectique… (Voir : Nobati,
n° 8, Ch. G.).
Ailleurs
le même auteur écrit : « Le marxisme s’appuie sur le
darwinisme et l’envisage sans esprit critique ». (Voir :
Nobati, n° 6.)
Remarquez-le
bien !
Cuvier
nie l’évolution darwinienne, il n’admet que les cataclysmes ;
or le cataclysme est une explosion inattendue, « engendrée par
des causes inconnues ». Les anarchistes soutiennent que les
marxistes se joignent à Cuvier, et, par conséquent, ils réfutent
le darwinisme.
Darwin
nie les cataclysmes de Cuvier, il admet l’évolution par degré. Et
voilà que ces mêmes anarchistes prétendent que « le marxisme
s’appuie sur le darwinisme et l’envisage sans esprit critique »,
c’est-à-dire que les marxistes nient les cataclysmes de Cuvier.
Bref,
les anarchistes accusent les marxistes de se joindre à Cuvier, et en
même temps ils leur reprochent de se joindre à Darwin, et non à
Cuvier.
La
voilà bien, l’anarchie ! Comme on dit : la veuve du
sous-officier s’est donné elle-même le fouet ! Il est clair
que Ch. G du n° 8 de Nobati a oublié ce que disait Ch. G. du
n° 6.
Lequel
les deux a raison : le n° 8 ou le n° 6 ?
Interrogeons
les faits. Marx dit :
« A
un certain degré de leur développement, les forces productives
matérielles, de la société entrent en contradiction avec les
rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que
l’expression juridique, avec les rapports de propriété… Alors
s’ouvre une époque de révolution sociale ». Mais « une
formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées
toutes les forces productives auxquelles elle peut donner libre
cours… » (Voir : Karl Marx, Contribution à la critique de
l’économie politique. Préface.)
Si
l’on applique cette thèse de Marx à la vie sociale actuelle, il
en résultera qu’entre les forces productives modernes, ayant un
caractère social, et la forme d’appropriation des produits, ayant
un caractère privé, il existe un conflit fondamental qui doit
aboutir à la révolution socialiste. (Voir : F. Engels,
Anti-Dühring, chapitre 2, troisième partie).
On
le voit, ce qui engendre la révolution, selon Marx et Engels, ce ne
sont pas les « causes inconnues », de Cuvier, mais les causes
sociales et vitales parfaitement définies, dites le « développement
des forces productives ».
On
le voit, la révolution ne se produit, selon Marx et Engels, que
lorsque les forces productives sont suffisamment mûres, et non d’une
façon inattendue, comme le pensait Cuvier.
Il
est évident qu’il n’y a rien de commun entre les cataclysmes de
Cuvier et la méthode dialectique de Marx.
D’un
autre côté, le darwinisme ne réfute pas seulement les cataclysmes
de Cuvier, mais aussi le développement compris dans le sens
dialectique, et qui implique la révolution, tandis que du point de
vue de la méthode dialectique l’évolution et la révolution, les
changements de quantité et de qualité, ce sont deux formes
indispensables d’un seul et même mouvement.
On
ne saurait sans doute affirmer, d’autre part, que « le
marxisme… traite sans esprit critique le darwinisme ».
Il
s’ensuit que Nobati se trompe dans les deux cas, dans le n° 6
comme dans le n° 8.
Enfin,
les anarchistes s’en prennent à nous parce que « la
dialectique… n’offre la possibilité ni de sortir ou de jaillir
hors de soi, ni de sauter par-dessus soi-même ». (Voir :
Nobati, n° 8, Ch. G).
Ceci,
messieurs les anarchistes, est bien la vérité. Ici, honorables,
vous avez parfaitement raison : la méthode dialectique, en
effet, n’offre point cette possibilité. Et pourquoi ? Mais
parce que « jaillir hors de soi et sauter par-dessus soi-même »,
c’est l’affaire de chevreuils, tandis que la méthode dialectique
a été créée pour les hommes.
Là
est le secret !…
Tel
est en somme le point de vue des anarchistes sur la méthode
dialectique.
Il
est évident que les anarchistes n’ont pas compris la méthode
dialectique de Marx et d’Engels ; ils ont inventé une
dialectique à eux, et c’est elle qu’ils combattent avec tant
d’acharnement.
Il
ne nous reste, à nous, qu’a rire à la vue de ce spectacle, car on
ne peut s’empêcher de rire quand on voit un homme lutter contre sa
propre fantaisie, briser ses propres imaginations et assurer en même
temps avec feu qu’il frappe l’adversaire.
II.THÉORIE
MATÉRIALISTE
Ce
n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ;
c’est, au contraire, leur être social qui détermine leur
conscience. Karl Marx
Nous
savons maintenant ce qu’est la méthode dialectique.
Qu’est-ce
que la théorie matérialiste ?
Tout
change dans ce monde, tout évolue dans la vie, mais comment s’opère
ce changement et sous quelle forme s’effectue cette évolution ?
Nous
savons, par exemple, que la terre était autrefois une masse
incandescente ; puis elle s’est refroidie peu à peu ;
ensuite sont apparus les plantes et les animaux ; le monde
animal s’étant développé, on vit apparaître une espèce
déterminée de singes et puis enfin, parut l’homme.
C’est
ainsi que s’est développée, en somme, la nature.
Nous
savons de même que la vie sociale non plus n’est pas restée à un
point mort. Il fut un temps où les hommes vivaient sous le régime
du communisme primitif. A cette époque ils pourvoyaient à leur
existence par la chasse, ils erraient dans les forêts et s’y
procuraient la nourriture. Le temps vint où le communisme primitif
céda la place au matriarcat ; à cette époque les hommes
subvenaient à leurs besoins surtout en se livrant à la culture
primitive du sol.
Ensuite
le matriarcat céda la place au patriarcat, époque à laquelle les
hommes pourvoyaient à leur existence principalement par l’élevage.
Plus tard le régime d’esclavage se substitua au patriarcat ;
à cette époque les hommes pourvoyaient à leur existence par une
culture du sol relativement évoluée. Au régime d’esclavage
succéda le servage, lequel fit place au régime bourgeois.
C’est
ainsi que s’est développée en somme la vie sociale.
Oui,
tout cela est connu… Mais comment ce développement s’est-il
opéré : est-ce la conscience qui a suscité le développement
de la « nature » et de la « société », ou bien, au
contraire, est-ce le développement de la « nature » et de la
« société » qui a suscité le développement de la
conscience ?
C’est
ainsi que la théorie matérialiste pose la question.
D’aucuns
affirment que la « nature » et la « vie sociale. furent
précédées de l’Idée universelle qui, plus tard, se trouvera à
la base de leur développement, de sorte que l’évolution des
phénomènes de la « nature » et de la « vie sociale »
est pour ainsi dire la forme extérieure, la simple expression du
développement de l’Idée universelle.
Telle
fut, par exemple, la doctrine des idéalistes qui, avec le temps, se
sont partagés en plusieurs courants.
D’autres
affirment que de tout temps il existait dans le monde deux forces
négatrices l’une de l’autre, l’idée et la matière, la
conscience et l’être, et que, de ce fait, les phénomènes se
divisent à leur tour en deux catégories – idéale et matérielle, –
se niant l’une l’autre et se combattant, de sorte que le
développement de la nature et de la société est une lutte
constante entre les phénomènes idéaux et matériels.
Telle
fut, par exemple, la doctrine des dualistes qui, avec le temps, de
même que les idéalistes, se sont partagés en plusieurs courants.
La
théorie matérialiste nie foncièrement le dualisme comme
l’idéalisme.
Certes,
il existe dans le monde des phénomènes idéaux et matériels, mais
cela ne signifie pas du tout qu’ils s’excluent mutuellement. Au
contraire, le côté idéal et le côté matériel sont deux formes
différentes d’une seule et même nature ou de la société :
on ne peut les représenter l’un sans l’autre, ils coexistent, se
développent ensemble, et nous n’avons par conséquent aucune
raison de croire qu’ils s’excluent mutuellement.
C’est
ainsi que ce que l’on nomme dualisme se révèle inconsistant.
La
nature une et indivisible, exprimée sous deux formes différentes,
matérielle et idéale ; la vie sociale une et indivisible,
exprimée sous deux formes différentes – matérielle et idéale, –
voilà comment nous devons considérer l’évolution de la nature et
de la vie sociale.
Tel
est le monisme de la théorie matérialiste.
D’autre
part, la théorie matérialiste nie aussi l’idéalisme.
Le
point de vue est faux selon lequel le côté idéal et, en général,
la conscience dans son développement précède le développement du
côté matériel. Il n’y avait pas encore d’êtres vivants, que
déjà il existait une nature dite extérieure, « non vivante ».
Le
premier être vivant n’était doué d’aucune conscience ; il
ne possédait que la faculté d’irritation et les premiers éléments
de perception. Ensuite, se développa peu à peu chez les animaux la
faculté de perception, laquelle devint lentement conscience, suivant
le développement de la structure de leur organisme et de leur
système nerveux. Si le singe avait toujours marché à quatre pattes
sans jamais redresser l’échine, son descendant – l’homme –
n’aurait pas pu se servir librement de ses poumons ni de ses cordes
vocales, de sorte qu’il lui eût été impossible de faire usage de
la parole, ce qui aurait retardé foncièrement le développement de
sa conscience.
Ou
bien encore : si le singe ne s’était pas mis debout sur ses
pattes de derrière, son descendant – l’homme – eût été obligé
de marcher toujours à quatre pattes, de regarder la terre et d’y
puiser ses impressions ; il n’aurait pas eu la possibilité de
regarder en haut et autour de soi et, par conséquent, il lui eût
été impossible de procurer à son cerveau plus d’impressions que
n’en a un quadrupède. Tout cela aurait retardé foncièrement les
progrès de la conscience humaine.
Il
s’ensuit que pour développer la conscience il faut qu’il y ait
telle ou telle structure de l’organisme et l’évolution de son
système nerveux.
Il
s’ensuit que le développement du côté idéal, le développement
de la conscience est précédé par le développement du côté
matériel, par celui des conditions extérieures : d’abord
changent les conditions extérieures, le côté matériel, et ensuite
changent conséquemment la conscience, le côté idéal.
Ainsi
l’histoire de l’évolution de la nature sape foncièrement ce
qu’on appelle l’idéalisme.
Il
faut en dire autant de l’histoire du développement de la société
humaine.
L’histoire
montre que si, à des époques différentes, les hommes se
pénétraient d’idées et de désirs différents, la raison en est
que, suivant l’époque, les hommes luttaient différemment contre
la nature pour pourvoir à leurs besoins, et, par conséquent, leurs
rapports économiques s’établissaient autrement. Il fut un temps
où les hommes luttaient contre la nature en commun, sur les bases du
communisme primitif ; en ce temps-là même leur propriété
était communiste, et c’est pourquoi ils ne distinguaient presque
pas le « mien » du « tien » ; leur conscience
était communiste.
Le
temps vint où la distinction entre le « mien » et le « tien »
pénétra dans la production, dès lors la propriété elle-même
prit un caractère privé, individualiste.
Aussi
la conscience des hommes s’est-elle pénétrée du sentiment de la
propriété privée. Et voici enfin le temps – le temps
d’aujourd’hui, – où la production prend de nouveau un caractère
social ; par conséquent, la propriété ne tardera pas à
prendre, à son tour, un caractère social, et c’est la raison pour
laquelle le socialisme pénètre peu à peu la conscience des hommes.
Un
simple exemple. Représentez-vous un cordonnier possédant un tout
petit atelier, mais qui, succombant à la concurrence de gros
patrons, a fermé son atelier et, disons, s’est fait embaucher dans
une fabrique de chaussures à Tiflis, chez Adelkhanov.
Il
s’est fait embaucher chez Adelkhanov, non point pour devenir un
ouvrier salarié permanent, mais pour amasser de l’argent, se
constituer un petit capital pour, ensuite, rouvrir son atelier. La
situation de ce cordonnier, on le voit, est déjà prolétarienne,
mais sa conscience ne l’est pas encore ; elle est d’un bout
à l’autre petite-bourgeoise.
Autrement
dit, la situation petite-bourgeoise de ce cordonnier a déjà
disparu. elle n’existe plus, mais sa conscience petite-bourgeoise
demeure encore, elle est en retard sur sa situation de fait.
Il
est évident que là encore, dans la vie sociale, ce sont les
conditions extérieures, la situation des hommes qui changent
d’abord, et par la suite, leur conscience.
Revenons
cependant à notre cordonnier. Comme nous le savons déjà, il pense
amasser de l’argent pour rouvrir son atelier. Le cordonnier
prolétarisé travaille donc, et il s’aperçoit qu’il est très
difficile d’amasser de l’argent, attendu que son salaire lui
suffit à peine pour pourvoir à son existence.
Il
remarque, en outre, que ce n’est pas chose bien alléchante que
d’ouvrir un atelier privé : le loyer du local, les caprices
de la clientèle, l’absence d’argent, la concurrence des gros
patrons et tant d’autres tracas, tels sont les soucis qui hantent
l’esprit de l’artisan.
Or
le prolétaire est relativement plus exempt de tous ces soucis ;
il n’est inquiété ni par le client, ni par le loyer à payer. Le
matin il se rend à la fabrique, le soir il la quitte « le plus
tranquillement du monde », et le samedi il met aussi
tranquillement sa « paie » dans sa poche. C’est alors que
pour la première fois les rêveries petites-bourgeoises de notre
cordonnier ont leurs ailes coupées ; c’est alors que pour la
première fois des tendances prolétariennes surgissent dans son âme.
Le
temps passe, et notre cordonnier se rend compte qu’il manque
d’argent pour se procurer le strict nécessaire ; qu’il a
grandement besoin d’une augmentation de salaire. Il s’aperçoit
en même temps que ses camarades parlent syndicats et grèves. Dès
lors notre cordonnier prend conscience que, pour améliorer sa
situation, il faut lutter contre le patronat, au lieu d’ouvrir un
atelier à lui. Il adhère au syndicat, il rejoint le mouvement
gréviste et s’associe peu après aux idées socialistes…
C’est
ainsi que le changement de la situation matérielle du cordonnier
entraîne, en fin de compte, un changement dans sa conscience :
d’abord a changé sa situation matérielle, et puis, quelque temps
après, c’est sa conscience qui change conséquemment.
Il
faut en dire autant des classes et de la société dans son ensemble.
Dans
la vie sociale également, ce sont les conditions extérieures qui
changent d’abord, les conditions matérielles, et puis changent, en
conséquence, le mode de penser des hommes, leurs moeurs, leurs
coutumes, leur conception du monde.
C’est
pourquoi Marx dit :
« Ce
n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ;
c’est, au contraire, leur être social qui détermine leur
conscience ».
Si
nous donnons le nom de contenu au côté matériel, aux conditions
extérieures, à l’être et aux autres phénomènes de même
nature, alors nous pouvons donner le nom de forme au côté idéal, à
la conscience et aux autres phénomènes de même nature. D’où la
thèse matérialiste bien connue : dans le cours du
développement le contenu précède la forme, la forme retarde sur le
contenu.
Et
comme, selon Marx, le développement économique est la « base
matérielle » de la vie sociale, son contenu, tandis que le
développement politique et juridique, philosophique et religieux,
est la « forme idéologique » de ce contenu, sa
« superstructure », Marx tire cette conclusion : « Le
changement de la base économique bouleverse plus ou moins lentement
ou rapidement toute la formidable superstructure. »
Cela
ne veut point dire sans doute que, selon Marx, le contenu est
possible sans la forme, comme l’a cru rêver Ch. G. (voir :
Nobati, n° 1. « La Critique du monisme »).
Le
contenu sans la forme est impossible ; cependant telle ou telle
forme, étant donné son retard sur le contenu, ne correspond jamais
entièrement à ce dernier, et c’est ainsi que le nouveau contenu
est « obligé » de revêtir momentanément une vieille forme,
ce qui provoque un conflit entre eux.
A
l’heure actuelle, par exemple, au contenu social de la production
ne correspond pas la forme d’appropriation des objets fabriqués,
laquelle forme a un caractère privé, et c’est précisément sur
ce terrain que se produit le « conflit » social de nos jours.
D’autre
part, l’idée que la conscience est une forme de l’être, ne
signifie pas du tout que la conscience, de par sa nature, est aussi
de la matière. Seuls pensaient ainsi les matérialistes vulgaires
(par exemple, Büchner et Moleschott), dont les théories
contredisent foncièrement le matérialisme de Marx, et que Engels a
justement raillés dans son Ludwig Feuerbach.
D’après
le matérialisme de Marx la conscience et l’être, l’idée et la
matière, sont deux formes différentes d’un seul et même
phénomène qui, en thèse générale, s’appelle nature ou société.
Donc, l’un n’est pas la négation de l’autre* ; d’autre
part, elles ne constituent pas un seul et même phénomène.
Il
s’agit seulement que dans l’évolution de la nature et de la
société la conscience, c’est-à-dire ce qui s’accomplit dans
notre cerveau, est précédée d’un changement matériel
correspondant, c’est-à-dire de ce qui s’accomplit hors de nous,
changement matériel qui, tôt ou tard, sera forcément suivi d’un
changement idéal approprié.
*
Cela ne contredit pas du tout la pensée qu’il existe un conflit
entre la forme et le contenu. A la vérité, le conflit existe, non
pas entre le contenu et la forme en général, mais entre la vieille
forme et le nouveau contenu qui cherche une nouvelle forme et tend
vers elle.
Fort
bien, nous dira-t-on, peut-être même est-ce exact en ce qui
concerne l’histoire de la nature et de la société. Mais de quelle
manière naissent, à l’heure actuelle, dans notre esprit, les
différentes idées et représentations ?
Les
conditions dites extérieures existent-elles dans la réalité, ou
bien ne sont-ce que nos représentations de ces conditions
extérieures ? Et si les conditions extérieures existent, dans
quelle mesure leur perception et leur connaissance sont-elles
possibles ?
A
ce propos la théorie matérialiste affirme que nos représentations,
notre « moi », n’existent que pour autant qu’existent les
conditions extérieures génératrices des impressions de notre
« moi ».
Celui
qui dit, sans trop y réfléchir, qu’il n’existe rien en dehors
de nos représentations, se voit obligé de nier les conditions
extérieures, quelles qu’elles soient, de nier, par conséquent,
l’existence d’autres individus en n’admettant que l’existence
de son « moi », ce qui est absurde et contredit foncièrement
les principes de la science.
Sans
doute les conditions extérieures existent-elles réellement ;
elles ont existé avant nous et existeront après nous ; leur
perception et leur connaissance sont d’autant plus possibles
qu’elles agiront avec plus de fréquence et de vigueur sur notre
conscience.
Pour
ce qui est de savoir comment surgissent à l’heure actuelle, dans
notre esprit, les différentes idées et représentations, nous
tenons à faire remarquer qu’ici se renouvelle sommairement ce qui
se produit dans l’histoire de la nature et de la société.
Là
encore l’objet placé en dehors de nous est antérieur à l’image
que nous nous en faisons, et ici notre représentation, la forme,
retarde sur l’objet, sur son contenu. Si je vois un arbre, cela
signifie simplement que, bien avant que la représentation de l’arbre
ait surgi dans mon esprit, l’arbre lui-même existait, qui a fait
naître en moi une représentation correspondante…
Tel
est en bref le contenu de la théorie matérialiste de Marx.
On
conçoit aisément l’importance que la théorie matérialiste doit
avoir pour l’activité pratique des hommes.
Si
les conditions économiques changent d’abord, et puis,
conséquemment, la conscience des hommes, il est évident que nous
devons rechercher la justification de tel ou tel idéal, non dans le
cerveau des hommes, ni dans leur imagination, mais dans le
développement de leurs conditions économiques.
N’est
bon et acceptable que l’idéal qui s’est formé sur la base d’une
étude des conditions économiques. Ne sont bons à rien ni
acceptables tous les idéaux qui ne tiennent pas compte des
conditions économiques, ni s’appuient sur leur développement.
Telle
est la première conclusion pratique de la théorie matérialiste.
Si
la conscience des hommes, leurs mœurs et leurs coutumes sont
déterminées par leurs conditions extérieures ; si
l’insuffisance des formes juridiques et politiques repose sur un
contenu économique, il est évident que nous devons contribuer à
une refonte radicale des rapports économiques pour que du même coup
changent radicalement les mœurs et les coutumes du peuple, ainsi que
son régime politique.
Voici
ce que Karl Marx dit à ce propos :
« Il
n’est pas besoin d’une grande sagacité pour constater que le
matérialisme se rattache… au socialisme. Si l’homme tire du
monde physique toute connaissance, sensation, etc… il importe donc
d’organiser le monde empirique de telle façon qu’il y trouve et
s’assimile ce qui est réellement humain, de telle façon qu’il
se reconnaisse comme homme…
Si
l’homme n’est pas libre au sens matérialiste du mot,
c’est-à-dire s’il est libre non par la force négative d’éviter
ceci ou cela, mais par la force positive de mettre en valeur sa
véritable individualité, il ne faut pas punir le crime individuel,
mais détruire les foyers antisociaux du crime… Si l’homme est
formé par les circonstances, il faut former humainement les
circonstances ». (Voir : Ludwig Feuerbach, annexe : « K.
Marx sur le matérialisme français du XVIII° siècle. [3] »
Telle
est la seconde conclusion pratique de la théorie matérialiste.
Quel
est le point de vue des anarchistes sur la théorie matérialiste de
Marx et d’Engels ?
Si
la méthode dialectique remonte à Hegel la théorie matérialiste
développe plus avant le matérialisme de Feuerbach.
Les
anarchistes le savent fort bien, et ils s’attachent à exploiter
les défauts de Hegel et de Feuerbach pour flétrir le matérialisme
dialectique de Marx et d’Engels. En ce qui concerne Hegel et la
méthode dialectique, nous avons déjà indiqué que ces subterfuges
des anarchistes ne peuvent rien prouver, sinon leur propre ignorance.
Il faut en dire autant de leurs attaques contre Feuerbach et la
théorie matérialiste.
Ainsi
les anarchistes affirment avec un grand aplomb que « Feuerbach
était un panthéiste… » ; qu’il a « divinisé
l’homme… » (voir : Nobati, n° 7. D. Delendi) ;
que, « selon Feuerbach, l’homme est ce qu’il mange… » ;
que Marx aurait tiré de là cette conclusion : « Donc, le
principal, la première chose, c’est la situation économique… »
(Voir : Nobati, n° 6, Ch. G.)
Il
est vrai que personne ne doute du panthéisme de Feuerbach, de sa
déification de l’homme, ni de toutes autres erreurs analogues. Au
contraire, Marx et Engels ont les premiers révélés les erreurs de
Feuerbach. Néanmoins les anarchistes estiment nécessaire d’abord
de « dénoncer » une fois de plus les erreurs déjà
dénoncées. Pourquoi ? Probablement parce que, s’en prenant à
Feuerbach, ils veulent indirectement flétrir la théorie
matérialiste de Marx et d’Engels.
Sans
doute, si nous considérons les choses sans parti pris, nous
trouverons certainement qu’à côté de pensées fausses il y en
avait de justes chez Feuerbach, comme ce fut le cas, au cours de
l’histoire, pour maints autres savants. Mais les anarchistes n’en
continuent pas moins de « dénoncer »…
Nous
déclarons une fois encore qu’avec de tels subterfuges ils ne
prouveront rien, sinon leur propre ignorance.
Chose
intéressante, c’est que (comme nous le verrons plus loin) les
anarchistes se sont avisés de critiquer la théorie matérialiste
par ouï-dire, sans la connaître le moins du monde. Ce qui fait
qu’ils se contredisent l’un l’autre et se démentent
mutuellement, et cela, bien entendu, met nos « critiques »
dans une situation ridicule. Au dire de monsieur Tcherkézichvili,
par exemple, Marx et Engels auraient eu la haine du matérialisme
monistique ; leur matérialisme auràit été vulgaire, et non
monistique :
« La
grande science des naturalistes avec son système d’évolution, de
transformisme et de matérialisme monistique, si violemment détestée
par Engels… évitait la dialectique », etc. (Voir :
Nobati, n° 4, V. Tcherkézichvili.)
Il
s’ensuit que le matérialisme des sciences naturelles, approuvé
par Tcherkézichvili et que Engels « détestait », était un
matérialisme monistique et, par conséquent, il mérite d’être
approuvé, tandis que le matérialisme de Marx et d’Engels n’est
pas monistique ; dès lors, il ne mérite pas d’être reconnu.
Un
autre anarchiste déclare, lui ; que le matérialisme de Marx et
d’Engels est monistique, et c’est pourquoi il mérite d’être
rejeté.
« La
conception historique de Marx est un atavisme de Hegel. Le
matérialisme monistique d’un objectivisme absolu en général et
le monisme économique de Marx en particulier, sont impossibles dans
la nature et erronés en théorie… Le matérialisme monistique est
un dualisme mal déguisé et un compromis entre la métaphysique et
la science… » (Voir : Nobati, n° 6, Ch. G.).
Il
s’ensuit que le matérialisme monistique est inacceptable ;
que Marx et Engels ne le détestent pas et que, au contraire, ils
sont eux-mêmes des matérialistes monistiques, – il faut donc
rejeter le matérialisme monistique.
L’un
tire à dia et l’autre à hue ! Allez donc savoir lequel, du
premier ou du second dit la vérité ! L’accord ne s’est pas
encore fait entre eux quant aux qualités ou aux défauts du
matérialisme de Marx ; ils n’ont pas encore compris eux-mêmes
s’il est monistique ou non ; ils ne voient pas encore clair
dans la question de savoir ce qui est plus acceptable : le
matérialisme vulgaire ou monistique, mais déjà ils nous
assourdissent de leur vantardise : Vous voyez, nous avons battu
le marxisme !
En
effet, si chez messieurs les anarchistes l’un continue à foudroyer
les conceptions de l’autre, est-il besoin de dire que l’avenir
appartiendra aux anarchistes…
Non
moins risible est le fait que certains anarchistes « de renom »,
en dépit de leur « renommée », ne connaissent pas encore
les divers courants qui se sont fait jour dans la science.
Figurez-vous
qu’ils ignorent qu’il y a dans la science plusieurs variétés de
matérialisme, et que la différence est grande entre elles : il
existe, par exemple, un matérialisme vulgaire qui nie le rôle du
côté idéal et son action sur le côté matériel ; mais il y
a aussi le matérialisme dit monistique – la théorie matérialiste
de Marx – qui envisage scientifiquement les rapports entre le côté
idéal, et le côté matériel.
Or
les anarchistes confondent ces différentes variétés de
matérialisme, ils n’aperçoivent pas même des distinctions
manifestes entre elles, et déclarent du même coup avec le plus
grand aplomb : nous régénérons la science !
Voici,
par exemple, P. Kropotkine qui proclame avec beaucoup d’assurance
dans ses écrits « philosophiques », que l’anarchisme
communiste s’appuie sur la « philosophie matérialiste
moderne » ; cependant il n’explique pas d’un seul mot
sur quelle « philosophie matérialiste » précisément
s’appuie l’anarchisme communiste : sur la philosophie
matérialiste vulgaire, monistique ou quelque autre.
Il
ne sait sans doute pas qu’il existe, entre les divers courants du
matérialisme, un contraste fondamental ; il ne comprend pas que
confondre ces courants l’un avec l’autre ce n’est pas
« régénérer la science », mais faire preuve d’une
ignorance pure et simple. (Voir : Kropotkine, Science et
anarchisme, de même que l’Anarchie et sa philosophie.)
Il
faut en dire autant des disciples géorgiens de Kropotkine. Ecoutez
plutôt :
« D’après
Engels, et aussi d’après Kautsky, Marx a rendu à l’humanité un
éminent service en ce qu’il a… », entre autres, découvert
la « conception matérialiste.
Est-ce
vrai ? Nous ne le croyons pas, car nous savons… que tous les
historiens, savants et philosophes qui s’en tiennent au point de
vue que le mécanisme social est mis en mouvement soi-disant par des
conditions géographiques, climato-telluriennes, cosmiques,
anthropologiques et biologiques, sont tous des matérialistes ».
(Voir : Nobati, n° 2.).
Il
s’ensuit donc qu’entre le « matérialisme » d’Aristote
et celui d’Holbach ou entre le « matérialisme » de Marx et
celui de Moleschott il n’y a aucune différence ! Voilà bien
la critique ! Dire que des gens munis de telles connaissances
s’avisent de rénover la science ! Ce n’est pas sans raison
que l’on dit : « Cordonnier, tiens-t‘en à la
chaussure !… »
Ensuite.
Nos anarchistes « de renom » ont eu vent que le matérialisme
de Marx est une « théorie du ventre », et de nous reprocher,
à nous, marxistes :
« Suivant
Feuerbach, l’homme est ce qu’il mange. Cette formule a produit un
effet magique sur Marx et Engels », ce qui a fait conclure à
Marx que « le principal, la chose première, c’est la situation
économique, les rapports de production… »
Ensuite,
les anarchistes nous enseignent philosophiquement : « Dire
que l’unique moyen pour atteindre ce but (la vie sociale) est le
manger et la production économique serait une erreur… Si
principalement, au point de vue monistique, le manger et la situation
économique déterminaient l’idéologie, certains gros mangeurs
seraient des génies » (Voir : Nobati, N° 6, Ch. G.).
Vous
voyez bien comme il est aisé de réfuter le matérialisme de Marx et
d’Engels. Il suffit d’entendre de la bouche de quelque demoiselle
de pensionnat, des commérages de rue à l’adresse de Marx et
d’Engels ; il suffit de répéter ces commérages avec un
aplomb philosophique dans les colonnes d’un Nobati, pour mériter
d’emblée le renom de « critique » du marxisme !
Mais
dites-moi, messieurs, où, quand, sur quelle planète et quel Marx a
dit que « le manger détermine l’idéologie » ?
Pourquoi ne citez-vous pas une seule phrase, ni un seul mot des
écrits de Marx pour confirmer vos dires ? Marx disait, il est
vrai, que la situation économique des hommes détermine leur
conscience, leur idéologie.
Mais
qui vous a dit que le manger et la situation économique soient la
même chose ? Ignoreriez-vous vraiment que le phénomène
physiologique qu’est par exemple le manger, se distingue
foncièrement du phénomène sociologique qu’est, par exemple, la
situation économique des hommes ?
Confondre
ces deux phénomènes différents serait pardonnable, disons, à
quelque demoiselle de pensionnat, mais comment a-t-il pu se faire que
vous, les « destructeurs de la social-démocratie », les
« régénérateurs de la science », vous repreniez si
inconsidérément l’erreur d’une demoiselle de pensionnat ?
Et
d’ailleurs, comment le manger peut-il déterminer l’idéologie
sociale ? Allons, réfléchissez bien à ce que vous dites :
le manger, la forme du manger ne change pas. Autrefois aussi les
hommes mangeaient, mastiquaient et digéraient leur nourriture tout
comme aujourd’hui, tandis que l’idéologie change constamment.
Antique, féodale, bourgeoise, prolétarienne, – telles sont, entre
autres, les formes qu’affecte l’idéologie. Est-il concevable que
ce qui ne change pas détermine ce qui change constamment ?
Poursuivons.
Pour les anarchistes le matérialisme de Marx, « c’est toujours
du parallélisme… » Ou encore : « le matérialisme
monistique est un dualisme mal déguisé et un compromis entre la
métaphysique et la science… » « Marx tombe dans le
dualisme parce qu’il représente les rapports de production comme
chose matérielle, et les aspirations humaines et la volonté comme
une illusion et une utopie, qui est sans importance, bien qu’elle
existe ». (Voir : Nobati, n° 6, Ch. G.).
D’abord
le matérialisme monistique de Marx n’a rien de commun avec
l’absurde parallélisme. Du point de vue de ce matérialisme le
côté matériel, le contenu, précède nécessairement le côté
idéal, la forme. Le parallélisme, lui, rejette cette façon de voir
et déclare péremptoirement que ni le côté matériel, ni le côté
idéal ne précèdent l’un l’autre et que tous deux se
développent ensemble, parallèlement.
En
second lieu, même si effectivement « Marx représentait les
rapports de production comme chose matérielle, et les aspirations
humaines et la volonté comme une illusion et une utopie sans
importance », cela signifierait-il que Marx est un dualiste ?
Le
dualiste, on le sait, attribue une égale importance au côté idéal
et au côté matériel en tant que deux principes opposés. Mais si,
selon vous, Marx place plus haut le côté matériel et, au
contraire, ne prête pas attention au côté idéal, en tant que
« utopie », alors où avez-vous été chercher, messieurs les
« critiques », le dualisme de Marx ?
Troisièmement,
quel lien peut-il y avoir entre le monisme matérialiste et le
dualisme, quand un enfant même sait que le monisme part d’un seul
principe – de la nature ou de l’être ayant des formes matérielle
et idéale, tandis que le dualisme part de deux principes – matériel
et idéal, qui, conformément au dualisme, s’excluent l’un
l’autre ?
Quatrièmement,
quand donc Marx « a-t-il représenté les aspirations humaines et
la volonté comme une utopie et une illusion » ?
Il
est vrai que Marx a expliqué les « aspirations humaines et la
volonté » par le développement économique, et lorsque les
aspirations de certains hommes de cabinet ne correspondaient pas à
la situation économique, il les appelait utopiques. Est-ce à dire
que, selon Marx, les aspirations humaines en général sont
utopiques ?
Cela
aussi a-t-il vraiment besoin d’être expliqué ? N’auriez-vous
pas lu les paroles de Marx : » L’humanité ne se pose
jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre » (Voir :
la préface à la Critique de l’économie politique), c’est-à-dire,
en thèse générale, l’humanité ne se propose pas des buts
utopiques. Il est clair que notre « critique » ou bien ne
comprend pas ce dont il parle, ou il déforme sciemment les faits.
Cinquièmement,
qui vous a dit que, selon Marx et Engels, les « aspirations
humaines et la volonté sont sans importance » ? Pourquoi
n’indiquez-vous pas où ils parlent de cela ? Est-ce que dans
le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans les Luttes de classe en
France, dans la Guerre civile en France et dans les autres brochures
analogues, Marx ne parle pas du rôle des « aspirations et de la
volonté » ? Alors pourquoi Marx s’est-il attaché à
développer dans le sens socialiste « la volonté et les
aspirations. des prolétaires ?
Pourquoi
a-t-il fait de la propagande parmi eux, s’il n’attachait pas
d’importance aux « aspirations et à la volonté » ?
Ou bien, de quoi parle Engels dans ses articles bien connus de 1891 à
1894, sinon de l’ »importance de la volonté et des
aspirations » ?
Il
est vrai que, suivant Marx, la « volonté et les aspirations des
hommes puisent leur contenu dans la situation économique. Est-ce à
dire cependant qu’eux-mêmes n’exercent aucune influence sur le
développement des rapports économiques ? Les anarchistes
ont-ils vraiment tant de peine à comprendre cette idée pourtant si
simple ?
Encore
une « accusation » de messieurs les anarchistes : « On
ne peut se représenter la forme sans le contenu… » ;
aussi bien ne peut-on dire que la « forme suit le contenu
(retarde sur le contenu. K.)… ils « coexistent »… Dans le
cas contraire, le monisme est une absurdité ». (Voir :
Nobati, n° 1, Ch. G.)
Voilà
encore notre « savant » qui s’embrouille un peu. Que le
contenu soit inconcevable sans la forme, c’est juste. Mais il n’en
est pas moins juste que la forme existante ne correspond jamais
entièrement au contenu existant : la première retarde sur le
second ; le nouveau contenu revêt toujours, dans une certaine
mesure, une vieille forme, ce qui fait que la vieille forme et le
nouveau contenu sont toujours en conflit.
C’est
sur ce terrain précisément que s’accomplissent les révolutions,
et c’est là qu’apparaît du reste l’esprit révolutionnaire du
matérialisme de Marx. Les anarchistes « de renom », eux, ne
l’ont pas compris, – et la faute, bien entendu, en revient à
eux-mêmes, et non à la théorie matérialiste.
Tel
est le point de vue des anarchistes sur la théorie matérialiste de
Marx et d’Engels, si tant est que l’on puisse, en général,
appeler cela un point de vue.
III.
SOCIALISME PROLÉTARIEN
Nous
connaissons maintenant la doctrine théorique de Marx : nous
connaissons sa méthode, de même que sa théorie.
Quelles
sont les conclusions’ pratiques à tirer de cette doctrine ?
Quel
lien rattache le matérialisme dialectique et le socialisme
prolétarien ?
La
méthode dialectique affirme que seule peut être progressive
jusqu’au bout, que seule peut briser le joug de l’esclavage, la
classe qui grandit de jour en jour, qui va toujours de l’avant et
lutte inlassablement pour un meilleur avenir.
Nous
voyons que la seule classe qui se développe sans discontinuer, qui
va toujours de l’avant et lutte pour l’avenir, c’est le
prolétariat urbain et rural. C’est donc que nous devons servir le
prolétariat et fonder nos espoirs sur lui.
Telle
est la première conclusion pratique à tirer de la doctrine
théorique de Marx.
Mais
il y a servir et servir. Bernstein lui aussi « sert » le
prolétariat, quand il lui prêche l’oubli du socialisme.
Kropotkine lui aussi « sert » le prolétariat, quand il lui
offre un « socialisme » communautaire éparpillé, privé
d’une large base industrielle.
Karl
Marx lui aussi sert le prolétariat, quand il l’appelle au
socialisme prolétarien qui s’appuie sur cette large base qu’est
la grande industrie moderne.
Que
faire pour que notre travail profite au prolétariat ? Comment
servir le prolétariat ?
La
théorie matérialiste affirme que tel ou tel idéal ne peut rendre
au prolétariat un service effectif, que si cet idéal n’est pas
contraire au développement économique du pays ; que s’il
répond de tout point aux exigences de ce développement.
Le
progrès économique du régime capitaliste montre que la production
moderne prend un caractère social ; que le caractère social de
la production nie radicalement la propriété capitaliste existante.
Par conséquent, notre tâche principale est de contribuer à
l’abolition de la propriété capitaliste et à l’instauration de
la propriété socialiste.
C’est
dire que la doctrine de Bernstein qui prêche l’oubli du
socialisme, contredit foncièrement les exigences du développement
économique ; elle sera préjudiciable au prolétariat.
Le
développement économique du régime capitaliste montre ensuite que
la production moderne s’étend chaque jour davantage ; qu’elle
ne tient plus dans le cadre de telles ou telles villes ou provinces ;
qu’elle fait sauter sans cesse ce cadre et s’étend au territoire
de l’Etat tout entier.
Par
conséquent, il nous faut applaudir à l’élargissement de la
production et admettre pour base du socialisme futur, non point des
villes et des communes isolées, mais le territoire un et indivisible
de l’ensemble de l’Etat, territoire qui dans l’avenir, bien
entendu, prendra de plus en plus d’extension. C’est dire que la
théorie de Kropotkine, qui confine le socialisme futur dans le cadre
de telles ou telles villes ou communes, va à l’encontre d’une
extension vigoureuse de la production ; elle sera préjudiciable
au prolétariat.
Lutter
pour une large vie socialiste, en tant qu’objectif principal, voilà
comment il nous faut servir le prolétariat.
Telle
est la seconde conclusion pratique à tirer de la doctrine théorique
de Marx.
Il est clair que le socialisme prolétarien procède
directement du matérialisme dialectique.
Qu’est-ce
que le socialisme prolétarien ?
Le
régime actuel est capitaliste. Cela veut dire que le monde est
divisé en deux camps opposés, celui d’une petite poignée de
capitalistes et celui de la majorité, les prolétaires. Ces derniers
travaillent jour et nuit, mais ils n’en restent pas moins pauvres
comme avant. Les capitalistes ne travaillent pas, mais ils n’en
sont pas moins riches.
Cela
ne vient pas de ce que les prolétaires manquent soi-disant
d’intelligence, tandis que les capitalistes ont du génie ;
c’est parce que les capitalistes s’approprient le fruit du
travail des prolétaires, parce qu’ils les exploitent.
Pourquoi
le fruit du travail des prolétaires est-il approprié précisément
par les capitalistes, et non par les prolétaires eux-mêmes ?
Pourquoi les capitalistes exploitent-ils les prolétaires, et non
inversement ?
Parce
que le régime capitaliste repose sur la production marchande :
tout ici prend la forme d’une marchandise, partout règne le
principe de l’achat et de la vente. Ici vous pouvez acheter non
seulement les objets de consommation, les aliments, mais aussi la
force de travail des hommes, leur sang, leur conscience. Les
capitalistes savent tout cela, et ils achètent la force de travail
des prolétaires, ils les embauchent. Cela veut dire que les
capitalistes se font les maîtres de la force de travail qu’ils
achètent.
Les
prolétaires, eux, perdent le droit sur la force de travail qu’il
vendent. C’est-à-dire que ce que cette force de travail produit
n’appartient plus aux prolétaires, mais appartient uniquement aux
capitalistes et remplit leurs poches.
Il
est possible que la force de travail que vous vendez produise pour
cent roubles de marchandises par jour, mais cela ne vous regarde pas
et ne vous appartient pas ; cela regarde uniquement les
capitalistes et leur appartient – vous n’avez à toucher que votre
salaire journalier qui suffira peut-être à satisfaire vos besoins
immédiats, si, bien entendu, vous menez une vie économe. Bref, les
capitalistes achètent la force de travail des prolétaires, ils les
embauchent, et c’est pourquoi précisément les capitalistes
s’approprient le fruit du travail des prolétaires ; c’est
pourquoi ils exploitent les prolétaires, et non inversement.
Mais
pourquoi sont-ce les capitalistes précisément qui achètent la
force de travail des prolétaires ? Pourquoi les capitalistes
embauchent-ils les prolétaires, et non inversement ?
Parce
que le principe fondamental du régime capitaliste est la propriété
privée des instruments et moyens de production. Parce que les
fabriques, les usines, la terre et le sous-sol, les forêts et les
chemins de fer, les machines et les autres moyens de production sont
la propriété privée d’une petite poignée de capitalistes.
Parce
que les prolétaires sont privés de tout cela. Voilà pourquoi les
capitalistes embauchent les prolétaires pour mettre en marche
fabriques et usines, sinon leurs instruments et moyens de production
ne donneraient aucun profit. Voilà pourquoi les prolétaires vendent
leur force de travail aux capitalistes, car autrement ils mourraient
de faim.
Tous
ces faits projettent la lumière sur le caractère général de la
production capitaliste.
D’abord,
il va de soi que la production capitaliste ne peut être quelque
chose d’uni et d’organisé ; elle est d’un bout à l’autre
divisée en entreprises privées de tels ou tels capitalistes.
En
second lieu, il n’est pas moins évident que le but immédiat de
cette production éparpillée n’est point de satisfaire les besoins
de la population, mais de produire des marchandises destinées à la
vente, en vue d’augmenter les profits des capitalistes.
Mais
comme tout capitaliste cherche à augmenter ses profits, chacun d’eux
s’applique à produire le plus de marchandises possible, ce qui
fait que le marché est bien vite saturé, les prix des marchandises
baissent, et c’est la crise générale qui survient.
Ainsi,
les crises, le chômage, les à-coups dans la production, l’anarchie
de la production, etc., sont le résultat direct du défaut
d’organisation de la production capitaliste moderne.
Et
si ce régime social inorganisé n’est pas encore détruit pour le
moment, s’il résiste encore vigoureusement aux attaques du
prolétariat, cela s’explique avant tout par le fait que l’Etat
capitaliste, le gouvernement capitaliste en assume la défense.
Tel
est le fondement de la société capitaliste moderne.
Il
ne fait pas de doute que la société future reposera sur une tout
autre base.
La
société future sera une société socialiste. Cela veut dire avant
tout qu’il n’y aura point de classes : il n’y aura ni
capitalistes, ni prolétaires, et, par suite, pas d’exploitation.
Il n’y aura là que des travailleurs unis dans un effort collectif.
La
société future sera une société socialiste. Cela veut dire aussi
qu’avec l’exploitation y seront supprimés la production
marchande, la vente et l’achat. Aussi bien, n’y aura-t-il point
de place pour les acheteurs et les vendeurs de la force de travail,
pour les employeurs et les employés. Il n’y aura là que des
travailleurs libres.
La
société future sera une société socialiste. Cela veut dire enfin,
que, avec le travail salarié, sera supprimée toute propriété
privée des instruments et moyens de production ; il n’y aura
là ni prolétaires pauvres, ni riches capitalistes, -il n’y aura
que des travailleurs possédant en commun toute la terre et le
sous-sol, toutes les forêts, toutes les fabriques et usines, tous
les chemins de fer, etc.
Comme
on le voit, le but principal de la production future consiste à
satisfaire directement les besoins de la société, et non à
produire des marchandises destinées à la vente en vue d’augmenter
les profits des capitalistes. Il n’y aura pas de place ici pour la
production marchande, de lutte pour les profits, etc.
Il
est évident, d’autre part, que la production future sera organisée
sur le mode socialiste : ce sera une production hautement
évoluée, qui tiendra compte des besoins de la société et ne
produira que la quantité nécessaire à la société. Il n’y aura
point de place, ici, pour une production éparpillée, ni pour la
concurrence, ni pour les crises, ni pour le chômage.
Là
où les classes n’existent pas, où n’existent ni riches ni
pauvres, l’Etat devient inutile, de même que le pouvoir politique
qui opprime les pauvres et défend les riches. Par conséquent, la
société socialiste n’aura pas besoin de maintenir le pouvoir
politique.
Aussi
Karl Marx disait-il déjà en 1846 :
« La
classe laborieuse substituera dans le cours de son développement à
l’ancienne société civile une association qui exclura les classes
et leur antagonisme, et il n’y aura plus de pouvoir politique
proprement dit… » (Voir : Misère de la philosophie).
Aussi
Engels disait-il en 1884 :
« Ainsi,
l’Etat n’a pas existé de tout temps. Il y eut des sociétés qui
s’en sont passées, qui n’avaient pas la moindre idée de l’Etat
ni du pouvoir de l’Etat. A un certain degré de son développement
économique, impliquant nécessairement la division de la société
en classes, l’Etat devint… une nécessité.
Nous
approchons maintenant à grands pas vers un degré de développement
de la production tel que l’existence de ces classes a non seulement
cessé d’être une nécessité, mais devient un obstacle direct à
la production. Les classes disparaîtront aussi inéluctablement
qu’elles sont apparues. Avec la disparition des classes disparaîtra
inéluctablement l’Etat. La société, qui réorganisera la
production sur la base de l’association libre et égale des
producteurs, renverra la machine d’Etat à la place qui lui
revient : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la
hache de bronze ». (Voir : l’Origine de la famille. de la
propriété privée et de l’Etat).
D’autre
part, l’on conçoit que pour administrer les affaires publiques, à
côté des bureaux locaux où seront concentrés les divers
renseignements, la société socialiste aura besoin d’un bureau
central des statistiques, qui sera chargé de s’informer des
besoins de toute la société pour, ensuite, répartir d’une façon
adéquate les divers emplois entre les travailleurs. Il faudra aussi
réunir des conférences et surtout des congrès, dont les décisions
seront absolument obligatoires, jusqu’au congrès suivant, pour les
camarades restés en minorité.
Il
est évident enfin que le travail libre et fraternel devra entraîner
à sa suite une satisfaction non moins fraternelle et complète de
tous les besoins, dans la future société socialiste. C’est dire
que si la société future demande à chacun de ses membres juste
autant de travail qu’il en peut fournir, la société à son tour
sera tenue de délivrer à chacun la quantité de produits dont il
aura besoin.
De
chacun selon ses capacités, à chacun suivant ses besoins !
telle est la base sur laquelle doit être créé le futur régime
collectiviste.
Certes,
au premier degré du socialisme, quand des éléments non encore
habitués au travail s’associeront à la vie nouvelle, les forces
productives, elles aussi, ne seront pas suffisamment développées,
et il existera encore le travail « dur » et le travail
« facile » ; l’application du principe – « à
chacun suivant ses besoins » – sera sans aucun doute rendu très
difficile, et la société sera obligée de se placer momentanément
sur une autre voie, sur une voie moyenne.
Mais
il est certain d’autre part que lorsque la société future se sera
engagée dans la bonne voie, que les survivances du capitalisme
auront été déracinées, le seul principe répondant à la société
socialiste sera le principe mentionné plus haut.
Aussi
Marx disait-il en 1875 :
»
Dans une phase supérieure de la société communiste (c’est-à-dire
socialiste), quand auront disparu l’asservissante subordination des
individus à la division du travail et, avec elle, l’antagonisme
entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le
travail sera devenu non seulement un moyen de vivre, mais deviendra
lui-même un premier besoin de l’existence ; quand, avec le
développement des individus en tous sens, les forces productives
iront s’accroissant… alors seulement l’étroit horizon du droit
bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra
inscrire sur ses drapeaux : « De chacun selon ses capacités,
à chacun suivant ses besoins ! » (Voir : Critique du
programme de Gotha).
Tel
est en somme le tableau de la future société socialiste
conformément à la théorie de Marx.
Fort
bien. Mais la réalisation du socialisme est-elle possible ?
Peut-on supposer que l’homme pourra se dépouiller lui-même de ses
« sauvages habitudes » ?
Ou
bien encore : si chacun reçoit suivant ses besoins, peut-on
supposer que le niveau des forces productives de la société
socialiste sera suffisant pour cela ?
La
société socialiste suppose des forces productives suffisamment
développées et une conscience socialiste des hommes, leur éducation
socialiste. Ce qui entrave le développement des forces productives
actuelles, c’est la propriété capitaliste existante.
Mais
si l’on tient compte que dans la société future cette propriété
n’existera pas, il apparaît clairement que les forces productives
décupleront. Il ne faut pas oublier non plus que dans la société
future des centaines de mille parasites actuels, ainsi que les
chômeurs s’attelleront à la besogne et viendront grossir les
rangs des travailleurs, ce qui contribuera sensiblement au
développement des forces productives.
En
ce qui concerne les « sauvages » sentiments et conceptions
des hommes, ils ne sont pas aussi éternels que d’aucuns le
pensent : il fut un temps, celui du communisme primitif, où
l’individu ne reconnaissait pas la propriété privée ; le
temps est venu, celui de la production individuelle, où la propriété
privée s’est emparée des sentiments et de l’esprit des hommes ;
et voici qu’arrive un temps nouveau, celui de la production
socialiste, – faut-il donc s’étonner si les sentiments et l’esprit
des hommes se pénètrent de tendances socialistes ? Est-ce que
l’être ne détermine pas les « sentiments » et les
conceptions des hommes ?
Mais
où est la preuve que le régime socialiste sera inévitablement
instauré ? Le socialisme suivra-t-il inévitablement le
développement du capitalisme d’aujourd’hui ? Ou autrement
dit : comment savons-nous que le socialisme prolétarien de Marx
n’est pas qu’un doux rêve, qu’une fantaisie ? Où
chercher les preuves scientifiques ?
L’histoire
montre que la forme de propriété est directement dépendante de la
forme de production, ce qui fait qu’avec le changement de la forme
de production tôt ou tard change inévitablement la forme de
propriété. Il fut un temps où la propriété avait un caractère
communiste ; où forêts et champs, dans lesquels erraient les
hommes primitifs, appartenaient à tout le monde, et non à des
particuliers. Pourquoi existait alors la propriété communiste ?
Parce
que la production était communiste, le travail se faisait en commun,
collectivement, – on travaillait ensemble et l’on ne pouvait se
passer l’un de l’autre.
Un
autre temps est venu, celui de la production petite-bourgeoise, quand
la propriété a pris un caractère individualiste (privé), et que
tout ce qui est nécessaire à l’homme (à l’exception, bien
entendu, de l’air, de la lumière, du soleil, etc.) a été reconnu
propriété privée.
Pourquoi
ce changement s’est-il produit ? Parce que la production est
devenue individualiste, chacun a commencé à travailler pour son
propre compte, blotti dans son coin. Enfin le temps vient, celui de
la grande production capitaliste, où des centaines et des milliers
d’ouvriers se réunissent sous le même toit, dans une seule
fabrique, et se livrent à un travail commun. Vous ne verrez point là
le travail isolé, à l’ancienne mode, alors que chacun tirait de
son côté.
Ici
chaque ouvrier et tous les ouvriers de chaque atelier sont
étroitement liés par le travail avec les camarades de leur atelier,
comme aussi avec ceux des autres ateliers. Il suffit qu’un atelier
quelconque s’arrête, pour que les ouvriers de toute la fabrique
n’aient plus rien à faire.
Comme
on le voit le processus de production, le travail, a pris déjà un
caractère social, il a acquis une nuance socialiste. Il en est ainsi
non seulement dans les différentes fabriques, mais encore dans des
industries entières et entre les branches de production : il
suffit que les ouvriers des chemins de fer se mettent en grève pour
que la production se trouve dans une situation difficile ; il
suffit que la production du pétrole ou du charbon s’arrête, pour
que, peu de temps après, des fabriques et des usines entières
ferment leurs portes.
Il
est clair qu’ici le processus de production a pris un caractère
social, collectiviste. Et comme le caractère privé de
l’appropriation ne correspond pas au caractère social de la
production ; comme le travail collectiviste d’aujourd’hui
doit nécessairement amener la propriété collective, il va de soi
que le régime socialiste succédera aussi inévitablement au
capitalisme que le jour succède à la nuit.
C’est
ainsi que l’histoire justifie l’inévitabilité du socialisme
prolétarien de Marx.
L’histoire
nous apprend que la classe ou le groupe social, qui joue le rôle
principal dans la production sociale et en détient les principales
fonctions, doit avec le temps devenir inévitablement le maître de
cette production. II fut un temps, celui du matriarcat, où les
femmes étaient maîtresses de la production.
Comment
expliquer cela ?
C’est
que dans la production de ce temps, dans la culture primitive du sol,
les femmes jouaient le rôle principal, elles exerçaient les
principales fonctions, alors que les hommes erraient dans les forêts
à la recherche du gibier. Le temps est venu, celui du patriarcat, où
la situation dominante dans la production est passée aux hommes.
Pourquoi
ce changement est-il survenu ? Parce que dans la production
d’alors, dans l’économie fondée sur l’élevage, où les
principaux instruments de production étaient la lance, le lasso,
l’arc et la flèche, le rôle principal appartenait aux hommes…
Le
temps arrive, celui de la grande production capitaliste, où les
prolétaires commencent à tenir le rôle principal dans la
production, où toutes les principales fonctions en matière de
production passent dans leurs mains ; où sans eux la production
ne peut se maintenir un seul jour (rappelons-nous les grèves
générales) ; où les capitalistes, loin d’être nécessaires
à la production, ne font même que la gêner.
Qu’est-ce
à dire ? Ou bien toute vie sociale va entièrement disparaître,
ou bien le prolétariat doit tôt ou tard, mais inévitablement,
devenir le maître de la production moderne, son seul propriétaire,
son propriétaire socialiste.
Les
crises industrielles d’aujourd’hui, qui sonnent le glas de la
propriété capitaliste et posent la question de front : ou le
capitalisme, ou le socialisme, – rendent cette conclusion
parfaitement évidente : elles font nettement apparaître le
parasitisme des capitalistes et le triomphe inévitable du
socialisme.
Voilà
comment l’histoire définit encore l’inévitabilité du
socialisme prolétarien de Marx.
Ce
n’est point sur du sentimentalisme ni sur une « justice »
abstraite, ni sur l’amour pour le prolétariat, mais sur les
principes scientifiques rappelés plus haut, que s’édifie le
socialisme prolétarien.
Voilà
pourquoi le socialisme prolétarien est aussi appelé « socialisme
scientifique ».
Déjà
en 1877 Engels disait :
« Si
notre certitude concernant la révolution imminente dans le mode
actuel de répartition des produits du travail… s’appuyait
uniquement sur la conscience que ce mode de répartition n’est pas
équitable, et que l’équité doit cependant triompher un jour,
notre situation serait grave et nous aurions à attendre
longtemps… »
L’essentiel,
ici, c’est que « les forces productives engendrées par le mode
capitaliste actuel de production et le système fondé par lui de
répartition des biens économiques, entreraient en contradiction
flagrante avec ce mode de production au point de rendre nécessaire
une révolution dans le mode de production et de répartition, et qui
supprimerait toutes les distinctions de classe, si l’on voulait
éviter la perte de toute la société d’aujourd’hui. C’est sur
ce fait matériel palpable… et non sur les représentations de tels
ou tels penseurs de cabinet relativement à ce qui est juste ou
injuste, qu’est fondée la certitude de la victoire du socialisme
moderne ». (Voir : Anti-Dühring).
Cela
ne signifie certes pas que, dès l’instant où le capitalisme se
décompose, on peut instituer le régime socialiste à tout moment,
quand bon nous semblera.
Ainsi
pensent seulement les anarchistes et autres idéologues
petits-bourgeois. L’idéal socialiste n’est pas l’idéal de
toutes les classes. C’est l’idéal du prolétariat seulement, et
toutes les classes ne sont pas directement intéressées à sa
réalisation, sauf le prolétariat.
Or,
cela veut dire que tant que le prolétariat ne forme qu’une faible
partie de la société, l’instauration du régime socialiste est
impossible.
La
disparition de l’ancienne forme de production, la concentration
suivie de la production capitaliste et la prolétarisation de la
majorité de la société : telles sont les conditions
nécessaires à la réalisation du socialisme. Mais cela ne suffit
pas encore. La majeure partie de la société peut déjà être
prolétarisée, sans que toutefois le socialisme se réalise.
Car
pour réaliser le socialisme il faut, en plus de tout cela, une
conscience de classe, le rassemblement du prolétariat et l’aptitude
à régler ses propres affaires. Et pour acquérir toutes ces choses,
il faut aussi ce qu’on appelle la liberté politique, c’est-à-dire
la liberté de la parole, de la presse, des grèves et des
associations, en un mot la liberté de la lutte de classe. Or la
liberté politique n’est pas partout assurée de façon égale.
Aussi
bien n’est-il pas indifférent au prolétariat dans quelles
conditions il aura à mener la lutte : sous le régime d’une
autocratie féodale (Russie), d’une monarchie constitutionnelle
(Allemagne), d’une république de grande bourgeoisie (France) ou
dans une république démocratique (ce que réclame la
social-démocratie russe). La liberté politique est assurée le
mieux et avec le plus de plénitude dans la république démocratique,
si tant est naturellement qu’elle puisse, en général, être
assurée en régime capitaliste. C’est pourquoi tous les partisans
du socialisme prolétarien travaillent énergiquement à
l’instauration d’une république démocratique, comme le « pont »
le meilleur vers le socialisme.
Voilà
pourquoi le programme marxiste, dans les conditions actuelles,
comporte deux parties : le programme maximum, qui se donne pour
but le socialisme, et le programme minimum, qui se propose de frayer
un chemin vers le socialisme par la république démocratique.
Comment
le prolétariat doit-il agir ? dans quelle voie doit-il
s’engager pour réaliser consciemment son programme, renverser le
capitalisme et construire le socialisme ?
La
réponse est claire : le prolétariat ne pourra arriver au
socialisme en se réconciliant avec la bourgeoisie. Il doit
absolument engager la lutte, qui doit être une lutte de classe,
celle de l’ensemble du prolétariat contre toute la bourgeoisie. Ou
bien la bourgeoisie avec son capitalisme, ou bien le prolétariat
avec son socialisme ! Voilà sur quelle base doit reposer
l’action du prolétariat, sa lutte de classe.
Mais
la lutte de classe du prolétariat affecte des formes variées. La
lutte de classe c’est, par exemple, la grève, partielle ou
générale, peu importe. La lutte de classe, ce sont sans aucun doute
le boycottage, le sabotage. La lutte de classe, ce sont encore les
manifestations, les démonstrations, la participation aux
établissements représentatifs, etc., qu’il s’agisse de
parlements nationaux ou d’autonomies administratives locales.
Ce
sont là les différentes formes d’une seule et même lutte de
classe. Nous n’allons pas examiner ici quelle forme de lutte a une
plus grande importance pour le prolétariat dans sa lutte de classe.
Notons seulement qu’en son temps et lieu chacune de ces formes est
certainement nécessaire au prolétariat, comme moyen indispensable
pour développer la conscience de lui-même et son esprit
d’organisation.
Or
la conscience de soi-même et l’esprit d’organisation sont aussi
nécessaires au prolétariat que l’air qu’il respire. Il convient
cependant de remarquer, d’autre part, que toutes ces formes de
lutte ne sont pour le prolétariat que des moyens préparatoires ;
qu’aucune de ces formes, prise isolément, ne constitue un moyen
décisif par lequel le prolétariat sera en mesure d’abattre le
capitalisme. Il est impossible d’abattre le capitalisme uniquement
par la grève générale : celle-ci peut seulement préparer
certaines conditions pour atteindre ce but.
On
ne conçoit pas que le prolétariat puisse renverser le capitalisme
par sa seule participation au parlement : on ne peut à l’aide
du parlementarisme que préparer certaines conditions pour renverser
le capitalisme.
En
quoi consiste donc le moyen décisif à l’aide duquel le
prolétariat renversera le régime capitaliste ?
Ce
moyen, c’est la révolution socialiste.
Les
grèves, le boycottage, le parlementarisme, la manifestions, la
démonstration, toutes ces formes de lutte sont bonnes en tant que
moyens destinés à préparer et à organiser le prolétariat. Mais
aucun de ces moyens n’est capable de supprimer l’inégalité
existante. Il faut que tous ces moyens soient réunis en un seul
moyen principal et décisif ; il faut que le prolétariat se
lève et prononce une attaque décisive contre la bourgeoisie pour
détruire le capitalisme jusqu’en ses fondements. Ce moyen
principal et décisif, c’est la révolution socialiste.
On
ne saurait considérer la révolution socialiste comme une attaque
inattendue et de brève durée. C’est une lutte de longue haleine
par laquelle les masses prolétariennes infligent à la bourgeoisie
la défaite et s’emparent de ses positions.
Et
comme la victoire du prolétariat lui donnera en même temps la
domination sur la bourgeoisie vaincue ; comme pendant le heurt
des classes la défaite d’une classe signifie la domination de
l’autre, le premier degré de la révolution socialiste sera la
domination politique du prolétariat sur la bourgeoisie.
La
dictature socialiste du prolétariat, la prise du pouvoir par le
prolétariat, voilà par quoi doit commencer la révolution
socialiste.
Cela
veut dire que, tant que la bourgeoisie n’a pas été entièrement
vaincue ; tant que ses richesses n’ont pas été saisies, le
prolétariat doit absolument disposer d’une force militaire, il
doit absolument avoir sa propre « garde prolétarienne », à
l’aide de laquelle il repoussera les attaques
contre-révolutionnaires de la bourgeoisie agonisante, comme ce fut
le cas pour le prolétariat de Paris, pendant la Commune.
La
dictature socialiste, elle, est nécessaire au prolétariat pour que
celui-ci puisse, par ce moyen, exproprier la bourgeoisie, lui
confisquer la terre, les forêts, les fabriques et les usines, les
machines, les chemins de fer, etc.
L’expropriation
de la bourgeoisie, voilà ce que doit amener la révolution
socialiste.
Tel
est le moyen principal et décisif à l’aide duquel le prolétariat
renversera le régime capitaliste d’aujourd’hui.
Aussi
bien Karl Marx disait-il dès 1847 :
« …
La première étape dans la révolution ouvrière est la constitution
du prolétariat en classe dominante… Le prolétariat se servira de
sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital
à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de
production dans les mains… du prolétariat organisé en classe
dominante… » (Voir : le Manifeste communiste.)
Voilà
la voie que doit suivre le prolétariat, s’il veut réaliser le
socialisme.
De
ce principe général dérivent toutes les autres conceptions
tactiques. Les grèves, le boycottage, les démonstrations, le
parlementarisme n’ont d’importance que dans la mesure où ils
contribuent à organiser le prolétariat, à renforcer et à élargir
ses organisations en vue d’accomplir la révolution socialiste.
Ainsi
la révolution socialiste est nécessaire pour réaliser le
socialisme ; or, la révolution socialiste doit commencer par la
dictature du prolétariat, c’est-à-dire que le prolétariat doit
s’emparer du pouvoir politique pour exproprier, par ce moyen, la
bourgeoisie.
Mais
il faut pour tout cela que le prolétariat soit organisé, groupé,
uni ; il faut que de fortes organisations prolétariennes soient
créées et qu’elles progressent sans discontinuer.
Quelles
formes doivent prendre les organisations du prolétariat ?
Les
organisations de masse les plus répandues, ce sont les syndicats et
les coopératives ouvrières (notamment les coopératives de
production et de consommation). Le but des syndicats est de lutter
(principalement) contre le capital industriel, afin d’améliorer la
condition des ouvriers dans le cadre du capitalisme actuel. Le but
des coopératives est de lutter (principalement) contre le capital
commercial pour étendre la consommation des ouvriers en réduisant
les prix des articles de première nécessité, naturellement dans le
cadre de ce même capitalisme.
Syndicats
et coopératives sont, sans contredit, nécessaires au prolétariat
en tant que moyens tendant à organiser la masse prolétarienne.
Aussi bien, du point de vue du socialisme prolétarien de Marx et
d’Engels, le prolétariat doit se saisir de ces deux formes
d’organisation, les consolider et les renforcer, – bien entendu,
dans la mesure où les conditions politiques existantes le lui
permettent.
Cependant,
les syndicats et les coopératives à eux seuls ne peuvent suffire
aux besoins du prolétariat en lutte dans le domaine de
l’organisation. Cela, parce que lesdites organisations ne peuvent
sortir du cadre du capitalisme, leur but étant d’améliorer la
condition des ouvriers dans le cadre du capitalisme.
Mais
les ouvriers veulent se libérer entièrement de l’esclavage
capitaliste ; ils veulent briser ce cadre, au lieu de se mouvoir
uniquement dans le cadre du capitalisme. Par conséquent, il faut
encore une autre organisation, qui ralliera autour d’elle les
éléments conscients parmi les ouvriers de toutes les professions,
fera du prolétariat une classe consciente et s’assignera comme but
principal la destruction du régime capitaliste, la préparation de
la révolution socialiste.
Cette
organisation est le parti social-démocrate du prolétariat.
Ce
parti doit être un parti de classe, absolument indépendant des
autres partis. Cela, parce qu’il est le parti de la classe des
prolétaires, dont l’affranchissement ne peut se faire que par
leurs propres mains.
Ce
parti doit être un parti révolutionnaire. Cela, parce que
l’affranchissement des ouvriers n’est possible que par la voie
révolutionnaire, à l’aide de la révolution socialiste.
Ce
parti doit être un parti international, dont les portes seraient
ouvertes devant chaque prolétaire conscient. Cela, parce que
l’affranchissement des ouvriers n’est pas une question nationale,
mais sociale, dont la signification est la même, aussi bien pour le
prolétaire géorgien que pour le prolétaire russe et les
prolétaires des autres nations.
Il
s’ensuit donc que plus les prolétaires des différentes nations se
grouperont étroitement, et plus les barrières nationales dressées
entre elles seront détruites à fond, plus fort sera le parti du
prolétariat et plus facile l’organisation du prolétariat au sein
d’une classe indivisible.
Il
faut donc, autant que possible, appliquer dans les organisations du
prolétariat le principe du centralisme, en l’opposant à
l’éparpillement fédéraliste, – qu’il s’agisse du parti, des
syndicats ou des coopératives, peu importe.
Il
est non moins certain que toutes ces organisations doivent reposer
sur une base démocratique, naturellement, dans la mesure où les
conditions politiques et autres ne s’y opposeront pas.
Quels
doivent être les rapports entre le parti d’un côté et les
coopératives et les syndicats, de l’autre ? Ces derniers
doivent-ils être des organisations du parti ou sans-parti ?
La
solution de ce problème dépend de la question de savoir où et dans
quelles conditions le prolétariat a à lutter. Il est hors de doute,
en tout cas, que syndicats et coopératives se développent avec
d’autant plus de plénitude qu’ils se trouvent dans des rapports
d’amitié plus étroits avec le parti socialiste du prolétariat.
Cela,
parce que ces deux organisations économiques, si elles ne sont pas
proches d’un parti socialiste fort, se rapetissent souvent ;
elles vouent à l’oubli les intérêts généraux de la classe au
profit des intérêts étroitement professionnels, portant par là un
grand préjudice au prolétariat. Aussi est-il nécessaire, en tout
état de cause, d’assurer l’influence politique et idéologique
du parti sur les syndicats et les coopératives.
C’est
à cette condition seulement que lesdites organisations se
transformeront en école socialiste organisant les groupes disséminés
du prolétariat au sein d’une classe consciente.
Tels
sont en substance les traits caractéristiques du socialisme
prolétarien de Marx et d’Engels.
Que
pensent du socialisme prolétarien les anarchistes ?
Il
faut savoir tout d’abord que le socialisme prolétarien n’est pas
simplement une doctrine philosophique. C’est la doctrine des masses
prolétariennes, leur étendard, les prolétaires du monde l’honorent
et « s’inclinent » devant lui.
Par
conséquent, Marx et Engels ne sont pas simplement les fondateurs
d’une « école » philosophique quelconque ; ils sont
les chefs vivants d’un vivant mouvement prolétarien, qui monte et
se fortifie chaque jour. Ceux qui combattent cette doctrine, ceux qui
veulent la « renverser », doivent tenir exactement compte de
tout cela pour ne pas se casser gratuitement le front dans cette
lutte inégale. C’est ce que messieurs les anarchistes savent
parfaitement. Aussi recourent-ils dans la lutte contre Marx et Engels
à une arme tout à fait inusitée et neuve en son genre.
Quelle
est donc cette nouvelle arme ? Est-ce une nouvelle analyse de la
production capitaliste ? Est-ce une réfutation du Capital de
Marx ? Non, certes ! Ou peut-être, armés de « faits
nouveaux » et d’une méthode « inductive »,
réfutent-ils « scientifiquement » « l’évangile »
de la social-démocratie – le Manifeste communiste de Marx et
d’Engels ? Encore une fois non. Mais alors qu’est-ce donc
que ce moyen extraordinaire ?
C’est
l’accusation de « plagiat littéraire » portée contre Marx
et Engels ! Pensez donc ! il se trouve que Marx et Engels
n’ont rien qui leur appartienne ; que le socialisme
scientifique est pure invention, et cela parce que le Manifeste
communiste de Marx et d’Engels a été d’un bout à l’autre
« volé » au Manifeste de Victor Considérant. C’est bien
ridicule, évidemment, mais le « chef incomparable » des
anarchistes, V. Tcherkézichvili, nous relate avec tant d’aplomb
cette histoire plaisante, et le nommé Pierre Ramus, ce superficiel
« apôtre » de Tcherkézichvili, et nos anarchistes en
chambre répètent avec tant de ferveur cette « découverte »,
qu’il vaut la peine qu’on s’arrête, sommairement du moins, à
cette « histoire ».
Ecoutez
donc Tcherkézichvili :
« Toute
la partie théorique du Manifeste communiste, à savoir le premier et
le second chapitres… a été prise à Victor Considérant. Donc, le
Manifeste de Marx et d’Engels – cette bible de la démocratie
révolutionnaire légale, – n’est qu’une paraphrase maladroite du
Manifeste, de Victor Considérant. Marx et Engels ne se sont pas
seulement approprié le contenu du Manifeste de Considérant, mais…
ils ont emprunté même certains sous-titres. » (Voir le recueil
d’articles de Tcherkézichvili, Ramus et Labriola, édité en
langue allemande sous le titre. « L’origine du Manifeste
communiste », p. 10.)
L’anarchiste
P. Ramus répète la même chose :
« On
peut affirmer en toute certitude que leur œuvre principale
(Manifeste communiste de Marx et d’Engels) est tout bonnement un
plagiat d’autant plus impardonnable que, au lieu de copier
l’original mot à mot comme le font de simples plagiaires, ils ont
plagié les idées, les vues et les théories… » (Id., p. 4).
Nos
anarchistes de Nobati, Moucha [4], Khma [5], etc. répètent
la même chose.
Ainsi,
il se trouve que le socialisme scientifique avec ses fondements
théoriques a été « volé » dans le Manifeste de
Considérant.
Existe-t-il
des raisons pour affirmer cela ?
Qui
est V. Considérant ?
Qui
est Karl Marx ?
V.
Considérant, mort en 1893, a été le disciple de l’utopiste
Fourier et est demeuré un utopiste incorrigible, qui voyait le
« salut de la France » dans la réconciliation des classes.
Karl
Marx, mort en 1883, a été un matérialiste, ennemi des utopistes ;
il voyait le gage de l’émancipation de l’humanité dans le
développement des forces productives et dans la lutte des classes.
Qu’y
a-t-il de commun entre eux ?
La
base théorique du socialisme scientifique est la théorie
matérialiste de Marx et d’Engels. Du point de vue de cette
théorie, l’évolution de la vie sociale est entièrement
déterminée par le développement des forces productives. Si le
régime des seigneurs terriens et du servage a été suivi du régime
bourgeois, la « faute » en est au développement des forces
productives qui a rendu inévitable la naissance du régime
bourgeois.
Ou
bien encore : si le régime bourgeois actuel est inévitablement
suivi du régime socialiste, c’est parce que le développement des
forces productives actuelles l’exige. D’où la nécessité
historique d’abattre le capitalisme et d’instaurer le socialisme.
D’où encore la thèse marxiste selon laquelle nous devons chercher
nos idéaux dans l’histoire du développement des forces
productives, et non dans le cerveau des hommes.
Telle
est la base théorique du Manifeste communiste de Marx et d’Engels.
(Voir : le Manifeste communiste, chapitres I, II).
Le
Manifeste démocratique de V. Considérant dit-il rien d’analogue ?
Considérant professe-t-il un point de vue matérialiste ?
Nous
affirmons que ni Tcherkézichvili, ni Ramus, ni nos « nobatistes »
ne citent, du Manifeste démocratique de Considérant, pas une seule
déclaration, pas un seul mot de nature à confirmer que Considérant
était un matérialiste et qu’il fondait l’évolution de la vie
sociale sur le développement des forces productives. Au contraire,
nous savons fort bien que Considérant est connu dans l’histoire du
socialisme comme un idéaliste-utopiste. (Voir : Paul Louis,
Histoire du socialisme en France).
Qu’est-ce
qui incite donc ces singuliers « critiques » à ce vain
bavardage ? Pourquoi se chargent-ils de critiquer Marx et
Engels, s’ils sont incapables même de distinguer entre idéalisme
et matérialisme ? Est-ce pour faire rire le monde,
vraiment ?…
La
base tactique du socialisme scientifique est la doctrine de la lutte
de classe irréconciliable, car c’est l’arme la meilleure entre
les mains du prolétariat. La lutte de classe du prolétariat est
l’arme qui lui permettra de conquérir le pouvoir politique et
d’exproprier ensuite la bourgeoisie pour instaurer le socialisme.
Telle
est la base tactique du socialisme scientifique exposé dans le
Manifeste de Marx et d’Engels.
Est-il
rien dit d’analogue dans le Manifeste démocratique de
Considérant ? Considérant admet-il la lutte de classe comme
l’arme la meilleure entre les mains du prolétariat ?
Ainsi
qu’il ressort des articles de Tcherkézichvili et de Ramus (voir :
le recueil mentionné plus haut), le Manifeste de Considérant ne
contient pas un seul mot à ce sujet ; on n’y parle que de la
lutte de classe comme d’un fait affligeant. En ce qui concerne la
lutte de classe en tant que moyen pour abattre le capitalisme, voici
ce que Considérant déclare dans son Manifeste :
»
Le Capital, le Travail et le Talent sont les trois éléments de la
production, les trois sources de la richesse, les trois rouages du
mécanisme industriel… » Les trois classes qui les représentent
ont des « intérêts communs » ; leur tâche consiste à
« faire travailler les machines pour les capitalistes et pour le
peuple… » Devant elles… se dresse un but immense :
« organiser l’Association des classes dans l’unité
nationale… » (Voir : la brochure de K. Kautsky, Le
Manifeste communiste est un plagiat, p. 14, où est cité ce passage
du Manifeste de Considérant).
Toutes
les classes, unissez-vous ! Voilà le mot d’ordre que Victor
Considérant proclame dans son Manifeste démocratique.
Qu’y
a-t-il de commun entre cette tactique de réconciliation des classes
et la tactique de la lutte de classe irréconciliable de Marx et
d’Engels, qui appellent résolument : Prolétaires de tous les
pays, unissez-vous contre toutes les classes antiprolétariennes ?
Évidemment,
il n’y a là rien de commun !
Mais
alors quelles sottises débitent-ils, les sieurs Tcherkézichvili et
leurs superficiels thuriféraires ! Ne nous prennent-ils pas
pour des morts ? Nous croient-ils vraiment incapables de les
dégonfler ?!
Enfin,
autre circonstance qui ne manque pas d’intérêt. V. Considérant a
vécu jusqu’en 1893. En 1843 il publie son Manifeste démocratique.
A la fin de 1847 Marx et Engels rédigent leur Manifeste communiste.
Depuis lors, le Manifeste de Marx et d’Engels a été maintes fois
réédité dans toutes les langues européennes.
Tout
le monde sait que leur Manifeste a fait époque. Malgré cela,
jamais, nulle part, ni Considérant ni ses amis n’ont dit, du
vivant de Marx et d’Engels, que ces derniers avaient plagié le
« socialisme » dans le Manifeste de Considérant. N’est-ce
point étrange, lecteur ?
Qu’est-ce
donc qui incite ces ignares « inductifs »… excusez-moi, ces
« savants », de dire des insanités ? En quel nom
parlent-ils ? Savent-ils mieux que Considérant son Manifeste ?
Ou peut-être croient-ils que V. Considérant et ses partisans n’ont
pas lu le Manifeste communiste ?
Mais
laissons cela… Laissons cela, puisque les anarchistes eux-mêmes
n’accordent pas une attention sérieuse à la campagne
don-quichottiste de Ramus-Tcherkézichvili : la fin inglorieuse
de cette campagne ridicule est bien trop évidente pour lui prêter
tant d’attention…
Abordons
la critique quant au fond.
Les
anarchistes sont affligés d’une infirmité : ils aiment
beaucoup « critiquer » les partis de leurs adversaires, mais
ils ne se donnent pas la peine de faire tant soit peu connaissance
avec ces partis. On a vu que les anarchistes en ont justement usé
ainsi, en « critiquant » la méthode dialectique et la
théorie matérialiste des social-démocrates (voir : les
chapitres I et II). Ils en usent de même lorsqu’ils touchent à la
théorie du socialisme scientifique des social-démocrates.
Prenons,
par exemple, le fait suivant. En est-il qui ignorent que les
divergences de principe existent entre les
socialistes-révolutionnaires et les social-démocrates ?
En
est-il qui ignorent que les premiers nient le marxisme, la théorie
matérialiste du marxisme, sa méthode dialectique, son programme, sa
lutte de classe, alors que les social-démocrates s’appuient
entièrement sur le marxisme ? Quiconque a entendu parler, ne
fût-ce que du bout de l’oreille, de la polémique entre la Russie
révolutionnaire (organe des socialistes-révolutionnaires) et
l’Iskra (organe des social-démocrates), doit se rendre nettement
compte de cette distinction de principe. Mais que direz-vous des
« critiques » qui n’aperçoivent pas cette distinction et
clament que socialistes-révolutionnaires et social-démocrates sont
soi-disant des marxistes ? Ainsi les anarchistes soutiennent que
la Russie révolutionnaire et l’Iskra sont l’une et l’autre des
organes marxistes. (Voir : le recueil des anarchistes Pain et
Liberté, p. 202).
C’est
ainsi que les anarchistes « ont pris connaissance » des
principes de la social-démocratie.
Il
est évident, après cela, combien leur « critique scientifique »
est fondée…
Voyons
aussi cette « critique ».
La
principale « accusation » des anarchistes, c’est qu’ils
ne tiennent pas les social-démocrates pour des socialistes
véritables. Vous n’êtes pas des socialistes, vous êtes des
ennemis du socialisme, répètent-ils.
Voici
ce qu’écrit Kropotkine à ce sujet :
« …
Nous en arrivons à d’autres conclusions que la plupart des
économistes… de l’école social-démocrate… Nous… allons
jusqu’au communisme libre, alors que la plupart des socialistes
(lisez : social-démocrates aussi. L’auteur) vont jusqu’au
capitalisme d’Etat et au collectivisme. » (Voir :
Kropotkine, La science moderne et l’anarchisme, pp. 74-75).
En
quoi consistent donc le « capitalisme d’Etat » et le
« collectivisme » des social-démocrates ?
Voici
ce qu’écrit Kropotkine à ce sujet :
« Les
socialistes allemands affirment que toutes les richesses accumulées
doivent être rassemblées dans les mains de l’Etat qui les
distribuera aux associations ouvrières, organisera la production et
l’échange et suivra de près la vie et le travail de la société. »
(Voir : Kropotkine, Paroles d’un révolté, p. 64).
Et
plus loin :
« Dans
leurs projets… les collectivistes commettent… une double erreur,
ils veulent supprimer le régime capitaliste, et ils gardent en même
temps deux institutions qui sont la base de ce régime : le
gouvernement représentatif et le travail salarié » (voir :
la Conquête du pain, p. 148)… « Le collectivisme, on le sait..
. conserve… le travail salarié. Seulement… le gouvernement
représentatif… se met à la place du patron… »
Les
représentants de ce gouvernement « se réservent le droit
d’employer dans l’intérêt de tous la plus-value. tirée de la
production.
En
outre, dans ce système on établit une distinction… entre le
travail de l’ouvrier et celui de l’homme spécialisé : le
travail du manoeuvre, aux yeux du collectiviste, est un travail
simple, tandis que l’artisan, l’ingénieur, le savant, etc.,
s’occupent de ce que Marx appelle un travail complexe et ils ont
droit à un salaire supérieur » (id., p. 52). C’est ainsi que
les ouvriers recevront les produits qui leur sont nécessaires, non
suivant leurs besoins, mais « proportionnellement aux services
rendus à la société » (id., p. 157).
C’est
ce que les anarchistes géorgiens répètent, mais avec un plus grand
aplomb. Monsieur Bâton surtout se signale par son acharnement. Il
écrit :
« Qu’est-ce
que le collectivisme des social-démocrates ? Le collectivisme,
ou, plus exactement, le capitalisme d’Etat est fondé sur le
principe suivant : chacun doit travailler autant qu’il le
veut, ou autant que l’Etat le déterminera, en recevant à titre de
récompense la valeur de son travail en marchandises…. Donc, ici
« il faut une assemblée législative… il faut (également) un
pouvoir exécutif, c’est-à-dire des ministres, toute sorte
d’administrateurs, gendarmes et espions, peut-être aussi une
armée, s’il y a trop de mécontents. » (Voir : Nobati,
n° 5, pp. 68-69).
Telle
est la première « accusation » de messieurs les anarchistes
contre la social-démocratie.
Il
résulte donc, des raisonnements, que font les anarchistes, que :
1.
Selon les social-démocrates la société socialiste est soi-disant
impossible sans un gouvernement qui, en tant que patron principal,
embauchera les ouvriers et aura absolument des « ministres…
gendarmes, espions ». 2. Dans la société socialiste, d’après
les social-démocrates, ne sera soi-disant pas abolie la division en
travail « dur » et en travail « facile » ; le
principe : « à chacun suivant ses besoins » y sera
rejeté, et l’on en admettra un autre : « à chacun selon
ses mérites ».
C’est
sur ces deux points que repose l’ »accusation » des
anarchistes contre la social-démocratie.
Cette
« accusation » portée par messieurs les anarchistes a-t-elle
quelque fondement ?
Nous
affirmons que tout ce que les anarchistes avancent dans ce cas est le
résultat d’une inconséquence, ou bien un indigne commérage.
Voici
les faits.
Déjà
en 1846 Karl Marx disait : « la classe laborieuse
substituera, dans le cours de son développement, à l’ancienne
société civile une association qui exclura les classes et leur
antagonisme, et il n’y aura plus de pouvoir politique proprement
dit… » (Voir : Misère de la philosophie).
Un
an après, Mars et Engels formulaient la même idée dans leur
Manifeste communiste. (Manifeste communiste, chapitre II).
En
1877 Engels écrivait : « Le premier acte par lequel l’Etat
s’affirme réellement comme le représentant de la société tout
entière, – la prise de possession des moyens de production au nom de
la société, – est en même temps le dernier acte propre de l’Etat.
L’intervention du pouvoir d’Etat dans les relations sociales
devient superflue dans un domaine après l’autre et s’assoupit
ensuite… l’Etat « n’est pas aboli », il dépérit ».
(Anti-Dühring).
En
1884 Engels écrivait encore : « Ainsi, l’Etat n’a pas
existé de tout temps. Il y eut des sociétés qui s’en sont passé,
qui n’avaient pas la moindre idée de l’Etat… A un certain
degré de son développement économique, impliquant nécessairement
la division de la société en classes, l’Etat devint… une
nécessité.
Nous
approchons maintenant à grands pas vers un degré de développement
de la production tel que l’existence de ces classes a non seulement
cessé d’être une nécessité, mais devient un obstacle direct à
la production.
Les
classes disparaîtront aussi inéluctablement qu’elles sont
apparues. Avec la disparition des classes disparaîtra
inéluctablement l’Etat. La société, qui réorganisera la
production sur la base de l’association libre et égale des
producteurs, renverra la machine d’Etat à la place qui lui
revient : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la
hache de bronze ». (Voir : L’origine de la famille, de la
propriété privée et de l’Etat).
En
1891 Engels reprend la même idée. (Voir : Introduction à la
Guerre civile en France).
Selon
les social-démocrates, on le voit, la société socialiste est une
société où il n’y aura pas de place pour ce qu’on appelle
l’Etat, pour le pouvoir politique avec ses ministres, ses
gouverneurs, ses gendarmes, ses policiers et ses soldats.
La
dernière étape de l’existence de l’Etat sera la période de la
révolution socialiste, alors que le prolétariat prendra possession
du pouvoir d’Etat et fondera son gouvernement propre (la dictature)
afin d’abattre définitivement la bourgeoisie. Mais, une fois la
bourgeoisie supprimée, les classes supprimées et le socialisme
instauré, on n’aura plus besoin d’aucun pouvoir politique, et ce
qu’on appelle l’Etat passera dans le domaine de l’histoire.
Ainsi,
l’ »accusation » des anarchistes, mentionnée plus haut,
n’est qu’un commérage dénué de tout fondement.
En
ce qui concerne le second point de l’ »accusation », Karl
Marx dit ce qui suit :
« Dans
une phase supérieure de la société communiste (c’est-à-dire
socialiste), quand auront disparu l’asservissante subordination des
individus à la division du travail et, avec elle, l’antagonisme
entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le
travail sera devenu… le premier besoin de l’existence ;
quand, avec le développement en tous sens des individus, les forces
productives iront s’accroissant… alors seulement l’étroit
horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la
société pourra inscrire sur ses drapeaux : « De chacun
selon ses capacités, à chacun suivant ses besoins ». (Critique
du programme de Gotha).
D’après
Marx, on le voit, la phase supérieure de la société communiste
(c’est-à-dire socialiste), est un régime où la division en
travail « dur » et en travail « facile », et
l’antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel
sont complètement écartés, le travail est égalisé et dans la
société règne ce principe véritablement communiste : de
chacun selon ses capacités, à chacun suivant ses besoins. Il n’y
a pas de place ici pour le travail salarié.
Il
est clair que cette « accusation » encore est dénuée de
tout fondement.
De
deux choses l’une : ou bien messieurs les anarchistes n’ont
jamais vu les écrits ci-dessus indiqués de Marx et d’Engels, et
ils se livrent à la « critique » par ouï-dire, ou bien ils
connaissent les travaux indiqués de Marx et d’Engels, mais ils
mentent à bon escient.
Telle
est la fortune de la première « accusation ».
La
seconde « accusation » des anarchistes est qu’ils nient le
caractère révolutionnaire de la social-démocratie. Vous n’êtes
pas des révolutionnaires, vous niez la révolution violente, vous
voulez instituer le socialisme uniquement à l’aide de bulletins de
vote, nous disent messieurs les anarchistes.
Ecoutez :
« …
Les social-démocrates… aiment à disserter sur le thème
« révolution », « lutte révolutionnaire », « lutter
les armes à la main »… Mais si, dans la simplicité de votre
coeur, vous leur demandez des armes, ils vous tendront solennellement
un petit billet pour voter aux élections… » Ils assurent que
« la seule tactique rationnelle qui convienne aux
révolutionnaires, c’est le parlementarisme pacifique et légal,
avec serment de fidélité au capitalisme, aux autorités établies
et à l’ensemble du régime bourgeois existant » (Voir :
le recueil Pain et Liberté, pp. 21, 22-23).
Les
anarchistes géorgiens disent la même chose, mais, naturellement,
avec encore plus d’aplomb. Prenez, par exemple, Bâton. Il écrit :
« Toute
la social-démocratie… déclare ouvertement que la lutte au moyen
du fusil et des armes est une méthode bourgeoise de faire la
révolution, et que c’est uniquement par les bulletins de vote, par
les élections générales que les partis peuvent conquérir le
pouvoir et, puis, la majorité parlementaire et la législation
aidant, réformer la société ». (Voir : la Prise du
pouvoir d’Etat, pp. 3-4).
Voilà
ce que disent des marxistes messieurs les anarchistes.
Cette
« accusation » a-t-elle quelque fondement ?
Nous
soutenons que les anarchistes cette fois encore montrent leur
ignorance et leur goût des commérages.
Voici
les faits.
Karl
Marx et Friedrich Engels écrivaient dès la fin de 1847 :
« Les
communistes ne s’abaissent pas à dissimuler leurs opinions et
leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent
être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre
social traditionnel. Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée
d’une révolution communiste ! Les prolétaires n’ont rien à
y perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner.
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » (Voir :
le Manifeste du Parti communiste. Certaines éditions légales ont
omis plusieurs mots dans la traduction).
En
1850, dans l’attente d’une nouvelle insurrection en Allemagne,
Karl Marx écrivit aux camarades allemands de l’époque :
« Ils
ne doivent rendre sous aucun prétexte les armes et les munitions…
les ouvriers doivent… s’organiser en garde prolétarienne
indépendante, avec des chefs et un état-major général… »
C’est ce qu’ils « doivent avoir en vue pendant et après
l’insurrection à venir ». (Voir : le Procès de
Cologne [6]. Adresse de Marx aux communistes).
En
1851-1852 Karl Marx et Friedrich Engels écrivaient : « …
L’insurrection une fois commencée, il faut agir avec la plus
grande décision et passer à l’offensive. La défensive est la
mort de toute insurrection armée… Il faut prendre l’ennemi au
dépourvu, pendant que ses troupes sont encore dispersées ; il
faut remporter chaque jour des succès, même peu considérables…
il faut contraindre l’ennemi à la retraite, avant qu’il ait pu
rassembler ses troupes contre vous ; en un mot, agissez comme le
dit Danton, le plus grand maître de la tactique révolutionnaire que
l’on connaisse jusqu’ici : De l’audace, encore de
l’audace, toujours de l’audace ». (Révolution et
contre-révolution en Allemagne).
Nous
pensons qu’il n’est pas seulement question ici des « bulletins
de vote ».
Rappelez-vous
enfin l’histoire de la Commune de Paris ; rappelez-vous la
façon dont la Commune avait agi paisiblement lorsque, se contentant
de la victoire à Paris, elle refusa d’attaquer Versailles, ce nid
de la contre-révolution. Que disait alors Marx, selon vous ?
Avait-il appelé les Parisiens aux élections ? Approuvait-il
l’insouciance des ouvriers parisiens (tout Paris était aux mains
des ouvriers) ? Approuvait-il leur attitude de générosité à
l’égard des Versaillais vaincus ?
Ecoutez
Marx :
« De
quelle souplesse, de quelle initiative historique, de quelle faculté
de sacrifice sont doués ces Parisiens ! Affamés et ruinés
pendant six mois… ils se soulèvent sous les baïonnettes
prussiennes… L’histoire ne connaît pas encore d’exemple aussi
grand ! S’ils succombent, seul leur caractère « bon
garçon » en sera cause ! Il eût fallu marcher aussitôt
sur Versailles, après que Vinoy d’abord, et les éléments
réactionnaires de la garde nationale parisienne ensuite, avaient
laissé le champ libre. Par scrupule de conscience on laissa passer
le moment favorable. On ne voulut pas commencer la guerre civile,
comme si ce méchant avorton de Thiers ne l’avait pas déjà
commencée en tentant de désarmer Paris ! » (Lettres à
Kugelmann).
Ainsi
pensaient et agissaient Karl Marx et Friedrich Engels.
Ainsi
pensent et agissent les social-démocrates.
Mais
les anarchistes n’en répètent pas moins : ce qui intéresse
Marx et Engels, ainsi que leurs disciples, ce sont uniquement les
bulletins de vote, – ils n’admettent pas l’action révolutionnaire
violente !
Cette
« accusation », on le voit, est aussi un commérage, qui
révèle l’ignorance des anarchistes quant à l’essence du
marxisme.
Telle
est la fortune de la seconde « accusation ».
La
troisième « accusation » des anarchistes est qu’ils nient
le caractère populaire de la social-démocratie et représentent les
social-démocrates comme des bureaucrates ; ils soutiennent que
le plan social-démocrate de la dictature du prolétariat est la mort
pour la révolution, et comme les social-démocrates s’affirment
pour une pareille dictature, ils veulent instaurer en fait non la
dictature du prolétariat, mais leur propre dictature sur le
prolétariat.
Ecoutez
monsieur Kropotkine :
« Nous,
anarchistes, nous avons prononcé un verdict définitif contre la
dictature… Nous savons que toute dictature, si honnêtes que soient
ses intentions, mène à la mort de la révolution. Nous savons…
que l’idée de la dictature n’est pas autre chose qu’un produit
malfaisant du fétichisme gouvernemental, qui… a toujours cherché
à perpétuer l’esclavage ». (Voir : Kropotkine, Paroles
d’un révolté, p. 131).
Les
social-démocrates n’admettent pas seulement la dictature
révolutionnaire ; ils sont « partisans de la dictature sur
le prolétariat… Les ouvriers ne les intéressent que dans la
mesure où ils forment une armée disciplinée entre leurs mains.. .
La social-démocratie veut se servir du prolétariat pour prendre
possession de la machine d’Etat ». (Voir : Pain et
Liberté, pp. 62, 63).
Les
anarchistes géorgiens répètent la même chose :
« La
dictature du prolétariat, dans le sens propre du mot, est absolument
impossible, puisque les partisans de la dictature sont des étatistes,
et leur dictature ne signifiera point la liberté d’action pour
l’ensemble du prolétariat, mais l’installation, à la tête de
la société, du pouvoir représentatif qui existe aujourd’hui… »
(Voir : Bâton, La Prise du pouvoir d’Etat, p. 45). Les
social-démocrates sont pour la dictature, non pas pour aider à
l’affranchissement du prolétariat, mais pour… « établir par
leur domination un nouvel esclavage » (Voir : Nobati, n° 1,
p. 5. Bâton)
Telle
est la troisième « accusation » de messieurs les
anarchistes.
Point
n’est besoin d’un gros effort pour démasquer cette nouvelle
calomnie des anarchistes, visant à mystifier le lecteur.
Nous
n’allons pas nous livrer ici à l’examen de la conception
profondément erronée de Kropotkine, suivant laquelle toute
dictature est la mort pour la révolution. Nous reviendrons
là-dessus, lorsque nous analyserons la tactique des anarchistes.
Pour l’instant, nous tenons à parler uniquement de cette
« accusation ».
Déjà
à la fin de 1847 Karl Marx et Friedrich Engels disaient que, pour
instaurer le socialisme, le prolétariat doit conquérir la dictature
politique, afin de repousser, au moyen de cette dictature, les
attaques contre-révolutionnaires de la bourgeoisie et de lui enlever
les moyens de production ; que cette dictature ne doit pas être
celle de plusieurs personnes, mais celle de l’ensemble du
prolétariat, en tant que classe :
« Le
prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher
petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser
tous les instruments de production dans les mains… du prolétariat
organisé en classe dominante… » (Voir : le Manifeste
communiste).
C’est-à-dire
que la dictature du prolétariat sera celle que toute la classe du
prolétariat exercera sur la bourgeoisie, et non pas la domination de
plusieurs personnes sur le prolétariat.
Par
la suite ils reprennent la même pensée dans presque toutes leurs
œuvres, comme dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans les
Luttes de classe en France, dans la Guerre civile en France, dans la
Révolution et contre-révolution en Allemagne, dans l’Anti-Dühring,
ainsi que dans d’autres écrits.
Mais
ce n’est pas tout.
Pour
comprendre la façon dont Marx et Engels concevaient la dictature du
prolétariat et à quel point ils considéraient cette dictature
comme réalisable, il est fort intéressant de connaître leur
jugement sur la Commune de Paris.
Le
fait est que la dictature du prolétariat se voit accabler de
reproches non seulement par les anarchistes, mais aussi par les
petits bourgeois de la ville, y compris les bouchers et les traiteurs
de toute sorte – par tous ceux que Marx et Engels qualifiaient de
philistins. Voici ce que dit Engels de la dictature du prolétariat,
en s’adressant à ces philistins :
« Le
philistin allemand entre toujours dans une sainte terreur aux mots :
dictature du prolétariat. Voulez-vous savoir, Messieurs, ce que veut
dire cette dictature ? Regardez la Commune de Paris. Voilà la
dictature du prolétariat ». (Voir : la Guerre civile en
France [7]. Introduction de Fr. Engels).
Engels,
on le voit, se représentait la dictature du prolétariat sous la
forme de la Commune de Paris.
Il
est certain que quiconque veut savoir ce qu’est la dictature du
prolétariat selon l’idée des marxistes, doit connaître la
Commune de Paris.
Adressons-nous
à notre tour à la Commune de Paris. S’il se trouve que la Commune
de Paris a été véritablement une dictature de plusieurs personnes
sur le prolétariat, alors, à bas le marxisme, à bas la dictature
du prolétariat ! Mais si nous constatons que la Commune de
Paris a été effectivement une dictature du prolétariat sur la
bourgeoisie, alors,… alors nous rirons de tout cœur des commères
anarchistes qui, dans la lutte contre les marxistes, n’ont plus
rien à faire que d’inventer des commérages.
L’histoire
de la Commune de Paris comporte deux périodes : la première,
quand le « Comité central » que l’on sait dirigeait les
affaires à Paris, et la seconde période où, les pleins pouvoirs du
« Comité central » ayant expiré, la direction des affaires
passait à la Commune qui venait d’être élue. Qu’était-ce que
le « Comité central » de qui était-il composé ? Nous
avons sous les yeux l’Histoire populaire et parlementaire de la
Commune de Paris, par Arthur Arnould, laquelle, selon l’auteur,
répond brièvement à cette question. La lutte ne faisait que de
commencer, quand près de 300.000 ouvriers parisiens, formés en
compagnies et bataillons, choisirent des délégués parmi eux. C’est
ainsi que fut constitué le « Comité central ».
« Tous
ces citoyens [membres du « Comité central »], produits des
élections partielles de leurs compagnies ou de leurs bataillons, dit
Arnould, n’étaient guère connus que du petit groupe qui les avait
délégués. Qu’étaient ces hommes, que valaient-ils,
qu’allaient-ils faire ? »
C’était
« un gouvernement anonyme, composé presque exclusivement de
simples ouvriers, ou de petits employés, dont les noms, pour les
trois quarts, n’avaient guère dépassé le cercle de leur rue ou
de leur atelier… La tradition était rompue. Quelque chose
d’inattendu venait de se produire dans le monde.
Pas
un membre des classes gouvernantes n’était là. Une Révolution
éclatait qui n’était représentée ni par un avocat, ni par un
député, ni par un journaliste, ni par un général. A leur place,
un mineur du Creusot, un ouvrier relieur, un cuisinier », etc.
(Voir : Histoire populaire et parlementaire de la Commune de
Paris, p. 107).
Arthur
Arnould poursuit :
« Nous
sommes, déclaraient les membres du « Comité central », les
organes obscurs, les instruments humbles du peuple attaqué…
Serviteurs de la volonté populaire, nous sommes là pour lui servir
d’écho, pour la faire triompher. Le peuple veut la Commune, et
nous resterons pour faire procéder aux élections de la Commune.
Rien de plus, rien de moins. Ces dictateurs ne se mettent ni
au-dessus, ni en dehors de la foule.
On
sent qu’ils vivent avec elle, en elle, par elle, qu’ils la
consultent à chaque seconde, qu’ils l’écoutent et qu’ils
redisent ce qu’ils ont entendu, se chargeant seulement de traduire
en quelques paroles concises… les résolutions de trois cent mille
hommes ». (Id., p. 109).
Telle
fut la conduite de la Commune de Paris dans la première période de
son existence.
Voilà
ce qu’était la Commune de Paris.
Voilà
la dictature du prolétariat.
Passons
maintenant à la seconde période de la Commune, quand celle-ci
suppléait le Comité central ». Parlant de ces deux périodes,
qui durèrent deux mois, Arnould s’exclame avec enthousiasme que ce
fut une véritable dictature du peuple.
Ecoutez
plutôt :
« C’est
là, c’est dans le grand spectacle qu’offrit ce peuple pendant
deux mois, que nous puiserons assez de force et d’espoir pour
envisager… l’avenir. Pendant ces deux mois, il y eut une
véritable dictature dans Paris, la plus complète comme la moins
contestée… dictature non d’un homme, mais du peuple – seul
maître de la situation… Cette dictature dura plus de deux mois, du
18 mars au 22 mai [1871] sans interruption… Maître et seul maître,
car la Commune n’était [en elle-même] qu’un pouvoir moral et
n’avait d’autre force matérielle que le consentement universel
des citoyens, il se fut à lui-même sa police et sa magistrature… »
(Id., pp. 242, 244).
C’est
ainsi que caractérise la Commune de Paris Arthur Arnould, membre de
la Commune, qui a pris une part active à ses âpres batailles.
C’est
ainsi également que caractérise la Commune de Paris un autre de ses
membres, lui aussi participant actif, Lissagaray. (Voir son livre :
Histoire de la Commune de Paris).
Le
peuple, en tant que « seul maître », « dictature non
d’un homme, mais du peuple », voilà ce que fut la Commune de
Paris.
« Regardez
la Commune de Paris. Voilà la dictature du prolétariat »,
s’écrie Engels pour la gouverne des philistins.
Voilà
ce qu’est donc la dictature du prolétariat selon l’idée de Marx
et d’Engels.
On
le voit, messieurs les anarchistes connaissent, eux aussi, la
dictature du prolétariat, la Commune de Paris, le marxisme qu’ils
« critiquent » sans discontinuer, comme vous et nous, cher
lecteur, nous connaissons le chinois.
Il
est clair que la dictature est de deux sortes. Il y a dictature de la
minorité, dictature d’un petit groupe, dictature des Trépov et
Ignatiev, dirigée contre le peuple. A la tête d’une pareille
dictature se place habituellement une camarilla, qui prend des
décisions secrètes et resserre le nœud coulant autour du cou de la
majorité du peuple. Les marxistes sont les ennemis d’une telle
dictature, et ils la combattent avec beaucoup plus de ténacité et
d’abnégation que nos braillards anarchistes.
Il
y a une dictature d’un autre genre, celle de la majorité
prolétarienne, la dictature de la masse ; elle est dirigée
contre la bourgeoisie, contre la minorité. Ici, c’est la masse qui
est à la tête de la dictature ; point de place ici pour la
camarilla, ni pour les décisions secrètes. Tout ici se fait
ouvertement, en pleine rue, aux meetings, et cela parce que c’est
une dictature de la rue, de la masse, une dictature dirigée contre
tous les oppresseurs.
Cette
dictature les marxistes la soutiennent « des deux mains », –
et cela parce qu’une telle dictature marque le glorieux début de
la grande révolution socialiste.
Messieurs
les anarchistes ont confondu ces deux dictatures qui s’excluent
mutuellement, et c’est la raison pour laquelle ils se trouvent dans
une situation ridicule ; ils combattent non le marxisme, mais
leur propre fantaisie ; ils sont aux prises, non avec Marx et
Engels, mais avec des moulins à vent, comme le fit jadis, de
bienheureuse mémoire, Don Quichotte…
Telle
est la fortune de la troisième « accusation ».
(A
suivre) [8]
[1] Il
est question de l’insurrection armée du prolétariat de Moscou en
décembre 1905, point culminant de la révolution 1905-1907.
[2] Nobati
(Appel). Journal hebdomadaire des anarchistes géorgiens. Parut en
1906, à Tiflis.
[3] K.
Man et F. Engels, la Sainte Famille, partie « Bataille critique
contre le matérialisme français… (Voir : Marx-Engels,
Gesamtausgabe, Erste Abteilung, Band 3 : Berlin 1932. pp.
307-308).
[4] Moucha
(Ouvrier), quotidien des anarchistes géorgiens, parut à Tiflis en
1906.
[5] Khma
(la Voix), quotidien des anarchistes géorgiens, parut à Tiflis en
1906.
[6] K.
Marx, Enthüllungen über den Kommunistenprozess zu Köln, Moskau,
1940, pp. 115, 116.
[7] Cité
d’après la brochure : Karl Marx, la Guerre civile en France.
Préface de Fr. Engels. Voir : Der Bürgerkrieg in Frankreich,
Moskau, 1940, p. 20.
[8] La suite n’a pas paru dans les journaux, J. Staline ayant été transféré au milieu de 1907, par le Comité central, à Bakou, pour y travailler dans le Parti ; là, quelques mois plus tard, il fut arrêté. Les notes relatives aux derniers chapitres d’Anarchisme ou socialisme ? n’ont pu être retrouvées à la suite d’une perquisition.
=>Oeuvres de Staline