Eugen Varga formule également dans les Essais
sur l’économie politique du capitalisme une thèse
absolument essentielle au révisionnisme de Khrouchtchev. Il remet
ouvertement en cause la thèse selon laquelle les luttes de
libération nationale auraient besoin d’être dirigées par la classe
ouvrière guidée par son Parti Communiste. Cette thèse serait
« contraire aux faits ».
Eugen Varga reconnaît que les pays ayant gagné leur indépendance n’ont pas réalisé de réforme agraire, qu’ils ne parviennent pas à se confronter réellement au féodalisme.
Cependant, ils sont réellement indépendants. La Turquie, l’Inde, le Pakistan, l’Indonésie, l’Égypte, etc., seraient, on l’a compris, à considérer comme des États nationaux et non des semi-colonies.
Fidel Castro et Nikita Khrouchtchev
Il dit, remettant en cause les 2e et 6e congrès de l’Internationale Communiste, que :
« Les événements suivant la [Seconde] guerre [mondiale] ont montré que dans les conditions historiques contemporaines caractérisés par l’affaiblissement général des positions impérialistes et la formation d’un système socialiste mondial, qui progresse plus rapidement que le capitalisme, la bourgeoisie dans les colonies et les pays dépendants est souvent à la fois en faveur et capable de conduire le mouvement de libération nationale à la victoire.
Naturellement, lorsque la victoire est faite dans la
lutte de libération sous direction bourgeoise, le résultat initial
est l’établissement de la souveraineté politique, et pas plus. Une
indépendance économique authentique de l’impérialisme ne peut être
obtenue que par la voie non-capitaliste de développement.
Les formes prises par le mouvement de libération depuis
la secondaire guerre mondiale ont été tellement multiples et ont
tellement changé même dans un seul pays, qu’il est impossible de
donner une formule précise qui les englobe toutes. »
On est là très exactement aux antipodes de la conception de révolution démocratique et même de démocratie populaire.
La thèse communiste était que, de par les conditions de développement inégal, une bourgeoisie nationale ne peut qu’être placée sous la domination de l’impérialisme. Elle n’est pas en mesure de s’y arracher seule, et une partie d’entre elle peut éventuellement soutenir la révolution démocratique de type anti-féodale et anti-impérialiste.
Mais elle ne peut pas la générer ni la diriger,
d’où la thèse maoïste de la bourgeoisie bureaucratique émergeant
comme classe dominante après la pseudo indépendance, qui ne pouvait
pas réussir sans écrasement de la féodalité comme base pour
rompre avec l’impérialisme.
Eugen Varga prend l’option contraire : la
bourgeoisie nationale (qu’il appelle « coloniale »)
perdrait sa nature faible et réactionnaire grâce à l’existence de
l’URSS. Elle jouerait désormais un rôle positif :
« Les événements des années d’après-guerre
montrent que dans les nouvelles conditions – la présence du
système socialiste mondial, un front anti-impérialiste puissant et
un affaiblissement général de la position impérialiste – la
bourgeoisie nationale est capable et souhaite de prendre la tête de
la lutte de libération nationale et de combattre pour l’indépendance
politique (…).
La lutte pour savoir quelle route de développement
prendre – la socialiste ou la capitaliste – devient décisive
dans la vie des pays nouvellement libres. Cette lutte est souvent
inter-reliée à l’orientation politique extérieure de ces pays par
rapport au monde capitaliste ou socialiste. »
Il va de soi que cette formulation correspond très
exactement aux besoins de l’URSS se posant comme force hégémonique
capable de prendre sous son aile d’autres pays en développement ;
c’est là une formulation entièrement au service du
social-impérialisme soviétique s’affirmant.
Reconnaître la pseudo-indépendance d’une telle bourgeoisie en la présentant comme nationale, c’est en réalité en faire soi-même une bourgeoisie bureaucratique et transformer le pays en semi-colonie.
Dans les Essais sur l’économie
politique du capitalisme, Eugen Varga affirme de manière
ouverte son soutien au parlementarisme. C’est là tout à fait
conforme, dans sa substance même, à la démarche de Nikita
Khrouchtchev, mais c’est surtout la conclusion logique du capitalisme
monopoliste d’État.
Si l’État est neutre dans sa nature, alors il
est possible de s’opposer aux monopoles sur ce terrain même. Les
institutions bourgeoises, ayant perdu leur caractère de classe,
deviennent elles-mêmes un lieu d’affrontement politique, social.
Ce qui est frappant, c’est que cette thèse n’est
pas nouvelle, puisqu’elle est ni plus ni moins la même que celle de
la social-démocratie des années 1920-1930. Dans l’opposition aux
communistes, la social-démocratie valorisait le terrain présenté
comme neutre des institutions, avec les élections, l’appareil
d’Etat, les instances administratives, etc.
Il y a donc sans cesse des petits ajouts, des
sortes de nuances, pour prétendre que la thèse formulée serait
nouvelle et radicalement différente de la social-démocratie. Le
principal argument employé est la mobilisation de masse parallèle à
la conquête des institutions. Le mouvement de masse serait un levier
pour permettre la démocratisation réelle de l’Etat.
Il s’agirait donc de provoquer un mouvement de la
base pour forcer les institutions à se plier à la démocratie. Les
monopoles seraient par ailleurs tout à fait conscients de cette
possibilité, car – il faut le souligner – on a bien la conception
d’un capitalisme organisé, d’une bourgeoisie qui serait consciente,
maître de ses activités.
Voici comment Eugen Varga présente cette
affirmation révisionniste :
« Les rapports entre le capital monopoliste et
l’État sont compliqués en raison de la forme parlementaire du
gouvernement dans les pays capitalistes monopolistes (sous une
dictature bourgeoise du type fasciste, cette complication est ôtée).
L’appareil d’État, dans le sens étroit du terme,
c’est-à-dire l’agrégation de fonctionnaires civiles, la machine de
coercition, etc., est un corps permanent, alors que la couche
dirigeante de l’appareil d’État, le gouvernement et les corps
législatifs, changent de manière périodique en conformité avec
les résultats des élections parlementaires.
Un changement dans la majorité parlementaire et un
changement de gouvernement n’amènent pas nécessairement un
changement essentiel dans les rapports entre le capital monopoliste
et l’État, même quand le gouvernement est formé par le parti du
Labour [britannique] ou, comme en Suède, par les sociaux-démocrates.
Mais cela ne veut pas dire que le système parlementaire,
les campagnes des différents partis pour gagner les élections,
n’auraient pas de sens. Si les monopoles avaient les choses comme ils
l’entendaient, il y aurait toujours un gouvernement conservateur en
Grande-Bretagne.
Mais les monopoles ne peuvent pas toujours faire comme
ils veulent.
Quelle est la raison de cela ? La raison est que
dans les pays capitalistes monopolistes d’État, la majorité de la
population, et donc des électeurs, est formée des ouvriers d’usines
et de bureaux, et de fonctionnaires civils.
Les partis bourgeois et le gouvernement doit prendre cela
en compte, c’est pourquoi ils camouflent et nient la domination
capitaliste monopoliste. »
Eugen Varga profite de la complexité de la
compréhension des rapports de force entre fractions bourgeoises au
sein de l’État pour donner une définition de ce dernier
correspondant à une sorte de « terrain neutre ».
Au lieu de dire que les partis représentent, dans le parlementarisme bourgeois, différentes fractions de la bourgeoisie (ou d’autres couches sociales, guidées relativement par telle ou telle fraction de la bourgeoisie), il prétend que le capitalisme est forcément « de droite » et que l’existence de la gauche correspondrait à un « espace » possible dans l’État lui-même.
Dans les Essais sur l’économie
politique du capitalisme, Eugen Varga rétablit bien
entendu également ouvertement par ailleurs sa théorie comme quoi
l’État en pleine guerre est capable de « planifier »,
même s’il précise que ce n’est pas dans un sens soviétique. Il
la généralise en affirmant que l’Inde a également un plan
désormais où l’État est capable d’avoir un réel effet sur
l’économie :
« Dans une certaine mesure, l’État réussit à
guider le développement de la production et des forces productives
comme un tout, par la régulation planifiée des investissements
directs de capitaux dans le secteur d’État, et en faisant que la
politique de taxation influence les nouveaux investissements dans le
secteur privé, ce qui n’est pas le cas dans l’anarchie complète
de la production.
Nous soulignons encore une fois que dans le capitalisme, il ne peut pas y avoir de planification authentique. Mais, en même temps, il ne peut pas être nié que six pays du marché commun [européen] ont « planifié » leur politique économique pour une période de vingt ans à l’avance, et sont dans une certaine mesure en train de réaliser ce plan.
La Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier agit également suivant un plan.
Cela montre que l’assertion dogmatique comme quoi il n’y a que deux alternatives – l’anarchie complète de la production ou une économie complètement planifiée – est impraticable, non conforme à la vérité et donc anti-marxiste. »
Cette reconnaissance d’une tendance historique à
la planification pour ainsi dire, va de pair avec la collusion avec
l’impérialisme, entre partenaires présentés comme rationnels.
Eugen Varga salue donc le fait que le 20e congrès du Parti
Communiste d’Union Soviétique ait remis en cause la thèse de
l’inéluctabilité de la guerre inter-impérialiste :
« Le 20e congrès du PCUS a mis en terme à
cette conception erronée sur l’inéluctabilité des guerres. On lit
dans la résolution du congrès : « Le précepte léniniste
selon lequel tant que l’impérialisme existe, la base économique
donnant naissance aux guerres est également préservée, reste
valable. C’est pourquoi il est nécessaire de disposer de la plus
grande vigilance… Mais la guerre n’est pas fatale, de manière
inévitable. »
Le problème pourrait être considéré comme résolu. Et
pourtant il y a ceux qui pensent que cette négation de
l’inéluctabilité des guerres se réfère uniquement aux guerres
entre les camps impérialiste et socialiste, et que cela ne
s’applique pas aux guerres inter-impérialistes, même dans les
conditions modernes.
Certains dogmatiques, pour cette raison, continuent à
réitérer les arguments erronés avancés par Staline. Pour cette
raison, nous considérons qu’il est nécessaire de porter un regard
attentif sur le raisonnement de Staline. »
Eugen Varga dit alors : Staline s’appuie sur
le fait que des pays impérialistes ont été obligés de s’allier à
l’URSS pendant la seconde guerre mondiale. Cependant, dit Eugen
Varga, à l’époque les capitalistes pensaient que le socialisme en
URSS ne durerait pas, que c’était juste transitoire avant un retour
du capitalisme. Or, aujourd’hui, affirme-t-il, il existe une
puissante URSS, dont tout le monde voit la stabilité.
Eugen Varga avait pourtant affirmé le contraire
dans les années 1930, constatant bien que personne dans la
bourgeoisie ne niait que le socialisme était solidement installé en
URSS, que personne ne s’attendait à son écroulement à court terme.
À cela s’ajoute que, selon Eugen Varga, l’État
aurait appris des événements :
« Nous pensons pour cette raison que même s’il y a
des raisons économiques pour des guerres inter-impérialistes, et
même si la lutte pour les sources de matière première et les
marchés, et pour l’export du capital, n’est pas moins aiguë entre
les impérialistes qu’elle l’était avant la seconde guerre mondiale,
les hommes d’État bourgeois ont tiré une leçon des Première et
Seconde Guerre mondiale, qui ont arraché au capitalisme son pouvoir
sur un tiers de la population mondiale, et qu’ils voient par
conséquent les dangers planant sur leur classe s’ils permettent à
une nouvelle guerre de survenir (…).
La possibilité d’une nouvelle guerre inter-impérialiste
n’est pas exclue. Mais tant que la décision de paix ou de guerre
n’est pas laissé à la discrétion d’un fou comme Hitler, mais aux
hommes d’État bourgeois conscients de ce quelle menace implique la
guerre pour le système capitaliste, cela ne se produira pas. »
On retrouve ici deux thèses : celle de la primauté de l’État sur les monopoles, mais également celle du « capitalisme organisé », qui serait en mesure de raisonner, de voir ce qui est le mieux pour lui.
Les Essais sur l’économie politique du capitalisme forment un ouvrage important, car il s’agissait d’une puissante contribution à l’idéologie révisionniste ayant alors triomphé en URSS. Eugen Varga agit ici comme l’un des passeurs, comme l’une des figures historiques contribuant à accorder la légitimité satisfaisante à la nouvelle idéologie.
Il n’hésita donc pas à se remettre en cause, à
reformuler des points qu’il a considérés comme désormais
insuffisants, etc., c’est-à-dire qu’il prétendait que tout
continue bien que, concrètement, sur le plan idéologique, tout a
changé.
Le premier chapitre de l’ouvrage est une
expression de cette démarche très particulière, qui est très à
part dans la mesure où elle aborde directement le passé. Eugen
Varga, dans le chapitre « Le marxisme et le problème de la loi
économique fondamentale du capitalisme », consacre en effet sa
critique de manière directe à Staline, alors que le régime
s’évertue à ne plus en parler du tout.
Eugene Varga vise évidemment le dernier grand ouvrage de Staline, Les Problèmes économiques du socialisme en URSS, datant de 1952, mais pas seulement. Il dénonce ainsi par exemple également comme « vague » la manière dont la « méthode dialectique » est présentée dans le grand classique de Staline, Sur le matérialisme dialectique et historique, qui fait partie de l’ouvrage majeur de l’URSS, Le court précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik).
Staline, Les Problèmes économiques du socialisme en URSS, 1952
Staline aurait été un subjectiviste, qui aurait
perdu de vu la réalité matérielle ; c’est bien sûr là une
manière de dénoncer sa nature communiste.
Plus spécifiquement, dans le premier chapitre qui
a une prétention philosophico-scientifique, Eugen Varga accuse
Staline d’avoir affirmé qu’il existait une « loi
économique de correspondance nécessaire entre les rapports de
production et le caractère des forces productives ». Pour
Eugen Varga, c’est là poser une nécessité là où il n’y a
seulement qu’une possibilité.
Il critique Staline par conséquent, en disant :
« Quand Staline déclare que la loi économique
fondamentale « exige » certaines choses, il a commis une
erreur étrange pour un marxiste. Une loi objective est un reflet de
phénomènes comprenant l’essence des choses : un reflet ne
peut pas « exiger ».
Des lois objectives existent, opèrent, et sont valables
indépendamment de la volonté du peuple, et par leur propre nature
elles n’ont pas besoin de demander. »
Ici, Eugen Varga montre qu’il ne maîtrise pas
le matérialisme dialectique ; il n’a nullement compris
l’explication de Staline, qui par l’exigence de la loi résume
l’obligation historique, de par le rapport dialectique existant,
qu’il se déroule quelque chose de bien déterminé.
Et, on l’a compris, il vise par là le principe
du déterminisme, et dans son introduction à l’ouvrage il affirme
même qu’il faut étudier pour savoir dans quelle mesure si la
détermination de la conscience par l’existence sociale concerne
les classes ou les individus.
Eugen Varga explique également que le matériau
historique change tout le temps, contrairement à la nature qui
aurait des lois simples, fonctionnant à l’identique. Même Le
capital de Karl Marx énumérerait tellement de lois, qu’il
serait impossible de les cerner pour les généraliser.
Le reste des Essais sur l’économie
politique du capitalisme est à l’avenant. Eugen Varga
reprend la question de l’État et réaffirme sa thèse de 1947
selon laquelle l’État en guerre peut intervenir contre un
monopole, en agissant dans l’intérêt général (et il précise :
des monopoles également). Lors d’une guerre, l’État est le
facteur décisif, et non plus les classes.
Reprenant la ligne mise en avant par Khrouchtchev,
il entend bien qu’on se dissocie entièrement de celle de Staline :
« Nos collègues qui considèrent les monopoles
comme omnipotents dans le sens de la formule de Staline sur la
« subordination complète et finale » de l’État
bourgeois moderne par les monopoles, nient ce faisant qu’une
création d’un front populaire anti-monopoliste (comme souligné
dans le nouveau Programme du PCUS) est possible, et que refréner ou
éliminer les monopoles peut être réalisé par l’action politique
des masses avant que le système capitaliste soit renversé. »
On a affaire ici très précisément à la thèse révisionniste rejetant la conception léniniste de l’État.
En 1963, Eugen Varga publia les Essais
sur l’économie politique du capitalisme. Il y développe
certaines questions du capitalisme monopoliste d’État, et
notamment le fait que selon lui celui-ci soit un prolongement de
l’impérialisme.
Il y aurait le capitalisme, l’impérialisme, puis
le capitalisme monopoliste d’État :
« La transition finale au capitalisme monopoliste
d’État commença seulement durant la Première Guerre mondiale
(…).
Il s’est affaibli à la fin de la Première Guerre
mondiale, est devenu plus fort durant la crise économique de
1929-1933, s’est intensifié durant la seconde guerre mondiale, s’est
légèrement affaibli après elle, et maintenant connaît une relance
nouvelle qualitativement, s’exprimant par la mise en place
d’organisations monopolistes d’État supra-nationales et dans les
tentatives de créer un capitalisme monopoliste d’État
supra-national. »
Il cite Kuusinen, une figure de l’Internationale
Communiste, passé comme Thorez et Togliatti dans le camp du
révisionnisme :
« Dans mon opinion, la meilleure définition du
développement du capitalisme monopoliste d’État a été donné
par O.V. Kuusinen, qui a dit :
« Initialement, il a été considéré comme une
sorte de « mesure d’urgence », ressorti seulement durant
l’époque de la guerre ou durant une grave crise économique ou
politique, et abandonné au moment où « l’urgence »
était passée.
À présent, la bourgeoisie impérialiste ne peut plus
maintenir sa domination sans le capitalisme monopoliste d’État,
même pour des périodes relativement normales. Cela est dû par
l’aggravation de la crise générale du système capitaliste, à la
désintégration grandissante du capitalisme et à l’affaiblissement
de ses forces internes – économiques, politiques et
idéologiques. » (revue marxiste mondiale n°4, Prague, 1960)
La bourgeoisie monopoliste (l’oligarchie financière) a
pris cette route historiquement inévitable. »
On est là dans la mise en valeur d’une nouvelle conception du capitalisme, véritablement post-léniniste.
Eugen Varga
Eugen Varga dresse également dans l’ouvrage un
panorama économique assez précis de la nature du capitalisme
monopoliste d’État. Celui-ci amènerait à la naissance d’un cycle
unique dans l’ensemble du monde capitaliste, qui ramène à la thèse
social-démocrate du super-impérialisme.
Eugen Varga prend bien soin que dans ce processus,
le taux de profit ne serait pas pour autant au maximum, Staline ayant
selon lui tort d’affirmer que lorsque les monopoles ont le dessus
c’est ce taux qui primerait.
Il profite également de l’ouvrage pour attaquer
Staline sur la question de la paupérisation absolue. Staline parlait
du tout début des années 1950 et, effectivement, a remis en 1952 en
cause sa propre conception de la stabilité relative des marchés
malgré la crise. C’était une erreur, mais Eugen Varga profite
surtout de dix années de données économiques pour critiquer le
point de vue Staline portant sur une autre période.
Il dit ainsi :
« Le problème de la paupérisation absolue est
bien plus compliqué que celui de la paupérisation relative.
Tous les marxistes sont d’accord pour dire que dans le
capitalisme, la paupérisation relative est un phénomène constant.
Mais ils ont des points de vue différents sur les méthodes à
utiliser pour le prouver et également quant au rythme de la
paupérisation.
En général, il y a une large divergence de vues quant
au problème de la paupérisation absolue.
Les apologistes du capitalisme, les sociaux-démocrates
de droite et quelques renégats comme [l’américain, ex-communiste]
Browder, déclarent qu’il n’y a pas de paupérisation absolue (…).
Entre 1947 et 1953, les travailleurs dirigeants de
l’Institut d’économie de l’Académie des sciences d’URSS (après sa
fusion avec l’Institut pour l’économie mondiale [fondée et dirigée
par Eugen Varga, alors mis de côté]), ont adopté de manière
officielle la considération selon laquelle la paupérisation absolue
de la classe ouvrière était constante à travers le monde
capitaliste.
Certains parlèrent même d’un paupérisation progressive
continue, c’est-à-dire d’un recul progressif dans les salaires
réels. »
Le piège est bien entendu qu’Eugen Varga utilise
des données des années 1950 et du début des années 1960 pour
critiquer la thèse soviétique de la période d’après-guerre. Le
contexte dont parle Eugen Vargan’était plus du tout le même, rien
qu’avec l’URSS passé dans le camp de la prétendue coexistence
pacifique.
Mais c’était en fait la nature de l’ouvrage que de rejeter le passé, cela consistait en une vraie entreprise de démolition des thèses de Staline ; c’était un vrai manuel pour les cadres révisionnistes.
Le concept du capitalisme monopoliste d’État
formulé en Union Soviétique est une définition qui ne se veut pas
moins qu’une nouvelle définition du capitalisme. Il y a le
capitalisme, l’impérialisme, et il est censé y avoir un nouveau
stade, caractérisé par une fusion entre les monopoles et l’État.
Il y a là une double remise en cause de
l’idéologie communiste : dans l’affirmation de l’indépendance
de l’État par rapport aux classes d’un côté, dans
l’affirmation de la fusion entre cette entité « indépendante »
et une classe de l’autre.
Eugen Varga en a été le principal concepteur,
toute sa démarche de l’après-guerre aboutissant d’ailleurs
immanquablement à cela. En affirmant le premier l’indépendance de
l’État dans le mode de production capitaliste au cours de la
Seconde Guerre mondiale, il avait ouvert la boîte de Pandore d’une
réaffirmation de la vieille thèse social-démocrate de
l’indépendance de l’État dans le capitalisme « moderne ».
Il formalisa de la manière la plus tranchée ce concept de capitalisme monopoliste d’État dans l’ouvrage de 1961 intitulé Le Capitalisme du XXe siècle. Celui-ci fut publié juste après le 22e congrès du PCUS et sa diffusion mondiale assumée par l’URSS.
Eugen Varga, Le Capitalisme du XXe siècle, 1961.
Saluant les études très récentes à ce sujet
(Pevzner, Khmelnitskaya, Daline), ainsi que le fait que le PCUS
assume désormais le concept, Eugen Varga y précise de manière
approfondie ses traits principaux, qu’il décrit de la manière
suivante :
« Le capitalisme monopoliste d’État qui a émergé
durant la première guerre mondiale s’est pleinement développé.
L’émergence et le développement du capitalisme
monopoliste d’État sont enracinés dans la position dominante des
pays capitalistes dans les conditions au moment de la crise générale
du capitalisme, quand le système capitaliste est à sa dernière
étape d’existence et fait l’expérience de l’effondrement de son
système social en entier.
Le capitalisme monopoliste d’État est l’alliance des
forces des monopoles et de l’État bourgeois, afin de réaliser
deux objectifs :
1. la préservation du système capitaliste dans la lutte
contre le mouvement révolutionnaire dans le pays et dans la lutte
contre le système socialiste mondiale, et
2. la redistribution par l’État du revenu national en
faveur du capital monopoliste.
Il y a de grandes difficultés dans la manière de
réaliser ces objectifs et ils impliquent beaucoup de contradictions.
En préservant le système capitaliste, les monopoles
obtiennent le soutien de la bourgeoisie non monopoliste, des
rentiers, des propriétaires terriens, et des capitalistes ruraux,
etc., c’est-à-dire des classes propriétaires.
Mais en altérant la distribution du revenu national par
les moyens du système du capitalisme monopoliste d’État à
l’avantage des monopoles et au détriment de toutes les autres
sections de la société, les monopoles élargissent le gouffre entre
eux-mêmes et les autres sections propriétaires de la société, et
augmentent leur isolement.
L’alliance des monopoles et de l’État est effectué
principalement sous la forme de la fusion des monopoles et de la
machine d’État. Les monopoles envoient leurs représentants à des
postes dirigeants dans le gouvernement, comme ministres, sénateurs
ou membres du parlement. La réciproque est également vrai – des
généraux, des diplomates et des ministres quittent fréquemment le
service du gouvernement pour des postes hautement payés dans les
monopoles.
L’alliance prend aussi la forme de décisions communes au
sujet de questions économiques importantes (…). Le capitalisme
monopoliste d’État pleinement développé se manifeste
principalement par la régulation étatique de l’économie, des
entreprises possédées par l’État et l’appropriation et la
redistribution d’une plus part du revenu national par l’État (…).
Le fonctionnement entier de l’État des pays
impérialistes est directement ou indirectement au service du capital
monopoliste. La police étatique et les forces armées protègent le
système capitaliste.
Le capitalisme monopoliste d’État est extrêmement
réactionnaire parce qu’il existe afin de défendre un système
capitaliste condamné à fatalement s’effondrer.
En ce sens, il diffère grandement du capitalisme d’État
qui, à une étape antérieure du développement capitaliste et dans
pays sous-développés aujourd’hui, joue un rôle progressiste dans
le développement des forces productives. »
Il n’est guère étonnant que cette thèse ait pu tromper des communistes sincères manquant de formation. En apparence, on a la dénonciation du fait que l’État soit au service des monopoles, ce qui correspond à la thèse classique. Tout est dans la subtilité de faire de l’État non pas un serviteur, mais un médiateur indépendant connaissant une fusion avec les monopoles.
Eugen Varga feignit de saluer l’ouvrage de Staline
et ses enseignements, lors d’un discours à l’Institut d’économie.
Il n’en était rien en réalité et il s’empressera, dès qu’il le
pourra, d’attaquer publiquement les chapitres cinq et six, qu’il
prétendait reconnaître encore, donc, en 1952 :
« Nous, travailleurs de l’Institut d’économie,
depuis les premières années jusqu’aux académiciens, exprimons un
sentiment d’appréciation profonde au camarade Staline pour son
nouveau classique, pour l’immense contribution qu’il a faite à
l’économie marxiste-léniniste et pour son aide inappréciable à
tous les économistes.
Une étude approfondie de l’œuvre brillante du
camarade Staline aidera chacun d’entre nous à améliorer son
travail. La loi fondamentale de l’économie du capitalisme
d’aujourd’hui, que le camarade Staline a révélé, nous donnera une
clef pour comprendre et clarifier le statut contemporain de
l’impérialisme et une perspective de son développement futur. Cette
loi définie toutes les caractéristiques du capitalisme monopoliste
(…).
Je reconnais m’être trompé sur cette question [de
l’inéluctabilité des guerres]. Le camarade Staline a démontré de
bout en bout l’inéluctabilité des guerres entre pays impérialistes
même dans la période présente.
Je considère que si au cours de notre travail, nous
avons commis une erreur, nous sommes obligés de faire amende
honorable et de ne pas la répéter. »
En réalité, Eugen Varga attendait le moment
propice. Ainsi, il publia en août 1953 Les problèmes
fondamentaux de l’économie et de la politique de l’impérialisme
(après la seconde guerre mondiale). L’ouvrage se pliait en
apparence aux enseignements de Staline. On y trouve cependant aussi
des éléments assez particuliers, comme la considération que le sud
et l’ouest de la France seraient des « colonies intérieures »
du Nord de la France, tout comme seraient des colonies de certains
monopoles les États agricoles et miniers des États-Unis.
Mais surtout, il conclut l’ouvrage en affirmant
que le développement militaire des États-Unis s’ajoute à l’effort
industriel, au lieu de le concurrencer, c’est-à-dire qu’on aurait un
capitalisme articulé à une dimension étatique, militaire,
artificielle, permettant de le redynamiser.
Cela devint une ligne significative en URSS, comme
expression de la lecture révisionniste du capitalisme. Trakhtenberg
résume cela, dans la revue Kommunist en juin
1955, en affirmant que :
« Il serait incorrect d’ignorer la signification
des facteurs militaires-inflationnistes, qui peuvent stimuler une
renaissance, retarder l’éruption d’une crise, changer le cours de la
crise, et changer la forme, la séquence et les perspectives de la
crise. »
Le grand paradoxe de cette ligne lancée par Eugen
Varga est qu’elle s’accompagnait de la considération que l’économie
américaine allait connaître une terrible crise de surproduction de
manière imminente. Ce point était un vrai problème pour la
clique de Nikita Khrouchtchev, qui n’avait pas besoin d’une analyse
précipitant les choses sur le plan des orientations, alors qu’il
représentait politiquement ce qu’Eugen Varga représentait
intellectuellement.
Cependant Eugen Varga mit rapidement cette
dimension de côté, pour se placer au premier rang théorique du
régime soviétique dirigé par la clique de Nikita Khrouchtchev,
avec le concept de « capitalisme monopoliste d’État ».
Eugen Varga reprend le concept à Lénine, notamment dans son écrit de septembre 1917, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer.
Lénine
Lénine y développe la même analyse que dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme : le capitalisme mène aux monopoles, les monopoles socialisent l’économie dans un sens privé, qu’il faut renverser dans un sens universel. Il dit ainsi :
« Tout le monde parle de l’impérialisme.
Mais l’impérialisme n’est autre chose que le capitalisme
monopoliste.
Que le capitalisme, en Russie également, soit devenu
monopoliste, voilà ce qu’attestent assez le « Prodougol », le «
Prodamet », le syndicat du sucre, etc. Ce même syndicat du sucre
nous fournit un exemple saisissant de la transformation du
capitalisme monopoliste en capitalisme monopoliste d’État.
Or, qu’est‑ce que l’État ? C’est l’organisation de
la classe dominante; en Allemagne, par exemple, celle des hobereaux
et des capitalistes. Aussi, ce que les Plékhanov allemands
(Scheidemann, Lansch et autres) appellent le « socialisme de guerre
» n’est‑il en réalité que le capitalisme monopoliste d’État
du temps de guerre ou, pour être plus clair et plus simple, un bagne
militaire pour les ouvriers en même temps que la protection
militaire des profits capitalistes.
Eh bien, essayez un peu de substituer à l’État des
capitalistes et des hobereaux, à l’État des capitalistes et des
grands propriétaires fonciers, l’État démocratique
révolutionnaire, c’est‑à‑dire un État qui
détruise révolutionnairement tous les privilèges quels qu’ils
soient, qui ne craigne pas d’appliquer révolutionnairement le
démocratisme le plus complet. Et vous verrez que dans un État
véritablement démocratique et révolutionnaire, le capitalisme
monopoliste d’État signifie inévitablement, infailliblement, un
pas, ou des pas en avant vers le socialisme !
Car, si une grande entreprise capitaliste devient
monopole, c’est qu’elle dessert le peuple entier. Si elle est devenue
monopole d’État, c’est que l’État (c’est‑à‑dire
l’organisation armée de la population et, en premier lieu, des
ouvriers et des paysans, si l’on est en régime démocratique
révolutionnaire) dirige toute l’entreprise. Dans l’intérêt de qui
?
Ou bien dans l’intérêt clos grands propriétaires
fonciers et des capitalistes; et nous avons alors un État non pas
démocratique révolutionnaire, mais bureaucratique réactionnaire,
une république impérialiste.
Ou bien dans l’intérêt de la démocratie
révolutionnaire; et alors c’est ni plus ni moins un pas vers le
socialisme.
Car le socialisme n’est autre chose que l’étape
immédiatement consécutive au monopole capitaliste d’État. Ou
encore : le socialisme n’est autre chose que le monopole capitaliste
d’État mis au service du peuple entier et qui, pour autant, a cessé
d’être un monopole capitaliste.
Ici, pas de milieu. Le cours objectif du développement
est tel qu’on ne saurait avancer, à partir des monopoles (dont la
guerre a décuplé le nombre, le rôle et l’importance), sans marcher
au socialisme.
Ou bien l’on est réellement démocrate révolutionnaire.
Et alors on ne saurait craindre de s’acheminer vers le socialisme.
Ou bien l’on craint de s’acheminer vers le socialisme et
l’on condamne tous les pas faits dans cette direction, sous prétexte,
comme disent les Plékhanov, les Dan et les Tchernov, que notre
révolution est bourgeoise, qu’on ne peut pas « introduire » le
socialisme, etc. Dans ce cas, l’on en arrive fatalement à la
politique de Kérensky, Millioukov et Kornilov, c’est‑à‑dire
à la répression bureaucratique réactionnaire des aspirations «
démocratiques révolutionnaires » des masses ouvrières et
paysannes.
Il n’y a pas de milieu.
Et c’est là la contradiction fondamentale de notre
révolution.
Dans l’histoire en général, et surtout en temps de
guerre, il est impossible de piétiner sur place. Il faut ou avancer,
ou reculer. Il est impossible d’avancer dans la Russie du XX°
siècle, qui a conquis la République et la démocratie par la voie
révolutionnaire, sans marcher au socialisme, sans
progresser vers le socialisme (progression conditionnée et
déterminée par le niveau de la technique et de la culture : il est
impossible d’« introduire » en grand le machinisme dans les
exploitations paysannes comme il est impossible de le supprimer dans
la production du sucre).
Et craindre d’avancer équivaut à reculer. C’est ce que
font messieurs les Kérensky, aux applaudissements enthousiastes des
Milioukov et des Plékhanov, avec la sotte complicité des Tsérételli
et des Tchernov.
La dialectique de l’histoire est précisément telle que
la guerre, qui a extraordinairement accéléré la transformation du
capitalisme monopoliste en capitalisme monopoliste d’État, a par là
même considérablement rapproché l’humanité du socialisme.
La guerre impérialiste marque la veille de la révolution
socialiste. Non seulement parce que ses horreurs engendrent
l’insurrection prolétarienne ‑ aucune insurrection ne créera
le socialisme s’il n’est pas mûr économiquement ‑ mais encore
parce que le capitalisme monopoliste d’État est la préparation
matérielle la plus complète du socialisme, l’antichambre
du socialisme, l’étape de l’histoire qu’aucune autre étape
intermédiaire ne sépare du socialisme.
Nos socialistes‑révolutionnaires et nos mencheviks
envisagent le problème du socialisme en doctrinaires, du point de
vue d’une doctrine qu’ils ont apprise par cœur et mal comprise. Ils
présentent le socialisme comme un avenir lointain, inconnu, obscur.
Or, aujourd’hui, le socialisme est au bout de toutes les
avenues du capitalisme contemporain, le socialisme apparaît
directement et pratiquement dans chaque disposition importante
constituant un pas en avant sur la base de ce capitalisme moderne. »
Eugen Varga va reprendre ce concept, mais en le modifiant. Là où Lénine oppose le capitalisme monopoliste d’État de l’État réactionnaire au capitalisme monopoliste d’État de l’État démocratique-révolutionnaire, Eugen Varga va opposer le capitalisme monopoliste d’État réactionnaire au capitalisme monopoliste d’État révolutionnaire, l’État n’étant que le lieu de cet affrontement.
Le premier novembre 1951, 400 économistes se
réunissent dans le bâtiment du Comité Central du PCUS(b), afin de
travailler sur un manuel d’économie politique considéré comme
nécessaire à établir, sous la supervision de Konstantin
Ostrovitianov. À cette occasion, un rapport fut notamment établi
sur la question de la possibilité et du caractère inévitable des
guerres inter-impérialistes dans la période actuelle. Le point de
vue d’Eugen Varga fut noté.
C’est ce point de vue et ce qu’il représente que Staline dénonce également dans Les problèmes économiques du socialisme en URSS. Dans le cinquième chapitre, Staline aborde la question de l’évaluation de la situation du capitalisme ; dans le sixième, il traite la question de la nature du capitalisme.
Dans les deux cas, Staline y expose deux points de vue formellement opposés à ceux d’Eugen Varga, qui n’est par ailleurs quant à lui jamais nommé en tant que tel.
En ce qui concerne la question de la guerre,
Staline maintient les fondamentaux, ce qui va donc à l’encontre des
thèses d’Eugen Varga :
« Certains camarades affirment qu’étant donné les
nouvelles conditions internationales, après la Seconde Guerre
mondiale, les guerres entre pays capitalistes ne sont plus
inévitables. Ils estiment que les contradictions entre le camp du
socialisme et celui du capitalisme sont plus fortes que les
contradictions entre pays capitalistes ; que les États-Unis
d’Amérique se sont suffisamment soumis les autres pays capitalistes
pour les empêcher de se faire la guerre et de s’affaiblir
mutuellement; que les hommes avancés du capitalisme sont assez
instruits par l’expérience des deux guerres mondiales, qui ont porté
un sérieux préjudice à l’ensemble du monde capitaliste, pour se
permettre d’entraîner à nouveau les pays capitalistes dans une
guerre entre eux; que, de ce fait, les guerres entre pays
capitalistes ne sont plus inévitables.
Ces camarades se trompent. Ils voient les phénomènes
extérieurs affleurant à la surface, mais ils n’aperçoivent pas les
forces profondes qui, bien qu’agissant momentanément de façon
invisible, n’en détermineront pas moins le cours des événements.
En apparence, la « sérénité » règne partout: les États-Unis d’Amérique ont réduit à la portion congrue l’Europe occidentale, le Japon et autres pays capitalistes; l’Allemagne (de l’Ouest), la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, le Japon, tombés dans les griffes des États-Unis, exécutent docilement leurs injonctions.
Mais on aurait tort de croire que cette « sérénité » puisse se maintenir « pour l’éternité »; que ces pays supporteront sans fin la domination et le joug des États-Unis ; qu’ils n’essaieront pas de s’arracher de la captivité américaine pour s’engager sur le chemin de l’indépendance (…).
On dit que les contradictions entre capitalisme et socialisme sont plus fortes que celles existant entre les pays capitalistes. Théoriquement, c’est juste, bien sûr. Pas seulement aujourd’hui ; c’était juste aussi à la veille de la Seconde Guerre mondiale. C’est ce que comprenaient plus ou moins les dirigeants des pays capitalistes. Et cependant, la Seconde Guerre mondiale n’a pas commencé par la guerre contre l’URSS., mais par une guerre entre pays capitalistes.
Pourquoi ? Parce que, d’abord, la guerre contre l’URSS, pays du socialisme, est plus dangereuse pour le capitalisme que la guerre entre pays capitalistes. Car si la guerre entre pays capitalistes pose seulement la question de la suprématie de tels pays capitalistes sur tels autres, la guerre contre l’URSS doit nécessairement poser la question de l’existence même du capitalisme.
Parce que, en second lieu, les capitalistes, bien qu’ils proclament, aux fins de « propagande », l’agressivité de l’Union soviétique, n’y croient pas eux-mêmes, puisqu’ils tiennent compte de la politique de paix de l’Union soviétique et savent que cette dernière n’attaquera pas d’elle-même les pays capitalistes. (…).
La lutte des pays capitalistes pour la possession des marchés et le désir de noyer leurs concurrents se sont pratiquement révélés plus forts [dans les années 1930] que les contradictions entre le camp du capitalisme et celui du socialisme (…).
Il s’ensuit donc que l’inéluctabilité des guerres entre pays capitalistes reste entière.
On dit qu’il faut considérer comme périmée la thèse de Lénine selon laquelle l’impérialisme engendre inévitablement les guerres, puisque de puissantes forces populaires ont surgi maintenant, qui défendent la paix contre une nouvelle guerre mondiale.
Cela est faux.
Le mouvement actuel pour la paix se propose d’entraîner les masses populaires dans la lutte pour le maintien de la paix, pour conjurer une nouvelle guerre mondiale. Par conséquent, il ne vise pas à renverser le capitalisme et à établir le socialisme, — il se borne à des buts démocratiques de lutte pour le maintien de la paix.
À cet égard, le mouvement actuel pour le maintien de la paix se distingue du mouvement de l’époque de la Première Guerre mondiale, lequel, visant à transformer la guerre impérialiste en guerre civile, allait plus loin et poursuivait des buts socialistes.
Il se peut que, les circonstances aidant, la lutte pour la paix évolue çà et là vers la lutte pour le socialisme, mais ce ne sera plus le mouvement actuel en faveur de la paix, mais un mouvement pour renverser le capitalisme.
Le plus probable, c’est que le mouvement actuel pour la paix, c’est-à-dire le mouvement pour le maintien de la paix, contribuera, en cas de succès, à conjurer une guerre donnée, à l’ajourner temporairement, à maintenir temporairement une paix donnée, à faire démissionner le gouvernement belliciste et à y substituer un autre gouvernement, disposé à maintenir provisoirement la paix. Cela est bien, naturellement. C’est même très bien.
Mais cela ne suffit cependant pas pour supprimer les guerres inévitables en général entre pays capitalistes. Cela ne suffit pas, car malgré tous ces succès du mouvement de la paix, l’impérialisme demeure debout, reste en vigueur. Par suite, l’inéluctabilité des guerres reste également entière. Pour supprimer le caractère inévitable des guerres, il faut détruire l’impérialisme. »
Joseph Staline
Staline défend ici la conception juste.
Cependant, cette analyse juste sur le plan théorique nécessite un
rapport à la politique. Or, en ce qui concerne la situation du
marché mondial, Staline considère que la formation d’un bloc
socialiste a arraché une telle partie économique que le capitalisme
ne va plus être en mesure de trouver des solutions de développement
à moyen terme.
Ce faisant, il remet en cause deux définitions,
une de lui-même et une de Lénine, ce qui s’avérera par contre être
une double erreur.
Voici ce que dit Staline :
« Le résultat économique le plus important de la
Seconde Guerre mondiale, avec ses répercussions sur l’économie, a
été la désagrégation du marché mondial unique, universel. Ce qui
a déterminé l’aggravation ultérieure de la crise générale du
système capitaliste mondial.
La Seconde Guerre mondiale a été elle-même engendrée
par cette crise. Chacune des deux coalitions capitalistes engagées
dans le conflit espérait pouvoir battre l’adversaire et établir sa
domination sur le monde. C’est là qu’elles cherchaient une issue à
la crise (…).
La conséquence de l’existence des deux camps opposés [socialiste et capitaliste] pour l’économie fut que le marché unique, universel s’est désagrégé, ce qui fait que nous avons maintenant deux marchés mondiaux parallèles qui eux aussi s’opposent l’un à l’autre. (…).
Mais il s’ensuit que la sphère d’exploitation des
ressources mondiales par les principaux pays capitalistes
(États-Unis, Grande-Bretagne, France) n’ira pas en s’élargissant
mais en se rétrécissant, que les conditions de débouché sur le
marché mondial s’aggraveront pour ces pays, et que la sous-
production des entreprises y augmentera. C’est en cela que consiste
précisément l’aggravation de la crise générale du système
capitaliste mondial, à la suite de la désagrégation du marché
mondial (…).
Peut-on affirmer que la thèse bien connue de Staline sur
la stabilité relative des marchés en période de crise générale
du capitalisme, thèse formulée à la veille de la Seconde Guerre
mondiale, soit toujours valable ? Peut-on affirmer que la thèse bien
connue, formulée par Lénine au printemps 1916, selon laquelle,
malgré sa putréfaction, « dans l’ensemble, le capitalisme se
développe infiniment plus vite qu’auparavant », soit toujours
valable ?
Je pense qu’on ne saurait l’affirmer. Étant donné les
nouvelles conditions dues à la Seconde Guerre mondiale, il faut
considérer les deux thèses comme n’étant plus valables. »
Ici, Staline a manqué de dialectique, il a
considéré que le capitalisme avait fait en quelque sorte le tour,
que l’élan du socialisme en 1945 ne pouvait qu’être unilatéral.
C’est là une erreur d’autant plus marquante qu’auparavant,
elle n’avait pas été faite.
Sa source vient du fait que l’émergence d’un
nouveau cycle capitaliste n’a pas été vu. La fin de l’ancien cycle
a été bien compris, mais par manque de dialectique, l’affirmation
du nouveau n’a pas été compris.
Staline était ici à l’image du PCUS(b), qui
faisait un fétiche de sa propre situation victorieuse. Tout comme le
Gosplan fit un fétiche de sa position institutionnelle, le PCUS(b)
considérait qu’un certain palier était atteint en rapport avec une
certaine situation, et ne prit pas suffisamment garde à l’étude
d’une nouvelle situation.
Joseph Staline
Le capitalisme trouvait de nouveaux moyens
d’élargir sa production, connaissant un saut de productivité (au
moyen de l’augmentation de la puissance de calcul informatique, de la
généralisation de l’utilisation des animaux, de la systématisation
de rapports semi-coloniaux semi-féodaux, etc.).
Le PCUS(b) ne le vit pas. Par la suite, le Parti Communiste de Chine le verra pour le tiers-monde, les lignes rouges en Europe et aux États-Unis le voyant pour le capitalisme avancé, lieu du 24 heures sur 24 de la domination capitaliste.
Une critique erronée des années 1960-1970
attribue à Staline le principe du développement des forces
productives comme étant en soi socialiste. Staline a en réalité
combattu ce principe, qui avait été développé par Nikolaï
Voznessenski.
Ce dernier, concrètement, développait une thèse
qui reflétait l’existence du Gosplan comme structure organiquement
indépendante du Parti. Même si le Parti supervisait le Gosplan, ce
dernier avait une activité autonome et cela lui donnait un poids
énorme en tant que tel. La tendance au subjectivisme est immanquable
à moins d’y faire attention et c’est précisément ce que Staline
dénonce en 1952, dès le début de son ouvrage, juste avant le 19e
congrès.
Un congrès où, il est important de le souligner,
Staline n’interviendra pas sauf en clôture, étant relegué dans une
tribune secondaire, alors que le Parti abandone également la
parenthèse indiquant bolchevik.
Staline considère que c’est un idéalisme que de
croire qu’on peut former des lois, sous prétexte de planification.
Les premières lignes disent ainsi :
« Certains camarades nient le caractère objectif
des lois de la science, notamment celui des lois de l’économie
politique sous le socialisme. Ils nient que les lois de l’économie
politique reflètent la régularité des processus qui se produisent
indépendamment de la volonté humaine.
Ils estiment que, étant donné le rôle particulier que
l’histoire réserve à l’État soviétique, celui-ci, ses
dirigeants, peuvent abolir les lois existantes de l’économie
politique, peuvent « former », « créer » des lois
nouvelles. Ces camarades se trompent gravement. Ils confondent
visiblement les lois de la science reflétant les processus objectifs
dans la nature ou dans la société, qui s’opèrent indépendamment
de la volonté humaine, avec les lois édictées par les
gouvernements, créées par la volonté des hommes et n’ayant qu’une
force juridique. Mais il n’est point permis de les confondre.
Le marxisme conçoit les lois de la science, — qu’il
s’agisse des lois de la nature ou des lois de l’économie politique,
— comme le reflet des processus objectifs qui s’opèrent
indépendamment de la volonté humaine. Ces lois, on peut les
découvrir, les connaître, les étudier, en tenir compte dans ses
actes, les exploiter dans l’intérêt de la société, mais on ne
peut les modifier ou les abolir. A plus forte raison ne peut-on
former ou créer de nouvelles lois de la science.
Est-ce à dire, par exemple, que les résultats de
l’action des lois de la nature, des forces de la nature sont, en
général, inéluctables ; que l’action destructive des forces de la
nature se produit toujours et partout avec une spontanéité
inexorable, qui ne se prête pas à l’action des hommes ? Evidemment
non. Si l’on fait abstraction des processus astronomiques,
géologiques et quelques autres analogues, où les hommes, même
s’ils connaissent les lois de leur développement, sont véritablement
impuissants à agir sur eux ; ils sont en maintes occasions loin
d’être impuissants quant à la possibilité d’agir sur les processus
de la nature.
Dans toutes ces circonstances, les hommes, en apprenant à
connaître les lois de la nature, en en tenant compte et en
s’appuyant sur elles, en les appliquant avec habileté et en les
exploitant, peuvent limiter la sphère de leur action, imprimer aux
forces destructives de la nature une autre direction, les faire
servir à la société. »
Joseph Staline
Un peu plus loin, il précise donc bien que le
plan quinquennal ne suffit pas en soi pour former la substance du
socialisme. Le plan quinquennal reste, somme toute, une méthode ; la
question de l’orientation du plan, voilà ce qui est la science en
tant que telle. Staline place bien le Parti au-dessus du Gosplan :
« On dit que la nécessité d’un
développement harmonieux (proportionnel) de notre économie
nationale permet au pouvoir des Soviets d’abolir les lois économiques
existantes et d’en créer de nouvelles. Cela est absolument faux. Il
ne faut pas confondre nos plans annuels et nos plans quinquennaux
avec la loi économique objective du développement harmonieux,
proportionnel de l’économie nationale.
La loi du développement harmonieux de l’économie
nationale a surgi en contrepoids à la loi de concurrence et
d’anarchie de la production sous le capitalisme. Elle a surgi sur la
base de la socialisation des moyens de production, après que la loi
de concurrence et d’anarchie de la production a perdu sa force. Elle
est entrée en vigueur parce que l’économie socialiste d’un pays ne
peut être réalisée que sur la base de la loi du développement
harmonieux de l’économie nationale. C’est dire que la loi du
développement harmonieux de l’économie nationale offre à nos
organismes de planification la possibilité de
planifier correctement la production sociale.
Mais on ne doit pas confondre la possibilité avec
la réalité. Ce sont deux choses différentes. Pour
transformer cette possibilité en réalité, il faut étudier cette
loi économique, s’en rendre maître, il faut apprendre à
l’appliquer en pleine connaissance de cause ; il faut dresser des
plans qui reflètent pleinement les dispositions de cette loi. On ne
saurait dire que nos plans annuels et nos plans quinquennaux
reflètent pleinement les dispositions de cette loi économique.
On dit que certaines lois économiques, y compris la loi
de la valeur, qui fonctionnent chez nous, sous le socialisme, sont
des lois « transformées » ou même « foncièrement
transformées » sur la base de l’économie planifiée. Cela est
également faux. On ne peut « transformer » des lois ; et
encore moins « foncièrement ». Si on peut les transformer,
on peut aussi les abolir, en y substituant des lois nouvelles.
La thèse de la « transformation » des lois est
une survivance de la fausse formule sur l’ »abolition » et la
« formation » des lois. Bien que la formule de la
transformation des lois économiques soit depuis longtemps chose
courante chez nous, force nous sera d’y renoncer, pour être plus
exact. On peut limiter la sphère d’action de telles ou telles lois
économiques, on peut prévenir leur action destructive, si tant est
qu’elle s’exerce, mais on ne saurait les « transformer » ou
les « abolir ».
Par conséquent, quand on parle de « conquérir »
les forces de la nature ou les forces économiques, de les « dominer »,
etc., on ne veut nullement dire par là qu’on peut « abolir »
les lois de la science ou les « former ». Au contraire, on
veut seulement dire par là que l’on peut découvrir des lois, les
connaître, les assimiler, apprendre à les appliquer en pleine
connaissance de cause, à les exploiter dans l’intérêt de la
société et les conquérir par ce moyen, les soumettre à sa
domination.
Ainsi, les lois de l’économie politique sous le
socialisme sont des lois objectives qui reflètent la régularité
des processus intervenant dans la vie économique indépendamment de
notre volonté. Nier cette thèse, c’est au fond nier la science ; or
nier la science, c’est nier la possibilité de toute prévision, —
c’est donc nier la possibilité de diriger la vie économique. »
Par conséquent, souligne Staline, il y a une
contradiction entre la loi de la valeur et le développement
harmonieux ; si le plan devient d’orientation mécaniste et ne
cherche que la rentabilité, il se réduit au particulier et perd de
vue l’ensemble. C’est le reproche fait à la clique de Leningrad
et Nikolaï Voznessenski, avec leur optique d’autonomie des
productions.
Joseph Staline
Staline dit ainsi, critiquant ouvertement les
responsables de la planification :
« Le malheur n’est pas que la loi de la valeur agisse chez nous sur la production. Le malheur est que les dirigeants de notre industrie et nos spécialistes de la planification, à peu d’exceptions près, connaissent mal l’action de la loi de la valeur, ne l’étudient pas et ne savent pas en tenir compte dans leurs calculs.
C’est ce qui explique la confusion qui règne encore chez nous dans la politique des prix.
Voici un exemple entre tant d’autres.
Il y a quelque temps on avait décidé de régler, dans l’intérêt de la culture cotonnière, le rapport des prix du coton et des céréales, de préciser le prix des céréales vendues aux cultivateurs de coton et de relever les prix du coton livré à l’État.
Dès lors, nos dirigeants de l’industrie et nos
spécialistes de la planification apportèrent une proposition qui ne
pouvait que surprendre les membres du Comité central, puisque cette
proposition fixait le prix d’une tonne de céréales à peu près au
même niveau que celui d’une tonne de coton ; au surplus, le prix
d’une tonne de céréales était le même que celui d’une tonne de
pain cuit.
Les membres du Comité central ayant fait remarquer que
le prix d’une tonne de pain cuit devait être supérieur à celui
d’une tonne de céréales, en raison des frais supplémentaires
nécessités par la mouture et la cuisson ; que le coton en général
coûtait bien plus cher que les céréales, témoin les prix mondiaux
du coton et des céréales, — les auteurs de la proposition ne
purent rien dire d’explicite.
Force fut au Comité central de prendre la chose en mains
propres, de diminuer les prix des céréales et de relever ceux du
coton. Que serait-il advenu si la proposition de ces camarades avait
reçu force légale ? Nous aurions ruiné les cultivateurs et serions
restés sans coton.
Est-ce à dire que la loi de la valeur s’exerce chez nous
avec la même ampleur que sous le capitalisme ; qu’elle est chez nous
régulatrice de la production ? Evidemment non. En réalité, la loi
de la valeur, sous notre régime économique, exerce son action dans
un cadre strictement limité. On a déjà dit que la production
marchande, sous notre régime, exerce son action dans un cadre
limité.
On peut en dire autant de l’action exercée par la loi de
la valeur. Il est certain que l’absence de propriété privée des
moyens de production et leur socialisation à la ville comme à la
campagne ne peuvent que limiter la sphère d’action de la loi de la
valeur et le degré de sa réaction sur la production.
C’est dans le même sens qu’intervient dans l’économie
nationale la loi du développement harmonieux (proportionnel), qui a
remplacé la loi de concurrence et d’anarchie de la production.
C’est dans le même sens qu’interviennent nos plans
annuels et quinquennaux et, en général, toute notre politique
économique qui s’appuie sur les dispositions de la loi du
développement harmonieux de l’économie nationale.
Tous ces faits pris ensemble font que la sphère d’action
de la loi de la valeur est strictement limitée chez nous, et que la
loi de la valeur ne peut, sous notre régime, jouer un rôle
régulateur dans la production. »
En 1952, Staline a tout à fait compris le risque qui menace l’URSS, avec une pseudo planification décentralisée effaçant toute économie politique et direction politique.
Il va de soi que le fait qu’Eugen Varga cherche à
maintenir sa position n’alla pas sans réactions. Celui-ci
chercha alors à louvouyer autant que possible ; il envoya ainsi une
lettre à la Pravda, qui fut publié le 15 mars
1949 et où il présentait son refus de se faire instrumentaliser par
les forces occidentales :
« J’aimerais protester de la façon la plus forte
contre les sombres manœuvres des fauteurs de guerre quant au fait
que je serais un homme « d’orientation occidentale ».
Aujourd’hui, dans les circonstances présentes, cela signifierait
être un contre-révolutionnaire, un traître anti-soviétique à la
classe ouvrière. »
En avril 1949, il feignit même de reconnaître
ses erreurs dans un article d’une dizaine de pages, « Contre la
tendance réformiste dans les études sur l’impérialisme »,
dans la nouvelle revue Problème d’économie,
concernant la question du rapport entre le capitalisme et l’État,
la transition pacifique au socialisme, le rapport entre puissances
coloniales et colonies, la nature des pays de l’Est européen.
C’était en apparence une capitulation sur
quasiment toute la ligne. Il prétendit avouer s »être entraîné
dans une logique « formant une entière chaîne d’erreurs
relevant de la tendance réformiste qui naturellement aboutissant à
des erreurs de la tendance cosmopolite, car embellissant le
capitalisme ».
Voici comment il résume la critique qui lui a été
faite, en prétendant la prendre à son compte :
« La raison principale fut, comme mes critiques
l’ont correctement établi, la séparation méthodologiquement
erronée de l’économie et de la politique (…).
Les erreurs de tendance réformiste procèdent
inévitablement d’un abandon de la méthode dialectique
marxiste-léniniste, qui exige une étude de plusieurs aspects de
tous les phénomènes dans l’analyse, et de leurs rapports mutuels
(…).
Quand une tentative est faite (dans mon cas et dans celui
d’un certain nombre d’auteur de l’ancien Institut d’économie
mondiale et de politiques mondiales) d’analyser l’économie du
capitalisme « en-dehors de la politique », cet abandon
conduit inévitablement, non intentionnellement, à des erreurs de
tendance réformiste. »
Il reconnaissait en apparence que ses propos
pourraient avoir les applaudissements de n’importe quel réformiste ;
toutefois, il n’aborda pas la question de l’inéluctabilité des
guerres, ce qui montre bien qu’il avait compris que c’était là
la essentielle, avec celle de l’évaluation de la nature du
socialisme soviétique. En mettant l’accent indirectement sur ce
point, le vargisme se focalisait désormais sur un aspect désormais
principal sur le plan tactique, dans son combat.
La session de l’Institut d’économie menée à ce
moment-là ne fut pas dupe, considérant qu’Eugen Varga et ses
partisans ne faisaient qu’une demie autocritique. L’Institut se lança
dans une campagne contre ce qui fut défini, notamment au moyen de
conférences, comme Le cosmopolitisme bourgeois dans les
sciences économiques nationales.
Cependant, le second aspect, portant sur la nature
du socialisme soviétique, prit le dessus parallèlement au rejet du
vargisme.
Vive le créateur de la constitution de la société socialiste, le dirigeant du peuple soviétique, le grand Staline! Affiche de 1945.
De fait, il y avait le problème de la
combinaison du PCUS(b) et de l’institution du Gosplan dans la lutte
anti-vargiste. Cette activité se chevauchait, elle était conçue
dans un esprit de rectification mais sans saisie du cadre; elle
ne pouvait qu’aboutir à un morcellement des analyses, une division
de l’unité, une fragilité dans la structure.
Avec la question de la nature du socialisme à
l’arrière-plan, il suffisait d’une tendance erronée à un endroit
et tout risquait de prendre une très mauvaise tournure. C’est ce qui
arriva avec ce qui fut appelé l’affaire de Leningrad.
Celle-ci commença quelques semaines après le
cinquième anniversaire de la victoire soviétique libérant le
terrible étau nazi sur Leningrad. Alexeï Kouznetsov, une
importante figure du Comité Central et ancien responsable du Parti à
Leningrad, fut accusé aux côtés de Piotr Popkov de s’opposer à la
direction centrale du PCUS(b) et de monter, y compris avec des moyens
douteux, un centre politique à Leningrad, en proposant pas moins
qu’une sorte de Parti parallèle au PCUS(b), dans un esprit de
morcellement des responsabilités..
Une critique générale fut effectuée de la
section du Parti dans la ville, accusée de se focaliser sur soi-même
dans sa presse, l’agitation, la propagande, etc. L’histoire de
la seconde guerre mondiale proposée était pareillement tournée
vers la ville, au lieu d’avoir un point de vue général ; le
blocus de la ville était magnifié et le rôle de la section locale
du Parti était surestimé. Le musée de la défense de Leningrad
avait déjà connu la visite de vingt jours de deux envoyés spéciaux
du Comité Central en septembre 1948 ; il fut finalement fermé.
A l’arrière-plan, il y a également une
accusation de népotisme et d’escroquerie et les responsables de
l’administration de la ville, Iakov Kapoustine et
Piotr Lazoutine, furent accusés de faire partie de cette
initiative, ainsi que Mikhail Rodionov, ayant alors comme poste
l’équivalent de premier ministre de la République socialiste
fédérative soviétique de Russie.
En septembre 1949, une enquête pour la direction
du PCUS(b) fournit des accusations de malversation dans la section de
Leningrad.
« L’audit a établi de nombreux cas d’utilisation
illégale de fonds publics par les anciens dirigeants du comité
exécutif de la ville et d’utilisation de leurs fonctions à des
fins personnelles.
En violation de la décision du Conseil des commissaires
du peuple de l’URSS du 2 janvier 1945, des banquets pour les anciens
dirigeants du comité exécutif de la ville avec leurs familles et
pour un cercle restreint de personnes du parti et de militants
soviétiques ont été organisés sous la sanction des anciens
présidents du comité exécutif de Popkov et de Lazoutine. »
Un véritable système de détournement de fonds a
été en fait organisé à Leningrad, dans l’optique d’une vie
luxueuse pour chaque responsable, avec plusieurs voitures, plusieurs
maisons de campagnes, des campagnes de chasse faramineuses, des
banquets, des vacances, des approvisionnements en alcool et et
nourriture, etc.
Le style de vie était devenu décadent, notamment
avec la promiscuité sexuelle ; les agents financiers
soviétiques dressèrent une liste longue et précise de tous les
actes de corruption. L’accusation fut par conséquent la suivante :
« Le groupe anti-parti a cultivé le népotisme
dans des organisations collectives, la responsabilité collective, a
été largement appliqué et a encouragé les dons, les pots de vin
et autres méthodes de décomposition des actifs. »
Pas moins de 2000 cadres furent mis à pieds et
des hauts responsables exécutés, dont Nikolaï Voznessenski,
le responsable du Gosplan. Sa disparition ne fut pas mentionnée
avant 1952, lorsqu’une campagne fut lancée pour dénoncer sa ligne
développée en 1948.
Le temps qu’il a fallu pour parvenir à cette
critique souligne l’extrême faiblesse du Parti dans cette situation.
De fait, Nikolaï Voznessenski avait fini en 1948 par
appeler à utiliser le critère du profit pour organiser la
production économique, en-dehors de toute considération d’ensemble
à partir d’une démarche idéologique.
C’était là exiger que le Gosplan libéralise
l’économie, créant des centres plus ou moins autonomes où les
grandes entités efficaces prédominent, brisant le cadre unitaire du
pays, mettant littéralement le PCUS(b) de côté. Le Gosplan se
chargerait de gérer l’ensemble du processus, de l’encadrer, de le
paramétrer.
On aurait des entreprises littéralement en roue
libre, le Gosplan maintenant seulement le cadre global. C’est
très précisément la ligne qui triomphera par la suite avec
Leonid Brejnev.
On comprend alors que le vargisme représente la
ligne de Nikita Khrouchtchev, alors que la thèse de Nikolaï
Voznessenski correspondait à celle de Leonid Brejnev.
Les deux contradictions majeures de l’économie
politique soviétique – analyse de la situation extérieure (avec
Eugen Varga), analyse de la situation intérieure (avec Nikolaï
Voznessenski) -, était le grand défi de l’URSS de l’après-guerre.
L’affaire Varga, portant sur la question de la
nature du capitalisme et de l’impérialisme, se voyait aller avec
l’affaire Nikolaï Voznessenski, portant sur la nature du
socialisme soviétique.
Et malgré l’écrasement du vargisme en 1948 et de
la clique de Leningrad en 1949, les problèmes restaient posés des
années après, parce qu’il ne s’agissait pas de simples déviations,
mais d’expressions d’une ligne noire en URSS, d’une lutte entre deux
lignes, d’une étape qualitative dans l’histoire de l’URSS.
Staline témoigna, dans cette situation terrible,
qu’il était bien l’homme d’acier, l’ultime défenseur du socialisme
dans les situations les plus difficiles. Il mit tout son poids
dans la balance pour tenter de contrecarrer cette tendance
révisionniste, avec Les problèmes économiques du
socialisme en URSS, publié tout d’abord les 3 et 4 octobre
1952 dans la Pravda, quelques jours avant l’ouverture du 19e congrès
du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik).
Les chapitres un et trois doivent être considérés
comme visant Nikolaï Voznessenski. Ils sont intitulés :
– A propos du caractère des lois économiques
sous le socialisme ;
– La loi de la valeur sous le socialisme.
Les chapitres cinq et six attaquent les positions
correspondant à celles d’Eugen Varga. Il sont intitulés :
– De la désagrégation du marché mondial unique
et de l’aggravation de la crise du système capitaliste mondial ;
– De l’inéluctabilité des guerres entre les pays capitalistes.
En apparence, le vargisme émerge donc en 1945,
s’affirme ouvertement en 1946-1947, étant réfuté en 1947, puis
vaincu en 1948. Dans les faits, Eugen Varga ne fut pas en mesure de
publier d’ouvrage en 1951 et 1952, et pratiquement aucun article en
1948, 1949, 1950 et 1953, lui qui auparavant réalisait une avalanche
d’ouvrages et d’analyses.
Cependant, le cheminement du vargisme continua.
Car la critique de celui-ci aurait été juste s’il n’y avait eu
qu’un besoin de rectification dans le Parti ; en réalité cependant,
c’était une lutte de deux lignes qui se posait historiquement dans
le contexte de l’époque.
La polémique avait des racines bien plus
profondes, tenant à la formulation d’une économie politique
correcte d’un côté et à une évaluation juste des rapports avec
l’impérialisme de l’autre. C’était une double tâche difficile,
c’était le véritable centre de gravité de tous les problèmes
des années 1945-1953 en Union Soviétique.
L’instabilité provoquée par ce positionnement nécessaire était concrètement d’une substance bien plus grande que celle d’éventuelles erreurs ou fautes de l’équipe théorique des intellectuels des institutions, mais cela ne fut alors pas vu ainsi.
Vive le PCUS (b), le parti de Lénine et Staline, affiche de 1948.
Staline comprit pourtant cela, mais trop tardivement. Il poussa à la rédaction d’un manuel d’économie politique, mais celui-ci provoqua des débats qui ajoutèrent au trouble, la réalisation prit beaucoup trop de temps. Lui-même tenta de mettre tout son poids dans la balance, en publiant, juste avant le 19e congrès du PCUS(b), un document sur le socialisme en URSS, mais cela ne fut pas suffisant.
Ce fut d’autant plus vrai que la critique du
vargisme allait de pair avec une montée en puissance de la volonté
du Gosplan de se placer au centre des décisions, parallèlement à
la section du Parti de Leningrad qui, de par l’importance de la
ville, entendait encore plus peser sur le cours des décisions et de
la vie de l’URSS.
Il faut ici saisir l’arrière-plan d’un processus
général de vacillement des principes, à travers deux nécessités:
a) celle de synthétiser l’expérience soviétique
de manière adéquate, alors que le régime est désormais installé
et développé ;
b) celle d’analyser de manière juste la situation
internationale et la nature de la crise capitaliste, dans un contexte
différent et à la suite de l’alliance effectuée durant la seconde
guerre mondiale.
Le PCUS(b) ne fut pas en mesure de réaliser ces
deux tâches, qu’il avait pourtant bien comprises. C’est là la
source de la victoire révisionniste en URSS.
Ce processus de questionnement et de besoin
d’analyse, de vacillement et de correction, commença très tôt,
sur ce plan le Parti fut à la hauteur. Un article de 1943
de Sous la bannière du marxisme, l’organe
philosophique du PCUS(b), intitulé Sur certaines questions
de l’enseignement de l’économie politique, demanda que
l’accent soit mis sur ce qui valorise l’URSS plutôt que sur une
critique du capitalisme, et souligna que la différence devait être
faite entre les régimes démocratiques bourgeois et les régimes
fascistes.
C’était là en un sens se mettre en conformité
avec deux faits : tout d’abord, que l’URSS s’était développé,
ensuite que celle-ci se retrouvait alliée avec certains pays
impérialistes contre d’autres. On en était plus à la situation de
1920, où il s’agissait simplement de faire contre-poids au
capitalisme ; il fallait également bien discerner de manière
adéquate les pays fascistes de ceux ne l’étant pas.
Cependant, on se doute qu’il y avait un espace
évident pour un esprit de conciliation avec les forces impérialistes
non fascistes, dans l’idée d’une coexistence pacifique dans un monde
changé.
La menace était évidente et la tendance exista
de manière assez nette pour que Konstantin Ostrovitianov
explique, en août 1944, à la troisième réunion des dirigeants des
enseignants pour les sciences sociales, devant 250 scientifiques, que
:
« Certains professeurs tirent des conclusions
erronées du fait que nous travaillons avec les Etats-Unis dans la
guerre contre l’impérialisme hitlérien.
Ils évitent d’informer sur le développement du
capitalisme monopoliste dans les pays qui nous sont alliés.
Certains professeurs s’abstiennent de parler de crise
générale du capitalisme, de contradiction de deux systèmes, du
système socialiste, du système capitaliste, etc.
Cela amène une présentation fausse et unilatérale de
l’enseignement de Lénine sur l’impérialisme et de la crise générale
du capitalisme. »
C’était là une correction juste et le Parti
lança une offensive contre l’esprit de capitulation, ce que la
bourgeoisie appela la doctrine Jdanov, du nom de sa principale
figure, Andreï Jdanov.
Cependant, ce qui était vu comme une
rectification, une lutte idéologique, était en réalité une lutte
entre deux lignes. Les expressions allant dans le mauvais sens
venaient d’un véritable fond diffus, cherchant toujours à
s’exprimer.
On peut prendre en exemple le fait que Lan, le
spécialiste des Etats-Unis à l’Institut d’Eugen Varga,
expliqua dans son article de la fin 1945 sur le commerce
extérieur de ce pays, que celui-ci consacrerait désormais davantage
de moyens financiers à sa défense. Un terme soulignant la dimension
prétendument pacifique ou du moins non agressive de l’impérialisme
américain après la guerre.
Rojtburd, dans son article sur la sidérurgie
américaine, la même année, ne se consacrait qu’à la dimension
technique, dans un esprit de prétendue neutralité, d’objectivité,
etc.
Dans les deux cas, c’est Konstantin
Ostrovitianov qui intervint pour corriger le tir ; de
manière générale, il exposait les reproches suivants à l’équipe
d’Eugen Varga : la considération que l’impérialisme américain
n’était pas agressif, une grille d’analyse technico-économique, une
vision apolitique, la fascination servile pour la technique
américaine, la reprise sans critique aucune des statistiques
occidentales, l’absence de critique des théories économiques
bourgeoises.
De fait, cette tendance avait donc été vue.
L’émergence du vargisme ne fut stoppé pour autant et le Parti ne
réajusta pas son opération de critique, malgré l’échec relatif de
celle-ci, malgré que la tendance vargiste continuait de s’agiter.
L’Académie des sciences de l’URSS connut bien
quelques changements à la fin de l’année 1944 : si son
organigramme ne fut pas modifié, chaque section fut placée sous la
supervision d’un conseil scientifique et d’un secrétariat.
L’Institut pour l’économie mondiale et la politique mondiale d’Eugen
Varga rejoignit la section pour l’économie et le droit, aux côtés
de l’Institut de droit et l’Institut d’économie. Eugen
Varga en était le secrétaire et il devint en conséquence membre
de la présidence de l’Académie.
On allait dans le sens d’une centralisation et d’une responsabilisation, le Parti ayant conscience qu’il manquait d’envergure dans les productions intellectuelles effectuées et qu’il fallait élever l’encadrement, développer les institutions en ce domaine.
Vive le PCUS (b), inspirateur et organisateur de la victoire du peuple soviétique, affiche de 1948.
Dans Bolchevik, en 1946, un
article dénonça dans cet esprit les économistes comme ils étaient
« en retard sur la pratique de la construction socialiste »,
comme quoi ils n’auraient ni analysé les « grands avantages du
système socialiste », ni « le stade actuel de
l’impérialisme ».
L’article souligna la crise des pays
capitalistes, le maintien de la pression de l’État sur les masses
pour tenter de contrecarrer les luttes de classes, ainsi que les
tendances à la guerre. La compétition entre le système capitaliste
et le système socialiste était présentée comme le véritable
arrière-plan historique et les économistes devaient assumer un
« esprit combatif ».
Le 12 août 1946, la Pravda publia
également un article de compte-rendu sur l’autocritique réalisée à
la section pour l’économie et le droit de l’Académie des sciences
de l’URSS. Une autre session d’autocritique eut lieu dans le même
esprit en septembre, mais en octobre un nouvel article de critique
fut publié, cette fois dans la revue de la section. Intitulé Le
niveau théorique de l’étude des questions de l’économie soviétique
doit s’élever, l’article reprocha l’arriération des
analyses faites, un éloignement des masses, des erreurs théoriques.
Il appelait à une série de réunions, conférences, meetings,
impliquant le plus de cadres possibles.
C’est alors que commença l’affaire Varga en tant
que telle. Mais on peut voir que les problèmes continuaient y
compris après sa mise à l’écart et la liquidation de son Institut.
Ce dernier, même réorganisé et supervisé, restait un vrai
problème. Malgré les demandes faites – comme celle de la revue La
culture et la vie qui, en octobre 1950, constatait que la
revue Problèmes d’économie n’avait publié en
1949 qu’une seule analyse, par ailleurs superficielle, sur la crise
capitaliste – il n’y avait pas de dynamique de lancée.
Alors qu’on aurait dû après 1945 se retrouver
avec un haut niveau d’analyse et de brillantes compétences, ce que
le PCUS(b) pensait, d’où la campagne lancée par Andreï Jdanov pour
se mettre au niveau, il fallait constamment exiger des
productions. En 1951, l’Institut d’économie réorganisé ne fut
même pas en mesure de produire d’ouvrages scientifiques sur le
capitalisme contemporain en tant que tel.
Il fallait également courrir derrières les
erreurs commises. Lorsque Mendelson publia son étude Crises
et cycles économiques au 19e siècle, en 1949, préparé
avant-guerre à l’Institut d’Eugen Varga mais corrigé par l’Institut
en 1948, la Pravda de septembre 1950 s’aperçut
d’erreurs profondes, notamment concernant la capacité du capitalisme
à surmonter les cycles. L’éditeur de l’ouvrage, Figurov, fut au
passage critiqué pour ses erreurs « vargistes »
concernant l’État capitaliste dans deux écrits de 1948 et 1949,
et il fut par conséquent démis de ses fonctions de responsable à
l’Institut des études de l’impérialisme.
Un autre ouvrage critiqué fut par exemple
également celui de Pevzner sur Le capital monopoliste du
Japon durant la seconde guerre mondiale et après, publié en
1950, considéré comme favorable aux réformes exécutées par en
haut par l’impérialisme américain à la suite de la défaite
japonaise.
La mise au pas du vargisme n’avait pas suffi face
à ce qui représentait une tendance de fond. Eugen Varga
restait lui-même une figure active autant qu’il le pouvait. À
l’occasion du 30e anniversaire de la révolution d’Octobre, soit
après la fermeture de l’Institut, il écrivit que les
bourgeoisies ouest-européennes acceptaient désormais avec fatalité
les nationalisations, le contrôle de l’économie par l’État,
ainsi que des plans d’État.
Cet article, publié dans le journal maintenu de
l’ex-Institut d’Eugen Varga, Économie mondiale et politique
mondiale, amena la décision immédiate de la cessation de sa
parution par le Parti. Mais il n’y eut pas de répression contre les
tenants de la ligne d’Eugen Varga, qui maintenaient leurs positions,
tout en ayant perdu l’Institut, leur grande base. Eugen Varga pouvait
même, étant encore membre de l’Institut d’économie, intervenir de
manière assez volontaire.
L’intervention la plus marquante fut, à
l’occasion d’une conférence à l’Institut d’économie en octobre
1948. Eugen Varga remit encore en cause la thèse du caractère
inéluctable des guerres inter-impérialistes et appela à réétudier
la thèse léniniste de la guerre impérialiste, en raison de la
situation présente, où les États-Unis avaient une hégémonie
militaire parmi les pays capitalistes, les autres ayant de toutes
façons des problèmes sur le plan intérieur, ainsi que dans le
rapport avec leurs colonies.
En 1949, Eugen Varga expliqua aussi dans la revue
soviétique Économie planifiée que :
« On a souvent dit dans le passé que sous le
capitalisme monopoliste, l’État ne sert que les monopoles, cela
dans la paix comme dans la guerre. Je prétends que cela n’est pas
vrai.
Dans les guerres modernes, qui est d’une importance
décisive pour toute la bourgeoisie y compris l’oligarchie
financière, l’État en tant qu’organisation de la classe
bourgeoise est obligé de prendre des mesures de régulation qui
contredisent les intérêts de certains monopoles.
Par le fait de mener la guerre, les États capitalistes
mirent en place des impôts de guerre, qui anéantirent les gains des
entreprises capitalistes obtenus par la guerre.
En conséquence, les monopoles perdirent des milliards de
profit, et les capitalistes aux États-Unis étaient tellement
alarmés, qu’ils préfèrent utiliser leurs profits plutôt que de
les cumuler. »
C’était là clairement affirmer que le capitalisme ne mène pas directement à la guerre, mais que le militarisme en serait la cause, qu’il y aurait même un antagonisme possible entre les deux.
L’année 1947 fut celle où les partisans d’Eugen
Varga furent contrés ; l’année 1948 fut celle de l’analyse du
vargisme, Eugen Varga étant condamné comme relevant de
« l’idéologie bourgeoise-réformiste ».
En janvier et en février 1948, Dvorkine dénonça
Eventov, le disciple d’Eugen Varga, dans Bolchevik et
dans la revue du Gosplan, demandant qu’il soit exclu de l’Institut,
ce que Gatovski demanda également, en mars, dans Bolchevik. Dans
la revue Bolchevik, en février 1948 fut publiée
la critique du livre de Vishnev, L’industrie des pays
capitalistes durant la seconde guerre mondiale, publiée en mai
1947.
En mars 1948, c’est l’ouvrage collectif sous la
direction de Trakhtenberg, L’économie de guerre des pays
capitalistes et la transition à l’économie de paix, qui fut
dénoncé, ses auteurs étant considérés comme « prisonniers
de la méthodologie bourgeoise » (les auteurs en question étant
Trakhtenberg, Vishnev, Bokshitsky, Roitburg, Santalov, Eventov, Lif,
Gorfinkel, Bessonov, Rubinstein, Shpirt).
L’Institut d’économie organisa les 29 et 30
mars 1948 des discussions, où les 18 participant se prononcèrent
contre le « groupe de Varga ». Les partisans d’Eugen
Varga capitulèrent alors : Rubinstein, Saltanov, Trachtenberg,
Rojtburd, Mendelson reconnurent s’être trompés.
En mai 1948, c’est l’ouvrage de Lemine, La
politique étrangère de la Grande-Bretagne de Versailles à Locarno,
publié en avril 1947, qui fut critiqué ; en juin 1948, ce fut
au tour de l’ouvrage de Lan, Les États-Unis de la
première guerre mondiale à la seconde, publié en mai 1947.
Le même mois, Schneyerson livra un rapport sur le
capitalisme à l’Institut d’économie, avec une critique en règle
des positions d’Eugen Varga ; il attaqua ensuite, dans la
revue Économie planifiée, en juillet et août 1948,
deux articles d’Eugen Varga de 1946 qui ramenait la crise générale
du capitalisme à avant octobre 1917 et niait les contradictions
inter-impérialistes des alliés pendant la seconde guerre mondiale.
Affiche du PCUS (b) appelant à éduquer les prochaines générations, allant au communisme, 1947.
En octobre 1948, dans la revue Problèmes
d’économie, de l’Institut, ce furent Frei et Loukachev qui
firent face à la critique pour leurs ouvrages, respectivement Les
questions de la politique d’échange international des États
étrangers (1946) et La lutte impérialiste pour
les matières premières et leurs sources (1947).
En novembre-décembre 1948, dans la revue Économie
planifiée, Myznikov résuma les positions d’Eugen Varga dans un
article intitulé Les déformations du marxisme-léninisme
dans les travaux de l’Académicien E. S. Varga, en
expliquant qu’il s’agit d’une nouvelle variante de la théorie de
Rudolf Hilferding affirmant que le capitalisme s’organiserait, se
planifierait, etc. Sa position sur l’État comme « neutre »
était réformiste et celle sur une transition pacifique au
socialisme était opportuniste.
La critique formalisée fut menée le 5 octobre
1948 : le conseil scientifique élargi de l’Institut d’économie
se réunit et critiqua Eugen Varga, qui n’hésita pas de son côté à
rétorquer en remettant en question le principe de l’affrontement
inter-impérialiste.
En octobre 1948, Konstantin Ostrovitianov résuma
la position de la ligne rouge de la manière suivante :
« Le camarade Varga, qui a conduit cette direction
anti-marxiste, et certains de partisans, n’ont jusqu’à présent
toujours pas vu leurs erreurs… Un positionnement aussi opposé au
Parti concernant la critique amène à de nouvelles erreurs
théoriques et politiques. »
Konstantin Ostrovitianov, à la tête du nouvel
Institut, avait tenu un discours vigoureux lors de la conférence
annuelle mise en place, et dénonça les articles et ouvrages écrits
par Eugen Varga, Eventov, Bokshitsky, Vishnev, Shpirt.
L’Institut d’économie fait en 1948 pas moins de
cinq sessions au sujet du capitalisme contemporain, les positions
d’Eugen Varga y étant systématiquement dénoncées. Pas moins
que l’ensemble du personnel s’occupant des
statistiques concernant les pays capitalistes fut changé.
La critique du Parti reprochait les points
suivants à l’école d’Eugen Varga :
– effacement des contradictions de classe du
capitalisme contemporain,
– affirmations anti-marxistes sur la nature de
l’État dans les pays capitalistes,
– approche technico-économique étroite de
l’étude de l’économie des pays étrangers,
– objectivisme bourgeois,
– attitude apolitique,
– absence de critique vis-à-vis des données
statistiques bourgeoises,
– admiration des institutions bourgeoises de
science et de technique,
– ignorance de la lutte entre les deux systèmes,
socialiste et capitaliste,
– distorsion, rejet de la théorie de Lénine et Staline sur l’impérialisme et la crise générale du capitalisme.
La position d’Eugen Varga marquait l’affirmation
d’une véritable ligne, portée avec son Institut comme vecteur. En
face, il y avait la revue Questions de l’économie,
organe de l’institut d’économie de l’Académie soviétique des
sciences, ainsi que la revue Économies planifiée, de
l’organe planificateur de l’économie. C’était un véritable
affrontement entre institutions à l’intérieur de l’URSS,
l’expression d’une lutte entre deux lignes.
Le souci était que l’URSS n’avait pas compris le principe de la lutte entre deux lignes au sein d’un pays socialiste ; c’est Mao Zedong qui théorisera cette question. Cela fit que la ligne rouge mit un temps long à se structurer, et ne raisonna pas en termes de lutte de deux lignes non plus. Cela devait amener un positionnement visant à un réglement en quelque sorte administratif de la question : il était considéré qu’il fallait simplement mettre les éléments incorrects de côté, pas révolutionnariser les valeurs pour passer un cap qualitatif.
Mao Zedong
On se doute également que la non-connaissance de
cette lutte entre deux lignes fut indubitablement la cause d’une très
grande faiblesse pour la bataille anti-révisionniste d’après 1953.
La victoire de Nikita Khrouchtchev et le 20e congrès du PCUS ne
furent pas compris pour ce qu’ils étaient ; il fallut beaucoup de
temps avant que l’on saisisse leur nature révisionniste. Le Parti
Communiste de Chine considérait en 1960 que l’URSS est
socialiste ; dans les années 1970 il considérera qu’elle ne
l’était plus depuis 1953.
L’affirmation des positions de la ligne rouge en
URSS à la suite de l’émergence du courant qu’on doit qualifier de
vargiste fut par conséquent à la fois lent et montant en puissance
au fur et à mesure de sa prise de conscience de l’importance de la
question. On peut dire pour cerner le cadre de l’affrontement que la
ligne noire était portée par l’Institut d’Eugen Varga, la ligne
rouge par le Gosplan et les responsables de la planification, avec
l’appui du PCUS(b) par l’intermédiaire de sa revue Bolchevik.
Le problème étant que le Gosplan était le fer
de lance de cette offensive, au nom de la défense des valeurs de son
institution, ce qui impliquait nécessairement une survalorisation de
son propre rôle.
L’année 1947 fut, donc, celle de la double
offensive du Gosplan et du PCUS(b), avec l’application d’une pression
dans le but d’étouffer le courant vargiste.
En 1946, Eventov, l’un des collègues d’Eugen
Varga, avait publié avec l’aide de Trakhtenberg un ouvrage
intitulé L’économie de guerre en Angleterre. En
juillet 1947, l’organe théorique du Comité Central du
Parti, Bolchevik, destiné aux cadres, dénonça
cet ouvrage et ses thèses.
Eventov y était critiqué pour avoir notamment
prétendu que les nationalisations menées alors en Angleterre
allaient dans le bon sens et que le Labour britannique n’avait pas
d’autre choix que d’accepter les prêts américains, ainsi qu’une
alliance avec les États-Unis.
Il était également affirmé dans cet ouvrage
que, désormais, les intérêts coloniaux britanniques avaient
disparu à l’avantage des colonies, et que l’ouverture du second
front pendant la seconde guerre mondiale n’aurait été retardé
que pour des raisons pratiques de production, et non pas par volonté
de laisser seule l’URSS face à l’Allemagne nazie et ses alliés.
En filigrane, on y retrouve évidemment la thèse
d’Eugen Varga, Eventov affirmant que :
« La guerre, en augmentant le rôle économique de
l’État, étend les fonctions de celui-ci, amenant le capitalisme à
une étape plus élevée. »
Cela était bien entendu considérer comme
revenant à la thèse de Kautsky, Hilfeding, Boukharine, etc. du
capitalisme organisé, contre celle de Lénine avec l’impérialisme
comme stade suprême du capitalisme. Au passage, l’économiste Smit,
opposé à Eugen Varga, fut critiqué pour ne pas avoir dénoncé
cela dans son compte-rendu de l’ouvrage d’Eventov dans la revue Le
livre soviétique, quelques mois plus tôt.
Le même été, Eugen Varga publia un article
intitulé Rivalité et partenariat anglo-américaines – un
regard marxiste, exposant l’Angleterre comme un
partenaire « junior » des États-Unis, qui chercherait à
s’émanciper. Cela rentrait exactement dans le cadre politique où
le Labour cherchait à développer une ligne où l’Angleterre
devait servir de pont entre les États-Unis et l’URSS.
En septembre 1947, Gladkov publia un article
dans Bolchevik pour attaquer la conception du
capitalisme d’après-guerre d’Eugen Varga. A la fin de 1947,
Nikolaï Voznessenski, le chef du Gosplan, publia L’économie
de guerre de l’URSS pendant la grande guerre patriotique et
l’ouvrage fut salué par la revue La culture et la vie, puis
dans Bolchevik ; il fut publié en français et en
anglais, son auteur recevant le prix Staline le 30 mai 1948.
Le même mois, la revue Bolchevik attaqua la session de discussion de mai 1947 et dénonça le fait que les économistes ne furent pas parvenus à une juste critique des positions d’Eugen Varga et de ses partisans.
Bolchevik, journal théorique et politique du CC du PCUS(b), numéro d’août 1944.
Une conférence de trois jours, en octobre 1947,
établit toutes les erreurs d’Eugen Varga, considéré comme le
reflet de l’esprit de capitulation d’une partie des couches
intellectuelles devant les influences réactionnaires occidentales.
Et le 7 octobre 1947, la Pravda annonça la fin de
l’Institut dirigé par Eugen Varga, en raison de sa fusion avec
l’Institut d’économie de l’Académie des sciences de l’URSS.
Voici les sections de cet Institut, Eugen Varga
n’étant à la tête d’aucun, ni l’un des quatre dirigeants
principaux :
– pays américains,
– empire britannique,
– conditions du commerce capitaliste,
– pays orientaux et problèmes
nationaux-coloniaux,
– démocraties populaires,
– pays capitalistes européens,
– impérialisme et crise générale du
capitalisme,
– histoire de la pensée économique.
À cela s’ajoute un petit groupe d’étude de la
situation de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier dans les
pays capitalistes.
Il faut également ajouter les branches suivantes,
l’Institut étant subordonné à la Commission d’État de la
planification :
– circulation du capital dans l’économie
nationale soviétique,
– distribution des forces productives,
– régions économiques soviétiques,
– statistiques économiques
– économie de l’agriculture soviétique,
– économie de l’industrie et des transports
soviétiques,
– histoire de l’économie nationale soviétique,
– économie politique du socialisme.
Le 15 décembre 1947, le Comité Central du PCUS(b) donna naissance à un nouvel organisme, le Comité d’Etat pour l’introduction des techniques nouvelles, ou Gostechnika, renforçant l’affirmation de la technique soviétique, contre l’esprit de capitulation.
L’impact de l’ouvrage d’Eugen Varga fut tel qu’il
fut décidé en mars 1947 d’organiser une discussion à ce
sujet. Eugen Varga publia le même mois un article sur les
« démocraties de nouveau type », affirmant que leurs
Etats n’étaient ni capitalistes, ni socialistes, mais une forme
radicalement nouvelle.
C’était là une tendance s’exprimant toujours
plus fortement et la ligne rouge mit du temps à saisir cela et à
mettre en place une contre-offensive. Il est très parlant qu’il n’y
ait pas eu de réaction directe du Comité Central, au moyen d’une
directive. Il y avait un véritable problème de fond, une réelle
vague d’ouvrages relevant de « l’école Varga » depuis le
début de l’année 1945 et non seulement on s’en apercevait
tardivement, mais la réponse fut lente.
On peut prendre l’exemple suivant : lorsque
Bokshitsky écrivit ainsi pour son doctorat une étude sur Les
changements technico-économiques dans l’industrie américaine depuis
la seconde guerre mondiale, le conseil des enseignants de
l’Institut d’économie salua en février 1947 un travail sérieux.
Cependant une fois publié, le Parti s’aperçut d’un problème de
fond et il fut attaqué pour le fait d’aller dans le sens d’une paix
entre les managers et le prolétariat américain.
La revue La culture et la vie le
critiqua en décembre 1947. La revue Bolchevik reprit
l’accusation et dénonça une attitude d’économiste fasciné
par le capitalisme, incapable de voir ni la crise, ni le rôle
réactionnaire des monopoles, en restant à un « technicisme
vide ». L’Institut organisa une discussion d’autocritique
concernant cet ouvrage en janvier 1948.
Dans un même ordre d’idée, lors de la discussion au sujet des thèses d’Eugen Varga, qui eut lieu les 7, 14 et 21 mai 1947, l’ambiance fut très feutrée, menée entre une vingtaine de spécialistes restant cordiaux, pratiquement apolitiques. Eugen Varga était par ailleurs salué de manière unilatérale comme une figure importante, ses thèses faisant débat mais n’étant pas considérées comme des considérations systématiques ayant une portée très importante, voire décisive.
Eugen Varga
Eugen Varga eut d’ailleurs beaucoup de partisans pour le défendre. Lors de la première session, Eugen Varga eut à ses côtés Scherson, Trachtenberg, Smit, Reichardt, et contre lui Scherson, Kac, Motyliov.
A la seconde, Eugen Varga eut comme partisans Rubinstein, Arshanov, Lif, Maslennikov, Kronrod, et contre lui Gourvitch, Chromov, Dvorkine. A la troisième, Eugen Varga vu une majeure partie des intervenants à ses côtés, avec Mendelson, Stroumiline (une figure importante alors), Eventov, Atlas, relativement Ostrovitianov, tandis que Figurnov lui fit face.
Qui plus est, renforçant la dimension officielle
du débat, c’est Konstantin Ostrovitianov, président de l’Institut
d’économie de l’Académie des sciences de l’URSS, qui la présida,
donnant par ailleurs dès le départ et à la fin la parole à Eugen
Varga, chargé donc lui-même d’ouvrir et de clore le débat !
Pourtant, il était flagrant qu’Eugen Varga avait
abandonné le principe de la crise générale du capitalisme, ainsi
que l’orientation opposant le système socialiste au système
capitaliste, qu’il considérait que l’État était neutre dans
le capitalisme, qu’on pouvait le conquérir, et qu’il existerait une
phase neutre entre le capitalisme et le socialisme. Les critiques
allèrent bien en ce sens, mais nullement de manière franche,
tranchée.
Eugen Varga tint donc ouvertement tête aux
critiques et maintint ses positions, à part sur la question de la
nature des pays de l’Est européen. Il mit même en avant l’exemple
de la Grande-Bretagne pour justifier que des mesures de
« planification », même si pas dans le sens soviétique,
étaient mises en place dans les pays capitalistes.
Le 7 mai 1947, Eugen Varga formula son point de
vue de la manière suivante :
« Permettez-moi maintenant d’en arriver aux
questions qui selon mon point de vue sont intéressantes à poser.
Tout d’abord sur le rôle de l’État. Je dois dire qu’ici les avis
diffèrent. Ainsi certains camarades pensent que je sous-estime le
rôle de l’État, que je ne l’ai pas assez souligné ;
d’autres par contre sont de l’avis que j’ai surestimé ce rôle.
Je suis d’avis que j’ai raison : dans l’économie de
guerre, l’État a une signification décisive, mais après la
guerre, l’État a un rôle plus grand en comparaison à
l’avant-guerre. Il est possible que mon affirmation selon laquelle le
rôle de l’État chute après la fin de la guerre ne soit pas
exact.
Si l’on part de l’abrogation de la réglementation
étatique de l’économie en Amérique, le rôle de l’État aux
États-Unis reste cependant essentiellement plus grand qu’avant la
guerre.
Il faut de plus prendre en compte les organisations
internationales – la banque mondiale, le fond monétaire, etc., qui
sont en réalité des organes étatiques.
L’État joue en Angleterre aussi un rôle présentement
beaucoup plus grand qu’auparavant. En Angleterre et en France, une
nationalisation est menée, et désormais aussi dans les États de
nouvelle démocratie, ce qui signifie de la même manière une
augmentation du rôle de l’État.
De par le passé, on avait l’habitude de dire que dans le
capitalisme monopolistique, l’État est un État des monopoles, qui
ne sert que ceux-ci dans la paix et dans la guerre. Je dis qu’il n’en
est plus ainsi.
Dans la guerre moderne, dont l’issue est d’une
signification décisive pour la bourgeoisie dans son ensemble, y
compris l’oligarchie financière, l’État en tant qu’organisation
de l’ensemble de la classe est forcé de mener durant la guerre des
mesures de régulation qui ne vont pas rarement à l’encontre des
intérêts de certains monopoles (…).
J’en viens à la question de la planification dans le
capitalisme.
En ce qui concerne cette question, nous suivions
pareillement souvent une vieille thèse : nous avons l’économie
planifiée, dans le capitalisme par contre règne partout, toujours
et sans différences, l’anarchie dans la production.
Je suis d’avis qu’on ne peut pas poser la question ainsi.
Prenez la période de la guerre. Les chefs d’un certain pays
capitaliste savent que l’année suivante, disons quatre millions de
soldats seront opérationnels. L’état-major pose ses exigences :
pour mener la guerre avec une armée de quatre millions de personnes,
il faut tant et tant de canons, de tanks, de mitraillettes, etc.
L’État doit mettre tout cela à la disposition.
Si tous les matériaux, toutes les forces de travail et
les moyens de transport étaient en abondance, alors l’État
n’aurait bien entendu pas à prendre des mesures de planification. Il
passerait commande aux capitalistes et ceux-ci lui fourniraient.
Mais telle n’était pas la situation dans aucun pays
menant la guerre, même pas l’Amérique. Partant de là, l’État a
été forcé de planifier (…).
De plus, camarades, on doit constater que présentement,
dans certains pays capitalistes, il y a une sorte de plan d’État.
En Angleterre, par exemple, on fixe la production de charbon et
d’acier de l’année suivante, la dimension des exportations, etc.
Naturellement, camarades, il ne s’agit pas ici d’une
planification telle qu’on la connaît en Union Soviétique. Dans des
rapports de propriété privée des moyens de production, il ne peut
pas y avoir une telle économie planifiée.
Toutefois, prétendre qu’il n’y aurait dans l’économie
des pays capitalistes aucune approche vers la planification, cela ne
serait aussi pas vrai. La question ne peut pas être posée ainsi et
il faut étudier et analyser tous les faits. »
Cette situation provoqua un pat,
comme aux échecs lorsque l’impossibilité de bouger aboutit au nul,
la ligne rouge n’étant pas en mesure de l’emporter face à un
obstacle aussi important. Ce fut alors la revue Économie
planifiée qui prit l’initiative, dénonçant directement
le refus d’Eugen Varga de reconnaître ses erreurs lors du débat
de mai, le présentant comme un opportuniste ayant tourné le dos au
marxisme-léninisme, retombant dans les positions de conciliation
avec le capitalisme.
Cependant, la critique venait là du Gosplan,
l’institution chargée de la planification. Cela pouvait apparaître
comme un débat entre économistes de deux institutions, l’un
d’analyse, l’autre de gestion. La dimension idéologique ne fut pas
vue.
Qui plus est, pour agir de manière aussi
agressive sur le plan des idées, Eugen Varga était clairement
porté par tout un appareil au sein du Parti, sa position
n’apparaissait pas comme simplement liquidable par une mesure de la
direction. On avait là en fait un vrai conflit ouvert à l’intérieur
du Parti lui-même. Les pays impérialistes portèrent de ce fait une
attention très importante à cette situation ; les documents
des trois jours de conférence furent même traduits en anglais par
un organisme de l’État américain, et étudiés en détail.
C’était d’ailleurs le début d’un grand
retentissement dans la presse occidentale en général, ravi de voir
un tel conflit. En fait, les débats des 7, 14, et 21 mai 1947
étaient en soi une victoire pour les pays capitalistes, dans la
mesure l’existence même de tels débats battait en brèche le
caractère monolithique des positions soviétiques.
C’était pas moins de l’intérieur et par des
experts en économie, unis autour d’Eugen Varga, une figure
historique, que l’analyse soviétique du capitalisme était remise en
cause, dans le sens d’une considération que le capitalisme était
capable d’évolution et était solidement ancré.
De fait, qu’Eugen Varga explique que la guerre
ne serait plus obligatoirement une conséquence du capitalisme, que
ce dernier était désormais en mesure d’utiliser une forme de
planification, était une attaque ouverte contre toutes les thèses
marxistes-léninistes affirmées jusqu’à présent, et formait une
provocation de haut niveau.
Cela était d’autant plus vrai qu’il affirmait qu’une sorte de troisième voie était possible entre capitalisme et communisme, par l’affirmation d’une sorte de forme démocratique s’opposant aux monopoles dans les États capitalistes eux-mêmes.
Quelles étaient les thèses formulées dans Les
changements dans l’économie du capitalisme comme résultat de la
seconde guerre mondiale ?
Eugen Varga publia le premier chapitre de l’ouvrage dans la revue de l’Institut, en juillet 1944. Puis, quatre autres chapitres furent publiés par la suite, jusqu’en septembre 1945.
Il faut déjà en voir le fond, à savoir
l’intérêt énorme qu’accorde Eugen Varga à la question de
l’économie de guerre. Sa première étude d’envergure fut en
1918 L’argent, sa domination en temps de paix et son
effondrement durant la guerre. Son interprétation du
capitalisme en crise après 1918 s’appuie sur l’interprétation des
modifications causées par la guerre.
Pendant la guerre mondiale, Eugen Varga avait
aussi écrit de nombreux articles sur la politique et l’économie
des pays protagonistes, et avait particulièrement porté son
attention sur les économies de guerres mises en place, notamment en
Allemagne.
On est ici dans le prolongement d’une telle
démarche « objectiviste », cette fois dans le contexte
d’après 1945, alors que l’URSS a été l’alliée de pays
impérialistes.
Les changements dans l’économie du
capitalisme comme résultat de la seconde guerre mondiale se
veut d’ailleurs un ouvrage sans aucune analyse politique, celle-ci
étant repoussée à un hypothétique second ouvrage. Ses thèses se
veulent pour ainsi dire « pures », « neutres »,
« objectives ».
Eugen Varga, Les changements dans l’économie du capitalisme (comme résultat de la seconde guerre mondiale)
La première grande thèse d’Eugen Varga était
qu’en raison des nécessités propres à la guerre, en termes de
gestion, de prévision, d’encadrement, l’État était intervenu de
manière massive et avait bouleversé le fonctionnement du
capitalisme. Il en avait ainsi surtout neutralisé certains aspects,
poussant à une rationalisation, en lieu et place du chaos propre au
capitalisme.
De plus, en agissant ainsi, l’État se faisait
le vecteur des intérêts généraux du capitalisme, non plus
simplement des monopoles. Cette tendance l’amenait même à s’ouvrir
aux intérêts de la classe ouvrière.
Ce positionnement de l’État durant la guerre
allait, selon Eugen Varga, inévitablement se prolonger après la fin
de celle-ci, d’une manière ou d’une autre. Cela allait forcément
être vrai sur le plan de la régulation et de la prévision dans le
domaine de l’économie.
La seconde thèse, déduite de la précédente,
est qu’il existerait par conséquent un espace pour la classe
ouvrière pour prendre le contrôle de l’État. La lutte des
classes allait désormais consister en un affrontement entre la
bourgeoisie et le classe ouvrière pour le contrôle de l’État.
L’État apparaissait, de fait, comme une entité désormais
« neutre ».
La troisième thèse, strictement parallèle aux
deux premières, était que le colonialisme était profondément
affaibli, la situation étant marquée par une vraie affirmation du
capitalisme dans les colonies. Eugen Varga soulignait
particulièrement la situation indienne, où il considérait qu’un
vrai capitalisme est désormais lancé : il ne serait donc
selon lui plus possible de dire que l’Inde serait au sens strict une
colonie britannique.
La quatrième thèse, tout à fait similaire dans
sa substance, était que les pays de l’Est européen séparés du
marché mondial capitaliste étaient sans importance économiquement
et que cela ne jouerait pas dans le sens d’une crise des pays
capitalistes. Qui plus est, leur situation était ambivalente selon
Eugen Varga, qui les considérait comme ne relevant ni du
capitalisme, ni du socialisme. Cette interprétation sous-entendait
l’existence d’un terrain « neutre » entre le capitalisme
et le socialisme, qu’Eugen Varga qualifiait de « capitalisme
d’État ».
La cinquième thèse était que les États-Unis n’étaient plus orientés vers la guerre impérialiste, mais vers la relance de leur économie. Eugen Varga considérait que les États-Unis, l’Asie et l’Europe de l’Ouest allaient connaître environ deux ou trois années de croissance, puis une dizaine d’années de stabilisation, avant de revenir à une situation de crise.
Cependant, et c’était là la vraie substance de cette thèse même si ce n’était pas ouvertement dit, les pays capitalistes ne seraient pas tournés vers l’agression, mais uniquement vers leur propre croissance.