Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le Parti Communiste Français était très soucieux d’apparaître comme légitime et partisan du maintien de l’ordre établi. C’était une ligne déjà établie par son dirigeant, Maurice Thorez, durant le Front populaire.
Pour cette raison, le Parti Communiste Français a alors valorisé le drapeau français, désormais mis sur le même plan que le drapeau rouge. La révolution française de 1789 fut présentée comme le modèle à suivre ou, plus exactement, à prolonger.
C’est la théorie de la « nation » qui s’opposerait à une « oligarchie ». Naturellement, on est là dans une construction intellectuelle, qui cherchait à justifier l’acceptation du capitalisme et à intégrer le Parti Communiste Français dans les institutions « républicaines ».
Le Parti Communiste Français a, d’ailleurs, mis en avant des intellectuels, des universitaires, des agrégés… afin de se présenter comme le parti représentant vraiment les intérêts nationaux, à l’opposé des autres.
Cette conception s’oppose aux luttes de classe : elle prétend que la nation transcenderait les classes et qu’il y aurait une minorité qui parasite le pays. Elle masque la capitulation.
Pourquoi rappeler cet épisode peu glorieux du mouvement communiste français, qui a été brillant avec le Front populaire et la Résistance, mais a trahi par manque d’ambition et d’envergure ?
C’est qu’il existe une poignée de nostalgiques de ce « communisme » aux couleurs françaises, rassemblés dans le Pôle de Renaissance Communiste en France. Le discours qu’ils tiennent met la France en avant ; ils revendiquent l’identité française et rejettent « l’empire euro-atlantique ».
Or, et c’est justement extrêmement intéressant, ces nostalgiques n’ont strictement rien dit au sujet du cambriolage du Louvre. Quelques jours après que ce dernier ait eu lieu, il y a pourtant bien eu la publication d’un document intitulé « Budget de la culture : un point de vue syndical combatif ! », mais il n’aborde pas du tout le thème.
C’est incohérent. Pourquoi ces gens, qui sont obsédés par l’identité française et qui prétendent lutter en faveur de la défense de la langue française, n’ont-ils pas parlé du cambriolage du Louvre ?
La raison est simple. C’est que ces gens ne s’intéressent pas à la France telle qu’elle existe. Ils parlent d’une abstraction, d’un fantasme. Ce fantasme est une idéologie, qui est le produit du capitalisme français lui-même.
Le capitalisme français consiste en une réalité économique et sociale, qui développe sur sa base une superstructure qui est l’État et une société civile qui en est l’appendice. Cela forme une idéologie « française », « nationale », qui n’est que le masque des intérêts de la bourgeoisie, classe dominante dans le capitalisme.
Cette idéologie reflète quelques vérités et beaucoup de mensonges ; c’est le rêve bourgeois d’une France unie et pacifiée, où il n’y a aucune place pour l’émergence d’un pouvoir populaire armé instaurant un nouvel État.
Le Pôle de Renaissance Communiste en France expose d’ailleurs ouvertement qu’il ne veut pas de la prise du pouvoir par la lutte armée ; il est favorable à une marche dans les institutions qui, combinée aux nationalisations, forcerait le cours des choses.
C’est là de la mythomanie qui sert dans les faits à promouvoir le nationalisme et le syndicalisme.
Il n’y a bien sûr pas de place pour le Louvre dans un tel fantasme. Il n’y a de place pour le Louvre dans aucun fantasme, d’ailleurs, car il relève du passé tout en étant dialectiquement encore présent, tout en s’affirmant comme contribuant à l’avenir.
Le Louvre est le témoin d’un processus historique passé qui exige sa présence aujourd’hui et qui expose, par conséquent, le prolongement de la culture depuis le passé, vers l’avenir, à travers le présent.
L’existence même du Louvre pose ainsi la question du parcours historique de l’Humanité et de sa protection, de sa préservation, de sa continuité.
C’est pourquoi c’est une classe révolutionnaire, la bourgeoisie des Lumières, qui l’a mise en place, et pourquoi seule une autre classe révolutionnaire, le prolétariat du matérialisme dialectique, est en mesure de le défendre.
Comment, en effet, ne pas imaginer que la bourgeoisie, devenue une classe en décadence, procédera à son démantèlement, d’une manière ou d’une autre ? La bourgeoisie ne veut pas entendre parler de l’Histoire ; elle revendique un éternel présent, celui du capitalisme.
D’où son insistance sur l’art contemporain, son culte des identités individuelles (dont l’idéologie LGBT est une composante essentielle), son apologie de l’élargissement des droits sociétaux, sa fascination pour les origines ethniques, etc.
Pour des bourgeois modernistes comme Emmanuel Macron, Gabriel Attal, Raphaël Glucksmann, le cambriolage du Louvre n’est qu’une anecdote, un événement contrariant, une gestion malencontreuse.
Ces gens sont coupés du peuple et de son histoire, comme l’assumait Raphaël Glucksmann en 2018 tout en prétendant le regretter :
« Moi, je suis né du bon côté de la barrière socio-culturelle, je fais partie de l’élite française, j’ai fait Sciences-Po, comme la majorité des gens qui nous gouvernent.
Quand je vais à New-York ou à Berlin, je me sens plus chez moi, a priori, culturellement, que quand je me rends en Picardie.
Et c’est bien ça le problème. Ce qu’il faut essayer de faire, c’est sortir de soi-même. »
Ce que souligne Raphaël Glucksmann ici, c’est la nécessité pour les bourgeois modernistes de faire semblant, afin de faire croire qu’ils assurent la préservation des fondamentaux culturels et historiques, tout en donnant libre cours en réalité au rouleau compresseur du capitalisme le plus mondialisé possible.
Lorsqu’ils parlent de la France, ils l’inventent, ils procèdent de manière idéologique afin de croire qu’elle est ce qu’elle n’est pas, afin que les gens pensent être ce qu’ils ne sont pas.
D’où un décalage immense entre la France telle qu’elle existe et celle dont il est parlé dans les médias, du côté des figures politiques, dans les élections, etc.
Les démagogues de l’extrême-droite agissent justement à ce niveau, en prétendant que le « pays réel » n’est pas le « pays légal », sauf qu’ils présentent une France imaginaire, avec une idéalisation du passé, pour être en mesure de préserver certains intérêts bien particuliers propres aux couches les plus conservatrices de la société.
Ceci explique pourquoi l’extrême-droite n’a rien dit au sujet du cambriolage du Louvre, ou de manière très rapide et anecdotique, simplement pour brièvement dénoncer le gouvernement (Marine Le Pen, Jordan Bardella, Éric Zemmour, Sarah Knafo, Philippe de Villiers, etc.).
C’est très paradoxal, en apparence. Ils auraient dû dénoncer une atteinte à l’Histoire de la France, au pays lui-même.
Ils ont en tête, toutefois, une France imaginaire et lorsqu’ils parlent d’elle, c’est pour donner libre cours à leurs fantasmes.
Ils n’ont d’ailleurs strictement aucune référence réelle au parcours historique de la France, que ce soit à des penseurs, des essayistes, des écrivains, des musiciens, des peintres, des architectes, des cinéastes, etc.
Ils ne savent que piocher dans quelques références, plus ou moins toujours les mêmes (les cathédrales ; les campagnes ; Les Tontons flingueurs ; Gabin, Belmondo et Delon ; Bernanos et Péguy ; la chasse, etc.).
Ces gens, qui prétendent vouloir protéger la « France éternelle », sont en réalité des incultes et des décadents, conformément à leur nature de classe. Ce sont des beaux parleurs, mais de très mauvais lecteurs et, pour cette raison même, ils ne savent pas écrire.
Ils font semblant de représenter un aboutissement historique, afin de tromper les masses qui, elles, cherchent une cohérence, une continuité dans la transformation de la réalité. Dans les faits, pourtant, ils ne portent rien sur le plan culturel et ils n’ont aucun arrière-plan réellement solide.
Il faut ici voir en vidéo l’interview de Jordan Bardella sur LCI, par Darius Rochebin, le 2 novembre 2025. Elle est exemplaire en ce qu’il saute aux yeux que Jordan Bardella récite son cours, dans un exercice convenu dont le journaliste de LCI est éminemment complice.
« [Question un peu de… que vous soyez premier ministre, un jour président, on est précédé par ces grands personnages… Alors mettons de Gaulle de côté, car il est hors catégorie. Quels personnages vous inspirent dans ces personnages qui ont fait la France, dans un cadre historique qui le raconte ?]
La France est riche de grands personnages, dont beaucoup ont d’ailleurs lié leur propre destin à celui de la nation. Alors vous m’avez demandé de pas citer de Gaulle, je dirais évidemment de Gaulle pour la grandeur, je pourrais citer aussi…
[Bonaparte, Louis XIV, Napoléon…]
Je pourrais citer aussi Richelieu pour le sens de l’État, pour sa capacité à fédérer une administration moderne. Je pourrais vous citer Napoléon pour la volonté, pour l’énergie et puis surtout pour l’héritage qu’il nous lègue.
L’héritage napoléonien est partout autour de nous, c’est le Code civil, c’est la Banque de France, ce sont les lycées, ce sont les préfets.
Puis à titre plus personnel peut-être, j’ai beaucoup de fascination et d’admiration pour Chateaubriand, compte-tenu du fait qu’il a sans doute produit le plus grand chef-d’œuvre de la littérature française, Les Mémoires d’outre-tombe, qu’il a mis près de quarante ans à écrire, dans lesquels il parle de son enfance en Bretagne, de ces rois déchus, de la France de la Révolution, celle de Napoléon.
Il n’était pas profondément pro-bonapartiste, mais je crois qu’en racontant son propre cœur durant quarante ans, il a raconté notre époque.
De Gaulle disait d’ailleurs, je crois, je ne lis que la Bible et Chateaubriand. »
Il est intéressant de voir Jordan Bardella vainement essayer de se revendiquer de Chateaubriand, alors que le thème du cambriolage du Louvre n’a pratiquement pas existé chez lui.
On comprend qu’il est dans la nature des bourgeois de prétendre assumer quelque chose, tout en étant en substance incapable de le faire. Il est facile de se revendiquer de la France des Lumières, par exemple, afin de chercher à impressionner ; cependant, il est bien plus difficile de s’appuyer concrètement sur son contenu.
On sait également combien il y a d’intellectuels se prétendant « marxistes », mais qui s’appuient immanquablement sur des références universitaires par incapacité à assumer le marxisme de l’intérieur lui-même (toute la gauche de La France insoumise, à quoi il faut compter Révolution permanente, Unité communiste, etc.).
Le point commun de tous ces gens, c’est d’accepter la fiction de la France capitaliste telle qu’elle se prétend être.
Ils naviguent en elle au moyen de quelques navires idéologiques, tout le monde pratiquant le mensonge et acceptant que l’autre mente également, afin que tous fassent semblant et aient l’air de représenter quelque chose de vrai.
Ce n’est nullement un complot, c’est simplement l’expression idéologique de la bourgeoisie qui cherche à se survivre à elle-même en tant que classe, et produit toute une série de fictions pour légitimer le réel.
C’est là le vecteur de sa bataille pour chercher à empêcher l’avènement de ce qui se produira inévitablement : la guerre populaire, la prise du pouvoir par le prolétariat, la mise en place d’un État socialiste, où le Louvre retrouvera sa fonction de lieu incontournable de culture, de passeur historique des beautés produites par la civilisation.
Costa Rica – El Salvador – Guatemala – Honduras – Nicaragua – Panama
Si on enlève le Pérou, où José Carlos Mariátegui a ouvert une voie révolutionnaire franche prolongée par Gonzalo, il n’y a pas eu en Amérique du Sud de guerre civile révolutionnaire où la proposition révolutionnaire a atteint une dimension incontournable.
C’est vers l’Amérique centrale qu’il faut se tourner pour trouver des mouvements incontournables, concernant toute la population, avec une ampleur incontestable et incontesté.
L’Amérique centrale
On parle ici du Guatemala, du Salvador et du Nicaragua.
Ce qui rend paradoxal cette situation, c’est que l’histoire des pays centro-américains est radicalement différente de celle des pays d’Amérique du Sud, ainsi que de celle du Mexique.
Il y a le même processus où, lors de l’effondrement de la monarchie espagnole face à l’invasion napoléonienne en 1808, les différents cadres administratifs-juridiques sur le continent américain vacillèrent.
Les Espagnols nés en Amérique, les criollos, arrachèrent alors le pouvoir aux peninsulares, les Espagnols nés en Espagne et envoyés depuis la métropole avec des mandats de quelques années pour tout commander.
L’empire colonial espagnol en Amérique
Cependant, en Amérique du Sud et au Mexique, de très nombreux phénomènes sont venus se surajouter à cela.
Cela a pu consister en une expansion coloniale massive dans des territoires occupés par des Indiens (au Chili et en Argentine), des situations liées aux structures étatiques ou para-étatiques indiennes assimilées en Colombie, au Mexique, au Pérou), un métissage très avancé (au Paraguay), etc.
Tenochtitlan et le lac Texoco, sur lesquels sera construite la ville de Mexico
Bref, dans les autres pays, il s’est toujours passé quelque chose. En Amérique centrale, à l’inverse, il ne s’est justement rien passé, ou quasiment rien.
C’est cette inexistence qui a provoqué l’existence ; le zéro a donné l’infini.
Tout est apparu tellement bloqué historiquement, que tout a sauté, alors que dans les autres pays, il y a des développements, le plus souvent malheureux, mais ayant néanmoins occupé les esprits du matériau humain présent.
En Amérique centrale, il ne s’est rien passé de cela.
Et c’est tellement vrai que l’Amérique centrale a été littéralement coupée en deux.
Si le Guatemala, le Salvador et le Nicaragua ont connu des troubles majeurs, ce n’est pas le cas du Honduras et du Costa Rica, ainsi que du Panama.
Cette contradiction propre à l’Amérique centrale reflète l’absence de cadre national réel ; si les autres pays vont vers une réalité nationale, qui est bloquée, tous ces pays flottent de manière plus ou moins artificielle, comme territoires étant pratiquement des colonies américaines.
Au sens strict, il faudrait ajouter Cuba à cette liste, cependant sa réalité insulaire modifie fondamentalement les choses.
De plus, les pays d’Amérique centrale relevaient à l’origine d’une seule et même entité ; chaque pays qui a émergé était en fait, initialement, une province.
L’incapacité des pays d’Amérique centrale à conserver un semblant d’unité est leur drame historique.
Même s’ils avaient formé des États-Unis, ce qu’ils ont fait à un moment, leur existence aurait déjà été compliquée ; avec l’impossible union, cela ne pouvait qu’aller dans le sens d’une pétrification, provoquant un « gel » complet (Panama, Costa-Rica, Honduras) ou une explosion (Guatemala, Salvador, Nicaragua).
Santa Ana, El Salvador
Aborder tout le processus historique de l’Amérique centrale est donc difficile, en raison du faisceau de contradictions ; il y a toujours le dilemme de savoir s’il faut se placer à l’échelle d’une province devenue nation ou bien se fonder sur l’existence d’une Amérique centrale comme réalité pré-nationale.
C’est le paradoxe de ces pays qui ont une vraie histoire, une vraie culture, mais se retrouvent dans une situation anti-historique, voire a-historique, ce qui est par définition impossible.
Tout part, comme on le sait, de la colonisation espagnole de l’Amérique. Initialement, il y avait la Audiencia y Cancillería Real de Santiago de Guatemala (Audience et Chancellerie Royale de Santiago de Guatemala), fondée en 1542.
La vieille ville de Ciudad de Guatemala
Le schéma est toujours le même : il y a une pénétration de conquistadors, qui établissent des bases devenant des villes.
Les Indiens tout autour sont soumis au fur et à mesure de la progression coloniale ; ils sont réduits en semi-esclavage dans des structures de semi-propriété offertes aux chefs militaires espagnols.
Les peuples d’Amérique centrale vers 1500
De manière intéressante, la Audiencia y Cancillería Real de Santiago de Guatemala ne dépend pas des Vice-Royautés de Nouvelle-Espagne (le Mexique), tout en en relevant formellement, mais directement du Real y Supremo Consejo de Indias (le Royal et Suprême Conseil des Indes), avec qui les liaisons étaient constantes.
C’est parallèle avec, en 1609, l’attribution au gouverneur du statut de capitaine général, c’est-à-dire de responsable militaire régional.
La Audiencia du Guatemala et la capitainerie générale du Guatemala se conjuguent alors.
C’est là un aspect essentiel, car on est dans une logique administrative-militaire de la part de la monarchie espagnole.
Il a très vite été compris que la zone de l’Amérique centrale était davantage qu’un simple prolongement de la Nouvelle-Espagne (c’est-à-dire le Mexique), mais qu’en même temps la situation était bien différente de celle en Amérique du Sud.
Il y avait, surtout, la contradiction suivante : d’un côté, cette partie du monde n’apportait rien de bien concret du point de vue de la monarchie espagnole, de l’autre son emplacement géographique était absolument stratégique.
Une pensée féodale comme celle de la monarchie espagnole ne pouvait évidemment pas aborder la question de manière profonde ; elle ne pouvait qu’osciller entre une inquiétude acharnée quant au statu quo, et une sérénité dédaigneuse vis-à-vis d’un territoire plus ou moins inutile et isolé.
L’Amérique centrale resta donc la partie la plus arriérée de l’empire colonial espagnol, tout en exigeant une certaine attention de par son utilité.
Le Nord de l’Amérique centrale était à préserver en raison de la Vice-royauté de Nouvelle-Espagne (le Mexique), et au sud il y avait un endroit essentiel, consistant en plusieurs « chemins ».
On sait qu’il existe aujourd’hui le canal de Panama, de 80 km de long ; construit entre 1882-1914, il permet aux navires de passer du Pacifique à l’Atlantique (et inversement), sans avoir à contourner le continent américain.
À l’époque de la colonisation espagnole, il n’y avait rien de cela. Il y avait par contre un long chemin, avec d’un côté le port de Panamá sur la côte pacifique, de l’autre le port de Nombre de Dios puis de Portobelo sur la côte atlantique ; une déviation par le fleuve río Chagres, vers Chagres, était également possible.
Les navires déchargeaient la marchandise dans l’un des deux ports, puis celle-ci était amenée à l’autre port, par des porteurs accompagnés de mules.
Le voyage était long (environ de quatre jours) et atrocement pénible, à travers la jungle marécageuse, avec de très nombreuses maladies (fièvre jaune, choléra, paludisme, etc.).
Mais il était essentiel afin que la métropole espagnole puisse récupérer tout ce qui provenait de la Vice-royauté du Pérou.
L’argent des mines de Potosí arrivait à Lima, était placé sur les navires dans le port non loin de Callao, était transporté en navire à Panama, pour être chargé sur des mules jusqu’à Portobelo, pour aller ensuite à Séville, en passant parfois par Carthagène des Indes (en Colombie actuelle).
Les mines de Potosí
On se doute que les pirates cherchaient, bien entendu, à justement intercepter les navires lors de leur voyage de Portobelo à Séville.
Les Français et les Britanniques visaient également à affaiblir la monarchie espagnole dans cette région en particulier.
La zone sous contrôle espagnol cible de la piraterie
À la Audiencia du Guatemala s’ajoutèrent d’autres entités similaires, conformément aux avancées coloniales.
En pratique, les côtes et les plaines furent rapidement sous contrôle, les autres types de zones géographiques plus difficilement, avec parfois des résistances indiennes acharnées.
Une Audiencia de Honduras fut mise en place en 1564, tout comme quelques années plus tôt, en 1561, avait été fondée laAudiencia de Soconusco (dans le sud du Chiapas mexicain actuel) afin de gérer au mieux la colonisation dans ce territoire particulièrement éloigné de Mexico.
On a ensuite la Audiencia del Reino de Nicaragua en 1565 et en 1568 celle de la Provincia de Nueva Cartago y Costa Rica.
Toutes ces Audiencias étaient subordonnées à celle du Guatemala ; au sens strict, l’Amérique centrale est colonisée par en haut, depuis un centre et par l’établissement de bases qui alors établissent des provinces.
Le processus est véritablement formalisé par la naissance en 1609 de la Vice-royauté de la Nouvelle-Grenade, regroupant l’actuel nord de l’Amérique latine ; l’Amérique centrale coloniale est alors encadrée par la Vice-royauté de Nouvelle-Espagne au Nord et par celle, moins puissante et en émergence, de Nouvelle-Grenade au Sud.
L’Amérique centrale tout au sud de la Vice-royauté de Nouvelle Espagne, avec juste en-dessous la Vice-royauté de Nouvelle Grenade (wikipedia)
On reconnaît ici l’esprit féodal de la monarchie espagnole, qui agit en procédant à des découpages administratifs censées donner naissance à des provinces cohérentes, du moins sur le plan du « pompage » des ressources effectué.
D’ailleurs, la monarchie espagnole avait hésité. Ayant commencé à coloniser l’Amérique centrale en même temps au nord et au sud, elle avait fondé la Audiencia de Panamá en 1538 et entendait initialement y placer la Audiencia la plus importante, remettant la partie haute de l’Amérique centrale à la Nouvelle-Espagne.
Finalement, l’Amérique centrale devenait une entité en soi. Et, de la même manière que dans les autres colonies, les affaires à gérer devinrent de plus en plus compliquées.
Il n’était plus possible de simplement disposer d’administrations à l’écart ; cela amena à la naissance des intendances.
Les intendants qui étaient responsables de cette nouvelle forme administrative venaient lutter contre la corruption, vérifier les comptes, s’occuper d’améliorer la gestion des ressources, vérifier la collecte des impôts, etc.
C’était une forme sociale forcément considérée comme hostile par les criollos, c’est-à-dire les Espagnols nés en Amérique.
Ceux-ci formaient l’élite locale, mais dépendait des Espagnols nés en métropole, les peninsulares, qui étaient des chargés de mission tout puissants prenant en charge la direction des colonies.
On a ainsi en 1785-1786 la mise en place des intendances de San Salvador, du Chiapas, du Honduras (ou de Comayagua), du Nicaragua (ou de León).
À cela s’ajoute la fondation du gouvernement militaire du Costa Rica, avec un intendant dans la pratique, mais ayant la particularité de ne pas gérer la propriété terrienne (celle-ci étant gérée par l’intendant du Nicaragua).
Le Guatemala n’avait pas d’intendant, mais ce rôle revenait dans les faits au président de la Audiencia également capitaine général ; formellement c’était un superintendente general.
La hiérarchie sociale suivait le principe de castes où plus on était d’origine espagnole, plus on était valorisé, et les Espagnols de la métropole davantage que ceux nés en Amérique
Il y a ici deux aspects qui ressortent et qui forment deux aspects de la même contradiction.
Primo, la ville de Guatemala est le véritable centre historique de l’Amérique centrale coloniale.
Secundo, ce qui ressort de tout cela est que les pays d’Amérique centrale semblent exister comme produit d’un découpage artificiel décidé par la monarchie espagnole, avec les Audiencias.
Faut-il alors considérer qu’il y a une pré-nation centro-américaine avec la ville de Guatemala comme centre, ou bien des provinces dispersées, simples territoires administratifs reliés par un centre ?
José de Bustamante y Guerra, à la tête de la capitainerie générale de 1810 à 1818
En tout cas, lors de l’effondrement de la monarchie espagnole face à Napoléon, il n’y a initialement aucune croyance en une possible indépendance en tant que tel.
Les criollos chassent les peninsulares en 1821, mais la « junte » au pouvoir accepte l’année suivante que l’ensemble des provinces rejoigne le Mexique.
Une telle décision provoque des troubles importants, mais de toute façon le nouveau régime au Mexique s’effondre, et seul le Chiapas décide de rester lié à ce nouveau pays.
On a ici un événement important. Si le régime mexicain ne s’était pas effondré, les choses auraient pu se passer différemment.
Inversement, il était inévitable que le régime mexicain s’effondre.
On en revient toujours à la question de savoir ce qu’est finalement l’Amérique centrale et quelle est sa place.
De par la culture des criollos s’inspirant des révolutions française et américaine, il fut alors procédé à la constitution, en 1823, des Provincias Unidas del Centro de América (Provinces-Unies d’Amérique centrale).
Drapeau des Provincias Unidas del Centro de América (wikipedia)
Elles prirent le nom de República Federal de Centroamérica (République Fédérale d’Amérique centrale) l’année suivante.
Or, il est évident qu’il ne suffit pas d’établir un projet, de manière intellectuelle, pour qu’il se réalise. Ici, on a simplement des élites criollos qui s’approprient un pouvoir administratif et qui le maintiennent : c’est ainsi que naissent au sens strict le Guatemala, le Salvador, le Honduras, le Nicaragua et le Costa Rica.
Il n’y a aucune dimension nationale réelle ; tout est porté par un nombre extrêmement restreint des gens, par les criollos, et même par les élites des criollos.
On a un noyau dur de dizaines de personnes, entourées de quelques centaines de personnes, avec quelques milliers de personnes impliquées. L’écrasante majorité des masses, composée d’Indiens ainsi que, plus rarement, de métis, est entièrement mise de côté.
Manuel José de Arce y Fagoaga, premier président de la República Federal de Centroamérica
Pour donner un chiffre, à la fin du 19e siècle, soit plus d’un demi-siècle après l’indépendance, il y avait en Amérique centrale, 1,5 million d’Indiens, 320 000 métis (petits commerçants, artisans, soldats, domestiques, marins…), 150 000 criollos (grands propriétaires terriens, médecins, avocats, appartenant au clergé…), et quelques milliers de descendants d’esclaves africains (domestiques, dockers…).
Et le système est pyramidal, seuls comptent les criollos, et parmi les criollos ceux de l’élite.
Tout dépend, concrètement, de quelques personnes transportant des idées et des richesses, et ce sont les mêmes. Ils se précipitent et ils sont suivis, ou bien ils ne sont pas suivis.
Pour donner des chiffres encore, le Salvador a connu une quarantaine de batailles entre 1824 et 1842, mais le nombre total de morts est de 2546.
Toutes les batailles de l’époque ne concernent que quelques centaines, quelques milliers d’hommes.
On est dans une Histoire sans Histoire, dans des luttes quasi féodales à l’époque moderne, et encore de l’époque féodale où les masses étaient totalement exclues.
Tableau de 1950 de Luis Vergara Ahumada montrant la signature de l’acte d’indépendance 150 ans auparavant
Il n’existe de fait aucune opinion publique au sens réel du terme, au sens national ; il suffit de voir par exemple que la première imprimerie n’existe qu’en 1727 au Guatemala, qu’en 1824 au Salvador, qu’en 1830 au Costa-Rica, en Honduras et au Nicaragua.
Dans un tel contexte, une unité était impossible, de par l’absence de cadre historique réel ; les forces centrifuges étaient trop fortes.
Au Nicaragua, les villes de Granada et León s’affrontèrent militairement, le Salvador tenta deux fois de devenir indépendant et fut reconquis, etc.
La República Federal de Centroamérica s’effondra alors en 1839.
L’une des figures notables de l’époque fut Francisco Morazán, chef d’État du Guatemala (1829), du Honduras (1827-1830), du Salvador (1839-1840) et du Costa Rica (1840), ainsi que président de la República Federal de Centroamérica (1830-1834 et 1835-1839).
Il fut un dirigeant militaire notable, avec de nombreuses batailles pour chercher à maintenir l’unité.
Francisco Morazán
Francisco Morazán est mis en avant de manière régulière jusqu’à aujourd’hui comme la figure de l’unité centro-américaine, par les tenants libéraux les plus radicaux, ainsi que les communistes s’alignant somme toute sur les libéraux.
Il est ici défini comme le Simón Bolívar de l’Amérique centrale ; il sert de mythe mobilisateur dans la proposition d’un projet présenté comme positif, transcendant, etc.
Cela est bien sûr erroné, car Francisco Morazán était un partisan de l’unité, mais sa propre substance relevait des criollos.
Unitaires et fédéralistes s’affrontaient, mais restaient entre eux. C’était une bataille par en haut pour « en haut », pour le contrôle du pouvoir unilatéral.
Les masses étaient soigneusement et entièrement laissées à l’écart, et même économiquement rejetées, asservies, exploitées de manière semi-esclavagiste.
Cela souligne l’impossibilité que des nations en tant que telles soient nées avec l’effondrement de la República Federal de Centroamérica.
Les composantes de celle-ci, provinces ou pays selon comment on les prend, ont été constituées par la colonisation et par un découpage administratif espagnol, dans un processus par en haut, sur une base mêlant esclavagisme et féodalisme, avec une superstructure marchande et commerciale.
Les villes ont donné les campagnes, et non l’inverse.
Et il faut ajouter à cela la dimension ethnique avec une hiérarchie où il y a les blancs d’un côté, les Indiens de l’autre, les métis entre les deux avec plus ou moins de dévalorisation.
Toutes ces séparations sont le contraire d’une période de début du capitalisme où les fractures s’amenuisent, où les échanges s’établissent et unissent.
Pour cette raison, comprendre l’Amérique centrale implique de voir quelles villes se sont constituées et quel rôle elles se sont attribuées.
Concrètement, en Amérique centrale, les villes sont les centres névralgiques de l’aristocratie et leur base pour organiser des hommes en armes et une administration réclamant le pouvoir.
Quelles sont les villes principales avant l’indépendance arrachée à la monarchie espagnole ?
On a Ciudad de Guatemala ; Comayagua et Tegucigalpa ; San Salvador et Santa Ana ; Granada, León et Managua ; Cartago et San José ; Panama.
Maintenant, regardons les contradictions dans chaque province, en constatant notamment que souvent, la capitale de l’ère coloniale a dû céder la place à une autre ville comme centre national.
Au Guatemala, Ciudad de Guatemala a toujours maintenu son hégémonie et n’a jamais connu de concurrent.
Sa zone métropolitaine a aujourd’hui 3,7 million d’habitants, dans un pays de 20 millions d’habitants.
Ciudad de Guatemala
Au Honduras, Comayagua était la capitale, mais c’est Tegucigalpa qui l’est devenue par la suite, lorsque l’indépendance a donné le champ libre aux forces capitalistes vendus aux occidentaux.
Le bastion conservateur de Comayagua, avec comme socle les grands propriétaires terriens, a été mis de côté.
Comayagua n’a aujourd’hui plus que 150 000 habitants, c’est une ville moyenne ; les deux principales villes sont Tegucigalpa (1,5 million de personnes dans la zone métropolitaine) et San Pedro Sula (1,3 million de personnes dans la zone métropolitaine).
Le pays a dix millions d’habitants.
San Pedro Sula
Au Salvador, pays de six millions d’habitants, San Salvador a 2,6 millions d’habitants dans sa zone métropolitaine, Santa Ana en a 350 000.
San Salvador, bastion conservateur, a maintenu sa position face à Santa Ana, bastion libéral.
San Salvador
Au Nicaragua, Granada était la capitale historique et un bastion conservateur, León était le bastion libéral ; finalement, un compromis fut trouvé et Managua devint la capitale.
Granda a 130 000 habitants, León 211 000, Managua 1,1 million d’habitants ; le pays a 7 millions d’habitants.
Managua
Au Costa-Rica, Cartago est la capitale historique, bastion des conservateurs ; San José est le bastion libéral qui est devenu la capitale.
Le Costa-Rica a désormais 5 millions d’habitants, San José pratiquement 2 millions, Cartago 161 000.
San José
L’opposition ici présentée entre « conservateurs » et « libéraux » ne doit pas induire en erreur.
Formellement, on peut constater la chose suivante :
– les conservateurs représentent les grands propriétaires terriens et l’Église catholique ;
– les libéraux représentent les couches capitalistes ;
– les couches capitalistes se divisent en capitalistes nationaux et capitalistes vendus aux capitalistes occidentaux ;
– les capitalistes vendus aux capitalistes occidentaux (=semi-colonialisme) s’allient aux grands propriétaires terriens et à l’Église catholique (=semi-féodalisme) ;
– les capitalistes nationaux sont trop faibles et la révolution bourgeoisie ne pouvant avoir lieu, ses tâches doivent être assumées par une révolution nationale-démocratique.
Tout cela est indéniablement vrai.
Cependant, si on fait un raccourci, alors on considère qu’il y a un seul aspect fondamental, et on en arrive à la conception selon laquelle une oligarchie domine le pays.
Cette erreur s’appuie sur le fait de considérer que le pays existe en tant que tel, qu’une nation est apparue, que les couches sociales dominantes se sont cimentées en véritables classes au sens historique du terme.
Autrement dit, on raisonne simplement en termes de lutte de classe, et on omet la question du mode de production dont relèvent ces luttes de classe.
C’est l’erreur commise par les guérillas particulièrement puissantes dans cette partie du monde.
Et sur le fond, cette erreur s’appuie sur l’incompréhension que le semi-féodalisme et le semi-colonialisme sont les deux faces d’une même pièce, que les deux forment un capitalisme bureaucratique qui se modernise et cherche toujours à se réimpulser.
C’est là la réalité du mode de production et il ne suffit pas de viser l’oligarchie au pouvoir.
Quelles ont été, donc, les guérillas actives en Amérique centrale, et parvenant à une réelle ampleur de masse ?
Au Guatemala, il y a eu la Unidad Revolucionaria Nacional Guatemalteca (Unité révolutionnaire nationale guatémaltèque) qui a existé de 1982 à 1996.
Son origine est plus lointaine, puisqu’elle est le produit de l’unité de différentes organisations plus anciennes :
– les Fuerzas Armadas Rebeldes (Forces armées rebelles), nées en 1963 ;
– la Ejército Guerrillero de los Pobres (Armée de guérilla des pauvres), née en 1972 ;
– la Organización del Pueblo en Armas (Organisation du peuple armé), né en 1979 ;
– le Partido Guatemalteco del Trabajo (Parti guatémaltèque du travail), né en 1949 comme Parti Communiste.
Des débuts jusqu’aux accords de paix en 1996, le conflit aura coûté la vie à 200 000 personnes.
Au Salvador, il y a eu le Frente Farabundo Martí para la Liberación Nacional (Front Farabundo Martí de libération nationale).
Fondé en 1980, il regroupe les forces suivantes :
– les Fuerzas Populares de Liberación Farabundo Martí (Forces Populaires de Libération Farabundo Martí), nées en 1970 ;
– la Ejército Revolucionario del Pueblo (Armée Révolutionnaire du Peuple), née en 1972 ;
– la Resistencia Nacional (Résistance Nationale), née en 1975 ;
– le Partido Comunista de El Salvador (Parti Communiste d’El Salvador), né en 1930 ;
– le Partido Revolucionario de los Trabajadores Centroamericanos (Parti Révolutionnaire des Travailleurs Centraméricains), né en 1980.
Des débuts jusqu’aux accords de paix en 1992, le conflit a fait 70 000 morts.
Au Nicaragua, il y a eu le Frente Sandinista de Liberación Nacional (Front sandiniste de libération nationale), né en 1961. Il parvient au pouvoir en 1979 mais doit affronter les « contras » soutenus par les États-Unis.
On peut considérer qu’il y a eu 10 000 morts avant 1979, autour de 40 000 après.
Au Honduras, ni la guérilla des Fuerzas Revolucionarias Populares Lorenzo Zelaya (Forces Révolutionnaires Populaires Lorenzo Zelaya) ni celle du Movimiento Popular de Liberación- Cinchoneros (Mouvement Populaire de Libération – Cinchoneros) n’ont jamais atteint une réelle ampleur, mais le pays a notamment servi de bases arrières aux guérillas du Nicaragua et du Salvador (FSLN et FMLN) ainsi qu’aux « contras » du Nicaragua.
Lorenzo Zelaya était un jeune paysan assassiné en 1965 ; Cichonero était le surnom d’un dirigeant d’un soulèvement paysan du 19e siècle, Serapio Romero
Le Costa Rica n’a quant à lui pas connu de guérilla.
Ernesto « Che » Guevara est la principale référence à l’arrière-plan des guérillas
Ce qu’on peut voir, c’est qu’à chaque fois ces guérillas, après leur capitulation, se sont inscrites dans le système dominant, en devenant une composante, parfois très importante comme au Nicaragua et au Salvador.
Elles ont en fait heurté un mur ; comme la quasi-totalité des cas en Amérique latine, elles se sont posées comme aile la plus dure des libéraux, comme leur force de remplacement.
De là, on passe à une définition comme force d’appui, puis on les rejoint.
Ces guérillas n’ont pas réussi, paradoxalement, parce que l’ennemi était trop fort ; en fait, le paradoxe est qu’elles ont échoué car l’ennemi était trop faible.
Historiquement, une classe dominante en remplace une autre, lorsqu’un mode de production a fait son temps, s’est librement développé, et a nourri le mode de production suivant.
On n’a rien de tout cela en Amérique centrale.
L’incapacité des élites criollos à centraliser, à rationaliser, à combiner, bref à synthétiser est l’aspect essentiel.
Il n’y a pas eu de dynamiques venant se surajouter ou établis au préalable, comme l’existence d’un empire (comme au Pérou ou au Mexique), une résistance indienne (comme les Mapuches), une vague massive de colonisation, le rôle majeur d’un port, etc.
L’Amérique centrale forme en soi un territoire qui a implosé et c’est seulement à ce niveau qu’il est possible de cerner la question.
Le film de 1986 Salvador d’Oliver Stone eut un grand succès d’estime
Le Partido Revolucionario de los Trabajadores Centroamericanos avait bien compris cela, mais il avait comme référence clef Francisco Morazán, le chef des criollos partisan de l’unité au moment de l’indépendance.
C’est là une erreur fondamentale, puisque dès le départ les masses étaient totalement mises de côté du processus d’indépendance.
Quelle était l’erreur de fond, surtout ?
C’était de ne pas avoir compris que les ajustements, corrections, conflits… entre libéraux et conservateurs, au-delà de leur violence, relevaient de leur mise en place du capitalisme bureaucratique.
C’est le Péruvien José Carlos Mariátegui qui, le premier, a eu l’intuition que les choses ne pouvaient pas être statiques, que le semi-féodalisme et le semi-colonialisme ne sauraient être purement figés.
José Carlos Mariátegui
Naturellement, les intérêts des grands propriétaires fonciers et des capitalistes vendus au capitalisme occidental ne sont pas les mêmes. Pourtant leur naissance historique est commune, ces couches sociales naissent de l’indépendance, ce sont elles qui sont aux commandes.
Elles vont tenter de formuler un projet commun, obligatoirement, parfois en s’affrontant militairement de manière sanglante, parfois en conjuguant leurs efforts.
Il y a une tension véritable entre les deux et les moments accumulés de cette tension, dans les faits, forment la base du capitalisme bureaucratique : un capitalisme où des forces arrivent directement comme monopolistes, avec une capacité à agir de manière féodale de par leur rapport de force.
Bien sûr, c’est une contradiction, car le capitalisme présuppose la suppression du féodalisme ; l’exploitation moderne du travailleur n’a rien à voir avec le fait de prélever une rente sur des serfs.
Une telle contradiction irradie tous les pays semi-féodaux semi-coloniaux et provoquent les crises du capitalisme bureaucratique, qui doit alors chercher à se réimpulser.
Ainsi, rien n’est figé ; ne pas voir vu l’effort de modernisation, de réimpulsion qui existe dans le conflit entre « libéraux » et « conservateurs », parfois sanglant, aboutit à converger avec ces forces (le plus souvent la tendance « moderniste » des libéraux).
Le groupe de punk rock The Clash sortit le triple album Sandinista ! en 1980, voyant dans les sandinistes du Nicaragua une troisième voie entre les Etats-Unis et l’URSS
En Amérique centrale, c’est encore plus vrai, car il n’existe pas de cadre historique où se sont accumulées différentes strates (empire précédent, colonisation de peuplement, etc.).
Il y a donc encore moins le moyen d’avoir les fondements d’une nation, qui est « une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit dans la communauté de culture » (Staline).
D’ailleurs, l’ensemble des guérillas d’Amérique centrale a contourné cette question en soulignant l’importance de l’identité latino-américaine, ce qui est directement s’aligner sur les forces réactionnaires cherchant à développer une idéologie identitaire pour se légitimer.
Comme, en plus, la superpuissance impérialiste américaine a directement financé les contre-guérillas, et ce à grande échelle, cela a provoqué une réponse anti-impérialiste d’autant plus forte ; pour être juste, elle n’en a pas moins masqué la base féodale de la fondation des pays d’Amérique latine.
C’est la raison pour laquelle on arrive à une sorte de nationalisme petit-bourgeois prétentieux, dont l’exemple le plus connu est Cuba, mais c’est vrai pour toute l’Amérique latine.
Qui plus est, le social-impérialisme soviétique cherchant à s’installer dans la région a massivement soutenu tous ces courants, en espérant leur victoire pour parvenir à mettre en place un capitalisme bureaucratique à son propre service.
C’est seulement à Cuba que l’opération a réussi, mais en pratique toutes les guérillas latino-américaines se sont faites piéger par l’influence du social-impérialisme soviétique.
Le social-impérialisme soviétique a aidé à l’invention par les guérillas d’une sorte de troisième voie idéologique, mêlant ouvertement christianisme social, anti-impérialisme, revendications socialistes, nationalisme latino-américain, etc.
Le FSLN se définit ainsi au Nicaragua comme « sandiniste », ce qui est une référence à Augusto César Sandino (1895-1934).
Celui-ci avait lancé une guérilla comme bras armé des libéraux, avant d’agir indépendamment en s’opposant frontalement à la présence américaine dans le pays.
Augusto César Sandino en 1929
Il accepta finalement un accord de paix et mourut assassiné dans la foulée. Aussi héroïque et anti-impérialiste que fut sa démarche, sa matrice n’a pas dépassé le libéralisme, même sous une forme radicale.
Le FMLN se revendique d’Agustín Farabundo Martí (1893-1932). Ici, les choses sont différentes, puisqu’il s’agit d’un communiste, qui a été à la tête d’une insurrection paysanne en 1932, écrasée dans le sang.
Agustín Farabundo Martí en 1929
Mais si le FMLN a pris ce soulèvement en référence, c’est comme symbole de la lutte contre l’oppression, d’une démarche de lutte de classe réduite à une sorte de perspective anti-oligarchique ; il n’y a pas d’analyse historique de la dynamique du mode de production au Salvador.
L’URNG au Guatemala est née directement à travers le soutien cubain, avec un mélange de christianisme social et de références à Che Guevara pour l’idéal du combattant de guérilla. On est toujours dans la « résistance ».
Après, s’il faut chercher un coupable historiquement à tout cela, à ces tentatives héroïques de résistance qui cependant ne parviennent jamais à un réel saut politique révolutionnaire, c’est la superpuissance impérialiste américaine, qui est à l’origine de la mise en place des « républiques bananières ».
L’expression est relative aux bananes, qui n’étaient pas commercialisées ni en Europe ni aux États-Unis avant 1866, et qui par la suite relèvent d’une production généralisée.
La fondation en 1899 de la United Fruit Company contribua ainsi fortement à un interventionnisme américain ; quelques décennies plus tard, elle possédait de vastes plantations au Guatemala, au Honduras, au Costa Rica, au Panama, en Équateur, en Colombie, en Haïti, au Nicaragua, en République dominicaine, à Cuba et en Jamaïque.
La pression impérialiste américaine était telle que les choses se précipitaient toujours ; l’intention de résister les armes à la main à un régime subordonné aux États-Unis qui pratiquait la terreur semblait l’urgence absolue et comme suffisante en soi.
Ce n’est qu’au Pérou où le travail en amont de José Carlos Mariátegui a permis d’aller dans le sens d’une réelle analyse historique conjointement à la mise en place de la guérilla.
Mais il faut justement voir quel est le processus propre à chaque pays d’Amérique latine, au-delà des schématismes « guévaristes » qui ont existé.
Commençons par le Guatemala. Dans ce pays, Ciudad de Guatemala a toujours joué un rôle central, témoignant de l’unité des couches dominantes.
Cependant, cette unité ne relève pas d’une capacité à structurer le régime, bien au contraire. C’est qu’au Guatemala, la moitié de la population est indienne.
Travailleurs journaliers dans la production de café au Guatemala en 1875
En 1824, le Guatemala comptait 661 000 habitants, dont 58 % d’Indiens, 37 % de métis et 4,5 % d’origine espagnole. Aujourd’hui, il y a 20 millions d’habitants, pour 55 % d’Indiens, 44 % de métis, 1% de blancs.
Cette importance des masses indiennes est absolument particulière en Amérique centrale, où les métis sont sinon la grande masse du peuple, sauf au Costa-Rica où la population est majoritairement européenne.
Les conditions d’existences des masses indiennes au Guatemala ont notamment produit une œuvre mondialement célèbre, Hombres de maíz (Hommes de maïs), du romancier Miguel Ángel Asturias, cependant marquée du sceau du « réalisme magique », une fuite esthétisante typique en Amérique latine.
Face à une telle masse indienne au Guatemala, les criollos, c’est-à-dire les Espagnols nés en Amérique, se devaient de faire bloc, tout au long de leur domination.
Dès le départ, la géographie et la faible présence coloniale obligeaient à des compromis et à un rythme plus lent d’asservissement, à la mise en place plus difficile des haciendas où régnait le semi-esclavagisme.
L’unité de fait des criollos était plus marquée, et parfaitement comprise.
Si on prend ainsi le libéral Francisco Morazán (1792–1842), celui-ci avait de l’ambition : développer l’industrie et l’éducation publique, mettre de côté l’influence de l’Église catholique, établir un canal interocéanique à travers le Nicaragua.
Mais il était hors de question pour lui de toucher à la grande propriété.
Un tel choix était à la fois illusoire (il fut fusillé) et le reflet d’un rapport de forces ; au Guatemala, province transformée en pays artificiellement et dans un cadre particulièrement arriéré, le semi-féodalisme et le semi-colonialisme se combinent étroitement.
De fait, s’ensuivit la domination du conservateur Rafael Carrera de 1830 à 1865 (bien qu’officiellement seulement pour deux présidences, 1844-1848 et 1851-1865), avant que, comme toujours en Amérique latine, les libéraux réussissent ensuite à s’imposer, en raison de la nécessaire modernisation du pays.
Rafael Carrera
C’est Justo Rufino Barrios qui s’en charge, à travers une dictature caractérisée par la mise en place de l’instruction publique, l’expropriation de l’Église catholique.
Il chercha même à prendre les commandes de l’ensemble de l’Amérique latine, afin de rétablir l’hégémonie du Guatemala.
Justo Rufino Barrios
Il proposa en ce sens une fusion des pays centro-américains en 1876, avec une armée unifiée et des relations extérieures centralisées, un réseau ferroviaire unifié, une monnaie unifiée, un système éducatif unifié, une législation unifiée, et finalement une citoyenneté unifiée.
Lui-même décéda lors d’une bataille contre le Salvador ; on est alors à la fin d’une période pour ainsi dire directement féodale où il y a les tentatives de prendre le contrôle avec quelques centaines, quelques milliers d’hommes.
On passe alors à la pénétration du capitalisme des États-Unis, avec surtout le contrôle de la production de fruits, le pays devenant une république bananière.
La United Fruit Company possédait de vastes zones agricoles, avait acquis le droit exclusif de construire un port sur la côte Pacifique, contrôlait tous les chemins de fer du pays, détenait le monopole des communications radio et téléphoniques internationales, etc.
Les conservateurs eurent alors le dessus et ce fut la dictature de Jorge Ubico, qui alla cependant trop loin et il fut renversé en 1944.
Juan José Arévalo fut alors l’acteur de la modernisation ; président élu avec 86 % des voix en 1944, il contribua à la mise en place du capitalisme bureaucratique, une tâche prolongée par son successeur, Jacobo Árbenz Guzmán.
Juan José Arévalo
Comme cette fois, cela allait trop loin dans l’autre sens, la CIA fit en sorte que l’armée prit le pouvoir, ce qui ouvrit la période de la guerre civile. Cet événement est souvent présenté comme fondamental et la preuve qu’un changement aurait été possible au Guatemala.
Mais il suffit de voir que le président du Guatemala élu en 2024, Bernardo Arévalo, est le fils de Juan José Arévalo.
Les différents coups d’État et tentatives de coups d’État, si nombreux, ne changent rien au socle semi-féodal semi-colonial.
2 % des propriétaires terriens contrôlent la quasi totalité des terres ; le Guatemala est littéralement possédé par 22 familles, le capital de 250 personnes équivaut à plus de la moitié du PIB.
On est dans la continuité de la prise du pouvoir par les criollos à l’indépendance, mais dans une version modernisée par l’intermédiaire des modifications attendues par la superpuissance impérialiste américaine pour satisfaire à ses propres besoins.
Et si la guérilla n’a pas réussi à bouleverser la situation, c’est que le cadre était inadéquat à la réalisation de la victoire.
Le Guatemala est, au sens strict, une province coloniale. Ses couches dominantes forment une sorte de super-gouvernorat.
Il ne s’agit donc pas simplement de vouloir renverser ce qui apparaît comme une oligarchie ; il faut produire les conditions concrètes d’une affirmation démocratique, pour que les choses aillent dans un sens national.
Cela ne peut se réaliser qu’à l’échelle de l’Amérique centrale toute entière, sans quoi le provincialisme triomphe et avec lui le localisme.
Le drapeau du Guatemala
Le prix à payer de l’Amérique centrale reste le même : c’est l’incapacité à une unité à l’origine même de l’indépendance. L’implosion localiste ne peut être stoppée que par un dépassement, par la mise en place des États-Unis centro-américains.
On en a la preuve avec l’échec du sandinisme au Nicaragua.
Historiquement, il y a dans ce pays la concurrence entre les villes de Granada (bastion des grands propriétaires fonciers) et de León (avec les capitalistes se liant toujours plus aux capitalistes occidentaux).
Mais il y a aussi la pénétration britannique, qui occupa même militairement dans les années 1840 deux zones où pouvait commencer et terminer un éventuel canal.
Les États-Unis forcèrent quant à eux la signature du traité Clayton-Bulwer en 1850.
Un aventurier américain, William Walker, parvient ensuite à devenir président du Nicaragua, en 1855, avec quelques centaines d’hommes !
C’est dire la nature du pays, où ce qui se passe ne concerne qu’une infime minorité, l’écrasante majorité vivant dans des conditions de très faible développement, à l’écart.
Drapeau du Nicaragua
Par la suite, on a le traditionnel schéma des conservateurs qui s’installent, des libéraux qui modernisent avant d’être mis de côté ; au cours de ce processus, Managua devient la capitale du pays.
Sauf qu’ici, et c’est la principale caractéristique de l’Amérique centrale, on a une présence militaire américaine.
C’est contre cette situation que lutta Augusto César Sandino (1895-1934), les armes à la main. Mais lorsqu’il voulait chasser les Américains du Nicaragua, il considérait que le Nicaragua existait en tant que tel, là est l’erreur.
Le Nicaragua était en réalité une colonie américaine, au sens d’un territoire passé sous contrôle.
La dimension nationale, avec une base populaire, n’avait pas encore émergé.
Le pays est ensuite pratiquement dirigé par les États-Unis, de 1936 à 1979, par Anastasio Somoza García puis son fils Anastasio Somoza Debayle ; cette domination des Somoza et de leur clan se faisait soit directement, soit par l’intermédiaire d’hommes de paille.
Anastasio Somoza García
Le Front Sandiniste de Libération Nationale nationalisa les propriétés des Somoza, consistant notamment en 20 % des terres disponibles. Mais il ne fut pas touché aux autres grands propriétaires terriens.
Et le FSLN accepta de stopper sa « révolution sandiniste », amenant le pays à ne pas être différent des autres en Amérique centrale.
Là encore, c’est la base nationale qui a manqué. Une base nationale fait se dépasser les fractures, les séparations, les localismes ; le FSLN n’a fait que vouloir gérer par en haut de manière « différente ».
C’est encore et toujours l’optique de mieux « gérer » par en haut et de réaliser ce qu’une bourgeoisie absente aurait dû faire historiquement. Cela se transforme en démarche bureaucratique.
Sandinistes en 1979
Au Salvador, le FMLN a basculé naturellement dans la même démarche.
Historiquement, les criollos se sont révoltés dès 1811 et la province a rejoint le Mexique, puis les Provincias Unidas del Centro de América.
Pendant les quinze années de sa participation à cette structure prenant le relais de la Audiencia du Guatemala, le Salvador connut 23 chefs de gouvernement.
Avec l’indépendance, on a, de manière classique, les libéraux qui modernisèrent le pays durant la seconde partie du 19e siècle (suffrage universel pour les hommes, enseignement primaire obligatoire et gratuit, séparation de l’Église et de l’État, mariage civil, construction de chemins de fer, émergence de l’industrie et du commerce, construction de chemins de fer et de ports, débuts de la marine marchande, etc.)… avant le retour en forces des conservateurs.
L’instabilité intérieure se perpétua alors, typique du capitalisme bureaucratique latino-américain. Il y a ainsi eu treize constitutions (1841, 1864, 1871, 1872, 1880, 1883, 1885, 1886, 1939, 1945, 1950, 1962, 1983) au Salvador.
Les coups d’État et tentatives de coups d’État furent bien sûr également nombreux (1885, 1890, 1894, 1898, 1927, 1931, trois fois en 1944, 1948, 1960, 1961, 1972, 1979), ainsi que les conflits avec les voisins (1850-1853, 1856, 1863, 1876, 1885, 1890, 1906-1907), avec notamment une invasion par le Guatemala et l’exécution du président libéral Gerardo Barrios.
Le drapeau du Salvador
Le coup d’État de 1931 connu en réponse, en janvier 1932, un soulèvement de 40 000 ouvriers agricoles et paysans, dirigé par les communistes.
Les États-Unis, la Grande-Bretagne et le Canada envoyèrent des navires de guerre sur les côtes du Salvador et aidèrent le général putschiste à la mise en place d’unités de « gardes blanches » pour réprimer le soulèvement. 20 000 ouvriers, paysans et étudiants furent tués ; le Parti Communiste fut interdit et la quasi-totalité de ses dirigeants furent assassinés (dont Agustín Farabundo Martí, Mario Zapata, Alfonso Luna).
Toute cette situation forme l’arrière-plan de la guerre civile qui suivra avec le FMLN.
Mais celui-ci a cédé devant le régime, qui est dominé depuis l’indépendance par l’élite des criollos, en pratique quarante familles.
Le Honduras n’a pas connu de guérilla comme au Guatemala, au Salvador et au Nicaragua, même s’il y a deux petites organisations actives, en parallèle au FSLN et au FMLN dans les deux pays voisins.
En pratique, c’est toujours resté un pays économiquement très arriéré ; on parle des « quatorze familles » pour désigner l’oligarchie qui, dans les faits, prédomine ou plutôt domine depuis l’indépendance.
Au sens strict, le Honduras est le prototype même de la république bananière, avec les États-Unis gérant le pays telle une colonie.
Un épisode marquant fut l’intervention américaine pour mettre de côté le président Miguel Rafael Dávila, mais tout fut très encadré ; dans les faits on est dans les simples concurrences entre le semi-féodalisme et le semi-colonialisme, avec les besoins de maintenir à flot le capitalisme bureaucratique.
Le drapeau du Honduras
S’il y eut également deux petites guerres civiles entre libéraux et conservateurs, et toujours les innombrables coups d’États et tentatives coups d’État (principalement 1839, 1876, 1911, 1924, 1949, 1963, 1972, 1980, 1993, 2009), on est ainsi surtout dans stabilité lancinante.
C’est encore plus vrai pour le Costa-Rica.
C’est pareillement, historiquement, une république bananière, avec un rôle central de la United Fruit Company, majeure propriétaire des bananeraies et des chemins de fer, qui ne paya aucun impôt jusqu’en 1910.
Le pays a cependant une grande particularité.
Lors de la colonisation, les ressources à piller du point de vue la monarchie espagnole étaient très faibles. Pas de mines, pas de culture facilité du sucre et du cacao, très peu d’Indiens à mettre en esclavage.
Pour cette raison, la monarchie espagnole n’accorda que peu d’attention au Costa-Rica.
L’aristocratie fut ainsi bien plus faible qu’ailleurs et la place était libre pour des petites exploitations agricoles, du type familiale.
Ce processus s’est accompagné d’un « blanchissement » de la population, au sens où actuellement les 17 % de métis s’assimilent aux descendants d’Européens, qui forment 65 % de la population.
Le Costa-Rica se veut ainsi « civilisé » et une sorte de modèle. Il a supprimé son armée, par décision constitutionnelle, en 1948 ; il se définit comme neutre et tourné vers l’éducation, la santé, la protection de l’environnement.
Le drapeau du Costa Rica abandonna le bleu et le blanc classique de l’Amérique centrale pour prendre les couleurs de la France au moment de la révolution de 1848
Le pays est, en fait, une plate-forme du capitalisme mondial, principalement américain, qui s’y intéressa très tôt ; c’est un très grand centre touristique, et en même temps a une production typique de la république bananière : la banane, le café, le sucre, le cacao, l’ananas, l’huile de palme, l’orange, le manioc, le riz… (avec une consommation de pesticides gargantuesque).
De nombreuses industries ont des centres de production et de développement, notamment en raison de zones franches : Intel, Abbott Laboratories, Procter & Gamble, Emerson Electric, Medtronic, Sony, HP, Hewlett-Packard, GlaxoSmithKline, Boston Scientific, Pfizer, Cognizant, Citi, Unilever, Coca-Cola, Siemens, 3M, Oracle, Amazon, IBM…
Le Costa-Rica est une colonie pacifiée, un arrière-pays colonial au sein des pays coloniaux d’Amérique centrale ; en 1948 furent par ailleurs interdit le Parti d’avant-garde populaire du Costa Rica, c’est-à-dire le Parti Communiste s’étant rallié de facto à la faction libérale chassée lors d’une petite guerre civile en 1948.
C’est un exemple de comment les communistes, en l’absence d’orientation concrète fondée sur le parcours du mode de production, se sont fait happer par le réformisme propre au réformisme, et ce malgré les conditions très dures de travail.
On notera ici d’ailleurs l’importance des écrivains progressistes alors : Carmen Lira, Carlos Gagini, Carlos Luis Fallas, José Marín Cañas, Fabián Dobles, Joaquín Gutiérrez Mangel, etc.
C’est le paradoxe de l’Amérique centrale d’ailleurs que de voir une réelle capacité de production, et en même temps une désorientation systématique, qu’on peut qualifier de désorientation historique, car il n’y a pas de localisation d’une voie de sortie à une situation inextricable.
C’est le terreau qui a donné naissance aux groupes criminels ultra-violents au Salvador comme la Mara Salvatrucha ou le Barrio-18, et inversement la politique de répression ultra-sécuritaire du président salvadorien Nayib Bukele depuis 2019, amenant un effondrement du taux de criminalité en expansion jusque-là.
Le « centre de confinement du terrorisme » au Salvador, ouvert en 2023, peut accueillir 40 000 détenus
On a là un excellent exemple du fait que ce qui se passe en Amérique centrale c’est, dans les faits, un perpétuel va-et-vient, mais contrairement à l’Amérique du Sud où cela prend la forme de cycles allant dans un sens ou un autre, on a une impression de perpétuelle sur place avec des fuites en avant, des précipitations.
Un autre exemple connu est la « guerre des cent heures », parfois appelé par certains journalistes la « guerre du football », en 1969.
Lors d’un match au Honduras pour la qualification en coupe du monde, le Salvador prend un but à la dernière minute.
Une Salvadorienne de 18 ans se suicide alors en prenant le pistolet de son père ; elle a droit à des funérailles nationales, sous la conduite du président du Salvador en personne.
Le match aller était déjà sous tension, le match retour au Salvador le fut également (l’hôtel des joueurs du Honduras étant incendié), il y eut un match de départage, puis le Salvador lança une opération militaire contre le Honduras.
La guerre causa la mort de 3 000 personnes, avec également 15 000 blessés et le retour forcé au Salvador d’entre le quart et la moitié des 300 000 émigrés salvadoriens du Honduras.
Enfin, il faut conclure sur le Panama, l’exception qui confirme la règle centre-américaine.
Le Panama, en effet, était utilisé comme lieu de passage du Pacifique à l’Atlantique par la monarchie espagnole ; il relevait de la vice-royauté du Pérou, puis de la Vice-royauté de Nouvelle-Grenade (l’actuel nord de l’Amérique latine, avec l’Équateur, la Colombie et le Venezuela).
Lorsque fut fondé la República de Colombia succédant à la Vice-royauté de la Nouvelle-Grenade en 1821, la province du Panama décida de la rejoindre.
Lors de l’effondrement de celle-ci en 1830 toutefois, le général José Domingo Espinar déclara l’indépendance du Panama, dans la perspective de reformer la República de Colombia autour de Simon Bolívar.
Ce dernier, pour qui le Panama était « le centre de l’univers » (et possiblement la « capitale du monde » en raison de son emplacement pour les échanges), lui conseilla d’abandonner son projet ; un autre général, Juan Eligio Alzuru, tenta alors l’aventure, mais fut écrasé par les forces de la República de la Nueva Granada (la Colombie actuelle).
Cette dernière nomma comme responsable militaire de la région du Panama Tomás José Ramón del Carmen de Herrera y Pérez Dávila.
Mais celui-ci se lança lui-même dans l’aventure d’un Estado del Istmo, reconnu par le Costa-Rica et les États-Unis, mais qui ne dura qu’en 1840-1841.
Tomás Herrera
C’est là le prélude du rôle néfaste des États-Unis, épaulé par le Costa-Rica.
Un accord fut trouvé alors et le Panama retrouva sa place dans la República de la Nueva Granada, dont Tomás José Ramón del Carmen de Herrera y Pérez Dávila sera à un moment un éphémère président putschiste en 1854, année de sa mort lors de la guerre civile alors.
Entretemps, la República de la Nueva Granada avait signé en 1846 avec les Etats-Unis un Tratado de Paz, Amistad, Navegación y Comercio (Traité de Paix, d’Amitié, de Commerce et de Navigation), connu sous le nom de traité Mallarino-Bidlack.
Le traité garantissait la neutralité de la zone, les États-Unis ayant peur d’une influence extérieure, alors que le Panama était très utile pour le passage de l’Ouest à l’Est des États-Unis, dans le contexte de la conquête de l’Ouest et de la ruée vers l’or en Californie, un territoire venant tout juste d’être arraché au Mexique.
Mais c’était également un moyen de faire pénétrer le capital américain ; après les bateaux à vapeur sur le fleuve río Chagres (qui réduisit le voyage à douze heures), le capitalisme américain mit en place en 1855 un chemin de fer inter-océanique, pour un voyage de trois heures.
100 dollars d’investissement dans la Panama Railroad Company
Un incident l’année suivante – une pastèque non payée par un Américain aboutissant à une émeute des panaméens – amena d’ailleurs une petite intervention militaire américaine et une amende colossale à payer par la República de la Nueva Granada.
La gare au Panama en 1916
La France entreprit ensuite de construire un canal, mais la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama fit faillite ; les États-Unis se chargèrent de le terminer.
Le canal en 1945
Le canal fut terminé en 1914 ; entre-temps, les États-Unis avaient appuyé des forces « indépendantistes » qui proclamèrent l’existence du Panama comme pays indépendant en 1903, après y être intervenu militairement 14 fois les cinquante années précédentes.
On a compris que la mise en place du Panama est ainsi artificielle ; c’est une colonie américaine.
Le drapeau du Panama
La zone du canal est alors dans les faits un territoire américain, avec la police et l’armée américaine, qui d’ailleurs écrasèrent dans le sang une contestation d’étudiants panaméens en 1964, faisant 21 morts.
L’armée prit ensuite le pouvoir au Panama, mais la superpuissance impérialiste américaine fit une intervention en 1989 devant le chaos de la situation.
La souveraineté du canal fut ensuite remis au Panama en 1999, pays devenant une plate-forme pour les magouilles financières internationales. Il reste cependant une colonie américaine, même si la superpuissance impérialiste chinoise cherche à s’y renforcer, provoquant l’ire du président américain Donald Trump en 2025, qui a réaffirmé que le canal revenait aux États-Unis.
Il faut bien entendu ajouter à cela que le Panama est un paradis fiscal, comme d’ailleurs de manière significative le Costa-Rica, le Nicaragua, le Honduras.
Image de la NASA montrant comment l’écluse relie les deux océans pour les navires, cassant en même temps le passage de la faune et de la flore
Il est évident qu’un tel constat impose de considérer que les pays d’Amérique centrale sont un terrain de jeu de la superpuissance impérialiste américaine, avec comme origine historique la plus nette l’implosion immédiate de la República Federal de Centroamérica qui a abouti à un désastre.
La reconstitution artificielle, par en haut, d’une telle république n’a pas de sens ; ce qui est nécessaire, c’est la constitution réelle, par en bas, d’une République Populaire Centro-américaine, effaçant les localismes et les provincialismes, ce qui ne peut être réalisé que par des masses populaires procédant à un saut qualitatif dans le domaine productif.
C’est de la prolétarisation socialiste dont il est ici question, somme toute de manière tout à fait similaire aux pays composant l’URSS à sa fondation.
Présentation officielle par le canal du Panama des nouvelles écluses en 2016
La guerre populaire en Amérique centrale apparaît comme inéluctable pour l’établissement d’une telle proposition historique, dont le niveau exigé est d’être en mesure de faire face à la superpuissance impérialiste américaine comme réel dirigeant de cette partie du monde.
Davantage que semi-féodal semi-colonial, l’ensemble de l’Amérique centrale est à percevoir comme colonial, dans une sorte de prolongement tourmenté de l’ancienne domination espagnole.
Si le port de Buenos Aires fut initialement mis de côté par la monarchie espagnole, il devint un lieu de passage obligé pour les contrebandiers, qui commerçaient surtout avec le Portugal.
L’Espagne chercha rapidement à briser cela, procédant en 1603 à l’expulsion de tous les Portugais de Buenos Aires.
Buenos Aires vu par un marin néerlandais, vers 1628
Le Portugal répondit par la fondation en 1680 d’une colonie sur la côte en face de Buenos Aires. Dénommée Colônia do Santíssimo Sacramento, elle devait permettre de maintenir la contrebande dans la région.
La monarchie espagnole vint immédiatement écraser l’entreprise, avec succès sur le plan militaire.
Un accord fut signé dans la foulée par les deux parties ; le traité de Lisbonne reconnaît que Colônia do Santíssimo Sacramento est portugaise mais interdit la construction de forteresses.
La monarchie espagnole, dans le cadre de sa guerre avec le Portugal, reprit la ville en 1704, pour de nouveau la rendre dix ans plus tard avec le traité d’Utrecht.
Ce fut encore et toujours une base pour la contrebande portugaise, mais également britannique, sapant les intérêts espagnols.
Lorsque les Portugais fondèrent non loin une nouvelle colonie, le Forte de Montevidéu en 1723, la monarchie espagnole réagit dès 1724 depuis Buenos Aires pour en prendre le contrôle.
C’est la naissance de Montevideo, la capitale de l’Uruguay.
Le Río de la Plata, avec Buenos Aires et Montevideo
Par la suite, le traité de Madrid attribuait Colônia do Santíssimo Sacramento à l’Espagne, en échange de territoires situés plus au nord, passant au Portugal : il s’agit de zones où étaient présents des Guaranis dans des « réductions » organisées par les jésuites. Les Guaranis se révoltèrent alors militairement.
Cet échange renforça la zone de Montevideo, dans une région appelée la Bande orientale.
La Bande orientale au 16e siècle par le cosmographe et historien Alonso de Santa Cruz
Voici comment la situation de cette époque est présentée par Carlos Cabezudo Pérez (1948-1977), un cadre du Parti Communiste Révolutionnaire d’Uruguay qui fut secrètement enlevé et assassiné par les escadrons de la mort en Argentine.
« L’Uruguay alors, dépourvu d’or et d’argent, n’avait aucune importance durant les deux siècles qui suivirent la découverte.
Les fleuves du bassin de La Plata, la navigation étant le principal moyen de transport, leur permettaient de pénétrer profondément dans le continent et, de là, jusqu’au Haut-Pérou (Bolivie).
Les Espagnols, constatant les excellentes prairies naturelles de la région, introduisirent des bovins et des chevaux pour se nourrir pendant leurs voyages.
Grâce à ces conditions naturelles exceptionnelles, ces bovins se reproduisirent, formant d’importants contingents de bovins sauvages.
La Banda Oriental bénéficiait de bons pâturages, d’un climat agréable et d’innombrables rivières et ruisseaux.
Au fil du temps, le capitalisme se développa en Europe, l’industrie manufacturière exigea davantage de matières premières et d’autres produits commencèrent à être extraits en Amérique.
Le cuir commença à être extrait du Rio de la Plata.
Depuis Buenos Aires, les Missions, le Brésil, ou des navires anglais, des vaquerías furent organisées, c’est-à-dire des chasses au bétail pour leurs peaux.
Ces groupes de changadores (cowboys) apportent avec eux une population composée de Blancs et d’Indiens, les gauchos.
L’importance croissante du cuir, ainsi que la proximité de la Banda avec le territoire portugais, ont incité les autorités coloniales espagnoles à s’y installer pour asseoir leur domination (…).
L’importance croissante du cuir a conduit les marchands à acheter de grandes quantités de terres pour s’assurer la propriété des peaux extraites, créant ainsi de grands propriétaires fonciers qui vivaient dans les ports et se consacraient au commerce d’exportation, tandis que des personnes moins riches les occupaient.
Le Rio de la Plata commença à exporter du bœuf salé (tasajo), une nourriture bon marché pour les esclaves des plantations.
Des salaisons, utilisant la main-d’œuvre esclave et salariée, furent établies dans le Rio de la Plata, et le type d’élevage commença à évoluer.
Le ranch sauvage devint un ranch de rodéo où l’on prenait soin du bétail non seulement pour sa peau, mais aussi pour sa viande.
Les marchands exportateurs de cuir, les éleveurs et les propriétaires terriens étaient également impliqués dans le commerce du tasajo.
Ceux qui créaient des salaisons investissaient leurs bénéfices dans des terres et, en tant que sous-traitants, devenaient collectionneurs de peaux, etc.
Ce groupe de riches marchands étrangers, propriétaires terriens, éleveurs, producteurs de salaison et usuriers formait l’oligarchie foncière. Leur richesse reposait sur leurs vastes propriétés foncières.
L’émergence d’économies mono-productives, ainsi que le développement de toute activité productive en Amérique et l’incapacité de l’Espagne à contrôler les colonies comme elle le faisait auparavant, ont conduit à l’autorisation du libre-échange entre l’Espagne et les Indes en 1778.
L’Amérique est devenue un fournisseur de certains produits et un marché de consommation.
Auparavant, la métropole absorbait tous les produits des colonies et les vendait sur le marché international.
Elle approvisionnait également les colonies en produits manufacturés d’Espagne ou d’autres sources, fabriqués en Espagne.
Le commerce bilatéral se déroulait comme un goulot d’étranglement, protégeant les richesses des colonies des autres puissances.
À partir de 1778, les autorités espagnoles ont exploité et contrôlé le commerce au moyen de diverses taxes, contributions et restrictions à l’activité économique dans les colonies, tout en protégeant ces dernières du libre-échange avec d’autres puissances. »
Tout cela signifie une importance cruciale attribuée à Montevideo. Il faut néanmoins plus qu’une ville pour fonder un pays.
Ce qui se passa est la chose suivante ; Montevideo resta sous contrôle des partisans de la monarchie espagnole lors de la révolte indépendantiste de Buenos Aires.
Cette dernière fit alors un long siège de Montevideo, pour ensuite envoyer une flotte commandée par l’Irlandais Guillermo Brown.
L’entreprise finit par être un succès et Montevideo forma alors une région liée aux indépendantistes qui formeront l’Argentine.
La « ligue des peuples libres » s’unit à ce qui deviendra l’Argentine (wikipedia)
Cela déplut au Brésil qui intervint au moyen d’une invasion.
La région de Montevideo prend alors le nom de Province cisplatine (littéralement « province en deçà du Rio de la Plata ») en 1821, en tant que composante du Brésil.
La Province cisplatine comme composante du Brésil (wikipedia)
Une expédition fut alors menée depuis Buenos Aires, avec bien sûr le soutien complet de celle-ci, par les « Trente-trois Orientaux ».
Ces « Orientaux » réussirent à pénétrer la bande orientale en 1825 et le premier acte de leur Cruzada Libertadora (« Croisade libératrice ») consista à proclamer l’adhésion de la région aux Provinces-Unies du Rio de la Plata (qui donneront l’Argentine).
La bannière des « Trente-trois Orientaux »
Cela provoqua la guerre, avec 8 000 personnes seulement de part et d’autres.
L’armée mieux organisée du Brésil ne parvint toutefois pas à briser les miliciens leur faisant face, alors que le conflit coûtait en même temps trop cher à Buenos Aires.
Un compromis fut trouvé en 1828, sous la forme de la Convención Preliminar de Paz (Convention préliminaire de paix), sous l’égide du Royaume-Uni.
Le ministre britannique des Affaires étrangères d’alors, George Canning, résume bien la question en disant que :
« La valeur de Montevideo pour chaque partie [l’Argentine et le Brésil] consiste peut-être moins dans le bénéfice positif qu’ils peuvent en espérer pour eux-mêmes, que dans le préjudice qu’ils craignent du fait de sa possession par la partie adverse. »
La situation en 1690, 30 ans avant la fondation de Montevideo – en vert, la colonisation portugaise, en jaune la colonisation espagnole (wikipedia)
Le Royaume-Uni, principal investisseur dans cette partie du monde et principale puissance mondiale à l’époque, obtint en échange de son intervention une zone de libre-échange, tout en renforçant sa présence politique et diplomatique.
La force de ses investissements capitalistes lui permettait, de fait, d’assujettir les dirigeants tant argentins que brésiliens.
La Bande orientale devint donc indépendante tant des uns que des autres, formant en 1830 l’Estado Oriental del Uruguay, qui prit ensuite en 1918 le nom de República Oriental del Uruguay.
Le serment sur la constitution de 1830 vu en 1872 par Juan Manuel Blanes
Si on regarde les choses ainsi, il n’y a aucune raison de considérer l’Uruguay comme une nation. C’est un pays qui existe parce qu’il s’agit d’une province qu’aucune des deux grandes puissances voisines n’a pu s’approprier.
En même temps, dialectiquement, une nation ne naît pas à partir de provinces accumulées. Staline explique avec justesse qu’une « nation est une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit dans la communauté de culture ».
Or, tous ces éléments ont bien été présents à partir de 1830 – même si indirectement. Normalement, le processus aboutissants aux éléments nationaux, au cadre national, relèvent d’une longue accumulation quantitative connaissant un saut qualitatif.
En Uruguay, c’est le contraire : il y a eu d’abord le saut qualitatif et ensuite seulement le développement progressif, l’accumulation quantitative.
Vue de la colline de Montevideo, 1865
Cependant, cela implique un prix à payer.
Cela n’a jamais été vu en tant que tel, mais c’est évident du point de vue matérialiste dialectique sur le rapport entre les villes et les campagnes.
La naissance d’une nation implique, en effet, qu’il existe un centre historique qui catalyse la culture nationale. C’est souvent la capitale du pays, pas obligatoirement toutefois.
En tout cas, il faut un lieu où les séparations féodales ne soient pas en mesure de jouer contre l’affirmation des éléments nationaux passant par la grande ville.
Comme en Uruguay le pays existe avant la nation, alors il fallait bien que la ville existe pour ainsi dire avant les campagnes.
Comme une ville ne peut pas exister sans les campagnes, la conséquence fut que la ville exista contre les campagnes.
Tel est le sens réel de la guerre civile qui dura de 1839 à 1851 et de tout ce qui va s’ensuivre par la suite en Uruguay : ce n’est pas la nation qui fait Montevideo qui alors fait le pays, mais c’est le pays qui fait Montevideo qui alors fait la nation.
Pour cette raison, si on enlève les micro-États et les îles, alors on a Montevideo comme ville qui, en proportion, accueille le plus les habitants de son propre pays.
Quasiment la moitié des Uruguayens habitent Montevideo !
Montevideo
Comment cette réalité s’est-elle exprimée à la suite de l’indépendance de l’Uruguay ?
Il va de soi les protagonistes n’avaient pas conscience du rapport villes-campagnes ni des enjeux réels.
C’est pour cela que si on regarde les faits en tant que tels, on se retrouve devant le même défi qu’en Argentine à la même époque : il se passe un nombre innombrable de choses avec des protagonistes très différents et jamais vraiment cohérents.
Pour ajouter à l’imbroglio, on a plusieurs autres puissances participantes : l’Argentine et le Brésil, déjà, qui veulent annexer ou placer sur orbite l’Uruguay.
On a également le Royaume-Uni et la France qui participent au remue-ménage général, afin de conserver sa position favorable dans la région pour le premier, afin de s’y implanter pour la seconde.
Punta del Este
Néanmoins, un aspect saute aux yeux : la guerre civile a finalement consisté en le siège de Montevideo par les forces « provinciales ».
On se doute que si l’Uruguay existe, c’est que Montevideo a gagné ; si les forces « provinciales » l’avaient emporté, il n’y aurait pas eu la centralisation nécessaire pour établir un État.
Cette question de la centralisation et de l’organisation fut justement le prétexte au démarrage de la guerre civile, chacun s’accusant d’incompétence, de corruption, etc.
Cela reflétait également, bien sûr, de véritables oppositions en termes de couches sociales, en termes de classe.
Pour dire les choses simplement, les partisans des forces « provinciales » représentaient les grands propriétaires terriens, consistant surtout en les éleveurs.
On est là dans une tendance pro-féodale habituelle en Amérique latine.
Le drapeau de l’Uruguay
Leurs équivalents étaient au même moment très puissants en Argentine et possédaient le contrôle de l’État argentin.
Les partisans de Montevideo consistaient en les élites criollos (= les élites espagnoles nées en Amérique) appuyées par la bourgeoisie commerçante de la ville.
Le Brésil les soutenait afin de contrer l’Argentine, espérant que le développement du commerce régional les ferait également basculer de son côté historiquement.
On a ainsi les forces « provinciales » qui sont pro-décentralisation, conservateurs idéologiquement, en fait pro-éleveurs, et tendent au rapprochement naturel avec l’Argentine. On les appelle les blancos (les blancs).
Le drapeau des Blancos de 1897 à 1904, avant que le bleu ne soit éclairci
On a à l’opposé les partisans de Montevideo, qui sont pro-centralisation, libéraux idéologiquement, en fait pro-élites de Montevideo, et tendent à l’affirmation de l’Uruguay avec Montevideo comme socle.
On les appelle les colorados (les rouges).
Le drapeau des Colorados
Ces derniers ont donc vaincu et vont alors prendre les commandes du pays jusqu’en 1958. Ce sont eux qui vont mettre en place l’Uruguay, par en haut.
Le fait de le faire par en haut implique en même temps de se couper du peuple.
Et se couper du peuple signifie se rapprocher des grands propriétaires terriens, des éleveurs.
Pour cette raison, les colorados se divisèrent en deux, avec soit une tendance à se rapprocher des blancos à travers différents compromis, soit une tendance à aller dans le sens de réformes populaires dans une démarche anti-conservatrice.
C’est conforme à la base sociale des colorados, qui correspond somme toute à celle du kuomintang chinois, avec une partie de la bourgeoisie nationale s’entremêlant à l’appareil d’État et l’armée, c’est-à-dire une haute bourgeoisie, ou plutôt une oligarchie, qui s’était installée à l’occasion de la fondation du régime.
Deux phénomènes viennent marquer ce fait.
On a ainsi José Batlle y Ordóñez qui fut président deux fois, de 1903 à 1907 puis de 1911 à 1915. On notera qu’il est le fils de Lorenzo Batlle qui fut lui-même président (1868-1872), et que son fils Luis Batlle Berres sera président aussi (1947-1951), tout comme son petit-fils Jorge Batlle (2000-2005).
José Batlle y Ordóñez
On appelle Batllismo l’idéologie libérale-moderniste mise en avant par José Batlle y Ordóñez ; sous sa présidence, de nombreuses réformes furent menées : amélioration du cadre « démocratique », nouvelle constitution, nationalisation des banques, monopole d’État sur les chemins de fer ainsi que sur la gestion du port de Montevideo, maximum de 48 heures hebdomadaires et de 8 heures par jour, facilitation du divorce, fin du serment sur Dieu au tribunal, investissements dans la santé et l’éducation, etc.
Mais de l’autre côté, on a Gabriel Terra. Élu président en 1931 et lui-même un colorado comme José Batlle y Ordóñez, il se tourna vers les blancos et réalisa un coup d’État en 1933.
Le nouveau régime était de type fasciste, d’ailleurs tourné vers l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste.
Gabriel Terra.
Mais une large majorité des anciens partisans de José Batlle y Ordóñez le soutinrent et ses mesures étaient pareillement « modernistes » : droit à la grève, droit au travail, droit au logement, droit à la santé, mise en place généralisée de restaurants à bas prix, etc.
C’est qu’on a affaire à une bourgeoisie bureaucratique « manageant » le pays comme il le peut, comme il le souhaite, et surtout avec l’idée de réellement fonder l’Uruguay comme nation « à part ».
C’était bien entendu une tâche malaisée alors que l’économie se développait, jusqu’en 1930, par l’exportation de viande et de laine, en étant subordonnée au Royaume-Uni.
Le basculement dans un régime ouvertement fasciste est lié à la crise de 1929, et à la tentative de mettre en place une bulle protectionniste.
Mais il n’y a pas de rupture substantielle avec le battlismo, et d’ailleurs la dictature de Gabriel Terra fut mise de côté par… son beau-frère, le général Alfredo Baldomir, lui-même également un colorado.
Alfredo Baldomir
On retrouve de nouveau un colorado, Juan María Bordaberry, comme président lors de l’instauration de la dictature militaire en 1973.
Le second président sous la dictature militaire, Alberto Demicheli, fut également un colorado, toutefois remplacé par le général Gregorio Álvarez.
La dictature militaire, qui dura jusqu’en 1985, fut similaire à celle de l’Argentine : paranoïaque et cruelle, notamment dans ses tortures (y compris contre des enfants, des femmes enceintes), et ses exécutions sommaires, ses « disparitions ».
Tout comme en Argentine, il n’y avait absolument pas de menace révolutionnaire marquante pouvant expliquer mécaniquement la dictature militaire et sa répression tous azimuts.
C’en était alors déjà fini du Movimiento de Liberación Nacional-Tupamaros, le premier réel mouvement de guérilla urbaine dans le monde, auteur d’actions spectaculaires.
Cette fuite en avant, similaire à celle de l’Argentine au même moment, tient à l’équilibre recherché de manière ininterrompue par le régime, dans le cadre d’un pays devant se faire nation.
Dans un pays dont le socle s’est patiemment mis en place, avec une réalité nationale élaborée, les agitations sociales jouent à la surface d’abord.
En effet, les rapports entre les classes ont été patiemment constitués, leurs bases se sont librement développées.
Il n’y a pas eu de mise en place par en haut, il y a eu aménagements, accompagnements par le développement national lui-même.
Si, par contre, on a un état-major d’un pays qui agit librement, dans la mesure où il en a les moyens, alors il y a une dimension forcée, des équilibres précaires.
C’est d’autant plus vrai pour l’Uruguay où, en pratique, on n’a pas une bourgeoisie bureaucratique qui se met en place au bout de tout un processus : elle est au pouvoir dès le début, avec un pouvoir remis indirectement par l’Argentine et le Brésil !
Et ce qui a sauvé le développement malgré l’artificialité du processus, c’est l’immigration. 600 000 Européens s’installent en Uruguay entre 1860 et 1920 ; c’est un chiffre très important quand on sait qu’en 2022, le pays avait 3,5 millions d’habitants.
Année et population
Montevideo
Uruguay
1800
10 000
31 000
1830
20 000
74 000
1852
40 000
132 000
1860
56 000
222 000
1868
126 000
385 000
1900
348 000
936 000
1920
585 000
1,5 million
1930
735 000
2 millions
1960
1,3 million
2,5 millions
1972
1,45 million
2,9 millions
2015
1,3 million
3,2 millions
L’expansion massive de la population qu’on constate en Uruguay correspond à un phénomène de colonisation.
Peu importe ce que pensent et ce que font les immigrés : ils appuient dans tous les cas le régime dans sa mise en place par en haut de l’Uruguay comme nation.
Il y a un matériau humain qui arrive en masse et modifie fondamentalement les valeurs, les traditions, les attitudes, etc.
L’équipe de football d’Uruguay championne du monde en 1950 par une victoire sur le Brésil au Stade Maracanã de Rio de Janeiro ; depuis cette défaite, le Brésil ne joua plus jamais en maillot blanc
Cela forme un processus continu qui permet de jouer sur un apparent renouvellement perpétuel des politiques du régime – ce qui est une constante en Amérique latine, où chaque nouveau président prétend mener une réforme structurelle.
En Uruguay, cela est masqué par le culte de José Gervasio Artigas (1764-1850), le « père de la nation ».
José Gervasio Artigas peint trente ans après sa mort par Juan Manuel Blanes
C’est un général aligné sur le libéralisme qui était en faveur d’une Argentine fédérale où s’insérerait la Bande orientale ; il a été mis de côté par tout le monde et après sa mort un tel positionnement était parfait pour l’établissement d’un mythe fondateur.
Mais le vrai fondateur de l’Uruguay, ce n’est pas José Gervasio Artigas, c’est Montevideo.
La nation uruguayenne s’est construite à travers la domination des élites de Montevideo, dans le cadre d’une alliance avec les grands propriétaires terriens jouant le rôle d’éleveurs.
Montevideo
Montevideo est la clef de la question révolutionnaire en Uruguay ; c’est sur elle que l’ensemble des rapports sociaux se sont fondés, à tous les niveaux, et ce à travers différents cycles d’immigration, puis dans le fascisme et la dictature militaire lorsqu’il n’y avait plus de levier suffisant pour maintenir le cadre existant.
Nation née par en haut, par l’intermédiaire des élites d’une ville qui formaient dès le départ une couche bureaucratique, avec la concurrence des grands propriétaires terriens, l’Uruguay a un besoin historique d’affirmation populaire, ce qui présuppose le renversement de la position de Montevideo.
La comédie musicale West Side Story est très célèbre ; elle expose de manière dramatique et dans une perspective sociale l’affrontement à New York entre deux bandes de jeunes, une constituée d’Américains d’origine européenne, une autre constituée de Portoricains.
La version filmée de West Side Story, en 1961 : Pepe, Bernardo, Juano
L’immigration portoricaine à New York est, en effet, très importante, notamment dans le quartier de East Harlem (parfois surnommé « El Barrio »).
Cela tient à l’histoire de Porto Rico, une colonie espagnole absorbée par les États-Unis.
À ce titre, il n’est possible que de faire un bref aperçu, dans la mesure où son histoire est largement séparée des pays latino-américains, tout en restant fondamentalement liée sur le plan culturel, surtout toutefois par le prisme des latinos présents aux États-Unis.
Historiquement, les Indiens de l’île (découverte dès le départ par Christophe Colomb) furent immédiatement massacrés et asservis ; il y avait environ 30 000 Indiens qui vivaient sur l’île au début de sa colonisation en 1508, il n’en restait qu’un peu plus de 1 000 en 1530.
Juan Ponce de León, le premier gouverneur de Porto Rico
S’il y eut une importation d’esclaves noirs, l’île resta toutefois à la marge de l’empire espagnol, fondé surtout sur les Vice-royautés de Nouvelle-Espagne et du Pérou, et dans la région des Caraïbes sur Cuba et l’île Hispaniola (qui donnera la République dominicaine et Haïti).
Néanmoins, la monarchie espagnole vacilla en raison des invasions napoléoniennes, en 1809, et cela donna l’occasion aux Espagnols criollos, c’est-à-dire nés en Amérique, de se soulever dans la plupart des colonies.
La monarchie espagnole rétablie appela ainsi ses partisans présents en Amérique à venir s’installer sur l’île. Ce furent surtout des militaires, des fonctionnaires, des commerçants ou des colons qui s’installèrent.
Cet apport est essentiel. Il ajoute à la diversité, au métissage des Porto Ricains. Cela va apporter une charge culturelle espagnole, mais avec une grande influence des descendants d’esclaves, ainsi que très relativement des Indiens.
Un planteur espagnol et son esclave à Porto Rico, vers 1808
Néanmoins, Porto Rico était dominé par 10 % de grands propriétaires terriens qui possédaient 80 à 90 % des terres agricoles, ce qui était d’autant plus vrai que le sucre représentait la majeure partie de la production.
On est dans la monoculture, avec une administration coloniale espagnole cherchant à maintenir sa logique de pillage.
Porto Rico est toutefois une île peu peuplée, avec 583 308 habitants en 1860.
Et si l’Espagne sut faire face aux envahisseurs français, néerlandais, britanniques, elle ne fut nullement capable de faire face aux États-Unis.
Ces derniers l’emportèrent en trois mois et demi en 1898, l’objectif alors était surtout de récupérer Cuba, à qui fut accordée une pseudo-indépendance.
Porto Rico devint un « État librement associé aux États-Unis », un État « non incorporé ». Cela veut dire que Porto Rico est une sorte de protectorat.
Le pouvoir législatif dépend d’une assemblée locale (qui envoie un représentant sans droit de vote au Congrès américain), il y a un gouverneur élu. Cependant, c’est la juridiction des États-Unis qui prime en économie, en politique étrangère, dans le domaine militaire.
Par contre, les Portoricains ont la nationalité américaine, et ce depuis 1917.
Cet avantage en termes d’immigration sur le continent fait que si 5 % des gens veulent l’indépendance, les 2/3 veulent que Porto Rico devienne le 51e État, un peu moins d’un tiers souhaitant rester associé.
La population portoricaine est de toute façon déjà largement imbriquée dans celle des États-Unis.
Il y a aujourd’hui 3,2 de Portoricains sur l’île, mais 2 millions à New York (en comptant les descendants), plus d’un million dans le New Jersey voisin, plus d’un million en Floride, plusieurs centaines de milliers en Pennsylvanie, mais également dans l’Illinois, dans le Massachusetts, au Texas, en Californie.
(wikipedia)
Des forces indépendantistes tentèrent d’assumer cette situation, agissant également par de très nombreuses actions armées sur le continent, principalement par les Fuerzas Armadas de Liberación Nacional Puertorriqueña (Forces Armées de Libération Nationales Portoricaines) et l’Ejército Popular Boricua (Armée Populaire de Boricua, du nom Borikén, « Terre du Vaillant Seigneur », terme en langue amérindienne des Taïnos pour désigner l’île), surnommé Los Macheteros (les manieurs de machettes).
L’un des dirigeants historiques de cette option armée, Filiberto Ojeda Ríos, fut exécuté en 2005 par le FBI.
Le jour choisi pour l’action de cette dernière fut le 23 septembre – c’est-à-dire le jour anniversaire du Grito de Lares (le cri de Lares), référence à la révolte portoricaine anti-espagnole dans la ville de Lares le 23 septembre 1868.
Drapeau employé lors du Grito de Lares , au musée de l’armée espagnole
Les velléités indépendantistes ne sont clairement que l’expression la plus radicale de l’autonomie locale ou éventuellement d’un romantisme révolutionnaire, qui n’a de sens de toute façon que dans un cadre historique plus large, lié au rapport entre les latino-américains et les États-Unis.
Elles étaient également poussées par Cuba et le social-impérialisme soviétique, afin de contribuer aux forces centrifuges.
Dans la réalité, il y a une imbrication de Porto Rico dans les États-Unis, à l’instar de l’immense reconnaissance des superstars du reggaeton Bad Bunny et Daddy Yankee.
L’album Un verano sin ti (2022) de Bad Bunny fut un immense succès parachevant la reconnaissance du reggaeton
La chanson Gasolina de Daddy Yankee marqua en 2004 l’introduction mondiale du reggaeton
C’est en fait l’ajout américain qui a amené l’éclosion du reggaeton, ce genre musical au croisement du hip-hop, du reggae et du dancehall, jouant sur la musicalité latino mais ajoutent une sophistication sonore largement empreinte à la musique américaine.
Le drapeau de Porto Rico, inspiré de celui de Cuba
Porto Rico est, ainsi, au nexus de l’Amérique latine et des États-Unis, tout comme les chicanos, c’est-à-dire les personnes d’origine mexicaine aux États-Unis.
Il y a un apport historique indéniable qui doit se produire, dans la dialectique des révolutions dans les pays latino-américains et aux États-Unis.
Lorsque les conquistadors pénétrèrent dans l’actuel Venezuela, ils se retrouvèrent face à des tribus indiennes, surtout Arawaks et Caraïbes, qui étaient peu développées, pratiquant la chasse, la pêche et l’agriculture primitive.
Et la colonisation eut lieu d’autant plus vite que c’est Christophe Colomb qui découvrit le pays, en 1498 ; charmé, il l’appela Isla de Gracia (Île de Grâce) puis Tierra de Gracia (Terre de Grâce) en s’apercevant que ce n’était pas une île.
Le troisième voyage de Christophe Colomb (wikipedia)
Dès l’année suivante, l’expédition espagnole d’Alonso de Ojeda explora le littoral sur toute sa longueur et atteint le golfe de Maracaibo.
Y voyant des maisons sur pilotis, il fut décidé de donner comme nom à la région « Veneziola », c’est-à-dire Petite Venise ; le nom devint Venezuela.
On a alors le début classique de la soumission des Indiens, qui étaient au nombre d’un million et dont la très grande majorité périt en raison des maladies apportées d’Europe, ainsi que des guerres et de leur réduction à un état de semi-esclavage.
L’élevage d’animaux importés d’Europe commença à être systématisé, les mines d’or furent mises en place et il y avait des plantations de canne à sucre, de coton, de tabac et surtout de cacao, avec comme main d’œuvre les Indiens, ainsi que des esclaves amenés d’Afrique.
On est dans l’instauration du système des haciendas, avec de vastes fermes autosuffisantes où règnent des Espagnols criollos, nés en Amérique et soumis à une administration coloniale gérée par les Espagnols peninsulares, nés en métropole et présents avec un mandat de quelques années.
Le pays dépend alors de la Real Audiencia de Santo Domingo, c’est-à-dire l’Audience Royale mise en place en 1511 sur l’île de Saint-Domingue, puis la majeure partie fit partie de la Vice-royauté de Nouvelle-Grenade en 1777, juste avant la crise de la monarchie espagnole.
Celle-ci fut, en effet, renversée en Europe par l’invasion napoléonienne ; même si elle parvint à se remettre en place, cela provoqua une série de soulèvements dans les colonies américaines.
Maintenant, il faut se tourner vers ce qui est spécifique au Venezuela. Ce qui joue, c’est son emplacement géographique.
Le pays est placé tout au nord de l’Amérique du Sud, en étant relativement tourné vers l’Est.
Cela permettait des contacts maritimes appuyés avec l’Europe et les colonies françaises et britanniques des Caraïbes.
D’ailleurs, c’est pour cela qu’initialement, le Venezuela dépendait de l’Audiencia de Saint-Domingue.
Il y a ainsi un moindre isolement intellectuel, une plus grande circulation d’ouvrages français et britanniques.
Une personnalité notable est ici Andrés de Jesús María y José Bello López, un écrivain, philologue, juriste, historien, philosophe traducteur du français, qui fut également le professeur d’histoire et de présentation des thèses sur l’univers de Simón Bolívar.
Mais ces mêmes Caraïbes vont aussi apporter des aides matérielles.
La clef, c’est Saint-Domingue. Les Espagnols ne la contrôlent pas toute entière : la moitié est une colonie française.
Or, la révolution française prône les droits de l’Homme, ce qui est en contradiction avec des Français blancs qui exploitaient de manière horrible l’écrasante majorité de la population, consistant en des esclaves noirs, et rejetant les métis et les noirs affranchis.
Même si la France maintient le lien avec Saint-Domingue, sa réalité était tellement affaiblie dans le contexte que les esclaves se révoltèrent, ce qui donne naissance à Haïti, en 1804.
Toussaint Louverture, sa grande figure, ne la verra pas : il meurt enfermé en 1803, dans une prison dans le massif du Jura.
L’importance pour le Venezuela, c’est que Haïti promit son soutien aux Espagnols criollos. Ce fut également le cas des Britanniques, qui profitaient non loin de Trinité-et-Tobago comme base de soutien.
C’est ici qu’on trouve Francisco de Miranda et Simón Bolívar, deux éléments de la plus haute aristocratie criollos.
François Miranda, général de division à l’armée du Nord en 1792, Georges Rouget, 1835,
Francisco de Miranda a quitté le Venezuela pour ses études, allant en Espagne, en France, et en Angleterre. Il est d’abord actif dans l’armée espagnole, puis participe à la révolution française en tant que général.
Il propose alors ses services aux Britanniques pour renverser le pouvoir espagnol au Venezuela, mais son initiative avec une centaine d’hommes échoue en 1806.
C’est alors que se produit l’effondrement de la monarchie espagnole, en 1808.
Francisco de Miranda prend alors les commandes du mouvement pour l’indépendance, mais il finit par capituler et est mis de côté par Simón Bolívar, qui prône la guerre à outrance.
Simón Bolívar en 1812
Suivent de nombreuses batailles, finalement la victoire et le soutien aux luttes des autres Espagnols criollos contre la monarchie espagnole, ce qui aboutit à l’indépendance de la República de Colombia en 1819, qui se divise en 1830 en la Colombie, l’Équateur et le Venezuela.
La República de Colombia de 1826 à 1830 (wikipedia)
Simón Bolívar meurt à ce moment-là et avec lui son rêve d’une unité latino-américaine. Et, ce qui est flagrant, c’est que seuls les Espagnols criollos ont été actifs durant tout ce processus.
Les affrontements ont concerné quelques centaines, plusieurs milliers d’hommes. Jamais l’écrasante majorité des masses n’a été mise en mouvement.
L’indépendance a, en substance, consisté en une révolution de palais : les Espagnols peninsulares, nés en Espagne, se sont fait chassés et remplacés par les Espagnols criollos.
Ceux-ci se retrouvent avec un pays pratiquement pas développé, avec une capitale, Caracas, qui est à peine une ville.
Le pays est qui plus est constitué de zones très différentes : une zone côtière et caribéenne au climat humide, une zone andine avec des terres fertiles pour l’agriculture, la zone du fleuve Orénoque avec de vastes plaines et savanes, une zone amazonienne, une zone constituée de hauts plateaux avec des montagnes à sommets plats, une zone de vastes plaines inondables favorables à l’agriculture et à l’élevage.
C’est la bataille féodale pour le pouvoir, avec les grands propriétaires terriens formant des centres de pouvoir irradiant jusqu’à générer des forces à prétention hégémoniques.
Une centaine de métis étaient recrutée, puis il y avait une tentative de secouer le pouvoir local, et ainsi de suite jusqu’au pouvoir central.
De 1829 à 1899, le Venezuela eut 41 présidents, dans un entrelacement d’élections hautement fictives, de négociations, compromis, coups de forces, tentatives de coups de force, etc.
José Antonio Páez fut notamment président directement ou indirectement de 1829 à 1846, puis dictateur de 1860 à 1863 ; entre les deux séquences eut lieu une terrible guerre civile, causant la mort de 300 000 personnes.
José Antonio Páez
De manière traditionnelle à l’Amérique latine, cela consistait en l’affrontement entre libéraux (ici fédéralistes) et conservateurs (ici centralistes), avec toujours cet équilibre à trouver entre les capitalistes en liaison étroite avec le capital des pays étrangers et les grands propriétaires terriens.
Par la suite, Antonio Guzmán Blanco dirigea en tant que président, de 1870 à 1877, de 1879 à 1884, de 1886 jusqu’à sa retraite en 1887, dans le cadre d’un régime réactionnaire totalement verrouillé.
Antonio Guzmán Blanco
C’est de cette période que date le culte de Simón Bolívar, présenté par Antonio Guzmán Blanco comme « le plus grand homme que l’humanité ait produit depuis Jésus-Christ » lors de l’inauguration d’une statue à Caracas en 1874.
Il faut bien parler d’un culte, car on a là une sorte de religiosité étatique et « nationale » qui doit ouvertement faire le pendant de la religion catholique, que Antonio Guzmán Blanco s’évertuait à mettre de côté.
Oeuvre de Tito Salas consacrant Simón Bolívar dans le panthéon national (construit sous Antonio Guzmán Blanco) où reposent ses restes
Il va de soi que tout cela était accompagné d’une véritable « adoration » d’Antonio Guzmán Blanco lui-même.
En 1895, les Britanniques s’approprièrent une partie du pays qu’ils ajoutèrent à leur colonie voisine, la Guyane britannique ; en 1902-1903 eut lieu un blocus naval par la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie, en raison de dettes non payées.
Le militaire Cipriano Castro, qui a dominé de 1899 à 1908, tablait que les États-Unis refuseraient une intervention européenne ; finalement, un compromis fut trouvé mais le pays passa entièrement dans l’orbite américaine.
Cipriano Castro en 1906
Et cela se produisit au moment où l’industrie du pétrole allait commencer à jouer un rôle majeur.
Découvert en 1922, le pétrole devint la principale exportation du pays, qui devint même le principal exportateur mondial un peu après 1945.
À la fin des années 1970, le pétrole représentait près de 90% des recettes d’exportation et environ 30% du PIB, et cela en resta ainsi pour les décennies suivantes.
Les puits de pétrole et les raffineries
Le pays était devenu ni plus ni moins qu’une colonie américaine. Les Espagnols criollos qui ont remplacé les Espagnols peninsulares n’étaient rien de plus que des gouverneurs : tout comme auparavant les Espagnols peninsulares agissaient en faveur de la monarchie espagnole en se servant au passage, les Espagnols criollos agissaient de la même manière pour les États-Unis.
C’était le prolongement inévitable de divisions locales ininterrompues avec à chaque fois un « caudillo » local faisant office de dictateur ; le pouvoir dictatorial n’était qu’un assemblage dictatorial de mini dictateurs.
Le régime, malgré ses prétentions républicaines, n’était finalement qu’une pétro-monarchie artificielle.
Afin de maintenir le découpage féodal, il y a une reconnaissance de 23 « États » (à quoi s’ajoutent la capitale et les îles regroupées en une « dépendance fédérale »), avec chacun leur propre gouverneur.
Sept États ont comme nom des figures « historiques » liées à l’indépendance, à quoi s’ajoute celui qui s’appelle « nouvelle Sparte » pour son rôle lié à l’indépendance ; 10 ont des noms liés à la géographie, les autres ont des noms de villes espagnoles ou liées aux tribus indiennes.
On a donc une continuité dans la dictature ; le général Juan Vicente Gómez exerça le pouvoir de 1908 à 1935, avec une police secrète terroriste (« La Sagrada »).
Juan Vicente Gómez
Suivirent le général Eleazar López Contreras et le général Isaías Medina Angarita.
Inévitablement, des protestations face à une telle situation se perpétuant se cristallisèrent, cela donna le parti Acción Democrática (Action Démocratique) et la chute du régime en 1945, avant une reprise en main par les militaires en 1948.
La dictature militaire dura jusqu’en 1958, avec Marcos Pérez Jiménez. C’est le véritable moment clef de l’histoire du Venezuela.
Marcos Pérez Jiménez
On a, en effet, la mise en place du Nuevo Ideal Nacional (Nouvel Idéal National) comme mystique ; la nation devient officiellement un projet en construction, et il y a une modernisation du pays, des infrastructures notamment.
C’est le moment où la pétromonarchie cherche à établir un régime en phase avec le développement mondial des forces productives ; il n’est plus possible de rester à l’écart sur une base féodale même un peu développée.
On ne sera nullement étonné des propos tenus par la suite par Hugo Chávez, qui prendra le pouvoir un peu plus tard.
« Je crois que le général Pérez Jiménez a été le meilleur président que le Venezuela ait eu depuis longtemps. (…)
Il était meilleur que Rómulo Betancourt, il était meilleur que tous les autres. Je ne vais pas les nommer. (…)
Ils le détestaient parce que c’était un militaire (…).
Écoutez, sans le général Pérez Jiménez, pensez-vous que nous aurions Fuerte Tiuna[un bâtiment militaire], l’Académie, l’Efofac[Escuela Fundamental de Formación de la Fuerza Armada de Caracas, l’école fondamentale de formation des Forces armées de Caracas], le Cercle militaire[un Club pour les militaires], Los Próceres[important monument et boulevard à Caracas, dédié aux héros nationaux], l’autoroute Caracas-La Guaira[reliant la capitale et un port important], les superblocs du 23 janvier[blocs d’appartements], l’autoroute du Centre[reliant Caracas et les régions centrales], le téléphérique[reliant Caracas à la montagne Avila],la sidérurgie,[le complexe hydroélectrique de]Guri ? »
Et la suite des événements explique justement la position de Hugo Chávez.
Car l’ignoble dictateur militaire Marcos Pérez Jiménez cherchait à moderniser le capitalisme bureaucratique du Venezuela, de manière unifiée.
Cela finit par déplaire aux États-Unis qui portèrent Rómulo Betancourt au pouvoir en 1958, avec le parti Acción Democrática (Action Démocratique). Il avait déjà été président durant le court intermède de 1945-1948 et cela souligne la question de fond.
Rómulo Betancourt
Les régimes militaires étaient considérés par les États-Unis comme un problème sur le plan de la gestion, le manque de modernité leur était flagrant.
Il fallait, avec le développement du capitalisme à l’échelle mondiale, une forte capacité d’adaptation et seul un certain libéralisme le permettait, à leurs yeux.
Au lieu d’interdire les communistes, comme auparavant, il valait mieux les exclure, selon les États-Unis.
C’est le sens du Pacte de Puntofijo signé en 1958 par trois partis se partageant les institutions : les modernistes d’Acción Democrática (Action Démocratique), les démocrates-chrétiens du Comité de Organización Política Electoral Independiente (Comité d’organisation politique électorale indépendante), les libéraux-sociaux de la Unión Republicana Democrática (Union Républicaine Démocratique).
Le drapeau du Venezuela
Suivirent comme présidents Raúl Leoni (Acción Democrática), Rafael Caldera (Comité de Organización Política Electoral Independiente), Carlos Andrés Pérez (Acción Democrática), Luis Herrera Campins (Comité de Organización Política Electoral Independiente), Jaime Lusinchi (Acción Democrática), Carlos Andrés Pérez (Acción Democrática)…
Puis certains présidents revinrent, mais c’est sans importance. C’est qu’entre en scène un militaire nostalgique de la tentative d’instaurer un capitalisme bureaucratique réellement constitué : Hugo Chávez.
Celui-ci avait fondé un mouvement au sein de l’armée, avec finalement une composante civile, le Movimiento Bolivariano Revolucionario-200 (Mouvement Bolivarien Révolutionnaire – 200, pour le 200e anniversaire de Simón Bolívar).
La tentative de coup d’État en 1992 échoua, mais Hugo Chávez fut élu président en 1998 avec 56,2 % des voix, réélu en 2000 avec 59,8 % des voix, puis en 2006 avec 62,8 % des voix et en 2012 avec 55,1 % des voix.
Hugo Chávez au moment de la tentative de soulèvement (wikipedia)
Il est décédé en 2013 et c’est Nicolás Maduro qui lui succéda, et qui poursuivit la « révolution bolivarienne », avec comme parti dirigeant le Partido Socialista Unido de Venezuela (Parti Socialiste Uni du Venezuela).
Si on n’a pas suivi le parcours du Venezuela, et si on n’a pas compris la tentative du général Marcos Pérez Jiménez d’instaurer un capitalisme bureaucratique « moderne » dans les années 1950, on ne peut pas comprendre l’idéologie du « bolivarisme », qui semble mélanger toutes les idéologies.
Hugo Chávez joua lui-même beaucoup là-dessus, expliquant en 1999 au quotidien américain le New York Times :
« Si vous essayez de déterminer si Chávez est de gauche, de droite ou du centre, s’il est socialiste, communiste ou capitaliste, eh bien, je ne suis aucun de ceux-là, mais j’ai un peu de tout cela. »
Car il faut bien comprendre la chose suivante : le Venezuela n’est pas encore une nation.
C’est une province coloniale espagnole, où les Espagnols nés sur place ont fini par prendre le pouvoir.
Ils ont alors dominé de manière féodale, et ont cherché à moderniser leur domination.
Le pays était tellement arriéré que tout a été lent, très lent, jusqu’à ce qu’il y ait le pétrole.
Caracas
Là deux options s’opposent : devenir une simple colonie américaine en s’adaptant comme il semble bon aux États-Unis, ou maintenir comme depuis le départ un cadre particulièrement rigide.
Le pétrole permettait la tentative rigide : c’est le sens de la politique de Hugo Chávez, qui se tourna vers Cuba, l’Iran, la Russie et la Chine afin d’avoir des partenaires autres que les États-Unis, qui eux voulaient un Venezuela « adaptable »
Hugo Chávez et le président russe Vladimir Poutine, 2004
C’est cette contradiction qui permet à Hugo Chávez de se présenter comme patriote, anti-impérialiste, etc. ; en réalité, il a agi afin de maintenir le cadre initial qui a donné naissance, par en haut, à l’État du Venezuela.
Et, somme toute, Hugo Chávez a « raison » au sens où, sans le capitalisme bureaucratique qu’il a promu, il ne peut même plus y avoir de Venezuela !
Le Venezuela se transformerait en simple lieu géographique, dont l’emploi est de servir les États-Unis.
Inversement, aucune nation ne peut « naître » par en haut. La nation vient du peuple, de son parcours historique.
Rappelons ici la définition scientifique de la nation : « une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit dans la communauté de culture » (Staline).
Hugo Chávez avait comme but le « maintien » perpétuel, c’est-à-dire l’invention d’une nation, par en haut, par l’intermédiaire d’un capitalisme bureaucratique profitant du pétrole, systématisant le corporatisme et le populisme, au moyen de mythes autour de Simón Bolívar.
C’est pour cela qu’il a pu se revendiquer de la « révolution permanente » de Léon Trotsky : un tel régime, autour d’une nation fictive en constitution permanente, exige tout le temps une fuite en avant.
D’où l’agitation ininterrompue de Hugo Chávez, les mesures populistes, les propos outranciers, tout le théâtre autour de sa personnalité, etc.
Grands portraits au siège de la Banque nationale, avec Hugo Chávez, Simón Bolívar. Nicolás Maduro
D’où, immanquablement, une étatisation bureaucratique de l’économie, principalement par l’intermédiaire de l’armée, qui multiplie les initiatives économiques et dispose de centaines d’officiers dans de multiples entreprises, en plus des centaines déjà à des postes gouvernementaux.
Par contre, en même temps, il n’est pas touché aux fondamentaux du Venezuela : l’existence des grands propriétaires terriens, qui possèdent la très grande majorité des terres.
Il y a bien 3 millions d’hectares distribués, mais elles étaient inexploitées ou sans preuve de propriété légitime depuis 1830.
C’est là un fait notable. Le « bolivarisme » est le produit national d’un État qui s’est constitué de manière féodale, par un assemblage de « chefs » : il ne peut pas supprimer le féodalisme des campagnes, car il prolonge une situation dont le socle est justement ce féodalisme.
Tout l’autoritarisme bureaucratique, l’aventurisme prétentieux, bref la dimension outrancièrement patriarcale à la latino-américaine naît de là.
Quant aux origines de l’ambition du capitalisme bureaucratique, et de son aventurisme avec Hugo Chávez, elle est simple : le Venezuela est le pays qui possède les plus grandes réserves de pétrole du monde, avec environ 300 milliards de barils.
Il faut ajouter à cela de riches gisements de gaz, de différents minerais, de terres rares comme le coltan.
Le capitalisme bureaucratique considère qu’il peut se maintenir, et pour se maintenir il doit prétendre permettre une immense avancée nationale, son seul justificatif pour légitimer la construction permanente du pays par en haut.
Comment alors caractériser le Venezuela ?
C’est simple : son parcours ne relève pas de l’Amérique latine.
Il faut prendre en compte ses 2 600 kilomètres de côtes sur la mer des Caraïbes et considérer qu’il relève d’ailleurs des Caraïbes, voire qu’il est le prolongement de l’Amérique centrale.
Il n’y a pas eu des échanges économiques suffisants pour produire une dynamique fournissant une riche histoire, où le peuple pourrait s’insérer, d’une manière ou d’une autre, d’où le populisme, le corporatisme, le « socialisme du 21e siècle » proposé par le bolivarisme, qui relève concrètement du fascisme.
Et les États-Unis entendent mettre au pas cette tentative de capitalisme bureaucratique « fermé », d’où la tentative de coup d’État pro-américain en 2002, des opérations de déstabilisation, la remise du prix Nobel de la paix en 2025 à la dirigeante de l’opposition María Corina Machado.
Maracay
Il y a toutefois une différence avec l’Amérique centrale. Pour les pays d’Amérique centrale, qui ont été très tôt entièrement soumis par les États-Unis, c’est la question de la libération anti-impérialiste qui joue d’abord, primant même sur la dimension féodale (qui elle prime dans le reste de l’Amérique latine).
Pour le Venezuela, par contre, il y a la question pétrolière qui joue de manière principale.
Relève-t-elle de la dimension semi-féodale ou de la dimension semi-coloniale ?
Elle relève de la dimension semi-féodale, car on a vu que le féodalisme est passé par la question pétrolière pour établir le capitalisme bureaucratique. Le peuple doit s’affirmer, pour la première fois historiquement, par la guerre, pour exiger la socialisation de cette richesse centrale du pays.
La guerre populaire permettra alors la systématisation de la démocratie dans le pays – ce qui implique qu’en même temps que l’appropriation populaire du pétrole, toutes les grandes propriétés terriennes soient supprimées.
L’Histoire est l’Histoire de la lutte des classes : la bourgeoisie a été révolutionnaire, elle est devenue réactionnaire.
Elle célébrait l’universalisme avec les Lumières, elle valorise désormais les particularismes afin d’élargir les marchés (l’art contemporain, le relativisme historique, les obsessions identitaires, l’idéologie LGBT, la religiosité à la carte, le polyamour, etc.).
C’est pourquoi le cambriolage du Louvre d’octobre 2025 correspond au dédain bourgeois pour le Louvre, ce lieu initialement mis en place par la bourgeoisie révolutionnaire comme « palais des arts et asiles des sciences ».
Le grand génie de la bourgeoisie française en 1791 a été, en effet, de transformer en un musée le palais des rois de France commencé au 12e siècle.
Plus précisément, la Révolution, qui à cette époque n’entendait pas renverser la monarchie mais simplement la garder sous contrôle de l’Assemblée nationale, a décidé de placer le Roi au Louvre avec la science et les arts.
Le Roi ne devait plus être à Versailles, il devait être subordonné au peuple, et l’État devait servir la nation.
C’était une reconnaissance de la continuité historique issue de la monarchie formant la France, mais en même temps, et surtout, une réduction de la monarchie à un rôle patrimonial.
C’était la reconnaissance du parcours de la monarchie comme relevant du patrimoine et d’une continuité historique, mais cependant plus d’un pouvoir absolu.
Ce n’est pas tout. Il y avait le risque, avec une révolution bourgeoise trop libérale, que le patrimoine national soit entièrement privatisé, et donc dilapidé.
Il a alors été défendu le maintien large du domaine royal (des châteaux, mais aussi des manufactures) contre l’éparpillement, car seule la monarchie pouvait à ce moment assumer cette charge, alors que l’État bourgeois était encore faible, mal défini, plein de contradictions à peine lisibles à l’époque, et que la bourgeoisie n’avait pas encore suffisamment confiance en son pouvoir révolutionnaire.
Sur le plan historique, ce fut une compréhension absolument brillante de la situation de la part de la bourgeoisie française.
Le choix de faire du Louvre un musée est donc le produit d’une réflexion très aboutie assumant la civilisation, avec les arts et les sciences comme meilleure expression de la civilisation, de manière « éclairée » selon l’idéologie française des Lumières (à laquelle Louis XVI n’était pas farouchement hostile, d’ailleurs).
C’est Bertrand Barère, député de Bigorre (correspondant au département des Hautes-Pyrénées aujourd’hui, avec Tarbes comme préfecture), qui a assumé cette tâche historique dans son rapport du 26 mai 1791 à l’Assemblée nationale.
Il y était question du domaine royal et de ce qui devait finalement revenir à Louis XVI. De manière très habile, il fut décidé comment le Roi devait revenir à Paris (en quittant Versailles), avec les arts et les sciences comme justification.
On le comprend très bien dans son discours : Bertrand Barère entendait assumer le Louvre à la place de la monarchie, dépassée historiquement, mais utilisée temporairement (probablement de manière sincère).
« Les premiers objets à réserver au roi sont le Louvre et les Tuileries, monument de grandeur et d’indigence dont le génie des arts traça le plan et éleva les façades, mais dont l’insouciance dissipatrice de quelques rois et l’avarice prodigue de tant de ministres dédaignèrent l’achèvement ou plutôt oublièrent l’existence.
Chaque génération croyait voir finir ce monument digne de Rome et d’Athènes ; mais il fut un temps où nos rois, fuyant les regards du peuple, allèrent loin de la capitale s’environner de luxe, de courtisans et de soldats.
C’est le besoin, c’est le secret du despotisme de s’enfermer dans un palais lointain, au milieu d’un luxe asiatique, comme autrefois on plaçait les divinités dans le fond des temples et des forêts, pour frapper plus sûrement l’imagination des hommes.
Il fallait une grande révolution qui ramenât les peuples à la liberté, et les rois au milieu des peuples.
Cette révolution est faite, Messieurs, et le roi des Français fera désormais son séjour habituel dans la capitale de l’Empire. Ce séjour, en embellissant Paris, le consolera de ses pertes.
« C’est le consentement que Sa Majesté a exprimé plusieurs fois, de rester au milieu des citoyens de Paris, consentement qu’elle devait accorder à leur patriotisme, même à leurs craintes, et surtout à leur amour. »
Voici les projets de vos comités sur ce monument.
Les Tuileries et le Louvre réunis seront le palais national destiné à l’habitation du roi, à la réunion de toutes les richesses que possède la nation dans les sciences et dans les arts, et aux principaux établissements de l’instruction publique.
Ne croyez pas que le roi vous ait demandé le Louvre habitation, mais le Louvre palais des arts et asiles des sciences.
Il n’a pas voulu s’enfermer dans un grand palais pour chasser les arts qui l’ont élevé et les sciences qui l’honorent par leur séjour.
Louis XIV lui-même avait consacré la plus grande partie du Louvre pour cette belle destination ; des fonds étaient destinés chaque année à récompenser des ouvrages de sculpture et de peinture en l’honneur des hommes dont les talents ou les vertus ont servi et illustré la France.
Le Louvre est devenu jusqu’à ce moment, par la munificence royale, le théâtre des sciences, des lettres et des arts.
Il est, à titre de récompense, la demeure de plusieurs artistes célèbres et de plusieurs hommes de lettres. Il renferme des richesses précieuses ; les statues de plusieurs grands hommes y sont déposées; de riches galeries de tableaux sont entassées sans ordre ; et ces trésors immenses peuvent être perdus pour la nation, si vous n’en décorez un de vos édifices.
Enfin, un jour la bibliothèque nationale pourra y être transportée ; et ce vaste monument, ce Louvre antique, ouvrage de tant de rois, concourra à donner une patrie à la liberté et aux arts dans Paris, qui fut si longtemps le trône du despotisme et des abus.
Décréter simplement que le Louvre sera dans le tableau des domaines réservés au roi, a paru à vos comités une disposition funeste, propre à rappeler les abus dans ce qu’on appelait la surintendance des bâtiments, à provoquer autour du roi des demandes indiscrètes, à peupler son palais de parasites dangereux et de courtisans perfides ; enfin, à intervertir et à profaner même l’usage et l’emploi des domaines nationaux.
Mais autant il fallait éviter une disposition trop vague et trop arbitraire, autant il fallait déterminer le véritable esprit de votre décret.
Non, ce n’est pas pour le roi, ce n’est pas pour la superstition du trône que vous établirez cette représentation magnifique du pouvoir qui a si souvent corrompu le cœur des rois et subjugué l’imagination des peuples ; c’est pour la nation même que vous agirez.
Le roi, chef ou agent du pouvoir délégué par la Constitution, n’est sans doute que le premier des fonctionnaires publics.
Mais assis sur le trône, habitant au milieu de la capitale de l’Empire, il représente en quelque sorte la dignité nationale ; il est le signe visible de la majesté de la nation : il faut donc l’entourer d’objets qui appellent les hommages publics.
Sans doute, un peuple libre ne confie ses destinées qu’à lui-même, la formation de ses lois qu’à des représentants ; mais il charge un roi d’une partie de sa dignité.
Ainsi votre projet, conforme au désir du roi, sera d’élever le palais des sciences et des arts à côté du palais de la royauté, et vous aurez ainsi placé dans la même enceinte les bienfaits de la civilisation et l’institution qui en est la gardienne.
Les révolutions des peuples barbares détruisent tous les monuments, et la trace des arts semble effacée.
Les révolutions des peuples éclairés les conservent, les embellissent, et les regards féconds du législateur font renaître les arts, qui deviennent l’ornement de l’Empire, dont les bonnes lois font la véritable gloire.
Ainsi la restauration du Louvre et des Tuileries, pour donner au roi constitutionnel une habitation digne de la nation française, et pour y faire un muséum célèbre, demandera des mesures ultérieures qui seront concertées entre l’Assemblée nationale et le roi.
Le génie des artistes, témoins de ce que vous faites pour les arts, ouvrira un concours libre pour en former les plans, et nos successeurs en jugeront, en décréteront l’exécution à mesure des besoins, et des sommes que la nation pourra y consacrer. »
Voici la nature du Louvre, qui n’est historiquement pas un simple musée, mais une expression nationale française en tant que musée.
En procédant ainsi, la bourgeoisie française était parvenue à empêcher un grand pillage du Louvre, car il aurait pu dans le cas contraire être accaparé, ou pire démembré.
L’article 1er du décret du 26 mai 1791, rédigé après avoir entendu le rapport de ses comités des domaines, de féodalité, des pensions et des finances, est ainsi l’acte fondateur du grand musée français du Louvre, par une dialectique très habile entre la mise sous tutelle de la monarchie et sa reconnaissance historique comme reflet de la civilisation.
« Art. 1er. Le Louvre et les Tuileries réunis seront le Palais national destiné à l’habitation du roi et à la réunion de tous les monuments des sciences et des arts, et aux principaux établissements de l’instruction publique ; se réservant, l’Assemblée nationale, de pourvoir aux moyens de rendre cet établissement digne de sa destination, et de se concerter avec le roi sur cet objet. »
On notera de manière intéressante que l’article 8 de ce décret consacrait le même sort au château de Pau, qui attisait de nombreuses convoitises.
Bertrand Barère a cherché à convaincre de l’importance de sa préservation dans le domaine royal, ce qui revenait tendanciellement à une nationalisation, et surtout qui le préservait d’une privatisation.
« D’après cette même considération vous ne séparerez pas du tableau des domaines que vous lui réservez le château de Pau, dans lequel est conservé avec un respect religieux le berceau d’Henri IV.
Cette propriété, que l’amour des Français a rendu sacrée, est l’objet de ses désirs : comme si les hommages que Louis XVI a si souvent rendus à la mémoire de son aïeul ne l’eussent pas acquitté de tout ce qu’il lui doit, il vous a demandé expressément de conserver ces mêmes lieux où est né le vainqueur de la Ligue [catholique partisane de la guerre des religions].
Et vous aussi, vous voulez honorer la mémoire d’Henri IV, en exceptant de l’aliénation le château où il a vu le jour ; c’est le vœu des habitants du département des Basses-Pyrénées; c’est le vœu de tous les Français : il sera donc le vôtre. »
La référence à la Ligue catholique n’est pas un hasard. Il y a tout un parcours historique national aboutissant aux Lumières, puis qui a permis à la Révolution française.
Le Louvre comme musée est le produit de ce parcours historique.
La suite des événements le prouve.
La monarchie a été très rapidement décapitée et la création du Muséum central des arts de la République au Louvre a été décidée le 10 août 1793, justement pour célébrer la chute du pouvoir royal et assumer un changement radical d’époque.
La mise à disposition du peuple des collections royales et des œuvres d’art confisquées aux émigrés et aux religieux devait exprimer cet écrasement révolutionnaire ; c’est de cette ferveur qu’est né concrètement le musée du Louvre en 1793, après être né idéologiquement en 1791.
La prétention a immédiatement été universelle et les collections ont profité directement des campagnes napoléoniennes pour se développer, notamment par des saisies en Italie, mais aussi dans ce qui deviendra les Pays-Bas et l’Allemagne.
La fameuse Expédition d’Égypte fut prolifique à ce niveau en posant les bases de l’égyptologie et en conférant au musée sa mission d’envergure mondiale, à la fois scientifique et culturelle (toutefois, ce n’est qu’en 1826 qu’a été créé le département des Antiquités égyptiennes du Louvre, surtout sur la base de vastes collections privées provenant de consuls européens en poste en Égypte).
En 1803, Napoléon Bonaparte, devenu Premier Consul, a nommé le baron Dominique Vivant Denon comme directeur général du muséum central des arts, avec l’ambition d’en faire « le plus beau musée de l’univers ».
Jusqu’en 1815, celui-ci accompagnait directement Napoléon Bonaparte en campagne et organisait des convois d’œuvres d’art en direction du Louvre, notamment des peintures de Maître et des sculptures antiques.
Parallèlement, c’est lui qui a véritablement créé l’institution du Louvre, posant directement les bases de ce que doit être un musée moderne, et influençant jusqu’à aujourd’hui partout dans le monde la conception de ce qu’est un musée d’art.
En particulier, il a délogé des galeries les marchands et les artistes, afin qu’elles ne soient plus réservées qu’aux collections, à destination du public. Il a structuré leur présentation avec notamment le principe des écoles nationales (italienne, flamande, française, etc.).
Avec la fondation du Louvre, l’art a pris une nouvelle dimension pour l’humanité, qui s’est élevé au point de prendre du recul sur ses propres œuvres et de chercher à les comprendre, en plus de les apprécier.
Bien entendu, cela s’est produit par en haut, avec une logique bourgeoise d’accumulation unilatérale. Seul le prolétariat, dans le socialisme, peut porter réellement l’universalisme et assumer l’art de manière correcte.
D’ailleurs, la bourgeoisie française a dû payer son trop grand enthousiasme révolutionnaire et ses prétentions universelles trop brusques lorsqu’elle fut stoppée par la réaction européenne.
En 1815, lors du congrès de Vienne il a été décidé pas moins que la restitution d’environ 5000 œuvres, surtout en Italie.
Néanmoins, le Louvre s’était structuré et avait trouvé sa vocation, qu’il développera tout au long du 19e siècle, porté par une bourgeoisie ascendante, entendant assumer pleinement la civilisation.
Les acquisitions et donations se sont produites à un rythme soutenu jusqu’à la première crise générale du mode de production capitaliste et la guerre mondiale de 1914-1918.
Le programme communiste, sur la base de la compréhension de l’Histoire grâce au matérialisme dialectique, implique d’assumer la continuité et de refaire du Louvre ce qu’il a été, ce qu’il doit être : un lieu de connaissances et de compréhension historique, d’émerveillement et d’admiration pour tout le parcours du matériau humain à travers les siècles, les millénaires.
Nous avons besoin du Parti Matérialiste Dialectique afin de préserver l’héritage historique !
Lorsque les conquistadors arrivent dans le Mexique actuel, « l’empire aztèque » est tout récent.
Il est, en effet, né d’une triple alliance des Cités-États de Tenochtitlan, Texcoco et Tlacopan en 1430.
Tenochtitlan prit le dessus ; la ville construite sur un lac d’une superficie de 13 km², avec 70 000 habitants, éblouit les conquistadors, avant qu’ils ne la ravagent en 1521.
Et c’est sur les ruines de « l’empire aztèque » (aztèque étant un terme lié à l’origine mythique des Mexicas) que s’est constituée la Vice-royauté de la Nouvelle-Espagne.
On a alors un immense paradoxe historique. Hernán Cortés, le chef des conquistadors, était arrivé au moyen de 11 navires, avec 400 soldats (puis 200 autres), 200 Indiens, 32 chevaux de guerre, 10 canons et 4 canons longs.
Sa réussite, il la doit en fait aux autres peuples indiens qui se sont alliés avec lui afin de renverser la domination de Tenochtitlan : les Espagnols profitèrent de plus de 100 000 Indiens pour prendre la ville, défendue par autant d’Aztèques.
Cependant, la domination systématisée que Tenochtitlan ne pouvait pas mettre en place, car on en était au début seulement d’un vrai système de Cité-État, les Espagnols vont l’imposer, depuis Tenochtitlan devenu Mexico.
L’environnement direct de l’empire aztèque (en vert les zones tributaires, en jaune les zones frontières) (wikipedia)
C’est ce qui donne sa réalité au Mexique.
L’empire aztèque ne dominait qu’environ 16 % du Mexique actuel, et encore le pouvoir central était loin à Tenochtitlan, qui vivait des rentes de sa domination, des tributs exigés.
Et pourtant, Tenochtitlan transformé en Mexico va parvenir à unifier l’ensemble du Mexique, à lui fournir une physionomie générale.
Ce processus va se dérouler par en haut, c’est ce qui va poser problème au Mexique, sur le plan d’une réelle unification populaire-nationale.
Cependant, il va être extraordinairement efficace.
La Vice-royauté de Nouvelle Espagne en 1794 (wikipedia)
Pour en avoir la preuve, il suffit de se tourner vers les villes.
Normalement, les campagnes donnent les villes. Comme on est dans un processus de colonisation, les villes donnent les campagnes.
Les conquistadors fondent des villes comme bases, de là ils font la conquête des zones environnantes, asservissant les Indiens pour les faire travailler.
Les villes grandissent en profitant de cette situation de rente, donnant naissance à tout un environnement : commerce, universités, églises, institutions politico-judiciaires.
Quelles sont les principales villes avant l’indépendance mexicaine, avant que la Nouvelle-Espagne ne donne le Mexique ?
On a Mexico, l’ancienne Tenochtitlan. Mais on a également Veracruz, Guadalajara, Puebla, Oaxaca, Santa Fe, San Antonio, Los Angeles, San Diego, Monterey.
On peut ajouter, de manière plus secondaire, Acapulco, El Paso del Norte (Ciudad Juárez), Zacatecas, San Luis Potosí, Durango, Tlaxcala, Morelia, Campeche, Guanajuato.
En soi, ce dispositif urbain n’aurait jamais dû suffire. Cependant, l’autre aspect réside dans l’immense tragédie.
Comme partout ailleurs, les Indiens ont terriblement souffert des maladies amenées par les Espagnols (grippes, paludisme, variole, syphilis, rougeole, oreillons, typhus, fièvre typhoïde, la fièvre entérique, rubéole, coqueluche, diphtérie grave, la dysenterie endémique).
Si on ajoute à cela les privations, les désorganisations provoquées par l’invasion coloniale, l’asservissement, les massacres… autour de 90 % de la population a disparu.
Tenochtitlan et le lac Texoco, sur lesquels sera construite la ville de Mexico
Parallèlement à l’affirmation des villes, porteuses du pouvoir mais également de la religion, cela a conduit à une synthèse.
Celle-ci est la grande question mexicaine et également sa réponse ; c’est un thème qui relève de l’obsession absolue de tout penseur mexicain conséquent.
Certains penchent d’un côté et pensent que le centre de gravité est du côté indien, d’autres penchent du côté opposé et affirment que c’est l’aspect européen qui a prédominé.
D’autres encore raisonnent en termes de fusion, le plus connu étant José Vasconcelos (1882-1959), auteur en 1925 d’un ouvrage extrêmement célèbre : La Raza Cósmica (la Race Cosmique).
Ici, on oscille entre un universalisme où le métissage et la civilisation mondiale sont portés par le mélange historique se faisant au Mexique et une sorte de racisme à la latino-américaine mais en version plus focalisée sur le Mexique.
On touche ici à un aspect essentiel de la philosophie mexicaine, qui a deux obsessions : le passé et le futur.
Le présent n’existe que comme valorisation d’un passé extraordinaire même si relativement mystérieux (avec les Aztèques, les Mayas, les Totonaques, les Olmèques, les Toltèques, Teotihuacan, etc.) et comme lecture exceptionnaliste où le Mexique réel relève de l’avenir.
La pyramide maya de Kukulcán à Chichén Itzá, construite entre 500 et environ 1200
Dans son essai Le labyrinthe de la solitude, Octavio Paz souligne les traits psychologiques mexicains qui découlent de cette sensation affreuse de ne pas être soi-même, qui produit en même temps une fierté franche et une terrible faiblesse dans l’estime de soi.
Le Mexicain se sent seul ; il est perpétuellement dans un labyrinthe. Il se referme alors sur lui-même, dans un grand mouvement de repli psychologique. Il apparaît d’autant plus étrange ou étranger aux autres, provoquant en retour un sentiment d’étrangeté en lui-même.
Octavio Paz souligne ainsi le caractère dialectique du Mexicain, chaleureux et froid, ouvert et fermé, statique et exubérant.
« L’étrangeté provoquée par notre hermétisme a créé la légende du Mexicain, un être insondable.
Notre suspicion provoque l’éloignement.
Si notre courtoisie attire, notre réserve glace.
Et la violence inattendue qui nous déchire, la splendeur convulsive ou solennelle de nos fêtes, le culte de la mort, finissent par déconcerter l’étranger.
La sensation que nous créons n’est pas différente de celle produite par les Orientaux.
Eux aussi, Chinois, Hindoustanis ou Arabes, sont hermétiques et indéchiffrables.
Eux aussi traînent en lambeaux un passé encore vivant.
Il existe un mystère mexicain, tout comme il existe un mystère jaune et un mystère noir.
Le contenu spécifique de ces représentations dépend de chaque spectateur.
Mais elles s’accordent toutes à former de nous une image ambiguë, voire contradictoire : nous ne sommes pas des êtres sûrs de nous, et nos réponses, comme nos silences, sont imprévisibles, inattendues.
Trahison et loyauté, crime et amour, se tapissent au plus profond de notre regard.
Nous nous attirons et nous nous repoussons. »
Ce rapport ouvert/fermé, cela saute aux yeux, correspond à la fois aux Aztèques et aux conquistadors espagnols, historiquement hyper-formels et en même temps très affirmatifs dans la vitalité.
Et cela s’exprime de manière massive dans un Mexique coincé entre le passé et l’avenir. Octavio Paz nous dit ici que :
« La prééminence du clos sur l’ouvert ne se manifeste pas seulement par l’impassibilité et la méfiance, l’ironie et la suspicion, mais aussi par un amour de la Forme.
Elle contient et enferme l’intimité, prévient ses excès, réprime ses explosions, la sépare et l’isole, et la préserve.
Les influences doubles des cultures indigène et espagnole se conjuguent dans notre prédilection pour le cérémonial, les formules et l’ordre.
Les Mexicains, contrairement à ce que suppose une interprétation superficielle de notre histoire, aspirent à créer un monde ordonné selon des principes clairs.
L’agitation et l’âpreté de nos luttes politiques démontrent l’importance des notions juridiques dans notre vie publique.
Et au quotidien, le Mexicain s’efforce d’être formel et devient très facilement stéréotypé. »
Tout cela aboutit à la définition suivante du Mexique par Octavio Paz, ou plus exactement de la nature mexicaine :
« la mexicanité – goût nonchalant et heureux de l’ornement, négligence, passion et réserve »
Mais tous les Mexicains ne vivent pas dans le même espace-temps, malgré leur culture commune générée dans une rencontre forcenée entre le colonialisme espagnol et l’arrière-plan indien (très unifié culturellement même si pas forcément aztèque, car de la même civilisation dite « mésoaméricaine »).
La Mésoamérique, lieu de civilisation
C’est là la source du problème mexicain.
Car si « Mexico » est mondialement connu comme terme, comme symbole, comme mot pour désigner une identité nationale, dans la pratique Mexico n’existe pas : il y a les Estados Unidos Mexicanos, les États-Unis mexicains.
Le Mexique a la même réalité administrative que les États-Unis d’Amérique – sauf qu’à la différence de ceux-ci, le capitalisme ne s’est pas élancé librement.
On a ainsi une identité qui s’est, en quelque sorte, arrêtée en cours de route, ou qui a avancé malgré elle, contre elle-même.
Les nuances ont produit des différences, les différences des luttes et là on passe à la contradiction : c’est ce qui constitue la dynamique de l’histoire du Mexique indépendant, avec ses troubles, ses faiblesses, son incapacité à surmonter les problèmes de fond.
Voyons quel a été le processus historique.
La taille du Mexique actuel comparée aux pays européens (thetruesize)
Dès la victoire sur les Aztèques, la perspective de domination impériale prend le dessus chez les conquistadors.
C’est la première contradiction. Il faut résolument insister sur le terme d’impérial.
Il faut, en effet, bien distinguer ce qui s’est passé au Mexique de ce qui s’est passé au Pérou.
L’empire espagnol en Amérique, avec comme bases les futurs Mexique et Pérou
Lorsque l’empire inca s’effondre, la monarchie espagnole prend le relais. Elle démolit tout l’ordre en place et s’installe en remplacement.
La dimension conquérante est alors secondaire, même s’il est vrai que les Espagnols vont prolonger le processus d’élargissement territorial déjà commencé par les Incas (cela donnera le Chili).
Au Pérou, la dimension impériale était administrative plus qu’autre chose, avec un brutal sentiment d’appropriation, et d’ailleurs Francisco Pizarro, le conquistador prenant le contrôle du Pérou, cherchait bien moins à louvoyer que Hernán Cortés.
Le parcours de Hernán Cortés jusqu’à Tenochtitlan (wikipedia)
Ce dernier, par contre, ne cessa jamais de manœuvrer, d’amadouer, de structurer des alliances, tout en utilisant la violence, la brutalité et la cruauté si nécessaire.
C’est qu’au Mexique, les Aztèques ne dominaient qu’une petite partie d’une vaste zone de culture mésoaméricaine, où les valeurs civilisationnelles étaient les mêmes ou très proches, au pire apparentés.
Pour faire simple et de manière réductrice : on avait les mêmes dieux (Quetzalcoatl, Tlaloc, Tezcatlipoca, Mictlantecuhtli…), le même vitalisme cosmique (Teotl), le même jeu de balle (de portée religieuse à prétention cosmique), les mêmes sacrifices humains (avec les cœurs offerts à l’univers vivant), le même calendrier, la même astronomie, la même utilisation de l’obsidienne (en l’absence de fer), la même culture du haricot et du maïs, les mêmes incisions rituelles, etc.
Tezcatlipoca et Quetzalcoatl
L’expérience acquise contre les Aztèques et les peuples les entourant pouvait être donc aisément reproduite, avec un peu d’adaptation, et surtout avec une force militaire de plus en plus grande.
Hernán Cortés fut ainsi un tacticien hors pair, un conquérant à visée impériale et il se rapprochait lui-même d’Alexandre le Grand.
Il faut savoir ici également qu’il avait agi de son propre chef depuis le départ.
Hernán Cortés
Il ne devait explorer que la zone de Cuba et il est allé sur la côte ; il a méprisé les ordres du gouverneur de Cuba et il a brûlé ses navires une fois arrivé sur le continent, afin d’empêcher ses propres hommes d’éventuellement s’enfuir.
C’est lui qui décida de la prise de Tenochtitlan et à la suite de sa victoire il continuera dans la même démarche, ce qui amènera la monarchie espagnole à chercher à le mettre finalement de côté, tellement sa trajectoire semblait similaire à un conquérant instaurant son propre empire.
La conquête du Mexique, c’est ici à la fois une opération coloniale et une entreprise impériale, et les deux aspects se conjuguent.
Cartes actuelles des États-Unis et du Mexique avec la route de 2600 km où était convoyé l’argent (et le mercure venant d’Europe permettant des les faire fonctionner)
L’éclatement du pays dû au colonialisme s’oppose à la centralisation et l’uniformisation produites par la dimension impériale ; inversement, le mouvement dynamique de la colonisation affronte le caractère statique de l’aspect impérial.
C’est ce qui va mener, dans un processus historique tourmenté, aux Estados Unidos Mexicanos.
En 1519, les Espagnols débarquent ; en 1521, ils prennent la future Mexico.
En 1525, ils contrôlent la vallée de Mexico.
On a alors à peu près le quart du Mexique actuel sous contrôle espagnol.
Commence alors l’expansion au sud, avec les territoires autour de la côte Pacifique, Oaxaca et les premières incursions au Yucatán.
On est alors en 1530, avec 35 % du Mexique actuel.
Suivent alors l’expansion au nord et l’ouest, qui est plus difficile en raison de nombreuses résistances indiennes.
En 1540, les Espagnols contrôlent la moitié du Mexique actuel.
Les Espagnols poussent alors encore plus au sud (Yucatán, Campeche, Chiapas, Guatemala et Honduras), le processus se terminant vers 1560, puis se précipitent au nord, le processus se terminant vers 1600.
Commence dès lors un processus de « pacification » et d’installation profonde du colonialisme, qui durera jusqu’à 1700.
Un colonialisme s’installe et étend son territoire, au fur et à mesure. Il s’agrandit de manière quantitative.
Ce n’est qu’après qu’il se structure ou cherche à se structurer, connaissant alors un saut qualitatif.
La Nouvelle-Espagne existe quant à elle dès le départ ; elle est présente qualitativement dès l’origine.
L’extension du territoire a une dimension quantitative bien sûr, cependant c’est surtout un renforcement de la base qualitative initiale.
Il faut bien parler d’une visée impériale principalement.
L’aspect colonial existe, mais il n’est pas l’aspect principal.
Le colonialisme s’emboîte dans la dimension impériale, et non l’inverse.
Si on rate cela, la nature du Mexique échappe à l’analyse.
Le marquis Gastón de Peralta ne fut que brièvement (pour une seule année) le quatrième Vice-roi d’Espagne (en 1566-1567), puisqu’il fut ramené en catastrophe dans la métropole, suspecté de vouloir prendre le contrôle du territoire par un soulèvement
C’est ce qui fait que la marche à la dimension nationale du Mexique a été facilitée : il y avait déjà un centre incontournable, concentrant de très nombreux aspects de la vie et œuvrant à l’établissement de fondements nationaux.
Mais ce centre avait une nature particulière, cosmopolite-impériale, d’où une incapacité à aller jusqu’au bout dans l’affirmation nationale.
Si l’on veut, c’est un équivalent de la monarchie absolue française, espagnole, anglaise, mais sur un socle trop cosmopolite et dans un pays encore en élargissement.
Encore est-il un aspect qui vient à la fois contribuer à la dynamique nationale, tout en la rendant davantage complexe.
La région centrale du Mexique, la Mésoamérique, relevait de la même base civilisationnelle.
La Vice-royauté se fonde directement là-dessus, dans la confrontation-assimilation.
La partie nord-est, par contre, peuplée de nomades, des chasseurs-cueilleurs, dont la résistance aux Espagnols fut pour cette raison plus éparse, plus longue.
L’opération de colonisation au Nord s’épuisa toujours plus, en raison des vastes territoires et du harcèlement indien.
Le Nouveau-Mexique marque la limite de l’avancée, d’ailleurs les Comanches du Texas et les Apaches de l’Arizona menèrent des opérations contre la Vice-royauté et le Mexique pendant des siècles.
Francisco Fernández de la Cueva y Enriquez de Cabrera, 8e duc d’Alburquerque, 6e marquis de Cuéllar, 8e comte Ledesma, fut Vice-roi de Nouvelle Espagne de 1653 à 1660 ; à sa mort, sa fille se maria à son frère afin que celui-ci récupère le titre de duc
La partie sud-est, dans le principe, est le prolongement de la Mésoamérique, car les peuples qui y vivent, principalement les Mayas, en relèvent historiquement. Ils vivaient cependant de manière isolée depuis longtemps, leur apogée se situant entre 250 et 900 de notre ère.
Le Mexique de la Vice-royauté a comme base la Mésoamérique, même s’il y a eu un élargissement au Nord et au Sud.
On doit constater que l’unité mésoaméricaine a été réalisée, cependant contre la Mésoamérique elle-même, par les Espagnols.
Mais l’ampleur de la civilisation mésoaméricaine a forcément joué sur la Vice-royauté, ses structures économiques et sociales, ses mentalités, ainsi bien sûr que sur la religion.
La religion catholique au Mexique est profondément marquée par les anciennes valeurs mésoaméricaines, à différents degrés, que ce soit au niveau de la ferveur, de la conception de la religion, de l’approche des rites, ou encore des fêtes et des manières de les aborder.
Notre-Dame de Guadalupe, elle se tient sur la lune en référence à l’Apocalpyse de Jean ( « Un grand signe apparut dans le ciel : une Femme, ayant le soleil pour manteau, la lune sous les pieds, et sur la tête une couronne de douze étoiles »)
L’une des expressions les plus connues du catholicisme mexicain est le culte de Notre-Dame de Guadalupe.
L’épisode connu est que la Vierge est apparue à un Indien en 1531, avec notamment une image d’elle s’étant miraculeusement imprimée sur son habit.
De manière notable, la Vierge est une métisse ; elle fut dès le départ appelé Tonantzin, soit le même nom qu’une déesse aztèque (« Notre mère sacrée »), vénérée précisément à l’endroit de l’apparition !
Le tissu, de 1,70 mètre par 1,05, est devenu un symbole national mexicain, allant bien au-delà du culte ; la basilique qui l’abrite est le lieu de pèlerinage catholique le plus visité au monde, avec 20 millions de personnes par an.
Une église à Morelia
Un autre aspect significatif concerne la mise en place du pouvoir de la Vice-royauté. Comme pour la prise de Tenochtitlan, des forces indiennes ont été intégrées et reconnues, à différents niveaux.
On a par exemple ici la figure très connue de Conín, foudre en langue otomi, qui prit le nom de Fernando de Tapia en jouant un rôle de premier plan pour la soumission des Indiens et la fondation de la ville de Querétaro.
La Vice-royauté célébrait bien entendu ce genre d’intégration, afin d’apparaître comme un rouleau compresseur impérial, mais c’était de toute façon l’état d’esprit des conquistadors que de louvoyer et manœuvrer, avec un esprit tactique supérieur aux Indiens ayant un état d’esprit propre à l’époque esclavagiste.
Des titres de noblesse indigène étaient ainsi attribués, avec un pouvoir local maintenu et s’intégrant au dispositif colonial général.
Sebastiana Inés Josefa de San Agustín, membre de la noblesse indienne (nahua) de Tlaleloco
La Vice-royauté de la Nouvelle-Espagne était donc un assemblage.
Née de la collision entre des aventuriers espagnols, les conquistadors, et les Aztèques ayant l’hégémonie sur un vaste territoire, elle est née comme empire aztèque prolongé, devenu espagnol, engloutissant la Mésoamérique, puis s’étendant au nord et au sud.
C’était une entreprise d’une dimension extrême, et la monarchie espagnole lui a accordé une attention.
D’ailleurs, le choix de « Nouvelle-Espagne » comme nom témoigne de l’espérance et de l’inquiétude de l’Espagne, soucieuse de tout canaliser en sa direction.
Tableau du 18e siècle montrant la famille Fagoaga Arozqueta, d’origine basque et appartenant à l’élite de la ville de Mexico
Sauf que la monarchie espagnole, issue d’une logique d’empire avec les Habsbourg, est sur le déclin et son féodalisme est de plus en plus arriéré dans son développement, notamment en comparaison avec la France, qui va produire Louis XIV, mais également en comparaison avec l’Angleterre, une autre grande puissance maritime.
Le rêve fou d’une Nouvelle-Espagne prolongeant l’Espagne ne fut donc qu’une vanité, malgré un engagement réel qui, finalement, se transforma en son contraire.
Au départ, tout a été fait de manière approfondie pour impulser une dynamique de fond. Les élevages de cochons, de chevaux, de vaches et de moutons ont été omniprésents.
Cette exploitation animale a révolutionné la production sur le continent américain.
Le pays a été parsemé de champs de blés, de vergers, de mûriers (pour les vers à soie), de vignobles, en plus du maïs et de l’agave déjà présents.
Au coton des Indiens s’est ajouté le cuir, la laine et la soie; les ateliers pour le meuble et la ferronnerie se sont développés.
Le métissage culturel a opéré de manière profonde : la céramique espagnole a pris des traits propres (la Talavera, à Puebla), la sarape (une pièce de tissu du type poncho) s’est répandue (à Saltillo notamment).
Ce n’est pas tout : la monarchie espagnole a colonisé les Philippines, qui furent rattachées à la Nouvelle-Espagne.
Les échanges entre Manille et Acapulco se sont développés ; si les marchandises allaient surtout en Espagne même (épices, soie, porcelaine, tissus, objets d’art), il y eut une influence sur ce qui deviendra le Mexique, principalement par les motifs chinois récupérés localement pour la production de laques, de filigranes (travail délicat de fils d’or ou d’argent entrelacés) et de porcelaines.
Le rebozo, un long morceau de tissu droit servant de vêtement pour transporter les bébés, date de cette période.
Il est issu de la culture indienne, dans une synthèse avec la mantille espagnole (une sorte de fine écharpe pour la tête) et de la mantón de Manila, un châle dit de Manille employé notamment pour danser le flamenco et influencé par le pañuelo ou alampay, un châle des Philippines lui-même marqué par la culture espagnole et par leur intermédiaire par la culture arabe.
Femme au Mexique avec un rebozo, par Juan Rodríguez Juárez, 1750
Tout cela est très important, car cela souligne bien que la Nouvelle-Espagne connaît de nombreux échanges ; elle est au cœur d’un processus de mondialisation.
On est dans un processus d’accélération, pas simplement d’établissement de bases isolées et séparées, comme par exemple en Amérique centrale.
La dimension féodale de la monarchie espagnole ne put naturellement pas assumer un tel saut qualitatif.
Elle raisonnait en termes de rente et, dans son déclin, elle reprenait toujours plus d’une main ce qu’elle donnait de l’autre.
Ainsi, il n’y avait qu’un seul galion voyageant chaque année entre Acapulco et Manille, avec 2 à 3 mois du premier port au second, 6 à 7 mois pour l’inverse, dans des conditions extrêmement difficiles (tempêtes dans le Pacifique, pirates, maladies, etc.).
Les courants marins entre Manille et Acapulco
Ce galion, parfois doublé, transportait des marchandises pour une valeur de plusieurs millions de pesos. C’est un chiffre très important, mais ce qui compte c’est comment la monarchie espagnole chapeaute la situation.
De la même manière, les échanges entre la Vice-royauté de Nouvelle-Espagne et celle du Pérou étaient limités à 100 000 pesos chaque année.
La monarchie espagnole exigeait également que les importations et exportations de la Vice-royauté de Nouvelle-Espagne passent obligatoirement par Cadix et Séville, avec une flotte encadrée, les particuliers n’ayant pas le droit d’organiser leur propre transport.
On notera ici que la Vice-royauté de Nouvelle-Espagne n’avait de toute façon le droit d’exporter que de la cochenille et de l’indigo, ainsi que les métaux précieux.
Guanajuato
Pire encore, la monarchie espagnole finit par chercher à renforcer ses rentes en rendant encore plus dépendantes ses colonies.
Un exemple flagrant d’incohérence concernait le mercure, utilisé afin de séparer l’or de la boue (l’amalgame or-mercure est ensuite chauffé pour que le second s’évapore).
La monarchie espagnole avait instauré un monopole, avec le mercure venant des mines d’Almadén en Espagne ou de Hongrie, et vendu en Nouvelle-Espagne deux ou trois fois son prix.
Cela nuisait au travail des mines, et d’ailleurs la flotte annuelle pouvait être retardée ou affaiblie par les pirates.
On est dans le pillage, cela est même vrai pour les mines elles-mêmes : au lieu de galeries, il était travaillé avec des fosses, de manière artisanale et rapide, au prix d’une réelle efficacité.
Cela n’empêche pas les mines de produire six fois plus entre le 16e et le 18e siècle.
Mais cela s’appuyait principalement sur le travail des Indiens, jusqu’à l’épuisement et la mort.
Les outils du mineur à l’époque coloniale
La monarchie espagnole, de par sa base féodale et toujours plus décadente, écrasait d’un poids toujours plus terrible la Nouvelle-Espagne.
Pour sauver sa propre situation, elle finit même par interdire en Nouvelle-Espagne les mûriers, les vers à soie et les vignobles, afin d’obliger à importer depuis la métropole.
La réglementation de la production devint également plus stricte et le résultat est que, à la veille de l’indépendance, les travailleurs artisanaux consistaient en des Indiens semi-esclavagisés, vivant dans des conditions misérables, à la fois enfermés dans les ateliers et battus.
La situation n’était guère meilleure dans les haciendas, des vastes fermes autosuffisantes au cœur d’une zone contrôlée par les grands propriétaires terriens.
La hacienda Jaral de Berrios dans la région de Guanajuato (wikipedia)
Les paysans indiens, semi-esclavagisés, devaient tout acheter dans la boutique de ces derniers, la tienda de raya.
Les prix étaient également largement surévalués, tout comme d’ailleurs les biens venant d’Espagne et destinés à l’élite étaient généralement trois à quatre fois plus élevés qu’en Europe.
Et les grands propriétaires terriens vivaient de cette exploitation mêlant rente et tribut, dans un assemblage de féodalisme et d’esclavagisme.
Si cela ne suffisait pas, ils procédaient à l’hypothèque de leurs possessions, une tendance grandissante avec le temps.
La hacienda de Xcanchakan dans le Yucatan
Les grands propriétaires terriens se comportaient en parasites ; d’ailleurs, ils cherchaient à posséder le plus de terres possibles, par prestige, quitte à en laisser une partie inculte.
Et ils n’étaient pas les seuls à martyriser les Indiens, réduits à être une force de travail corvéable à merci.
Le clergé, initialement hyper-motivé et un outil majeur de la colonisation, avait bien sûr lui-même sombré dans le parasitisme, profitant de ce qui était extorqué aux Indiens : la dîme, les frais de baptême, de mariage, d’obsèques.
Et, naturellement, comme en Europe, l’Église possédait des terres ; au début du 19e siècle, c’était même la moitié des terres cultivées.
Ainsi, la métropole exploitait la Vice-royauté de Nouvelle-Espagne et dans celle-ci l’aristocratie, composée des Espagnols peninsulares (nés en Espagne) et criollos (nés en Amérique) exploitaient les masses indiennes.
José María de Cervantes y Velasco, membre de deux des plus illustres familles criollos, comte de Santiago de Calimaya et marquis de Salinas del Río Pisuerga, fut l’un des signataires de l’acte d’indépendance
Les métis formaient un niveau intermédiaire, travaillant dans l’artisanat ou comme domestiques, avec une plus ou moins grande reconnaissance sociale selon la blancheur de leur peau.
On a ici quelque chose d’historiquement terrible, car on a un élan qui commence, avec une intégration des masses indiennes dans un processus productif, mais la démarche est sabotée, abandonnée, alors qu’à l’arrière-plan on a le féodalisme des haciendas.
Et de par la masse énorme de gens éparpillés dans la Nouvelle-Espagne, la séparation sociale sur la base de la couleur de peau prenait une ampleur de dimension nationale.
Les différentes castes dans la hiérarchie raciale
Combiné avec le style patriarcal des Espagnols féodaux, mais bien sûr également des Indiens relevant de l’époque historique de l’esclavagisme, voire des tribus nomades, cela condamna le Mexique à connaître une logique sociale pyramidale extrêmement prononcée.
C’est le produit logique d’une situation combinant empire en extension et colonialisme ; on a un féodalisme où les premiers en place génèrent des obstacles multiples les rendant inatteignables, alors que de toutes façons la division du travail colonial et de conquête parachève les séparations.
Cela rend complexe la compréhension de la révolte de la Nouvelle-Espagne contre la monarchie espagnole, lorsque celle-ci vacille et manque de s’effondrer en raison des invasions napoléoniennes.
Figures du Dia de los Muertos à Real de Catorce
Mais il est un moyen d’appréhender les choses de manière constructive. Il suffit de s’imaginer que le processus est en accordéon.
De nombreuses villes, de nombreux aspects, de nombreuses couches se superposant… le processus ne va pas être linéaire, tous les éléments vont craquer au fur et à mesure.
L’événement le plus marquant, le plus connu car prétexte à la date de la fête nationale mexicaine, est le Grito de Dolores, le cri effectué dans la ville de Dolores, dans l’église Nuestra Señora de los Dolores (Notre-Dame des douleurs), par le prêtre Miguel Hidalgo y Costilla.
Ce qu’il a dit précisément, on ne le sait pas, mais en tout cas au moins « ¡Viva la Virgen de Guadalupe! ¡Muera el mal gobierno! » (Vive la Vierge de Guadalupe ! Mort au mauvais gouvernement !).
Pamphlet célébrant Miguel Hidalgo y Costilla et l’indépendance du Mexique
Miguel Hidalgo y Costilla est un personnage complexe.
Il était prêtre, mais avait plusieurs enfants ; il avait appris le français par Molière, qu’il mit en scène lors de journées théâtrales de sa paroisse, et il avait fait l’effort d’apprendre plusieurs langues indiennes, l’otomí, le náhuatl et le purépecha.
Il se retrouva mêlé à la « conspiration de Querétaro », une ville où des éléments comptaient profiter de la paralysie de la monarchie espagnole pour renverser le pouvoir en place. L’initiative fut éventée, mais Miguel Hidalgo y Costilla eut le temps de lancer son appel.
Josefa Ortiz de Domínguez
Un rôle éminent fut joué par Josefa Ortiz de Domínguez, femme du Corregidor (magistrat représentant du Roi dans une ville) de la cité de Querétaro et ardente partisane des Lumières.
Par la suite, elle refusera les honneurs, à la fois parce que le nouveau régime qui suivra n’était pas une république, mais également car elle considérait n’avoir fait que son devoir de patriote.
Miguel Hidalgo y Costilla devint au cours du soulèvement « généralissime des armées d’Amérique » en levant une petite armée, avec des militaires révoltés, mais également des Indiens et des métis.
La prise de la ville de Guanajuato, le 28 septembre 1810, eut des accents de violence particuliers contre les Espagnols à la fois peninsulares et criollos.
La prise de la halle aux blés de Guanajuato, où s’étaient réfugiés les forces royalistes, peinture de José Díaz del Castillo, 1910
Quand on sait qu’on parle là de 20 000 hommes insurgés, on comprend la grande différence avec le reste de l’Amérique latine, où les affrontements concernaient de manière unilatérale les criollos et les peninsulares, avec un nombre bien plus faible de protagonistes.
La révolte, après des succès initiaux, ne fut ainsi pas suivie par les criollos et malgré un retrait stratégique, ce fut la défaite face aux troupes royalistes plus organisées et mieux équipées, avec l’exécution de Miguel Hidalgo y Costilla, ainsi que celle d’une autre figure, Ignacio Allende.
Chaque année, la veille du jour de l’indépendance, le président des États-Unis mexicains (ici Claudia Sheinbaum en 2025) prononce les paroles suivantes avant de sonner une cloche : « ¡Mexicanos y Mexicanas! ¡Vivan los héroes que nos dieron patria y libertad! ¡Viva Miguel Hidalgo y Costilla! ¡Viva José María Morelos! ¡Viva Josefa Ortiz de Domínguez! ¡Viva Ignacio Allende! ¡Vivan Aldama y Matamoros! ¡Viva la independencia nacional! ¡Viva México! ¡Viva México! ¡Viva México! » (wikipedia)
Les paroles du Grito de Independencia de Claudia Sheinbaum en 2025.
¡Mexicanas! ¡Mexicanos! ¡Viva la Independencia! ¡Viva la Independencia! ¡Viva Miguel Hidalgo y Costilla! ¡Viva Josefa Ortiz Téllez-Girón! ¡Viva José María Morelos y Pavón! ¡Viva Leona Vicario! ¡Viva Ignacio Allende! ¡Viva Gertrudis Bocanegra! ¡Viva Vicente Guerrero! ¡Viva Manuela Medina, ‘La Capitana’! ¡Vivan las heroínas anónimas!¡Vivan las heroínas y héroes que nos dieron patria! ¡Viva las mujeres indígenas! ¡Vivan las hermanas y hermanos migrantes! ¡Viva la dignidad del pueblo de México! ¡Viva la libertad! ¡Viva la Igualdad! ¡Viva la Democracia! ¡Viva la Justicia! ¡Viva un México, libre, independiente y soberano! ¡Viva México! ¡Viva México! ¡Viva México!
On peut remarquer qu’à chaque fois qu’un homme mentionné, une femme l’est également.
Mexicaines! Mexicains! Vive l’indépendance! Vive l’indépendance ! Vive Miguel Hidalgo y Costilla! Vive Josefa Ortiz Téllez-Girón! Vive José María Morelos y Pavón! Vive Leona Vicario! Vive Ignacio Allende! Vive Gertrudis Bocanegra! Vive Vicente Guerrero! Vive Manuela Medina, « La Capitana »! Vive les héroïnes anonymes! Vive les héroïnes et héros qui nous ont donné patrie! Vive les femmes indigènes! Vive les soeurs et frères migrants! Vive la dignité du peuple du Mexique! Vive la liberté! Vive l’égalité! Vive la démocratie! Vive la justice! Vive un Mexique libre, indépendant et souverain! Vive le Mexique! Vive le Mexique! Vive le Mexique!
C’est un autre religieux, José María Morelos, qui prit le relais immédiatement.
José María Morelos
Il est l’auteur d’un programme fondé sur les Elementos Constitucionales (Elements constitutionnels), écrit en 1812 par Ignacio López Rayón, dont voici les points les plus importants.
Ils expriment bien le mélange à la fois national, bourgeois, catholique, démocratique, une sorte de grand mélange qui va être typique du Mexique ensuite, en raison de cet épisode précisément.
1. Que l’Amérique est libre et indépendante de l’Espagne et de toute autre nation, gouvernement ou monarchie, et que cela soit confirmé par la divulgation au monde des raisons qui la justifient.
2. Que la religion catholique soit la seule religion, sans tolérance envers aucune autre.
5. Que la souveraineté émane immédiatement du peuple, qui souhaite seulement la déposer au Congrès national suprême d’Amérique, composé de représentants des provinces en nombre égal.
9. Que seuls des Américains occupent des postes.
15. Que l’esclavage soit à jamais proscrit, ainsi que les distinctions de castes, laissant tous les Américains égaux, et que seuls le vice et la vertu distingueront un Américain d’un autre.
17. Que les biens de chacun soient protégés et son domicile respecté comme dans un sanctuaire sacré, des sanctions étant prévues pour les contrevenants.
18. Que la nouvelle législation interdise la torture.
19. Que cette même législation institue, par loi constitutionnelle, la célébration du 12 décembre dans toutes les villes, en l’honneur de la sainte patronne de notre Liberté, la Vierge de Guadalupe, et confie à toutes les villes une dévotion mensuelle.
23. Que le 16 septembre soit célébré chaque année comme le jour anniversaire où la voix de l’Indépendance s’est élevée et où notre sainte Liberté a commencé, car ce jour-là, la Nation s’est ouverte pour réclamer ses droits, l’épée à la main, afin d’être entendue, en se souvenant toujours du mérite du grand héros, M. Miguel Hidalgo, et de son compagnon, Don Ignacio Allende. »
Il ne faut cependant pas se leurrer.
Ce sont les Espagnols criollos qui sont à la manœuvre, ce sont eux qui ont le bagage intellectuel pour organiser politiquement et diriger militairement.
D’ailleurs, on peut voir que le congrès de Chilpancingo, fondé en 1812, promulgua en 1813 l’Acta Solemne de la Declaración de Independencia de la América Septentrional (Acte solennel de la Déclaration d’indépendance de l’Amérique septentrionale).
Les territoires concernés par l’Acta Solemne de la Declaración de Independencia de la América Septentrional (wikipedia)
Il n’est pas parlé du Mexique, mais de l’Amérique Septentrional, ce qui veut dire qu’est revendiquée l’ensemble de la Vice-royauté de Nouvelle-Espagne, soit en plus du Mexique qu’on connaît, la capitainerie générale du Guatemala, Cuba, la Floride, Puerto Rico, la partie espagnole de Saint-Domingue.
Que retrouve-t-on ? On l’aura compris, la dimension impériale.
Mais il faut tout de suite souligner ce que cela implique. José María Morelos refusa le titre de « généralissime », il n’accepta que le titre de « serviteur de la nation ».
La ligne officielle de l’Assemblée était de refuser toute définition ethnique et de considérer tous les citoyens comme « Américains ».
Le document fondamental de 1814, Decreto Constitucional para la Libertad de la América Mexicana (Décret constitutionnel pour la liberté de l’Amérique mexicaine), reprend cette définition des Américains, tout en précisant cette fois des contours « mexicains », avec les provinces suivantes : México, Puebla, Tlaxcala, Veracruz, Yucatán, Oaxaca, Técpan, Michoacán, Querétaro, Guadalajara, Guanajuato, San Luis Potosí, Zacatecas, Durango, Sonora, Coahuila et le Nuevo Reino de León.
À ce moment-là, les insurgés contrôlent à peu près le quart du pays ; néanmoins, l’arrestation et l’exécution de José María Morelos, en 1815, porta un très rude coup au mouvement.
L’exécution de José María Morelos en 1815
Il restait alors 20 000 insurgés armés et il se déroula un renversement très particulier, puisqu’on a… l’alliance des royalistes et des indépendantistes, pour s’approprier le Mexique !
On a ici une tragédie historique, qui n’est pas sans rappeler l’Allemagne où la bourgeoisie se rallia aux féodaux prussiens en lieu et place de faire la révolution démocratique, tout cela par peur des masses.
Ce qui s’est passé au Mexique a comme origine, on l’aura compris, encore une fois la question impériale.
Les forces royalistes avaient compris qu’elles pourraient totalement dominer, mais qu’elles ne seraient pas en mesure de pacifier le pays, alors que des révoltes avaient éclos un peu partout, même si de manière résiduelle.
Les forces indépendantistes se retrouvaient dans une impasse et le seul moyen de vaincre aurait été de se tourner ouvertement vers les masses.
C’était un choix que leurs dirigeants préféraient éviter, car il était absolument clair qu’un déchaînement populaire impliquait un immense contre-choc anticolonial de la part des Indiens.
Aussi, lorsque les forces libérales imposèrent à la monarchie espagnole restaurée un nouveau cadre dans la métropole, il y eut cette alliance contre-nature des royalistes les plus décidés de la Nouvelle-Espagne et les indépendantistes rêvant de l’Amérique mexicaine.
La figure de la Catrina vise initialement à se moquer de l’oisiveté des femmes appartenant à l’élite et des attitudes de celles cherchant à leur ressembler
Naturellement, les royalistes espéraient disposer de leur propre empire, en utilisant les indépendantistes pour s’en débarrasser ; inversement, les indépendantistes considéraient que l’indépendance suffirait en soi pour faire ensuite pencher la balance en leur faveur.
Le royaliste Agustín de Iturbide et l’indépendantiste Vicente Guerrero signèrent ainsi en 1821 le Plan d’Iguala et le Mexique devient indépendant, en tant qu’empire mexicain. Agustín de Iturbide en devient l’empereur l’année suivante.
Le Mexique en 1819, juste avant l’indépendance (wikipedia)
C’est alors encore un retournement d’alliance, puisque les royalistes favorables à la monarchie espagnole, trahis, se tournèrent vers les indépendantistes républicains, afin de renverser Agustín de Iturbide.
Cela se produit finalement en 1823, puis ce fut la rédaction l’année suivante de la Constitución Federal de los Estados Unidos Mexicanos (Constitution Fédérale des États-Unis mexicains).
Cette dimension fédérale était obligatoire, de par la diversité des forces, l’impossible unité ; cependant, l’aspect principal est encore et toujours la dimension impériale.
La matrice même du Mexique, c’est d’avoir un pouvoir transversal, à dimension tendanciellement cosmopolite, et des entités locales (ici en fait les États de l’union), qui elles-mêmes sont de nouveau un pouvoir transversal, à dimension tendanciellement cosmopolite, face à des entités locales au sein de l’État consistant en une sorte de super-province.
Ce n’est, bien sûr, pas sans rappeler les États-Unis d’Amérique. Cependant, au Mexique, le processus a été celui du métissage, de la rencontre de deux mondes, avec l’asservissement, la destruction, les génocides, mais pas du tout une table rase.
Lorsque les États-Unis d’Amérique sont divisés en deux, c’est entre un Nord industriel moderniste et un Sud agricole conservateur ; la question esclavagiste fut le prétexte essentiel du conflit, le capitalisme exigeant d’avoir des travailleurs salariés.
Mais aux États-Unis mexicains, la division en deux se fait avec deux forces qui ont besoin l’une de l’autre. Elles ne peuvent tenir le pays, cet empire, que de cette manière-là et pas d’une autre.
C’est cela qui explique la nature ultra-répressive des États-Unis mexicains depuis leur formation. L’élan national s’est concrétisé dans une indépendance qui a porté au pouvoir des forces avec une lecture impériale.
Quelles sont-elles ? Il y a déjà les grands propriétaires terriens.
Il s’agit de criollos et normalement ils auraient dû être favorable à l’indépendance.
Ce fut le cas dans le reste de l’Amérique latine, avec ensuite une division entre les conservateurs, représentants les grands propriétaires terriens, et les libéraux représentant les intérêts des capitalistes rapidement liés au capitalisme européen (puis américain).
Si conservateurs et libéraux s’affrontèrent jusque dans des guerres civiles, jamais ils ne voulurent se supprimer mutuellement, car ils étaient en pratique seulement concurrents : c’était simplement l’expression du conflit au sein des couches dominantes, entre le féodalisme des campagnes et le libéralisme des villes, pour ainsi dire.
Cependant, au Mexique, il y eut une dimension populaire ouverte dans l’affirmation de l’indépendance, et surtout une dimension impériale impliquant une uniformisation par définition contraire au féodalisme.
Les grands propriétaires terriens, par conséquent, ne s’alignèrent en majorité pas sur l’indépendance.
On se doute ainsi que la première forme des Estados Unidos Mexicanos ne pouvait qu’imploser.
Le format était adéquat pour un empereur, avec une dimension cosmopolite transcendante, sauf que c’était impossible de par l’alliance contre-nature réalisée, avec les royalistes et les indépendantistes.
Il n’est pas possible d’établir un empire par en haut – Alexandre le grand et Napoléon l’ont appris à leurs dépens.
Et même un empire « naturel » est obligé de s’effondrer, de par les développements internes qui amènent finalement la tête impériale à se retrouver déconnectée, comme l’ont appris à leurs dépens les Habsbourg et les Romanov.
La première forme des Estados Unidos Mexicanos ne dura donc pas ; sa période va de 1822 à 1835.
L’ont dirigé deux triumvirats et neuf présidents, dans un climat d’instabilité et de violence.
À l’opposition entre libéraux et conservateurs s’ajoutait celle entre républicains et monarchistes ; chaque province connaissait des situations bien différentes, mais tendanciellement c’est surtout le clergé qui faisait basculer le rapport de force en faveur des conservateurs, la peur de l’instabilité faisant le reste du côté républicain.
Il faut également prendre en compte Cuba : cette île était restée espagnole.
Le Mexique tenta sans succès de s’en emparer et l’Espagne échoua dans une tentative de débarquement pour relancer la guerre sur le continent.
La pression des pays les plus puissants se faisait sentir également toujours plus.
Les États-Unis et le Royaume-Uni se firent des créanciers incontournables, et même la France, qui mena en 1828-1829 la guerre des pâtisseries.
Cela fait référence à des agressions que connurent des Français au Mexique, avec une demande de réparations et l’envoi de 22 navires avec 4000 marins pour faire plier le Mexique.
Prise du fort Saint-Jean-d’Ulloa [lors de la guerre des pâtisseries], 27 novembre 1838, Horace Vernet, 1841
L’opération fut un succès et, forcément, cela relativisait la capacité « impériale » du régime, ce qui impliquait le risque d’implosion.
Intervint alors au moyen d’un coup d’État le général Antonio López de Santa Anna, « L’Aigle », le « Napoléon de l’Ouest », le « Napoléon du Nouveau Monde ».
Il fut huit fois président (ou onze selon comment on compte), dominant le paysage politique de 1833 à 1855.
Le pays connut une centralisation, avec à l’arrière-plan on l’aura compris la perspective impériale. Ce fut un désastre.
Le général Antonio López de Santa Anna
Des provinces tombèrent dans le séparatisme : Zacatecas, San Luis Potosí, Veracruz, Tabasco, le Yucatan, ainsi que Nuevo León, Tamaulipas et Coahuila établissant une República del Río Grande.
Les États-Unis entrent alors en jeu et annexent le Texas.
Ils prolongèrent militairement leur démarche, de 1846 à 1848, annexant 2,4 millions de km² (avec la Californie, le Nevada, l’Utah, ainsi que la majorité de l’Arizona et le Nouveau-Mexique ; une partie du Colorado, du Nouveau-Mexique et du Wyoming, ainsi que de l’Idaho).
L’évolution territoriale du Mexique
En 1846, le Mexique mit fin à la centralisation et retourna à la dimension fédérale de sa fondation, cette fois avec moitié moins de territoires.
Que se passe-t-il alors nécessairement ?
Les couches dominantes n’ont plus que deux possibilités.
Soit s’ouvrir, afin de chercher à se maintenir en se liant avec une dynamique irrépressible : c’est ce que font les entrepreneurs capitalistes en s’alignant sur les États-Unis.
Soit se fermer, en s’arc-boutant sur ce qui a été acquis : c’est ce que font les grands propriétaires terriens imprégnés des valeurs du royalisme et vivant en symbiose avec l’Église catholique.
Le représentant des premiers, c’est Benito Juárez.
Portrait officiel de Benito Juárez en 1872
On comprend la nature de son action en regardant ce qu’est le Traité de McLane–Ocampo de 1859.
Pour 4 millions de dollars, ce Traité accordait aux États-Unis, le droit perpétuel de transit vers l’isthme de Tehuantepec, via les ports mexicains de Tehuantepec, au sud, et de Coatzacoalcos, dans le golfe du Mexique, en franchise de tout droit, pour les effets militaires et commerciaux, ainsi que les troupes.
Il accordait également des droits perpétuels de passage sur deux territoires mexicains : l’un traversant l’État de Sonora, du port de Guaymas, sur le golfe de Californie, jusqu’à Nogales, à la frontière avec l’Arizona ; l’autre partant du port occidental de Mazatlán, dans l’État de Sinaloa, passant par Monterrey et traversant Matamoros, dans l’État de Tamaulipas, au sud de l’actuelle Brownsville, au Texas, sur le golfe du Mexique.
Le Mexique était également contraint de construire des installations de stockage de part et d’autre de l’isthme de Tehuantepec, et de mettre ses troupes à disposition pour que rien ne vienne entraver ces droits perpétuels.
Si Benito Juárez pouvait promouvoir un tel Traité, qui aurait réduit le Mexique à l’état de protectorat, c’est en raison de la Guerra de los Tres Años, la guerre des trois ans, qui de 1857-1861 a été caractérisé par un affrontement entre libéraux et conservateurs.
L’ampleur des combats a été significative : les libéraux disposaient de 78 000 hommes en armes, les conservateurs de 55 000, les affrontements faisant 20 000 morts.
En bleu, les zones à majorité conservatrice, en rouge celles à majorité libérale (wikipedia)
Néanmoins, cet affrontement entre libéraux et conservateurs est surtout le produit de l’échec de la version « centraliste » des Estados Unidos Mexicanos.
On a les forces centrifuges qui se lancent dans la bataille, dans une perspective d’acquisition féodale ; les drapeaux libéraux et conservateurs ne sont pas à considérer comme ayant un contenu significatif réel.
C’est qu’à l’arrière-plan, il y a les masses, indiennes et métis, qui sont soigneusement mises de côté.
On est, au milieu du 19e siècle, au Mexique, dans la même configuration que dans le reste de l’Amérique latine, avec une compétition interne entre Espagnols criollos…
Sauf qu’il y a l’arrière-plan « impérial-colonial » qui a modifié le parcours et produit cette situation avec retard.
Et l’arrière-plan va de nouveau jouer un rôle central.
Les États-Unis ont, en effet, soutenu les libéraux, alors que la France et l’Espagne ont soutenu les conservateurs.
La France intervint finalement, directement, avec une expédition militaire durant de 1861 à 1867.
C’est le contexte de la bataille de Camerone en 1863, célébrée jusqu’à aujourd’hui par la Légion étrangère.
Jean Danjou, dirigeant des hommes du 1er régiment étranger à Camerone ; sa main en bois (une prothèse) est conservée comme relique et présentée chaque année au quartier général de la Légion étrangère
Cela donne naissance, on l’aura compris, à un nouvel empire. Napoléon III met à sa tête un Habsbourg, Ferdinand-Maximilien, archiduc d’Autriche.
L’accord de naissance de l’empire indiquait, c’est important, que si Ferdinand-Maximilien ne pouvait pas être empereur, c’est Napoléon III qui aurait choisi un autre souverain catholique.
On a ici un tournant dans l’histoire du Mexique, car le catholicisme s’associe ici à une sorte de nationalisme conservateur se présentant comme unitaire et hostile à ce qui est vu comme un démantèlement du pays et à une subordination aux États-Unis.
Maximilien de Habsbourg en Europe en 1864 invité par une commission mexicaine à occuper le trône du Mexique, par Cesare Dell’Acqua, 1867
Le personnage de Ferdinand-Maximilien est également connu pour sa dimension « sincèrement » cosmopolite.
Les mesures qu’il a prises allaient dans le sens d’une modernisation unitaire, et partant de là se heurtaient directement aux forces conservatrices.
Il avait ainsi décidé un redécoupage total des provinces du Mexique, devant se fonder sur la géographie naturelle, les productions, le climat, ce qui forcément remettait relativement en cause tous les pouvoirs locaux.
Maximilien, empereur du Mexique
Il n’y avait aucun système bancaire au Mexique, tout dépendait de l’Église, qui faisait office de prêteuse. Celui-ci fut instauré en 1864, sous dépendance britannique toutefois.
Il y eut des efforts pour établir des routes ferroviaires. Furent abolies les dettes héréditaires et interdit le travail des enfants, ainsi que les châtiments corporels.
Un jour de repos par semaine fut mis en place, et la journée de travail de huit heures décrété.
Ferdinand-Maximilien refusa également d’appuyer des Confédérés américains et posa le principe que tout Noir au Mexique était libre.
Drapeau du second empire mexicain (on lit « Equidad en la Justicia », « L’équité dans la justice »)
Surtout, Ferdinand-Maximilien se tourna de manière ouverte vers les Indiens et le paternalisme impérial et le catholicisme social firent leur effet.
C’était d’autant plus vrai que les libéraux entendaient supprimer les propriétés agricoles du clergé, et en même temps les propriétés communautaires des Indiens.
Cela se faisait au nom du libéralisme, du droit de propriété ; en même temps, les libéraux n’osaient pas affronter les grands propriétaires terriens.
Une délégation d’Indiens Kickapous auprès de l’empereur, demandant l’accord pour entrer dans le pays après avoir été chassés de leurs territoires (au Nouveau Mexique)
Les communautés indiennes, semi-esclavagisées et intégrées dans un mode de vie à la fois soumis et encadré par l’Église catholique, profitant de terres communautaires vitales pour leur existence, ne pouvaient que basculer de Ferdinand-Maximilien qui, au moins, reconnaissait ouvertement leur existence.
Les lois furent d’ailleurs publiées à la fois en espagnol et en nahuatl, la langue des Aztèques ; il y eut la tendance à intégrer des Indiens dans l’aristocratie, avec également une grande ouverture aux doléances des Indiens.
La carte de l’intervention française
Le second empire contrôlait autour de 60-70 % du pays, avec notamment Mexico.
Néanmoins, le « soutien » des États-Unis aux Républicains ainsi que la défaite française face à la Prusse précipita les choses, et ce fut l’effondrement en 1867.
L’exécution de l’empereur Maximilien par le peintre français Édouard Manet (1867-1869)
L’échec de l’entreprise impériale, parallèlement aux républicains acceptant la pression des États-Unis, renforça l’implosion aux confins du pays.
Tout au nord, les Indiens mayo et yaqui se rebellèrent en 1868, dans le prolongement de leur soutien au second empire, mais les crues des deux fleuves (portant par ailleurs leur nom) leur ôtèrent tout capacité d’action.
Les raids de nomades indiens, quant à eux, ne cessaient pas.
Tout au sud, les Mayas étaient déjà dans la révolte. Il y eut ainsi la tentative locale de vendre la région aux États-Unis (au moment de son intervention militaire au Mexique), puis à l’Espagne (dont Cuba non loin était une colonie) et au Royaume-Uni (qui possédait le Honduras britannique, le futur Bélize).
Et cela rentre dans le cadre d’une révolte générale des Mayas, aboutissant à un État ethnique indépendant, reconnu par les Britanniques seulement, jusqu’en 1901, avec une religion mêlant restes de la religion maya ancestrale et le christianisme.
Le territoire maya indépendant en 1870, unifié autour du culte de la « croix parlante »
Néanmoins, formellement, les Estados Unidos Mexicanos étaient reconstitués.
Seulement, le pays est ruiné par tous ces événements ; l’écrasante majorité de la population est analphabète ; il n’y a aucune unité si ce n’est par l’inquiétude des couches dominantes de se maintenir en place.
Après la domination de Benito Juárez, cela va ainsi donner un régime dominé par Porfirio Díaz de 1876 à 1910.
Porfirio Díaz
On est alors dans l’unité formelle des grands propriétaires terriens, qui vont massivement se renforcer et se tourner vers l’exportation (sucre, café, coton, maïs) et la grande bourgeoisie liée aux intérêts étrangers (notamment dans les chemins de fer, les communications et les mines de cuivre, d’or et d’argent).
En 1884, les investissements étrangers s’élevaient à 110 millions de pesos ; en 1911, ils s’élevaient à 3,4 milliards de pesos.
Les chemins de fer faisaient 700 km en 1876, 6 000 km en 1885, 14 000 km en 1900, 20 000 km en 1910.
Le réseau télégraphique passa de 9 000 à 70 000 kilomètres, le nombre de ports modernes de 2 à 24. Le nord, territoires des Indiens nomades, devint le territoire d’innombrables ranchs.
Plus de 4 500 usines de textile et de vêtements furent créées.
Les terres communautaires pouvaient désormais être acquises par des individus ou des entreprises, suivant le décret sur les sociétés de colonisation et d’aménagement du territoire de 1883.
La production de coton est passée de 26 000 tonnes en 1877 à 43 000 tonnes en 1910, et dans le même intervalle celle de café de 8 000 à 28 000 tonnes, celle de sisal (une fibre issue de l’agave) de 11 000 tonnes à 129 000 tonnes, celle de sucre de 630 000 tonnes à 2,5 millions de tonnes.
Mexico au début du 20e siècle
La production de maïs recula par contre, obligeant à des importations à des prix élevés, ce qui fut dramatique pour les masses en raison du rôle central du maïs dans l’alimentation.
En 1910, 96,6 % de la population paysanne est sans terres ; 19 % de la population totale seulement savait lire écrire.
La moitié de la population habitait dans des cabanes ; l’espérance de vie était d’environ 30 ans.
On travaillait douze heures par jour, sept jours sur sept et les travailleurs agricoles des haciendas étaient payés en coupons uniquement utilisables dans les boutiques locales des grands propriétaires.
Il n’y avait bien sûr ni retraites, ni assurances sociales ; le nombre de bars à Mexico passa de 51 en 1864 à 1400 en 1900.
Lorsque le centenaire de l’indépendance fut célébrée en grande pompe en septembre 1910 à Mexico, ce fut rigoureusement sans le peuple, avec des bals pour l’élite et des invitations aux pays les plus puissants.
Invitation au bal au Palais national à l’occasion du centenaire de l’indépendance
Porfirio Díaz, c’est l’homme du capitalisme bureaucratique instauré au Mexique sur les ruines des rêves impériaux ; l’idéologie dominante devint le positivisme emprunté à la philosophie française et portée par les « científicos » (scientifiques), les cadres intellectuels du régime.
Le décalage avec les États-Unis d’Amérique fut immense.
En 1800, les États-Unis mexicains avaient 6 millions d’habitants, soit un million de plus que les États-Unis d’Amérique.
En 1910, les États-Unis mexicains avaient 15 millions d’habitants, les États-Unis d’Amérique 92 millions.
Mais ce capitalisme bureaucratique n’était pas né naturellement, comme dans le reste de l’Amérique latine.
C’était une construction établie sur l’incapacité de passer un cap unitaire, que la question « impériale » posait.
Porfirio Díaz s’était ainsi fait trop d’ennemis dans un pays trop grand, et le richissime Francisco Madero prôna la non-réélection du président, afin de neutraliser une trop grande centralisation.
Le triomphe électoral de Porfirio Díaz à la présidentielle de 1910, avec 97,93 %, fut la goutte d’eau faisant déborder le vase.
Commence alors le véritable drame du Mexique, qui va également décider de toutes les définitions politiques. Car le pays implose littéralement.
Le capitalisme bureaucratique de Porfirio Díaz, en soi, n’était pas différent de celui qui se met en place exactement au même moment en Amérique latine.
Mais on sait que, dans chaque pays latino-américain, les contradictions entre la dimension féodale (les grands propriétaires terriens) et la dimension coloniale (les capitalistes vendus au capital étranger) se sont exprimés de manière extrêmement sanglante.
Or, au Mexique, de par la taille du pays exigeant un tournant impérial de par sa construction sur les ruines de Tenochtitlan, de par la dimension populaire posée dès le départ dans la définition nationale, un tel affrontement unilatéral, fondé uniquement sur les Espagnols criollos, n’est pas possible (ni même souhaitable car trop isolé).
C’est un dilemme absolument terrible pour les couches dominantes du Mexique.
Là où normalement les frictions et contradictions au sein des couches dominantes sont réglés par des batailles entre deux camps seulement, jusqu’à la guerre civile, au Mexique il faut impérativement contourner cela pour éviter une déchirure complète.
C’est la raison pour laquelle Francisco Madero peut s’opposer à Porfirio Díaz : ce qu’il demande, c’est un lieu pour que s’expriment les contradictions internes, d’où la demande de non-réélection du président.
Inversement, le régime ne peut exister que de manière puissamment centralisée, avec un commandement « impérial ».
Tout cela donne ce qui a été appelé la « révolution mexicaine », qui s’étale d’une période de 1910 à 1920.
Elle coûta la vie à entre 500 000 et 2 millions de personnes. Pourtant, dès le départ, Porfirio Díaz capitula, en 1911, devant la révolte lancée par Francisco Madero.
Il s’exila en France, où il mourut ; on aurait pu penser à un passage relativement calme vers un régime moins centralisé.
Mais Porfirio Díaz avait vu juste en disant au moment de partir : « Madero a lâché un tigre ; voyons comment il parvient à le gérer ».
Ce tigre dont parle Porfirio Díaz, c’est l’expression des forces centrifuges, en l’absence de ce qu’il faut appeler la dimension impériale. Sans un axe traversant toutes les entités politiques du Mexique, il y a une production d’élans locaux.
C’est précisément ce que fut la « révolution mexicaine ». Dès Porfirio Díaz chassé du pouvoir, Pascual Orozco lance en 1912 un soulèvement considérant que Francisco Madero ne va pas assez loin.
Puis, en 1913, Francisco Madero est assassiné lorsque le général Victoriano Huerta, partisan de Porfirio Diaz, prend le pouvoir. Le nouveau régime est alors soutenu par… Pascual Orozco.
Le général Victoriano Huerta
L’armée constitutionnaliste de Venustiano Carranza, avec autour de 250 000 soldats, réussit toutefois rapidement à chasser Victoriano Huerta, dès 1914.
Le pays resta proie au chaos jusqu’en 1920.
Il y avait des armées avec 10 000, 20 000 soldats : les « Felicistas » de Felipe Ángeles favorable à une réforme agraire, les « Soberanistas » prônant la souveraineté complète du pays.
Certaines avaient plusieurs milliers de soldats : les « chavistas » autour de Francisco Chaves, les « cedillistas » partisans de José María Pino Suárez surnommé Cedillo, les « Pelaecistas » de José Inés García de la Peña.
Il y avait aussi des proches d’opposition conservatrice : les « arenistas » partisans du conservateur Francisco León de la Barra, les « Finqueros » représentant les grands propriétaires terriens,
Et surtout, il y avait les armées de deux figures mondialement célèbres : Emiliano Zapata et de Pancho Villa.
Emiliano Zapata en 1911
Pour Emiliano Zapata, un métis, on a environ quarante mille hommes en armes, dans une sorte de fraternité populaire mêlé à un esprit de bande armée, avec une optique assumée, celle de forcer à la mise en place d’une réforme agraire.
Cela se déroulait dans le sud du Mexique, les troupes ayant le nom de Ejército Libertador del Sur (Armée libératrice du Sud).
Pour Pancho Villa, un ancien bandit, on a 100 000 hommes en armes, bien plus organisés, avec également l’intégration de soldats, de bandits, de commerçants, d’artisans et surtout des charros, c’est-à-dire des cowboys.
Cela se déroulait dans le nord du Mexique, et Pancho Villa, à la tête de la División del Norte, eut également à un moment le soutien des États-Unis.
José Doroteo Arango Arámbula connu sous le nom de Francisco Villa dit Pancho en 1914
Finalement, Pancho Villa rentra dans le rang (puis fut assassiné en voulant revenir en politique), Emiliano Zapata ne força pas les choses mais fut assassiné pour résister tout de même ; le président Venustiano Carranza fut lui-même mis de côté par la force, laissant la place au général Álvaro Obregón.
Il sera suivi par d’autres militaires : Plutarco Elías Calles (de 1924 à 1928 avec ensuite un civil servant d’homme de paille jusqu’en 1930, Emilio Portes Gil), Pascual Ortiz Rubio (de 1930 à 1932), Abelardo Luján Rodríguez (de 1932 à 1934), Lázaro Cárdenas (de 1934 à 1940), Manuel Ávila Camacho (de 1940 à 1946).
Comment caractériser ce régime des généraux, qui suit la « révolution mexicaine » ?
Il est couramment considéré qu’il est de nature bourgeoise. Un argument en faveur de cela est l’assassinat d’Álvaro Obregón en 1928 par des fanatiques catholiques.
Le pays connut, en effet, un soulèvement catholique de 1926 à 1929, appelé la guerre des cristeros.
L’armée des cristeros était formé de 25 000 hommes, appuyé par 25 000 autres hommes organisés en bandes ; le nom vient du mot d’ordre des paysans catholiques, ¡Viva Cristo Rey! (Vive le Christ roi !).
Ce mouvement était réactionnaire au sens strict : il se confrontait à l’application grandissante de la séparation de l’État et de l’Église décidée dès le départ, mais jamais appliquée en tant que tel, à la suite de multiples compromis.
Des cristeros
Au moment des cristeros, la pression étatique cherchait à s’exprimer au maximum, avec comme but de résolument chasser l’Église catholique de la sphère publique : pas de culte en dehors des églises, pas le droit de porter des habits religieux dans les rues, pas de droit de vote pour le clergé, interdiction d’intervenir dans les affaires publiques et la presse, etc.
Un compromis fut finalement trouvé avec le pape et l’État n’appliqua pas les mesures, qui officiellement restaient en place, mais le conflit causa la mort d’autour de 150 000 personnes.
En tout état de cause, puisque l’État a affronté le clergé, il a porté des revendications bourgeoises.
Cependant, la mise de côté du clergé et de l’Église catholique est un phénomène qui a eu lieu dans toute l’Amérique latine : à chaque fois les libéraux ont réussi à mettre cela en œuvre, même si les conservateurs sont revenus au pouvoir ensuite.
De plus, le régime mis en place par les généraux va se perpétuer, à travers un parti conservant le pouvoir jusqu’en 2000.
Celui-ci, fondé en 1929, est dénommé Partido Nacional Revolucionario (Parti National Révolutionnaire), puis prend le nom de Partido de la Revolución Mexicana (Parti de la Révolution Mexicaine) en 1938, et celui très très révélateur de…. Partido Revolucionario Institucional (Parti Révolutionnaire Institutionnel) en 1946.
Il n’est pas difficile de comprendre que ce parti au pouvoir de 1929 à 2000 a consisté, en termes de fonction, en la dimension impériale. C’est le parti qui a agi de manière transversale dans un Mexique fractionné en les États-Unis mexicains.
On en a la preuve dans la contradiction entre l’écrasement des cristeros et l’action de Lázaro Cárdenas.
Les cristeros ont été réprimés dans une grande violence, avec une perspective anti-populaire et anti-paysanne assumée.
Inversement, Lázaro Cárdenas est apparu comme un modernisateur populaire, avec notamment :
– redistribution de 18 millions d’hectares surtout sous la forme d’ejidos, c’est-à-dire des propriétés collectives, gérées par des communautés indigènes ou paysannes ;
– création de l’entreprise publique pétrolière nationale PEMEX (Petróleos Mexicanos) ;
– soutien à la syndicalisation, à la Confédération des travailleurs mexicains et la Confédération nationale paysanne ;
– soutien à la République espagnole contre le franquisme puis accueil de 25 000 réfugiés espagnols, ainsi que rapprochement avec l’URSS.
Lázaro Cárdenas
Comment expliquer cela ?
C’est que la dimension « impériale » maintient le cadre.
C’est la force des États-Unis mexicains, qui au niveau national n’ont jamais connu d’opposition révolutionnaire réelle, malgré l’héroïsme de multiples organisations, notamment le Partido Revolucionario Obrero Clandestino Unión del Pueblo (Parti Révolutionnaire Ouvrier Clandestin Union du Peuple) né en 1978.
Le Partido de los Pobres fut actif de 1964 à 1974
Le PROCUP fut actif de 1971 à 1996
Le Partido Democrático Popular Revolucionario – Ejército Popular Revolucionario prit le relais du PROCUP
Mais le cadre transversal, s’il force parfois les choses au niveau local, ne modifie pas la réalité locale.
Depuis la révolution mexicaine et la constitution de 1917, le pays est divisé en 32 entités fédérées : 31 États et la capitale, Mexico.
Chaque État a sa propre constitution, son propre gouverneur (élu pour six ans), ainsi qu’un parlement local.
Ce n’est pas comme aux États-Unis d’Amérique, car dans les États-Unis mexicains tout ce qui touche à la fiscalité et au commerce extérieur relève du pouvoir central, « fédéral ».
Néanmoins, les États gèrent la sécurité, la santé, l’éducation, la justice, l’urbanisme, l’aménagement du territoire, l’agriculture, les ressources naturelles (sauf le pétrole et le gaz), les infrastructures (bien que le financement soit aussi voire surtout fédéral).
Emblème de l’État du Guerrero
Emblème de l’État du Nuevo Leon
C’est très frappant : les États-Unis mexicains ne sont pas des États fédérés, mais une fédération partant d’en haut. Ce ne sont en pratique pas des États, mais des provinces d’un empire central.
Depuis le début de son histoire, et cela remonte à la chute de Tenochtitlan et la colonisation, le Mexique est réel, mais également réellement construit par en haut.
Voilà pourquoi il y a une telle insistance sur « Mexico » dans le pays – une insistance en contraste absolu avec le fait qu’en réalité, il n’y a pas tant Mexico que les Estados Unidos Mexicanos.
Le drapeau présidentiel
La mexicanité, populaire et à dimension universelle, tournée vers le passé ou l’avenir, se heurte substantiellement à la dimension « impériale » qui, en même temps, a donné naissance à la mexicanité en tant que telle.
Telle est la contradiction du Mexique dans son parcours historique.
Comment faut-il alors, toutefois, caractériser les couches dominantes ?
Prenons les redistributions de terre réalisées par Lázaro Cárdenas.
Elles ont en partie touché les grands propriétaires terriens. Mais elles n’ont nullement touché leur maintien.
En 1930, les grands propriétaires terriens possédant plus de 10 000 hectares possédaient 71 millions d’hectares, sur un total de 131,5 millions d’hectares.
Si on prend les paysans pauvres, ceux dont les terres allaient jusqu’à 50 hectares, ils n’occupaient que 4,2 millions d’hectares ; ils représentaient 90 % des exploitations, pour 3,2 % des terres.
On l’aura compris, les propriétaires terriens intermédiaires étaient nombreux.
Et cela fait que même une redistribution de 18,4 millions d’hectares de terres par Lázaro Cárdenas ne modifie pas la donne.
Car ces terres ont été remises aux communautés agricoles ; elles restaient formellement la propriété de l’État.
Cela a servi à ce que la part des agriculteurs communaux dans la population agricole soit passée de 15,5 % en 1930 à 41,8 % en 1940.
Mais c’est donc établir une paysannerie semi-étatisée, pas du tout procéder à une redistribution démocratique des terres, qui brise les grands propriétaires et impulse le capitalisme par le petit paysan.
On est dans le corporatisme étatique, pas dans la démocratisation.
Rappel de l’attaque meurtrière d’un sous-marin de l’Allemagne nazie contre un navire mexicain le 13 mai 1942, qui amena la déclaration de guerre du côté du Mexique
Il y a un aspect de démocratisation, mais en réalité celle-ci est subordonnée aux intentions d’un capitalisme bureaucratique à la mexicaine, c’est-à-dire une bureaucratie impériale dénominateur commun des capitalismes bureaucratiques locaux.
C’est ce qui explique l’émergence des cartels.
Si on regarde, ces cartels naissent toujours dans des États en particulier, exactement comme en Italie chaque province a sa mafia.
Et ces cartels, s’ils cherchent à s’élargir dans différents États, n’y parviennent que très difficilement, et encore s’ils y arrivent, temporairement, c’est en reproduisant le schéma « impérial » dans leur propre organisation.
Ainsi, peu importe que l’État central redistribue des terres de manière communautaire, même toujours plus massivement, puisque 50 millions d’hectares le furent dans les années 1960. C’est une redistribution surtout parallèle à l’existence des grands propriétaires terriens.
Et ces derniers sont des féodaux, mais des féodaux modernisés. Régionalement, on dépend finalement d’eux pour l’accès au crédit, aux semences, ou aux marchés pour leurs produits.
Il y a également des hommes de paille et des structures fictives pour maintenir la prédominance des grands propriétaires terriens – rappelons ici qu’il n’y a pas de justice centrale, qu’elle dépend de chaque État.
Si on ajoute à cela les privatisations réalisées dans les terres communautaires à partir de 1992, alors on comprend que depuis 1917, une petite minorité de grands propriétaires terriens possède la très grande majorité des terres.
C’est un verrou féodal qui est resté en place depuis la colonisation espagnole.
Mexico a 9 millions d’habitants, 21,5 millions dans son aire urbaine
Il en va de même pour toutes les décisions de la constitution mexicaine de 1917. Les mesures correspondent à un grand progrès pour les travailleurs.
En même temps, cela correspond à la modernisation du capitalisme bureaucratique.
On a ainsi la journée de travail de 8 heures, un jour de congé par semaine, la procédure de détermination du salaire minimum pour l’ensemble du pays (par secteur et type d’activité), le droit de grève, le droit des travailleurs (mais aussi des employeurs) d’adhérer à des syndicats, le paiement des congés de maladie en cas d’accident du travail, l’indemnisation en cas de décès d’un salarié au travail, une assurance chômage…
Tout cela est très bien, mais en même temps c’est ce qui est nécessaire pour la mise en place du salariat.
Et comme dans tous les pays d’Amérique latine, ce salariat n’a pas profité immédiatement à un capitalisme par en bas, mais à un capitalisme par en haut, de type bureaucratique ou bien directement mis en place par les pays étrangers.
En fait, on a au départ une grande bourgeoisie bureaucratique issue des Espagnols criollos, qui est présente surtout dans l’agriculture, la finance, le commerce et les ressources naturelles.
Puis, avec le développement des forces productives, il y a des entreprises qui se lancent par en bas, par des investissements familiaux. Il faut à un moment des financements extérieurs et c’est là que la grande bourgeoisie s’associe à ce qui va devenir une nouvelle composante.
Monterrey
Naturellement, le capital étranger a également sa part dans l’histoire, et il y a toujours une internationalisation massive des groupes mis en place.
On est dans une démarche forcément monopolistique, de par la disposition des forces : le moindre capitaliste qui réussit est obligé de s’aligner sur le capitalisme bureaucratique et d’en devenir une composante.
C’est ce processus qui met fin en 2000 à la domination du parti au pouvoir depuis 1929.
Cela implique une période de réorganisation. Initialement, on a le Partido Acción Nacional (Parti d’Action Nationale) avec Vicente Fox (président de 2000 à 2006) et Felipe Calderón (président de 2006 à 2012) ; on est alors dans un libéralisme agressif, mêlant corruption, népotisme… avec une expression sans entraves des élites, de l’oligarchie au cœur du capitalisme bureaucratique.
Guadalajara
On a ensuite un retour du parti historique avec Enrique Peña Nieto (président de 2012 à 2018) et ensuite, de manière marquante, du Movimiento Regeneración Nacional (Mouvement régénération nationale – MORENA) avec Andrés Manuel López Obrador (AMLO, président de 2018 à 2024) et Claudia Sheinbaum (élue en 2024).
AMLO et Claudia Sheinbaum sont présentés comme des figures du bolchevisme par les conservateurs au Mexique, en raison de leurs multiples mesures sociales : augmentation significative des salaires, pension pour les personnes âgées, renforcement et élargissement système de santé, féminisme assumé, affirmation de la dimension indienne dans l’histoire du Mexique, etc.
Discours de Claudia Sheinbaum aux forces armées avec une esthétique moderniste-brutaliste typique
Comme Claudia Sheinbaum est juive – ses grands-parents sont des Juifs arrivés au Mexique dans les années 1920 et 1940 et de manière typique ses parents ont participé activement à la gauche au Mexique – elle est également la cible de l’antisémitisme.
Cela non seulement de la part des conservateurs (qui lui reprochent par exemple de porter un habit avec la Vierge de Guadalupe, alors qu’elle n’y croit pas), mais de toute la gauche « radicale » (y compris pseudo-maoïste) et indigéniste qui utilise massivement la question de la Palestine pour mettre en avant une idéologie nationaliste-révolutionnaire.
Naturellement, jamais ces pourfendeurs du sionisme n’abordent inversement la question des cartels, qui sont à l’origine de plus de 120 000 « disparitions » et de 450 000 morts par homicide depuis 2006, sans compter les innombrables cruautés et tueries.
Les routes du traffic de drogue par le Mexique (wikipedia)
Le mélange de fond antisémite catholique et d’idéologie petite-bourgeoisie radicale est une combinaison systématique au Mexique, à l’exemple des propos du Consejo Indígena Supremo de Michoacán (Conseil Indigène Suprême du Michoacán), qui reflètent très exactement l’idéologie nationale-socialiste, avec son culte de la communauté ethnique face aux projets collectifs et à toute structure collective en générale par ailleurs.
Ce qui est dénoncé ici, c’est la dimension nationale, « impériale » des décisions, même si en apparence il y a une dénonciation des couches dominantes avec un arrière-plan idéologique relevant du maoïsme (ici retourné en son contraire par le prisme indigéniste).
« Il y a quelques jours, les membres du Conseil suprême indigène du Michoacán (CSIM), qui représente diverses communautés et peuples autochtones de l’État, ont publiquement pris leurs distances avec Claudia Sheinbaum, l’une des « corcholatas » d’AMLO [terme utilisé pour désigner les candidates du parti Morena à l’élection présidentielle de 2024, NDLR] qui brigue la présidence de la République.
Cette technocrate, véritable pion du sionisme au Mexique, avait financé des articles dans des monopoles de presse afin de faire croire au public qu’elle bénéficiait du soutien des peuples autochtones du Michoacán, un fait que le CSIM a totalement nié.
Dans une déclaration brève mais ferme, l’organisation indigène a clairement affirmé son indépendance politique vis-à-vis des gouvernements et des partis de l’ancien État, affirmant une fois de plus le droit à l’autodétermination, à l’autonomie et à l’auto-gouvernement des communautés autochtones qu’elle représente.
Il s’agit d’un coup dur non seulement pour Sheinbaum, Morena et le sionisme, mais aussi pour tous les candidats et partis de la bourgeoisie, qui voient généralement dans la farce électorale un moyen de continuer à corporatiser et à asservir les travailleurs et le peuple mexicains.
Le vieil État des propriétaires fonciers et de la grande bourgeoisie ne voit pas que les masses populaires ne croient pas à leur fausse démocratie.
Lors des élections de gouverneur des deux dernières années, le taux de participation dans chaque État a été inférieur à 50 % ; l’abstention a été majoritaire et le nombre d’annulations de votes a été important.
Ce n’est certes pas nouveau, mais la décision des camarades du CSIM s’inscrit dans une tendance similaire à celle d’autres communautés et peuples autochtones du Guerrero, d’Oaxaca et du Chiapas, où les communautés non seulement ne voteront pas, mais interdiront également l’installation de bureaux de vote sur leur territoire lors des prochaines élections fédérales de 2024.
Le droit des peuples à l’autodétermination est défendu à contre-courant : tandis que le gouvernement fédéral et l’impérialisme imposent des mégaprojets de dépossession et de mort, les masses défient les tyrans en défendant leurs formes d’organisation et de vie communautaire. »
On a exactement la même chose avec l’EZLN (Ejército Zapatista de Liberación Nacional, Armée zapatiste de libération nationale) apparue en 1992 avec le sous-commandant Marcos, qui est une expression communautaire-ethnique au Chiapas et a d’ailleurs immédiatement accepté un accord avec l’État, pour disposer d’une certaine « autonomie » communautaire.
Car, et c’est là la clef, on en revient toujours à la question du Mexique comme États-Unis.
Un phénomène au Mexique, quel que soit sa nature, s’insère d’abord dans une logique au niveau de l’État, et il lui est bien difficile de parvenir au niveau des États-Unis, même s’il peut, dans le même temps, avoir accès à la mexicanité.
L’EZLN a prétendu changer le Mexique, mais s’est inséré dans la dimension « impériale » des États-Unis, en récoltant une autonomie communautaire locale dont personne n’a rien à faire (jusqu’à récemment où elle est menacée par les cartels, une autre force centrifuge locale).
Toute question au sujet du Mexique doit ainsi être délimitée : concerne-t-elle Mexico, ou bien les Estados Unidos Mexicanos, ou encore la mexicanité comme expression populaire-nationale n’étant pas encore historiquement parvenue à une dimension nationale et populaire ?
Il reste à effectuer encore pour le Mexique le grand saut dans la réalité populaire nationale, par l’écrasement du féodalisme, la libération des forces démocratiques et donc la mise au pas de la soumission au capital étranger et aux monopoles locaux, l’ensemble formant le capitalisme bureaucratique.
Ce saut doit assumer l’unité, l’unification, la République, brisant la logique d’une dimension « impériale » transversale parallèle aux découpages « semi-étatiques semi-provinciaux » avec tout l’arrière-plan clanique, patriarcal, communautaire… prétexte à des pirates des temps modernes.
L’histoire de l’Équateur a le mérite d’une très grande continuité. Les processus s’emboîtent avec relativement de la simplicité, tout en donnant un caractère relativement tourmenté aux événements.
Si la question nationale reste compliquée, l’établissement comme pays obéit à une véritable cohérence.
Historiquement, la zone qui correspond à l’Équateur était peuplé de nombreuses tribus, une cinquantaine, vivant à un stade cependant encore relativement éloigné du mode de production esclavagiste.
Les familles des langues
Certaines habitaient les zones montagneuses. L’une des plus importantes, celle des Cañaris, se situait au sud et avait développé l’artisanat et l’agriculture (maïs, pomme de terre, quinoa).
Les Puruae se situaient au centre, pratiquant notamment l’élevage des camélidés et une agriculture avec un système de terrasses agricoles. Les Shiri étaient également au centre ; on sait peu de choses sur eux.
Figure de la civilisation Jama-Coaque
D’autres tribus vivaient sur la côte.
On a les Hancavilca, au centre du pays, qui s’appuyaient sur la pêche et l’agriculture, mais également sur le commerce maritime.
D’autres tribus similaires étaient les Karas également au centre, les Punae au sud, les Tumbe au nord,
On a enfin des tribus qui vivaient en Amazonie, dans des régions très difficiles d’accès avant l’époque moderne.
Les Bracamaro étaient des chasseurs-cueilleurs, tout comme les Jibaros (connus pour leurs réductions de têtes) et les Záparo.
Les conflits entre tribus ont abouti, comme toujours en Amérique précolombienne, à l’établissement d’alliances, sous la forme de confédérations.
Cela donne ce qui a été appelé le « royaume de Quitu », sous l’égide des Kara, rejoints par les Cañaris et les Puruae.
Il est difficile de savoir si cette entité relevant de l’embryon d’une cité-État est née véritablement au 15e siècle ou bien est apparue auparavant, en tout cas elle se fait écraser par les Incas, qui selon leurs chroniques intègrent la région en 1460.
L’expansion inca au nord
Face à la farouche résistance locale, les Incas vont alors déplacer des populations et commencer une colonisation. Ils mettent en place des systèmes d’irrigation, des temples, des forteresses, etc.
Quitu devient Quito (et donnera la base de la ville du même nom), centre d’un tambo inca, c’est-à-dire un poste de relais et d’administration.
Quito acquiert alors une place centrale à la mort du chef des Incas Huayna Capac, car il avait fait le choix de diviser l’empire en deux : le Nord avec Quito revenant à son fils Atahualpa, le Sud avec Cuzco revenant à son fils aîné Huascar.
S’ensuit une guerre civile et Atahualpa triomphe, dans un empire cependant affaibli.
Coup de chance inouï pour les conquistadors espagnols dirigés par Francisco Pizarro, c’est à ce moment-là qu’ils débarquent.
Ils tuent Atahualpa et reprennent à leur compte l’empire inca.
La mort d’Atahualpa dans la chronique de Felipe Guamán Poma de Ayala, 1615
Or, comme on le sait, les Espagnols vont mettre en place une nouvelle ville, Lima, comme capitale de la vice-royauté du Pérou, ainsi qu’un port non loin, Callao, par qui tout doit passer.
Quito est une ville à une altitude élevée, d’environ 2 850 mètres, et se situe à 1300 km de Lima à vol d’oiseau et, aujourd’hui encore, à plus de 1600 km par la route.
Cela signifie, comme on s’en doute, que la région de Quito est très à l’écart dans le cadre de la vice-royauté du Pérou.
On a ici une triple réalité, essentielle pour comprendre la question nationale de l’Équateur. Primo, il y a eu une vraie tendance unificatrice avec la confédération des tribus de la région de Quito.
Secundo, même si de manière très courte, Quito a joué un rôle à part dans le cadre de la guerre civile inca.
Tertio, le colonialisme espagnol met à l’écart la région de Quito, en fondant la Audiencia y Cancillería Real de Quito (l’audience et chancellerie royale de Quito).
Le parcours du conquistador Sebastián de Belalcázar
La Audiencia y Cancillería Real de Quito n’est donc pas indépendante formellement, elle est dépendante dans sa substance puisque tout est décidé à Lima, mais dans sa gestion, elle est clairement autonome, surtout dans le cadre d’une colonisation mise en place par une puissance féodale comme la monarchie espagnole.
En ce sens, on peut dire que la Audiencia y Cancillería Real de Quito est l’équivalent d’une sorte de baronnie.
Le baron local peut faire ce qu’il veut, mais il doit apporter ce que lui demande le pouvoir central.
Les moyens pour cela consistent en diverses formes d’exploitation (encomienda, mita, obraje, etc.) qui obligent les Indiens à travailler de manière semi-esclavagiste, dans l’agriculture et les mines.
Les gestionnaires de cette exploitation sont les criollos, c’est-à-dire les Espagnols nés en Amérique, mais les grands superviseurs sont les Espagnols péninsulaires, nés en Espagne.
Ce processus est parallèle à la colonisation, combinant corruption des chefs tribaux, expéditions militaires, envoi de missionnaires, etc.
Des villes sont fondées au fur et à mesure : Guayaquil et son port en 1537, Cuenca en 1557, Manta en 1583, Latacunga en 1584, Ambata en 1698, etc.
Les jésuites fondirent de leur côté trois Collèges, à Quito (1586), Cuenca (1638) et Riobamba (1689), ainsi que l’Université Saint-Grégoire à Quito.
Cependant, la Audiencia y Cancillería Real de Quito devait rester dans un cadre formel très précis.
La monarchie espagnole était monopoliste de type féodale et dirigeait toutes les richesses vers la métropole.
Les colonies espagnoles n’avaient le droit de faire que ce que la métropole autorisait ; le commerce intra-colonies était bloqué, tout comme la production de certains biens, afin de maintenir une dépendance généralisée à la métropole.
Cette situation fut considérée comme intolérable et provoqua deux troubles majeurs, dans le prolongement de la triple réalité de Quito à sa fondation comme Audiencia y Cancillería Real.
Dès 1592 eut lieu la révolution des Alcabalas (ce terme désignant l’impôt royal).
Le roi espagnol Philippe II, roi d’Espagne émit un décret établissant le paiement d’une nouvelle taxe de 2 % sur les ventes et les échanges, afin de mettre en place une flotte militaire pour protéger les colonies, notamment des pirates.
Ce décret de novembre 1591 fut reçu à Quito en juin 1592 et devait être officialisé en août, mais les criollos demandèrent une exemption.
Les Espagnols péninsulaires gérant l’administration n’y accordèrent aucune intention, aussi des réunions secrètes furent mises en place par les criollos, dans le but d’œuvrer à la lutte contre la taxe.
Pris de panique, l’administration en informa la Vice-royauté du Pérou, qui envoya des arquebusiers. Les criollos réagirent en mettant en place une force armée de mille hommes.
Un prêtre dominicain intervint et il fut parvenu à un compromis, les arquebusiers purent rentrer sans encombres dans la ville.
Une répression commença aussitôt, ce qui provoqua une réaction des criollos, mais il était trop tard : les forces armées royalistes avaient pris le contrôle des principaux points stratégiques, et la seconde vague de répression fut encore plus violente.
Cet épisode, même s’il concerne une population très restreinte, indique une profonde contradiction entre les criollos et les peninsulares.
Il se réédita d’ailleurs en 1765.
La monarchie espagnole avait mis en place une fabrique royale d’eau-de-vie, au statut monopoliste, et un bureau de douane à Quito.
Cela visait donc les producteurs d’alcool et la contrebande de marchandises et ce fut la révolte, avec l’établissement d’un pouvoir parallèle.
Les Espagnols péninsulaires étaient réfugiés dans les haciendas et les monastères, alors que les criollos contrôlaient de facto Quito, élisant même un roi mais celui élu refusa.
Finalement, la monarchie absolue capitula et abandonna ses projets.
C’était une victoire pour Quito, dialectiquement c’était l’opposé de la défaite de 1592.
On passe donc à quatre justificatifs pour l’existence du pays : la confédération indienne, Quito comme base centrale avec Cuzco lors de la guerre civile inca, la Audiencia y Cancillería Real de Quito, la double révolte des criollos.
C’est ce qui amène à l’émergence de Francisco Javier Eugenio de Santa Cruz y Espejo (1747-1795), connu sous le nom d’Eugenio Espejo.
Eugenio Espejo.
Ce penseur marqué par les Lumières était notamment l’auteur d’écrits satiriques contre le gouvernement placardés sur les églises ; il diffusa en 1779, sous le manteau, un écrit intitulé El Nuevo Luciano de Quito (Le nouveau Lucien de Quito, une allusion à l’auteur grec de l’antiquité Lucien de Samosate).
C’était là un acte de la plus haute valeur historique.
Eugenio Espejo était un métis, donc socialement il était dévalorisé par rapport aux péninsulaires et aux criollos.
Mais il était médecin et avocat, il portait un degré de culture en conflit flagrant avec la situation de la Audiencia y Cancillería Real de Quito.
D’autres écrits suivirent ; le régime chercha à s’en débarrasser en lui confiant le rôle de médecin dans une mission d’exploration. Il chercha sans succès à s’enfuir, mais ne fut pas emprisonné pour autant.
La pression historique était de son côté et, d’ailleurs, on lui confia une étude sanitaire alors que frappait la variole, une maladie qui fut l’une des grandes causes de l’effondrement démographique des Indiens pour qui la maladie était totalement nouvelle.
Son écrit Reflexiones acerca de un método para preservar a los pueblos de las viruelas (Réflexions sur une méthode pour préserver les peuples de la variole) eut un grand impact, jusqu’à Madrid, mais sa critique des négligences et des méthodes employées l’obligea à prendre la fuite.
Manuscrit des Réflexions sur une méthode pour préserver les peuples de la variole
Il prit la défense des Indiens de Riobamba face au clergé, ce qui lui valut des ennuis ; il fut finalement arrêté pour être accusé d’être l’auteur d’El Retrato de Golilla (« Le Portrait de Golilla »), une satire dénonçant le roi Charles III et le marquis de Sonora, ministre colonial des Indes.
Jugé à Bogota, il est finalement acquitté et, parallèlement, il obtient le droit de mettre en place une Escuela de la Concordia (« École de la Concorde »), qui prit ensuit le nom de Sociedad Patriótica de Amigos del País de Quito (Société Patriotique des Amis du Pays de Quito).
Cette Société s’installe dans l’ancien siège des jésuites et, récupérant les quarante mille ouvrages laissés sur place (eux-mêmes étant expulsés par la monarchie), Eugenio Espejo devient le directeur de la première bibliothèque publique.
La Société mit en place le premier périodique de Quito, les Primicias de la cultura de Quito (Les prémisses de la culture de Quito), en 1791.
Il n’y eut toutefois que sept numéros (Littérature ; Sciences et Arts : Essai sur la détermination des caractéristiques de la sensibilité ; Divers : Lettre au rédacteur en chef du journal sur les défauts du deuxième numéro, Histoire littéraire et économique I, Histoire littéraire et économique II, Histoire littéraire et économique III, Histoire littéraire et économique IV).
Dès 1793, la monarchie espagnole procéda à la dissolution de la Société.
Eugenio Espejo écrivit alors des ouvrages en faveur du libre-échange, s’opposant frontalement à la logique économique de la monarchie espagnole et celle-ci le définit en réponse comme « querelleur, espiègle, agité et subversif ».
Eugenio Espejo
Il fut envoyé en mission afin de l’éloigner, mais il s’enfuit encore et fut arrêté.
Il fut finalement accusé de conspiration en 1795 pour avoir placé des banderoles sur les croix de la ville, où étaient inscrits « Sous la protection de la croix, soyez libre, atteignez la gloire et le bonheur ».
Il est emprisonné et meurt de la dysenterie la même année.
Quelques années plus tard, en 1809, a lieu la révolte contre la monarchie espagnole, elle-même étant brisée dans la métropole par l’invasion napoléonienne.
Il semble alors cohérent de considérer que l’Équateur avait tout pour devenir un pays.
Avec Eugenio Espejo, on passe à cinq justificatifs en plus de la confédération indienne, de Quito comme base centrale avec Cuzco lors de la guerre civile inca, de la Audiencia y Cancillería Real de Quito, de la double révolte des criollos.
Eugenio Espejo est pour le libre-échange et il est pour que les Indiens aient l’égalité. Il est catholique mais s’oppose aux prérogatives du clergé ; il est pour les études, pour la connaissance. Il est une figure éminemment bourgeoise.
Cependant, regardons la composition de la Sociedad Patriótica de Amigos del País de Quito.
Voici le statut social des membres les plus notables :
– un baron, deux comtes, trois marquis ;
– l’évêque de Quito ;
– quatre avocats ;
– trois militaires ;
– une artiste en même temps grand propriétaire terrien.
On a là l’élite typique de la monarchie espagnole.
Les aristocrates sont d’ailleurs en même temps de grands négociants et de grands financiers, voire des figures des Lumières comme le comte Miguel de Gijón y León, ami de Denis Diderot.
Mémoire sur le libre commerce de Miguel de Gijón y León
En fait, on a ici l’ambiguïté des Lumières, puisque du point de vue de la monarchie en tant que régime, il était considéré qu’il pouvait être profité de ses apports (c’est le principe du « despote éclairé »).
Et, chose marquante, l’Équateur doit son nom à une expédition scientifique française, acceptée par le Roi d’Espagne et menée par Charles Marie de La Condamine.
Il s’agissait de vérifier l’hypothèse scientifique que la Terre est plus plate aux pôles, plus enflé au niveau de l’Équateur.
C’est pourquoi on doit dire que la révolte des criollos d’Équateur obéit à une combinaison de volonté subjective de modernisation et d’exigence objective d’expansion.
Voilà la raison pour laquelle la première rupture historique avec la monarchie espagnole sur le continent américain se produisit à Quito, en août 1809, avec la constitution d’un conseil de gouvernement provisoire.
Toutefois, concrètement, Eugenio Espejo était porté par la couche supérieure des criollos ; il n’est pas un activiste des commerçants et marchands, ni des indigènes.
Et ce sont les criollos les plus fortunés, de la haute noblesse, qui ont porté l’initiative de la rupture.
La prise du pouvoir en août 1809 est ainsi qualifié de « révolution des marquis » ; il n’y a aucune participation populaire.
Juan Pío Montúfar, Marquis de Marqués de Selva Alegre, dirigeant de la première Junta de Gobierno Autónoma de Quito, mourra en prison en Espagne
Il s’agit simplement d’une sorte de coup d’État, et d’ailleurs sont simplement emprisonnés le régent de la cour royale, le conseiller général, un grand marchand, le percepteur décimal, un commandant, l’administrateur des postes et quelques soldats suspects.
Le président de la Cour royale a été assigné à résidence.
La sentence va être tout à fait logique.
Le nouveau pouvoir est isolé, tant dans la ville que dans la région.
Il se retrouve tout seul face à quelques milliers d’hommes envoyés par la Vice-royauté du Pérou et il capitule alors.
C’est là un épisode central de l’histoire de l’Équateur. Toutes les séquences accumulées auparavant avaient donné un véritable contour au pays… et il y aurait pu y avoir un soulèvement général.
Seulement voilà, ce qu’il faut bien saisir, c’est que dans chaque séquence, c’est la question de l’administration du pays qui a été l’aspect principal.
La confédération indienne avait modifié les modalités administratives, tout comme ensuite l’empire inca, puis enfin la Audiencia y Cancillería Real de Quito.
Somme toute, la double révolte des criollos allait dans un sens de changement des mesures prises.
Seul Eugenio Espejo avait cherché à apporter un réel contenu nouveau, dépassant le principe administratif, pour aller dans le sens d’apporter les Lumières.
La « révolution des marquis » a assassiné ce projet.
Le drapeau des criollos révoltés
C’est très différent des autres pays latino-américains, car ici le projet initial semblait véritablement relever d’une perspective ayant du contenu ; on n’a pas simplement des criollos s’appropriant le pays en profitant de l’échec de la monarchie espagnole face à Napoléon.
Néanmoins, le caractère élitiste des Lumières dans une partie du monde très isolée a transformé le « projet » en son contraire.
Par conséquent, dès octobre 1809, l’ordre est rétabli à Quito et s’ensuit une répression.
Ne restait alors aux élites criollos plus que la fuite en avant.
Le 2 août 1810, une opération est lancée pour libérer les prisonniers. Cela débouche sur le massacre de 300 personnes par le camp royaliste, ce qui provoque une onde de choc dans l’ensemble des colonies et jusqu’en Espagne.
La « junte » ayant pris le pouvoir en l’absence du roi en Espagne nomma alors quelqu’un pour aller à Quito, mais cela ne fit qu’embrouiller les choses avec la Vice-royauté du Pérou.
L’indépendance vis-à-vis de la monarchie espagnole est alors proclamée en octobre 1811 et il fut proclamé artificiellement en février 1812 un Estado de Quito (État de Quito), dont l’armée parvint à battre les Espagnols à la bataille de Chimbo, en juillet 1812.
Soulignons le nombre très restreint de protagonistes : 1000 soldats contre 600.
Le palais royal de Quito, où fut proclamé l’Estado de Quito
Quelques mois plus tard, c’est toutefois la victoire royaliste à la bataille de Mocha (5000 soldats contre 3500), puis une nouvelle fois à celle d’Ibarra (600 hommes contre autant de l’autre côté).
En décembre 1812, l’Estado de Quito n’existe déjà plus.
La monarchie espagnole réussit ensuite à maintenir sa domination, le processus d’affirmation de l’Équateur s’est effondré.
Il faudra la rébellion de Guayaquil en 1820 et le soutien militaire venu d’autres colonies pour que la victoire sur les royalistes soit obtenue (lors de la bataille de Pichincha engageant quelques milliers d’hommes), et encore avec comme conséquence l’intégration en juillet 1822 à la République de Colombie.
La République de Colombie
Celle-ci ne put pas se maintenir, de par sa construction artificielle, et Quito se retrouva indépendante en 1830.
Le premier drapeau de l’Équateur
Cependant, ce n’était plus Quito, mais désormais Guayaquil qui prévalait.
C’en était fini du parcours de Quito comme clef de l’histoire de l’Équateur et on a ici un tournant historique.
Guayaquil, avec son port, devient le grand centre économique, avec des marchands et commerçants tournés vers l’extérieur et désormais alliés aux grands propriétaires terriens de l’intérieur des terres.
La Quito de Eugenio Espejo s’était transformé en Équateur semi-féodal semi-colonial.
L’ Équateur en 1830
C’est un général vénézuélien qui fut le premier président (se faisant débarquer lors de la « révolution de mars » en 1830), le catholicisme devint la religion d’État, etc.
Comme il se doit, les féodaux maintenaient une pression trop grande sur les capitalistes vendus aux pays européens (principalement le Royaume-Uni), ce qui donna un long conflit entre « conservateurs » et « libéraux ».
D’abord, on a la dictature de Gabriel García Moreno, chef suprême de la Nation équatorienne, de 1859 à 1875, à la fois meurtrière et catholique fanatique, le pays étant qualifié de « République du Cœur de Jésus ».
Gabriel García Moreno
Puis, les libéraux parvinrent finalement à une modernisation, sous l’égide d’Eloy Alfaro, qui fut Chef suprême de la République de 1895 à 1897, puis président de 1897 à 1901 et de 1906 à 1911.
Eloy Alfaro
C’est la « révolution libérale », avec l’établissement de la laïcité, des normes sociales, etc. Celle-ci se termine forcément mal, comme il se doit encore et toujours, avec une partie des libéraux qui rejoint les conservateurs.
Le processus est stoppé, jusqu’à un équilibre qui met en place un capitalisme bureaucratique conjuguant les féodaux et les capitalistes vendus aux pays européens.
Au passage, Eloy Alfaro finit ainsi lynché par ses opposants, en 1912, alors qu’il tentait de refaire un soulèvement armé comme il l’avait déjà fait auparavant.
Ses propos suivants reflètent bien ses espoirs, lui qui par ailleurs tendait à prôner un retour de l’Équateur dans la Colombie, cherchant à faire vivre le fantasme d’un libéralisme latino-américain.
« L’évolution de la pensée libérale en Équateur est de nature sociale, et sans le chemin de fer, sans ce fil conducteur entre le progrès et l’abîme, toute avancée vers l’avenir est impossible.
Le chemin de fer doit servir le développement du progrès le plus large, en unissant les zones rurales, industrielles et commerciales du pays. Sur la voie de la démocratie, la société équatorienne doit subir une transformation morale, intellectuelle et, si l’on peut dire, physique.
Sans le chemin de fer, ce fil conducteur révolutionnaire, toute tentative de réforme progressiste est vouée à l’échec. C’est pourquoi mon rêve, ma mission principale, mon programme politique se résument en un seul mot : le chemin de fer. »
« Mes lignes paraîtront peut-être amères à certains, mais la vie est trop courte pour dissimuler à quelqu’un toute l’obscurité et la prose de l’existence.
Je suis sûr que le jour viendra où le libéralisme latino-américain remportera la bataille contre les ennemis sans scrupules du progrès, et où les mensonges se transformeront en vérité. »
L’existence du chemin de fer dont parle Eloy Alfaro s’appuyait bien entendu sur le capital britannique ; les espoirs d’Eloy Alfaro étaient vains, lui-même n’étant que l’agent de la modernisation du capitalisme bureaucratique.
Sa mort fit cependant de lui un martyr et ce fut le prétexte au nom d’une organisation armée de 1983 à 1991, ¡Alfaro Vive, Carajo! (Alfajro vit, diable !).
C’est conforme à la tendance dans la plupart des pays latino-américains d’avoir des mouvements idéalisant une faction considérée comme bourgeoise libérale-sociale, en raison de son opposition aux conservateurs.
Il existe une immense scène littéraire équatorienne, avec un intense rapport au réalisme ou du moins à la réalité.
Une des œuvres parmi les plus célèbres présente cette opposition libéraux / conservateurs : A la costa [Vers la côte, l’ouvrage n’a pas été traduit en français] de Luis Alfredo Martínez Holguín, publiée en 1904.
Ami d’Eloy Alfaro, par ailleurs lui-même peintre, diplomate, ministre de l’Éducation, Luis Alfredo Martínez Holguín oppose la costa (la côte) laïque, métisse et tournée vers l’extérieur à la sierra (la zone montagneuse) conservatrice et indienne.
C’est le contraste équatorien actuel qui joue pleinement dans l’identité du pays.
Quito et Guayaquil ont approximativement la même population (2,1 millions et 2,6 respectivement, pour 18 millions d’Équatoriens), la première est la capitale administrative et la seconde la capitale économique.
Guayaquil
Les habitants de Quito sont considérés comme polis et cultivés, mais froids et hautains, ceux de Guayaquil comme vifs et directs, mais bruyants et désorganisés.
Quito
Un ouvrage inversement très connu mondialement est Huasipungo de Jorge Icaza, publié en 1934, une description réaliste particulièrement brutale de la situation des Indiens, dont le prestige fut immense. Le succès de l’ouvrage en URSS l’amena à y devenir l’ambassadeur équatorien.
Il faut également mentionner le groupe de Guayaquil, avec des auteurs s’alignant sur une certaine perspective réaliste et engagés à gauche dans l’esprit : José de la Cuadra, Enrique Gil Gilbert, Demetrio Aguilera Malta, Alfredo Pareja Diezcanseco, ainsi que le communiste Joaquín Gallegos Lara.
Il faut également mentionner Humberto Salvador (Camarada en 1933, Trabajadores en 1935).
Toute cette critique n’est pas que littéraire si on la place dans le prolongement de l’œuvre d’Eugenio Espejo.
Plutôt que de considérer que le libéralisme a échoué, de s’imaginer qu’Eloy Alfaro a été éventuellement trahi, il faut se fonder sur la dimension semi-féodale semi-coloniale de l’Équateur.
Cela donne deux aspects. Tout d’abord, la féodalité se maintient, même si à travers des modernisations.
Si on prend les années 1960, on a moins de 0,5 % des propriétaires fonciers qui contrôlent près de 50 % des terres cultivées du pays. La situation reste la même aujourd’hui.
Et si on prend les 10 % des plus grands propriétaire fonciers, ils possèdent l’écrasante majorité des terres, hier comme aujourd’hui.
Le drapeau de 1860 à 1900Le drapeau de 1900 à 2009Le drapeau depuis 2009
Ensuite, il y a la pénétration du capital des pays impérialistes, principalement la superpuissance impérialiste américaine. Le libéralisme n’a jamais pu se développer réellement, et ce en raison de l’échec d’Eugenio Espejo, et non d’Eloy Alfaro.
On a la preuve de cela avec l’instabilité du régime, qui est de type capitaliste bureaucratique.
Entre 1931 et 1939, la fonction présidentielle fut ainsi successivement occupée par 14 personnes ; plus généralement, il y a la persistance des coups de force, voire des coups d’État en tant que tel.
La crise sécuritaire massive depuis 2021, avec une affirmation sanglante des organisations criminelles, reflète un problème de fond, lié à un pouvoir diffus lié à des forces centrifuges.
Il n’y a jamais de développement harmonieux possible, car le féodalisme et la dimension semi-coloniale s’affrontent, tout en étant les deux aspects d’une même pièce.
Cette faiblesse a coûté cher à l’Équateur, faible intérieurement, faible structurellement.
En 1857, le pays veut vendre une petite partie de son territoire à des créanciers britanniques, mais le Pérou intervient, prend Guayaquil et annexe le territoire en question.
En 1942, le Pérou réédita une opération militaire, annexant 200 000 km² de l’Équateur, soit quasiment la moitié du pays !
Les pertes de territoires, en vert clair (wikipedia)
Autrement dit, en l’état, l’Équateur est condamné à être à la marge de tout développement réel, exactement comme au début de son histoire, lorsqu’il était la Audiencia y Cancillería Real de Quito !
Il faut donc repartir de l’échec d’Eugenio Espejo, mais il y a cependant deux aspects qui sont impérativement à prendre en compte, de par leur immense importance.
D’une part, l’Équateur est d’une signification essentielle sur le plan de la biodiversité. En superficie, c’est la moitié de la France (ou neuf fois la Belgique).
Cependant, on y trouve 25 000 espèces de plantes vasculaires (contre 17 000 en Amérique du Nord).
C’est l’un des pays où le nombre d’espèces de vertébrés pour 1 000 km² est le plus élevé. Le nombre d’espèces de mammifères présents est très élevé (entre 300 et 500 selon les définitions).
Il y a autour de 1600 espèces d’oiseaux (ce qui est le cas également au Brésil, au Pérou, au Venezuela), environ 400 espèces de reptiles, à peu près 500 espèces d’amphibiens, de 800 à 1000 espèces de poissons marins, de 300 à 400 espèces de poissons d’eau douce.
Toute évolution d’un pays se joue dans le rapport entre celui-ci et les autres pays, entre l’humanité de ce pays et la planète comme Biosphère à travers les modes de production et leurs transformations.
Par conséquent, la question de la protection de la Nature doit jouer un rôle essentiel en Équateur.
C’est un aspect essentiel de la dimension démocratique que doit posséder la révolution équatorienne absolument nécessaire pour mettre à bas le capitalisme bureaucratique.
D’autre part, le métissage n’a cessé de progresser en Équateur.
La grande majorité de la population est désormais métissée, d’où inversement la tentative post-moderne de jouer sur les identités pour diviser le peuple.
La Constitution équatorienne de 2008 (voté par référendum avec 63,9 % de votes favorables) est une machine à illusions en général : l’économie équatorienne devrait être une économie sociale et solidaire et non se fonder sur l’économie de marché, par exemple.
Mais surtout, l’Équateur est défini comme un pays « plurinational ».
Sont reconnues comme langues officielles des « rapports interculturels » le kichwa (parlé par un million de personnes environ) et le shuar (parlé par 45 000 personnes).
Cela veut dire que chaque langue porterait une « culture » et qu’elles seraient des outils de contact entre des entités en soi séparées.
À ce titre, les autres langues amérindiennes se voient reconnues et soutenues par l’État dans les différentes régions dans lesquelles elles sont parlées.
Le prélude à la constitution souligne dans la même perspective la volonté d’instaurer le « sumak kawsay », une expression kichwa désignant le « bien vivre ».
C’est un détournement de l’indigénisme et de son communautarisme afin de promouvoir la séparation et de diviser pour régner.
Bien sûr, on y a également la mise en valeur du mythe de « la integración latinoamericana – sueño de Bolívar y Alfaro » (l’intégration latino-américaine, rêve de [Simón] Bolívar et [Eloy] Alfaro).
Cela indique bien qu’on est dans la perspective contraire d’Eugenio Espejo. Son échec a provoqué le détour de l’Équateur dans son parcours historique, empêchant l’affirmation de la démocratie et du peuple.
Seule l’affirmation de la République, porteuse de science et de culture, comme véritable projet national, peut ramener l’Équateur sur le chemin du développement historique, celui qui mène au Socialisme et au Communisme.
Lorsque Christophe Colomb « découvre » l’Amérique en 1492, il arrive tout d’abord à une île des Bahamas, puis à Cuba et finalement à une île qu’il baptise La Española (Hispaniola dans sa version francisée).
Le premier voyage de Christophe Colomb (wikipedia)
Les habitants l’accueillirent très bien : ils furent mis en esclavage et la plupart moururent des maladies apportées. En moins de vingt ans, la population indienne passa de 1,3 millions à autour de 60 000.
Il ne resta rapidement plus rien des Arawaks, qui étaient répartis en quatre sous-ethnies (Lucayens, Ciguayos, Taïnos, Caraïbes) et qui vivaient de la chasse et de la pêche, avec un début d’agriculture.
Les habitants de l’île s’intégraient dans cinq regroupements dirigés par des « caciques »
La Española devient alors la première base d’appui à la colonisation espagnole, et ce immédiatement après la « découverte ».
La première ville fondée, La Isabela, fut abandonnée en raison du manque d’eau potable et de l’absence de possibilité facile pour les navires d’y parvenir ; les deux villes suivantes furent Concepción de La Vega (Concepción faisant référence à la Vierge Marie et La Vega désignant la plaine) et Santiago de los Treinta Caballeros (Saint-Jacques des Trente Gentilshommes).
Christophe Colomb fut mis de côté, d’autres villes furent fondées, dont la capitale Saint-Domingue, et surtout des esclaves africains furent importés, afin de généraliser les plantations de canne à sucre, ainsi que les mines toutefois très rapidement abandonnées.
Dans le processus de colonisation espagnole, on trouve à La Española, le premier évêché (1504), la première Capitainerie Générale, la première Vice-royauté et la première Audience Royale (1511), ainsi que la première église (Ermita del Rosario, 1496), les premiers hôpitaux (1503) et la première cathédrale (1530).
Hispaniola perd cependant son statut initial en raison de la découverte de « l’empire aztèque » qui s’effondre pratiquement immédiatement. Ce qui sera le Mexique par la suite devient alors la Nouvelle-Espagne, centre de gravité de la colonisation.
L’expansion coloniale espagnole à partir de Cuba et Hispaniola (wikipedia)
La Española, renommé Santo Domingo, devint un simple centre supervisant Cuba, Porto Rico, le Nicaragua, le Venezuela, et d’autres zones, mais tomba rapidement dans l’oubli, seule une partie de l’île est d’ailleurs réellement occupée.
Les pirates s’y précipitèrent alors, occupant eux aussi une partie de l’île et s’installant sur une grande île, à quelques kilomètres de la côte, la fameuse Tortuga.
Une carte de 1723
La monarchie espagnole pratiqua alors la politique de la terre brûlée sur les 3/5 de la partie qu’ils contrôlaient ou cherchaient à contrôler, mais les Français vinrent alors coloniser l’autre partie de l’île ; les Anglais essayèrent aussi d’occuper une partie de l’île, mais ils n’y parvinrent pas.
La partie française, la partie ouest de l’île, fut le lieu d’une occupation atroce, avec une main-d’œuvre esclave estimée à plusieurs centaines de milliers de personne, l’exploitation coloniale devint terrible et apporta des richesses majeures à la métropole.
La révolte des esclaves donnera ensuite naissance à Haïti.
La partie orientale consiste en Haïti, la partie occidentale en la République dominicaine
La partie espagnole, l’Est de l’île, fut momentanément occupée par les Français, mais les Espagnols les repoussèrent ; en fin de compte, l’administrateur de Saint-Domingue, José Núñez de Cáceres, fit un coup d’État pour fonder en décembre 1821 l’État indépendant de l’Haïti espagnol, qui annonça rejoindre la République de Colombie récemment formée.
Cet État n’exista que deux mois, puisque Haïti procéda en 1822 à l’invasion, avec 40 000 soldats, pour un pays approchant du million d’habitants ; l’État indépendant de l’Haïti espagnol n’avait que 80 000 habitants et répondit par l’organisation de 15 000 miliciens pratiquant une guerre de guérilla.
Le caractère féodal du nouveau régime haïtien avec ses conflits internes, ainsi que l’interdiction de l’espagnol et du catholicisme, galvanisèrent les Dominicains qui parvinrent à vaincre, au bout d’un long conflit, en 1844, sous l’égide de Juan Pablo Duarte, Ramón Matías Mella et Francisco del Rosario Sánchez.
Juan Pablo Duarte
Ce fut la naissance de la République dominicaine. Il fallut toutefois en 1861 faire face à une invasion espagnole, qui fut défaite en 1865.
Si les Dominicains perdirent 4 000 hommes, les Espagnols en perdirent 10 000 dans les combats, et 30 000 de la fièvre jaune.
Le drapeau de la République dominicaine
Les États-Unis songèrent alors à annexer la République dominicaine et un référendum y fut tenu en 1870, avec 15 000 votants pour une population de quasi 300 000 personnes.
99,93 % furent en faveur de l’annexion, mais finalement les États-Unis s’abstinrent de la réaliser.
Le camp pro-annexion était porté par les grands propriétaires terriens gérant des ranchs, ainsi que les exportateurs d’acajou ; leur faisaient face les grands propriétaires terriens avec des plantations de tabac.
La situation fut très instable ; de 1865 à 1879, il y eut 21 gouvernements et plus d’une cinquantaine de soulèvements, le pays en restant à un morcellement féodal dépendant des grands propriétaires terriens et de leurs rapports de force.
Le général Ulises Heureaux exerça alors le pouvoir, jusqu’en 1899, œuvrant à une unification des factions sous l’égide du capital britannique et américain.
Ulises Heureaux et son gouvernement
Il y eut, ensuite, en six ans, cinq présidents, quatre « révolutions ».
Des navires de guerre américains, français, italiens, néerlandais menacèrent alors Saint-Domingue terriblement endettée, et alors que les luttes entre « caudillos » précipitaient le pays dans le chaos, les États-Unis occupèrent le pays de 1916 à 1924.
Après un court intermède pseudo démocratique, le militaire Rafael Trujillo domina le pays de 1930 jusqu’à son assassinat en 1961, avec notamment la terrible police secrète, le Servicio de Inteligencia Militar.
Rafael Trujillo
Rafael Trujillo mettait en avant un nationalisme raciste ; ses photos étaient également manipulées avant de blanchir sa peau.
Un épisode terrible en ce sens eut lieu en 1937. Nommé Kouto-a (« le couteau ») par les Haïtiens et El Corte (« la coupe ») par les Dominicains, il consista en un immense massacre à la frontière avec Haïti, touchant les familles liées au travail dans la canne à sucre.
20 000 Haïtiens (hommes, femmes et enfants) furent massacrés, dans le cadre d’une fuite en avant visant à établir une idéologie « fondatrice » au régime.
Rafael Trujillo et sa famille possédaient des centaines de millions de dollars, la moitié des terres arables et 80 % du commerce de la capitale ; se désignant comme « l’anticommuniste numéro un », il signa en premier en Amérique latine un accord d’assistance militaire mutuelle avec les États-Unis.
La CIA se débarrassa toutefois de lui en raison d’un attentat mené par le Servicio de Inteligencia Militar au Venezuela ; en fait, Rafael Trujillo commençait à être en roue libre, surestimant sa propre importance dans le cadre du combat américain contre Cuba où Fidel Castro, lié au social-impérialisme soviétique, avait pris le pouvoir.
Sentant la crise, il avait de toute façon remis le pouvoir en 1960 à un de ses fidèles, Joaquín Balaguer.
Il ne put rester en place devant la contestation (et s’enfuit aux États-Unis), et Juan Bosch est alors élu en 1962.
Quelques mois plus tard, un coup d’État renverse celui-ci, en raison des réformes modernistes qu’il comptait entreprendre.
Des guérillas commencent à agir en réponse et les États-Unis occupèrent de nouveau le pays en 1965-1966.
Une apparence de démocratie fut alors mise en place, garantissant la stabilité d’un capitalisme bureaucratique dans un pays qui est un protectorat américain, dans un pays où 2,5 % des grands propriétaires terriens possédait 62,5 % des terres.
C’est ainsi Joaquín Balaguer qui revint, comme président de 1966 à 1978, puis de 1986 à 1996.
La production du pays reposait principalement sur les plantations de canne à sucre, ainsi que de bananes, avec également le café et le cacao.
Les bananes étaient naturellement surtout produites par la American United Fruit Company.
Si Saint-Domingue a réussi à savoir ce qu’elle ne voulait pas être, face à l’Espagne et Haïti, elle n’a pas réussi à se définir nationalement et est, dans les faits, immédiatement passé sous la coupe du capital étranger.
La croissance du matériau humain accompagne ce processus d’intégration-soumission : on a 146 000 habitants en 1860, 400 000 en 1890, 900 000 en 1920, 3 millions en 1960, 8,5 millions en 2002, 11 millions d’habitants.
C’est là le cœur de l’émergence nationale qui doit encore se réaliser. La grande majorité de la population est métissée, mêlant des origines espagnoles, africaines et indiennes, pour environ 8 % de noirs et 7 % de blancs.
L’émergence musicale du merengue et de la bachata, la vigueur du reggaeton et de la salsa, tout cela ne peut qu’amener la constatation de l’émergence du peuple avec des caractéristiques qui lui sont propres, et qui exigent l’expression de la démocratie.
Cuba est une île relativement grande : elle fait 1/5e de la France, 3,6 fois la Belgique. Elle est extrêmement célèbre, de par sa culture et son rapport conflictuel avec les États-Unis.
Néanmoins, ce n’est pas tout : Cuba, si l’on s’intéresse à l’Amérique latine, a la particularité de ne pas voir les Espagnols criollos, nés en Amérique, chercher à prendre le pouvoir aux dépens des Espagnols peninsulares, nés en Espagne même et au service de la monarchie espagnole.
Cette particularité a comme origine les modalités de la colonisation. C’est que Cuba a été « découverte » très tôt.
Christophe Colomb part d’Espagne en août 1492 ; il arrive à la mi-octobre à ce qui sera les Bahamas, puis à la fin octobre à ce qui va devenir Cuba.
Un mois plus tard, il arrivera à l’île qui donnera Haïti et la République dominicaine.
Néanmoins, c’est Cuba qui devient la tête de pont de la colonisation espagnole ; c’est de là que partent les navires des conquistadors qui vont prendre très rapidement le contrôle de ce qui sera le Mexique.
Le processus de démarrage est assez lent : l’île est découverte en 1492, c’est en 1508 qu’il est confirmé que c’est bien une île, car il était initialement considéré que c’était le continent asiatique qui avait été découvert.
La colonisation de l’île commence en 1511, la ville de Santiago de Cuba est fondée en 1514 et celle de La Havane en 1515.
Cuba aux 116e-17e siècles
Les populations autochtones – Guanahatabey, Ciboney et Taïno – sont immédiatement asservies dans la violence, succombant en grande partie aux maladies inconnues de leur système immunitaire.
La quasi-totalité des 350 000 « Indiens » périt, alors que les colons espagnols ont dès le départ la fièvre de l’or.
Avant même la fin de la colonisation, l’or accapara leurs efforts ; cependant, les mines exploitées dès 1512 sont déjà épuisées à la fin des années 1570.
Que faire alors de Cuba ?
Son emplacement géographique est important, mais le centre de gravité est désormais du côté de la Vice-royauté de Nouvelle-Espagne, le futur Mexique, juste en face de ses côtes, à 210 km.
Une carte de 1736
Il n’y a pratiquement plus d’Indiens et il n’est donc pas possible d’instaurer de vastes plantations où on pourrait les utiliser en les réduisant à un statut de semi-esclaves.
La solution trouvée fut d’importer une nouvelle marchandise humaine : les esclaves africains. 60 000 esclaves furent amenés à Cuba de 1521 à 1763, afin de travailler dans les plantations de canne à sucre.
On passe alors, en quelques décennies, à 100 000, puis 300 000 esclaves, en raison de la hausse de demande mondiale pour le sucre alors que la révolution anti-esclavagiste à Haïti y paralysait l’immense production locale.
Le processus se prolongera encore. Au total, entre 1790 et 1867, Cuba importera 780 000 esclaves.
Une esclave à Cuba, vers 1870-1880
Ceux-ci vivaient enfermés la nuit dans des baraquements avec des grilles de fer et des chiens pour les surveiller, ou emprisonnés dans des caves sales et humides.
Le travail épuisant, les coups incessants et la torture entraînaient un taux de mortalité effroyable, avec évidemment de fréquents suicides.
De très nombreux ouvriers agricoles étaient employés, consistant en des métis espagnols-indiens, espagnols-noirs, des noirs affranchis.
Tendanciellement, le travail salarié commençait à l’emporter, de par sa plus haute productivité ; néanmoins, le style général était marqué par l’esclavage et celui-ci était considéré comme incontournable, alors qu’en même temps son abolition semblait inéluctable.
En 1792, Cuba comptait 478 plantations de canne à sucre, 399 grandes fermes d’élevage et 7 814 petites exploitations de tabac, de légumes et d’élevage.
Le tabac, de très bonne qualité, va connaître au siècle suivant un très fort développement, notamment avec les cigares.
Plantation de canne à sucre
L’île de Cuba était également une base d’opération maritime, afin de surveiller une région où se déroule transit maritime des richesses depuis le continent américain jusqu’à l’Espagne.
Les pirates étaient très actifs dans la région, avec notamment l’île de Tortuga à 180 km, avec beaucoup de petites îles et d’îlots entre les deux.
Mais il y avait également les Britanniques, qui occupèrent La Havane pendant quasiment une année, en 1762.
La présence militaire espagnole et la peur d’une révolte des esclaves comme à Haïti (qui commence en 1791 pour triompher en 1804) explique pourquoi, lorsque la monarchie espagnole s’effondra en 1808 face à l’invasion napoléonienne, Cuba ne bascula pas dans les velléités indépendantistes.
Qui plus est, plus la monarchie espagnole reconstituée dès 1814, perdant au fur et à mesure ses colonies en Amérique, accorda toujours plus d’importance à Cuba, cette « perle des Antilles ».
Elle fit des concessions pour conserver l’île dans son empire.
Enfin, le plus riche des grands propriétaires terriens, Francisco de Arango y Parreño, décida de moderniser toutes ses plantations de canne à sucre, notamment en produisant directement du sucre raffiné.
Production de sucre raffiné, fin 19e siècle
Il procéda à des études approfondies en ce domaine et fit en sorte que triomphe la ligne selon laquelle Cuba devait remplacer en ce domaine l’ancien producteur numéro un mondial, Saint-Domingue devenu Haïti.
Cuba prend alors une direction totalement à rebours de ce qui se passe historiquement. L’esclavagisme vacille dans le monde, alors que la révolution française a un immense impact.
Même la prise unilatérale du pouvoir par les Espagnols criollos, nés en Amérique, dans les différents pays d’Amérique latine, a comme masque la « République ».
Cuba devient par contre un bastion esclavagiste d’une monarchie espagnole remise en place et s’arc-boutant sur des fondamentaux.
Fête de la Vierge en 1871
Cela ne veut pas dire qu’il n’y eut pas des tentatives de révoltes, mais à chaque fois la répression fut sanglante et leur dimension fut très restreinte.
Il y eut une contestation indépendantiste en 1810, une révolte des esclaves sous la direction du métis José Antonio Aponte en 1812, une tentative de soulèvement indépendantiste en 1823 par les Soles y Rayos de Bolívar (Soleils et Rayons de Simón Bolívar, Soleils et Rayons étant le nom d’une loge des Francs-maçons représentant les Espagnols criollos).
Enfin eut lieu en 1843-1844 une pseudo-conspiration dite de la Escalera, en fait une révolte des esclaves.
La Escalera signifie l’échelle : celle où était attaché un esclave devant être fouettée. 1844 fut el Año del Cuero, l’année du fouet.
On a alors un épisode, pratiquement inconnu, qui va changer le cours de l’Histoire.
Le militaire vénézuélien Narciso López cherche des appuis aux États-Unis pour un débarquement à Cuba, afin de prendre le contrôle de l’île.
Pourquoi est-ce essentiel ? Parce que l’action de Narciso López converge avec les États esclavagistes du sud des États-Unis.
Or, sa tentative, avec 600 hommes (appartenant la plupart à la franc-maçonnerie), échoue totalement en 1851.
La conséquence fut qu’incapable d’étendre l’esclavage vers le sud – une même tentative au Nicaragua s’avéra un échec – les États du Sud se virent dans l’obligation de rapidement se confronter à ceux du Nord, ce qui donnera de 1861 à 1865 la guerre de Sécession aux États-Unis, qui fit environ 750 000 morts.
Ce qu’il faut également noter, c’est que Narciso López avait prévu un drapeau pour son entreprise : c’est l’actuel drapeau cubain, avec un bleu légèrement plus foncé.
Il est étrange qu’un drapeau lié à un tel personnage ait été adopté.
Cela s’explique par la suite des événements. L’échec de Narciso López fit considérer aux États-Unis qu’il fallait cesser l’emploi de flibustiers et d’aventuriers, pour passer à un autre niveau.
On est à l’époque de Monroe, du nom de James Monroe, à la présidence de 1817 à 1825.
Cette doctrine affirme le rejet de toute intervention européenne sur le continent américain.
Dès 1854, les États-Unis considèrent ainsi qu’il faut prendre le contrôle de Cuba, non pas tant par hostilité envers l’Espagne, considérée comme une puissance secondaire, que par crainte que les Britanniques ou les Français ne se l’approprient.
Développement du chemin de fer à Cuba, directement en liaison avec la production de sucre
Il fut proposé 130 millions de dollars à l’Espagne, sous-entendant qu’en cas de refus ce serait la guerre.
Les anti-esclavagistes américains firent toutefois capoter le projet, par crainte de renforcer les États du Sud par l’apport d’un nouvel État esclavagiste.
Cependant, les Espagnols criollos commençaient à rompre avec l’Espagne.
Dans les années 1860, ils avaient réclamé une modification du tarif douanier et le droit pour Cuba d’envoyer des députés en Espagne, ce qui fut refusé.
Et, en février 1867, la monarchie espagnole introduisit un nouvel impôt sur la propriété foncière et industrielle.
Aussi, lorsqu’en septembre 1868 la monarchie espagnole commença à s’effondrer avec la reine obligée d’abdiquer, un riche propriétaire terrien lança en octobre la bataille pour l’indépendance.
Carlos Manuel de Céspedes libéra ses esclaves et, avec 37 personnes, proclama la république en armes ; naturellement, les États-Unis fournirent des armes et des volontaires.
Carlos Manuel de Céspedes
Lui-même meurt en 1874 et la guerre, qui dura dix ans, fut atroce, ravageant le pays et causant la mort de 300 000 morts.
Les 160 000 soldats espagnols mirent en déroute l’armée rebelle avec ses 12 000 soldats et 40 000 partisans.
La défaite cubaine de 1878 ne fut pas complète, l’Espagne étant obligée de reconnaître une certaine autonomie, l’abolition de l’esclavage en 1880 (réalisée en 1886), l’égalité des droits entre les Blancs et les Noirs en 1893.
La pression restait par contre quasi entière quant au reste. Les 3/4 du budget de Cuba servaient au remboursement de la dette nationale espagnole, au financement de l’armée, de la marine, de la police et de l’appareil administratif espagnols présents sur place.
Les taxes étaient énormes ; quant au vote, sur 1,4 million de Cubains, 10 000 avaient le droit de vote – et sur les 129 000 Espagnols présents, seulement 42 000.
De plus, l’abolition de l’esclavage désorganisa encore plus la production, alors que la bourgeoisie commerciale espagnole avait commencé à racheter des plantations de canne à sucre.
Commença alors l’instauration du métayage : des colons louaient des terres, dans le cadre d’un contrat avec les grands propriétaires terriens possédant les plantations de canne à sucre et les moyens de le raffiner. Dans les années 1880, 35 à 40 % de la canne à sucre cubaine était produite ainsi.
Cela ne put pas compenser l’efficacité de la production allemande, produite massivement non pas à partir de canne à sucre, mais à partir de betterave, suivant une découverte de Andreas Sigismund Marggraf en 1747.
L’Allemagne produisait déjà 1 million de tonnes en 1884, 1 891 461 tonnes en 1894, alors que Cuba ne dépassa le million de tonnes qu’en 1892, pour atteindre quasiment 1,1 million de tonnes en 1894 (soit autour de 15 % de la production mondiale).
En 1888, l’île comptait 619 ingenios, c’est-à-dire les sucreries liées aux plantations et destinées à produire le sucre raffiné à partir de la canne à sucre ; dans les années 1890, il n’y en avait qu’un peu plus de 400, en 1904, il n’en restait plus que 173.
Cet effondrement du rôle du sucre est strictement parallèle à la montée de la révolte indépendantiste.
Mais, en même temps, cette poussée indépendantiste convergeait avec la pénétration américaine.
Trinidad de Cuba au milieu du 19e siècle
En 1868, 54 % de la production sucrière était exportée vers les États-Unis ; en 1878, le pourcentage était passé à 81 %, en 1894 à 91,49 %.
Pour le reste de la production, on peut constater qu’en 1883, l’île comptait 127 fabriques de tabac, 62 distilleries, 27 tanneries et 17 conserveries.
Si la fin de l’esclavage avait supprimé les esclavagistes – par définition ultra- réactionnaires -, les grands propriétaires de plantations de canne à sucre, de sucreries et de fabriques de tabac formaient une élite rétive à la lutte pour l’indépendance ; ils vivaient à la Havane, un bastion pro-espagnol.
Cela explique les difficultés pour parvenir à relancer la lutte indépendantiste, et une tentative de relancer le soulèvement échoua en 1878-1879.
Il faut attendre 1895 pour qu’un groupe relance l’affrontement, sous l’égide du poète José Martí, qui tomba très rapidement les armes à la main.
José Martí et son fils en 1885
Une autre figure essentielle sur le plan militaire fut Antonio Maceo, qui participa en tout à 900 combats dans la lutte contre l’Espagne, et s‘affirma également opposé aux États-Unis.
Il faut également mentionner Ignacio Agramonte et Máximo Gómez, qui jouèrent un rôle de premier plan.
L’Espagne réagit avec terreur en parquant 400 000 personnes dans les premiers camps de concentration de l’histoire, qui provoqua la mort d’un quart des prisonniers.
200 000 autres personnes périrent durant le conflit, qui opposa 200 000 soldats espagnols à 50 000 rebelles.
Et c’est l’intervention des États-Unis, en 1898, qui fit basculer la victoire du côté cubain, avec une guerre hispano-américaine qui dura trois mois et demi.
L’Espagne céda alors aux États-Unis non seulement Cuba, mais également Porto Rico, Guam et les Philippines.
Membres de l’insurrection cubaine
Cuba devint donc « indépendante », mais en réalité c’était une colonie des États-Unis.
La capacité de ces derniers à intervenir avec autant de puissance provoqua une crise terrible dans les élites des pays décolonisés en Amérique et cela donna naissance à l’idéologie « latino-américaine », avec comme manifeste l’essai Ariel de l’Uruguayen José Enrique Rodó, publié en 1900.
Les États-Unis firent d’ailleurs signer un traité qui prévoyait l’entrée de troupes américaines à Cuba, avec l’administration de l’île par un gouverneur général américain à compter du 1er janvier 1899, jusqu’à l’adoption d’une constitution et l’élection d’un président par Cuba.
Le Congrès américain n’a ensuite approuvé la constitution cubaine qu’après avoir reconnu l’amendement Platt, lui-même intégré dans la constitution cubaine.
On y lit notamment que :
« Le gouvernement de Cuba accepte que les États-Unis puissent exercer le droit d’intervention pour préserver l’indépendance de Cuba et maintenir un gouvernement capable de protéger les vies, la propriété et la liberté individuelle. »
Cuba n’avait pas le droit de conclure des accords avec des États étrangers ou de recevoir des prêts étrangers sans le consentement des États-Unis, ces derniers pouvant intervenir dans les affaires intérieures de Cuba et maintenir une base navale à Guantanamo (75 kilomètres carrés de terre et 35 kilomètres carrés pour sa zone maritime).
L’indépendance cubaine de 1901 est ainsi ouvertement artificielle. Peut-on même parler d’une nation cubaine ?
Voyons déjà quelle est la situation économique de l’île.
En 1899, à la veille de l’indépendance obtenue sous l’égide des États-Unis, on a :
– 1,5 million d’habitants au total ;
– 295 000 personnes travaillant dans l’agriculture ;
– 79 000 personnes travaillant dans le commerce et les transports ;
– 93 000 personnes travaillant dans diverses industries ;
– 141 000 personnes travaillant comme domestiques ;
– 8 700 personnes travaillant dans les professions intellectuelles.
Et l’ossature de tout, c’est le sucre, exporté aux États-Unis surtout. Il faut se fonder là-dessus.
La dynamique générale est forcée, on a une culture à visée exportatrice, et une économie qui sert celle-ci, depuis sa fondation même.
Rappelons maintenant la définition scientifique de la nation :
« une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit dans la communauté de culture » (Staline).
Cuba n’a pas eu, avant 1901, de communauté stable.
L’esclavagisme déchirait la population et, comme on le sait, l’esclavagisme implique qu’on en est au mode de production esclavagiste, avant même la féodalité, et loin du féodalisme tardif où le capitalisme émerge et commence à unifier nationalement.
La vie économique était subjuguée par l’Espagne.
Il y a la communauté de langue, mais comme appendice colonial, même si en pratique Cuba a fait émerger une puissante littérature.
On doit alors dire que c’est la formation psychique qui a joué principalement pour Cuba, parce que c’est une île.
L’exigence d’un pouvoir local, sur une île, apparaît d’elle-même une fois que l’île a une certaine cohérence.
1901 ne doit donc pas être considéré comme la fin du processus national, mais en fait comme son commencement.
L’unification du pays et son indépendance formelle pose un cadre qui, comme c’est une île, décide de tout.
C’est ce qui explique la suite.
Le premier président, en 1902, fut Tomás Estrada Palma ; cet indépendantiste avait vécu quasiment trente ans aux États-Unis, ayant d’ailleurs acquis la nationalité américaine.
Il se représenta en 1906 et emporta une élection présidentielle marquée par des violences, les fraudes électorales massives, les manipulations, les pots-de-vin.
Cela força les États-Unis à intervenir militairement, instaurant un gouvernement militaire, sous la direction de l’amiral William Howard Taft (futur président des États-Unis) puis de Charles Edward Magoon, jusqu’à l’arrivée d’un nouveau gouvernement cubain en 1909.
L’amiral William Howard Taft, gouverneur provisoire de Cuba, futur président des États-Unis)
D’autres interventions américaines eurent lieu : en 1912 pour épauler le régime dans sa répression de la grande révolte des Noirs contre le racisme, et en occupant le pays de nouveau de 1917 à 1922 pour stopper l’instabilité du régime.
On ne saurait parler de nation indépendante quand on voit cela.
Cependant, ce qui va sauver le régime pendant un temps, c’est que la première guerre mondiale empêche pour beaucoup l’utilisation des terres agricoles produisant du sucre en Europe, avec la betterave, ou bien la distribution de la production.
Les prix vont augmenter et Cuba, devenu le premier producteur mondial (avec 25 %-30% du total, jusqu’aux années 1970).
Qui plus est, les États-Unis instaurèrent la prohibition de 1920 à 1933, ce qui fit du pays un lieu de tourisme pour l’alcool.
La Havane vers 1900
Cette croissance économique était toutefois désordonnée, de par la naissance de Cuba « indépendante » comme colonie américaine.
C’est ce qui amène au pouvoir le général Gerardo Machado y Morales, de 1925 à 1933, qui va essayer de verrouiller le système dans la violence, en laissant les choses en état.
C’était intenable et il fut renversé.
Les États-Unis feignent alors de ne plus se mêler des affaires cubaines – un traité américano-cubain des relations est signé en 1934 – mais c’est un militaire, Fulgencio Batista, qui prend le pouvoir de 1933 à 1940 par différents présidents homme de paille.
Il ne faut pas croire, toutefois, qu’on est dans un retour en arrière.
Bien au contraire, on est dans l’instauration d’un capitalisme bureaucratique moderne, avec par exemple la mise en place d’un ministère du Travail, la nationalisation de l’électricité, la limitation du travail hebdomadaire à 48 heures, le droit de vote des femmes…
La constitution de 1940 instaure le salaire minimum garanti, les congés payés, la réglementation du licenciement, l’établissement d’un système d’assurances maladie et d’allocations chômage, le financement des retraites…
On a ici une modernité nécessaire au capitalisme bureaucratique, c’est-à-dire aux grands propriétaires terriens et aux capitalistes liés à l’étranger.
Cet étranger, ce sont bien sûr les États-Unis. L’écrasante majorité des importations vient des États-Unis, l’écrasante majorité des exportations va aux États-Unis, et consiste surtout en le sucre, qui constitue 30 à 40 % du PIB.
Les capitalistes des États-Unis détiennent la moitié de la production de sucre, mais également les raffineries de pétrole, les plus grandes usines, des mines, des services publics de l’électricité et du téléphone, des grandes propriétés terriennes et des ranchs, etc.
Dans ce processus, La Havane est devenue un bastion de la prostitution et des casinos, avec 300 000 « touristes » venant chaque année des États-Unis.
La mafia américaine est omniprésente : c’est dans un grand hôtel de La Havane qu’elle tient une très grande réunion de ses dirigeants, afin de prendre des décisions stratégiques.
Il y a donc une réelle croissance : dans les années 1950, le PIB de Cuba est relativement au niveau de celui de l’Italie.
On y trouve une médecine efficace, le pays a très tôt un service de télévision, et le second pays au monde à avoir la télévision en couleur.
En même temps, les masses sont appauvries par le caractère purement saisonnier du travail dans les champs.
L’agriculture du pays est faible ; on y produit du tabac, du café, du cacao, des agrumes, des bananes, de l’ananas, du maïs, du riz, des haricots, mais la quasi-totalité de la farine consommée, une part importante du riz et des matières grasses, sont importés.
C’est ce qui explique la révolution cubaine de 1959. Ce n’est pas une révolution comme soulèvement contre une situation bloquée, misérable. C’est une révolution afin de modifier la répartition des parts de la croissance.
Et la cause, c’est le retour de Fulgencio Batista.
Fulgencio Batista en 1938
Celui-ci avait perdu les élections en 1944, après les avoir gagné en 1940, en ayant le pouvoir depuis 1933 néanmoins. Il revient en 1952, par un coup d’État.
La révolution cubaine n’est ainsi pas tant une révolte contre le « second » Batista qu’une tentative de relancer le « premier » Batista modernisateur.
C’est exactement comme au Venezuela, autre pays où une production particulière joue un rôle central (ici le pétrole), où le « »socialiste » Hugo Chávez prolongeait la modernisation du dictateur militaire Marcos Pérez Jiménez.
Le cœur de la « révolution cubaine », c’est pour cette raison le Partido del Pueblo Cubano – Ortodoxos (Parti du Peuple Cubain – Orthodoxes), dont l’une des figures est Fidel Castro, notamment passé par l’ultra-activisme très violent à l’université.
C’est un parti qui regroupe des libéraux, des patriotes horrifiés par la transformation du pays avec la prostitution et les casinos, des nationalistes, des jeunes idéalistes plus ou moins proches des communistes.
Tout à fait dans la culture latino-américaine du coup de force, Fidel Castro a tenté l’aventure, avec l’assaut par 200 hommes armés, le 26 juillet 1953, à Santiago de Cuba, de la forteresse de la Moncada, un camp militaire hautement fortifié avec une garnison de 3 000 soldats.
Ce fut un désastre, suivi d’une vague de terreur, avec un état de siège ordonné de 90 jours, durant en réalité plus d’une année.
Fidel Castro arrêté et interrogé après l’échec de l’assaut de la forteresse de la Moncada
Les libertés civiles furent encore plus suspendues de la part d’un régime qui au total aura assassiné 20 000 opposants, et furent prononcés l’interdiction des grèves et des rassemblements, ainsi que des organisations communistes.
Afin de lâcher du lest, Fulgencio Batista organisa toutefois des élections en 1954, que bien entendu il gagna. Et après moins de deux années de prison, les assaillants de la Moncada furent libérés.
Fidel Castro fonda alors le Movimiento 26 de Julio, le Mouvement du 26 juillet. Le débarquement en 1956 sur la côte cubaine à bord d’un yacht, le Granma, depuis le Mexique, avec 82 guérilleros, manqua d’échouer.
Seulement 22 personnes parvinrent à survivre, dont l’Argentin Ernesto « Che » Guevara.
Ce fut le début de la mise en place d’une guérilla dans les montagnes de la Sierra Maestra, alimentée en guérilleros par la section urbaine du Movimiento 26 de Julio.
Dans la Sierra Maestra
Cette section urbaine était clairement d’orientation libérale.
Et c’est elle qui va se retrouver aux commandes lorsque le régime, malgré une intervention militaire massive, ne parvient pas à déloger les quelques centaines de guérilleros des zones montagneuses, et qu’en même temps la contestation et la grève générale provoque sa chute.
Guérilleros à la chute du régime
La révolution cubaine, qui triomphe le 1er janvier 1959, a amené au pouvoir des gens soucieux uniquement de réformer Cuba.
Ainsi, le président nommé pour la transition fut l’avocat libéral Manuel Urrutia Lleó, un opposant de longue date à la dictature.
Le premier ministre nommé fut José Miró Cardona, un autre avocat libéral ; c’est un philosophe libéral, Roberto Agramonte, qui fut ministre des Affaires étrangères. Le ministre de l’Agriculture fut Humberto Sorí Marin, également un libéral.
Felipe Pazos, nommé à la tête de la Banque de Cuba, était ouvertement pro-capitaliste et d’ailleurs l’un des signataires avec Fidel Castro du Manifiesto de Sierra Maestra, en juillet 1957.
L’objectif de la révolution est présenté dans ce manifeste comme « una Cuba Libre, democrática y justa » (une Cuba libre, démocratique et juste) ; il n’y a strictement aucun autre contenu que celui de l’idéologie libérale face à la dictature.
Le troisième signataire du manifeste, Raúl Chibás, fut quant à lui nommé ministre des Finances.
Tous ces hommes, lors du très rapide tournant effectué par Fidel Castro, vont tous rejoindre ensuite les États-Unis et devenir des opposants farouches au nouveau régime.
Fidel Castro et l’URSS social-impérialiste ont développé ici l’argument suivant : tous ces gens étaient des bourgeois, qui étaient au gouvernement, mais qui se trouvaient en opposition au peuple qui avait fait la révolution. Heureusement, comme Fidel Castro avait été nommé délégué du président aux forces armées, et étant le chef du Mouvement du 26 Juillet, la révolution avait pu être « sauvée ».
Tout cela est, bien entendu, totalement faux. Fidel Castro devint rapidement premier ministre, dès fin février 1959 ; en juillet de la même année, le processus de purge est pratiquement terminé.
Mais ce basculement n’engage pas les masses.
Fidel Castro en visite à Washington en avril 1959
Il faut maintenant comprendre ce qui s’est réellement passé. Fidel Castro ne représente pas les masses populaires. Il représente la nécessaire intervention pour maintenir en place le capitalisme bureaucratique.
C’est là le paradoxe historique, avec l’initiative des libéraux se retournant en leur contraire. Les libéraux ne voulaient pas changer l’ordre social, ils voulaient en rétablir l’équilibre.
Il était impossible que les larges masses restent à l’écart du développement économique et que le régime soit une simple dictature chapeauté par les militaires à la demande des États-Unis.
Pour les libéraux, dont Fidel Castro, la trajectoire imposée par Fulgencio Batista et les États-Unis aurait abouti, selon eux, à l’implosion du pays.
Mais il n’y a pas de remise en cause fondamentale de l’ordre social : on est dans l’aile modernisatrice du capitalisme bureaucratique.
Ernesto « Che » Guevara et Fidel Castro
Cependant, de par la configuration des choses, une modernisation impliquait des mesures de fond, permettant l’installation des masses dans la politique et l’ordre économique.
Il n’y a pas de modernité sans électricité ni sécurité sociale, sans participation des masses aux institutions.
Fidel Castro représente ainsi l’aile la plus conséquente des libéraux, et dut donc se confronter aux libéraux qui rejetaient l’inscription à marche forcée des masses dans le cadre politique et économique.
Pour les libéraux, les mesures de Fidel Castro relevaient du communisme – alors qu’en fait, il y avait une dimension collective de par la socialisation exigée. Mais c’était inéluctable du point de vue de la modernité.
Pourquoi alors Fidel Castro a-t-il réussi sa démarche ?
Justement parce que cette modernité sociale, où les masses s’engouffraient, ont été soutenues par les masses, donnant une apparence « socialiste ».
En réalité, tout a été mis en place par en haut, comme dans les autres pays d’Amérique latine, sauf qu’à Cuba la modernisation sous l’égide du capitalisme bureaucratique a nécessité une rupture.
Et cette rupture s’est produite avec les États-Unis, qui ont simplement été remplacés par l’URSS.
S’il n’y avait pas eu cette rupture, Cuba se serait totalement effondré, car l’activité des États-Unis à Cuba était insoutenable matériellement. D’où le soutien au nouveau régime.
Maintenant, il faut bien comprendre que le noyau dur de la situation, c’est le sucre.
C’est, en fait, exactement la même situation qu’au Venezuela, où c’était toutefois le pétrole qui jouait le rôle du sucre.
Car, on l’aura compris, l’existence d’une vaste production centrale formait l’ossature du capitalisme bureaucratique.
La nouvelle bourgeoisie bureaucratique, cette fois soumise à l’URSS et modernisatrice, a pu se mettre en place grâce à un appareil mis en place directement sur la production de sucre.
Ce sont les bénéfices liés au sucre qui ont permis à Cuba d’avoir un nouveau régime « nationaliste » comme ont pu l’être le Venezuela, l’Iran, les pétro-monarchies.
En pratique, il est procédé en 1961 à l’unité des organisations du Movimiento 26 de Julio de Fidel Castro, du Partido Socialista Popular (Parti Socialiste Populaire – le Parti Communiste soutenant l’URSS) et le mouvement Directorio Revolucionario 13 de Marzo (Directoire Révolutionnaire du 13 mars, en référence à une tentative d’assassiner Batista le 13 mars 1957 dans une attaque du palais présidentiel).
Cela donna les Organizaciones Revolucionarias Integradas (Organisations révolutionnaires intégrées), dans une première tentative d’obtenir une base de masse. La fusion générale donna naissance en 1962 au Partido Unido de la Revolución Socialista de Cuba (Parti Uni de la Révolution Socialiste de Cuba).
Le nom de Partido Comunista de Cuba (Parti Communiste de Cuba) fut finalement choisi en 1965.
L’annonce de la nouvelle dénomination
On est naturellement dans une construction totalement fictive, provoquée par la subordination à l’URSS.
Mais cela a tout un sens historique.
Les éléments conscients des couches dominantes cubaines se sont précipitées dans les bras de l’URSS social-impérialiste, afin que celle-ci remplace les États-Unis, mais cette fois en acceptant un équilibre interne.
Et cela a été rendu possible par l’importance du sucre, dont la gestion a permis la formation d’une bureaucratie utilisant l’État comme levier.
Le capitalisme bureaucratique cubain s’est ainsi transformé : de purement utilitaire pour les États-Unis, à fonctionnel pour l’URSS social-impérialiste.
D’où un vrai saut qualitatif et quantitatif.
Quel a été le processus de mise en place du capitalisme bureaucratique cubain modernisé ?
À la fin des années 1960, l’État cubain disposait du monopole d’État sur le commerce extérieur. 80 % de la production industrielle, des transports et du commerce de gros étaient aux mains de l’État.
Il contrôlait plus de 90 % des terres soumises à l’expropriation en vertu de la loi de réforme agraire. Et 40% de la production agricole était alors réalisée par les fermes d’État (domaines populaires).
Plus de 5 000 commerces de détail vendant des vêtements, des chaussures, de la quincaillerie et des articles personnels sont nationalisés, tout comme le petit commerce de détail et l’artisanat.
Il avait dès 1960 nationalisé 382 entreprises appartenant au grand capital national, dont 105 sucreries, des chemins de fer, des centrales électriques, des banques privées et de grands magasins, ainsi que les entreprises relevant du capital américain.
La révolution cubaine a été une opération de repartage massif – en apparence, dans un sens socialiste, en réalité, dans une démarche de rééquilibre du capitalisme bureaucratique.
La base nationale risquait de s’étioler et l’ensemble de l’édifice de s’effondrer : Fidel Castro est un « patriote », c’est-à-dire quelqu’un privilégiant le socle du développement.
La Havane, 1960 : discussion entre Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre et Ernesto « Che » Guevara
C’est pourquoi, initialement, les masses ont largement profité de la redistribution des richesses : elles étaient la cible – et non les protagonistes – de la grande modernisation du capitalisme bureaucratique.
C’est la raison de la lutte acharnée, et victorieuse, contre l’analphabétisme. Le nouveau régime a cherché à compenser à tout prix les défauts d’un capitalisme bureaucratique déséquilibré, mettant trop les masses à distance.
Voilà le sens réel d’une baisse d’un taux de chômage autrefois plus que significatif, la baisse des prix des loyers, du téléphone et des médicaments, de l’électricité et du gaz.
Quant aux moyens, ils venaient du sucre.
En février 1960, un accord commercial cubano-soviétique est signé : l’URSS s’engage à acheter 1 million de tonnes de sucre à Cuba par an pendant 5 ans, en payant 20 % du prix d’achat en dollars.
Nikita Khrouchtchev et Fidel Castro en URSS
Quand en décembre 1960, les États-Unis refusèrent d’acheter du sucre à Cuba, l’URSS exprima sa volonté d’acheter 2,7 millions de tonnes de sucre à des prix supérieurs aux cours mondiaux. D’autres pays « socialistes » du bloc soviétique suivirent.
En 1961, Cuba signa un accord avec l’Union soviétique pour exporter 4,8 millions de tonnes de sucre par an de 1962 à 1965. L’URSS accorde également à Cuba un prêt de 250 millions de dollars.
Fidel Castro, qui s’était déjà rendu en URSS en 1963, s’y rendit l’année suivante pour un accord commercial à long terme pour l’achat de sucre cubain de 1965 à 1970.
Cuba commença alors à recevoir de manière régulière de la part de l’URSS d’importantes quantités de pétrole et de produits pétroliers, de bois de construction, de métaux ferreux laminés, de céréales, de farine, de graisses, de médicaments et d’automobiles.
L’URSS social-impérialiste envoya également des spécialistes soviétiques pour aider dans les domaines de l’exploration géologique, de la construction de systèmes hydrauliques, du développement de la pêche, de la reconstruction des sucreries, de la formation du personnel, du renforcement des capacités de défense du pays.
Affiche soviétique avec Fidel Castro
Cela provoqua un important moment de crise. Les États-Unis rejetèrent résolument les initiatives cubaines, et ce dès le départ.
Cuba avait proposé de payer les biens nationalisés des entreprises américaines avec des titres, remboursables sur 30 ans et payables à hauteur de 25 % du produit de la vente de sucre cubain aux États-Unis.
Ces derniers s’opposèrent catégoriquement à la démarche. En janvier 1961, ils choisirent la rupture des relations diplomatiques avec Cuba, et soutinrent un Consejo Revolucionario Cubano (Conseil Révolutionnaire Cubain).
Puis, l’aviation américaine maquillée en aviation cubaine bombarda des bases et des villes à Cuba, avec dans la foulée un débarquement dans la baie des Cochons de 1400 exilés cubains.
Ce fut un désastre complet, ce qui n’empêcha pas les États-Unis de prévoir une nouvelle invasion. L’URSS social-impérialiste répondit par le déploiement de missiles balistiques soviétiques de moyenne portée à Cuba.
Fidel Castro en URSS social-impérialiste, à Mourmansk
La crise des missiles de Cuba, en 1962, est alors connue pour avoir mené pratiquement à la guerre mondiale. Les États-Unis organisèrent le blocus naval de Cuba, officiellement une « quarantaine », afin d’éviter une déclaration de guerre.
Finalement, les missiles soviétiques furent retirés de Cuba, en échange du retrait des missiles américains d’Italie et de Turquie, et de l’absence de future attaque contre Cuba.
La séquence scella le parcours de Cuba lié à l’URSS social-impérialiste. Cette dernière, de par l’importance stratégique de Cuba, lui accorda une grande importance et fut largement soutenue.
De 1958 à 1986, la capacité des centrales électriques passa de 397,1 MW à 2 685 MW, la production annuelle de nickel de 17 800 tonnes à 36 800 tonnes, celle d’acier de 8 900 tonnes à 410 000 tonnes et celle de ciment de 700 000 tonnes à 3,3 millions de tonnes, celle de sucre de 5 millions de tonnes à 7 millions de tonnes, celle des agrumes de 86 000 tonnes à 786 000 tonnes, les prises de poissons de 21 900 tonnes à 244 600 tonnes.
L’industrie de la construction mécanique vit sa production annuelle des biens passer d’une valeur de 29 millions de pesos à 796 millions de pesos ; le tonnage de la flotte marchande est passé de 72 600 tonnes à 1,3 million de tonnes.
35 000 kilomètres de routes ont été construits, soit 30 fois plus que dans toute l’histoire du pays avant 1959.
Le pays a également un des plus hauts taux de médecins par habitant au monde, ce qui lui confère un prestige immense.
Cela s’associe à la force du système éducatif : en 1986, un tiers de la population était scolarisé dans divers établissements d’enseignement et le pays, de 10,5 millions d’habitants, comptait 240 000 étudiants dans les universités.
La liaison avec l’URSS social-impérialiste ne cessait de s’approfondir, avec comme organe essentiel la Commission intergouvernementale soviéto-cubaine de coopération économique, scientifique et technique, mise en place en 1970.
En 1972, Cuba rejoignit le Conseil d’assistance économique mutuelle, qui regroupait les pays dans l’orbite de l’URSS social-impérialiste ; Fidel Castro fit à cette occasion une tournée triomphale de deux mois, en Bulgarie, en Hongrie, en Pologne, en Roumanie, en Tchécoslovaquie, en RDA et en URSS.
Parmi les visites notables, il faut noter celle du dirigeant soviétique Leonid Brejnev à Cuba en 1974, et celle de Fidel Castro à Moscou en 1980, en 1986 (deux fois), en 1987.
En 1980, le commerce extérieur de l’URSS avec Cuba s’élevait à environ 4,3 milliards de roubles ; en 1987, il était de 7,6 milliards de roubles.
Cuba joua surtout le rôle de tête de pont de la pénétration soviétique dans le tiers-monde, afin de fournir une image « anti-impérialiste » à l’ambition hégémonique social-impérialiste.
L’idée était d’amener indirectement des forces révolutionnaires, d’idéologie petite-bourgeoise, à se positionner dans une convergence avec l’URSS, vue comme « critiquable » mais comme un soutien incontournable.
Cette initiative passant par Cuba fut très largement soutenue par une large partie des trotskistes dans le monde (principalement en France, où le trotskisme s’associa ouvertement à l’idéologie « tiers-mondiste » cubaine).
En ce sens eut lieu en 1966 à La Havane une Conférence de la solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, connue comme la Conférence tricontinentale, avec 82 pays du tiers-monde représentés.
Fut mise en place une Organisation de la solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, dont le rôle fut toutefois négligeable, si ce n’est comme vecteur esthétique de toute une idéologie contestataire utilisant notamment l’image d’Ernesto « Che » Guevara.
Celui-ci avait fait un discours remarqué à La Havane, un « message à la tricontinentale », où il fut dit que :
« Comme nous pourrions regarder l’avenir proche et lumineux, si deux, trois, plusieurs Vietnam fleurissaient sur la surface du globe, avec leur part de morts et d’immenses tragédies, avec leur héroïsme quotidien, avec leurs coups répétés assénés à l’impérialisme, avec pour celui ci l’obligation de disperser ses forces, sous les assauts de la haine croissante des peuples du monde !
Et si nous étions tous capables de nous unir, pour porter des coups plus solides et plus sûrs, pour que l’aide sous toutes les formes aux peuples soit encore plus effective, comme l’avenir serait grand et proche ! »
Cuba fut également directement actrice du soutien militaire à l’URSS social-impérialiste, par l’intermédiaire de cette idéologie.
Elle envoya environ 36 000 soldats en Angola entre 1975 et 1988 afin de soutenir les forces soviétiques, ainsi que 17 000 en Éthiopie en 1977-1978 ; auparavant, Ernesto « Che » Guevara avait tenté de lancer une guérilla en Bolivie, mais ce fut un échec complet, lui-même étant tué.
Ernesto « Che » Guevara avait élaboré la théorie du « foco », du « foyer révolutionnaire », principalement dans La Guerre de guérilla (1961) ; c’est le Français Régis Debray, qui avait été dans la guérilla à ses côtés en Bolivie, qui écrira en 1967 le manifeste de cette approche « foquiste », Révolution dans la révolution.
On a ici l’idée d’une révolution sans parti, lancée par des guérilleros provoquant un soulèvement par leurs actions armées.
Cette approche correspondait aux besoins de l’URSS social-impérialiste qui avait besoin d’une pseudo-révolution, vrai coup d’État, avec un alignement de guérilleros « révolutionnaires » sur elle, créant ensuite seulement le « Parti ».
On notera ici toutefois que le départ d’Ernesto « Che » Guevara en Bolivie a suivi un épisode très opaque.
Celui-ci s’était, en effet, déjà rendu en Chine en 1959, dans le cadre d’une tournée internationale ; la visite en Chine ne semble cependant pas avoir été annoncé à Fidel Castro.
Or, on est alors dans la période de la rupture sino-soviétique, la Chine populaire de Mao Zedong dénonçant à juste titre le révisionnisme d’une URSS devenant social-impérialiste.
En 1965, dans un discours à Alger en février, Ernesto « Che » Guevara parla de la question de l’anti-impérialisme et semblait prendre une position à mi-chemin de la Chine populaire et de l’URSS, mais relativement critique de cette dernière.
Il disparut alors de la scène publique cubaine ; pourtant de facto numéro 2 du régime, il ne fut même pas présent le 1er mai.
Fidel Castro annonça en juin qu’Ernesto « Che » Guevara informerait de sa situation en temps voulu, puis rendit public en novembre une lettre de celui-ci où il est expliqué qu’il compte lutter ailleurs.
Ernesto « Che » Guevara part alors au Congo, puis en Bolivie, où il se fit tuer dans sa tentative d’établir un « foyer révolutionnaire ».
Soldats cubains dans un char soviétique à Luanda, capitale de l’Angola, en 1976
Enfin, des conseillers militaires furent également envoyés par Cuba à Guinée-Bissau (1973), au Congo-Brazzaville (1977), à Grenade (1979-1983), et des appuis furent donnés à une pléthore de mouvements armés, tant en Afrique (Mozambique, Zimbabwe, Zambie) qu’en Amérique latine (le FSLN au Nicaragua, le FMLN au Salvador, l’URNG au Guatemala, les FALN en République dominicaine, les FALN à Puerto-Rico, des guérilleros en République dominicaine, etc.).
Lorsque l’URSS s’effondra en 1989-1991, le capitalisme bureaucratique cubain fut donc forcément en perdition.
Le pays perdit 80 % de ses marchés, mais ce n’était pas tout : il était privé d’une source stable d’aides financières à des conditions très favorables.
Cuba connut alors des pénuries extrêmes de biens essentiels, notamment de nourriture, d’essence, de médicaments et d’équipements industriels.
Le PIB recule par conséquent du tiers et le régime n’a pas le choix : il faut trouver un moyen de remplacer l’absence de l’URSS social-impérialiste.
Une loi est passée au milieu des années 1990 autorisant la création de coentreprises avec des sociétés étrangères, avec surtout le droit de transférer librement bénéfices et capitaux à l’étranger.
L’économie a alors absorbé ce capital étranger, qui on l’aura compris compense la liaison organique avec l’URSS social-impérialiste.
La part des coentreprises dans des secteurs comme l’industrie légère et agroalimentaire, l’exploitation minière, l’exploration pétrolière, la téléphonie et l’exportation de rhum a atteint 100 %, celle de la transformation des agrumes 70 %, celle de la production de nickel et de ciment jusqu’à 50 %.
Du côté des pays des capitalistes investisseurs, on a surtout l’Espagne et le Canada, puis l’Italie ainsi que la France et l’Allemagne, le Royaume-Uni, le Mexique et le Venezuela ainsi que le Brésil, enfin la Chine et la Russie.
L’Union européenne a alors tenté de jouer sur le régime, pour l’amener à changer de nature ; il y eut également un moment d’apaisement dans les tensions avec les États-Unis, avec notamment la visite à La Havane en 2016 du président américain Barack Obama.
Cependant, cela ne changea pas la position fondamentale des États-Unis qui placent Cuba sous sanctions et cherche à l’isoler pour arriver à son effondrement économique et social.
Cuba a, dans un tel contexte, choisi de se placer comme arrière-cour des pays d’Amérique latine, en pleine croissance économique durant la période d’expansion mondiale du capitalisme de 1989 à 2020.
La mort de Fidel Castro en 2016 marqua alors la fin d’une époque et il est évident que le régime est condamné.
Mais le peuple a fait une expérience formidable : comme dans la plupart des pays d’Amérique latine, il a commencé à s’unifier malgré le capitalisme bureaucratique, qui a soumis le pays à l’URSS social-impérialiste après l’avoir soumis aux États-Unis.
La clef, c’est ici le métissage, qui a traversé les décennies, produisant une réelle culture nationale cubaine, malgré l’absence de cadre démocratique pour pouvoir s’exprimer.
Ce métissage ne concerne pratiquement pas les Indiens, qui ont pratiquement tous été exterminés, et qui forment autour de 1 % de la population. Il touche les blancs et les noirs.
En 1861, Cuba comptait 1,4 million d’habitants, dont 8 % d’Espagnols, 45 % d’Espagnols criollos (nés en Amérique), 28 % d’esclaves noirs, 16 % de noirs libres et de métis (blancs-noirs).
En 1943, les blancs constituaient 74,4 % de la population cubaine, mais en réalité la définition de « blanc » visait à séparer également les métis des noirs, et on peut compter qu’autour de la moité des habitants consiste en des noirs et des métis.
La proportion de blancs aurait chuté à 65 % en 2002, mais là encore il est considéré que le chiffre est surestimé ; on a le même pourcentage en 2011.
De toute façon, la question ethnique joue pleinement, mais de manière secondaire dans l’émergence de la culture nationale dans le métissage. Cela se lit dans ce qui est mondialement célèbre : la musique cubaine.
La salsa est devenue un phénomène mondial ; il faut penser également au mambo, à la rumba, à toute une série d’instruments typiques (comme le Tres, une guitare à trois paires de cordes, ou encore la conga).
La richesse folklorique de Cuba, sur le plan de la musique mais également des chants et des danses, est immense.
On a une synthèse afro-espagnole qui s’est transformée en base nationale-populaire.
Il est évident que c’est cette dimension populaire qui est la clef – à la fois particulière-nationale et universelle-populaire – d’une affirmation révolutionnaire démocratique.
La guerre populaire doit faire sauter la chape de plomb qui étouffe la réalité populaire.
La révolution doit porter une charge révolutionnaire permettant de poser la question du pouvoir réel – hors de l’idéologie voulant que doit surplomber la société une superstructure capitaliste bureaucratique cherchant à « placer » le pays dans un dispositif.
Le fait que Cuba soit une île rend la chose malaisée, mais en même temps c’est une force dans l’affirmation nécessaire de l’indépendance qui reste à établir, au-delà des apparences et de la démagogie utilisée massivement pour légitimer les différents régimes.
En Colombie, il y a les villes de Bogotá (8 millions d’habitants), Tunja (250 000 habitants), Duitama (130 000 habitants), Sogamoso (130 000 habitants également).
Ces villes ont été formellement fondées par les conquistadors, mais en réalité toutes les quatre existaient déjà, dans le cadre de confédérations mises par en place les Muiscas (appelés également Chibchas).
L’organisation en clans avait été dépassée pour laisser la place aux tribus, qui elles-mêmes s’alliaient.
Ces quatre villes auraient chacune abouti, avec le cours normal des choses, à la mise en place de Cité-État par chaque confédération, avec la pratique de l’esclavage, telles les antiques Babylone, Athènes, Rome, etc.
Ces quatre confédérations étaient chapeautées par un zipa, une sorte de chef de guerre, qui à sa nomination pratiquait une cérémonie particulière : il se couvrait de poussière d’or et plongeait dans le lac de Guatavita.
La cérémonie du zipa représenté dans Le radeau d’or, 1295–1410(wikipedia)
Cela donna naissance à la légende de l’Eldorado et c’est ce qui attira les conquistadors ayant fondé une première base tout au nord du pays, dans les Caraïbes.
Ils menèrent une expédition en 1536, sous la direction de Gonzalo Jiménez de Quesada, avec 900 hommes (dont seulement 162 survivront).
Les succès militaires et les alliances réalisées permirent leur victoire sur les quatre confédérations, puis d’avancer vers le sud et de triompher des autres confédérations Muisca formant un autre bloc du même type.
La civilisation muisca, peuplée de 300 000 à2 millions de personnes, s’effondra et ses restes formèrent le noyau dur du processus de la colonisation espagnole.
Celle-ci définit la zone conquise comme le Nuevo Reino de Granada (Nouveau Royaume de Grenade) avec comme centre la Audiencia y Cancillería Real de Santa Fe de Bogotá (Audience et Chancellerie Royale de Santa Fe de Bogotá).
Carte de 1538, le Nuevo Reino de Granada est en orange
Le document intitulé Epítome de la conquista del Nuevo Reino de Granada (Résumé de la conquête du Nouveau Royaume de Grenade), sans doute écrit en partie par Gonzalo Jiménez de Quesada, retrace tout ce parcours, tout comme un autre ouvrage en partie romancé, El Carnero. Conquista y descubrimiento del Nuevo Reino de Granada de las Indias Occidentales del mar Océano y fundación de la ciudad de Santa Fe de Bogotá, primera de este Reino donde se fundó la Real Audiencia y Cancillería (Le Bélier. Conquête et découverte du Nouveau Royaume de Grenade des Indes occidentales de la Mer Océane et fondation de la ville de Santa Fe de Bogotá, première ville de ce Royaume où furent établies l’Audience Royale et la Chancellerie).
Les conquêtes retracées dans l’Epítome de la conquista del Nuevo Reino de Granada (wikipedia)
Les Indiens furent réduits en semi-esclavage, devant servir les conquistadors s’installant comme de grands propriétaires terriens (même si formellement la propriété relève de la monarchie espagnole).
C’est vrai pour les Muiscas, mais également pour tous les autres, historiquement moins avancés encore, principalement les Tierradentro, les Tayronas, les Emberá, les Kuna, les Quimbayas, les Zenús, les Arawaks, les Kalinagos…
Les principales populations avant la conquête coloniale espagnole
Tous furent soumis par la force au Nuevo Reino de Granada, composé désormais de plusieurs régions conquises au fur et à mesure : Santa Marta en 1525, Cartagena de Indias en 1533, Popayán en 1537, Santa Fe de Bogotá en 1538, Tunja en 1539, Antioquia en 1541, Guayana en 1595, Chocó en 1698, ainsi qu’épisodiquement des régions qui relèveront plus tard du Venezuela.
L’évangélisation fut bien entendu systématique et accompagna entièrement la mise en place du nouveau régime, de type féodal avec une dimension esclavagiste.
Mais cette mise en place était, comme on le sait, portée par des conquistadors qui étaient des aventuriers liés à un féodalisme, celui de la monarchie espagnole.
En apparence, tout est nouveau sur le plan de l’économie et des méthodes politiques, mais en réalité, le féodalisme instauré dans le Nuevo Reino de Granada s’intercale fortement avec la réalité préexistante et le matériau humain qui lui est lié.
Autrement dit, les conquistadors se sont appuyés sur les chefs tribaux, sur les caciques, pour manœuvrer les Indiens dans un certain sens.
Art de la population zenús, 500-1550
Or, il est vrai que les Muiscas n’avaient pas atteint le niveau de développement des Incas et des Aztèques et que, donc, le Nuevo Reino de Granada ne saurait être aussi marqué par la civilisation précédente que ne l’ont été le Mexique et le Pérou.
Néanmoins, il l’est forcément plus que l’Argentine où les Mapuches ont été subjugués, repoussés et anéantis ; surtout que la Colombie n’a pas été une forte terre d’immigration au 19e siècle, puisque seulement 60 000 à 100 000 Européens ont alors émigré dans ce pays.
Le métissage est ainsi un élément central de la Colombie, également avec des éléments d’origine africaine ; aujourd’hui encore, 10 % des 53 millions de Colombiens sont des « Afro-Colombiens ».
Les Afrocolombiens en 2005 en Colombie (72,7% – 100%, 45% – 72,6%, 20,4% – 44,9%, 5,8% – 20,3%, 0% – 5,7%) (wikipedia)
Les Indiens ont été asservis, exploités, mais également intégrés dans un processus de métissage façonnant la réalité colombienne.
Divers aspects ressortent particulièrement, notamment l’ancienne maîtrise par les Muiscas de l’art de la bijouterie avec les métaux précieux, ainsi que l’art du tissage de différents peuples (dont les Wayuu et les Kuna).
Néanmoins, ce qui va devenir la Colombie va voir quelque chose de bien particulier jouer ici.
En effet, on n’a pas Bogotá qui acquière au fur et à mesure une dimension centrale, et sert de catalyseur à une culture provinciale (au sens de la Nouvelle-Grenade comme province coloniale espagnole) relativement unifiée.
La ville essentielle, initialement, c’est Carthagène des Indes, un nom choisi pour la distinguer de Carthagène en Espagne (elle-même fondée par des Carthaginois comme « nouvelle ville », Qart Hadasht en phénicien).
Pourquoi Carthagène des Indes ?
C’est que cette ville se situe sur la mer des Caraïbes, et que son port est donc adéquatement placé avec, pour faire simple, l’Espagne à l’Est, la Vice-royauté du Mexique au Nord, la Vice-royauté du Pérou au sud.
Carthagène des Indes était un point de départ et d’arrivée, mais également une escale essentielle pour les longs trajets depuis ou vers l’Espagne.
Elle fut d’ailleurs 18 fois la cible de violentes attaques, du 16e au 18e siècle, de la part des Britanniques, des Français et bien sûr des pirates, dont la région était le cœur historique.
On a notamment le corsaire britannique Francis Drake qui dévasta Carthagène des Indes en 1586 avec une flotte de 25 navires et 2300 hommes.
On a une réédition britannique en 1741, cette fois dans un but de conquête, avec 27 000 militaires, 22 frégates, 135 embarcations de transport, mais ce fut un désastre.
L’importance historique de Carthagène des Indes est immense. C’était le seul véritable nœud maritime de l’empire colonial espagnol ; c’était le seul port, la seule ville qui était en interconnexion avec toutes les provinces de l’empire.
Rappelons ici que la monarchie espagnole contrôlait étroitement ce que les provinces coloniales avaient le droit de produire et de vendre ; de par son emplacement et sa fonction, seule Carthagène des Indes échappait alors à cela en tant que nœud maritime.
C’est fondamental : si on ne remarque pas cela, on ne peut pas comprendre pourquoi le rêve d’unité « latino-américaine » est né en Colombie.
Le principe d’une Amérique latine « unifiée » est tout simplement le fruit de Carthagène des Indes comme port interconnecté ; c’est le rêve libéral établi sur la réalité d’un port « mondial » en fait encastré dans le féodalisme de la monarchie espagnole.
Ce qui fait que ce ne fut qu’un rêve, c’est que Carthagène des Indes n’était pas la capitale de la Nouvelle-Grenade.
Et au fur et à mesure, la nuance entre cette ville servant de port et Bogotá jouant le rôle de capitale va devenir une différence.
En fait, Carthagène des Indes est tourné vers l’extérieur, en raison du rôle des navires.
Par contre, Bogotá est située loin de la côte, à plus de 600 km de Carthagène des Indes, à 400 km du Pacifique, et sert de carrefour pour les échanges intérieurs à la Nouvelle-Grenade.
Ce rôle s’impose de lui-même de par la fonction de capitale qu’a Bogotá.
Cela implique des institutions gouvernementales, les bureaux des fonctionnaires royaux, des églises importantes, les tribunaux, la reconnaissance royale, la présence de l’élite des Espagnols péninsulaires (c’est-à-dire nés en Espagne).
Les terres autour de Bogotá – la vallée de Cundinamarca et les plaines andines – sont qui plus est très fertiles, et la ville peut se développer en dehors de risques d’attaques.
Il y a donc deux pôles en Nouvelle-Grenade.
On a Carthagène des Indes, dont la fonction est prestigieuse et réelle, mais sa nature en même temps cosmopolite.
On a Bogotá qui sert de centre des rapports féodaux établis par la monarchie, avec un commerce bien plus faible qu’à Carthagène des Indes, mais façonnant tout le territoire.
Bogotá aujourd’hui
En 1700, on a donc d’un côté Carthagène des Indes avec autour de 35 000 habitants, et Bogotá avec autour de 55 000 habitants, avec d’autres villes alignées sur elle : Popayán avec autour de 11 000 habitants, Cali avec autour de 6 000, la ville portuaire de Santa Marta avec autour de 11 000, Tunja avec autour de 6 000, Neiva avec autour de 4 000, Pasto avec autour de 6 000, Santa Cruz de Mompox avec autour de 8 000, Barranquilla avec autour de 5 000, Villavicencio avec autour de 2 500, Cúcuta avec autour de 4 500.
Lorsque la monarchie absolue espagnole va s’effondrer devant l’invasion napoléonienne, en 1808, les colonies espagnoles en Amérique se retrouvent livrées à elle-même.
Le rôle de Carthagène des Indes s’effondre, surtout que l’empire britannique organise un blocus afin d’étouffer l’empire de Napoléon.
Cela attribue à Bogotá une nouvelle fonction.
Bogotá en 1868
Elle n’était pourtant nullement prête à cela.
Pourquoi ? Parce que si la base était féodale, en pratique il y avait une dimension relevant de l’esclavagisme au sein des institutions espagnoles.
Comme on le sait, les Espagnols péninsulaires disposaient de tous les postes les plus importants ; les criollos, Espagnols nés en Amérique, occupaient le terrain réel de la vie locale, mais étaient soumis aux premiers.
Il faut avoir ici en tête que la monarchie espagnole, suivant une approche féodale, pompait les richesses de l’Amérique latine.
Cela veut dire que les criollos rentraient nécessairement en conflit d’intérêt avec les péninsulaires et leurs exigences.
C’était d’autant plus vrai que plusieurs générations passaient. Un style criollos se développait, toujours plus distinct dans ses nuances des péninsulaires.
À Bogotá, la contradiction entre criollos et péninsulaires s’exprima une première fois de manière très dure en 1715.
Le président gérant la Audiencia y Cancillería Real de Santa Fe de Bogotá fut remis en cause par les criollos, démis de ses fonctions ; même si l’épisode fut finalement sans conséquence initiale, une profonde modification s’ensuivit puisque la Nouvelle-Grenade changea de statut et devint une Vice-royauté.
Pedro Mesía de la Cerda, Vice-roi de Grenade de 1761 à 1773
C’était une tendance générale, correspondant au développement de la complexité des affaires ; l’ancien style de gestion par l’intermédiaire de deux entités centralisées, les Vice-royautés du Mexique et du Pérou, correspondait au pillage du vieux féodalisme et avait fait son temps.
Cela voulait dire, par contre, que le pouvoir local renforcé déplaçait la contradiction entre péninsulaires et criollos, en la rendant apparente.
Et la rendre apparente, c’était établir une cible aux yeux du peuple.
Ce peuple composé de criollos, de métis, d’Indiens parfois, bref de toute une population urbaine à tendance plébéienne, se souleva violemment en Nouvelle-Grenade à la suite des réformes fiscales de la toute fin des années 1770.
Cela donna lieu à une révolte de 15 000 à 20 000 personnes venant chercher la confrontation à Bogotá, profitant d’ailleurs que les troupes avaient été déplacées à Carthagène des Indes en raison de la menace britannique.
La grande majorité des révoltés venaient de régions en périphérie de Bogotá, notamment de la région de Tunja et de celle de Vélez.
Le gouvernement capitula en 1781, mais la monarchie absolue annula tout cela.
Cela provoqua un petit soulèvement l’année d’après, immédiatement écrasé (les trois dirigeants Galán furent pendus, avec exposition publique de leurs têtes, de leurs mains et de leurs pieds ; leurs descendants sont déclarés infâmes, tous leurs biens confisqués et leurs maisons détruites et arrosées de sel).
Armoirie de la ville de Charalá, lieu de naissance de José Antonio Galán qui dirigea la révolte de 1871 érigée en prélude de la bataille pour l’indépendance (wikipedia)
Au-delà de la révolte en soi, tout cela correspond à l’incapacité pour la monarchie espagnole de parvenir à une gestion sophistiquée des colonies ; les réformes, passant toujours par en haut et consistant plus en des taxes qu’autres choses, ne pouvaient que provoquer l’insatisfaction.
Tel est le contexte au moment où la monarchie espagnole s’effondre devant l’invasion napoléonienne, avec comme conséquence que la Vice-royauté de Nouvelle-Grenade venant d’être formé doit prendre ses décisions toute seules.
Regardons quelle est sa population, en 1778. Elle est de 1,28 million d’habitants.
La part la plus nombreuse revient aux Indiens, qui sont autour de 500 000 personnes, soit 40 % du total.
Juste derrière, on a les métis et les Africains libres, avec 400 000 personnes.
Suivent les blancs, autour de 300 000. Enfin, il y a les esclaves, autour de 70 000.
Maintenant, si on se tourne vers les blancs, tous espagnols en théorie, on peut voir qu’il y avait autour de 10-12 000 Espagnols péninsulaires.
Il est évident que leur légitimité ne tient plus une fois qu’il y a le gel du rapport avec la monarchie absolue, alors en proie à l’invasion napoléonienne, en 1808.
Cela donne naissance à des juntes, qui prennent le pouvoir en lieu et place des Espagnols péninsulaires : à Carthagène des Indes en juin 1810, puis Bogotá, Cali, Pamplona et Socorro en juillet. Suivent Mompox et Chocó en août.
Ces juntes ne proclament pas l’indépendance ; elles assurent le pouvoir en soutenant le roi d’Espagne en prise avec Napoléon. Néanmoins, dans les faits, l’ancienne forme de gestion coloniale est supprimée.
Antonio Baraya refusa de réprimer la révolte indépendantiste, qu’il rejoignit du côté des fédéralistes, puis il fut exécuté par les royalistes
Soucieux également de voir leur intervention être reconnue au plus haut niveau, la Vice-royauté cède la place à la Confédération des Provinces Unies de la Nouvelle-Grenade, avec les régions de Tunja, Pamplona, Antioquia, Carthagène des Indes et Neiva.
Chocó ne rejoint pas la confédération, ni Bogotá qui fonde de son côté l’Estado Libre de Cundinamarca (l’État Libre et Indépendant de Cundinamarca).
Cela aboutit à une guerre entre cet État organisé par Bogotá et la confédération.
La situation en 1811 : en rose les « fédéralistes », en vert les « centralistes », en jaune les royalistes partisans de l’Espagne (wikipedia)
Un compromis est cependant trouvé en raison de l’intervention militaire de la monarchie espagnole pour rétablir la Vice-royauté.
Celle-ci est finalement restaurée sur l’ensemble du territoire de la Colombie actuelle, en 1816. La période de cette première tentative d’autonomie, puis d’indépendance, est appelée « Patria boba », c’est-à-dire la « Patrie devenue folle ».
Il n’y avait cependant aucune folie là-dedans.
Le processus ayant donné aux régions un statut autonome a été mécanique, produit par la coupure avec la monarchie espagnole.
Il fallait gérer la situation locale et les Peninsulares étaient considérés comme hors-sol.
La prise de pouvoir a toutefois été une révolution de palais, où l’élite criollos s’est arrogé le commandement, prenant une posture administrative-féodale également.
L’esprit de division et d’égoïsme prévalait nécessairement ; l’absence de perspective était inévitable de par l’absence de contenu significatif en termes de dimension sociale.
Autrement dit, on parle de couches sociales relevant d’un dispositif féodal-colonial, pas encore de classe au sens strict : pour avoir une classe concrètement, il faut se tourner vers l’Espagne féodale et son aristocratie.
La monarchie absolue a d’ailleurs une haute capacité de répression une fois le terrain repris.
Sont ainsi instaurés à Bogotá un Conseil de guerre permanent pour les mises à mort, un Conseil d’épuration, une Commission des saisies.
La répression est cruelle, c’est le « régime de terreur » ; Camilo Torres Tenorio est démembré, ses membres placés aux quatre entrées de la ville et sa tête au bout d’une pique au centre d’une place.
Lorsque Francisco José de Caldas est fusillé, les demandes de grâce en sa faveur, car c’est un savant, valent la réponse suivante du chef de l’intervention espagnole, Pablo Morillo : « L’Espagne n’a pas besoin de savants ! ».
Francisco José de Caldas, botaniste, ingénieur, journaliste, astronome, avocat, inventeur du hypsomètre (instrument utilisé pour la mesure de l’altitude à partir de l’observation de la température d’ébullition de l’eau)
Cette situation est extrêmement révélatrice. Les régions ayant pris leur autonomie n’ont pas agi dans une logique d’indépendance, mais de débordement du pouvoir en place.
Un tel débordement est inévitable lorsque des forces locales sont subordonnées à un pouvoir dont la légitimité est ailleurs, qui plus est lointaine et même paralysée.
Les criollos n’ont pas mis en place un pouvoir nouveau, mais ont simplement repris les prérogatives de l’ancien pouvoir dirigé par les Espagnols péninsulaires.
Et ils n’ont pas été capables de s’unir, se faisant ainsi écraser en retour par la monarchie espagnole désireuse de reprendre les commandes.
C’est alors que commence le paradoxe colombien.
Si on suit le schéma traditionnel des pays issus de la colonisation espagnole de l’Amérique, on a :
a) Les criollos s’unissent, triomphent des Espagnols, s’affrontent pendant quelques décennies entre libéraux et conservateurs.
b) Un équilibre est finalement trouvé, car les intérêts finissent par converger d’une manière ou d’une autre.
c) Les libéraux représentent, en effet, les marchands et commerçants qui passent en fin de compte dans la dépendance du capitalisme occidental (principalement britannique, puis américain). Une fois installés surtout comme intermédiaires avec les pays capitalistes occidentaux, ils s’assagissent et perdent toute ambition bourgeoise libérale traditionnelle.
d) Les conservateurs, eux, représentent les grands propriétaires terriens. Ils ont plus intérêt à ce que rien ne change, à ce que la religion reste essentielle, etc.
e) L’alliance des capitalistes liés au capitalisme occidental et des grands propriétaires terriens donne le capitalisme bureaucratique. L’équilibre est précaire et souvent l’armée intervient comme arbitre.
f) Cependant, la base sociale ne change jamais fondamentalement : les campagnes restent marquées du sceau de la féodalité, même modernisée, et les grands capitalistes sont un aspect secondaire et utilitaire du capital étranger, d’une manière ou d’une autre.
Or, comme on l’a vu, dans cette partie du monde, les criollos n’ont pas réussi à s’entendre dès le départ pour chasser la monarchie espagnole.
En apparence, cela ne va pas jouer du tout, mais en réalité c’est une catastrophe en deux temps.
Le premier temps, justement mis en avant pour masquer la situation, c’est l’intervention depuis le Venezuela voisin de Simón Bolívar, présenté alors comme « libérateur ».
Simón Bolívar en 1812
Dans un second temps, l’incapacité à s’unir à la base même, en tant que criollos, va provoquer une impossible unité relative des libéraux et des conservateurs, des grands capitalistes liés à l’étranger et des grands propriétaires terriens.
Le processus va se dérouler de la manière suivante.
Le processus d’indépendance s’appuie sur deux axes.
D’un côté, il y a des groupes de guérilla dans le pays, sous l’égide de Francisco de Paula Santander, qui montent une résistance contre la monarchie espagnole, de l’autre il y a Simón Bolívar intervenant depuis le Venezuela voisin.
Karl Marx a écrit une longue fiche biographique absolument assassine sur Simón Bolívar, présentant sa nature d’aventurier, d’homme cherchant à se placer et y parvenant.
C’est en lançant le décret de guerre à mort en 1813 que Simón Bolívar est devenu le symbole de la lutte « jusqu’au bout » au sein de criollos oscillant entre la tentation de l’indépendance et le souci de préserver leurs intérêts avant tout.
Le drapeau de la « guerre à mort » lancée par Simón Bolívar
La défaite totale face à la monarchie espagnole obligea les criollos de la future Colombie à s’aligner sur Simón Bolívar, au moins jusqu’à la victoire.
Car celui-ci prônait une coordination des régions à un niveau supérieur afin de parvenir à vaincre, ce qui revenait à dépasser le régionalisme en faveur de l’autonomie pour le transformer en projet de plus grande ampleur, à une échelle même continentale.
C’était là avant tout une manœuvre pour ne surtout pas mobiliser les masses indiennes, ni se plier aux métis.
Les criollos de Colombie, incapables de vaincre d’eux-mêmes, et ne voulant pas se tourner vers les Indiens et vers les métis, acceptèrent par conséquent le principe unitaire de Simón Bolívar.
C’était le saut qualitatif nécessaire, car les criollos n’étaient jamais parvenus à mettre en place une armée régulière.
Il fallait bien se plier à une centralisation en ce domaine, ce que proposait justement Simón Bolívar, qu’il serait bien temps de mettre de côté une fois le succès obtenu.
Simón Bolívar en 1823-1825
Tout cela est possible, bien sûr, parce qu’en pratique, les guerres d’indépendance des pays latino-américains concerneront très peu d’hommes en armes.
La « campaña Libertadora de la Nueva Granada », ce fut l’affrontement de seulement 10 000 hommes environ dans chaque camp !
C’est pourquoi ont joué un rôle décisif des officiers anglais, français, allemands et polonais, ainsi que les plus de 5000 hommes de la légion britannique, alors que le Royaume-Uni soutenait justement les forces anti-espagnoles, au moins indirectement.
Une fois la victoire acquise, Simón Bolívar mit en place une República de Colombia en 1821, englobant la Nouvelle-Grenade, mais également les autres territoires qui lui étaient reliés à l’époque de la monarchie absolue, notamment la région de Quito (le futur Équateur) et de Caracas (le futur Venezuela).
Simón Bolívar en est alors le Président et Francisco de Paula Santander le Vice-Président.
La República de Colombia en 1819 (wikipedia)La República de Colombia en 1822 (wikipedia)La República de Colombia en 1826(wikipedia)
Ce projet fictif, fondé sur les nécessités militaires face à la monarchie espagnole, s’effondra quasi immédiatement, après avoir auparavant mené la guerre au Pérou.
On a en toile de fond l’affrontement entre le centralisme de Simón Bolívar et le fédéralisme de Francisco de Paula Santander (« je n’ai pas lutté quatorze ans contre Ferdinand VII pour avoir aujourd’hui un roi appelé Simón Ier »).
Simón Bolívar meurt en 1830, quelques mois après la República de Colombia procède à sa dissolution, et naît alors en 1831 la República de la Nueva Granada avec comme premier président Francisco de Paula Santander.
Celui-ci meurt en 1837 et en 1839 le pays implose.
Dans douze régions sur vingt, le chef local se proclame « supremo » et proclame l’indépendance ; dans quatre autres commencent des troubles.
La division en provinces de 1832 à 1855
Le pouvoir central basé à Bogotá parvint à vaincre la rébellion en 1842, mais en 1851 c’est la guerre civile, cette fois car les grands propriétaires terriens s’opposent aux mesures des libéraux, telle la liberté de presse, l’abolition de l’esclavage, la fin de la prison pour endettement, la mise en place de jurys aux procès, l’expulsion des Jésuites.
Les libéraux l’emportèrent et mirent en place une nouvelle constitution en 1853, avant que la guerre civile ne reprenne en 1854, en raison d’un coup d’État militaire qui échoue au prix de 4 000 morts.
Le pays devient alors la Confederación Granadina en 1858, avec un fédéralisme accentué, provoquant de nouveau une guerre civile de 1860 à 1862, où les conservateurs doivent encore plus reculer.
Le pays devient les Estados Unidos de Nueva Granada (États-Unis de Nouvelle Grenade)en 1863, nom changeant la même année pour devenir Estados Unidos de Colombia (États-Unis de Colombie).
Drapeau des Estados Unidos de Colombia
S’ensuit une nouvelle guerre civile en 1876-1877, les conservateurs refusant de reconnaître le président libéral nommé par le congrès en raison de l’égalité des voix aux élections.
Les conservateurs reviennent cependant sur le devant de la scène et les régions libérales refusant l’alternative « Regeneración o Catástrofe » (la Régénération ou la Catastrophe), ce qui provoque de nouveau une guerre civile, emportée par les conservateurs.
Comme d’usage en Amérique latine une fois qu’un cap est passé dans l’affrontement entre libéraux et conservateurs, la faction modérée des premiers rejoint les seconds, ce qui donne la Constitution de 1886, davantage centraliste.
Les Estados Unidos de Colombia en 1886 (wikipedia)
C’est précisément là que commencent les problèmes de la Colombie. Une fois mise en place une telle constitution, il y aurait dû y avoir une certaine stabilité, même si marquée par de nombreuses crises du type coup d’État.
Et, dans les faits, cette constitution va rester en place, jusqu’en 1991.
Il va pourtant se produire un désastre : la continuation de la guerre civile entre libéraux et conservateurs.
En 1899-1902, c’est la « guerre des mille jours », qui fait entre 100 000 et 150 000 morts.
La partie la plus avancée des libéraux réfuta, en effet, la constitution ; elle échoua cependant dans sa rébellion et accepta de capituler.
Banquet des conservateurs en 1899
Le traité de paix définitif est alors signé le 21 novembre 1902… à bord du cuirassé américain USS Wisconsin, amarré dans la baie de Panama.
L’année d’après, le Panama proclamera son « indépendance », en fait sa séparation sous l’égide des États-Unis.
La Colombie avait payé très cher le manque de base réelle à la Constitution de 1886. Et la preuve que tout provient de là, l’affrontement renaît par la suite.
Le conflit est alors terrible et s’étale de 1948 à 1953 ; il provoque la mort de près de 300 000 personnes sur une population estimée à 15 millions d’habitants.
Le contexte terrible donne naissance en 1964 à des milices d’auto-défense dans les campagnes, qui vont donner naissance aux FARC-EP : Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia – Ejército del Pueblo (Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple).
La même année apparaît l’Ejército de Liberación Nacional (Armée de Libération Nationale), qui fusionne en 1987 avec le Movimiento de Integración Revolucionaria – Patria Libre pour devenir la Unión Camilista-Ejército de Liberación Nacional, « camilista » étant une référence au prêtre Camilo Torres Restrepo décédé dans ses rangs en 1966.
Le Partido Comunista de Colombia – Marxista-Leninista apparaît en 1965, présent surtout dans les régions d’Antioquia, de Bolívar, de Córdoba et de Sucre. Il se revendique de Mao Zedong et met en place en 1967 l’Ejército Popular de Liberación (Armée Populaire de Libération).
Son dirigeant, Pedro Vásquez Rendón, meurt cependant dans un affrontement en 1968 ; le Parti deviendra ensuite « pro-albanais », rejetant le maoïsme, et sa guérilla (composée alors de 2200 personnes) capitulera en 1991.
En 1974 naît la guérilla du Movimiento 19 de Abril (M19, Mouvement du 19 avril), qui capitulera en 1990.
Cette menace paysanne armée (du point de vue des grands propriétaires terriens) va aboutir à la mise en place des Autodefensas Unidas de Colombia(Autodéfenses unies de Colombie), une structure terroriste anti-populaire parallèle à l’armée.
Les affrontements, qui vont durer plusieurs décennies, provoqueront la mort de 450 000 personnes, la disparition de plus de 120 000 personnes et le déplacement de 7,7 millions de personnes.
Les guérillas, se revendiquant de Che Guevara, de Simón Bolívar, de Cuba, capituleront les unes après les autres, ou se diviseront en de multiples factions, certaines restant actives.
Maintenant, essayons de comprendre ce qui s’est réellement passé.
Car il est évident qu’il est trop simple de se dire qu’il existerait un affrontement entre libéraux et conservateurs qui a mal tourné, par hasard, en Colombie.
La première chose à faire, c’est de se tourner vers les villes.
Comme on le sait, les villes sont l’expression d’une certaine accumulation historique.
Il y a le château du noble et les villageois autour, certains villageois font de l’artisanat et vendent leurs produits sur un marché près de l’église locale ; cela donne un bourg.
L’agrandissement du bourg donne la ville.
Lors de la colonisation espagnole, cela ne s’est pas passé ainsi, puisque les villes sont nées comme base opérative pour la colonisation espagnole.
Il y a d’abord la ville comme centres militaires et administratifs et ensuite l’asservissement féodal de la région.
Cet asservissement, par contre, est mis en place au fur et à mesure ; on n’est pas dans le schéma musulman où les villes sont nées de campements militaires prenant le contrôle d’une agriculture préexistante.
Portons maintenant notre regard sur les principales villes, c’est-à-dire les plus peuplées ; prenons les quinze premières afin d’être certain de la démarche.
Ville
Population
Région
Bogotá
8,2 millions
Bogotá
Medellín
2,6 millions
Antioquia
Cali
2,5 millions
Valle del Cauca
Barranquilla
1,2 millions
Atlántico
Carthagena
1 million
Bolívar
Cúcuta
750 000
Norte de Santander
Bucaramanga
650 000
Santander
Pereira
500 000
Risaralda
Santa Marta
500 000
Magdalena
Manizales
450 000
Caldas
Ibagué
450 000
Tolima
Neiva
400 000
Huila
Montería
400 000
Córdoba
Valledupar
350 000
Cesar
Pasto
350 000
Nariño
Que constate-t-on ? Que toutes ces villes sont dans des régions différentes. Elles sont éparpillées dans le pays.
Portons notre regard sur les distances entre elles, disons pour un trajet en voiture. Barranquilla est à 1483 km de Pasto. Montería est à 776 km d’Ibagué. Bogotá est à 417 km de Medellin. Valledupar est à 693 km de Pereira. Carthagena est à 712 km de Cúcuta.
Ce sont des distances très importantes. En fait, en superficie, la Colombie c’est… plus de deux fois la France, et plus de 37 fois la Belgique.
Toutefois, il y a 53 millions d’habitants, soit 0,79 fois la population de la France, et seulement 4,5 fois celle de la Belgique. C’est un pays où l’espace est une caractéristique essentielle.
C’est l’aspect principal de la question colombienne.
Maintenant, si on dit que le réseau routier reste rudimentaire, qu’il n’y a pratiquement pas de transport ferroviaire de passagers… on comprend que la Colombie fait face à un phénomène marqué : la provincialisation.
C’est lié à l’espace comme caractéristique essentielle.
Il existe en Colombie cinq zones régionales bien déterminées, avec des caractéristiques suffisamment propres en soi pour façonner de manière profondément différente.
On a ainsi la région andine, la région caribéenne, la région pacifique, la région orénoque, la région amazonienne.
La région andine, c’est celle des villes de Cali, de Medellín et de Bogotá, avec chacune relevant d’une des trois cordillères (c’est-à-dire d’une chaîne de montagnes, Bogotá étant sur celle la plus dans les terres).
C’est la plus peuplée et la plus développée, c’est celle qui a le plus d’interactions avec les autres régions.
La région caribéenne est particulièrement tournée vers l’exportation ; on y trouve les ports de Cartagena, de Barranquilla et de Santa Marta. On l’aura compris, cette région relève de la mer des Caraïbes.
La région pacifique est, quant à elle, tournée vers le Pacifique ; elle aussi est particulièrement tournée vers l’exportation. C’est en fait une bande côtière faisant toute la partie occidentale de la Colombie.
De manière notable, c’est une région très peu peuplée, avec un million de personnes, à 90 % afro-colombiennes.
La région orénoque est composée de plaines et est largement axée sur l’agriculture (élevage, riz, soja) et l’exploitation pétrolière ; la région amazonienne est quant à elle relativement isolée tout en faisant 41 % de la superficie nationale.
Carte topographique de la Colombie
Il n’est pas nécessaire d’aller très loin pour voir que les nuances sont significatives : une région est ancrée dans l’Amazone, tandis que deux autres sont liées à deux parties différentes de l’océan. Une région est constituée de plaines, l’autre est dans les Andes.
Même au début du 21e siècle, de telles disparités jouent un rôle énorme, alors on se doute que c’est massivement le cas depuis la mise en place de la Nouvelle-Grenade.
Maintenant, justement, si on remontre dans le temps, on se rappelle que les criollos n’étaient pas parvenus à s’unir pour vaincre les Espagnols ; ils n’avaient pas réussi à mettre en place une mobilisation suffisamment grande pour instaurer un pouvoir suffisamment légitime pour disposer d’une armée régulière.
Il avait fallu l’aide extérieure de Simón Bolívar, avec sa logique de centralisation et son appel à la guerre à mort, pour pousser les choses suffisamment loin.
Bolívar en Carabobo, Arturo Michelena, 1898 (soit quasiment 70 ans après sa mort)
Mais Simón Bolívar n’a été qu’un outil, d’où sa mythification. Sa fonction a été historique, c’est pour ça qu’il est tellement employé comme marqueur. Cependant, substantiellement, il n’a pas modifié la réalité ; il n’a été qu’un support à l’instauration du pouvoir des criollos.
La question spatiale est restée.
Et, après l’indépendance, la Colombie est retombée dans son travers initial : l’insuffisance de l’unification économico-territoriale, et cela car Carthagène des Indes était trop à l’écart du reste, et surtout de Bogotá.
En comparaison, Buenos Aires en Argentine a combiné les rôles de Carthagène des Indes et de Bogotá.
Si on prend cela en compte, alors le conflit entre libéraux et conservateurs n’est pas un réel conflit entre ces deux tendances : c’est le masque de toute une grille d’affrontements fondée sur les intérêts régionaux.
Les libéraux et les conservateurs forment les prétextes pour les batailles pour le rapport de force – en fait, on n’a pas dépassé la situation initiale lorsque les criollos s’opposaient à la monarchie absolue en voie d’effondrement en raison de l’invasion napoléonienne.
Et, il faut absolument le souligner, quand on parle d’intérêts régionaux, on ne parle pas seulement des intérêts des régions, mais également à l’intérieur de ceux-ci.
C’est ce que révèle la période de La Violencia, qui a duré de 1948 à environ 1958, faisant 200 000 à 300 000 morts, et qui commence avec l’assassinat du chef de file des libéraux, Jorge Eliécer Gaitán.
Jorge Eliécer Gaitán en 1946
Celui-ci avait notamment organisé, le 7 février 1948, une manifestation de 200 000 personnes silencieuses, habillées de noir, pour protester contre la terrible violence pratiquée par les conservateurs.
Son assassinat en avril de la même année provoqua de violentes émeutes anti-gouvernementales et anti-Église catholique à Bogotá, un épisode appelé le Bogotazo, terme unissant Bogotá et le suffixe -azo indiquant une augmentation violente.
S’ensuivit une guerre civile, apparemment entre cachiporros et godos, c’est-à-dire entre libéraux et conservateurs.
Cependant, c’est là un raccourci.
Dans la pratique, les différences programmatiques entre libéraux et conservateurs étaient faibles et incompréhensibles pour la grande masse des gens.
L’identification aux libéraux et aux conservateurs a relevé de motivations extrêmement diverses : familial, clanique, liaison aux grands propriétaires terriens, liaison à l’Église, possibilités de profiter des terres du voisin, appât du gain, querelles, vendettas, goût de l’aventure, banditisme, instauration d’une tyrannie locale, etc.
Cela a consisté en une sorte de fuite en avant dans l’ultra-violence, avec un fanatisme dans la brutalité la plus sordide, un véritable goût pour le crime.
Les événements ont été d’une cruauté terrible, avec des tortures, des mutilations extrêmement nombreuses, des femmes enceintes éventrées, des meurtres de masse, des viols, etc.
Les « zones de violence » établies par la Commission vérité en Colombie
L’affrontement entre libéraux et conservateurs a été dans les faits un déchaînement de violence féodale.
C’était l’occasion d’agir pour des hommes armes, afin de s’accaparer des choses, du pouvoir, des terres, etc.
C’est un équivalent moderne du moyen-âge européen, appliqué au sein d’un même pays, dans toutes les strates et à tous les niveaux. C’est l’instauration d’un rapport de force.
Il n’est pas bien difficile de deviner que les cartels de la drogue ne sont que le produit d’une telle réalité.
C’est bien connu en Colombie, où le thème du « bandolerismo », la généralisation des bandits (les « bandoleros ») ayant plus ou moins une cause durant La Violencia, a été étudié.
Ces bandits ont alors pullulé et agissaient comme hommes de main, agents secrets, assassins, etc., avec des exactions les plus sordides.
On a par exemple du côté conservateur les Pájaros de León María Lozano, les Chulavitas de Alcides García et d’Enrique Figueroa, Efraín González Téllez qui régnait sur un territoire dénommé « Imperio de la Violencia ».
Chez les libéraux, on a l’ex-guérillero Jacinto Cruz Usma devenu bandit, responsable d’au moins 120 homicides aggravés, 270 enlèvements, 300 viols de femmes d’âges différents, 150 cas de blessures corporelles, 147 crimes d’extorsion et de chantage et 107 vols.
On a pareillement Teófilo Rojas Varón, responsable de 592 assassinats, le tueur en série et violeur José William Aranguren, etc.
Toute cette orgie de violence n’a pas relevé d’une explosion, d’une action vers l’extérieur des conservateurs contre les libéraux ; c’est en fait l’implosion d’une société dont l’État n’a pas réussi à se constituer sur une base suffisamment unifiée, en raison des forces centrifuges.
Confondre l’implosion avec l’explosion est source d’une gigantesque erreur.
La publication par German Guzman Campos, un membre du clergé, de l’ouvrage La violencia en Colombia en juillet 1962, a ainsi provoqué un scandale monumental, de par la plaie ouverte que c’était encore pour la Colombie.
Néanmoins, la position de l’auteur s’appuie sur l’interprétation suivante :
– les conservateurs ont commencé à faire déborder la répression de manière violente ;
– les libéraux ont dû réagir par l’auto-défense ;
– l’engrenage a été fatal.
Cette position est erronée, car elle s’imagine qu’il y a une « cause » et une conséquence, alors qu’en réalité la contradiction est interne au parcours national colombien.
On remarquera justement ici que les guérillas – ELN directement, mais en fait également les FARC-EP, etc. – sont historiquement en Colombie un produit de l’aile la plus militarisée des libéraux, ou de forces s’y alignant, dans une perspective de « défense » populaire face aux menées ultra-violentes qui viendraient des conservateurs.
Cette défense populaire avait été déclenchée au tout début des années 1960, par le Movimiento Obrero Estudiantil Campesino, l’Ejército Revolucionario de Colombia, le Frente Unido de Acción Revolucionaria, le Territorio Vásquez, qui disparurent cependant assez vite en raison de la répression.
Le « Parti Communiste de Colombie », laquais du social-impérialisme soviétique, a ici joué un rôle particulièrement néfaste en contribuant bien entendu à cette tendance réformiste armée, l’idée soviétique étant bien sûr de parvenir à l’établissement d’une faction bourgeoise bureaucratique qui soit à son service.
Ce plan a échoué et cela n’a rien donné, avec inévitablement, la réintégration des multiples guérillas dans le régime, à moyen terme.
Mais il a renforcé l’idée qu’il y aurait une bourgeoisie trop faible et qu’il faudrait faire la révolution à sa place, à travers un simple programme de réforme agraire et de démocratisation libérale.
Cette illusion aligne en fait les révolutionnaires sur les libéraux, elle a poussé la base historique de ces structures armées à être une expression libérale allant pour ainsi dire jusqu’au bout (en fait exactement dans un même processus qu’à Cuba).
Pour cette raison, toute cette rébellion armée, et également indéniablement populaire, n’a jamais dépassé la revendication de la réforme agraire ; l’absence de programme a été masquée par un patriotisme symbolique permanent et l’emploi systématique de la figure de Simón Bolívar consiste en un mythe mobilisateur.
Mais en rien cela ne répondait au problème historique de la Colombie : l’hyper-fragmentation, et ce depuis le départ ; pire encore, la démarche même de ces initiatives, dans leur matrice même, s’insérait dans l’hyper-fragmentation.
D’où leur incapacité à passer un cap idéologique, à dépasser le réformisme armé, à mettre en place une unification historique formulant une proposition historique concrète.
On remarquera qu’il s’est passé la même chose en Italie, où les Brigades Rouges se sont organisées en colonnes séparées, qui elles-mêmes prendront une autonomie toujours plus grande, parallèlement à l’éclosion d’une centaine de structures armées indépendantes.
Au-delà de la démarche révolutionnaire, cela correspondait strictement à la fragmentation de l’Italie, et donc cela ne pouvait qu’échouer face à un État qui, au moins, assumait la dimension centrale.
Il est d’ailleurs notable qu’en Colombie, les cartels de la drogue, très précisément nés dans les affrontements inter-régionaux et intra-régionaux, ne sont jamais parvenus à un saut qualitatif d’ampleur nationale.
Initialement, s’ils parviennent à devenir de véritables structures organisées à la fois commercialement et militairement, c’est par le cadre d’affrontements internes généralisés et locaux.
C’est là le socle pour l’émergence des cartels de Medellín, de Cali, du Nord del Valle, del Golgo, des Rastrojos…
Mais c’est aussi le socle de leur échec. Parce que ce qui fait naître les cartels – l’hyper-fragmentation – leur ôte en même temps la possibilité de dépasser un certain stade de développement.
On est ici au cœur du problème, qui se pose de la manière suivante. Le pays existe, il y a une administration, une armée, un État.
Mais tout cela a été construit par en haut, puisque les Espagnols nés en Amérique (les « criollos ») ont simplement chassé les Espagnols péninsulaires, c’est-à-dire nés en métropole.
Ces derniers contrôlaient tout administrativement et militairement ; la défaite de la monarchie espagnole face à Napoléon en 1808 leur a cependant ôté toute légitimité.
Inversement, les élites criollos étaient de grands propriétaires terriens, dont la richesse se fondait que l’encomienda : on remettait des Indiens qu’on devait christianiser et édifier, bien qu’en réalité on les utilisait comme main d’œuvre semi-esclavagisée.
L’État colonial employait également les Indiens, au nom de la « mita » ou du « repartimiento », pour le travail dans les mines, les chantiers, etc.
Les élites criollos étaient également solidement installées dans le commerce, là encore dans le prolongement de la réalité féodale du pays.
Le « capitalisme » n’est pas né par en bas, comme fruit de l’artisanat se développant et amenant l’éclosion des commerçants et des marchands. Ce capitalisme est né par en haut, comme prolongement d’une réalité profondément féodale.
Certains, de manière profondément erronée, considèrent qu’au début du 21e siècle, il n’y aurait plus de féodalisme en Colombie, seulement des « vestiges ».
C’est là totalement rater que même si désormais il existe une forme salariale et des échanges de nature capitaliste, la base même de ce capitalisme est bureaucratique.
Il faut bien saisir le processus qui a donné naissance à une telle erreur de compréhension de la nature de la Colombie.
Le raisonnement est alors le suivant.
Comme 1 % de propriétaires possèdent plus de 80 % des terres, cela implique que la paysannerie a été dépossédée, qu’il s’agit donc de travailleurs agricoles. Il y a donc un salaire et, même s’il est misérable, alors on est dans le capitalisme.
Cela se vérifierait également par l’urbanisation du pays.
Aujourd’hui, la Colombie a 53 millions d’habitants, dont seulement une petite partie habite dans des villages (7%) et une partie un peu plus grande, mais toujours restreinte, habite dans des zones de faible densité rurale (16%).
La question de la féodalité aurait donc été réglée d’elle-même.
Cependant, c’est là ne pas comprendre la dialectique du semi-féodalisme et du semi-colonialisme.
Un pays semi-féodal semi-colonial n’est pas un pays dont l’agriculture est médiévale et dont les villes sont dirigées par des bourgeois ultra-modernes vendus à l’impérialisme.
Cela pouvait être vrai auparavant, encore était-ce une caricature.
En réalité, le semi-colonialisme modernise le semi-féodalisme, et le semi-féodalisme appuie la dimension monopolistique du semi-colonialisme. C’est ce qui forme le capitalisme bureaucratique.
Que voit-on, justement ? Que 60 % des travailleurs ont un travail dit « au noir ».
On est dans le capitalisme, mais avec une dimension féodale, puisqu’une partie du travail n’est pas reconnue légalement et relève d’une rente prélevée sur une base autoritaire.
Chez les travailleurs légaux, 30 % sont des travailleurs indépendants, 15 % des prestataires de service.
Le travail au noir est une extension de la réalité féodale, tout comme le fait d’employer des gens sans leur donner un autre contrat qu’à la tâche.
On enlève tout le filet social qui existe normalement dans le capitalisme, et qui permet l’existence des travailleurs comme fournisseurs d’une force de travail employé par le capital.
Au lieu de les exploiter de manière intensifiée dans le capitalisme, on les opprime de manière féodale pour les forcer à travailler de telle ou telle manière – ce qui consiste en une rente, pas du tout en une exploitation capitaliste normale.
Les travailleurs sont, concrètement, volés comme un camion-citerne voit son essence volée par des criminels s’appropriant une rente.
Il pourrait très bien ne plus y avoir d’agriculture du tout que cela ne changerait rien à la dimension féodale de ce capitalisme bureaucratique employant les travailleurs de cette manière.
Le Qatar ne produit pratiquement rien de sa propre nourriture ; on se doute bien pourtant que les contrats de travail de l’écrasante majorité des travailleurs de ce pays relèvent d’une dimension féodale.
Ils sont d’ailleurs non-Qataris et ostracisés ; on est dans un système de caste… mais modernisé ; c’est le capitalisme bureaucratique.
Sans vouloir d’ailleurs en rien attenter à l’honneur des peuples d’Amérique latine, l’ultra-violence des rapports intra-familiaux est sinistre et reflète cette base féodale dans les comportements.
Le patriarcat généralisé et le féminisme « sexy » l’acceptant tacitement sont des gigantesques obstacles à l’expression de la démocratie en Amérique latine.
Mañana sera bonito, album de 2023 de Karol G, emblématique d’un féminisme revendicatif mais en même temps inséré dans le patriarcat latino
Il est ainsi fondamentalement erroné de penser que, comme il y a un développement des forces productives en Colombie, alors ce serait du capitalisme. De la même manière, il est absurde de s’imaginer que le semi-féodalisme implique une arriération fondamentale.
Bien au contraire même, il faut constater la contradiction révolutionnaire entre un pays hyper-fragmenté et la réalité populaire moderne qui s’est malgré tout développée.
La musique cumbia née en Colombie a ainsi irradié toute l’Amérique latine ; Cali est la capitale mondiale de la salsa ; Shakira et Gabriel García Márquez sont mondialement célèbres.
Los Gaiteros de San Jacinto, célèbre groupe de cumbia dont le nom vient de la gaïta, une cornemuse
L’intensité de la vie populaire colombienne est d’une richesse phénoménale et c’est là précisément la base de la révolution démocratique colombienne.
L’hyper-fragmentation du parcours colombien souligne, en effet, que les classes dominantes colombiennes ne sont pas parvenues à tisser des liens historiques suffisamment puissants au sein du pays qu’ils se sont accaparés.
Or, les masses veulent la Colombie ; elles ne veulent pas d’un pays conçu comme simple territoire avec ses divisions, ni d’un pays réduit à un aspect d’une Amérique latine cosmopolite et imaginaire.
Les masses veulent la reconnaissance de leur existence.
Le souci des guérillas a été, d’une part de s’aligner sur les libéraux, d’autre part de s’insérer dans l’hyper-fragmentation, justement en raison de l’absence d’un projet national unitaire conforme aux attentes historiques des masses.
Si on prend les festivals et les célébrations (carnaval de Barranquilla, feria de Cali, fête de la Candelaria à Carthagena, carnaval des Noirs et Blancs…), les musiques, les styles vestimentaires, les populations indiennes encore existantes (avec 710 réserves indigènes peuplées par un peu plus de 900 000 personnes), les Afro-colombiens, la littérature et les arts en général… il y a un puissant torrent historique de masse, qui est née malgré et à travers l’hyper-fragmentation de la Colombie.
Les masses comme unité forme un particulier qui s’oppose à l’universalité de l’hyper-fragmentation ; l’affirmation nationale-démocratique à travers ses multiples expressions s’oppose aux restrictions et aux contraintes mentales, historiques, culturelles, économiques, politiques et militaires du capitalisme bureaucratique.
Les masses sont nées en Colombie en dépit de l’incapacité des criollos à unir le pays ; ce n’est pas simplement que la nation est née par en haut, de manière artificielle, c’est aussi que les criollos ont été incapables de mettre en place un cadre adéquat.
Les masses colombiennes, qui cherchent donc la Colombie, ne la trouvent pas, pas même une Colombie qui serait formulée de manière fictive.
La révolution colombienne se dessine donc comme perspective immanquable ; elle apparaît donc comme explosive et d’une immense ampleur, puisque, en fin de compte, elle ne doit pas simplement réaliser l’équivalent des tâches de la révolution française, mais également celle des Lumières.
C’est l’intelligence du socialisme qui doit arborer et synthétiser, dans une guerre populaire dans tous les domaines, la réalité populaire, dépassant l’hyper-fragmentation se présentant comme l’obstacle historique majeur.
Le paysage culturel du café, zone d’attraction culturelle, historique et touristique (wikipedia)
Il ne faut cependant pas oublier le second aspect : la dimension semi-coloniale.
C’est le second aspect, car c’est la dimension semi-féodale qui prime.
Le féodalisme, même modernisé, est le socle qui permet à l’aspect semi-colonial d’exister.
Pour autant dialectiquement, le semi-colonialisme apparaît comme davantage prégnant, puisqu’il se développe ardemment, en profitant du socle.
Historiquement, comme dans tous les pays américains, le capital britannique auparavant hégémonique a été dépassé par le capital des États-Unis ; en 1929, les investissements américains en Colombie atteignaient 260 millions de dollars, contre 38 millions de dollars pour les investissements britanniques.
Il y eut d’ailleurs également une guerre avec le Pérou, qui tenta de s’emparer du port de Leticia sur l’Amazone ; le Pérou était soutenu dans son initiative par les Britanniques, les Américains soutenant inversement la Colombie.
Cependant, lorsque le capital américain a pris la place de numéro un, il a développé lui-même massivement son capitalisme.
Au-delà d’un simple semi-colonialisme, il y a l’insertion de la Colombie dans l’hégémonie américaine mondiale.
Medellin
Le mode de vie colombien est massivement influencé, déformé par cette réalité ; l’économie colombienne est elle-même modifiée.
Durant une très grande partie du 20e siècle, le café a représenté autour de 70 % des exportations colombiennes, contribuant à hauteur de 25 % au PIB.
Cela décroît à partir des années 1970, mais surtout l’expansion massive du capitalisme durant la période 1989-2020 a effacé ce rôle hégémonique.
Aujourd’hui, le café, c’est 8-10 % des exportations, 2-3 % du PIB.
Pas plus qu’il n’existe un féodalisme « à l’ancienne », il n’y a plus un colonialisme « à l’ancienne » ; les forces productives sont bien trop développées au niveau mondial pour cela.
Et c’est là d’ailleurs ce qui ôte toute possibilité à l’hyper-fragmentation d’exister en Colombie : la révolution est à l’ordre du jour.
Une nation existe à travers un processus d’unification : des gens parlent la même langue sur un territoire bien déterminé, menant une vie économique commune et avec la même formation psychique, ce qui donne la culture.
Ce processus est naturel ; il passe par en bas, par les échanges entre les personnes, les échanges de bien, les rapports aux événements historiques et naturels.
Ce n’est pas simplement une communauté de destin, c’est un ensemble organisé.
Il est bien connu qu’une telle évolution s’accompagne toujours de la formation de villes et surtout d’une ville principale, qui sert de foyer de concentration pour le pouvoir, l’économie, la culture, etc.
Et le problème de la Bolivie, c’est précisément cette question de la ville principale. Le pays en a plusieurs et cela reflète l’existence d’autant de divisions nationales.
La capitale du pays, selon la constitution, est Sucre. Elle avait d’autres dénominations de par le passé, son premier nom étant Charcas, en référence au peuple indien vivant la région.
La ville a ensuite pris le nom de La Plata au moment de la vice-royauté du Pérou, puis Chuquisaca pour la période de la vice-royauté du Río de la Plata.
Finalement, lors de l’indépendance, la ville prit comme nom Sucre, en référence à son premier président, Antonio José de Sucre.
Mais cette ville de désormais 250 000 habitants n’a finalement pas joué le rôle de centre national.
C’est que d’autres villes ont possédé une importance considérable. La première, c’est Potosí, qui compte aujourd’hui 160 000 habitants.
Potosí aujourd’hui
Cette petite ville nichée à 4070 mètres d’altitude, au pied du Cerro Rico (la « colline riche »). C’est une montagne qui a mangé les hommes, des centaines de milliers d’hommes, plus de dix mille par an sans doute.
C’est, en effet, une mine d’argent ; du 16e au 18e siècle, 80 % de l’argent dans le monde en provenait.
À son apogée, la ville a sans doute eu une population de près de160 000 à 200 000 habitants !
Description du Cerro Rico et de la ville impériale de Potosí, Gaspar Miguel de Berrío, 1758
Néanmoins, à partir de 1650, le minerai récupéré commença à décliner et Potosí ne fut pas en mesure de devenir la principale ville
Santa Cruz de la Sierra n’y parvint pas non plus, et c’est pourtant la ville la plus peuplée de Bolivie désormais, avec 1,6 million d’habitants.
C’est que la ville a été fondée par des aventuriers espagnols qui partaient du Paraguay, en quête des trésors mythiques des Indiens.
Elle fut ensuite quasi immédiatement déplacée à 220 km plus à l’ouest, en raison des attaques indiennes.
Mais on n’est pas dans les Andes pour autant : on reste dans « l’Orient » bolivien, issu de la colonisation depuis le Paraguay.
La population est issue des Espagnols et du métissage avec les Indiens, tandis que du côté andins, on trouve notamment les Quechuas et les Aymaras, qui étaient liés aux Incas.
C’est dans les Andes que se trouve justement Nuestra Señora de La Paz, plus connue sous le nom de La Paz, avec actuellement 820 000 habitants.
Elle se situe à 3640 mètres d’altitude, étant entourée des montagnes Huayna Potosí (6 088 m) et Nevado Illimani (6 460 m).
La Paz
La Paz est la capitale administrative du pays ; sa croissance provient de son emplacement à la croisée de routes commerciales.
Elle a profité du développement de l’industrie minière et du réseau ferroviaire, au point qu’en 1900, sa population était déjà le double de Sucre, avec 52 000 habitants contre 20 000.
Mais, de manière pittoresque, une autre ville s’est construite sur les hauts plateaux la surplombant : El Alto.
La ville est née comme centre de bidonvilles proche de La Paz, jusqu’à devenir une ville réelle, jusqu’à atteindre une population de 940 000 personnes.
On a ainsi cinq villes ayant joué et jouant encore parfois un rôle essentiel dans le pays : Sucre, Potosí, Santa Cruz de la Sierra, La Paz, El Alto.
C’est là la clef pour comprendre la situation historique de la Bolivie.
Quel a été le processus où ces villes ont émergé ? En fait, la mine de Potosí a été découverte très tôt et était considéré comme primordiale.
Il fut donc formé une région administrative devant servir de bulle protectrice à celle-ci.
La ville de Sucre en était le centre, avec une Audiencia y Cancillería Real de La Plata de los Charcas (Cour Royale et Chancellerie de La Plata de los Charcas).
(wikipedia)
La région s’appelait Charcas, on parlait également du Alto Perú, le Haut-Pérou, en référence à un territoire à l’intérieur des terres et en altitude.
La Audiencia y Cancillería Real, elle-même supervisée par la Vice-royauté du Pérou, avait la tutelle sur le Haut-Pérou, mais également futur Paraguay ainsi que sur la Gobernación del Río de la Plata (Gouvernorat du Río de la Plata) avec le futur Uruguay et ce qui sera le nord de l’Argentine.
Mais au milieu du 17e siècle, ce qu’on retire de la mine de Potosí ralentit, la ville régresse avec le recul de la production.
La monarchie espagnole en a également assez de la contrebande portugaise et britannique au niveau de Buenos Aires, et elle s’inquiète du poids de la colonie portugaise qui va devenir le Brésil.
Est par conséquent formée en 1776 la Vice-royauté du Río de la Plata, avec Buenos Aires comme cœur.
C’est le renversement dans l’importance : le Haut-Pérou est rattaché à la Vice-royauté du Río de la Plata.
La la Vice-royauté du Río de la Plata (wikipedia)
Initialement, le Paraguay et Buenos Aires vivaient à l’ombre de Potosí, ayant même interdiction de commercer avec, tout devant passer par Lima.
Le développement de Buenos Aires a totalement renversé la situation.
Ce rattachement a séparé le Haut-Pérou du Pérou, avec qui pourtant les liens culturels étaient extrêmement puissants, de par la dimension indienne et le rattachement à l’empire inca, même si récent (c’est-à-dire peu avant l’effondrement de l’empire).
Il y eut d’ailleurs de très nombreuses révoltes indiennes contre la monarchie espagnole, y compris conjointement sur les territoires actuels du Pérou et de la Bolivie (avec le Quechua du Pérou José Gabriel Condorcanqui dit Túpac Amaru II et l’Aymara du Haut-Pérou Túpac Katari) ; en 1781, La Paz fut même assiégée pendant une centaine de jours, une opération faisant 20 000 morts.
Pareillement, même si la Bolivie fut fondée en 1825, avec un nom faisant référence à l’indépendantiste Simón Bolívar ayant joué un rôle militaire central, immédiatement il y eut la tentative de mettre en place une Confederación Perú-Boliviana.
Cela fut considéré comme une menace par le Chili et l’Argentine qui répondirent par une guerre qui dura de 1836 à 1839.
Il n’y eut donc pas de « retour » au Pérou.
Mais il faut rappeler ici que les couches dominantes consistent en les criollos, c’est-à-dire les Espagnols nés en Amérique.
L’indépendance leur a permis d’éjecter les Espagnols péninsulaires, ceux nés en Espagne, qui formaient la caste supérieure.
Les criollos consistent en une couche de grands propriétaires terriens utilisant les Indiens comme des semi-esclaves, avec également des fractions qui sont tournées vers le commerce.
Par conséquent, même l’unité entre le Pérou et la Bolivie aurait consisté en une action venant uniquement d’en haut, et d’où les masses auraient été exclues.
On a affaire à une situation féodale où l’esprit de conquête prolonge le colonialisme initial.
Exemple significatif, le gouvernement est élu de 1880 à 1920 par… 30 000 personnes seulement.
On parle là de l’élite des criollos, dont le nombre total était de 200 000 en 1901, pour 100 000 métis et 800 000 Indiens.
Ces derniers vivaient alors dans une situation de semi-esclavage, au point même d’être encore extérieurs au système monétaire !
Des paysans boliviens, 1910
La vraie actualité, c’est le conflit intérieur aux criollos, avec certains qui penchaient vers une modernisation, d’autres vers le maintien d’un statu quo.
Les premiers, « libéraux », portaient les intérêts des grands commerçants et des propriétaires des mines d’étain de la région de La Paz.
L’étain devint au fur et à mesure le principal minerai exporté ; le grand propriétaire de mines d’étain Simón Iturri Patiño (1860-1947) était alors l’une des personnes les plus riches du monde.
Les seconds, « conservateurs », étaient mis en avant par les grands propriétaires terriens et des propriétaires de mines d’argent, surtout des régions de Sucre et de Potosí.
Cette opposition entre les deux aspects – la féodalité avec les grands propriétaires terriens, la dimension coloniale avec des grands commerçants vendus aux pays capitalistes – se retrouvait bien entendu dans les autres pays.
Mais ce qui est notable en Bolivie, c’est que finalement les capitalistes vendus aux pays capitalistes européens achetant leurs produits tendaient eux-mêmes à être, non pas tant des marchands modernisateurs, que des grands propriétaires terriens sauf qu’au lieu de terres, ils possédaient des mines.
On a pour ainsi dire une double féodalité plutôt qu’une réelle opposition entre deux aspects d’une même situation semi-féodale et semi-coloniale.
Coro Coro, avec la plus grande mine de cuivre de Bolivie
Naturellement, cela produit une bataille féodale ininterrompue pour le pouvoir, avec des tentatives de coups d’État récurrentes. Impossible d’en faire la liste : entre 1825 et 2025, si on prend la définition des coups d’État au sens le plus large, on en arrive à 190.
Cela ne peut, évidemment que fragiliser le pays. Les autres États connaissent une modernisation bien plus prononcée, leur équilibre entre l’aspect semi-féodal et l’aspect semi-colonial est tourmenté, mais constitue un capitalisme bureaucratique plus efficace.
L’épisode clef fut la guerre civile de 1898-1899, appelée la « guerre fédérale », avec les conservateurs basés à Sucre s’opposant aux libéraux basés à La Paz prônant le fédéralisme.
Les libéraux parvinrent à vaincre, notamment grâce aux Indiens, 40 000 d’entre eux prenant la défense décisive de La Paz. Ils n’appliquèrent pas leurs mesures et assassinèrent notamment Pablo Zárate, surnommé Willca (« son éminence » en aymara).
D’où une série de catastrophes. Initialement, la Bolivie put se protéger. Ainsi, juste après l’intervention du Chili et de l’Argentine, c’est… le Pérou qui tenta de l’envahir (1841-1842), sans y parvenir.
Cependant, lors de la guerre du Pacifique (1879-1884), le Chili annexa une partie du territoire bolivien, riche en salpêtre, lui ôtant en même temps un accès à l’océan.
La Bolivie était désormais enclavée.
Ensuite, la Bolivie abandonna à l’Argentine la région de la Puna de Atacama (soit 75,000 km²) en échange d’un soutien contre le Chili qui n’eut pas lieu ; l’Argentine récupéra 75 % de la région et le Chili le reste.
Quelques années plus tard, la Bolivie perdit le territoire de l’Acre (150 000 km²) en 1903 en raison d’une défaite face au Brésil.
Enfin lors de la guerre du Chaco (1932-1935), la Bolivie perdit un peu moins du tiers de son territoire au profit du Paraguay.
Ce n’est pas tout.
Cette situation de la Bolivie qui perd des territoires, dont le régime est instable en raison de l’impossible équilibre entre grands propriétaires terriens, grands propriétaires de mines et capitalistes vendus aux pays capitalistes occidentaux… va produire un ultra-nationalisme de type fasciste.
Le problème se pose de la manière suivante.
Les pays d’Amérique latine ont acquis leur indépendance par en haut, le peuple était exclu.
Cependant, au fur et à mesure, grands propriétaires terriens et capitalistes vendus aux pays capitalistes occidentaux ont formulé une sorte d’équilibre.
Cet équilibre s’effondre périodiquement, il y a toujours le besoin de trouver une ré-impulsion, cependant il y a bien un capitalisme bureaucratique formé de l’aspect semi-féodal et de l’aspect semi-colonial.
Cela donne une idéologie « nationale » plus ou moins fictive, renforcée par la durée d’existence du pays et la vie réelle des masses ; même s’il n’y a jamais eu de révolution démocratique et donc de réelle base populaire à l’émergence nationale, les traits nationaux se développent.
Afin de masquer, de couvrir les faiblesses du processus, il y a l’utilisation de l’idéologie « latino », élaboré par l’Uruguayen José Enrique Rodó dans son essai Ariel, publié en 1900.
Mais en Bolivie, la mise en place d’un capitalisme bureaucratique relativement élaboré a été tendanciellement mise en échec. D’où une idéologie fasciste au sens strict du terme, ou plus exactement de deux idéologies fascistes.
La première est un fascisme traditionnel, se revendiquant du fascisme italien, voire de l’Allemagne nazie. C’est un courant de droite assumé, tourné vers la superpuissance impérialiste américaine.
La seconde est une idéologie nationale-révolutionnaire, revendiquant un indigénisme mystique, exigeant une sorte de « socialisme d’État », avec l’utilisation d’une rhétorique empruntant parfois au marxisme mais toujours pour affirmer une « unité » nécessaire des classes.
La Bolivie et sa cassure sur le plan de l’altitude des régions
La première a comme base « l’Orient » de la Bolivie, c’est-à-dire l’Est du pays, avec comme centre Santa Cruz de la Sierra.
La seconde a comme base La Paz, c’est-à-dire l’Ouest du pays.
Pourquoi Santa Cruz de la Sierra ? Les raisons sont multiples.
Elle a de bonnes liaisons avec le Brésil, l’Argentine et le Paraguay. Son climat est tropical et l’agriculture est active toute l’année, ce qui fait que c’est la principale zone agricole du pays.
Initialement marginalisée, Santa Cruz de la Sierra et « l’Orient » bolivien ont en fait largement profité du développement du capitalisme à l’échelle mondiale à partir des années 1970, devenant un bastion agro-industriel.
C’est également en Orient, dans la région de Tarija, qu’on a les principales réserves de gaz naturel ; les usines de traitement, les centres de distribution, et les gazoducs l’exportent vers le Brésil et l’Argentine (formant entre 30 et 40 % des exportations boliviennes).
Santa Cruz de la Sierra est ainsi la capitale économique du pays, qui s’arc-boute sur la Media Luna (la demi-lune), expression née de la forme géographique de cet « Orient » composé des régions de Santa Cruz, Beni, Pando, et Tarija.
C’est la base pour un chantage permanent visant le gouvernement bolivien, en menaçant de sécession.
C’est ici qu’on trouve la dynamique donnant la première variante bolivienne de fascisme.
La colonisation de l’Orient est partie du Paraguay et, dans ce processus, la population est devenue métissée, contrairement à la partie occidentale de la Bolivie où les peuples indiens sont omniprésents.
C’est la base pour une revendication de type identitaire « blanc », voire à prétention ouvertement racialiste. Inversement, cela donna en même temps naissance à un indigénisme forcené.
Les deux courants sont indissociables, malgré leur opposition apparente.
C’est que leur même substance est de parvenir à « inventer » un justificatif transcendant à l’existence de la Bolivie telle qu’elle est.
Le vecteur fut l’idéologie dénommée « tellurisme » (du mot latin tellus, « terre ») qui attribue à la géographie un facteur principal de formation des « races ».
Ce fut un mouvement absolument massif en Bolivie, avec beaucoup d’aspects, allant grosso modo du romantisme bucolique à l’indigénisme schizophrène.
Le fond de l’idée du tellurisme est, en effet, d’un côté de souligner le caractère particulier, spécifique de la Bolivie, en raison de sa géographie, de justifier son existence nationale… et en même temps de présenter les métis de l’Orient boliviens comme supérieurs intellectuellement aux Indiens des Andes.
Dans certaines variantes, les métis sont mis en avant comme « blancs » et cela ouvre la voie à un rapprochement avec thèses suprémacistes.
Mais il n’y a pas de règles strictes ; Franz Tamayo considère ainsi que les Indiens sont déficients intellectuellement par rapport aux criollos mais fort au travail manuel, et qu’ainsi les métis formeraient une sorte de race supérieure.
Dans tous les cas, il y a l’obsession des questions civilisation en puisant dans Oswald Spengler (« Le déclin de l’occident ») et en s’appuyant sur les principes vitalistes de Nietzsche.
C’est pourquoi l’un des principaux auteurs du tellurisme est Alcides Arguedas Diaz, auteur de l’essai Pueblo Enfermo (« Peuple malade », 1909) sur la faiblesse nationale bolivienne et du roman Raza de Bronce (« Race de bronze », 1919) sur le « problème » indien.
De manière notable – et c’est justement la complication à la bolivienne, Alcides Arguedas Diaz est considéré comme un auteur « indigéniste ».
C’est-à-dire que, comme il présente la réalité de la vie quotidienne des Indiens, il leur accorde une valeur en soi, même si de son point de vue leur mode de vie est absurde, plein de souffrance, marquée par la fainéantise, etc.
C’est très important de voir cela, car les deux variantes de fascisme ne sont absolument pas séparées l’une de l’autre par une muraille de Chine.
Il y a surtout une ambiguïté profonde dans toute dimension sociale et un refus de toute définition, le but étant avant tout de parvenir à produire un nationalisme.
C’est une véritable obsession nationale qui passe par le tellurisme, par la prise en considération de la géographie d’un côté, de la question indienne de l’autre.
Cela touche tous les domaines intellectuels, la littérature bien entendu, mais également la philosophie (Humberto Palza), la musique (comme avec Eduardo Caba), la peinture (Cecilio Guzmán de Rojas), la sculpture (Marina Núñez del Prado).
C’est même tellement diffus dans les cercles intellectuels et artistiques boliviens au début du 20e siècle qu’on comprend le drame terrible qui s’est noué : l’émergence nationale bolivienne réelle a entièrement plongé dans les élans artificiels, forcés, d’affirmation de la nation bolivienne.
Quelle est la première variante de fascisme ?
C’est celle qu’on connaît en Europe dans les années 1920-1930, dans ses grandes lignes.
Sa première expression fut la Falange Socialista Boliviana (Phalange socialiste bolivienne) fondée en 1937.
Cette organisation fasciste fonda les « chemises blanches » en 1957, ainsi que la Unión Juvenil Cruceñista (Union de la jeunesse crucéniste, c’est-à-dire de Santa Cruz) qui est une structure paramilitaire participant et au service du Comité Pro Santa Cruz, unissant les élites de l’Orient bolivien (grands propriétaires terriens, banquiers, éleveurs, agro-industriels).
On a là la première variante du fascisme en Bolivie, qui naturellement a connu des évolutions, des scissions, etc.
Et, parfois, des alliances en apparence contre-nature, car on l’aura compris la Bolivie est tiraillée en permanence par les deux tendances de fond, elles-mêmes en étroit rapport avec les coups d’État incessants.
En fait, il y a toujours des groupes très à gauche et très à droite soutenant en même temps le même camp, au nom du fait que l’autre camp serait mauvais en soi.
C’est absolument typique d’une situation où deux camps réactionnaires se disputent la première place, tout en relevant fondamentalement des mêmes couches dominantes, même si concurrentes.
La Unión Juvenil Cruceñista
C’est ce qui permet la légende de la « révolution nationale » de 1952, considérée par la plupart des trotskistes dans le monde comme une révolution volée.
Cette révolution commence par le triomphe électoral du Mouvement nationaliste révolutionnaire, un mouvement né en 1942.
Il est produit par toute une frange d’intellectuels puisant dans l’idéalisme européen, des années 1920-1930, principalement au sujet des principes de civilisation, de nation, d’État.
Autrement dit, on a des membres de la petite-bourgeoisie traumatisée par les défaites militaires de la Bolivie et qui vont chercher à formuler une idéologie à prétention restauratrice.
Les deux principaux théoriciens sont Carlos Montenegro (auteur de Nacionalismo y coloniaje, une réponse critique au roman Raza de Bronce d’Alcides Arguedas Diaz) et Augusto Céspedes Patzi (auteur de Sangre de Mestizos: Relatos de la Guerra del Chaco, une réflexion sur cette guerre et sa signification historique pour la Bolivie).
On a, parallèlement, le développement du trotskisme, avec le Partido Obrero Revolucionario (Parti Ouvrier Révolutionnaire) né en 1935, qui fut marqué un temps par l’indigénisme de Tristan Marof (pseudonyme de Gustavo Adolfo Navarro).
Les trotskistes parvinrent à devenir la principale force chez les travailleurs, notamment chez les mineurs, et ils jouèrent un rôle essentiel dans le mouvement populaire empêchant l’armée de saboter les élections menant le Movimiento Nacionalista Revolucionario (Mouvement Nationaliste Révolutionnaire) au pouvoir en 1951.
Ce soulèvement populaire fut néanmoins lancé… par le chef de la police avec ses troupes, et ce une année après les élections !
On a, en fait, on l’aura compris, un coup d’État traditionnel en Bolivie, sauf que cette fois des secteurs populaires vinrent renforcer une des fractions des couches dominantes.
Cela donna la « révolution nationale bolivienne » jusqu’en 1964, une traditionnelle dictature emprisonnant, torturant et tuant, qui toutefois commença à redistribuer des terres, dans un pays où le tiers des importations consistait en des aliments tellement la situation était catastrophique.
Ce n’était qu’un écho du « socialisme d’État » mis en place en 1936 par l’armée avec l’appui de jeunes activistes « socialistes ».
On lit dans la « doctrine » de cette conception officielle alors que
« Le socialisme d’État est un appel à une solidarité effective entre les membres actifs de la société, à l’instauration d’un règne de droit qui protège le travail ».
Ce n’est que le masque du corporatisme utilisé afin de tromper les masses afin qu’elle ré-impulse un régime à la dérive et d’ailleurs un décret gouvernemental formula la syndicalisation obligatoire de toute la population en août 1936.
Les liaisons alors avec l’Allemagne nazie furent d’ailleurs très fortes et date même d’avant 1933 (le chef SA Ernst Röhm fut ainsi instructeur militaire en Bolivie à la fin des années 1920).
Ce qui n’empêcha pas le régime cultivant ces liens avec l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste de choisir de ne pas les soutenir pendant la guerre, ni d’ailleurs d’appuyer auparavant Franco durant la guerre civile en Espagne.
On est dans un mélange perpétuel et, comme on peut s’en douter, le Movimiento Nacionalista Revolucionario se retrouva parfois dans le même camp que la Falange Socialista Boliviana.
C’est là où on retrouve l’indigénisme, qui a pris une importance toujours plus grande en Bolivie comme idéologie pour permettre au régime en place d’obtenir une certaine légitimité.
Les élections de 1985
Au fur et à mesure du 20e siècle, les Indiens sont passés de problème national à moyen de le résoudre ; dans tous les cas, la figure de l’Indien est fonctionnalisée dans un sens ou dans un autre.
L’indigénisme est ainsi le pendant de la première variante de fascisme, dont le centre est Santa Cruz ; c’est en quelque sorte la réponse de La Paz, mais aussi d’El Alto.
C’est initialement un bidonville grandissant toujours plus dans le prolongement de La Paz, El Alto est reconnue comme ville en 1988 et a maintenant une population plus grande que La Paz elle-même.
Elle avait 405 000 habitants en 1992, 649 000 en 2001, 848 000 en 2012, sans doute un million aujourd’hui.
Afin de trouver un moyen de transport adéquat, il y a eu l’obligation de mettre en place entre les deux villes un téléphérique, qui transporte chaque jour entre 300 000 et 500 000 personnes.
Les noms de chaque station sont en espagnol et en aymara.
Ce choix de l’aymara rentre dans le cadre de l’indigénisme appliqué à l’échelle institutionnelle.
Mettant de côté la réalité du métissage et s’appuyant surtout sur le principe post-moderne d’identité, l’indigénisme maintient qu’une grande part de la population relèverait de peuples indiens cohérents ethniquement et « spirituellement ».
C’est un prétexte pour empêcher l’unité nationale, soutenir les forces claniques et tribales, diviser les masses au moyen de multiples identités : plus d’une trentaine.
Il ne s’agit pas que de diviser à l’échelle nationale ; il s’agit également de prétendre que chaque région est foncièrement différente l’une de l’autre, que les peuples se répartissent dans plusieurs de ces régions et qu’il faudrait une autonomie, etc.
Cela aboutit à la reconnaissance par la Bolivie de 34 « nations » et peuples indigènes originaires ruraux, et autant de langues (aymara, araona, baure, bésiro, canichana, cavineño, cayubaba, chácobo, chimán, ese ejja, guaraní, guarasu’we, guarayu, itonama, leco, machajuyai-kallawaya, machineri, maropa, mojeño-trinitario, mojeño-ignaciano, moré, mosetén, movima, pacawara, puquina, quechua, sirionó, tacana, tapiete, toromona, uru-chipaya, weenhayek, yaminawa, yuki, yuracaré, zamuco).
Voici un tableau indiquant en 2012 la part de la population indienne dans les régions, et le nombre total d’Indiens.
Les populations les plus nombreuses sont les Aymaras avec 1,6 million de personnes et les Quechuas avec 1,8 million de personnes (il n’y a pas d’intercompréhension entre les langues quechua et ayamara).
Suivent les Chiquitanos avec 145 000 personnes, les Guaranis avec 96 000, les Chichas avec 59 000 personnes, puis des chiffres bien moins importants.
Région
Population indienne
Nombre d’Indiens
Potosí
69.50%
572 314
La Paz
54.49%
1 474 654
Oruro
51.08%
252 444
Chuquisaca
50.29%
289 728
Cochabamba
47.52%
835,535
Beni
31.82%
134,025
Pando
23.78%
26,261
Santa Cruz
19.65%
521,814
Tarija
14.49%
69,872
Cette reconnaissance des identités et des communautés est le moyen trouvé pour compenser l’absence de réalité nationale unitaire ; c’est un projet fasciste avec une ambition néo-corporatiste.
La grande figure qu’on retrouve ici est Evo Morales, qui fut président de la Bolivie « multinationale » de 2006 à 2019.
Son mouvement, le Movimiento al Socialismo (Mouvement au Socialisme), est en fait issu… de la Falange Socialista Boliviana !
Il vient donc de l’extrême-droite normalement dans le style « Santa Cruz » ; néanmoins, ce qui s’est passé, c’est que pour se maintenir, le régime a de plus en plus eu besoin de s’appuyer sur les mobilisations des Indiens, afin de les intégrer par l’indigénisme.
C’est pourquoi Evo Morales a eu un parcours le menant de la misère comme élément du peuple à la présidence, en passant par l’intermédiaire de revendications ethniques-communautaires et les revendications populaires et syndicales.
Un épisode connu est la « guerre de l’eau » dans la ville de Cochabamba, la quatrième du pays, où l’eau avait été privatisée et ses prix doublés.
Mais plus généralement on est dans la combinaison de la lutte identitaire-communautaire ; le vice-président élu avec Evo Morales fut ainsi Álvaro García Linera.
Cet intellectuel d’origine espagnol se faisait appeler Qhananchiri (celui qui illumine, en aymara) alors qu’il était l’un des principaux dirigeants d’une petite guérilla ethnique-identitaire qui dura de 1986 à 1992, l’Ejército Guerrillero Túpac Katari (Armée de Guérilla Túpac Katari, du nom de la figure des rébellions indiennes au 18e siècle).
Le drapeau de l’Ejército Guerrillero Túpac Katari
Cette guérilla affirmait lutter pour les revendications des peuples indiens et contre la décadence occidentale. C’est, au sens strict, l’antithèse fasciste du Parti Communiste du Pérou qui, au même moment dans les Andes, menait la guerre populaire en refusant justement toute définition ethnique-identitaire.
Autrement dit, que ce soit par la logique bolivienne nationaliste « pure » portée par Santa Cruz, sur la base de la domination des criollos issus de la colonisation espagnole, ou bien par la démarche bolivienne plurinationale identitaire, avec un indigénisme s’appuyant sur El Alto – La Paz, la situation est catastrophique.
Grande manifestation dite du million à Santa Cruz en 2006
Toutes les initiatives, revendications, réformes, mobilisations… sont happés par l’une des factions de la haute bourgeoisie bolivienne qui n’a jamais été capable de mettre en place un capitalisme bureaucratique stable.
L’élection présidentielle de 2025 sont un bon exemple. Luis Arce du MAS ne se représente pas. Le démocrate-chrétien (et fils de président) Rodrigo Paz Pereira fait 32% (et l’emporte au second tour)., le centriste de droite Jorge Quiroga Ramírez (et ancien président) fait 26%, le millionnaire Samuel Doria Medina fait 19%.
Le MAS, après deux décennies au pouvoir, se retrouve avec simplement deux députés. Il a joué son rôle historique de serviteur d’une des fractions des couches dominantes, derrière une rhétorique socialiste, indigéniste, etc.
Tout cela tient au fait que les grands propriétaires de mines avaient une dimension féodale, s’ajoutant aux grands propriétaires terriens, provoquant un affaiblissement généralisé de la bourgeoisie commerçante et marchande, même vendue à l’impérialisme.
On pourrait forcer le trait et dire que la Bolivie est « semi-féodale, semi-féodale » (au lieu de semi-féodale, semi-coloniale), sauf qu’il y a bien entendu en plus de cela les influences impérialistes ainsi que celles de tous les pays voisins.
Le parcours de la Bolivie est, au sens strict, le cauchemar absolu de la pensée de José Carlos Mariátegui : au lieu de l’unité populaire dans une perspective démocratique, avec les Indiens comme base, on a une instabilité perpétuelle dont les Indiens sont des jouets pour les coups et les contre-coups.
Il est notable ici que le mouvement communiste n’a jamais réussi à s’implanter en Bolivie.
Dès le départ, les communistes, avec notamment Oscar Cerruto et Carlos Mendoza Mamani, étaient bien trop nombreux et furent très rapidement interdits, ayant à peine le temps, en 1926-1927, de publier 52 numéros de leur organe Bandera Roja (Drapeau Rouge).
Ils se maintinrent très difficilement, ne parvenant jamais à devenir une réelle organisation, et à ce titre d’obtenir la pleine reconnaissance de l’Internationale Communiste.
Cette dernière tira au passage à boulets rouges contre la mise en place par l’un des activistes, José Antonio Arze, d’une sorte de projet panaméricain unissant la Bolivie, le Chili et le Pérou dans une Confederación de las Repúblicas Obreras del Pacífico (Confédération des Républiques Ouvrières du Pacifique).
Ce sont par conséquent les trotskistes qui arrivèrent à se développer, parallèlement au second fascisme, comme variante plus « radicale ».
Il faudra attendre 1940 pour que se forme Partido de la Izquierda Revolucionaria (Parti de la Gauche Révolutionnaire) sympathisant avec l’URSS et se revendiquant de Lénine et de Staline.
Il capitula devant l’une des fractions des couches dominantes et l’aile gauche sortit pour fonder en 1950 le Parti Communiste, qui fut immédiatement interdit.
Incapable de se lancer véritablement, il passa ensuite lui-même dans l’orbite d’une des fractions des couches dominantes, affrontant qui plus est de nombreuses interdictions.
Ce sont ainsi les trotskistes du Parti ouvrier révolutionnaire qui eurent toujours le dessus, alors qu’une figure comme Fausto Reynaga devint dans les années 1960-1970 un théoricien indigéniste.
Il est ainsi nécessaire d’avoir un Parti Communiste guidant les masses pour la fondation d’une véritable république bolivienne, sortant du conflit interne du capitalisme bureaucratique qui oppose, pour ainsi dire, La Paz à Santa Cruz.
La Bolivie a pris le chemin inverse de celui proposé par José Carlos Mariátegui : c’est là l’erreur dans son parcours historique et dans son émergence nationale-démocratique qui reste à réaliser.
Au Paraguay, la très grande majorité des gens parlent l’espagnol ainsi que le guarani, une langue amérindienne. Le guarani a été reconnu langue nationale en 1967, puis langue officielle à côté de l’espagnol en 1992.
Le guarani recule néanmoins, en raison du poids de l’espagnol au niveau mondial. Il y a aussi le fait que l’espagnol est la langue des villes, le guarani celle des campagnes ; l’urbanisation affaiblit l’usage de cette langue.
Il va de soi, toutefois, que cela reflète un phénomène qui ne peut qu’être celui de l’intégration des masses parlant le guarani lors du processus de colonisation.
Agustín Barboza, chanteur de “Ñasaindype”, premier enregistrement de guarania, un genre de musique au tempo lent spécifiquement issu de la culture guarani
L’origine de ce phénomène est d’ailleurs bien connue, de par sa nature assez particulière. Tout repose, en effet, sur l’installation de missions jésuites dans des zones de population guaranies.
Cela a donné naissance à ce qui a été appelé des réductions (de reducciones, regroupement en espagnol), c’est-à-dire des bases agricoles supervisées par les jésuites apportant des techniques agricoles modernes, tout en procédant à une évangélisation massive.
Le moine franciscain Luis de Bolaños, qui a organisé les réductions, a dans ce cadre rédigé le premier dictionnaire en langue guarani, ainsi que sa première grammaire.
Une grande importance était également accordée aux ateliers d’artisanat ; en pratique, on avait une sorte de vaste communauté s’installant autour d’une église.
Mission, un film de 1986 relativement célèbre (Robert De Niro, Jeremy Irons, Liam Neeson, musique de Enio Morricone, Palme d’or 1986), retrace le parcours des réductions
Tous les Guaranis n’étaient pas dans ces réductions et il y avait également bien d’autres peuples, comme les Mbayás, les Chanés, les Guanás, les Payaguás, les Mocovies, les Abipones, les Tobas, les Guaycurús etc. Ceux-ci étaient, par contre, du type chasseurs-cueilleurs, alors que les Guaranis entraient dans la phase de l’agriculture.
Néanmoins, on comprend qu’une telle situation, où les réductions sont organisées et reconnues, impulsait une intégration des Guaranis.
Ceux-ci se sauvaient indirectement d’une situation bien pire.
En acceptant de se soumettre, avec une certaine marge de manœuvre dans l’organisation des réductions, ils évitaient les raids portugais à visées esclavagistes, ainsi que les prétentions des colons espagnols œuvrant pareillement à une mise en esclavage ou semi-esclavage.
En pratique, tout cela fut toléré, soutenu, bref accepté par l’Espagne, car géographiquement on est dans une zone entre les mines du Pérou et le port de Buenos Aires, sans accès à l’Océan.
Une réduction guarani représentée au 17e siècle
On est dans une zone en retrait, qu’il fallait bien occuper d’une manière ou d’une autre ; la production de viande et de cuir à exporter hors de la province paraguayenne fut rapidement l’aspect économique principal dans la logique fonctionnelle de la colonisation espagnole.
Au bout d’un temps, la monarchie finit par modifier sa perspective, pour trois raisons.
La première, c’est qu’il y avait une tendance historique où les forces coloniales féodales espagnoles voulurent s’approprier la main d’œuvre guaranie. Les réductions constituaient un obstacle en ce sens.
La deuxième, bien plus spécifique à la monarchie, était que le pouvoir grandissant des Jésuites inquiétait. Pour cette raison, la monarchie espagnole procéda d’ailleurs à leur expulsion dans la seconde moitié du 18e siècle.
La troisième, c’est que les Guaranis eux-mêmes, par ailleurs, commençaient à être vus comme une menace en tant que telle. Ils s’étaient ainsi soulevés en raison du Traité dit des limites qui, en 1750, fixe les frontières entre les colonies espagnoles et brésiliennes.
Dans ce cadre, sept réductions devaient se faire expulser, revenant au Portugal. Cela provoqua un soulèvement.
La monarchie espagnole mit donc au pas les Guaranis, dans une perspective de colonisation plus avancée, menée directement puisque les jésuites étaient expulsés et toutes leurs réductions supprimées (par ailleurs également présentes en Argentine).
Seulement voilà, la monarchie espagnole n’eut pas le temps d’agir réellement.
En effet, il y eut l’invasion napoléonienne et, de 1808 à 1814, le régime fit plus que vaciller : il n’était plus opérationnel et les colonies américaines se retrouvaient livrées à elles-mêmes.
Il se déroula alors au Paraguay un phénomène très particulier, puisque parvint au pouvoir une sorte d’illuminé bourgeois républicain œuvrant comme dictateur et menant de multiples réformes.
Ce qui a été décisif dans ce processus, c’est l’immédiate volonté d’hégémonie de Buenos Aires.
Cette ville servait de grand port sud-américain et, s’il y avait eu le désir de s’émanciper largement de la Couronne espagnole, il n’y en avait pas moins la tentative de satelliser les zones avoisinantes.
Ce fut si vrai que l’Argentine est née dans un processus de guerre civile s’étalant entre 1814 et 1880, Buenos Aires cherchant à prendre le dessus sur les autres provinces.
L’envoi de troupes de Buenos Aires pour forcer le soutien du Paraguay se déroula très mal, avec la bataille de Paraguarí (10 morts du côté du Paraguay, 70 du côté de Buenos Aires environ, pour 3700 protagonistes ce qui est très peu).
La bataille de Paraguarí et dans la foulée celle de Tacuari (wikipedia)
Ce fut surtout très mal pris du côté paraguayen.
Dans la foulée, la bataille de Tacuarí, qui eut lieu sans avoir réellement lieu, força ensuite le retrait des troupes de Buenos Aires, qui s’étaient attendu de manière erronée à un soutien massif en leur faveur au Paraguay.
La province du Paraguay avait donc paré à l’offensive de Buenos Aires, mais il restait la question de savoir s’il fallait pour autant soutenir la monarchie espagnole, qui tentait de contrer les indépendantistes sud-américains.
En l’occurrence, la monarchie espagnole chercha à unir militairement Montevideo, le Haut Pérou (c’est-à-dire la Bolivie) et le Paraguay pour écraser Buenos Aires, en montant même une alliance avec le Portugal contrôlant le Brésil.
Cela fut refusé par les couches dominantes au Paraguay.
Celles-ci faiblement développées par ailleurs, voyaient leur seule chance d’exister dans la tentative d’éviter de se retrouver prises en étau.
Si elles acceptaient de soutenir la monarchie ou Buenos Aires, elles allaient se faire satelliser.
Et, surtout, prendre parti pour l’un ou l’autre signifiait s’embarquer dans des initiatives dont l’horizon semblait peu clair et où il n’y avait apparemment que des coups à prendre.
Le Paraguay se replia donc sur lui-même, ce qui permit à José Gaspar Rodríguez de Francia, un lettré, d’émerger comme figure historique, à la tête d’un coup de force en mai 1811.
José Gaspar Rodríguez de Francia buvant un mate dans une bombilla (lithographie, 1838)
Initialement, celui-ci représentait les petites couches intellectuelles et surtout l’armée, qui est aux commandes en raison de la situation de crise sécuritaire.
Ce n’est pas véritablement une armée, évidemment, bien plutôt des hommes en armes sous la direction d’officiers des familles les plus riches.
C’est un aspect important, car cela implique que l’armée n’était pas en mesure de former un appareil d’État en tant que tel.
Tout était trop complexe pour les quelques officiers mobilisant ici et là des hommes, surtout dans une situation où le commerce s’effondrait puisque le Paraguay se retrouvait totalement isolé.
Le Paraguay, enclavé, n’avait plus accès à Buenos Aires et Montevideo, les deux ports d’où partaient les exportations et venaient les importations.
C’est là où intervient José Gaspar Rodríguez de Francia.
José Gaspar Rodríguez de Francia en 1824
Tout d’abord, on a la mise en place d’un congrès, avec 264 députés dont quatre seulement étaient des Espagnols péninsulaires, tous les autres étant des criollos. L’une des premières mesures fut d’ailleurs d’interdire tout poste à responsabilité à un Espagnol non né dans la province du Paraguay.
Puis, deux autres congrès se produisirent, et là le processus électoral intégra tous les hommes mariés ainsi que célibataires de plus de 23 ans, à l’exception des Indiens (formant autour de 70 % de la population).
Il ne faut pas penser pour autant qu’on a une assemblée parlementaire qui se soit mise en place.
C’était simplement une mobilisation pour asseoir le nouveau régime, affirmer l’indépendance du Paraguay en 1813 et justifier une dictature afin de sauver le pays.
Car personne ne reconnut le Paraguay initialement ; le Brésil ne le reconnaîtra qu’en 1844, l’Argentine en 1852.
Jusqu’à cette période, ces deux pays visaient clairement à prendre le contrôle du Paraguay et en faire une province.
Premier drapeau, provisoire, de 1811 – le bleu fait référence à la Vierge Marie de l’Ascension (Asunción est le nom de la capitale)Drapeau de 1812 à 1826Drapeau utilisé de 1826 à 1842 sous l’impulsion de José Gaspar Rodríguez de Francia,
Du côté européen, l’Autriche reconnaîtra le Paraguay en 1847, le Royaume-Uni fera de même en 1853, tout comme la France, l’Italie, les Pays-Bas et le Portugal.
Tel est l’arrière-plan où agit, de manière effrénée et obsessive, José Gaspar Rodríguez de Francia, comme « suprême dictateur perpétuel de la République du Paraguay ».
C’est un travailleur acharné, qui se soucie de tout et décide de tout, depuis la voirie jusqu’à l’architecture ou bien les détails de ce qui passe en douane.
Bien entendu, le Paraguay est alors un pays très peu développé et ce qu’il fait se déroule alors somme toute à petite échelle. Néanmoins, il a pris en main à lui tout seul l’organisation d’un État.
José Gaspar Rodríguez de Francia
José Gaspar Rodríguez de Francia a ainsi nationalisé pratiquement toutes les terres, devenues « patrimoine national » et les remettant aux paysans pauvres en location.
Il a nationalisé le commerce extérieur, les exportations consistant alors pratiquement uniquement en le maté, le tabac et le cuir.
Il a interdit les emprunts en dehors du Paraguay. Toute entrée et sortie d’étrangers est interdite, sauf autorisation spéciale par le régime.
José Gaspar Rodríguez de Francia a également instauré une loi qui, à partir de 1814, interdit à deux personnes ethniquement espagnoles de se marier entre elles, afin de forcer au métissage.
Il combattit ardemment l’Église, interdisant notamment la chaire de théologie et en obligeant l’Église catholique à se faire « nationale » et à n’avoir aucun contact ni avec Buenos Aires, ni avec Rome. Les processions hors fête religieuse étaient interdites.
Il a systématisé l’éducation élémentaire pour tous les habitants, qui savaient ainsi lire et écrire ; il instaura une bibliothèque nationale, scrutant même de quels livres les gens héritaient pour éventuellement les lui attribuer. Il n’y avait par contre aucune éducation de type supérieure.
On est dans un régime à la fois militarisé et communautaire, dans un cadre autarcique, avec même la mise en place de prévisions économiques pour avoir un aperçu.
Dans les faits, on en revenait surtout à une économie très élémentaire, où on produisait de quoi vivre et guère plus.
On en revenait au troc et, chaque année, la grande majorité des sommes passaient à l’achat d’armes en dehors du Paraguay, aux soldes des soldats.
Dans ce cadre, « El Supremo » vivait de manière ascétique, tout en étant hautement soucieux d’éviter les dangers : personne ne pouvait l’approcher de trop près avec un objet contondant, les gens devaient se prosterner s’il passait à cheval, etc.
Après sa mort, en 1840, le régime connut les modifications suivantes.
Drapeau employé de 1842 à 1957
Une assemblée fut instaurée en 1844, avec 200 députés ayant comme obligation d’être des propriétaires.
Puis, en 1856, ce nombre passe à 100, devant toujours être propriétaires, et cette fois les électeurs devant l’être aussi.
Or, la quasi-totalité des terres appartenait à l’État, qui les louait.
Ce qui s’est passé est simple à comprendre : le régime s’appuyait sur l’armée, José Gaspar Rodríguez de Francia sans fondamentalement toucher aux grandes familles espagnoles nées sur place, les criollos.
Ceux-ci s’étaient maintenus comme réalité « incontournable ».
Et, une fois El Supremo décédé, une oligarchie se mit donc en place ouvertement, procédant à l’ouverture du pays.
Cela améliora grandement la situation et tous les paysans qui louaient la terre à l’État commencèrent à générer un petit capitalisme.
Le régime dirigé par l’oligarchie appuya le processus, en établissant un chemin de fer, en faisant venir des instructeurs militaires de différents pays, des artisans italiens et allemands, des professeurs français et espagnols, des techniciens anglais.
Il y eut durant cette période, après la mort de José Gaspar Rodríguez de Francia, deux dirigeants : tout d’abord Carlos Antonio López, le neveu de celui-ci, parvenu au pouvoir grâce à l’armée.
Il modifia les apparences et devint « président », jusqu’à sa mort en 1862.
Carlos Antonio López
Il fut succédé par son fils aîné Francisco Solano López (nommé auparavant colonel à 15 ans, unique général de l’armée et diplomate à 17 ans).
Francisco Solano López
Celui-ci fut marié à une courtisane irlandaise passée par Paris, Elisa Lynch ; l’oligarchie fit de la capitale, Asunción, sa place-forte.
Pour donner un exemple parlant de la situation alors, l’exportation des cuirs n’était pas taxée. Par contre, la majeure partie passait auparavant par des tanneries… appartenant à la famille du président.
C’est un bon exemple de comment le régime centralisé de José Gaspar Rodríguez de Francia s’était transformé en État servant de plate-forme pour l’oligarchie alors que le pays commençait à se développer économiquement.
Cela ne passa pas inaperçu alors.
Ainsi, les États-Unis envoyèrent sans succès des bateaux de guerre pour soumettre le pays en 1858-1859. Le Royaume-Uni, la principale puissance mondiale alors, cherchait également à placer le pays dans son orbite.
Le Paraguay prit alors l’initiative d’avoir des ambitions territoriales sur la province argentine de Corrientes et la région brésilienne de Rio Grande do Sul. Cela termina en désastre complet, avec l’assaut conjoint de l’Argentine, du Brésil et de l’Uruguay (la « triple alliance »).
La grande guerre de 1865 à 1870 provoqua une immense perte de territoire : le tiers de sa superficie.
Les territoires perdus, il s’agit bien du tiers, car la carte est erronée: le nord du Paraguay appartient alors encore à la Bolivie (wikipedia)
Les réparations à payer au Brésil étaient colossales.
Et le pays était dévasté, avec un énorme prix humain, puisqu’il y a la perte d’une grande partie de sa population, très largement des hommes.
Le régime dut emprunter massivement au Royaume-Uni, s’ouvrir totalement aux capitalistes étrangers, notamment en vendant toutes les terres.
Ce dernier aspect est essentiel, puisqu’il se constitua naturellement des grandes propriétés, une tendance historique qui se prolonge jusqu’à nos jours, où 80 % des terres appartiennent à 2 % de la population.
Année
Population du Paraguay
1846 (premier recensement officiel)
248 000
1850
450 000
1873
221 000 (dont 40 000 de sexe masculin, pour moitié ayant moins de 14 ans, l’autre part étant invalide pour 40 % d’entre eux)
1900
450 000
1945
1 182 000
1970
2 301 000
2000
5 639 000
2025
9 581 000
Avant la guerre, la réputation était d’être un pays sans pauvres ni analphabètes et les perspectives économiques étaient considérées comme bonnes.
Ce qui s’ensuivit fut une instabilité chronique, avec notamment 22 présidents qui se succèdent entre 1901 et 1932, la terrible dictature du général Higinio Morínigo de 1940 à 1948, puis l’ignoble dictature militaire Alfredo Stroessner s’étalant de 1954 à 1989.
La question qui se pose saute aux yeux : faut-il considérer la guerre menée par la triple alliance en 1865-1870 comme l’épisode ayant ruiné le pays, l’ayant conduit à l’abîme, l’ayant sorti de sa trajectoire ?
Cela reviendrait à dire que tout comme les jésuites, José Gaspar Rodríguez de Francia a voulu instaurer la modernité par en haut, de manière administrative et, donc, forcément bureaucratique de par les forces en présence.
Les religieux, le bourgeois radical José Gaspar Rodríguez de Francia, puis les deux présidents de la famille Lopez auraient formé l’ossature d’une modernisation décidée arbitrairement, mais du moins réelle.
Cette approche fut celle du Parti Communiste du Paraguay.
Pour lui, l’indépendance obtenue en 1811 n’était pas factice, il y avait eu un véritable mouvement historique progressiste, mais il avait été cassé.
Cela apparut comme suspect aux yeux de l’Internationale Communiste, surtout que la guerre entre la Bolivie et le Paraguay en 1934 – la guerre du Chaco (130 000 soldats tués au total pour les deux côtés, 70 000 civils tués) – avait permis au Paraguay d’augmenter son territoire de 30 %.
Le Paraguay s’est approprié la majeure partie du Grand Chaco
La rhétorique particulièrement hostile à la bourgeoisie argentine de la part des communistes paraguayens n’avaient eu cesse de renforcer la problématique, puisque ce sont en pratique les communistes argentins qui jouaient un rôle majeur sur le plan technique pour l’Internationale Communiste en Amérique latine.
Un document interne du secrétariat sud-américain de l’Internationale Communiste note ainsi :
« Nous avons eu de sérieux désaccords avec eux sur de nombreux points : la théorie d’un « âge d’or » dans le passé du Paraguay, la prétendue industrialisation du pays avant la guerre de 1870, et la colonisation du pays après la défaite, notamment avec l’aide de l’Argentine.
Nous pensons que cela est faux.
À cela s’ajoute la théorie du « schwanz-imperialismus » [schwanz signifie « queue » en allemand] argentin, due au rôle majeur de l’Argentine en tant qu’intermédiaire et à ses intérêts importants dans les industries du [bois] quebracho et de son extraction, dans le yerba maté, etc., ce qui a conduit à des conceptions erronées du rôle de l’Argentine dans la guerre.
Nous avons également eu des désaccords avec eux sur le rôle des dictatures de Francia et de López. »
Le point de vue favorable aux régimes d’avant 1870 se retrouve chez l’Ejército paraguayo del pueblo (Armée du peuple paraguayen), une guérilla apparue en 2008 et qui a mené de nombreuses actions significatives.
Drapeau de l’Ejército paraguayo del pueblo
Voici ce qu’elle dit dans son programme, où il est parlé de la « révolution franciste du 21e siècle ».
« 2. LE GOUVERNEMENT DU DR FRANCIA, UN EXEMPLE ET UN PRÉCÉDENT HISTORIQUE DU POUVOIR POPULAIRE.
Les classes populaires paraguayennes ont déjà mené une grande révolution et installé un gouvernement révolutionnaire par le passé. Elles ont anticipé la révolution que nous, franquistes du XXIe siècle, proposons de mener.
Nous, francistes du XXIe siècle, adoptons les principes révolutionnaires du régime franciscain et les adaptons au Paraguay contemporain.
Le francisme des débuts sert de point de départ à la construction d’une grande révolution paraguayenne du XXIe siècle. »
Grosso modo, José Gaspar Rodríguez de Francia est vu ici comme un bourgeois radical, qui a eu la chance de parvenir au pouvoir et a cherché à réaliser une sorte de programme populaire maximaliste.
Le problème, c’est que José Gaspar Rodríguez de Francia n’a pas joué le rôle qu’on lui attribue.
Que voit-on, en effet, si on regarde le Paraguay guidé par El Supremo ?
Eh bien, on constate qu’on a affaire à une économie paysanne de subsistance, avec en pratique les échanges se faisaient en nature.
Le Paraguay, coupé de rapports avec l’extérieur et peu développé, a dû s’alimenter lui-même, et c’est pour cela que José Gaspar Rodríguez de Francia a distribué les terres.
Il a d’ailleurs obligé les paysans à pratiquer également l’agriculture, alors que la tendance était simplement d’élever du bétail.
Le Paraguay a dû produire lui-même les vêtements, les outils… d’où la militarisation des décisions pour gérer au mieux les pénuries et chercher à s’en sortir au moyen d’un commerce extérieur totalement sous contrôle.
Toutes les mesures prises ne sont donc pas du type populaires (non démocratiques), mais militaires anti-démocratiques afin de maintenir une cohérence à la province, ainsi que sa survie.
Le Paraguay est un des pays les plus touchés par la déforestation
José Gaspar Rodríguez de Francia a joué par là un rôle éminent, il a été un lettré capable de prendre en main la direction d’une province afin de l’organiser pour sa survie et son maintien.
Cependant, ce qu’il porte, ce n’est pas l’esprit bourgeois de l’entrepreneur, ni les progrès libéraux dans les sciences et les arts, c’est une approche de type administratif-militaire, afin de parer au plus urgent, en permanence, et de maintenir le cadre.
D’ailleurs, sous son régime, l’économie stagne puis recule. Il n’y a pas d’élargissement de la base sociale des forces productives, seulement un repli ultra-défensif.
Comment faut-il alors qualifier ce régime, puisqu’il n’y a pas eu de développement autonome du capitalisme au Paraguay, mais un retour à une économie paysanne naturelle, et donc un recul historique ?
Il suffit de regarder la disposition des classes.
On voit qu’on a un appareil d’État qui décide de tout à travers José Gaspar Rodríguez de Francia, et qu’on a ainsi la dictature de ceux qui savent, de ceux qui possèdent, de ceux qui ont les armes.
Le régime est né à travers ceux qui savent, afin d’être en mesure d’organiser sa base.
Mais ceux qui possèdent, même si mis au pas, relèvent des mêmes couches criollos que ceux qui savent.
Quant à ceux qui ont les armes, ils vont former une couche à part désormais, mais celle-ci s’associe désormais dans son esprit à la gestion directe du pays, d’où le poids de l’armée dans l’histoire du Paraguay qui suivra.
On a donc affaire à un féodalisme centralisé : José Gaspar Rodríguez de Francia a joué le rôle d’un duc qui prend des décisions de type militaire afin d’empêcher un effondrement local-régional.
Car il ne faut pas se leurrer : malgré toutes les qualités de José Gaspar Rodríguez de Francia, le degré de complexité n’était pas si élevé que cela.
N’importe quel joueur de jeu vidéo de simulation complexe du début du 21e siècle prend en compte autant voire plus de paramètres.
Reste que là, on est dans un cadre non pas virtuel, mais historique. C’est la culture bourgeoise qui a permis à José Gaspar Rodríguez de Francia, par la connaissance de Rousseau, Robespierre et Napoléon, de sauver le Paraguay en neutralisant les masses et en les insérant dans un processus contrôlé de production.
Cependant, l’État vit par une rente sur le dos de l’ensemble de la société, parasitant au nom du maintien du cadre général et de la gestion des pénuries dans le rapport à l’extérieur afin de procéder à de rares échanges.
Les couches dominantes justifiaient ainsi ce qu’on peut appeler une rente, voire un tribut, en échange d’un rôle fonctionnel. Somme toute, cela rapproche des Moghols en Inde, ou bien encore de la Perse impériale pré-islamique, ainsi que des pharaons d’Égypte.
Dans ce schéma, une « urgence » – les invasions d’ennemies, sa propre conquête ou bien des grands travaux – force à la mise en place d’un État central interventionniste et parasitaire.
Le Paraguay est le pays du maté ; la variante la plus utilisée, appelée Tereré, est glacée et avec un ajout d’herbes médicinales
D’ailleurs, si on regarde bien, il n’y a pas de base démocratique qui se soulève après la défaite face à la « triple alliance ».
Le pays passe sans coup férir sous la coupe du capital britannique, des capitalistes espagnols ou argentins, des grands propriétaires terriens achetant toutes les terres à un État en faillite.
On peut d’ailleurs remarquer que la traite des esclaves a été abolie en 1842, que l’esclavage a été formellement aboli en 1870.
Même si cela ne concernait que 5 % de la population, c’est significatif, et ce d’autant plus que sous José Gaspar Rodríguez de Francia l’État s’arrogeait du travail gratuit auprès des Indiens, ou bien les rémunérait bien moins que les métis et criollos.
Si on regarde donc bien, on peut voir que les réductions sont un accident, car les Jésuites agissaient dans une démarche d’évangélisation et profitaient d’une opportunité.
L’intégration relative de la population par José Gaspar Rodríguez de Francia est également un accident, provoqué par l’effondrement de la monarchie espagnole, la menace portugaise depuis le Brésil ainsi que les désirs d’hégémonie de Buenos Aires.
Un autre accident fut le désastre de 1865-1870 et la disparition d’une large partie de la population, surtout des hommes : c’est cela qui fut également un moteur pour le métissage, avec une petite immigration d’hommes se produisant alors, aboutissant à des mariages avec des femmes métisses ou guaranies.
Il ne faut donc pas avoir en José Gaspar Rodríguez de Francia, ni les présidents Lopez, un cheminement égal allant dans le bon sens ; bien plus, il faut considérer qu’il s’est produit un développement inégal accordant au Paraguay un développement spécifique.
Il n’y a pas eu d’âge d’or pour le Paraguay ; le Paraguay populaire reste à constituer et il est évident que son moteur principal est le métissage, expression démocratique traversant toutes les divisions artificielles, les traditions féodales ou néo-féodales, sapant tout justificatif à l’oligarchie.
La présentation de chaque pays latino-américain n’accorde qu’une place totalement secondaire à l’Église catholique et au clergé dans la colonisation espagnole. C’est une insuffisance nécessaire.
Il est indéniable que le catholicisme est culturellement présent de manière massive dans les pays latino-américains, et qu’historiquement il a joué un rôle majeur dans la colonisation, comme source de légitimité (et également de prétexte).
Cependant, le catholicisme a accompagné la colonisation, il n’en est pas la source. Et lors de la seconde moitié du 19e siècle, la mise en place des États modernes a largement cherché à faire reculer la présence institutionnelle du catholicisme, avec plus ou moins de réussite.
L’aspect religieux n’est ainsi pas l’aspect principal. Et il n’est pas possible de mentionner la question religieuse en dehors des réalités spécifiques, qui impliquent d’immenses différences de perception de la religion dans les différents pays.
La Vierge de Guadalupe est, par exemple connue, dans toute l’Amérique latine, mais c’est au Mexique qu’elle possède une centralité historique, dépassant de très loin une simple question religieuse. C’est devenu un symbole national, en plus de la ferveur religieuse.
L’Uruguay est, inversement, marqué par la laïcité, alors que la Colombie se caractérise par une puissante institutionnalisation de l’Église catholique.
Et on ne saurait comparer la situation du Paraguay, né historiquement des missionnaires jésuites organisant les Guaranis, avec le Panama qui est né parce que les États-Unis voulaient gérer le plus directement possible le territoire du canal transocéanique.
Pourtant, il existe une réalité commune à tous les pays : les masses indiennes se sont très rapidement converties au catholicisme, et ce dans toutes les parties colonisées par l’Espagne.
C’est un fait indéniable. Quel que soit le niveau de développement, que ce soit du côté des chasseurs-cueilleurs, des Incas dans le cadre d’un empire avec une religion à la faible théologie ou des Aztèques dans le cadre d’un empire avec une religion à la théologie (panthéiste) très développée, les conversions ont été rapides, massives, sans retour en arrière.
Il y a eu des restes des religions passées, des mélanges, des fusions. Cependant, le triomphe du catholicisme a été absolument indiscutable.
Cela correspond, bien entendu, au fait que le catholicisme provenait de l’avenir du point de vue des peuples américains, il représentait un état d’esprit plus développé, plus avancé.
Le catholicisme tranquille du mode de production féodal particulièrement développé ne pouvait que vaincre le paganisme et son extrême tension propre à une situation d’esclavagisme ou de vie quotidienne propre aux chasseurs-cueilleurs.
On peut et on doit regretter la destruction du paganisme qui avait un aspect matérialiste panthéiste résolu, même si basculant dans les explications magiques et les irrationalismes superstitieux.
Néanmoins, le catholicisme est un monothéisme et le monothéisme correspond à une humanité parvenant à un certain stade de développement dans l’agriculture et la domestication des animaux.
Les peuples colonisés n’étaient pas parvenus jusque-là ; la révolution de la vie quotidienne qu’a impliqué la colonisation ne pouvait que produire le triomphe du catholicisme.
Comme cela pose des questions de fond qui éloignent de l’aspect principal ici abordé, à savoir le parcours historique en tant que tel de chaque pays d’Amérique issue de la colonisation espagnole, il n’est pas possible d’aborder cela en tant que tel ici.
La monarchie espagnole n’a pas fait confiance aux conquistadors, et ce dès le départ. Elle s’est empressée d’établir une administration pour les surveiller.
Le souci était que si l’on envoie des gens sur place et qu’ils restent sur place, ils vont nécessairement s’acoquiner avec des conquistadors prêts à tout pour frauder.
La logique de la Reconquista a alors primé et la monarchie espagnole a considéré que plus un représentant était ethniquement proche de la monarchie, plus il était fiable.
Concrètement, cela veut dire que les principaux fonctionnaires des colonies espagnoles en Amérique étaient des émissaires temporaires.
Cela impliquait un décalage toujours plus grand entre :
– un appareil d’État constitué d’Espagnols venant d’Espagne – les peninsulares (péninsulaires) – pour rester quelques années en Amérique ;
– une élite coloniale constituée d’Espagnols nés en Amérique (les « criollos »), qui sont en réalité, au bout de quelques générations, des Espagnols nés en Amérique dont les ancêtres sont également nés en Amérique.
Ce qu’il faut bien voir ici, c’est que le nombre de femmes espagnoles s’installant en Amérique est très faible, et que donc il y a un processus de relatif métissage, y compris dans l’élite.
Ce processus a été occulté, caché, etc., parce que de par la disposition des forces établie par la monarchie espagnole, être espagnol ethniquement était la meilleure chose qui soit et, par conséquent, plus on est métissé, plus on est rabaissé socialement.
Il existe ainsi à l’époque un catalogue de nuances extrêmement nombreuses définissant les mélanges raciaux.
Un Quinterón, c’est-à-dire quelqu’un ayant un arrière-arrière-grand-parent d’origine non-européenne, valait dans ce schéma raciste socialement davantage qu’un Cuarterón, c’est-à-dire quelqu’un qui a un seul grand-parent non-européen.
Cette lecture en castes ethniques – il faut dire caste, car on ne peut pas en sortir en raison de sa couleur de peau et de ses ancêtres – a produit une séparation toujours plus franche entre les Espagnols nés en Espagne et ceux nés en Amérique.
Et ce qui va catalyser la rancœur et le désir d’affranchissement des élites criollos, c’est que les péninsulaires ont à la fois les meilleurs rôles et le mauvais rôle. Ce sont eux qui décident, bien qu’ils agissent conformément aux décisions de la monarchie espagnole.
Ils sont vice-rois, intendants, présidents d’audiencias (au rôle administratif, exécutif et judiciaire), juges, inspecteurs royaux, évêques, archevêques, inquisiteurs, administrateur des douanes, receveur royal [des impôts], etc.
L’élite des fonctionnaires est constituée de quelques dizaines à centaines de personnes dans l’ensemble de l’empire.
Elle doit rendre des comptes à la monarchie espagnole : à la fin de chaque présence, il y a une « résidence » obligatoire sur place avec vérification du travail fait.
C’était considéré comme d’autant plus important que du fait du cadre administratif féodal, les hauts fonctionnaires faisaient la pluie et le beau temps, et pouvaient facilement basculer dans la corruption.
Ils s’enrichissaient de toute façon de manière significative. Même s’ils repartaient la plupart du temps en Espagne, ils pouvaient s’approprier des terres et des mines, dont ils confiaient la responsabilité à un intendant.
En plus de ces hauts fonctionnaires, on a plusieurs milliers de fonctionnaires d’importance moyenne (corregidor c’est-à-dire un administrateur local, intendant, maire, commandant de garnison, supérieur d’ordre religieux…), et un peu plus de fonctionnaires locaux servant surtout de subalternes et de secrétaires.
Les fonctionnaires aux meilleurs postes sont évidemment à la fois enviés pour leurs positions et cibles de l’hostilité de ceux qui se voient comme des victimes de l’administration.
C’était d’autant plus vrai que l’administration cherchait à enserrer les colonies de la manière la plus stricte.
Elles n’avaient pas le droit de commercer entre elles et l’Espagne entendait les maintenir dépendantes au niveau de plusieurs productions qui leur étaient extrêmement restreintes ou plus couramment interdites tel que la fabrication de biens manufacturés (les textiles, les armes, les meubles, la production de navires, la production de livres, les vignes, les olives, la soie, etc.).
L’administration apparaissait donc comme d’autant plus importante, car servant de sas avec l’Espagne. Et le fait que le principal personnel soit modifié tous les 3 à 8 ans poussait à voir cette administration comme une réalité abstraite, se surajoutant à la réalité.
La monarchie espagnole, afin de relâcher la pression un minimum, avait initialement permis que des postes soient remis tout de même à des Espagnols criollos. Elle ne disposait de toute manière pas forcément du personnel adéquat au départ.
C’est pourquoi, au milieu du 17e siècle, les peninsulares formaient autour de 40 % des fonctionnaires, avec naturellement notamment les plus hauts postes.
Néanmoins, lorsque la monarchie absolue commença au 18e siècle à entrer dans une profonde décadence, elle se replia sur elle-même et la part des Espagnols criollos se réduisit à autour du quart.
C’est là ce qui scelle la contradiction entre les peninsulares au service d’une puissance espagnole s’affaiblissant et les criollos soucieux de trouver des opportunités d’élargir leur pouvoir.
La monarchie espagnole comprit sur le tard que cela ne pouvait plus fonctionner. Une inspection générale avait ainsi été mise en place, en 1778 pour la Nouvelle-Grenade, afin d’étudier la situation des colonies et décider de réorganisations.
La méthode n’était pas nouvelle, mais par le passé il y avait trop de corruption et il fallait des mois avant que les informations ne parviennent à destination, ce qui est évidemment catastrophique pour approfondir des enquêtes, choisir d’auditionner des témoins et des plaignants, examiner à temps les registres financiers, faire des réformes administratives, remplacer ou révoquer à temps des fonctionnaires, imposer des demandes, etc.
Au même moment, il y eut aussi la réorganisation géographique du découpage des administrations. Là encore, cela arrivait trop tard et la féodalité de la monarchie espagnole empêchait dans tous les cas une avancée suffisamment solide.
De manière notable, ce découpage va par contre renforcer les initiatives locales, produisant dans les grandes lignes la délimitation des futurs pays latino-américains.