Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • La Bhagavad Gîtâ : la conception psychologique

    Portons un regard sur ce qu’ajoute Krishna dans le troisième chapitre, qui reflète une véritable réflexion philosophique sur le sens du monde. La Bhagavad Gîtâ n’aurait pu avoir un tel écho si elle ne présentait pas une tentative d’explication rationnelle du monde, au moins en partie.

    Ce qui rend ici les choses très intéressantes, c’est que la Bhagavad Gîtâ considère que les humains font l’histoire par nécessité, et non pas par choix individuel. Il y a ici très clairement une rupture matérialiste avec l’Antiquité et ses guerriers agissant comme bon leur semble en apparence.

    Il y a une véritable réflexion sur la condition humaine, qui est présentée comme dépendante. Bien sûr, l’histoire n’est pas présentée comme ayant un sens. C’est pour cela que dans l’extrême-droite européenne du XXe siècle pourra tenter de voir en la Bhagavad Gîtâ un culte de l’action obéissant à un ordre socio-cosmique fatal, l’action valant dans tous les cas quelque chose, selon l’adage « peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ».

    Scène du Mahâbhârata , vers 1865.

    L’ordre féodal proposé par la Bhagavad Gîtâ réfute la conception d’individus agissants en toute liberté ; le libre-arbitre est illusoire, seul compte l’ordre cosmique qui, bien entendu, a une correspondance sociale bien déterminée, celle des castes.

    Les êtres humains ont des sens et un centre psychique, mais amenant à agir de manière particulière, car cela relève de la matière. A cela s’oppose la pensée, et au-dessus de celle-ci Krishna c’est-à-dire le grand tout formant la nature et le sens du monde.

    On aurait ici pratiquement un système proto-matérialiste, à la Aristote – Avicenne – Averroès, si la fusion avec la pensée globale n’allait pas dans un sens uniquement statique.

    Voici ce qu’explique Krishna :

    « 27. Les actes procèdent uniquement des guṇas du monde sensible [c’est-à-dire trois choses : la pure vérité, l’énergie de l’action et les ténèbres]. Si l’homme imagine en être l’agent, c’est qu’il est égaré par la conscience personnelle.

    28. Mais celui, ô guerrier aux longs bras, qui connaît la vérité sur la double série des gunas et des actes, sait que ce sont toujours les gunas opérant sur les gunas, et il demeure détaché.

    29. C’est parce qu’ils sont égarés par les gunas du monde sensible que les hommes s’attachent aux actes, ouvrage des gunas. Il ne faut pas que celui qui sait toute la vérité jette dans le trouble les esprits lents, aux lumières imparfaites.

    30. Rapportant à moi toute action, l’esprit replié sur soi, affranchi d’espérance et de vues intéressées, combats sans t’enfiévrer de scrupules.

    31. Voilà mon enseignement : les mortels qui s’y conforment toujours avec foi et sans murmure sont, eux aussi, affranchis des actes.

    32. Quant à ceux qui murmurent contre ma doctrine, qui ne s’y conforment pas, sache que ce sont des insensés à qui toute connaissance échappe ; ils sont perdus.

    33. Mais chacun, fût-ce le plus instruit, se comporte conformément à sa nature ; tous les êtres suivent leur nature. Qu’y pourraient les remontrances ?

    34. Toute impression d’un sens, quel qu’il soit, réagit en désir ou en aversion ; il faut échapper à l’empire de l’un et de l’autre ; ce sont nos ennemis.

    35. Mieux vaut accomplir, fût-ce imparfaitement, son devoir propre que remplir, même parfaitement, le devoir d’une autre condition ; plutôt périr en persévérant dans son devoir ; assumer le devoir d’une autre condition n’apporte que malheur.

    ARJUNA dit :

    36. Sous quelle impulsion l’homme s’engage-t-il, malgré qu’il en ait, dans le péché, ô Vârshneya, comme entraîné de force ?

    BHAGAVAT dit :

    37. C’est cet attrait, c’est cette aversion, nés, l’un et l’autre, du guna rajas [la passion, le désir], qui est le grand Vorace, le grand Méchant ; sache que là est, ici-bas, l’ennemi.

    38. Comme le feu est masqué par la fumée, le miroir par des taches, le fœtus par des membranes, ainsi tout cet univers est enveloppé par lui.

    39. La vérité est masquée par cet éternel ennemi du sage qui, sous la forme du désir, ô fils de Kuntî, est un feu insatiable.

    40. Il a son siège dans les sens, la perception, la pensée ; c’est par eux que, masquant la vérité, il égare l’esprit.

    41. Commence donc, ô héros des Bhâratas, par brider tes sens, pour frapper ce Méchant, destructeur de la vérité et de l’intelligence.

    42. On place haut les sens ; au-dessus des sens est le manas, le centre psychique ; au-dessus du manas, la pensée (buddhi), au-dessus de la pensée, Lui.

    43. Connaissant Celui qui est au-dessus de la pensée, affermis-toi dans ta force intérieure et frappe, ô guerrier aux longs bras, cet ennemi redoutable qu’est le désir. »

    Il y a ici la conception psychologique de la Bhagavad Gîtâ qui est expliquée. On a quatre niveaux, divisés eux-mêmes en deux sections. La première relève de la matière au sens strict : les sens, puis le centre psychique qui consiste en l’intellect lié à ces sens, les rassemblant.

    Ensuite, on a la pensée c’est-à-dire l’âme, et « Lui » c’est-à-dire le Dieu suprême aux multiples formes, dont tout est une partie, voire un simple rêve, une simple illusion.

    La première section est matérielle, la seconde relève du spirituel : la Bhagavad Gîtâ opère sur les deux tableaux, dans la mesure où elle appelle à l’action, demandant ainsi que la première section soit prise en compte et maîtrisée.

    Comme cette maîtrise consiste à rompre avec l’idéologie antique ayant façonné les esprits dans le mode de production précédent, c’est là une rupture progressiste, même si la logique générale reste spirituelle.

    A. C. Bhaktivedanta Swami Prabhupada (1896-1977),
    fondateur du mouvement Hare Krishna, avec des disciples en France

    Naturellement, plus les forces productives grandiront, plus l’aspect spiritualiste, unilatéralement passif, l’emportera toujours plus. Le mouvement « Hare Krsna », qui se revendique spécifiquement de la Bhagavad Gîtâ, prône la passivité complète, avec un retrait dans une vie artisanale-agricole et une récitation du mantra « Hare Krsna » une dizaine de milliers de fois par jour, ce qui est en rupture avec la conception active mise en avant par Krishna dans la première partie de l’œuvre.

    >Sommaire du dossier

  • La Bhagavad Gîtâ : les prêtres et les guerriers

    La plus grande erreur qu’on puisse faire au sujet de l’hindouisme, c’est de considérer qu’il s’agit d’un simple justificatif de castes. L’hindouisme est plus que cela ; c’est un dépassement du brahmanisme, qui avait instauré et systématisé la domination aryenne sur les peuples de ce qui est devenu l’Inde.

    Ce dépassement est en étroite liaison avec les grandes rébellions progressistes qu’ont été le bouddhisme et le jaïnisme, qui ont rejeté le système des castes.

    L’hindouisme est un système religieux qui s’est formé pour faire face à cette concurrence, tout en étant lui-même un dépassement du système antique précédent, qui était intenable.

    L’hindouisme n’est donc, alors, nullement une religion exprimant simplement une dimension parasitaire ; aucune religion en tant que telle ne se résume jamais à cela initialement, par ailleurs.

    Pour cette raison, l’action est valorisée dans la Bhagavad Gîtâ, de manière systématique. Le troisième chapitre lui est entièrement consacrée, Krishna insistant sur la capacité à raisonner, à mesurer ses actes, ce qu’il appelle le détachement.

    Krishna et Arjuna, peinture, vers 1830.

    De plus, ces actions ne doivent pas être n’importe quelles actions, mais les actions conformes à ce qui est juste. C’est là l’appel à un comportement meilleur, choisi, de la part de la caste des guerriers ; c’est l’esprit de la chevalerie.

    Arjuna sert ici de prétexte au dépassement de la contradiction entre la mise en avant de la conscience réfléchie et de l’action ; il demande ainsi à Krishna :

    « 1. Si, ô Janârdana, tu juges la pensée supérieure à l’action, pourquoi, alors, ô Keçava, me pousses-tu à des actes terribles ?

    2. Ton discours, comme mêlé de vues contraires, jette mon esprit dans la perplexité ; énonce enfin une affirmation précise qui me montre la voie meilleure. »

    Krishna assène alors des vérités, qui montre qu’il exprime ici les intérêts de la caste des prêtres. En effet, les prêtres forment la caste qui serait en liaison directe avec les dieux, avec la magie, avec le fonctionnement de l’univers.

    La principale activité de ces prêtres est le sacrifice aux dieux. Par conséquent, comme il faut préserver cette position des prêtres et que le sacrifice est une action, alors l’action doit être considérée comme ayant un sens et le sens même de toute action relève du sacrifice.

    L’hindouisme n’est pas une religion de l’isolement, mais s’insère dans un rapport « cosmique » d’une société de castes. Ici, les propos de Krishna le montrent très clairement :

    « 4. Il ne suffit pas de s’abstenir d’action pour se libérer de l’acte ; l’inaction seule ne mène pas à la perfection (…).

    6. Il a beau brider l’activité de ses sens, demeurer coi, celui dont l’âme est troublée par l’évocation des objets sensibles, cet homme est dans la voie de l’erreur.

    7. Celui-là l’emporte qui, dominant ses sens par l’esprit, pleinement détaché, leur impose un effort discipliné.

    8. Accomplis les actes prescrits ; l’activité est supérieure à l’inaction ; faute d’agir, la vie physique elle-même s’arrêterait en toi.

    9. Hors ceux qui ont pour objet le sacrifice, les actes sont le lien qui enchaîne le monde ; n’agis donc, ô fils de Kuntî, qu’en dépouillant tout attachement.

    10. Jadis, après avoir, avec les créatures, produit le sacrifice, Prajâpati prononça : C’est par celui-ci que vous vous propagerez ; qu’il vous donne tout ce que vous désirerez.

    11. Par lui, satisfaites aux dieux et que les dieux vous satisfassent ; grâce à cette réciprocité, vous atteindrez le bien suprême.

    12. Satisfaits par le sacrifice, les dieux vous donneront les jouissances que vous souhaiterez. Qui jouit de leurs dons sans leur rien donner, celui-là n’est qu’un voleur.

    13. Les gens de bien qui se nourrissent des reliefs du sacrifice sont libres de toute souillure ; mais ceux-là sont des pécheurs et se nourrissent de péché qui cuisent des aliments à leur usage.

    14. C’est dans la nourriture que les êtres ont leur origine ; la nourriture dans la pluie, la pluie dans le sacrifice ; il n’est pas de sacrifice sans actes rituels.

    15. Quant à l’acte rituel, sache qu’il est issu de Brahman, Brahman de l’Impérissable. Le Brahman qui pénètre tout a donc dans le sacrifice son fondement éternel. »

    En posant le sacrifice comme base du monde et puisque le sacrifice est au cœur des rituels religieux, alors cela signifie que la caste des brahmanes est supérieure à la caste des guerriers.

    Cependant, il est évident que l’action de la caste des guerriers doit être maîtrisée socialement. Par conséquent, les guerriers doivent maîtriser leurs actes, posséder un détachement par rapport à leurs actions.

    Ils ne doivent plus être des vecteurs de mœurs anciennes, mais une expression rationalisée d’un nouveau rapport social.

    La Bhagavad Gîtâ, c’est cela qui fait sa force, est une ode à la maîtrise de soi et de compréhension détachée de ses propres actes. Toutefois, il serait anti-matérialiste de ne pas voir que c’est lié à des actes devant obéir au système de castes.

    L’intérêt de la Bhagavad Gîtâ est évident, mais limité par son cadre historique ; c’est un progrès dans la civilisation, on va dans le bon sens, mais avec des limites. Dès le départ, Arjuna avait d’ailleurs constaté, dans le premier chapitre, que :

    « 41: Quand le désordre prédomine, ô Krishna, les femmes de la famille se corrompent; quand les femmes sont corrompues, ô fils de Vishnou, le mélange des castes se produit.

    42: Un tel mélange mène à l’enfer ceux qui ont frappé la famille et la famille elle-même, puisque les ancêtres y tombent, faute des offrandes rituelles : boules de riz et libations d’eau.

    43: En conséquence de telles fautes imputables aux meurtriers de la famille et qui causent le mélange des castes, l’ordre sacré et éternel de la famille est subverti. »

    On est ici dans un éloge socio-racial très précis, celui des castes. Krishna expose, de son côté, le même principe, en traitant de la rationalité devant correspondre à l’ordre du monde. Pour bien souligner cet aspect, Krishna explique qu’il est lui-même obligé d’agir, afin de maintenir l’existence du monde.

    Krishna est ici le modèle absolu d’une activité maîtrisée rentrant dans le cadre de valeurs socio-cosmiques, celles des castes. Chaque personne a une attitude bien déterminée à réaliser dans l’action.

    Ainsi, le guerrier, en respectant un code de conduite, renforce en pratique, dans le cadre de la société réelle, le système idéologique dominant à laquelle il appartient ; de guerrier, il devient chevalier.

    Voici ce que dit Krishna :

    « 17. Mais le mortel qui ne cherche sa joie qu’en l’âme, qui se satisfait en l’âme et qui, en l’âme et en l’âme seule se rassasie pleinement, celui-là n’a rien à accomplir.

    18. Nul intérêt pour lui à rien faire ; à rien éviter ; de tous les êtres, aucun ne saurait être pour lui un objet d’intérêt.

    19. Exécute donc toujours dans un esprit de détachement les actes qu’il faut accomplir ; car l’homme qui agit en complet détachement atteint le but suprême.

    20. C’est par les actes du sacrifice que Janaka et tant d’autres se sont efforcés vers la perfection. Agis, toi aussi, uniquement pour le bien du monde.

    21. Tout ce que fait le chef, les autres hommes l’imitent ; la règle qu’il observe, le monde la suit.

    22. Il n’est, ô fils dé Pṛithâ, dans les trois mondes, rien que je sois tenu de faire, rien qui me manque, rien que j’aie à acquérir, et, cependant, je demeure en action.

    23. Si je n’étais pas toujours infatigablement en action, de toutes parts, les hommes, ô fils de Pṛithâ, suivraient mon exemple.

    24. Les mondes cesseraient d’exister si je n’accomplissais pas mon œuvre ; je serais la cause de l’universelle confusion et de la fin des créatures.

    25. Les ignorants agissent par attachement à l’acte ; que le sage agisse, lui aussi, mais en dehors de tout attachement et seulement pour le bien du monde.

    26. Que le sage évite de jeter le trouble dans l’âme des ignorants que mène l’attrait des actes ; qu’il encourage toute activité en se comportant, lui qui sait, en adepte du yoga. »

    En se comportant en chevaliers, les guerriers renforcent l’ordre social ; l’arbitraire antique cesse. On passe à un stade supérieur de civilisation.

    >Sommaire du dossier

  • La Bhagavad Gîtâ : le rejet de la «défaillance de la raison»

    Le second chapitre de la Bhagavad Gîtâ tient à la réponse faite par Krishna aux propos d’Arjuna. L’explication de Krishna se divise elle-même en deux parties : tout d’abord, il y a une présentation de l’univers et du sens qu’a la vie en son sein, et ensuite on a l’exposition de la méthode à suivre pour agir de manière correcte.

    Le paradoxe de l’approche qu’on trouve dans la Bhagavad Gîtâ est que Krishna ne conforte pas du tout Arjuna dans sa volonté de ne pas combattre. La conclusion du Mahâbhârata tient justement à ce que l’affrontement général a amené la disparition de pratiquement tous les combattants, pavant la voie à une nouvelle génération devenue « pure ».

    Il faut, par conséquent, qu’Arjuna combatte : c’est uniquement à ce titre, lorsqu’il sera le grand vainqueur final, que sa philosophie pourra l’emporter, empêchant qu’un autre affrontement généralisé de cette sorte ne se reproduise.

    Affrontement entre Kripat et Shikhandi dans le Mahâbhârata. Vers 1670.

    Historiquement, ce scénario était inévitable, car les affrontements entre tribus et royaumes étaient déjà présents. Pour y mettre un terme, pour en terminer avec leur chaos, il fallait une œuvre montrant le caractère destructeur de ce processus et la nécessité d’une alternative.

    La difficulté de la réalisation de cette alternative est, bien entendu, expliquée par la période dite du Kali Yuga, le dernier des quatre temps cycliques avant la fin du monde, introduit justement par la grande bataille décrite dans le Mahâbhârata.

    L’objectif, tant du Mahâbhârata que de la Bhagavad Gîtâ, est de justifier un certain équilibre entre les castes des prêtres et des guerriers, ces derniers n’ayant plus le dessus.

    Voilà pourquoi, de manière paradoxale en apparence, Krishna proteste face aux propos d’Arjuna :

    « 2. D’où te viennent, ô Arjuna, à l’heure du danger, ces pensées troubles, indignes d’un ârya, ces pensées qui ne mènent ni au ciel, ni à l’honneur ? »

    Arjuna demande alors à prendre « refuge » en Krishna, terme traditionnel relevant du culte de Krishna :

    « 7. Pitié et scrupule paralysent mes instincts de guerrier ; mon esprit troublé discerne mal le devoir ; je m’adresse à toi ; dis-moi nettement ce qui est bien ; je suis ton disciple ; instruis-moi ; je me réfugie en toi ! »

    Il s’ensuit alors un exposé par Krishna de la théorie de la réincarnation.

    « 11. Tu t’apitoies là où la pitié n’a que faire, et tu prétends parler raison ! Mais les sages ne s’apitoient ni sur qui meurt ni sur qui vit.

    12. Jamais temps où nous n’ayons existé, moi comme toi, comme tous ces princes ; jamais, dans l’avenir ne viendra le jour où les uns et les autres nous n’existions pas.

    13. L’âme, dans son corps présent, traverse l’enfance, la jeunesse, la vieillesse : après celui-ci elle revêtira de même d’autres corps. Le sage ne s’y trompe pas.

    14. Les impressions des sens, ô fils de Kuntî, chaud et froid, plaisir et peine, vont et viennent, elles sont fugitives ; il n’est, ô Bhârata, que de les supporter.

    15. Car l’homme qu’elles ne troublent pas, ô Taureau des hommes, l’homme ferme, indifférent au plaisir et à la peine, celui-là est mûr pour l’immortalité.

    16. Pas d’existence pour le néant, pas de destruction pour l’être. De l’un à l’autre, le philosophe sait que la barrière est infranchissable.

    17. Indestructible, sache-le, est la trame de cet univers ; c’est l’Impérissable ; la détruire n’est au pouvoir de personne.

    18. Les corps finissent ; l’âme qui s’y enveloppe est éternelle, indestructible, infinie. Combats donc, ô Bhârata !

    19. Croire que l’un tue, penser que l’autre est tué, c’est également se tromper ; ni l’un ne tue, ni l’autre n’est tué.

    20. Jamais de naissance, jamais de mort ; personne n’a commencé, ni ne cessera d’être ; sans commencement et sans fin, éternel, l’Ancien [l’âme] n’est pas frappé quand le corps est frappé.

    21. Celui qui le connaît pour indestructible, éternel, sans commencement et impérissable, comment cet homme, ô fils de Pṛithâ, peut-il imaginer qu’il fait tuer, qu’il tue ? »

    Puisque chaque être vivant a une âme éternelle se réincarnant, le fait de tuer est nécessairement relatif. La vie en soi n’a donc pas de valeur, n’étant que le support de l’âme indestructible.

    Par conséquent, ce qui compte, c’est le devoir propre à chaque caste. Celui des guerriers étant de combattre, il ne faut pas tergiverser et Krishna dit ainsi à Arjuna :

    « 37. Mort, tu iras au ciel ; ou vainqueur, tu gouverneras la terre. Relève-toi, ô fils de Kuntî, résolu à combattre. »

    S’il n’y avait que cela, il n’y aurait pas un apport réellement nouveau ; on ne serait pas tant dans l’hindouisme naissant que dans le brahmanisme issu du védisme des origines et d’un premier syncrétisme avec les croyances locales sur la réincarnation. Quel est alors l’élément qui se surajoute à cette conception exprimée par Krishna ?

    Cet élément, c’est la vertu chevaleresque. C’est pour cela que la Bhagavad Gîtâ a eu un succès si grand dans les cercles anticapitalistes romantiques des années 1930-1940, le fascisme se posant comme nouvelle chevalerie de l’esprit ou de la race.

    Krisha enseigne à Arjuna que son existence est une fin en soi, dans la mesure où chaque existence n’existe pas de manière indépendante, mais seulement en rapport avec une caste et ses valeurs.

    Être soi-même ce n’est donc pas simplement être un conquérant, un guerrier, etc. comme auparavant, mais bien une personne agissant de manière conforme à la caste des guerriers. Naturellement, l’arrière-plan est que c’est la caste des prêtres qui a besoin d’encadrer les guerriers dont la concurrence dérègle la société.

    Les guerriers, eux, tendent à accepter cela afin d’éviter l’effondrement général de toute la structure sociale.

    Manuscrit de la Bhagavad Gîtâ, XIXe siècle, Nord de l’Inde.

    Krishna appelle donc Arjuna à agir :

    « 47. Ne te préoccupe que de l’acte, jamais de ses fruits. N’agis pas en vue des fruits de l’acte ; ne te laisse pas non plus séduire par l’inaction.

    48. N’agis qu’en disciple fidèle du yoga, en dépouillant tout attachement, ô Dhanañjaya, en restant indifférent au succès ou à l’insuccès : le yoga est indifférence.

    49. Car l’acte, ô Dhanañjaya, est inférieur infiniment au détachement intérieur ; c’est dans la pensée qu’il faut chercher le refuge. Ils sont à plaindre ceux qui ont le fruit pour mobile.

    50. Pour qui réalise le détachement intérieur, il n’est plus, ici-bas, ni bien ni mai. Efforce-toi donc au yoga ; le yoga est, dans les actes, la perfection.

    51. Car les sages, qui ont réalisé le détachement intérieur, esquivant le fruit qui naît des actes, libérés des liens de la renaissance, vont au séjour bienheureux (…).

    55. Quand l’homme s’affranchit, fils de Pṛithâ, de tous les désirs qui hantent l’esprit, qu’il trouve sa satisfaction en soi et par soi, on dit qu’il est en possession de la sagesse.

    56. Sans trouble dans la souffrance, sans attrait pour le plaisir, libre d’attachement, de colère et de crainte, l’ascète est en possession de la lumière.

    57. Celui qui ne ressent aucune inclination, qui, d’aucun bien ni d’aucun mal, ne conçoit ni joie ni révolte, celui-là est en possession de la sagesse.

    58. Et lorsque, telle la tortue rentrant complètement ses membres, il isole ses sens des objets sensibles, la sagesse en lui est vraiment solide.

    59. Les objets des sens disparaissent pour l’âme qui n’en fait pas son aliment ; la sensibilité reste. À son tour, elle disparaît pour qui a reconnu l’absolu.

    60. Malgré ses efforts, ô fils de Kuntî, même chez le sage, les sens toujours tyranniques agissent violemment sur l’esprit.

    61. Il faut, les contenant tous, se concentrer, se fixer uniquement sur son moi. Car qui tient ses sens sous son pouvoir, chez celui-là la sagesse est vraiment solide.

    62. Si l’homme s’attarde à considérer les objets des sens, l’attrait s’éveille en lui ; de l’attrait sort le désir ; du désir naît la colère.

    63. La colère produit l’égarement ; l’égarement, la défaillance de la raison ; la défaillance de la raison, le naufrage de la pensée. C’est la perte de l’homme.

    64. Mais qui traverse le monde extérieur avec des sens affranchis d’attachement et de haine, dociles à sa volonté, celui-là, l’âme disciplinée, aborde à la paix (…).

    71. L’homme qui, chassant tout désir, vit sans passion, sans poursuites personnelles, sans égoïsme, celui-là entre dans le repos. »

    Il faut savoir sa maîtriser, sinon on se perd. C’est là un appel à un comportement plus civilisé et moins barbare. C’est là un appel à se construire une personnalité, et non plus à céder aux impulsions propres à l’antiquité, avec ses affrontements permanents.

    Il y a ici une attention à soi-même qui est développée, une mise à l’écart des passions propres à une société à une époque donnée. La « défaillance de la raison » rendait la société instable, invivable ; pour assurer une cohésion réelle, il fallait que les guerriers antiques se transforment en chevaliers.

    >Sommaire du dossier

  • La Bhagavad Gîtâ : un passage du Mahabharata

    « Pour réveiller en Duryodhana la joie, l’ancien des Kurus, l’aïeul vénérable, poussant son formidable cri de guerre, souffla dans sa conque. Aussitôt conques, gongs, tambours, timbales et trompettes retentirent puissamment. Ce fut un fracas énorme. »

    La Bhagavad Gîtâ est un exposé de morale et de philosophie en 18 chapitres qui date d’entre 500 et 200 ans avant Jésus-Christ, fournissant les principes généraux de la vie en commun dans l’Inde antique.

    Cet ouvrage très important de la culture mondiale s’insère lui-même dans le Mahâbhârata, gigantesque poème de 81 936 strophes, racontant la bataille finale des guerriers de l’Inde, prélude à une fin du monde et à une renaissance.

    Elle consiste en l’affrontement pour le contrôle du pays des Aryas, au nord du Gange, entre des armées de centaines de millions de soldats dirigées par des cousins, les Pandava d’un côté et les Kaurava de l’autre, qui tous ont leur part de responsabilités dans le conflit, son prolongement et son aboutissement.

    Cette bataille finale, sanglante et chaotique, remplie de magie et de faits surnaturels, y est présentée de manière implicite comme l’aboutissement logique de la prééminence de la caste des guerriers sur la caste des prêtres.

    Le Nord de l’Inde, à l’époque védique.

    Il s’agit ici, en fait, de la formation d’un gigantesque corpus religieux-idéologique accompagnant l’émergence de l’Inde hindouiste, après l’invasion aryenne du nord de cette zone géographique.

    Les affrontements, qu’on s’imagine aisément être incessants entre les tribus de guerriers et royaumes ayant conquis les nouveaux territoires, cessent lorsque l’ordre socio-cosmique est « rétabli », c’est-à-dire en fait établi par le Mahâbhârata, le passé n’étant qu’un mythe justifiant ce nouvel ordre présenté comme un rétablissement de l’ancien.

    L’hindouisme, pour justifier son système de castes malgré l’instabilité générale, a été obligé d’expliquer qu’il avait toujours existé mais qu’il avait été perturbé récemment, ce qui a provoqué des troubles, qu’on ne peut empêcher qu’en rétablissant l’ordre, le dharma.

    Il y a ainsi des cycles, allant de l’âge d’or à l’âge des affrontements et de la mort : au Krita Yuga succède le Trétâ Yuga, suivi du Dvâpara Yuga, le cycle se concluant sur le Kali Yuga, avant le recommencement du cycle. Par rapport à ce cycle, trois dieux ressortent principalement : Brahma qui est associé à la création, Vishnou à la préservation, Shiva à la destruction.

    L’éternel mouvement cyclique des âges.

    Le Mahâbhârata annonce l’ouverture du cycle du Kali Yuga, la pente descendante, demandant une sorte de reprise en main générale et d’ailleurs le mot d’ordre du Mahâbhârata, sa leçon absolue, est que là où est le dharma, là est la victoire ; Vishnou le préservateur y intervient lui-même, sous la forme d’un avatar bleu de peau, Krishna.

    Chaque personne doit se plier au dharma, personnellement à sa « nature » cosmique, son appartenance aux quatre classes fondamentales, les varnas, terme désignant également les couleurs, puisque la différenciation sociale s’est faite sur la base de la conquête des territoires par les Aryas, à la peau blanche.

    On a ainsi les brahmanes, c’est-à-dire les prêtres, les Kshatriyas qui sont les guerriers, les Vaishyas regroupant les artisans, commerçants, marchands, et enfin les Shudras, les serviteurs. Les hors-castes sont des intouchables.

    Dans le Mahâbhârata, Krishna, qui est donc un avatar de Vishnou, résume ce principe de castes de la manière suivante :

    « Une femme brahmane met au monde son rejeton pour qu’il se livre à l’ascétisme, une vache pour fournir un animal de trait, une jument pour donner un coursier, une femme shudra pour donner un serviteur, une femme vaishya pour fournir un gardien de troupeaux, une princesse kshatrya met son enfant au monde pour qu’il soit tué. »

    Ce sont des paroles violentes, qui plus est dites à une femme ayant perdu tous ses fils au combat, mais elles sont absolument typiques du Mahâbhârata. On y trouve un éloge de la morale du Kshatrya, c’est-à-dire en fait la codification de ses fonctions sociales et morales, afin de fournir un cadre féodal à ce qui relevant auparavant de l’affrontement ininterrompu propre à l’antiquité.

    Il y a ici une clef d’un vaste problème tenant à la nature de l’hindouisme. En Grèce et dans l’empire romain, dans l’Antiquité, le système politique était au-dessus de l’esclavage, absolument séparé de lui.

    En Inde, il y a une coexistence sociale générale des castes, avec des délimitations très strictes bien entendu, mais tous les individus participent au système général, sauf les intouchables.

    Cela signifie qu’on a déjà un aspect relevant du féodalisme, où les khsatryas sont les équivalents des chevaliers, puisqu’ils ne peuvent plus se comporter comme de simples assassins.

    On lit ainsi dans le Mahâbhârata et c’est absolument nouveau pour l’époque:

    « Les gens de bien désapprouvent le meurtre de celui qui ne combat pas ou qui n’est pas un ennemi ou qui tourne les talons et s’enfuit ou qui demande refuge ou qui vient les mains jointes ou qui est distrait. »

    Ce qui fait la force et l’intérêt du Mahâbhârata et de la Bhagavad Gîtâ, au-delà de leur expression d’une idéologie pratiquement féodale, est le saut qualitatif représenté sur le plan de la civilisation. De là vient l’importance du long passage, relativement autonome, formant la Bhagavad Gîtâ.

    Son premier chapitre présente d’ailleurs la situation de telle manière que l’oeuvre peut être lu et comprise sans avoir lu le Mahâbhârata, l’oeuvre se suffisant à elle-même, au point de faire partie de la révélation hindouiste, alors que l’œuvre complète relève seulement de la tradition.

    On y voit donc Krishna, dieu bleu qui est un « avatar » de Vishnou, c’est-à-dire l’une de ses incarnations, ayant proposé son service à la fois aux Pandava et aux Kaurava, les deux branches de la famille royale qui sont cousins, pour la grande bataille de Kurukshetra.

    Krishna dansant dans une scène au printemps, vers 1660.

    Si le responsable des Kaurava a choisi les troupes amenées par Krishna, Arjuna qui représente le modèle du roi se retrouve avec Krishna comme conseiller et cocher de son char.

    Nous sommes juste avant la bataille et la discussion entre Krishna et Arjuna est alors ce qu’on appelle la Bhagavad Gîtâ, le chant du seigneur, ce dernier étant Krishna qui explique le sens de la vie et de l’univers.

    Le premier chapitre est ainsi le prétexte aux 17 autres, qui donneront le contenu au yoga, c’est-à-dire à la méthode pour vivre de manière correcte, avec des derniers chapitres proposant une version alternative, la bhakti.

    Cependant, le contenu du premier chapitre est très important en soi sur le plan du matérialisme historique, puisqu’il expose la nature de la Bhagavad Gîtâ en tant que telle.

    On y retrouve en effet Arjuna abattu et angoissé : parti à la rencontre des armées ennemies, il voit qu’il s’agit là de ses proches, de ses amis et il lui semble alors impossible de les combattre.

    Voici comment la Bhagavad Gîtâ présente cela :

    « 26. Le fils de Pṛithâ aperçut alors, dispersés dans les deux armées, des pères, des petits-fils et des compagnons et des beaux-pères et des amis.

    27. Voyant tous ces parents ainsi affrontés pour la lutte, le fils de Kuntî se sentit envahi d’une pitié immense, et, tout troublé, il prononça :

    ARJUNA dit :

    28. Voici, ô Kṛishṇa, que tous les hommes de ma parenté s’avancent avides d’une lutte fratricide ; à ce spectacle, mes membres défaillent et ma bouche se sèche.

     29. Mon corps frissonne et tous mes poils se dressent ; [l’arc] Gâṇḍîva tombe de ma main et ma chair devient brûlante.

    30. Je ne puis demeurer en place ; mon esprit se trouble, je n’envisage que présages funestes.

    31. Quel bien me promettrais-je à frapper les miens dans la bataille ? À pareil prix, je n’aspire, ô Kṛishṇa, ni à la victoire, ni à la royauté, ni au plaisir.

    32. Que nous sont, ô Govinda, la royauté, la richesse, la vie même ?

    33. Ceux en vue de qui nous souhaitions la royauté, la richesse et les plaisirs, ils sont là, rangés en bataille, renonçant à la vie et à leurs biens,

    34. Maîtres, pères et fils et aïeuls, oncles, beaux-pères, petits-fils, gendres et parents (…).

    47. Ainsi parla Arjuna en pleine bataille ; et, laissant échapper arc et flèches, il retomba assis dans le char, l’âme étreinte d’angoisse. »

    Il y a ici un aspect essentiel. Nous avons affaire à des guerriers, qui forment une caste bien spécifique, dont le but est l’affrontement. Ce qui perturbe ici Arjuna est la dimension fratricide de la bataille de Kurukshetra, qui au bout de 18 jours se terminera effectivement par le massacre général des uns et des autres.

    Ce qu’on a en arrière-plan, c’est la critique de l’affrontement ininterrompu des tribus et des royaumes, aboutissant à un effondrement généralisé.

    La Bhagavad Gîtâ, et plus généralement le Mahâbhârata, consiste en une critique de la ligne unilatérale de la caste des guerriers.

    Il y a par conséquent deux dynamiques qui s’exposent dans l’œuvre, de manière toujours plus magistrale : tout d’abord la nécessité de la fin du guerrier en mode antique, où la guerre est le seul aspect déterminant, ensuite le renforcement de la caste des prêtres.

    Les chapitres suivant le premier présentent le contenu de ces deux dynamiques, formant une philosophie s’extrayant de la barbarie unilatérale et destructrice de l’Antiquité, pavant la voie au féodalisme, au moins en partie, avant que les derniers chapitres ouvrent la porte au fondamentalisme en réaction au bouddhisme et au jaïnisme.

    >Sommaire du dossier

  • L’accumulation du capital selon Marx : l’erreur de Rosa Luxembourg

    Cette question de l’accumulation est indéniablement difficile et il est facile de se tromper. Rosa Luxembourg est dans ce cas ; son monument qu’est L’accumulation du capital consiste justement en la critique de la position de Karl Marx sur l’accumulation.

    Aux yeux de Rosa Luxembourg, ce qu’explique Karl Marx est insuffisant. La richesse ne peut pas provenir du capitalisme lui-même. Ne voyant pas l’élévation des forces productives, le progrès qualitatif, elle va chercher un progrès quantitatif.

    Sa position est alors celle qui sera du tiers-mondisme par la suite : le capitalisme ne peut exister que de l’exploitation du tiers-monde. Au lieu de voir que le capital est bien plus présent, plus développé, dans les pays capitalistes, avec une donc une exploitation bien plus grande, le tiers-mondisme considère que la richesse ne peut provenir que des pays « exploités », en réalité semi-coloniaux semi-féodaux.

    C’est une vision romantique qui considère que l’ouvrier français, allemand ou américain présent dans une usine d’automobiles utilisant des robots est moins exploité que l’ouvrier du textile du Bangladesh, du Vietnam ou Mexique, alors qu’en réalité, sur le plan du capital mis en œuvre, c’est le contraire.

    Rosa Luxembourg est proche de ce point de vue, en fait elle l’a anticipé. Elle considère que les capitalistes sont les seuls détenteurs de la richesse – elle ne prend pas en compte les forces productives grandissantes, pas plus que ne le fera le trotskysme par ailleurs – et que donc, puisque les travailleurs n’ont rien, il faut rechercher dans les zones « non capitalistes » (qui justement selon Lénine n’existent plus, et sont devenus semi-coloniales semi-féodales).

    Voici ce qu’elle dit dans L’accumulation du capital, afin de poser le problème :

    « Le problème se pose ainsi : comment s’effectue la reproduction sociale si l’on pose le fait que la plus-value n’est pas tout entière consommée par les capitalistes, mais qu’une part croissante en est réservée à l’extension de la production ?

    Dans ces conditions, ce qui reste du produit social, déduction faite de la partie destinée au renouvellement du capital constant, ne peut a priori être entièrement consommé par les ouvriers et par les capitalistes ; et ce fait est la donnée essentielle du problème. Il est donc exclu que les ouvriers et les capitalistes puissent réaliser le produit total eux-mêmes.

    Ils ne peuvent réaliser que le capital variable, la partie usée du capital constant et la partie consommée de la plus-value ; ce faisant ils recréent seulement les conditions nécessaires à la continuation de la reproduction à la même échelle.

    Mais ni les ouvriers ni les capitalistes ne peuvent réaliser eux-mêmes la partie de la plus-value destinée à la capitalisation. La réalisation de la plus-value aux fins d’accumulation se révèle comme une tâche impossible dans une société composée exclusivement d’ouvriers et de capitalistes. »

    Voici comment elle pense le résoudre :

    « Ce qui est certain, c’est que la plus-value ne peut être réalisée ni par les salariés, ni par les capitalistes, mais seulement par des couches sociales ou des sociétés à mode de production précapitaliste.

    On peut imaginer ici deux possibilités différentes de réalisation : l’industrie capitaliste peut produire un excédent de moyens de consommation au-delà de ses propres besoins (ceux des ouvriers et des capitalistes), elle vendra cet excédent à des couches sociales ou à des pays non capitalistes (…). On peut également envisager le cas inverse. La production capitaliste peut fournir des moyens de production excédant ses propres besoins, et trouver des acheteurs dans des pays extra-capitalistes. »

    Pour Rosa Luxembourg, ce sont les pays « non capitalistes » qui permettent l’accumulation :

    « Par ailleurs il n’est pas évident que les moyens de production et de consommation nécessaires soient tous nécessairement d’origine capitaliste. Cette hypothèse, que Marx a mis à la base de son schéma de l’accumulation, ne correspond ni à la pratique journalière ni à l’histoire du capital ni au caractère spécifique de ce mode de production (…).

    L’accroissement du capital variable est directement attribué et à la seule reproduction naturelle de la classe ouvrière, déjà dominée par le capital.

    Cette explication est conforme au schéma de la reproduction élargie qui, selon l’hypothèse de Marx, n’admet que deux classes sociales, la classe capitaliste et la classe ouvrière, et considère le capitalisme comme le mode unique et absolu de production.

    A partir de ces prémisses, la reproduction naturelle de la classe ouvrière est en effet la seule source de l’augmentation des forces de travail mobilisées par le capital. Cependant cette conception contredit les lois qui régissent les mouvements de l’accumulation (…).

    Il [Marx] ne tient pas compte de la source la plus importante du recrutement de ce prolétariat en Europe : la prolétarisation continue des couches moyennes dans les villes et à la campagne, la ruine de l’économie paysanne et du petit artisanat, c’est-à-dire le processus constant de destruction et de désagrégation des modes de production non capitalistes, mais précapitalistes, aboutissant au massage constant des forces de travail d’une situation non capitaliste à une situation capitaliste.

    Nous faisons allusion non seulement à la décomposition de l’économie paysanne et de l’artisanat en Europe, mais aussi à la décomposition des formes de production et de sociétés primitives dans des pays extra-européens (…).

    Nous constatons pourtant que le capitalisme, même dans sa phase de maturité, est lié à tous les égards à l’existence de couches et de sociétés non capitalistes. Il ne s’agit pas seulement dans cette dépendance du problème des débouchés pour les « produits excédentaires » comme l’ont cru Sismondi ainsi que plus tard les critiques et les sceptiques de l’accumulation.

    L’accumulation est liée quant à sa composition matérielle et ses rapports de valeur et dans tous ses éléments : capital constant, capital variable et plus-value, à des formes de production non capitalistes. Ces dernières constituent le milieu historique donné de ce processus. Non seulement l’accumulation ne peut être expliquée à partir de l’hypothèse de la domination générale et absolue de la production capitaliste, mais elle est même tout simplement inconcevable à tous égards sans le milieu non capitaliste (…).

    Il en est autrement de la réalisation de la plus-value. Celle-ci est liée de prime abord à des producteurs et à des consommateurs non capitalistes comme tels. L’existence d’acheteurs non capitalistes de la plus-value est une condition vitale pour le capital et pour l’accumulation, en ce sens elle est décisive dans le problème de l’accumulation du capital. Quoi qu’il en soit, pratiquement l’accumulation du capital comme processus historique dépend à tous les égards des couches sociales et des formes de sociétés non capitalistes. »

    Cette vision idéaliste consiste à dire que le capitalisme ne pouvait pas s’agrandir sans qu’il y ait de riches oisifs das le tiers-monde pour acheter les marchandises ; le capitalisme d’un pays ne pourrait pas grandir, par exemple en 2015, sans les riches émirs des pays pétrolifères pour « apporter » des richesses depuis hors le capitalisme.

    C’est une vision totalement idéaliste, qui se fonde sur un capitalisme « qui pense » et débouche sur un capitalisme « choisissant » le militarisme comme solution de facilité pour l’accumulation :

    « Le militarisme a encore une autre fonction importante. D’un point de vue purement économique, il est pour le capital un moyen privilégié de réaliser la plus-value, en d’autres termes il est pour lui un champ d’accumulation (…).

    Le pouvoir d’achat des énormes masses de consommateurs, concentré sous la forme de commandes de matériel de guerre faites par l’État, sera soustrait à l’arbitraire, aux oscillations subjectives de la consommation individuelle ; l’industrie des armements sera douée d’une régularité presque automatique, d’une croissance rythmique.C’est le capital lui-même qui contrôle ce mouvement automatique et rythmique de la production pour le militarisme, grâce à l’appareil de la législation parlementaire et à la presse, qui a pour tâche de faire l’opinion publique.C’est pourquoi ce champ spécifique de l’accumulation capitaliste semble au premier abord être doué d’une capacité d’expansion illimitée. Tandis que toute extension des débouchés et des bases d’opération du capital est liée dans une large mesure à des facteurs historiques, sociaux et politiques indépendants de la volonté du capital, la production pour le militarisme constitue un domaine dont l’élargissement régulier et par bonds paraît dépendre en première ligne de la volonté du capital lui-même.

    Les nécessités historiques de la concurrence toujours plus acharnée du capital en quête de nouvelles régions d’accumulation dans le monde se transforme ainsi, pour le capital lui-même, en un champ d’accumulation privilégié.

    Le capital use toujours plus énergiquement du militarisme pour s’assimiler, par le moyen du colonialisme et de la politique mondiale, les moyens de production et les forces de travail des pays ou des couches non capitalistes.

    En même temps, dans les pays capitalistes, ce même militarisme travaille à priver toujours davantage les couches non capitalistes, c’est-à-dire les représentants de la production marchande simple ainsi que la classe ouvrière, d’une partie de leur pouvoir d’achat ; il dépouille progressivement les premiers de leur force productive et restreint le niveau de vie des seconds, pour accélérer puissamment l’accumulation aux dépens de ces deux couches sociales. »

    C’est la vision traditionnelle de l’idéalisme de l’anticapitalisme romantique, qui voit en le capitalisme un « donneur d’ordres » venant arracher les richesses et n’existant que de manière « militaire ».

    >Sommaire du dossier

  • L’accumulation du capital selon Marx : production et moyens de production

    L’une des caractéristiques de l’anticapitalisme romantique est de penser que le capital financier « triomphant » dans le capitalisme revient à un capital usuraire médiéval. C’est là une très lourde erreur. En effet, le profit ne peut venir que de l’exploitation des prolétaires. Par conséquent, le capital financier n’existe pas de manière autonome au capital industriel, l’impérialisme est justement la fusion de l’un et de l’autre.

    Nous avons vu comment le capitalisme naissait, mais pour s’agrandir, comment fait-il ? Sur le plan de l’accumulation du capital une fois le capitalisme élancé, que nous dit Karl Marx ?

    Il constate déjà un paradoxe apparent. Si en effet il faut mettre de l’argent de côté afin de pouvoir investir plus tard, alors qui consomme ? Si les capitalistes sont les seuls à pouvoir consommer, et s’ils mettent de côté pour investir, comment trouve-t-on une consommation suffisante des marchandises produites ?

    Et si d’ailleurs, seuls les capitalistes consomment réellement, d’où vient l’argent servant de plus-value, puisqu’en quelque sorte, les capitalistes n’ont affaire qu’à des capitalistes ?

    Karl Marx nous dit la chose suivante :

    « De l’argent est retiré de la circulation et accumulé comme trésor par vente de marchandises, non suivie d’achat. Si l’on conçoit cette opération comme une pratique générale, il ne paraît pas possible de prévoir d’où peuvent provenir les acheteurs.

    Dans ce procès, en effet, qu’il faut concevoir comme pratique générale puisque tout capital individuel peut se trouver dans sa phase d’accumulation, chacun veut vendre, afin de thésauriser, et personne ne veut acheter. »

    Il résout alors le problème en voyant quels sont les deux aspects dialectiques du processus : il y a d’un côté la production des moyens de production, de l’autre celle des moyens de consommation.

    L’oubli du premier aspect est précisément ce qui est typiquement oublié par l’anticapitalisme romantique, depuis le fascisme jusqu’à l’anarcho-syndicalisme en passant par le proudhonisme.

    Et la solution est alors simple : l’argent existait avant l’émergence du mode de production capitaliste. Il a permis, lors d’une certaine accumulation, précisément ces investissements qui, avec le développement technique et l’apparition du travailleur « libre », amènent le capitalisme.

    Dès lors, lorsque le prolétaire travaille, il ne permet pas que le profit pour le capitaliste : une part de son sur-travail est intégré dans la formation des moyens de production. Ces moyens de production ne sont pas nécessairement achetés sous forme de marchandises ; ils peuvent provenir directement du sur-travail des prolétaires d’un capitaliste donné.

    Or, cela change tout, car cela permet d’élargir la reproduction du capital, en modernisant l’appareil productif, en agrandissant les forces productives. L’anticapitalisme romantique ne voit pas cela, il réduit tout à une vision de petite entreprise, de petite coopération, ou d’entreprise locale autogérée.

    Il ne voit pas qu’aucune production ne peut exister indépendamment du reste de la production, toutes les forces productives étant reliées. Le mode de production capitaliste est, dans sa nature même, une généralisation des forces productives, avec leur agrandissement, leur renforcement, leur généralisation.

    C’est ce processus en lui-même qui permet l’accumulation, par du travail accumulé toujours plus grand.

    >Sommaire du dossier

  • L’accumulation du capital selon Marx : du capital commercial et usuraire au capitaliste en tant que tel

    Le fermier capitaliste ne suffit pas à donner le véritable élan au capitalisme, il faut l’industriel capitaliste. Il faut davantage de moyens, et ceux-ci ne pouvaient être fournis que par la société passée, aussi faut-il regarder dans la féodalité où est-ce qu’on trouve du capital, c’est-à-dire du travail accumulé.

    Karl Marx constate ainsi que :

    « Le moyen-âge avait transmis deux espèces de capital, qui poussent sous les régimes d’économie sociale les plus divers, et même qui, avant l’ère moderne, monopolisent à eux seuls le rang de capital. C’est le capital usuraire et le capital commercial. »

    Que se passe-t-il alors ? Les banquiers et les marchands sont utiles aux rois, qui les soutiennent ; inversement, les féodaux et les corporations s’opposent à eux. Mais par la montée en puissance de la monarchie absolue, des découvertes scientifiques et territoriales, la situation change.

    Voici comment Karl Marx décrit ce processus :

    « La constitution féodale des campagnes et l’organisation corporative des villes empêchaient le capital-argent, formé par la double voie de l’usure et du commerce, de se convertir en capital industriel.

    Ces barrières tombèrent avec le licenciement des suites seigneuriales, avec l’expropriation et l’expulsion partielle des cultivateurs, mais on peut juger de la résistance que rencontrèrent les marchands, sur le point de se transformer en producteurs marchands, par le fait que les petits fabricants de draps de Leeds envoyèrent, encore en 1794, une députation au Parlement pour demander une loi qui interdit à tout marchand de devenir fabricant.

    Aussi les manufactures nouvelles s’établirent-elles de préférence dans les ports de mer, centres d’exportation, ou aux endroits de l’intérieur situés hors du contrôle du régime municipal et de ses corps de métiers.

    De là, en Angleterre, lutte acharnée entre les vieilles villes privilégiées (Corporate towns) et ces nouvelles pépinières d’industrie. Dans d’autres pays, en France, par exemple, celles-ci furent placées sous la protection spéciale des rois.

    La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore.

    Aussitôt après, éclate la guerre mercantile; elle a le globe entier pour théâtre.

    S’ouvrant par la révolte de la Hollande contre l’Espagne, elle prend des proportions gigantesques dans la croisade de l’Angleterre contre la Révolution française et se prolonge, jusqu’à nos jours, en expéditions de pirates, comme les fameuses guerres d’opium contre la Chine.

    Les différentes méthodes d’accumulation primitive que l’ère capitaliste fait éclore se partagent d’abord, par ordre plus ou moins chronologique, le Portugal, l’Espagne, la Hollande, la France et l’Angleterre, jusqu’à ce que celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du XVIIe siècle, dans un ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste.

    Quelques-unes de ces méthodes reposent sur l’emploi de la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l’État, la force concentrée et organisée de la société, afin de précipiter violemment le passage de l’ordre économique féodal à l’ordre économique capitaliste et d’abréger les phases de transition.

    Et, en effet, la force est l’accoucheuse de toute vieille société en travail. La force est un agent économique. »

    La révolte de la Hollande contre l’Espagne marque un tournant historique dans la libération des forces capitalistes par rapport à la monarchie absolue elle-même ; Karl Marx pouvait ainsi constater que :

    « la Hollande était au XVII° siècle la nation capitaliste par excellence. »

    Il faut bien comprendre ici que c’est le processus du commerce qui permit d’accumuler du capital pour l’industrie, et non pas le contraire. Ce sont les marchands qui, accumulant des richesses et profitant du colonialisme, avec le soutien de l’État de la monarchie absolue profitant de cela, se constituèrent en nouvelle classe bourgeoise.

    Karl Marx nous enseigne ainsi :

    « Le régime colonial donna un grand essor à la navigation et au commerce. Il enfanta les sociétés mercantiles, dotées par les gouvernements de monopoles et de privilèges et servant de puissants leviers à la concentration des capitaux. Il assurait des débouchés aux manufactures naissantes, dont la facilité d’accumulation redoubla, grâce au monopole du marché colonial.

    Les trésors directement extorqués hors de l’Europe par le travail forcé des indigènes réduits en esclavage, par la concussion, le pillage et le meurtre refluaient à la mère patrie pour y fonctionner comme capital. La vraie initiatrice du régime colonial, la Hollande, avait déjà, en 1648, atteint l’apogée de sa grandeur.

    Elle était en possession presque exclusive du commerce des Indes orientales et des communications entre le sud-ouest et le nord-est de l’Europe. Ses pêcheries, sa marine, ses manufactures dépassaient celles des autres pays. Les capitaux de la République étaient peut-être plus importants que tous ceux du reste de l’Europe pris ensemble.

    De nos jours, la suprématie industrielle implique la suprématie commerciale, mais à l’époque manufacturière proprement dite, c’est la suprématie commerciale qui donne la suprématie industrielle.

    De là le rôle prépondérant que joua alors le régime colonial (…).

    Avec les dettes publiques naquit un système de crédit international qui cache souvent une des sources de l’accumulation primitive chez tel ou tel peuple. C’est ainsi, par exemple, que les rapines et les violences vénitiennes forment une des bases de la richesse en capital de la Hollande, à qui Venise en décadence prêtait des sommes considérables.

    A son tour, la Hollande, déchue vers la fin du XVII° siècle de sa suprématie industrielle et commerciale, se vit contrainte à faire valoir des capitaux énormes en les prêtant à l’étranger et, de 1701 à 1776, spécialement à l’Angleterre, sa rivale victorieuse. Et il en est de même à présent de l’Angleterre et des États-Unis.

    Maint capital qui fait aujourd’hui son apparition aux États-Unis sans extrait de naissance n’est que du sang d’enfants de fabrique capitalisé hier en Angleterre. »

    >Sommaire du dossier

  • L’accumulation du capital selon Marx : le fermier capitaliste

    Nous avons vu quelle a été la base de l’accumulation primitive : le fait que des paysans aient été chassés de leur ancien mode de vie, et ainsi rendus disponibles pour le capital. Mais cela ne suffit pas ; comme Karl Marx le constate :

    « Après avoir considéré la création violente d’un prolétariat sans feu ni lieu, la discipline sanguinaire qui le transforme en classe salariée, l’intervention honteuse de l’État, favorisant l’exploitation du travail – et, partant, l’accumulation du capital – du renfort de sa police, nous ne savons pas encore d’où viennent, originairement, les capitalistes. Car il est clair que l’expropriation de la population des campagnes n’engendre directement que de grands propriétaires fonciers. »

    Or, les grands propriétaires fonciers sont des féodaux, pas des capitalistes. Cependant, ces propriétaires fonciers vont en Angleterre utiliser d’anciens serfs comme « fermiers » devant gérer les terres, et pour cela employant des travailleurs journaliers. Très vite, il devient indépendant, payant un loyer au propriétaire.

    Il faut bien noter ici qu’il existait déjà, lors de la féodalité développée, des gens aux statuts intermédiaires. Karl Marx note ainsi :

    « Entre le seigneur féodal et ses dépendants à tous les degrés de vassalité, il y avait un agent intermédiaire qui devint bientôt homme d’affaires, et dont la méthode d’accumulation primitive, de même que celle des hommes de finance placés entre le trésor publie et la bourse des contribuables, consistait en concussions, malversations et escroqueries de toute sorte.

    Ce personnage, administrateur et percepteur des droits, redevances, rentes et produits quelconques dus au seigneur, s’appela en Angleterre, Steward, en France régisseur. Ce régisseur était parfois lui-même un grand seigneur.

    On lit, par exemple, dans un manuscrit original publié par Monteil : « C’est le compte que messire Jacques de Thoraine, chevalier chastelain sor Bezançon rent ès seigneur, tenant les comptes à Dijon pour monseigneur le duc et conte de Bourgogne des rentes appartenant à ladite chastellenie depuis le XXV° jour de décembre MCCCLX jusqu’au XXVIII° jour de décembre MCCCLX, etc. » (Alexis Monteil : Traité des matériaux manuscrits de divers genres d’histoire, p. 234.)

    On remarquera que dans toutes les sphères de la vie sociale, la part du lion échoit régulièrement à l’intermédiaire.

    Dans le domaine économique, par exemple, financiers, gens de bourse, banquiers, négociants, marchands, etc., écrèment les affaires; en matière civile, l’avocat plume les parties sans les faire crier; en politique, le représentant l’emporte sur son commettant, le ministre sur le souverain, etc.; en religion, le médiateur éclipse Dieu pour être à son tour supplanté par les prêtres, intermédiaires obligés entre le bon pasteur et ses ouailles.

    En France, de même qu’en Angleterre, les grands domaines féodaux étaient divisés en un nombre infini de parcelles, mais dans des conditions bien plus défavorables aux cultivateurs. L’origine des fermes ou terriers y remonte au XIV° siècle.

    Ils allèrent en s’accroissant et leur chiffre finit par dépasser cent mille. lis payaient en nature ou en argent une rente foncière variant de la douzième à la cinquième partie du produit. Les terriers, fiefs, arrière-fiefs, etc., suivant la valeur et l’étendue du domaine, ne comprenaient parfois que quelques arpents de terre.

    Ils possédaient tous un droit de juridiction qui était de quatre degrés. L’oppression du peuple, assujetti à tant de petits tyrans, était naturellement affreuse. D’après Monteil, il y avait alors en France cent soixante mille justices féodales, là où aujourd’hui quatre mille tribunaux ou justices de paix suffisent. »

    Il en résulta une croissance de la production agricole, parallèle à l’émigration des anciens paysans dans les villes, pouvant et devant désormais travailler pour le capitalistes pour acheter leur nourriture.

    Cette perte d’autonomie, d’indépendance individuelle paysanne, forma bien entendu la base du romantisme ; c’est un grand argument du proudhonisme que de regretter cette période. De plus, le processus fut long et nécessita pour un temps l’existence de petits laboureurs. Voici comment Karl Marx décrit ce processus :

    « Les événements qui transforment les cultivateurs en salariés, et leurs moyens de subsistance et de travail en éléments matériels du capital, créent à celui-ci son marché intérieur.

    Jadis la même famille paysanne façonnait d’abord, puis consommait directement – du moins en grande partie – les vivres et les matières brutes, fruits de son travail.

    Devenus maintenant marchandises, ils sont vendus en gros par le fermier, auquel les manufactures fournissent le marché.

    D’autre part, les ouvrages tels que fils, toiles, laineries ordinaires, etc., – dont les matériaux communs se trouvaient à la portée de toute famille de paysans – jusque-là produits à la campagne, se convertissent dorénavant en articles de manufacture auxquels la campagne sert de débouché, tandis que la multitude de chalands dispersés, dont l’approvisionnement local se tirait en détail de nombreux petits producteurs travaillant tous à leur compte, se concentre dès lors et ne forme plus qu’un grand marché pour le capital industriel.

    C’est ainsi que l’expropriation des paysans, leur transformation en salariés, amène l’anéantissement de l’industrie domestique des campagnes, le divorce de l’agriculture d’avec toute sorte de manufacture.

    Et, en effet, cet anéantissement de l’industrie domestique du paysan peut seul donner au marché intérieur d’un pays l’étendue et la constitution qu’exigent les besoins de la production capitaliste.

    Pourtant la période manufacturière proprement dite ne parvient point à rendre cette révolution radicale. Nous avons vu qu’elle ne s’empare de l’industrie nationale que d’une manière fragmentaire, sporadique, ayant toujours pour base principale les métiers des villes et l’industrie domestique des campagnes.

    Si elle détruit celle-ci sous certaines formes, dans certaines branches particulières et sur certains points, elle la fait naître sur d’autres, car elle ne saurait s’en passer pour la première façon des matières brutes.

    Elle donne ainsi lieu à la formation d’une nouvelle classe de petits laboureurs pour lesquels la culture du sol devient l’accessoire, et le travail industriel, dont l’ouvrage se vend aux manufactures, soit directement, soit par l’intermédiaire du commerçant, l’occupation principale. Il en fut ainsi, par exemple, de la culture du lin sur la fin du règne d’Elisabeth.

    C’est là une des circonstances qui déconcertent lorsqu’on étudie de près l’histoire de l’Angleterre. En effet, dès le dernier tiers du XV° siècle, les plaintes contré l’extension croissante de l’agriculture capitaliste et la destruction progressive des paysans indépendants ne cessent d’y retentir que pendant de courts intervalles, et en même temps on retrouve constamment ces paysans, quoique en nombre toujours moindre et dans des conditions de plus en plus empirées. »

    Le fermier capitaliste permet ainsi historiquement la production agricole nécessaire à l’apparition des prolétaires.

    >Sommaire du dossier

  • L’accumulation du capital selon Marx : la base de l’accumulation primitive

    La compréhension de la nature du rapport entre les deux contraires accumulation du capital et accumulation des prolétaires – ayant comme contradiction interne le paupérisme – permet de saisir d’où vient l’accumulation du capital.

    En effet, pour qu’il y ait capital, il faut des prolétaires, et donc tout doit venir de là. Or, d’où viennent les prolétaires ? Ils viennent des campagnes. Or, s’ils n’y sont pas restés, c’est qu’ils ont été obligés de partir, et d’être dans un statut où ils pouvaient passer sous la coupe du capital.

    Voici ce que nous dit Karl Marx à ce sujet :

    « Au fond du système capitaliste il y a dope la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production. Cette séparation se reproduit sur une échelle progressive dès que le système capitaliste s’est une fois établi; mais comme celle-là forme la base de celui-ci, il ne saurait s’établir sans elle.

    Pour qu’il vienne au monde, il faut donc que, partiellement au moins, les moyens de production aient déjà été arrachés sans phrase aux producteurs, qui les employaient à réaliser leur propre travail, et qu’ils se trouvent déjà détenus par des producteurs marchands, qui eux les emploient à spéculer sur le travail d’autrui.

    Le mouvement historique qui fait divorcer le travail d’avec ses conditions extérieures, voilà donc le fin mot de l’accumulation appelée « primitive » parce qu’elle appartient à l’âge préhistorique du monde bourgeois.

    L’ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre économique féodal. La dissolution de l’un a dégagé les éléments constitutifs de l’autre.

    Quant au travailleur, au producteur immédiat, pour pouvoir disposer de sa propre personne, il lui fallait d’abord cesser d’être attaché à la glèbe ou d’être inféodé à une autre personne; il ne pouvait non plus devenir libre vendeur de travail, apportant sa marchandise partout où elle trouve un marché, sans avoir échappé au régime des corporations, avec leurs maîtrises, leurs jurandes, leurs lois d’apprentissage, etc.

    Le mouvement historique qui convertit les producteurs en salariés se présente donc comme leur affranchissement du servage et de la hiérarchie industrielle.

    De l’autre côté, ces affranchis ne deviennent vendeurs d’eux-mêmes qu’après avoir été dépouillés de tous leurs moyens de production et de toutes les garanties d’existence offertes par l’ancien ordre des choses.

    L’histoire de leur expropriation n’est pas matière à conjecture – elle est écrite dans les annales de l’humanité en lettres de sang et de feu indélébiles.

    Quant aux capitalistes entrepreneurs, ces nouveaux potentats avaient non seulement à déplacer les maîtres des métiers, mais aussi les détenteurs féodaux des sources de la richesse.

    Leur avènement se présente de ce côté-là comme le résultat d’une lutte victorieuse contre le pouvoir seigneurial, avec ses prérogatives révoltantes, et contre le régime corporatif avec les entraves qu’il mettait au libre développement de la production et à la libre exploitation de l’homme par l’homme.

    Mais les chevaliers d’industrie n’ont supplanté les chevaliers d’épée qu’en exploitant des événements qui n’étaient pas de leur propre fait. Ils sont arrivés par des moyens aussi vils que ceux dont se servit l’affranchi romain pour devenir le maître de son patron.

    L’ensemble du développement, embrassant à la fois le genèse du salarié et celle du capitaliste, a pour point de départ la servitude des travailleurs; le progrès qu’il accomplit consiste à changer la forme de l’asservissement, à amener la métamorphose de l’exploitation féodale en exploitation capitaliste. Pour en faire comprendre la marche, il ne nous faut pas remonter trop haut.

    Bien que les premières ébauches de la production capitaliste aient été faites de bonne heure dans quelques villes de la Méditerranée, l’ère capitaliste ne date que du XVIe siècle. Partout où elle éclot, l’abolition du servage est depuis longtemps un fait accompli, et le régime des villes souveraines, cette gloire du moyen âge, est déjà en pleine décadence.

    Dans l’histoire de l’accumulation primitive, toutes les révolutions qui servent de levier à l’avancement de la classe capitaliste en voie de formation font époque, celles, surtout qui, dépouillant de grandes masses de leurs moyens de production et d’existence traditionnels, les lancent à l’improviste sur le marché du travail. Mais la base de toute cette évolution, c’est l’expropriation des cultivateurs.

    Elle ne s’est encore accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre (…). La spoliation des biens d’église, l’aliénation frauduleuse des domaines de l’État, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l’accumulation primitive.

    Ils ont conquis la terre à l’agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l’industrie des villes les bras dociles d’un prolétariat sans feu ni lieu. »

    En brisant l’économie traditionnelle des campagnes, en s’appropriant les terres, les capitalistes ont forcé – par la violence étatique de la monarchie absolue – toute une partie de la population à se placer dans une situation de dépendance dans les villes.

    Ce processus est lent et contradictoire, car le féodalisme est encore puissant, aussi y eut-il des meurtres en masse, afin de liquider la « surpopulation ». Karl Marx constate ainsi :

    « La création du prolétariat sans feu ni lieu – licenciés des grands seigneurs féodaux et cultivateurs victimes d’expropriations violentes et répétées – allait nécessairement plus vite que son absorption par les manufactures naissantes.

    D’autre part, ces hommes brusquement arrachés à leurs conditions de vie habituelles ne pouvaient se faire aussi subitement à la discipline du nouvel ordre social. Il en sortit donc une masse de mendiants, de voleurs, de vagabonds. De là, vers la fin du XV° siècle et pendant tout le XVI°, dans l’ouest de l’Europe, une législation sanguinaire contre le vagabondage. »

    Et Karl Marx de raconter cette histoire terrible, constatant entre autres :

    « Elisabeth, 1572. – Les mendiants sans permis et âgés de plus de quatorze ans devront être sévèrement fouettés et marqués au fer rouge à l’oreille gauche, si personne ne veut les prendre en service pendant deux ans. En cas de récidive, ceux âgés de plus de dix-huit ans doivent être exécutés si personne ne veut les employer pendant deux années. Mais, pris une troisième fois, ils doivent être mis a mort sans miséricorde comme félons (…).

    En France, où vers la moitié du XVII° siècle les truands avaient établi leur royaume et fait de Paris leur capitale, on trouve des lois semblables. Jusqu’au commencement du règne de Louis XVI (ordonnance (lu 13 juillet 1777), tout homme sain et bien constitué, âgé de seize à soixante ans et trouvé sans moyens d’existence et sans profession, devait être envoyé aux galères. Il en est de même du statut de Charles-Quint pour les Pays-Bas, du mois d’octobre 1537, du premier édit des états et des villes de Hollande, du 19 mars 1614, de celui des Provinces- Unies, du 25 juin 1649, etc.

    C’est ainsi que la population des campagnes, violemment expropriée et réduite au vagabondage, a été rompue à la discipline qu’exige le système du salariat par des lois d’un terrorisme grotesque, par le fouet, la marque au fer rouge, la torture et l’esclavage (…).

    Dès le début de la tourmente révolutionnaire, la bourgeoisie française osa dépouiller la classe ouvrière du droit d’association que celle-ci venait à peine de conquérir. Par une loi organique du 14 juin 1791, tout concert entre les travailleurs pour la défense de leurs intérêts communs fut stigmatisé d’attentat « contre la liberté et la déclaration des droits de l’homme », punissable d’une amende de 500 livres, jointe à la privation pendant un an des droits de citoyen actif.

    Ce décret qui, à l’aide du code pénal et de la police, trace à la concurrence entre le capital et le travail des limites agréables aux capitalistes, a survécu aux révolutions et aux changements de dynasties. Le régime de la Terreur lui-même n’y a pas touché. Ce n’est que tout récemment qu’Il a été effacé du code pénal, et encore avec quel luxe de ménagements ! »

    Telle est la base nécessaire à l’accumulation capitaliste.

    >Sommaire du dossier

  • L’accumulation du capital selon Marx : le paupérisme comme loi générale

    Tous les problèmes auxquels nous avons été confrontés pour comprendre l’accumulation du capital disparaissent quand on a compris la loi générale de l’accumulation capitaliste. Et cette loi, qui permet de comprendre l’identité des contraires accumulation du capital / accumulation du prolétariat, c’est celle du paupérisme.

    En fait, nous avons constaté des contradictions… mais il nous en manquait une. Nous avons en effet vu que, d’une certaine manière, on pouvait constater que plus le capital s’accumule, plus il emploie des prolétaires, mais plus il en emploie, plus la part dédiée aux moyens de production devient importante, et moins il y a de prolétaires !

    Tout prend un sens si on comprend que les prolétaires ne sont qu’une variable de la production, et que, qui plus est, il existe un formidable accroissement du rendement individuel de chaque prolétaire, au fur et à mesure de l’accumulation du capital.

    Ainsi, il y a moins de prolétaires dans les productions existant au préalable ; mais inversement l’accroissement des moyens de production permet d’ouvrir de nouvelles perspectives productives, qui se mettent à englober des prolétaires.

    Et le cycle recommence, avec à chaque fois de meilleurs moyens de production, ouvrant des productions nouvelles, avec toujours plus de prolétaires. Et dans ce processus, les prolétaires sont payés de moins en moins, devenant toujours plus une simple variable d’ajustement à la production nécessaire, production ayant considérablement élevé ses moyens de production.

    Une production nouvelle se lançant englobe toujours plus de prolétaires si elle trouve un marché pour ses produits, puis passé un cap, tente de se passer toujours davantage de prolétaires au moyen des moyens de production plus perfectionnés.

    Karl Marx constate ainsi :

    « La loi selon laquelle une masse toujours plus grande des éléments constituants de la richesse peut, grâce au développement continu des pouvoirs collectifs du travail, être mise en oeuvre avec une dépense de force humaine toujours moindre, cette loi qui met l’homme social à même de produire davantage avec moins de labeur, se tourne dans le milieu capitaliste – où ce ne sont pas les moyens de production qui sont au service du travailleur, mais le travailleur qui est au service des moyens de production – en loi contraire, c’est-à-dire que, plus le travail gagne en ressources et en puissance, plus il y a pression des travailleurs sur leurs moyens d’emploi, plus la condition d’existence du salarié, la vente de sa force, devient précaire.

    L’accroissement des ressorts matériels et des forces collectives du travail, plus rapide que celui de la population, s’exprime donc en la formule contraire, savoir : la population productive croit toujours en raison plus rapide que le besoin que le capital peut en avoir.

    L’analyse de la plus-value relative nous a conduit à ce résultat : dans le système capitaliste toutes les méthodes pour multiplier les puissances du travail collectif s’exécutent aux dépens du travailleur individuel; tous les moyens pour développer la production se transforment en moyens de dominer et d’exploiter le producteur : ils font de lui un homme tronqué, fragmentaire, ou l’appendice d’une machine; ils lui opposent comme autant de pouvoirs hostiles les puissances scientifiques de la production-, ils substituent au travail attrayant le travail forcé; ils rendent les conditions dans lesquelles le travail se fait de plus en plus anormales et soumettent l’ouvrier durant son service à un despotisme aussi illimité que mesquin; ils transforment sa vie entière en temps de travail et jettent sa femme et ses enfants sous les roues du Jagernaut capitaliste.

    Mais toutes les méthodes qui aident à la production de la plus-value favorisent également l’accumulation, et toute extension de celle-ci appelle à son tour celles-là. Il en résulte que, quel que soit le taux des salaires, haut ou bas, la condition du travailleur doit empirer à mesure que le capital s’accumule.

    Enfin la loi, qui toujours équilibre le progrès de l’accumulation et celui de la surpopulation relative, rive le travailleur au capital plus solidement que les coins de Vulcain ne rivaient Prométhée à son rocher.

    C’est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle, c’est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même.

    Ce caractère antagoniste de la production capitaliste a frappé même des économistes, lesquels d’ailleurs confondent souvent les phénomènes par lesquels il se manifeste avec des phénomènes analogues, mais appartenant à des ordres de production sociale antérieurs. »

    Le « caractère antagoniste » : voilà la solution. Nous avons deux contraires qui, de manière dialectique, sont identiques pour le moment, dans le capitalisme : accumulation du capital et accumulation des prolétaires.

    Mais les prolétaires prennent une part toujours moins grande dans les investissements du capital : c’est là précisément le « problème » de l’accumulation du capital. Et nous pouvons ainsi enfin définir ce dont il s’agit, et déjà d’où il vient.

    >Sommaire du dossier

  • L’accumulation du capital selon Marx : plus de productivité, moins de prolétaires, plus de prolétaires

    Pour comprendre l’accumulation du capital, il faut se rappeler que le capital est du travail accumulé. Ainsi, si le capital s’accumule, alors les forces de production s’accumulent également – pas seulement le prolétariat, les forces productives aussi.

    C’est précisément ce que ne voient pas les idéalistes raisonnant seulement en termes de salaires (et par conséquent Léon Trotsky, dans le Programme de transition, était obligé de prétexter que les forces productives auraient cessé de croître, afin de justifier sa propre position).

    Voici comment Karl Marx parle de l’accroissement des moyens de production :

    « Les uns, tels que machines, édifices, fourneaux, appareils de drainage, engrais minéraux, etc., sont augmentés en nombre, étendue, masse et efficacité, pour rendre le travail plus productif, tandis que les autres, matières premières et auxiliaires, s’augmentent parce que le travail devenu plus productif en consomme davantage dans un temps donné. »

    Ce que cela signifie, c’est que les prolétaires produisent toujours davantage, profitant de moyens de production toujours plus performants. C’est là bien entendu la mission historique du capitalisme : rassembler les êtres humains pour travailler en commun et permettre l’avènement de grands moyens de production.

    Plus le capital s’accumule, plus il accorde une partie significative aux moyens de production ; Karl Marx nous décrit ainsi que :

    « Ces changements dans la composition technique du capital se réfléchissent dans sa composition-valeur, dans l’accroissement progressif de sa partie constante aux dépens de sa partie variable, de manière que si, par exemple, à une époque arriérée de l’accumulation, il se convertit cinquante pour cent de la valeur-capital en moyens de production, et cinquante pour cent en travail, à une époque plus avancée il se dépensera quatre-vingts pour cent de la valeur-capital en moyens de production et vingt pour cent seulement en travail.

    Ce n’est pas, bien entendu, le capital tout entier, mais seulement sa partie variable, qui s’échange contre la force ouvrière et forme le fonds à répartir entre les salariés. »

    On voit ici tout de suite la contradiction : si les moyens de production prennent une place toujours plus prépondérante pour le capital, alors plus le prolétariat travaille, plus il affaiblit sa position dans le capital. C’est ce que Marx constate en disant :

    « En produisant l’accumulation du capital, et à mesure qu’elle y réussit, la classe salariée produit donc elle-même les instruments de sa mise en retraite ou de sa métamorphose en surpopulation relative.

    Voilà la loi de population qui distingue l’époque capitaliste et correspond à son mode de production particulier. En effet, chacun des modes historiques de la production sociale a aussi sa loi de population propre, loi qui ne s’applique qu’à lui, qui passe avec lui et n’a par conséquent qu’une valeur historique. »

    On retombe alors sur une contradiction : plus le capital s’accumule, plus il emploie des prolétaires, mais plus il en emploie, plus la part dédiée aux moyens de production devient importante, et moins il y a de prolétaires !

    Cela semble contradictoire, et de plus Karl Marx en fait même une loi. Il parle ainsi des chômeurs comme d’une armée de réserve industrielle :

    « Si l’accumulation, le progrès de la richesse sur la base capitaliste, produit donc nécessairement une surpopulation ouvrière, celle-ci devient à son tour le levier le plus puissant de l’accumulation, une condition d’existence de la production capitaliste dans son état de développement intégral.

    Elle forme une armée de réserve industrielle qui appartient au capital d’une manière aussi absolue que s’il l’avait élevée et disciplinée à ses propres frais. Elle fournit à ses besoins de valorisation flottants, et, indépendamment de l’accroissement naturel de la population, la matière humaine toujours exploitable et toujours disponible.

    La présence de cette réserve industrielle, sa rentrée tantôt partielle, tantôt générale, dans le service actif, puis sa reconstitution sur un cadre plus vaste, tout cela se retrouve au fond de la vie accidentée que traverse l’industrie moderne. »

    C’est à ne plus rien y comprendre. Où est-ce que Karl Marx veut en venir, comment a-t-il compris ce qui apparaît comme incompréhensible, voire franchement mystérieux ?

    >Sommaire du dossier

  • L’accumulation du capital selon Marx : «identité de deux termes opposés en apparence»

    Comment le capitalisme a-t-il commencé ? C’est là une question essentielle, qui détermine également comment il fait pour grandir, pour s’élargir, pour s’approfondir, pour s’intensifier ou, plus précisément sans doute, pour se dilater.

    Cette question, c’est celle de l’accumulation du capital. Le problème évident étant ici que si on peut comprendre que le capital s’accumule une fois qu’il est lancé, comment a-t-il fait justement pour se lancer ? Comment quelque chose de non capitaliste a-t-il pu donner naissance au capital ?

    Et si c’est le cas, pourquoi ne pas penser, comme le fit Rosa Luxembourg dans son ouvrage L’accumulation du capital, que le capital a besoin pour grandir de zones non capitalistes à intégrer ?

    De fait, si une grande figure comme Rosa Luxembourg a pu se tromper de manière décisive à ce sujet, on comprend la difficulté de la question. Aussi a-t-il lieu d’avoir un aperçu précis dès le départ, et pour cela il faut saisir la substance de la question.

    Ce qu’on appelle « accumulation du capital » est un aspect d’une chose, dont l’autre aspect est le renforcement du prolétariat. Sans prolétaires, pas de profit, donc le capital ne peut que s’accumuler que s’il intègre toujours plus de prolétaires.

    La question ne peut se saisir qu’à travers ces deux aspects. Karl Marx nous dit ainsi :

    « Les circonstances plus ou moins favorables au milieu desquelles la classe ouvrière se reproduit et se multiplie ne changent rien au caractère fondamental de la reproduction capitaliste.

    De même que la reproduction simple ramène constamment le même rapport social – capitalisme et salariat – ainsi l’accumulation ne fait que reproduire ce rapport sur une échelle également progressive, avec plus de capitalistes (ou de plus gros capitalistes) d’un côté, plus de salariés de l’autre.

    La reproduction du capital renferme celle de son grand instrument de mise en valeur, la force de travail. Accumulation du capital est donc en même temps accroissement du prolétariat.

    Cette identité – de deux termes opposés en apparence – Adam Smith, Ricardo et autres l’ont si bien saisie, que pour eux l’accumulation du capital n’est même autre chose que la consommation par des travailleurs productifs de toute la partie capitalisée du produit net, ou ce qui revient au même, sa conversion en un supplément de prolétaires. »

    Ainsi, on a une contradiction, avec ses deux aspects, qui sont identiques dans le capitalisme mais tendent bien entendu à se diviser. Le capitalisme produit son propre fossoyeur, et plus il grandit, plus il renforce sa propre mise à mort.

    L’une des conceptions idéalistes qu’on retrouve ici est de faire « sauter » la variable des salaires afin de provoquer la révolution. En effet, les salaires augmentent si l’accumulation du capital connaît un cycle de croissance rapide, et inversement baisse dans le cas inverse.

    Voici ce que dit Karl Marx :

    « Si le quantum de travail gratuit que la classe ouvrière rend, et que la classe capitaliste accumule, s’accroît assez rapidement pour que sa conversion en capital additionnel nécessite un supplément extraordinaire de travail payé, le salaire monte et, toutes autres circonstances restant les mêmes, le travail gratuit diminue proportionnellement.

    Mais, dès que cette diminution touche au point où le surtravail, qui nourrit le capital, ne paraît plus offert en quantité normale, une réaction survient, une moindre partie du revenu se capitalise, l’accumulation se ralentit et le mouvement ascendant du salaire subit un contrecoup.

    Le prix du travail ne peut donc jamais s’élever qu’entre des limites qui laissent intactes les bases du système capitaliste et en assurent la reproduction sur une échelle progressive. »

    Par conséquent, si on arrive à découpler les salaires de ces cycles – pensent les idéalistes – alors le capitalisme ne peut plus suivre et le prolétariat exigeant ses salaires est obligé de ses débarrasser des bourgeois. C’est le point de vue de Léon Trotsky dans son Programme de transition ou bien de Toni Negri avec son mouvement italien des années 1970 appelé « Autonomie ouvrière ».

    C’est une vision simpliste, de type syndicaliste, où un seul bourgeois fait face à un seul prolétaire, et non plus des classes sociales au sein d’un mode de production. Il y a une incompréhension fondamentale du processus d’accumulation du capital.

    Mais qu’est-ce donc précisément que l’accumulation du capital ?

    >Sommaire du dossier

  • Aristote, la philosophie première et la peur de l’infini

    Il est frappant de voir qu’à de nombreuses dans « La métaphysique », Aristote souligne plusieurs une erreur, en disant qu’elle reviendrait à se perdre dans l’infini. L’appréhension de l’infini est systématique chez Aristote, et c’est paradoxal, car pour lui l’univers a éternellement existé, parallèlement au moteur premier.

    On a donc bien quelque chose d’infini dans sa durée, son existence, et partant de là sa nature. Spinoza verra bien cela et c’est pour cela il assumera le cheminement d’Aristote jusqu’au bout en disant que, somme toute, il n’y a qu’une seule substance, l’univers lui-même, qui se confond avec « Dieu ».

    Aristote est ici coincé dans le mode de production esclavagiste ; d’un côté, il doit considérer comme éternelles les lois de la réalité (dans une société se re-produisant simplement), de l’autre il doit faire de chaque processus une réalisation concrète avec un début et une fin.

    Dans le livre II, Petit alpha (α), on a cette idée typique de l’approche aristotélicienne :

    « Il est évident qu’il y a un premier principe, et qu’il n’existe ni une série infinie de causes, ni une infinité d’espèces de causes.

    Ainsi, sous le point de vue de la matière, il est impossible qu’il y ait production à l’infini ; que la chair, par exemple, vienne de la terre, la terre de l’air, l’air du feu, sans que cela s’arrête.

    De même pour le principe du mouvement : on ne dira pas que l’homme a été mis en mouvement par l’air, l’air par le soleil, le soleil par la discorde, et ainsi à l’infini.

    De même encore, on ne peut, pour la cause finale, aller à l’infini et dire que la marche est en vue de la santé, la santé en vue du bonheur, le bonheur en vue d’autre chose, et que toute chose est toujours ainsi en vue d’une autre.

    De même enfin pour la cause essentielle. »

    Aristote oppose le fini à l’infini ; il faudra attendre Spinoza et Hegel pour qu’il soit vu qu’il y a du fini dans l’infini et de l’infini dans le fini. Aristote est comme pétrifié à l’intérieur du mode de production où il vit et ne parvient pas à s’en extirper ; il fait du rejet de l’infini la clef même de la connaissance.

    Dans le même livre, il souligne le caractère inéluctable selon lui de son approche :

    « Ceux qui admettent ainsi la production à l’infini, ne voient pas qu’ils suppriment par là même le bien.

    Or, y a-t-il quelqu’un qui voudrait entreprendre une chose, s’il ne devait pas arriver à l’achever ? Ce serait l’acte d’un insensé.

    L’homme raisonnable agit toujours en vue de quelque chose ; et c’est-là une fin, car le but qu’on se propose est une fin. On ne peut pas non plus ramener indéfiniment l’essence à une autre essence. Il faut s’arrêter. Toujours l’essence qui précède est plus essence que celle qui suit ; mais si ce qui précède ne l’est pas encore, à plus forte raison ce qui suit.

    Bien plus, ce genre de système rend toute connaissance impossible. On ne peut savoir, il est impossible de rien connaître, avant d’arriver à ce qui est simple et indivisible.

    Or, comment penser à cette infinité d’êtres dont on nous parle ? Il n’en est pas ici comme de la ligne, qui ne s’arrête pas dans ses divisions : la pensée a besoin de points d’arrêt.

    Aussi, si vous parcourez cette ligne qui se divise à l’infini, vous n’en pouvez compter toutes les divisions. Ajoutons que nous ne concevons la matière que dans un objet en mouvement.

    Or, aucun de ces objets n’est marqué du caractère de l’infini. Si ces objets sont réellement infinis, le caractère propre de l’infini n’est pas l’infini.

    Et quand bien même on dirait seulement qu’il y a un nombre infini d’espèces de causes, la connaissance serait encore impossible. Car nous croyons savoir quand nous connaissons les causes ; et il n’est point possible que dans un temps fini, nous puissions parcourir une série infinie. »

    C’est là la justification de la métaphysique, comme compréhension du principe de « cause sans cause » éternellement accomplie et s’accomplissant, véritable essence du monde où tout est cause et conséquence, accomplissement. Dans le huitième livre, Êta (Η), Aristote résume cela de manière très ramassée :

    « Tout ce qui devient vient de quelque chose et devient quelque chose »

    Voici un autre exemple d’argumentation contre l’infini, tirée du livre VII, Zêta (Ζ). Aristote dit que s’il y avait des choses nouvelles, elles devraient provenir elles-mêmes d’autre chose, et cela à l’infini. C’est donc impossible suivant cette mise en perspective.

    Voici ce qu’il dit :

    « C’est que faire une chose particulière et individuelle, c’est la faire en la tirant absolument du sujet.

    Je m’explique : rendre rond un morceau d’airain, par exemple, ce n’est faire, ni la rondeur, ni la sphère ; c’est faire quelque autre chose ; en d’autres termes, si l’on veut, c’est donner cette forme de sphère à un objet différent.

    Si l’on faisait la sphère, on ne pourrait la faire apparemment qu’en la tirant d’une autre chose également.

    Ainsi, dans l’exemple cité, on se proposait de faire une boule d’airain, c’est-à-dire de faire de ceci, qui est de l’airain, cela qui est une sphère.

    Si donc on faisait aussi la forme, on ne pourrait la faire que de la même manière ; et dès lors, la série des productions successives se perdrait nécessairement dans l’infini. »

    Karl Marx a justement répondu à cette question de l’infini. Reprenant justement les écrits d’Aristote sur l’argent, il dépasse leur limite historique ; dans Le capital, il pose justement la question de la richesse qui pareillement ne peut venir de quelque part, et qui trouve la solution dans le travail lui-même, à l’intérieur du mode de production et non pas par un apport extérieur. Karl Marx arrachait le matérialisme à la métaphysique, et dans les Manuscrits de 1844, il exposait justement le principe de transformation qu’Aristote avait raté.

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  • Aristote et la philosophie première : un matérialisme conséquent

    Suivent alors à cet Aristote matérialiste (qui a été vu par Karl Marx, Friedrich Engels, Lénine) deux autres Aristote :

    a) il y a celui qui va chercher des intermédiaires divins directs au moteur premier, et va les placer dans les cieux. Pour lui, les étoiles sont des êtres vivants parfaits, accomplissant impeccablement leur acte ; ils sont ce qui encerclent notre monde, tout comme le moteur premier les encercle. Notre propre accomplissement est parallèle aux leurs, d’où l’astrologie comme principe d’explication ce qui nous arrive ;

    b) à rebours de cet Aristote idéaliste, il y a celui qui affirme que l’être humain ne pense pas et que sa pensée, si elle est adéquate, ne fait que refléter l’accomplissement général de l’univers. C’est l’Aristote ici pratiquement athée, puisque l’univers est uniquement ce qu’il est, avec l’être humain étant un animal raisonnable dont l’esprit est comme une tablette d’argile sur laquelle vient écrire la réalité.

    Ce second Aristote est celui de la falsafa arabo-persane, avec Alfarabi, Avicenne, Averroès. Il faut ici en saisir la genèse.

    Avec Aristote, nous nous situons à la fin de la Grèce antique, juste à la veille de son effondrement. Socrate et son disciple Platon tentent de procéder à une régénération au moyen d’un idéalisme ultra-violent, avec un système de castes et de mysticisme hiérarchique.

    Aristote, lui-même un disciple de Platon, propose quant à lui au contraire un matérialisme complet. L’un de ses disciples sera pas moins qu’Alexandre le grand et c’est lui qui scelle le destin de la Grèce, profitant de l’affrontement de Sparte et Athènes pour vaincre ces deux forces établies et établir le début d’un empire à prétention universelle.

    Alexandre le grand, dans une mosaïque de Pompéi, second siècle de notre ère.

    Ce sera ensuite Rome qui prendra le relais, mais il faudra attendre la civilisation islamique arabo-persane et ses philosophes pour qu’Aristote soit compris et établi comme le grand maître de la pensée. Cette falsafa, terme pour désigner la philosophie en arabe, se fera elle-même entièrement anéantie par la réaction religieuse musulmane, mais ses effets iront jusqu’où en Europe où cela lancera l’averroïsme latin, puis l’humanisme.

    Ainsi, à la lumière du matérialisme historique, nous avons de nombreux points de repère. On sait déjà qu’Aristote s’arrache à Platon et à son système fondé sur un « monde des idées ». Cela, tout le monde l’a vu. Cependant, il y a deux autres faits qui vont nous aider à nous orienter.

    Le premier, c’est que contrairement à la légende de Platon et Aristote comme grands philosophes d’une Grèce antique idéalisée, on est avec ces deux philosophes au moment du grand effondrement de la Grèce.

    D’ailleurs, la pensée d’Aristote disparaît, ou plus exactement se transforme, puisque le stoïcisme est ni plus ni moins qu’une variante de l’aristotélisme. Le stoïcisme n’a conservé que les éléments « utiles » de la pensée d’Aristote pour la nouvelle période, et cela dans un contexte déjà celui de la Rome antique.

    Or, cela signifie qu’Aristote n’est pas parvenu à élaborer un système de pensée fermé, suffisamment équilibré pour se maintenir. C’est un point très important pour comprendre « La métaphysique » : qui y cherche un système ne peut qu’échouer.

    Le second fait, c’est que la civilisation islamique arabo-persane a produit une philosophie dont Aristote a été le héraut, « La métaphysique » une référence essentielle. Cette philosophie a été portée par des titans du matérialisme : on peut s’appuyer sur eux pour comprendre « La métaphysique ».

    Il faut bien saisir ici dialectiquement que même si « La métaphysique » n’est pas un système fermé, elle porte en elle l’exigence d’un système fermé. Aristote vise clairement dans les textes de « La métaphysique » à opposer un système de pensée complet opposé au système de pensée complet (quant à lui idéaliste) de Platon.

    Conversation imaginaire entre l’aristotélicien Averroès
    et le néo-platonicien Porphyre (qui vécut huit siècles plus tôt).
    Liber de herbis, par Monfredo de Monte Imperiali, XVe siècle.

    C’est pour cette raison que l’approche d’Aristote ne pourra réapparaître qu’avec la civilisation islamique arabo-persane : il fallait raisonner à la base en termes de système complet pour pouvoir appréhender les thèses systématiques d’Aristote.

    Il va ainsi y avoir une montée en puissance de l’interprétation d’Aristote en rapport avec la révélation coranique qui se veut elle aussi système complet. Sans l’affirmation par l’Islam d’une nature organisée de l’univers, avec des valeurs psychologiques, morales, sociales, etc. qui y sont associées, il n’y avait pas l’espace pour saisir la philosophie d’Aristote (en tant que système complet, en tant que système complet par ailleurs non terminé dans sa mise en place).

    Voilà pourquoi seul le matérialisme dialectique, qui est également une cosmologie complète touchant à tous les domaines (psychologie, morale, société, etc.) peut saisir réellement la démarche d’Aristote.

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  • Aristote et l’existence comme accomplissement

    Récapitulons ce à quoi est arrivé Aristote. Il dit : de nombreuses choses existent, je l’admets. Il est matérialiste, il les appréhende par les sens. Puis il dit : les choses ont différents aspects, et ces aspects existent tous. Le fait d’exister implique donc différentes manières de l’être.

    Il prolonge sa réflexion et en arrive alors au point où il constate que dans ces manières d’être, il en est de plus importantes que d’autres. Et que même ces manières plus importantes – plus importantes car plus primordiales, comme un homme musicien est homme avant d’être musicien – doivent relever d’une manière générale d’être.

    Le processus est le suivant : vue de la réalité => réalité composée de choses qu’on peut décrire => l’essentiel de ces choses est ce qui compte le plus => l’essentiel de ces choses existe en raison d’une cause => cette cause porte l’accomplissement de ce qui est causé => le fait d’aller de la cause au causé est porté par Dieu qu’on peut résumer par la formule cause=causé, modèle complet d’accomplissement.

    Cette manière générale d’être, d’exister, c’est donc l’accomplissement. Cela reflète le mode de production esclavagiste, où ce qui est fait relève tant d’un aboutissement (la chose faite) que d’un ordre (il faut faire la chose), ordre impliquant que le processus de formation d’une chose était connue par avance.

    Aristote résume cela ainsi dans le livre IX, Thêta (Θ) ;

    « C’est que tout phénomène qui se produit tend, et se dirige, vers un principe et vers une fin. Le principe, c’est le pourquoi de la chose, et la production n’a lieu qu’en vue de la fin poursuivie. Or, cette fin, c’est l’acte ; et la puissance n’est compréhensible qu’en vue de l’acte.

    C’est qu’en effet ce n’est pas pour avoir la vue que les animaux voient ; mais, au contraire, ils ont la vue afin de voir. De même, on ne possède la faculté de construire que pour construire effectivement ; on n’a la faculté de spéculer scientifiquement que pour se livrer à la spéculation ; mais on ne spécule pas la faculté de spéculer, à moins qu’on n’en soit encore à s’exercer.

    Or, de ceux même qui s’exercent à la spéculation scientifique, on ne peut pas dire encore qu’ils spéculent, si ce n’est d’une certaine façon ; et ils n’ont pas même besoin de spéculer pour se livrer à leur étude.

    Quant à la matière, elle est aussi en puissance, puisqu’elle peut arriver à la forme ; mais lorsqu’elle est en acte, c’est qu’elle est déjà douée de la forme qu’elle doit avoir. De même encore pour toutes les autres choses, même pour celles dont la fin propre est un mouvement (…).

    Par conséquent, il est de toute évidence que c’est en réalisant les choses qui ne sont qu’en puissance, qu’on arrive à les comprendre ; et cela tient à ce que la pensée est un acte de réalisation. Donc, en résumé, la puissance vient de l’acte ; et c’est pour cela qu’on connaît les choses en les faisant. L’acte considéré numériquement est, d’ailleurs, postérieur à la puissance, sous le point de vue de la production. »

    Aristote appelle entéléchie l’acte complet, parfait. Et à l’arrière-plan du monde, on a un acte parfait, pur en lui-même, sorte de gigantesque fin en soi. Dans le livre IX, Thêta (Θ), Aristote exprime cela ainsi :

    « Comme l’Être est, d’une part, tantôt un objet individuel, tantôt une qualité ou une quantité, et que, d’autre part, l’Être peut exister aussi, ou en simple puissance, ou en réalité complète et actuelle, il nous faut analyser ce que c’est que la puissance et la parfaite réalité, ou Entéléchie. »

    Puisque tout est être, tout est accomplissement d’un acte, par conséquent l’existence est elle-même, en son fond, une sorte de gigantesque accomplissement d’un acte éternel. Cet acte est réalisé par le moteur premier, par un Dieu qui vit à l’écart mais par sa nature complète et absolue, engendre un accomplissement complet et absolu dans l’existence.

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