L’une des caractéristiques de l’anticapitalisme
romantique est de penser que le capital financier « triomphant »
dans le capitalisme revient à un capital usuraire médiéval. C’est
là une très lourde erreur. En effet, le profit ne peut venir que de
l’exploitation des prolétaires. Par conséquent, le capital
financier n’existe pas de manière autonome au capital industriel,
l’impérialisme est justement la fusion de l’un et de l’autre.
Nous avons vu comment le capitalisme naissait,
mais pour s’agrandir, comment fait-il ? Sur le plan de
l’accumulation du capital une fois le capitalisme élancé, que nous
dit Karl Marx ?
Il constate déjà un paradoxe apparent. Si en
effet il faut mettre de l’argent de côté afin de pouvoir investir
plus tard, alors qui consomme ? Si les capitalistes sont les
seuls à pouvoir consommer, et s’ils mettent de côté pour investir,
comment trouve-t-on une consommation suffisante des marchandises
produites ?
Et si d’ailleurs, seuls les capitalistes
consomment réellement, d’où vient l’argent servant de plus-value,
puisqu’en quelque sorte, les capitalistes n’ont affaire qu’à des
capitalistes ?
Karl Marx nous dit la chose suivante :
« De l’argent est retiré de la circulation et
accumulé comme trésor par vente de marchandises, non suivie
d’achat. Si l’on conçoit cette opération comme une pratique
générale, il ne paraît pas possible de prévoir d’où peuvent
provenir les acheteurs.
Dans ce procès, en effet, qu’il faut concevoir comme
pratique générale puisque tout capital individuel peut se trouver
dans sa phase d’accumulation, chacun veut vendre, afin de
thésauriser, et personne ne veut acheter. »
Il résout alors le problème en voyant quels sont
les deux aspects dialectiques du processus : il y a d’un côté
la production des moyens de production, de l’autre celle des moyens
de consommation.
L’oubli du premier aspect est précisément ce qui
est typiquement oublié par l’anticapitalisme romantique, depuis
le fascisme jusqu’à l’anarcho-syndicalisme en passant
par le proudhonisme.
Et la solution est alors simple :
l’argent existait avant l’émergence du mode de production
capitaliste. Il a permis, lors d’une certaine accumulation,
précisément ces investissements qui, avec le développement
technique et l’apparition du travailleur « libre »,
amènent le capitalisme.
Dès lors, lorsque le prolétaire travaille, il ne
permet pas que le profit pour le capitaliste : une part de son
sur-travail est intégré dans la formation des moyens de production.
Ces moyens de production ne sont pas nécessairement achetés sous
forme de marchandises ; ils peuvent provenir directement du
sur-travail des prolétaires d’un capitaliste donné.
Or, cela change tout, car cela permet d’élargir
la reproduction du capital, en modernisant l’appareil productif, en
agrandissant les forces productives. L’anticapitalisme romantique ne
voit pas cela, il réduit tout à une vision de petite entreprise, de
petite coopération, ou d’entreprise locale autogérée.
Il ne voit pas qu’aucune production ne peut
exister indépendamment du reste de la production, toutes les forces
productives étant reliées. Le mode de production capitaliste est,
dans sa nature même, une généralisation des forces productives,
avec leur agrandissement, leur renforcement, leur généralisation.
C’est ce processus en lui-même qui permet l’accumulation, par du travail accumulé toujours plus grand.
Le fermier capitaliste ne suffit pas à donner le
véritable élan au capitalisme, il faut l’industriel capitaliste. Il
faut davantage de moyens, et ceux-ci ne pouvaient être fournis que
par la société passée, aussi faut-il regarder dans la féodalité
où est-ce qu’on trouve du capital, c’est-à-dire du travail
accumulé.
Karl Marx constate ainsi que :
« Le moyen-âge avait transmis deux espèces de
capital, qui poussent sous les régimes d’économie sociale les plus
divers, et même qui, avant l’ère moderne, monopolisent à eux seuls
le rang de capital. C’est le capital usuraire et le capital
commercial. »
Que se passe-t-il alors ? Les banquiers et
les marchands sont utiles aux rois, qui les soutiennent ;
inversement, les féodaux et les corporations s’opposent à eux. Mais
par la montée en puissance de la monarchie absolue, des
découvertes scientifiques et territoriales, la situation change.
Voici comment Karl Marx décrit ce processus :
« La constitution féodale des campagnes et
l’organisation corporative des villes empêchaient le capital-argent,
formé par la double voie de l’usure et du commerce, de se convertir
en capital industriel.
Ces barrières tombèrent avec le licenciement des suites
seigneuriales, avec l’expropriation et l’expulsion partielle des
cultivateurs, mais on peut juger de la résistance que rencontrèrent
les marchands, sur le point de se transformer en producteurs
marchands, par le fait que les petits fabricants de draps de Leeds
envoyèrent, encore en 1794, une députation au Parlement pour
demander une loi qui interdit à tout marchand de devenir fabricant.
Aussi les manufactures nouvelles s’établirent-elles de
préférence dans les ports de mer, centres d’exportation, ou aux
endroits de l’intérieur situés hors du contrôle du régime
municipal et de ses corps de métiers.
De là, en Angleterre, lutte acharnée entre les vieilles
villes privilégiées (Corporate towns) et ces nouvelles pépinières
d’industrie. Dans d’autres pays, en France, par exemple, celles-ci
furent placées sous la protection spéciale des rois.
La découverte des contrées aurifères et argentifères
de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur
enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements
de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de
l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux
peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation
primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore.
Aussitôt après, éclate la guerre mercantile; elle a le
globe entier pour théâtre.
S’ouvrant par la révolte de la Hollande contre
l’Espagne, elle prend des proportions gigantesques dans la croisade
de l’Angleterre contre la Révolution française et se prolonge,
jusqu’à nos jours, en expéditions de pirates, comme les fameuses
guerres d’opium contre la Chine.
Les différentes méthodes d’accumulation primitive que
l’ère capitaliste fait éclore se partagent d’abord, par ordre plus
ou moins chronologique, le Portugal, l’Espagne, la Hollande, la
France et l’Angleterre, jusqu’à ce que celle-ci les combine toutes,
au dernier tiers du XVIIe siècle, dans un ensemble systématique,
embrassant à la fois le régime colonial, le crédit public, la
finance moderne et le système protectionniste.
Quelques-unes de ces méthodes reposent sur l’emploi de
la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de
l’État, la force concentrée et organisée de la société, afin de
précipiter violemment le passage de l’ordre économique féodal à
l’ordre économique capitaliste et d’abréger les phases de
transition.
Et, en effet, la force est l’accoucheuse de toute vieille
société en travail. La force est un agent économique. »
La révolte de la Hollande contre
l’Espagne marque un tournant historique dans la libération des
forces capitalistes par rapport à la monarchie absolue elle-même ;
Karl Marx pouvait ainsi constater que :
« la Hollande était au XVII° siècle la nation
capitaliste par excellence. »
Il faut bien comprendre ici que c’est le processus
du commerce qui permit d’accumuler du capital pour l’industrie, et
non pas le contraire. Ce sont les marchands qui, accumulant des
richesses et profitant du colonialisme, avec le soutien de l’État
de la monarchie absolue profitant de cela, se constituèrent en
nouvelle classe bourgeoise.
Karl Marx nous enseigne ainsi :
« Le régime colonial donna un grand essor à la
navigation et au commerce. Il enfanta les sociétés mercantiles,
dotées par les gouvernements de monopoles et de privilèges et
servant de puissants leviers à la concentration des capitaux. Il
assurait des débouchés aux manufactures naissantes, dont la
facilité d’accumulation redoubla, grâce au monopole du marché
colonial.
Les trésors directement extorqués hors de l’Europe par
le travail forcé des indigènes réduits en esclavage, par la
concussion, le pillage et le meurtre refluaient à la mère patrie
pour y fonctionner comme capital. La vraie initiatrice du régime
colonial, la Hollande, avait déjà, en 1648, atteint l’apogée de sa
grandeur.
Elle était en possession presque exclusive du commerce
des Indes orientales et des communications entre le sud-ouest et le
nord-est de l’Europe. Ses pêcheries, sa marine, ses manufactures
dépassaient celles des autres pays. Les capitaux de la République
étaient peut-être plus importants que tous ceux du reste de
l’Europe pris ensemble.
De nos jours, la suprématie industrielle implique la
suprématie commerciale, mais à l’époque manufacturière proprement
dite, c’est la suprématie commerciale qui donne la suprématie
industrielle.
De là le rôle prépondérant que joua alors le régime
colonial (…).
Avec les dettes publiques naquit un système de crédit
international qui cache souvent une des sources de l’accumulation
primitive chez tel ou tel peuple. C’est ainsi, par exemple, que les
rapines et les violences vénitiennes forment une des bases de la
richesse en capital de la Hollande, à qui Venise en décadence
prêtait des sommes considérables.
A son tour, la Hollande, déchue vers la fin du XVII°
siècle de sa suprématie industrielle et commerciale, se vit
contrainte à faire valoir des capitaux énormes en les prêtant à
l’étranger et, de 1701 à 1776, spécialement à l’Angleterre, sa
rivale victorieuse. Et il en est de même à présent de l’Angleterre
et des États-Unis.
Maint capital qui fait aujourd’hui son apparition aux
États-Unis sans extrait de naissance n’est que du sang d’enfants de
fabrique capitalisé hier en Angleterre. »
Nous avons vu quelle a été la base de
l’accumulation primitive : le fait que des paysans aient été
chassés de leur ancien mode de vie, et ainsi rendus disponibles pour
le capital. Mais cela ne suffit pas ; comme Karl Marx le
constate :
« Après avoir considéré la création violente
d’un prolétariat sans feu ni lieu, la discipline sanguinaire qui le
transforme en classe salariée, l’intervention honteuse de l’État,
favorisant l’exploitation du travail – et, partant, l’accumulation du
capital – du renfort de sa police, nous ne savons pas encore d’où
viennent, originairement, les capitalistes. Car il est clair que
l’expropriation de la population des campagnes n’engendre directement
que de grands propriétaires fonciers. »
Or, les grands propriétaires fonciers sont des
féodaux, pas des capitalistes. Cependant, ces propriétaires
fonciers vont en Angleterre utiliser d’anciens serfs comme
« fermiers » devant gérer les terres, et pour cela
employant des travailleurs journaliers. Très vite, il devient
indépendant, payant un loyer au propriétaire.
Il faut bien noter ici qu’il existait déjà, lors
de la féodalité développée, des gens aux statuts intermédiaires.
Karl Marx note ainsi :
« Entre le seigneur féodal et ses dépendants à tous les degrés de vassalité, il y avait un agent intermédiaire qui devint bientôt homme d’affaires, et dont la méthode d’accumulation primitive, de même que celle des hommes de finance placés entre le trésor publie et la bourse des contribuables, consistait en concussions, malversations et escroqueries de toute sorte.
Ce personnage, administrateur et percepteur des droits, redevances, rentes et produits quelconques dus au seigneur, s’appela en Angleterre, Steward, en France régisseur. Ce régisseur était parfois lui-même un grand seigneur.
On lit, par exemple, dans un manuscrit original publié par Monteil : « C’est le compte que messire Jacques de Thoraine, chevalier chastelain sor Bezançon rent ès seigneur, tenant les comptes à Dijon pour monseigneur le duc et conte de Bourgogne des rentes appartenant à ladite chastellenie depuis le XXV° jour de décembre MCCCLX jusqu’au XXVIII° jour de décembre MCCCLX, etc. » (Alexis Monteil : Traité des matériaux manuscrits de divers genres d’histoire, p. 234.)
On remarquera que dans toutes les sphères de la vie sociale, la part du lion échoit régulièrement à l’intermédiaire.
Dans le domaine économique, par exemple, financiers, gens de bourse, banquiers, négociants, marchands, etc., écrèment les affaires; en matière civile, l’avocat plume les parties sans les faire crier; en politique, le représentant l’emporte sur son commettant, le ministre sur le souverain, etc.; en religion, le médiateur éclipse Dieu pour être à son tour supplanté par les prêtres, intermédiaires obligés entre le bon pasteur et ses ouailles.
En France, de même qu’en Angleterre, les grands domaines
féodaux étaient divisés en un nombre infini de parcelles, mais
dans des conditions bien plus défavorables aux cultivateurs.
L’origine des fermes ou terriers y remonte au XIV° siècle.
Ils allèrent en s’accroissant et leur chiffre finit par
dépasser cent mille. lis payaient en nature ou en argent une rente
foncière variant de la douzième à la cinquième partie du produit.
Les terriers, fiefs, arrière-fiefs, etc., suivant la valeur et
l’étendue du domaine, ne comprenaient parfois que quelques arpents
de terre.
Ils possédaient tous un droit de juridiction qui était
de quatre degrés. L’oppression du peuple, assujetti à tant de
petits tyrans, était naturellement affreuse. D’après Monteil, il y
avait alors en France cent soixante mille justices féodales, là où
aujourd’hui quatre mille tribunaux ou justices de paix suffisent. »
Il en résulta une croissance de la production
agricole, parallèle à l’émigration des anciens paysans dans les
villes, pouvant et devant désormais travailler pour le capitalistes
pour acheter leur nourriture.
Cette perte d’autonomie, d’indépendance
individuelle paysanne, forma bien entendu la base du romantisme ;
c’est un grand argument du proudhonisme que de regretter
cette période. De plus, le processus fut long et nécessita pour un
temps l’existence de petits laboureurs. Voici comment Karl Marx
décrit ce processus :
« Les événements qui transforment les cultivateurs en salariés, et leurs moyens de subsistance et de travail en éléments matériels du capital, créent à celui-ci son marché intérieur.
Jadis la même famille paysanne façonnait d’abord, puis consommait directement – du moins en grande partie – les vivres et les matières brutes, fruits de son travail.
Devenus maintenant marchandises, ils sont vendus en gros par le fermier, auquel les manufactures fournissent le marché.
D’autre part, les ouvrages tels que fils, toiles, laineries ordinaires, etc., – dont les matériaux communs se trouvaient à la portée de toute famille de paysans – jusque-là produits à la campagne, se convertissent dorénavant en articles de manufacture auxquels la campagne sert de débouché, tandis que la multitude de chalands dispersés, dont l’approvisionnement local se tirait en détail de nombreux petits producteurs travaillant tous à leur compte, se concentre dès lors et ne forme plus qu’un grand marché pour le capital industriel.
C’est ainsi que l’expropriation des paysans, leur transformation en salariés, amène l’anéantissement de l’industrie domestique des campagnes, le divorce de l’agriculture d’avec toute sorte de manufacture.
Et, en effet, cet anéantissement de l’industrie domestique du paysan peut seul donner au marché intérieur d’un pays l’étendue et la constitution qu’exigent les besoins de la production capitaliste.
Pourtant la période manufacturière proprement dite ne parvient point à rendre cette révolution radicale. Nous avons vu qu’elle ne s’empare de l’industrie nationale que d’une manière fragmentaire, sporadique, ayant toujours pour base principale les métiers des villes et l’industrie domestique des campagnes.
Si elle détruit celle-ci sous certaines formes, dans
certaines branches particulières et sur certains points, elle la
fait naître sur d’autres, car elle ne saurait s’en passer pour la
première façon des matières brutes.
Elle donne ainsi lieu à la formation d’une nouvelle
classe de petits laboureurs pour lesquels la culture du sol devient
l’accessoire, et le travail industriel, dont l’ouvrage se vend aux
manufactures, soit directement, soit par l’intermédiaire du
commerçant, l’occupation principale. Il en fut ainsi, par exemple,
de la culture du lin sur la fin du règne d’Elisabeth.
C’est là une des circonstances qui déconcertent
lorsqu’on étudie de près l’histoire de l’Angleterre. En effet, dès
le dernier tiers du XV° siècle, les plaintes contré l’extension
croissante de l’agriculture capitaliste et la destruction progressive
des paysans indépendants ne cessent d’y retentir que pendant de
courts intervalles, et en même temps on retrouve constamment ces
paysans, quoique en nombre toujours moindre et dans des conditions de
plus en plus empirées. »
Le fermier capitaliste permet ainsi historiquement la production agricole nécessaire à l’apparition des prolétaires.
La compréhension de la nature du rapport entre
les deux contraires accumulation du capital et accumulation des
prolétaires – ayant comme contradiction interne le paupérisme –
permet de saisir d’où vient l’accumulation du capital.
En effet, pour qu’il y ait capital, il faut des
prolétaires, et donc tout doit venir de là. Or, d’où viennent les
prolétaires ? Ils viennent des campagnes. Or, s’ils n’y sont
pas restés, c’est qu’ils ont été obligés de partir, et d’être
dans un statut où ils pouvaient passer sous la coupe du capital.
Voici ce que nous dit Karl Marx à ce
sujet :
« Au fond du système capitaliste il y a dope la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production. Cette séparation se reproduit sur une échelle progressive dès que le système capitaliste s’est une fois établi; mais comme celle-là forme la base de celui-ci, il ne saurait s’établir sans elle.
Pour qu’il vienne au monde, il faut donc que, partiellement au moins, les moyens de production aient déjà été arrachés sans phrase aux producteurs, qui les employaient à réaliser leur propre travail, et qu’ils se trouvent déjà détenus par des producteurs marchands, qui eux les emploient à spéculer sur le travail d’autrui.
Le mouvement historique qui fait divorcer le travail d’avec ses conditions extérieures, voilà donc le fin mot de l’accumulation appelée « primitive » parce qu’elle appartient à l’âge préhistorique du monde bourgeois.
L’ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre économique féodal. La dissolution de l’un a dégagé les éléments constitutifs de l’autre.
Quant au travailleur, au producteur immédiat, pour pouvoir disposer de sa propre personne, il lui fallait d’abord cesser d’être attaché à la glèbe ou d’être inféodé à une autre personne; il ne pouvait non plus devenir libre vendeur de travail, apportant sa marchandise partout où elle trouve un marché, sans avoir échappé au régime des corporations, avec leurs maîtrises, leurs jurandes, leurs lois d’apprentissage, etc.
Le mouvement historique qui convertit les producteurs en salariés se présente donc comme leur affranchissement du servage et de la hiérarchie industrielle.
De l’autre côté, ces affranchis ne deviennent vendeurs d’eux-mêmes qu’après avoir été dépouillés de tous leurs moyens de production et de toutes les garanties d’existence offertes par l’ancien ordre des choses.
L’histoire de leur expropriation n’est pas matière à conjecture – elle est écrite dans les annales de l’humanité en lettres de sang et de feu indélébiles.
Quant aux capitalistes entrepreneurs, ces nouveaux potentats avaient non seulement à déplacer les maîtres des métiers, mais aussi les détenteurs féodaux des sources de la richesse.
Leur avènement se présente de ce côté-là comme le résultat d’une lutte victorieuse contre le pouvoir seigneurial, avec ses prérogatives révoltantes, et contre le régime corporatif avec les entraves qu’il mettait au libre développement de la production et à la libre exploitation de l’homme par l’homme.
Mais les chevaliers d’industrie n’ont supplanté les chevaliers d’épée qu’en exploitant des événements qui n’étaient pas de leur propre fait. Ils sont arrivés par des moyens aussi vils que ceux dont se servit l’affranchi romain pour devenir le maître de son patron.
L’ensemble du développement, embrassant à la fois le genèse du salarié et celle du capitaliste, a pour point de départ la servitude des travailleurs; le progrès qu’il accomplit consiste à changer la forme de l’asservissement, à amener la métamorphose de l’exploitation féodale en exploitation capitaliste. Pour en faire comprendre la marche, il ne nous faut pas remonter trop haut.
Bien que les premières ébauches de la production capitaliste aient été faites de bonne heure dans quelques villes de la Méditerranée, l’ère capitaliste ne date que du XVIe siècle. Partout où elle éclot, l’abolition du servage est depuis longtemps un fait accompli, et le régime des villes souveraines, cette gloire du moyen âge, est déjà en pleine décadence.
Dans l’histoire de l’accumulation primitive, toutes les révolutions qui servent de levier à l’avancement de la classe capitaliste en voie de formation font époque, celles, surtout qui, dépouillant de grandes masses de leurs moyens de production et d’existence traditionnels, les lancent à l’improviste sur le marché du travail. Mais la base de toute cette évolution, c’est l’expropriation des cultivateurs.
Elle ne s’est encore accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre (…). La spoliation des biens d’église, l’aliénation frauduleuse des domaines de l’État, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l’accumulation primitive.
Ils ont conquis la terre à l’agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l’industrie des villes les bras dociles d’un prolétariat sans feu ni lieu. »
En brisant l’économie traditionnelle des
campagnes, en s’appropriant les terres, les capitalistes ont forcé –
par la violence étatique de la monarchie absolue – toute
une partie de la population à se placer dans une situation de
dépendance dans les villes.
Ce processus est lent et contradictoire, car
le féodalisme est encore puissant, aussi y eut-il des
meurtres en masse, afin de liquider la « surpopulation ».
Karl Marx constate ainsi :
« La création du prolétariat sans feu ni lieu –
licenciés des grands seigneurs féodaux et cultivateurs victimes
d’expropriations violentes et répétées – allait nécessairement
plus vite que son absorption par les manufactures naissantes.
D’autre part, ces hommes brusquement arrachés à leurs
conditions de vie habituelles ne pouvaient se faire aussi subitement
à la discipline du nouvel ordre social. Il en sortit donc une masse
de mendiants, de voleurs, de vagabonds. De là, vers la fin du XV°
siècle et pendant tout le XVI°, dans l’ouest de l’Europe, une
législation sanguinaire contre le vagabondage. »
Et Karl Marx de raconter cette histoire terrible,
constatant entre autres :
« Elisabeth, 1572. – Les mendiants sans permis et
âgés de plus de quatorze ans devront être sévèrement fouettés
et marqués au fer rouge à l’oreille gauche, si personne ne veut les
prendre en service pendant deux ans. En cas de récidive, ceux âgés
de plus de dix-huit ans doivent être exécutés si personne ne veut
les employer pendant deux années. Mais, pris une troisième fois,
ils doivent être mis a mort sans miséricorde comme félons (…).
En France, où vers la moitié du XVII° siècle les
truands avaient établi leur royaume et fait de Paris leur capitale,
on trouve des lois semblables. Jusqu’au commencement du règne de
Louis XVI (ordonnance (lu 13 juillet 1777), tout homme sain et bien
constitué, âgé de seize à soixante ans et trouvé sans moyens
d’existence et sans profession, devait être envoyé aux galères. Il
en est de même du statut de Charles-Quint pour les Pays-Bas, du mois
d’octobre 1537, du premier édit des états et des villes de
Hollande, du 19 mars 1614, de celui des Provinces- Unies, du 25 juin
1649, etc.
C’est ainsi que la population des campagnes, violemment
expropriée et réduite au vagabondage, a été rompue à la
discipline qu’exige le système du salariat par des lois d’un
terrorisme grotesque, par le fouet, la marque au fer rouge, la
torture et l’esclavage (…).
Dès le début de la tourmente révolutionnaire, la
bourgeoisie française osa dépouiller la classe ouvrière du droit
d’association que celle-ci venait à peine de conquérir. Par une loi
organique du 14 juin 1791, tout concert entre les travailleurs pour
la défense de leurs intérêts communs fut stigmatisé d’attentat «
contre la liberté et la déclaration des droits de l’homme »,
punissable d’une amende de 500 livres, jointe à la privation pendant
un an des droits de citoyen actif.
Ce décret qui, à l’aide du code pénal et de la police,
trace à la concurrence entre le capital et le travail des limites
agréables aux capitalistes, a survécu aux révolutions et aux
changements de dynasties. Le régime de la Terreur lui-même n’y a
pas touché. Ce n’est que tout récemment qu’Il a été effacé du
code pénal, et encore avec quel luxe de ménagements ! »
Telle est la base nécessaire à l’accumulation capitaliste.
Tous les problèmes auxquels nous avons été
confrontés pour comprendre l’accumulation du capital disparaissent
quand on a compris la loi générale de l’accumulation capitaliste.
Et cette loi, qui permet de comprendre l’identité des contraires
accumulation du capital / accumulation du prolétariat, c’est celle
du paupérisme.
En fait, nous avons constaté des
contradictions… mais il nous en manquait une. Nous avons en effet
vu que, d’une certaine manière, on pouvait constater que plus le
capital s’accumule, plus il emploie des prolétaires, mais plus il en
emploie, plus la part dédiée aux moyens de production devient
importante, et moins il y a de prolétaires !
Tout prend un sens si on comprend que les
prolétaires ne sont qu’une variable de la production, et que, qui
plus est, il existe un formidable accroissement du rendement
individuel de chaque prolétaire, au fur et à mesure de
l’accumulation du capital.
Ainsi, il y a moins de prolétaires dans les
productions existant au préalable ; mais inversement l’accroissement
des moyens de production permet d’ouvrir de nouvelles perspectives
productives, qui se mettent à englober des prolétaires.
Et le cycle recommence, avec à chaque fois de
meilleurs moyens de production, ouvrant des productions nouvelles,
avec toujours plus de prolétaires. Et dans ce processus, les
prolétaires sont payés de moins en moins, devenant toujours plus
une simple variable d’ajustement à la production nécessaire,
production ayant considérablement élevé ses moyens de production.
Une production nouvelle se lançant englobe
toujours plus de prolétaires si elle trouve un marché pour ses
produits, puis passé un cap, tente de se passer toujours davantage
de prolétaires au moyen des moyens de production plus perfectionnés.
Karl Marx constate ainsi :
« La loi selon laquelle une masse toujours plus
grande des éléments constituants de la richesse peut, grâce au
développement continu des pouvoirs collectifs du travail, être mise
en oeuvre avec une dépense de force humaine toujours moindre, cette
loi qui met l’homme social à même de produire davantage avec moins
de labeur, se tourne dans le milieu capitaliste – où ce ne sont pas
les moyens de production qui sont au service du travailleur, mais le
travailleur qui est au service des moyens de production – en loi
contraire, c’est-à-dire que, plus le travail gagne en ressources et
en puissance, plus il y a pression des travailleurs sur leurs moyens
d’emploi, plus la condition d’existence du salarié, la vente de sa
force, devient précaire.
L’accroissement des ressorts matériels et des forces
collectives du travail, plus rapide que celui de la population,
s’exprime donc en la formule contraire, savoir : la population
productive croit toujours en raison plus rapide que le besoin que le
capital peut en avoir.
L’analyse de la plus-value relative nous a conduit à ce
résultat : dans le système capitaliste toutes les méthodes pour
multiplier les puissances du travail collectif s’exécutent aux
dépens du travailleur individuel; tous les moyens pour développer
la production se transforment en moyens de dominer et d’exploiter le
producteur : ils font de lui un homme tronqué, fragmentaire, ou
l’appendice d’une machine; ils lui opposent comme autant de pouvoirs
hostiles les puissances scientifiques de la production-, ils
substituent au travail attrayant le travail forcé; ils rendent les
conditions dans lesquelles le travail se fait de plus en plus
anormales et soumettent l’ouvrier durant son service à un despotisme
aussi illimité que mesquin; ils transforment sa vie entière en
temps de travail et jettent sa femme et ses enfants sous les roues du
Jagernaut capitaliste.
Mais toutes les méthodes qui aident à la production de
la plus-value favorisent également l’accumulation, et toute
extension de celle-ci appelle à son tour celles-là. Il en résulte
que, quel que soit le taux des salaires, haut ou bas, la condition du
travailleur doit empirer à mesure que le capital s’accumule.
Enfin la loi, qui toujours équilibre le progrès de
l’accumulation et celui de la surpopulation relative, rive le
travailleur au capital plus solidement que les coins de Vulcain ne
rivaient Prométhée à son rocher.
C’est cette loi qui établit une corrélation fatale
entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de
telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle, c’est égale
accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance,
d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle
opposé, du côté de la classe qui produit le capital même.
Ce caractère antagoniste de la production capitaliste a
frappé même des économistes, lesquels d’ailleurs confondent
souvent les phénomènes par lesquels il se manifeste avec des
phénomènes analogues, mais appartenant à des ordres de
production sociale antérieurs. »
Le « caractère antagoniste » :
voilà la solution. Nous avons deux contraires qui, de manière
dialectique, sont identiques pour le moment, dans le capitalisme :
accumulation du capital et accumulation des prolétaires.
Mais les prolétaires prennent une part toujours moins grande dans les investissements du capital : c’est là précisément le « problème » de l’accumulation du capital. Et nous pouvons ainsi enfin définir ce dont il s’agit, et déjà d’où il vient.
Pour comprendre l’accumulation du capital, il faut
se rappeler que le capital est du travail accumulé. Ainsi, si le
capital s’accumule, alors les forces de production s’accumulent
également – pas seulement le prolétariat, les forces productives
aussi.
C’est précisément ce que ne voient pas les
idéalistes raisonnant seulement en termes de salaires (et par
conséquent Léon Trotsky, dans le Programme de
transition, était obligé de prétexter que les forces
productives auraient cessé de croître, afin de justifier sa propre
position).
Voici comment Karl Marx parle de
l’accroissement des moyens de production :
« Les uns, tels que machines, édifices, fourneaux,
appareils de drainage, engrais minéraux, etc., sont augmentés en
nombre, étendue, masse et efficacité, pour rendre le travail plus
productif, tandis que les autres, matières premières et
auxiliaires, s’augmentent parce que le travail devenu plus productif
en consomme davantage dans un temps donné. »
Ce que cela signifie, c’est que les prolétaires
produisent toujours davantage, profitant de moyens de production
toujours plus performants. C’est là bien entendu la mission
historique du capitalisme : rassembler les êtres humains pour
travailler en commun et permettre l’avènement de grands moyens de
production.
Plus le capital s’accumule, plus il accorde une
partie significative aux moyens de production ; Karl Marx nous
décrit ainsi que :
« Ces changements dans la composition technique du
capital se réfléchissent dans sa composition-valeur, dans
l’accroissement progressif de sa partie constante aux dépens de sa
partie variable, de manière que si, par exemple, à une époque
arriérée de l’accumulation, il se convertit cinquante pour cent de
la valeur-capital en moyens de production, et cinquante pour cent en
travail, à une époque plus avancée il se dépensera quatre-vingts
pour cent de la valeur-capital en moyens de production et vingt pour
cent seulement en travail.
Ce n’est pas, bien entendu, le capital tout entier, mais
seulement sa partie variable, qui s’échange contre la force ouvrière
et forme le fonds à répartir entre les salariés. »
On voit ici tout de suite la contradiction :
si les moyens de production prennent une place toujours plus
prépondérante pour le capital, alors plus le prolétariat
travaille, plus il affaiblit sa position dans le capital. C’est ce
que Marx constate en disant :
« En produisant l’accumulation du capital, et à
mesure qu’elle y réussit, la classe salariée produit donc elle-même
les instruments de sa mise en retraite ou de sa métamorphose en
surpopulation relative.
Voilà la loi de population qui distingue l’époque
capitaliste et correspond à son mode de production particulier. En
effet, chacun des modes historiques de la production sociale a aussi
sa loi de population propre, loi qui ne s’applique qu’à lui, qui
passe avec lui et n’a par conséquent qu’une valeur historique. »
On retombe alors sur une contradiction : plus
le capital s’accumule, plus il emploie des prolétaires, mais plus il
en emploie, plus la part dédiée aux moyens de production devient
importante, et moins il y a de prolétaires !
Cela semble contradictoire, et de plus Karl Marx
en fait même une loi. Il parle ainsi des chômeurs comme d’une armée
de réserve industrielle :
« Si l’accumulation, le progrès de la richesse sur
la base capitaliste, produit donc nécessairement une surpopulation
ouvrière, celle-ci devient à son tour le levier le plus puissant de
l’accumulation, une condition d’existence de la production
capitaliste dans son état de développement intégral.
Elle forme une armée de réserve industrielle qui
appartient au capital d’une manière aussi absolue que s’il l’avait
élevée et disciplinée à ses propres frais. Elle fournit à ses
besoins de valorisation flottants, et, indépendamment de
l’accroissement naturel de la population, la matière humaine
toujours exploitable et toujours disponible.
La présence de cette réserve industrielle, sa rentrée
tantôt partielle, tantôt générale, dans le service actif, puis sa
reconstitution sur un cadre plus vaste, tout cela se retrouve au fond
de la vie accidentée que traverse l’industrie moderne. »
C’est à ne plus rien y comprendre. Où est-ce que Karl Marx veut en venir, comment a-t-il compris ce qui apparaît comme incompréhensible, voire franchement mystérieux ?
Comment le capitalisme a-t-il commencé ?
C’est là une question essentielle, qui détermine également comment
il fait pour grandir, pour s’élargir, pour s’approfondir, pour
s’intensifier ou, plus précisément sans doute, pour se dilater.
Cette question, c’est celle de l’accumulation du
capital. Le problème évident étant ici que si on peut comprendre
que le capital s’accumule une fois qu’il est lancé, comment a-t-il
fait justement pour se lancer ? Comment quelque chose de non
capitaliste a-t-il pu donner naissance au capital ?
Et si c’est le cas, pourquoi ne pas penser, comme
le fit Rosa Luxembourg dans son ouvrage L’accumulation du
capital, que le capital a besoin pour grandir de zones non
capitalistes à intégrer ?
De fait, si une grande figure comme Rosa
Luxembourg a pu se tromper de manière décisive à ce sujet, on
comprend la difficulté de la question. Aussi a-t-il lieu d’avoir un
aperçu précis dès le départ, et pour cela il faut saisir la
substance de la question.
Ce qu’on appelle « accumulation du capital »
est un aspect d’une chose, dont l’autre aspect est le renforcement du
prolétariat. Sans prolétaires, pas de profit, donc le capital ne
peut que s’accumuler que s’il intègre toujours plus de prolétaires.
La question ne peut se saisir qu’à travers ces
deux aspects. Karl Marx nous dit ainsi :
« Les circonstances plus ou moins favorables au
milieu desquelles la classe ouvrière se reproduit et se multiplie ne
changent rien au caractère fondamental de la reproduction
capitaliste.
De même que la reproduction simple ramène constamment
le même rapport social – capitalisme et salariat – ainsi
l’accumulation ne fait que reproduire ce rapport sur une échelle
également progressive, avec plus de capitalistes (ou de plus gros
capitalistes) d’un côté, plus de salariés de l’autre.
La reproduction du capital renferme celle de son grand
instrument de mise en valeur, la force de travail. Accumulation du
capital est donc en même temps accroissement du prolétariat.
Cette identité – de deux termes opposés en apparence
– Adam Smith, Ricardo et autres l’ont si bien saisie, que pour eux
l’accumulation du capital n’est même autre chose que la consommation
par des travailleurs productifs de toute la partie capitalisée du
produit net, ou ce qui revient au même, sa conversion en un
supplément de prolétaires. »
Ainsi, on a une contradiction, avec ses deux
aspects, qui sont identiques dans le capitalisme mais tendent bien
entendu à se diviser. Le capitalisme produit son propre fossoyeur,
et plus il grandit, plus il renforce sa propre mise à mort.
L’une des conceptions idéalistes qu’on retrouve
ici est de faire « sauter » la variable des salaires afin
de provoquer la révolution. En effet, les salaires augmentent si
l’accumulation du capital connaît un cycle de croissance rapide, et
inversement baisse dans le cas inverse.
Voici ce que dit Karl Marx :
« Si le quantum de travail gratuit que la classe
ouvrière rend, et que la classe capitaliste accumule, s’accroît
assez rapidement pour que sa conversion en capital additionnel
nécessite un supplément extraordinaire de travail payé, le salaire
monte et, toutes autres circonstances restant les mêmes, le travail
gratuit diminue proportionnellement.
Mais, dès que cette diminution touche au point où le
surtravail, qui nourrit le capital, ne paraît plus offert en
quantité normale, une réaction survient, une moindre partie du
revenu se capitalise, l’accumulation se ralentit et le mouvement
ascendant du salaire subit un contrecoup.
Le prix du travail ne peut donc jamais s’élever qu’entre
des limites qui laissent intactes les bases du système capitaliste
et en assurent la reproduction sur une échelle progressive. »
Par conséquent, si on arrive à découpler les
salaires de ces cycles – pensent les idéalistes – alors le
capitalisme ne peut plus suivre et le prolétariat exigeant ses
salaires est obligé de ses débarrasser des bourgeois. C’est le
point de vue de Léon Trotsky dans son Programme
de transition ou bien de Toni Negri avec son mouvement
italien des années 1970 appelé « Autonomie ouvrière ».
C’est une vision simpliste, de type syndicaliste,
où un seul bourgeois fait face à un seul prolétaire, et non plus
des classes sociales au sein d’un mode de production. Il y a une
incompréhension fondamentale du processus d’accumulation du capital.
Mais qu’est-ce donc précisément que l’accumulation du capital ?
Il est frappant de voir qu’à de nombreuses dans
« La métaphysique », Aristote souligne plusieurs une
erreur, en disant qu’elle reviendrait à se perdre dans l’infini.
L’appréhension de l’infini est systématique chez Aristote, et c’est
paradoxal, car pour lui l’univers a éternellement existé,
parallèlement au moteur premier.
On a donc bien quelque chose d’infini dans sa
durée, son existence, et partant de là sa nature. Spinoza verra
bien cela et c’est pour cela il assumera le cheminement d’Aristote
jusqu’au bout en disant que, somme toute, il n’y a qu’une seule
substance, l’univers lui-même, qui se confond avec « Dieu ».
Aristote est ici coincé dans le mode de
production esclavagiste ; d’un côté, il doit considérer comme
éternelles les lois de la réalité (dans une société se
re-produisant simplement), de l’autre il doit faire de chaque
processus une réalisation concrète avec un début et une fin.
Dans le livre II, Petit alpha (α), on a cette
idée typique de l’approche aristotélicienne :
« Il est évident qu’il y a un premier principe,
et qu’il n’existe ni une série infinie de causes, ni une
infinité d’espèces de causes.
Ainsi, sous le point de vue de la matière, il est
impossible qu’il y ait production à l’infini ; que la
chair, par exemple, vienne de la terre, la terre de l’air, l’air
du feu, sans que cela s’arrête.
De même pour le principe du mouvement : on ne dira
pas que l’homme a été mis en mouvement par l’air, l’air par
le soleil, le soleil par la discorde, et ainsi à l’infini.
De même encore, on ne peut, pour la cause finale, aller
à l’infini et dire que la marche est en vue de la santé, la santé
en vue du bonheur, le bonheur en vue d’autre chose, et que toute
chose est toujours ainsi en vue d’une autre.
De même enfin pour la cause essentielle. »
Aristote oppose le fini à l’infini ; il
faudra attendre Spinoza et Hegel pour qu’il soit vu qu’il y a du
fini dans l’infini et de l’infini dans le fini. Aristote est
comme pétrifié à l’intérieur du mode de production où il vit et
ne parvient pas à s’en extirper ; il fait du rejet de l’infini
la clef même de la connaissance.
Dans le même livre, il souligne le caractère
inéluctable selon lui de son approche :
« Ceux qui admettent ainsi la production à
l’infini, ne voient pas qu’ils suppriment par là même le bien.
Or, y a-t-il quelqu’un qui voudrait entreprendre une
chose, s’il ne devait pas arriver à l’achever ? Ce serait
l’acte d’un insensé.
L’homme raisonnable agit toujours en vue de quelque
chose ; et c’est-là une fin, car le but qu’on se propose
est une fin. On ne peut pas non plus ramener indéfiniment l’essence
à une autre essence. Il faut s’arrêter. Toujours l’essence qui
précède est plus essence que celle qui suit ; mais si ce qui
précède ne l’est pas encore, à plus forte raison ce qui suit.
Bien plus, ce genre de système rend toute connaissance
impossible. On ne peut savoir, il est impossible de rien connaître,
avant d’arriver à ce qui est simple et indivisible.
Or, comment penser à cette infinité d’êtres dont on
nous parle ? Il n’en est pas ici comme de la ligne, qui ne
s’arrête pas dans ses divisions : la pensée a besoin de
points d’arrêt.
Aussi, si vous parcourez cette ligne qui se divise à
l’infini, vous n’en pouvez compter toutes les divisions. Ajoutons
que nous ne concevons la matière que dans un objet en mouvement.
Or, aucun de ces objets n’est marqué du caractère de
l’infini. Si ces objets sont réellement infinis, le caractère
propre de l’infini n’est pas l’infini.
Et quand bien même on dirait seulement qu’il y a un
nombre infini d’espèces de causes, la connaissance serait encore
impossible. Car nous croyons savoir quand nous connaissons les
causes ; et il n’est point possible que dans un temps fini,
nous puissions parcourir une série infinie. »
C’est là la justification de la métaphysique,
comme compréhension du principe de « cause sans cause »
éternellement accomplie et s’accomplissant, véritable essence du
monde où tout est cause et conséquence, accomplissement. Dans le
huitième livre, Êta (Η), Aristote résume cela de manière très
ramassée :
« Tout ce qui devient vient de quelque chose et
devient quelque chose »
Voici un autre exemple d’argumentation contre
l’infini, tirée du livre VII, Zêta (Ζ). Aristote dit que s’il y
avait des choses nouvelles, elles devraient provenir elles-mêmes
d’autre chose, et cela à l’infini. C’est donc impossible suivant
cette mise en perspective.
Voici ce qu’il dit :
« C’est que faire une chose particulière et
individuelle, c’est la faire en la tirant absolument du sujet.
Je m’explique : rendre rond un morceau d’airain,
par exemple, ce n’est faire, ni la rondeur, ni la sphère ;
c’est faire quelque autre chose ; en d’autres termes, si
l’on veut, c’est donner cette forme de sphère à un objet
différent.
Si l’on faisait la sphère, on ne pourrait la faire
apparemment qu’en la tirant d’une autre chose également.
Ainsi, dans l’exemple cité, on se proposait de faire
une boule d’airain, c’est-à-dire de faire de ceci, qui est de
l’airain, cela qui est une sphère.
Si donc on faisait aussi la forme, on ne pourrait la
faire que de la même manière ; et dès lors, la série des
productions successives se perdrait nécessairement dans l’infini. »
Karl Marx a justement répondu à cette question de l’infini. Reprenant justement les écrits d’Aristote sur l’argent, il dépasse leur limite historique ; dans Le capital, il pose justement la question de la richesse qui pareillement ne peut venir de quelque part, et qui trouve la solution dans le travail lui-même, à l’intérieur du mode de production et non pas par un apport extérieur. Karl Marx arrachait le matérialisme à la métaphysique, et dans les Manuscrits de 1844, il exposait justement le principe de transformation qu’Aristote avait raté.
Suivent
alors à cet Aristote matérialiste (qui a été vu par Karl Marx,
Friedrich Engels, Lénine) deux autres Aristote :
a) il y a celui qui va chercher des intermédiaires
divins directs au moteur premier, et va les placer dans les cieux.
Pour lui, les étoiles sont des êtres vivants parfaits,
accomplissant impeccablement leur acte ; ils sont ce qui
encerclent notre monde, tout comme le moteur premier les encercle.
Notre propre accomplissement est parallèle aux leurs, d’où
l’astrologie comme principe d’explication ce qui nous arrive ;
b) à rebours de cet Aristote idéaliste, il y a
celui qui affirme que l’être humain ne pense pas et que sa pensée,
si elle est adéquate, ne fait que refléter l’accomplissement
général de l’univers. C’est l’Aristote ici pratiquement athée,
puisque l’univers est uniquement ce qu’il est, avec l’être humain
étant un animal raisonnable dont l’esprit est comme une tablette
d’argile sur laquelle vient écrire la réalité.
Ce second Aristote est celui de la falsafa
arabo-persane, avec Alfarabi, Avicenne, Averroès. Il faut ici en
saisir la genèse.
Avec Aristote, nous nous situons à la fin de la
Grèce antique, juste à la veille de son effondrement. Socrate et
son disciple Platon tentent de procéder à une régénération au
moyen d’un idéalisme ultra-violent, avec un système de castes et
de mysticisme hiérarchique.
Aristote, lui-même un disciple de Platon, propose quant à lui au contraire un matérialisme complet. L’un de ses disciples sera pas moins qu’Alexandre le grand et c’est lui qui scelle le destin de la Grèce, profitant de l’affrontement de Sparte et Athènes pour vaincre ces deux forces établies et établir le début d’un empire à prétention universelle.
Alexandre le grand, dans une mosaïque de Pompéi, second siècle de notre ère.
Ce sera ensuite Rome qui prendra le relais, mais il faudra attendre la civilisation islamique arabo-persane et ses philosophes pour qu’Aristote soit compris et établi comme le grand maître de la pensée. Cette falsafa, terme pour désigner la philosophie en arabe, se fera elle-même entièrement anéantie par la réaction religieuse musulmane, mais ses effets iront jusqu’où en Europe où cela lancera l’averroïsme latin, puis l’humanisme.
Ainsi, à la lumière du matérialisme historique,
nous avons de nombreux points de repère. On sait déjà qu’Aristote
s’arrache à Platon et à son système fondé sur un « monde
des idées ». Cela, tout le monde l’a vu. Cependant, il y a
deux autres faits qui vont nous aider à nous orienter.
Le premier, c’est que contrairement à la légende
de Platon et Aristote comme grands philosophes d’une Grèce antique
idéalisée, on est avec ces deux philosophes au moment du grand
effondrement de la Grèce.
D’ailleurs, la pensée d’Aristote disparaît, ou
plus exactement se transforme, puisque le stoïcisme est ni plus ni
moins qu’une variante de l’aristotélisme. Le stoïcisme n’a conservé
que les éléments « utiles » de la pensée d’Aristote
pour la nouvelle période, et cela dans un contexte déjà celui de
la Rome antique.
Or, cela signifie qu’Aristote n’est pas parvenu à
élaborer un système de pensée fermé, suffisamment équilibré
pour se maintenir. C’est un point très important pour comprendre
« La métaphysique » : qui y cherche un
système ne peut qu’échouer.
Le second fait, c’est que la civilisation
islamique arabo-persane a produit une philosophie dont Aristote a été
le héraut, « La métaphysique » une référence
essentielle. Cette philosophie a été portée par des titans du
matérialisme : on peut s’appuyer sur eux pour comprendre « La
métaphysique ».
Il faut bien saisir ici dialectiquement que même
si « La métaphysique » n’est pas un système fermé,
elle porte en elle l’exigence d’un système fermé.
Aristote vise clairement dans les textes de « La métaphysique »
à opposer un système de pensée complet opposé au système de
pensée complet (quant à lui idéaliste) de Platon.
Conversation imaginaire entre l’aristotélicien Averroès et le néo-platonicien Porphyre (qui vécut huit siècles plus tôt). Liber de herbis, par Monfredo de Monte Imperiali, XVe siècle.
C’est pour cette raison que l’approche
d’Aristote ne pourra réapparaître qu’avec la civilisation
islamique arabo-persane : il fallait raisonner à la base en
termes de système complet pour pouvoir appréhender les thèses
systématiques d’Aristote.
Il va ainsi y avoir une montée en puissance de
l’interprétation d’Aristote en rapport avec la révélation
coranique qui se veut elle aussi système complet. Sans l’affirmation
par l’Islam d’une nature organisée de l’univers, avec des valeurs
psychologiques, morales, sociales, etc. qui y sont associées, il n’y
avait pas l’espace pour saisir la philosophie d’Aristote (en tant que
système complet, en tant que système complet par ailleurs non
terminé dans sa mise en place).
Voilà pourquoi seul le matérialisme dialectique, qui est également une cosmologie complète touchant à tous les domaines (psychologie, morale, société, etc.) peut saisir réellement la démarche d’Aristote.
Récapitulons ce à quoi est arrivé Aristote. Il
dit : de nombreuses choses existent, je l’admets. Il est
matérialiste, il les appréhende par les sens. Puis il dit :
les choses ont différents aspects, et ces aspects existent tous. Le
fait d’exister implique donc différentes manières de l’être.
Il prolonge sa réflexion et en arrive alors au
point où il constate que dans ces manières d’être, il en est de
plus importantes que d’autres. Et que même ces manières plus
importantes – plus importantes car plus primordiales, comme un
homme musicien est homme avant d’être musicien – doivent relever
d’une manière générale d’être.
Le processus est le suivant : vue de la
réalité => réalité composée de choses qu’on peut décrire =>
l’essentiel de ces choses est ce qui compte le plus => l’essentiel
de ces choses existe en raison d’une cause => cette cause porte
l’accomplissement de ce qui est causé => le fait d’aller de la
cause au causé est porté par Dieu qu’on peut résumer par la
formule cause=causé, modèle complet d’accomplissement.
Cette manière générale d’être, d’exister,
c’est donc l’accomplissement. Cela reflète le mode de production
esclavagiste, où ce qui est fait relève tant d’un aboutissement (la
chose faite) que d’un ordre (il faut faire la chose), ordre
impliquant que le processus de formation d’une chose était connue
par avance.
Aristote résume cela ainsi dans le livre IX,
Thêta (Θ) ;
« C’est que tout phénomène qui se produit tend,
et se dirige, vers un principe et vers une fin. Le principe, c’est
le pourquoi de la chose, et la production n’a lieu qu’en vue de
la fin poursuivie. Or, cette fin, c’est l’acte ; et la
puissance n’est compréhensible qu’en vue de l’acte.
C’est qu’en effet ce n’est pas pour avoir la vue
que les animaux voient ; mais, au contraire, ils ont la vue afin
de voir. De même, on ne possède la faculté de construire que pour
construire effectivement ; on n’a la faculté de spéculer
scientifiquement que pour se livrer à la spéculation ; mais on
ne spécule pas la faculté de spéculer, à moins qu’on n’en
soit encore à s’exercer.
Or, de ceux même qui s’exercent à la spéculation
scientifique, on ne peut pas dire encore qu’ils spéculent, si ce
n’est d’une certaine façon ; et ils n’ont pas même
besoin de spéculer pour se livrer à leur étude.
Quant à la matière, elle est aussi en puissance,
puisqu’elle peut arriver à la forme ; mais lorsqu’elle est
en acte, c’est qu’elle est déjà douée de la forme qu’elle
doit avoir. De même encore pour toutes les autres choses, même pour
celles dont la fin propre est un mouvement (…).
Par conséquent, il est de toute évidence que c’est en
réalisant les choses qui ne sont qu’en puissance, qu’on arrive à
les comprendre ; et cela tient à ce que la pensée est un acte
de réalisation. Donc, en résumé, la puissance vient de l’acte ;
et c’est pour cela qu’on connaît les choses en les faisant.
L’acte considéré numériquement est, d’ailleurs, postérieur à
la puissance, sous le point de vue de la production. »
Aristote appelle entéléchie l’acte complet,
parfait. Et à l’arrière-plan du monde, on a un acte parfait, pur en
lui-même, sorte de gigantesque fin en soi. Dans le livre IX, Thêta
(Θ), Aristote exprime cela ainsi :
« Comme l’Être est, d’une part, tantôt un
objet individuel, tantôt une qualité ou une quantité, et que,
d’autre part, l’Être peut exister aussi, ou en simple puissance,
ou en réalité complète et actuelle, il nous faut analyser ce que
c’est que la puissance et la parfaite réalité, ou Entéléchie. »
Puisque tout est être, tout est accomplissement d’un acte, par conséquent l’existence est elle-même, en son fond, une sorte de gigantesque accomplissement d’un acte éternel. Cet acte est réalisé par le moteur premier, par un Dieu qui vit à l’écart mais par sa nature complète et absolue, engendre un accomplissement complet et absolu dans l’existence.
Il faut bien voir une chose très particulière :
d’un côté, Aristote dit que la substance la plus authentique n’a
pas de matière, de l’autre que l’accomplissement ne se déroule que
dans la matière.
Dans le livre XII, Lambda (Λ), il dit de manière
formelle que :
« Aussi, Platon ne se trompe-t-il pas quand il dit
qu’il y a [pure hypothèse, qu’Aristote réfute] autant d’Idées
qu’il y a de choses dans la nature, si, toutefois, il y a des Idées
différentes pour des choses telles que le feu, la chair, la tête,
etc.
Tout est matière dans le monde ; et la matière
dernière est la matière de la substance par excellence. Mais si la
production et la destruction ont lieu quelque part, c’est dans les
choses de la nature. »
En effet, le moteur premier, sorte de super
substance, ne connaît pas la destruction, ni réellement la
production car il est en acte éternel, permanent, ininterrompu, etc.
Mais faut-il alors pencher plutôt du côté de la
nature et voir en le moteur premier un principe absolu (tel Averroès,
voire confondre l’univers et le moteur, comme le fit Spinoza), ou
bien voir en la nature une existence somme toute secondaire par
rapport au moteur premier (comme le fait, avec des influences
idéalistes, Avicenne, ou dans une version totalement réactionnaire
Thomas d’Aquin) ?
Aristote ne tranche pas, car pour lui il y a trois
niveaux : la matière, le jeu des formes et de la substance,
puis le moteur premier. Dans le livre VII, Zêta (Ζ), il explique
ainsi :
« Ce qu’on vient de dire fait donc bien voir que
ce qu’on appelle la forme, ou la substance, ne se produit pas, à
proprement parler ; que tout ce qui se produit, c’est la
rencontre des deux éléments qui en recevront leur appellation ;
que, dans tout phénomène qui vient à se produire, il y a
préalablement de la matière, et que le résultat total se compose,
partie de matière, et partie, de forme. »
Cela implique en fait, conformément à la thèse
de « l’ordre » préalable à tout acte (comme reflet du
mode de production esclavagiste), qu’il n’y a jamais de
transformation, simplement la rencontre d’éléments existant déjà.
Dans l’univers d’Aristote, rien de nouveau ne peut se produire, car
tout mouvement est circulaire, l’être humain se produisant de
génération en génération, les formes nouvelles ne faisant que
répéter des formes ayant existé déjà par le passé, etc.
La société se re-produisant, l’univers se
re-produit pareillement.
Friedrich Engels, dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, a souligné les défauts d’une telle approche, soulignant l’opposition entre dialectique et métaphysique :
« Pour le métaphysicien, les choses et leurs
reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d’étude
isolés, à considérer l’un après l’autre et l’un sans l’autre,
fixes, rigides, donnés une fois pour toutes.
Il ne pense que par antithèses sans moyen terme: il dit
oui, oui, non, non; ce qui va au-delà ne vaut rien. Pour lui, ou
bien une chose existe, ou bien elle n’existe pas; une chose ne peut
pas non plus être à la fois elle-même et une autre. Le positif et
le négatif s’excluent absolument; la cause et l’effet s’opposent de
façon tout aussi rigide.
Si ce mode de penser nous paraît au premier abord tout à
fait plausible, c’est qu’il est celui de ce qu’on appelle le bon
sens.
Mais si respectable que soit ce compagnon tant qu’il
reste cantonné dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le bon
sens connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu’il se
risque dans le vaste monde de la recherche, et la manière de voir
métaphysique, si justifiée et si nécessaire soit-elle dans de
vastes domaines dont l’étendue varie selon la nature de l’objet, se
heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au-delà de laquelle
elle devient étroite, bornée, abstraite, et se perd en
contradictions insolubles: la raison en est que, devant les objets
singuliers, elle oublie leur enchaînement; devant leur être, leur
devenir et leur périr; devant leur repos, leur mouvement; les arbres
l’empêchent de voir la forêt.
Pour les besoins de tous les jours, nous savons, par
exemple, et nous pouvons dire avec certitude, si un animal existe ou
non; mais une étude plus précise nous fait trouver que ce problème
est parfois des plus embrouillés, et les juristes le savent très
bien, qui se sont évertués en vain à découvrir la limite
rationnelle à partir de laquelle tuer un enfant dans le sein de sa
mère est un meurtre; et il est tout aussi impossible de constater le
moment de la mort, car la physiologie démontre que la mort n’est pas
un événement unique et instantané, mais un processus de très
longue durée.
Pareillement, tout être organique est, à chaque
instant, le même et non le même; à chaque instant, il assimile des
matières étrangères et en élimine d’autres, à chaque instant des
cellules de son corps dépérissent et d’autres se forment; au bout
d’un temps plus ou moins long, la substance de ce corps s’est
totalement renouvelée, elle a été remplacée par d’autres atomes
de matière de sorte que tout être organisé est constamment le même
et cependant un autre.
A considérer les choses d’un peu près, nous trouvons
encore que les deux pôles d’une contradiction, comme positif et
négatif, sont tout aussi inséparables qu’opposés et qu’en dépit
de toute leur valeur d’antithèse, ils se pénètrent mutuellement;
pareillement, que cause et effet sont des représentations qui ne
valent comme telles qu’appliquées à un cas particulier, mais que,
dès que nous considérons ce cas particulier dans sa connexion
générale avec l’ensemble du monde, elles se fondent, elles se
résolvent dans la vue de l’universelle action réciproque, où
causes et effets permutent continuellement, où ce qui était effet
maintenant ou ici, devient cause ailleurs ou ensuite et vice versa.
Tous ces processus, toutes ces méthodes de pensée
n’entrent pas dans le cadre de la pensée métaphysique. »
Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique
Aristote entend remonter le plus haut possible
dans la nature de ce qui existe. Il dit : les choses existent
avec une matière façonnée en une certaine forme, qui réalisent un
acte, mieux : qui sont un acte. Tout découle d’une cause et est
une conséquence.
Cependant, on a un souci ici, à savoir que ce
mouvement présuppose un début et une fin, et ce de manière
ininterrompue. Comment fonder le principe de l’existence sur quelque
chose qui ne s’arrête jamais, et surtout ce qui est périssable ?
Aristote sort alors un concept nouveau pour
parvenir à cadrer le tir de sa réflexion : la substance, terme
traduisant en grec ancien ousia, et dont l’insuffisance dans la
traduction a amené certains à inventer celui d’étance pour
chercher à correspondre au sens d’alors. Ousia est de fait un nom
verbal tiré du verbe être (einai).
On arrive alors au cœur de la « métaphysique ». La substance est le mode opératoire de ce qui s’affirme comme forme/matière.
Version latine du commentaire de La Métaphysique d’Aristote par Averroès (1126-1198).
Pour prendre un exemple concret, voyons ce qui est
dit dans le livre Zêta, le septième. Aristote part d’une idée
simple : il y a des choses qui sont et il y a des choses qui
sont parce que d’autres choses sont. Dans ce second cas, il veut
dire qu’il y a des remarques quantitatives, qualitatives, sur les
affections, sur les actions… qui concernent ce qui relève du
premier cas.
Dans la phrase « un homme marche », ce
qui compte c’est « un homme », le fait qu’il marche
est secondaire. Il faut selon Aristote se tourner vers le principal
et aller le plus loin possible dans cette démarche, et alors on
saura ce qu’est « l’être ».
Ce qui est principal, il l’appelle
« substance », ce qui est secondaire est appelé
« attribut ». La définition très connue de la substance
par Aristote, qu’on trouve dans le live V, Delta (Δ), est tournée
de manière complexe, mais résume cette opposition entre « quelque
chose » d’un côté, et ce qui n’est pas vraiment de l’autre :
« On appelle substance, dans chaque chose, ce qui
la fait ce qu’elle est, et ce dont l’explication constitue la
définition essentielle de cette chose. »
La question de la substance devient alors
centrale, puisque tout dépend d’elle. Aristote n’hésite pas à
affirmer que :
« En vérité, l’objet éternel de toutes les
recherches, présentes et passées, le problème toujours en
suspens : qu’est-ce que l’Être ? revient à demander :
qu’est-ce que la Substance ? »
Il faut donc, au-delà de regarder le
rapport forme/matière, au-delà de saisir la dynamique de l’acte
possible, en cours ou réalisé, s’intéresser au phénomène
en lui-même, pour voir jusqu’où on peut remonter dans l’affirmation
d’un aspect indépendant.
Si l’on dit : un musicien monte les marches
de l’escalier, on a un homme qui sait faire de la musique qui est en
mouvement, et on a surtout un homme.
Dans le livre XII. Lambda (Λ), Aristote affirme
ainsi que :
« La substance est l’objet de nos études,
puisque ce sont les principes et les causes des substances que nous
recherchons.
Si, en effet, l’on considère une chose quelconque
formant un tout, la première partie dans ce tout est la substance ;
et si l’on considère l’ordre de succession, c’est la substance
encore qui est la première, quand on se place à cet autre point de
vue.
La qualité et la quantité ne viennent qu’après
elle ; et même, à parler d’une manière absolue, la qualité
et la quantité ne sont pas même des êtres ; ce ne sont que
des qualifications et des mouvements, qui n’ont pas plus de réalité
que n’en peuvent avoir le Non-blanc ou le Non-droit.
Nous disons néanmoins de la qualité et de la quantité
qu’elles sont, comme nous le disons aussi du Non-blanc. »
Et il y a toujours une substance au cœur de tout
phénomène ; pour qu’une chose soit dite au sujet de quelque
chose, il faut en effet cette chose. Si la substance du blanc existe,
elle est elle-même en fait surtout existante dans son rapport à
quelque chose qui est blanc.
Dans Thêta, le neuvième livre, Aristote résume
cela en disant que :
« Nous avons antérieurement traité de l’Être
compris au sens primordial de ce mot, c’est-à-dire de la
substance, à laquelle se rapportent toutes les autres catégories de
l’Être. C’est, en effet, par leur rapport à la substance que
toutes les autres espèces d’êtres, quantité, qualité et tous
les modes dénommés de la même manière, sont appelés aussi du nom
d’Êtres. Tous ils impliquent la notion de la substance, ainsi que
nous l’avons établi dans nos premières études. »
Seulement, si la substance est périssable comme
tout phénomène, alors on est coincé. Évidemment, les êtres
humains donnent des êtres humains et par les générations, et la
substance se maintient dans sa définition universelle. Cependant, si
l’on veut justifier le mouvement ininterrompu, on ne peut pas se
cantonner à cela, car on aurait une existence hachée en petits
morceaux.
Le matérialisme dialectique attribue quant lui le
mouvement à la matière elle-même, et pose la contradiction du fini
et de l’infini, ce problème est donc résolu pou lui. Aristote ne
parvenait pas à ce degré de compréhension et il lui fallait une
force qui puisse mettre en branle ce qui existe, qui justifie
l’existence même.
Et il voulait que cette force qui mette en branle
ne soit pas extérieur pour autant à ce qui existe.
Il lui faut donc déjà, d’un côté, mettre de
côté ce qui vit et périt, pour préserver l’affirmation
ininterrompue du mouvement (sans quoi il n’y a pas d’existence) ;
il dit dans le douzième livre, Lambda (Λ) :
« Comme, parmi les choses, les unes peuvent avoir
une existence séparée, et que les autres ne le peuvent pas, ce sont
les premières qui sont les substances ; et ce qui fait que les
substances sont les causes de tout le reste, c’est que, sans les
substances, les modes des choses et leurs mouvements ne sauraient
exister (…).
Si toutes les substances étaient périssables, tout
absolument serait périssable comme elles. Mais il est impossible que
le mouvement naisse, ou qu’il périsse, puisqu’il est éternel. »
Il y a donc, au-delà des substances, la substance
« pure », qui est comme les autres au sens où elle
témoigne d’un processus, d’un acte, avec une conséquence se
réalisant ; cette substance pure est par contre éternelle, car
elle est ce qui porte la notion de mouvement en général.
C’est le « moteur premier », l’acte
pur, s’accomplissant éternellement de manière parfaite, posant le
principe de l’existence comme accomplissement. C’est « Dieu ».
Dans Epsilon (Ε), le sixième livre, Aristote
formule de la manière suivante sa grande thèse générale :
« La Science première a pour objet l’indépendant
et l’immobile (…).
S’il n’y avait pas, outre les substances qui ont une
matière, quelque substance d’une autre nature, la Physique serait
alors la science première.
Mais s’il y a une substance immobile, c’est cette
substance qui est antérieure aux autres, et la science première est
la philosophie.
Cette science, a titre de science première, est aussi la
science universelle, et c’est à elle qu’il appartiendra
d’étudier l’être en tant qu’être, l’essence, et les
propriétés de l’être en tant qu’être. »
La substance immobile, c’est le moteur premier, qui meut mais n’est lui-même pas mu, qui s’accomplit lui-même et porte le principe universel du mouvement comme accomplissement. S’intéresser à cette substance mobile, c’est comprendre comment les choses peuvent exister.
Les choses changent, se modifient ; parfois
elles n’existaient pas auparavant. Il faut qu’Aristote explique cela
et il ne suffit pas de dire qu’un moteur premier, sorte de Dieu –
mouvement, permet tout cela. Il ajoute donc deux concepts à celui de
matière et de forme. Le premier, c’est celui d’acte, le second c’est
celui de puissance.
La puissance est secondaire comme concept, parce
qu’elle signifie qu’un acte est potentiellement réalisable. Mais
qu’est-ce qu’un acte ? C’est la réalisation concrète justement
de ce qui était en puissance. On tourne en rond et c’est inévitable,
car c’est le moyen qu’a trouvé Aristote pour justifier la
rationalité de la réalité.
Pour lui, chaque chose s’accomplit et c’est là le
sens de son existence ; reflétant la conception passive du
scientifique propre à un mode de production esclavagiste, il admire
cela et y voit le sens de la vie, et il se dit que si cela
s’accomplit, c’est que cela a été fait pour s’accomplir.
On a, au-delà de la vision non dialectique, une
véritable affirmation de la beauté de l’existence naturelle,
matérielle ; c’est un regard authentiquement apaisé, serein,
qui se pose sur le monde reconnu dans toute sa dignité.
Ne connaissant pas le mouvement intérieur, il a
donc par contre eu besoin de rationaliser le mouvement depuis
l’extérieur. Si une chose est faite, c’est dans un but ; la
réalisation de ce but avec succès est l’accomplissement de la chose
en tant qu’acte. Le concept appelé « en acte » devient
nécessairement central dans son dispositif intellectuel.
Si l’on prend par exemple une maison, c’est une
certaine matière (les briques, le bois, les pierres, etc.) ;
cette matière est disposée d’une certaine manière, c’est la forme.
Et en tant qu’acte, une maison est un abri.
Dans le huitième livre, Êta (Η), Aristote
souligne qu’il faut faire attention à une telle distinction, pas
forcément aisée à cerner :
« Il faut prendre garde que, dans quelques cas, on
ne voit pas bien si le nom de la chose exprime la substance composée
de la forme et de la matière, ou s’il exprime l’acte et la
forme. Par exemple, on ne voit pas si le mot Maison signifie, en
commun et tout ensemble, un abri formé de briques, de bois et de
pierres, arrangés dans telle disposition ; ou si ce mot
signifie seulement l’acte et la forme, c’est-à-dire que la
maison est un abri. »
Aristote appelle « entéléchie », un
mot qu’il a inventé à partir du mot « parfait » en
grec, cet accomplissement complet, absolu, d’un acte. L’entéléchie
est en fait ni plus ni moins qu’un acte correspondant parfaitement à
la nature de la chose en acte. Cette réalisation fait d’elle ce
qu’elle devait être. C’est une lecture que l’on peut qualifier de
vitaliste.
D’où la formule qu’on trouve dans le livre VIII,
Êta (Η) :
« Il n’y a donc pas d’autre cause de l’unité
que la cause motrice, qui fait passer l’être de la puissance à
l’acte. »
La conception d’Aristote, c’est que l’être de
chaque chose, c’est son accomplissement.
Cependant, ce vitalisme a beau être restrictif
dans ses modalités d’expression de la complexité réelle de la
matière (que seul le matérialisme dialectique saura montrer), il
relève d’une lecture de la réalité assumant celle-ci sans chercher
autre chose au-delà d’elle. Aristote célèbre le monde tel qu’il
est, pour ce qu’il est ; rien que pour cela, il est un titan de
l’Histoire humaine.
Dans le douzième livre, Lambda (Λ), Aristote est
en mesure de constater, avec pour la première fois une vision
matérialiste synthétique, complète, une affirmation du monde
matériel :
« Tout dans l’univers est soumis à un ordre
certain, bien que cet ordre ne soit pas semblable pour tous les
êtres, poissons, volatiles, plantes.
Les choses n’y sont pas arrangées de telle façon que
l’une n’ait aucun rapport avec l’autre. Loin de là, elles sont
toutes en relations entre elles ; et toutes, elles concourent,
avec une parfaite régularité, à un résultat unique.
C’est qu’il en est de l’univers ainsi que d’une
maison bien conduite. Les personnes libres n’y ont pas du tout la
permission de faire les choses comme bon leur semblé ; toutes
les choses qui les regardent, ou le plus grand nombre du moins, y
sont coordonnées suivant une règle précise, tandis que, pour les
esclaves et, les animaux, qui ne coopèrent que faiblement à la fin
commune, on les laisse agir le plus souvent selon l’occasion et le
besoin.
Pour chacun des êtres, le principe de leur action
constitue leur nature propre ; je veux dire que tous les êtres
tendent nécessairement à se distinguer par leurs fonctions
diverses ; et, en général, toutes les choses qui contribuent,
chacune pour leur part, à un ensemble quelconque, sont soumises à
cette même loi. »
Il va de soi que cette vision cosmologique d’un monde organisé était corrompue par l’esclavagisme. Cependant, il faut bien distinguer les deux aspects ; sans cela, on ne comprend pas justement la vision totale concernant l’univers des successeurs arabo-persans d’Aristote, de Spinoza, de Hegel, du matérialisme dialectique.
Aristote ne connaît pas la transformation d’une chose par
elle-même, donc il est obligé d’attribuer l’origine des
changements à une cause extérieure. Et, justement, il est évident
que pour qu’il y ait une chose, ou un changement possible d’une
chose, il faut que cette dernière ait un répondant en elle-même,
sans quoi il ne se passerait rien.
On ne peut pas avoir une table comme enfant ; on ne peut pas
non plus envoyer un nuage par la poste. Si les choses se font, c’est
qu’elles ont un essence permettant qu’elles soient faites.
Pour tenter d’y voir clair, Aristote est donc obligé de casser
les choses en plusieurs parties, de les décomposer : en ce
qu’elles sont quelque chose avec une certaine forme et d’une
certaine matière, et en ce qu’elles ont des particularités les
amenant à pouvoir connaître des changements sous l’effet d’une
impulsion extérieure, etc.
En clair, en l’absence de dialectique de ce qui se passe à
l’intérieur d’une chose, Aristote est obligé de se tourner vers
l’extérieur et de lier l’intérieur à l’extérieur, sans quoi
il ne se passerait rien, chaque chose restant infiniment elle-même,
sans que jamais nulle part rien ne puisse se passer.
D’où les concepts de forme, d’essence, de matière, de sujet, de mouvement, etc., qui vont lui permettre de chercher à délimiter toutes les possibilités de combinaison pouvant exister dans les choses, les phénomènes.
Une version médiévale de La Métaphysique.
Pour donner un exemple concret, cela donne la chose suivante. On a
un vase en métal. Il est d’une certaine matière, en l’occurrence le
métal. C’est là une forme de cause, au sens où pour exister, le
vase s’appuie sur le métal qui le compose. Sans ce métal, il n’y
aurait pas de vase.
Tous les vases ne sont pas en métal, donc le rapport entre le
vase et le métal n’est par contre pas généralisable.
Ce vase a également une forme. Celle-ci n’est pas qu’en trois
dimensions, elle consiste également en sa réalité fonctionnelle,
existentielle. Les choses n’existent pas par hasard, elles ont une
forme adaptée à leur environnement, leur entourage, la réalité où
elles se meuvent, leur rôle, leur fonction, etc. La forme est ainsi
la manière d’être par rapport aux autres choses.
La vase a ainsi une forme de vase, sinon ce ne serait pas un vase,
mais autre chose.
Comme on le voit, on prend avec Aristote une chose et on en
décortique la nature, la fonction, l’origine, le rapport qu’on a
avec elle, ses qualités, ses rapports à la quantité, etc. Aristote
en dresse le catalogue le plus poussé possible, ce qui rend très
souvent les choses à la limite de l’incompréhensible sous
l’overdose d’aspects et de rapports.
Dans le cinquième livre, Delta, Aristote souligne toutefois
l’importance de saisir la notion de cause de cette manière. Il ne
s’agit pas de chercher le vase comme abstraction intellectuelle, ce
qui reviendrait à la notion d’idée comme chez Platon. Chez ce
dernier, le vase « pur », « parfait », existe
dans le monde des idées ; le vase ici-bas n’en est qu’un pâle
reflet.
Aristote ne veut pas d’un tel système en appelant à l’au-delà.
Aussi se protège-t-il de cela en faisant intervenir le concept de
« principe ». Le vase est un tel principe : il a une
fonction bien particulière, commençant avec un acte bien précis.
Ce qu’il appelle cause, par contre, c’est la réalité directe à laquelle obéit le phénomène. C’est sa « raison d’être » au sens matériel, pas abstrait. Si l’on veut, le principe répond à la question : « Où cela commence-t-il ? », tandis que la cause répond à la question : « en vertu de quoi y a-t-il telle chose ? ».
Une représentation arabe d’Aristote, autour du XIIIe siècle.
Aristote a fourni historiquement un travail énorme sur le plan
logique pour établir les différents rapports existant entre les
phénomènes. Ainsi, il dit qu’il y a quatre nuances dans les
causes, qui forment des doubles oppositions pouvant s’unir.
Une cause peut être individuelle ou relever de l’ensemble du
même genre d’individus. Par exemple, tel peintre peint tel
tableau, mais au sens strict tous les peintres peignent des tableaux.
La cause peut relever du hasard, ne se passer donc que rarement, ce
qu’Aristote appelle « accident », mais des hasards
peuvent également relever d’un certain genre (comme le fait de
glisser en raison du verglas).
A cela s’ajoute donc leur opposition, car on peut dire Gérard
sculpte une statue comme on peut dire le sculpteur sculpte une
statue, ainsi en même temps que Gérard le sculpteur sculpte une
statue. Une autre nuance précisée par Aristote est que l’action
peut être simplement potentielle, « en puissance »
(Gérard est en mesure de sculpter), ou bien se réaliser, être « en
acte » (Gérard en tant que sculpteur est en train de
sculpter).
Tout ce système de causes a comme vecteur le mouvement et joue
sur le rapport forme/matière. La matière est présente et elle
prend une forme particulière. Mais cette forme existe aussi, sinon
il faudrait à l’infini créer la forme et la matière. Il y a donc
quelque chose avant la matière et la forme, quelque chose qui permet
au jeu de causes et de conséquences de s’enchaîner. Cette chose,
c’est le mouvement, et c’est ce mouvement le thème de « La
métaphysique ».
Dans le douzième livre, Lambda (Λ), Aristote présente de la
manière suivante la nécessité de cette force suprême soutenant
littéralement l’existence :
« Tout changement change quelque chose, par quelque
chose, et en quelque chose :
Par quelque chose, c’est le premier moteur ;
Quelque chose, c’est la matière ;
et En quelque chose, c’est la forme.
Le devenir se perdrait dans l’infini, si ce n’est pas
seulement l’airain qui devient sphérique, et qu’il faille encore
que la forme sphérique devienne aussi, et que l’airain lui-même
ait à devenir. Il faut donc nécessairement un point d’arrêt. »
Si on veut en effet prendre de l’airain et en faire une boule, il
faut :
– que l’airain existe au préalable ;
– que le concept de sphère existe au préalable également.
Toute la pensée d’Aristote est une considération comme quoi si une chose existe, c’est qu’elle a une nature en tant que telle comme production, et que cette production a été décidée.
C’est justement dans sa théorie de la
connaissance que va puiser Aristote pour formuler la base de la
métaphysique (au sens d’une synthèse théorique des règles de
l’univers). Cela n’a pas été vu jusque-là, pour une raison très
simple : on ne peut saisir le matérialisme d’Aristote qu’à la
lumière de sa forme plus développée : le matérialisme
dialectique.
La clef réside dans la différence de ce qui est
valorisé de la part d’Aristote d’un côté, du matérialisme
dialectique de l’autre. Ce dernier considère que le mouvement de la
matière est infinie et éternelle, qu’il y a des sauts. Tout
s’appuie sur la transformation interne.
Aristote ne connaît pas ce principe de la
transformation. Il ne voit que les choses en mouvement, ou bien en
train de changer. Pourquoi cela ?
Il ne voit que les choses en mouvement, parce
qu’il appartient à une couche parasitaire profitant du travail des
esclaves. Il est décidé, les esclaves se mettent en mouvement,
meuvent des choses, jusqu’à ce que le travail soit fait.
Il ne voit que les choses en changement, parce
qu’il est un scientifique profitant d’un statut social parasitaire,
ce qui l’amène à être ainsi purement contemplatif.
On a ici la clef absolue pour comprendre la
méthode philosophique d’Aristote. Il va de soi que seule la
perspective matérialiste dialectique permet de voir cela aussi
aisément ; cela témoigne de la faillite intellectuelle de
centaines d’années de raisonnements religieux ou bourgeois.
Aristote ne connaît pas la transformation, il ne
sait pas ce qu’est le travail. Il raisonne en termes théoriques, en
profitant de sa mise à l’écart du travail. Par conséquent, son
mode de représentation est passif et son identité de savant
correspond à celui faisant du savoir contemplatif le sens même de
sa démarche.
Le livre Alpha soulignait bien cette dimension
passive de la connaissance ; c’est en saisissant par les sens la
réalité et en la comprenant qu’on est véritablement conforme à
son existence. A la lumière du matérialisme historique, on relie
cela au mode de production d’alors – l’esclavagisme – et on peut
reconstruire sa dynamique intellectuelle.
En fait, tout devient extrêmement facile si on
inverse les choses présentées dans le livre Alpha ; il est
frappant de voir comment tout cela a échappé aux commentateurs
bourgeois.
Chez Aristote, une chose est connue quand elle est
saisie entièrement, non pas par l’activité concrète, mais
intellectuellement.
Mais si cette chose existe, c’est qu’elle a été
poussée en ce sens.
Soit cela a été dans sa nature d’aller dans
cette direction, soit elle est le produit d’une activité, d’une
énergie en ce sens. Que ce soit un enfant ou une sculpture, il y a
une intention derrière, une intention qui savait ce qui allait être
mis en branle.
Il en va de même avec l’esclavagiste qui dit à
l’esclave de mener telle activité à bien.
Aristote renverse donc en fait la perspective. De
la même manière que l’on connaît lorsqu’on étudie la physique au
bout de la chaîne, il y a la connaissance au début de la chaîne, à
la source. De la même manière qu’on a un résultat parce qu’un
esclave a fait quelque chose, ce qui l’a mis en mouvement,
l’ordre qui lui a été donné, présuppose qu’à la base on savait
ce qui allait se passer.
La connaissance d’une chose existe lorsque cette chose est réalisée mais également, selon Aristote, à la base même, avant que cette chose ne se produise, n’existe. C’est le reflet du mode de production esclavagiste dans sa conception.
La Métaphysique, une version d’entre 1311 et 1321, à la bibliothèque du Vatican
Cela a l’air simple dit ainsi, mais des centaines
et des centaines d’années de réflexion n’ont jusqu’à présent
jamais permis une lecture aussi limpide, et c’est peu dire. Sans le
matérialisme dialectique, tout est terriblement tortueux, tourmenté,
insaisissable ; on reste empêtré dans des discours
ultra-techniques et sa sans fin.
De quoi parle alors Aristote dans « La
métaphysique » ? L’œuvre consiste en fait en toute une
série de réflexions sur les modalités propres à la mise en
mouvement depuis le début de la chaîne. De mouvement ou de
changement ? Aristote ne parviendra pas à véritablement saisir
les nuances de leurs différences, par incompréhension de ce qu’est
une transformation.
Bloqué dans une perspective purement passive, il
n’a été en mesure que de concevoir des choses recevant une
impulsion extérieure. Que les choses apparaissent ou bien soient
modifiés restait de toutes façons secondaires par rapport au
principe du mouvement venant d’ailleurs.
La définition de cet « ailleurs » et
de son rapport à la chose est le sujet de « La métaphysique ».
Et comme le mouvement de l’extérieur donne le sens à l’existence
d’une chose, alors on obtient la définition de la chose elle-même.
On va au-delà de la chose, pour savoir ce qu’elle est vraiment : c’est la méta-physique.