Thèses de fondation du Parti-guérilla (1981)

Brigades Rouges – Parti de la Guérilla

Décembre 1981

« La question de savoir s’il revient à la pensée humaine la vérité objective n’est pas une question de la théorie, mais une question pratique.

Dans la pratique, l’être humain doit prouver la vérité, c’est-à-dire la réalité et le pouvoir, la présence de ce côté-ci de sa pensée.

Le débat sur la réalité ou la non-réalité d’une pensée, qui s’isole de la pratique, est une question entièrement scolastique. »

(Marx [seconde thèse sur Feuerbach])

« La vérité d’une connaissance ou d’une théorie est déterminée non par une appréciation subjective, mais par les résultats objectifs de la pratique sociale.

[Le critère de la vérité ne peut être que la pratique sociale.]

Le point de vue de la pratique, c’est le point de vue premier, fondamental de la théorie matérialiste-dialectique de la connaissance. »

(Mao [De la pratique])

Sommaire

De l’organisation au parti

Le mouvement
crise – restructuration – guerre

L’État impérialiste des multinationales

La contre-révolution globale impérialiste
comme contre-révolution armée
pour le maintien forcé des rapports de production

Le processus et la conduite de la guerre de transition
pour le communisme

Le prolétariat métropolitain

Le parti guérilla du prolétariat métropolitain

Le parti guérilla et la définition du programme

Le programme de transition au communisme

Crise, guerre, internationalisme

1. De l’organisation au parti

Après douze années de lutte armée, le rapport entre révolution et contre-révolution en Italie s’est redéfini et transformé, et un cycle dans l’histoire de l’Organisation communiste des Brigades rouges est définitivement fermé : le saut vers le parti posant, ici et maintenant, la solide et concrète base de la construction du Parti Communiste Combattant, instaure une rupture historique, profonde et irréversible avec le passé de l’Organisation Communiste Combattante.

La seule continuité historique possible pour les Brigades rouges est dans la rupture avec le passé, car la seule perspective stratégique est celle d’être un parti de guérilla du Prolétariat métropolitain.

« Le processus de construction politique, programmatique et de formation organisationnelle du Parti Combattant n’est pas une affaire linéaire, évolutive, confiée au temps, mais au contraire c’est un processus discontinu, dialectique, le produit conscient d’une avant-garde politico-militaire, qui dans le phénomène complexe de la guerre des classes affirme la validité de la perspective stratégique et du programme communiste qu’elle soutient et l’adéquation de l’outil organisationnel nécessaire pour les mener à bien. »

[Seconde résolution de la direction stratégique des Brigades Rouges, 1974]

Lorsque l’avant-garde politico-militaire du prolétariat métropolitain construit le Parti Communiste Combattant dans la perspective stratégique de la transition vers le communisme, c’est la synthèse historique, au plus haut niveau politique, du long processus de construction révolutionnaire et, en même temps, l’a réalisation concrète de son dépassement en tant qu’organisation : l’avant-garde produit consciemment la fin d’un cycle politico-organisationnel par la rupture, car ce sont là les conditions objectives et subjectives du saut vers le parti.

Le saut vers le parti est l’aboutissement d’un processus complexe de redéfinition stratégique et organisationnelle et de lutte politique qui a commencé au lendemain de la campagne du printemps 1978 à son plus haut niveau de maturité et, par conséquent, est entrée en crise la conception politico-organisationnelle qui était à la base de l’Organisation des Brigades Rouges et de toutes les Organisations Communistes Combattantes plus généralement.

La crise qui s’est ouverte après [l’enlèvement et l’exécution du chef de la Démocratie-Chrétienne Aldo Moro] [en 1978] a été caractérisée par la nécessité d’un saut à la direction-organisation des masses sur le terrain de la lutte armée, et au sein de cet axe, depuis lors, la bataille politique s’est développée au sein de l’Organisation pour construire un système d’implantation partidaire.

La première étape de ce processus complexe est celle qui, à partir de la discussion autour des Organismes de Masses Révolutionnaires, en vient à définir une critique articulée du subjectivisme dans ses différentes variantes.

La deuxième étape est celle où, partant de la critique du subjectivisme, le débat commence à se focaliser sur la question des programmes et trouve un premier point d’arrivée dans la Résolution de la direction stratégique (Ds) [de 1980].

La Campagne D’Urso, traduisant la thèse politique de la Ds 80 dans la pratique de l’intervention dans une strate spécifique du prolétariat métropolitain, définit et articule la ligne de masse correcte de l’Organisation et fixe, de manière irréversible, la substance de l’action du parti dans le contexte transitionnel à la guerre civile en cours.

La troisième étape est celle où l’action du parti se traduit par la capacité de transférer le contenu stratégique de la campagne D’Urso aux différentes couches de classe du prolétariat métropolitain.

La campagne Printemps-Été 1981 constitue le moment le plus élevé de l’action du parti car :

a) elle affirme la capacité concrète de la direction de l’Organisation sur les différentes couches prolétariennes et donc sur l’ensemble du prolétariat métropolitain ;

b) elle donne vie aux contenus stratégiques de la dialectique destruction-construction qui contre-distingue la tendance à la guerre et jette les bases réelles d’un pas en avant décisif vers la construction du système du pouvoir rouge ;

c) elle fait ressortir et renforce, par la bataille politique au sein de l’organisation, la ligne révolutionnaire de construction du parti combattant par opposition à la ligne organisationnelle -bureaucratique, qui, ne saisissant pas les nœuds politiques caractérisant la conjoncture actuelle, est inadéquate – et finalement antagoniste – à la tâche historique du saut au parti.

La Campagne Printemps – Été de 1981 sanctionne la défaite politique de cette ligne dans l’Organisation et, en établissant les conditions subjectives du saut vers le parti, achève et conclut un cycle dans l’histoire de l’Organisation Communiste Combattante Brigades Rouges.

La ligne révolutionnaire de construction du parti, en construisant, ici et maintenant, le Parti Communiste Combattant, continue et approfondit, sous différentes formes, la bataille politique contre les fausses lignes au sein du Mouvement Révolutionnaire et du Prolétariat métropolitain, pour les vaincre définitivement dans leur cadre théorique et dans la pratique, et pour renforcer et attester au plus haut niveau quant à l’unité politique sur la perspective stratégique de la transition vers le communisme.

Mais le Parti Communiste Combattant, sous la forme historiquement donnée du Parti-guérilla du Prolétariat métropolitain, représente aussi la continuité historique dans l’Organisation Communiste Brigades Rouges, dont il réaffirme et développe les références théoriques et pratiques et les principes stratégiques qui ont a été à la base depuis le début :

– la conception matérialiste de l’histoire et le matérialisme dialectique élaborés par Marx et Engels dans leur travail de synthèse de l’expérience historique du prolétariat naissant, développé par l’expérience historique révolutionnaire ultérieure : la Révolution russe, la Révolution chinoise, la Grande Révolution culturelle prolétarienne ; réaffirmée et redéfinie dans la métropole impérialiste par la théorie-pratique marxiste-léniniste des Brigades rouges qui trouve son point de synthèse maximale dans « L’abeille et le communiste ».

– Le centralisme démocratique, comme méthode par laquelle le parti affronte et résout les contradictions en son sein.

Le centralisme démocratique est, en même temps, une philosophie, une politique, un modèle d’organisation.

Sur le plan philosophique, c’est une conception matérialiste-dialectique prolétarienne, qui trouve son fondement dans la théorie maoïste de la contradiction.

Sur le plan politique c’est la défense des intérêts du Prolétariat métropolitain en tant que classe émergente…

Défense qui est mise en œuvre à travers des lignes politiques spécifiques, c’est-à-dire un ensemble de processus dialectiques de transformation synthétisés par les mots d’ordre « des masses aux masses » et « vivre dans la contradiction ».

Sur le plan organisationnel, c’est un modèle qui nie de manière antagoniste les principes de l’organisation capitaliste du travail, de la grande usine, de l’État impérialiste des multinationales.

C’est un modèle qui est construit pour donner une voix à toutes les composantes du prolétariat métropolitain.

La seule manière correcte de résoudre la lutte entre les lignes politiques, qui est le reflet, au sein du parti, de la lutte des classes – une lutte qui existera tant que les classes existeront, opposant le Centralisme Bureaucratique au Centralisme Démocratique – est celle fondée sur les principes stratégiques « unité-critique-unité » et « lutte-critique-transformation ».

Seule l’application constante et inflexible de ces principes isole la mauvaise ligne, la défait et, par conséquent, la récupère, réunissant et plaçant tout le Parti sur la bonne ligne.

2. Le mouvement crise – restructuration – guerre

La loi fondamentale de l’accumulation capitaliste est la baisse tendancielle du taux de profit.

Cette tendance, pendant toute une phase historique, s’est affirmée et développée au sein de la production et de la reproduction à une échelle élargie des cycles d’accumulation capitaliste.

Elle s’est donc concrétisée dans la production et la reproduction de crises cycliques du capital.

La dialectique qui animait ces crises était crise – restructuration – expansion des forces productives. Constamment le Mode de Production Capitaliste a actionné des contrepoids à la baisse du taux moyen de profit.

Une telle action de contrepoids pourrait avoir une efficacité pratique, quand le capital n’avait pas encore franchi toutes les étapes de son développement.

Et, en fait, tout cela a été possible dans le passage de la simple coopération à la fabrication jusqu’à la grande industrie.

La nature et le contenu des contrepoids déterminaient la nature et le contenu de la restructuration, visant à l’expansion des forces productives.

En étendant les forces productives au niveau maximum possible, sur la base de la production capitaliste, le Mode de Production Capitaliste affirmait la domination réelle du capital.

Dans le passage de la « subsomption formelle à la subsomption réelle » du travail dans le capital, la domination du capital devient exclusive et générale.

Sur la base de la domination réelle du capital, il n’est plus possible de déterminer un quelconque développement des forces productives sans briser l’enveloppe des rapports de production dominants.

La crise, de cyclique, est devenue structurelle. La baisse du taux de profit moyen, d’une tendance, devient une réalité pleinement opératoire.

La crise n’assume plus une tendance cyclique, mais devient la donnée qui caractérise en permanence l’accumulation, au point où elle se situe à l’horizon de la surproduction absolue de capital.

La dialectique qui vit désormais est nouvelle : crise – restructuration – destruction des forces productives.

La crise reste une nécessité interne de l’accumulation, mais, si auparavant cette nécessité visait l’expansion, maintenant elle vise la destruction des forces productives.

A son niveau de développement maximum, le Mode de Production Capitaliste s’est transformé d’un moyen pour l’expansion des forces productives en un moyen pour l’étranglement et la destruction des forces productives.

Ce travail d’étranglement-destruction s’identifie directement à la conservation d’une production fondée sur la valeur d’échange, alors qu’elle a atteint sa phase de déclin historique.

La dialectique crise – restructuration – destruction se révèle dans son essence : le maintien forcé des rapports capitalistes de production, de circulation et d’échange.

A ce stade, une contradiction antagoniste surgit entre les rapports de production et les forces productives. Surgit, donc, une ère de « révolution sociale ».

L’unique moyen de résoudre cette contradiction, de ramener ses termes à l’unité sur une base nouvelle et supérieure, c’est la guerre révolutionnaire.

Le contenu stratégique qui anime la guerre révolutionnaire est la révolution sociale.

Dans la phase historique ainsi déterminée, la nature et le contenu des contrepoids finalisent directement la restructuration jusqu’à la destruction.

Il ne s’agit plus, simplement, de contrer la baisse tendancielle du taux de profit moyen, mais d’imposer les raisons déclinantes d’un profit déclinant.

L’activation des contrepoids agit désormais dans une nouvelle dimension : celle de la matérialisation du rapport de guerre entre les classes.

En ce sens, la défense du taux moyen de profit se conjugue directement au rapport de guerre opérant entre les classes.

Les contrepoids ne vivent plus comme une contre-tendance pure et simple mais comme une détermination de la tendance à la guerre.

L’État, qui les soutenait auparavant pour soutenir l’accumulation, les dirige et les manœuvre désormais directement, pour produire et reproduire l’échelle fondée sur la valorisation.

Maintien forcé des rapports actuels de production, de circulation et d’échange capitalistes et étranglement – destruction des forces productives.

Ce sont les deux directives impératives caractérisant les nécessités capitalistes dans la crise structurelle du Mode de Production Capitaliste.

Il faut réaffirmer que lorsque nous disons « nécessité capitaliste », nous nous référons à l’ensemble des contradictions qui, dans la crise, saisissent le monopole multinational du capital multiproductif.

En effet, dans la phase de sa domination réelle, la dynamique et les mouvements du capital ont pour base de développement l’espace capitaliste dans son ensemble, d’où l’entière dimension planétaire, et les contradictions propres au Mode de Production Capitaliste affectent tout le système impérialiste multinational.

Dans la phase de crise générale de surproduction absolue de capital, le capital prédispose des mécanismes non plus pour surmonter de manière conjoncturelle les phases de crise cyclique, mais pour imposer les lois déclinantes du Mode de Production Capitaliste.

De tels mécanismes s’articulent intérieurement dans la guerre que la bourgeoisie impérialiste lance au niveau international contre le prolétariat international.

Dans la phase où est dominant sur toute la planète le Mode de Production Capitaliste, l’État Impérialiste des Multinationales organise et concentre la guerre contre le Prolétariat International.

La guerre inter-impérialiste elle-même n’est qu’une forme spécifique d’anéantissement du prolétariat international, alors qu’il tente de conquérir de nouvelles zones pour tel ou tel bloc.

La guerre inter-impérialiste prend la forme d’une guerre entre le bloc impérialiste et le bloc social-impérialiste.

Dans l’acquisition de nouvelles aires vit l’anéantissement du prolétariat de ces régions, dans le cadre de l’anéantissement général du prolétariat international.

La guerre contre le prolétariat métropolitain est le cœur et, en même temps, le niveau le plus élevé et le plus multidimensionnel de l’attaque de l’État impérialiste des multinationales contre le prolétariat international.

Sur cette base objective, il n’est plus possible de séparer la « guerre intérieure » de la « guerre extérieure ». La domination réelle du capital entraîne un rapport de guerre totale contre le prolétariat international.

Au sein de cette relation générale vivent des spécificités et des distinctions, non des séparations.

En ce sens, l’impérialisme est la guerre. En ce sens, la tendance aujourd’hui dominante est la guerre. Dominante dans le contenu et dans le sens que nous avons esquissé.

La domination de la guerre, telle que nous en sommes venus à la définir, signifie que la tendance principale dans le monde est la révolution.

Ceci trouve son point maximum de synthèse et d’application dans la métropole impérialiste.

En même temps, cependant, il est projeté avec des formes et des contenus spécifiques dans tout l’espace impérialiste.

C’est en ce sens – et seulement en ce sens – que la révolution empêche la guerre impérialiste.

C’est la base matérielle d’un internationalisme prolétarien redéfini et plus organique.

3. L’État impérialiste des multinationales

Des connexions organiques ont toujours lié l’État au capital ; non seulement il est produit du capital, mais il est aussi producteur de capital. Aujourd’hui, cette interaction est redéfinie qualitativement, transformant les deux termes en interaction.

L’État est constitutivement présent au cœur des rapports de production et de reproduction. Son rôle, pour la production et la reproduction de telles rapports dans la crise structurelle, devient essentiel.

Il doit désormais assurer la pérennité des rapports capitalistes et du rapport d’exploitation sous-jacente.

L’État apparaît comme un « appareil privé » de la fraction dominante qui se sépare et se détache de la « société civile ».

Bien que « déduit » du capital, il maintient un aspect « extérieur » au capital, car dans et à travers son action passe la détermination et la re-détermination des rapports de production capitalistes, des rapports sociaux correspondants.

Se détachant de la « société civile », il y revient, l’imprègne et l’occupe dans tous ses pores ; s’étant séparé de la fraction dominante, il transforme les intérêts exclusifs de cette dernière en intérêt général.

L’État affirme ici sa souveraineté absolue sur l’accumulation et les relations entre les classes.

Dans la crise permanente de l’accumulation dans la phase de domination impérialiste, le mode de vie normal devient : destruction de la force productive, au moyen de la production et la reproduction d’un rapport de guerre totale contre le prolétariat métropolitain.

Il n’y a pas de lieu de formation socio-économique qui échappe à l’intervention de l’État ; il n’y a pas de rapport et/ou de relation social qui ne soit imprégnée de son action coercitive.

Partout l’intervention de l’État détruit la force productive, afin de maintenir la domination forcée des rapports de production, de circulation et d’échange capitalistes.

C’est la « violence d’État » qui rend possible, en la garantissant, la survie de l’accumulation de la domination impérialiste.

L’État impérialiste et les rapports sociaux correspondants en coma profond, contrairement à l’émergence de relations virtuelles, infiniment plus riches et qualitativement supérieures, c’est l’État de la guerre.

Maintenant, il devient l’appareil privé de la fraction dominante de la bourgeoisie impérialiste et défend les intérêts du capital monopoliste multinational dans toutes les régions de la formation économico-sociale.

Il perd de plus en plus toute légitimité historique dans sa position d’architecte maximal, défenseur et garant du processus d’auto-valorisation capitaliste qui, aujourd’hui, ne se donne que comme étranglement et destruction des forces productives.

L’État impérialiste des multinationales est, aujourd’hui, un Etat pour guerre.

Dans la tendance, dans le développement de la guerre des classes, l’État, se réunissant autour d’un seul centre de gravitation, se transformera complètement en bande armée, comme l’a déjà identifié Lénine dans son analyse des formes de pouvoir d’État en situation prérévolutionnaire.

Seulement, aujourd’hui la situation pré-révolutionnaire s’étend sur le long terme, caractérisant toute une phase historique : la guerre des classes de longue durée.

Marx dit :

« au-delà d’un certain point, le développement des forces productives devient un obstacle pour le capital, c’est-à-dire que le rapport capitaliste devient un obstacle pour le développement des forces productives du travail ».

Dans l’époque historique actuelle, ce point est atteint ; plus précisément, l’ère actuelle se caractérise par avoir atteint ce point : le capital se place en rapport au développement de la richesse sociale, entravant le développement des forces productives.

Ayant atteint ce stade historico-social, un changement profond dans la formation économique-sociale capitaliste s’est déterminé, parce que le capital doit imposer des mécanismes déclinants de production et de reproduction de la plus-value en étranglant au lieu de développer les forces productives et la richesse sociale.

Un tel développement ne se donne plus à travers le perfectionnement des rapports de propriété, mais par leur dépassement, car il n’apparaît que comme la destruction des rapports de propriété dans toutes leurs formes possibles et nécessaires.

Le capital, alors, doit empêcher le dépassement et il ne peut le faire qu’en maintenant sa « domination exclusive et générale », la base sociale qui l’a alimenté étant en crise.

C’est précisément la conservation-imposition de la domination « exclusive et générale » du capital qui fixe les lignes et les contenus de la transformation de la formation économico-sociale capitaliste en un système impérialiste de multinationales, c’est-à-dire un système dans lequel le capital monopoliste international domine et donc la fraction de la bourgeoisie qui le représente : la bourgeoisie impérialiste.

Dans ce système toutes les régions sociales sont traversées simultanément par les mêmes impulsions, motivations, décisions et ordres stratégiques sous la domination de l’impérialisme des multinationales.

Toutes les régions y sont violemment assemblées. Tout en conservant leur relative autonomie, ils sont soumis impérieusement à un seule pressante exigence : le maintien forcé des rapports capitalistes de production, de circulation et d’échange.

Pour atteindre cet objectif nécessaire − et nécessité − au sein de l’État impérialiste des multinationales, il y a une tendance accélérée vers l’intégration totale entre toutes les fonctions, structures et organismes de pouvoir.

4. La contre-révolution impérialiste mondiale comme contre-révolution armée pour le maintien forcé des rapports de production

Plus est pressante l’impérieuse exigence de maintenir par la force la domination des rapports sociaux capitalistes, plus devient strict le processus de centralisation et d’exécution et d’intégration des décisions stratégiques, dont le champ de détermination se rétrécit de plus en plus, au point de s’identifier tout court à l’Exécutif.

La centralisation des décisions stratégiques exclusivement entre les mains de l’Exécutif leur permet d’avoir une portée étendue qui ne connaît pas de limites.

Non seulement elles sont remplies, de manière intégrée, de contenus politiques, économiques, militaires, juridiques, etc. mais elles sont transmises, appliquées, mises en œuvre, avec une égale intensité et charge contre-révolutionnaire, dans toutes les régions de la formation économique sociale transformée.

Tout cela, ensemble, rend explicite l’étatisation réussie de la formation socio-économique capitaliste.

C’est une étatisation forcée, au sens où les raisons de la conservation forcée de la domination impérialiste imprègnent et façonnent toutes les régions sociales.

À une telle étatisation correspond à l’exécutivisation de la « société civile ». Ici, il est utile de répéter que celle-ci, pour Marx, est la société bourgeoise.

Elle englobe donc à la fois les rapports de pouvoir entre classes et les rapports sociaux qui, remontant à la base économique, circulent dans toutes les régions de la formation économico-sociale capitaliste.

L’exécutivisation de la société bourgeoise signifie que les décisions stratégiques imputées à l’exécutif ont une sphère d’impact totale et totalisante.

En l’exécutant, le pouvoir de l’État impérialiste des multinationales est totalisé, tentant de se reproduire indéfiniment, façonnant et refaçonnant toute la société selon ses besoins impératifs de survie.

Le moment politique « envahit » le moment économique ; le moment militaire « envahit » le moment politique ; le moment juridique « envahit » le moment idéologique, etc. ; tous ensemble envahissent la spécificité de chacun, la déterminant depuis le début.

La contre-révolution s’arme, armant toutes les fonctions individuelles et les structures de pouvoir de l’État impérialiste des multinationales.

Les modifications internes de la formation économico-sociale capitaliste remontent jusqu’aux formes du pouvoir d’État, qui sont profondément modifiées.

À la crise des rapports de production correspond la crise de l’État dans le « capitalisme mûr » : l’une accentue l’autre, déterminant et précipitant la crise générale du système impérialiste.

En crise et soumis à la redéfinition sont les fonctions « classiques » de l’État : à la fois celle du « capitaliste collectif idéal » et celle du « vrai capitaliste ».

D’une part, ce que l’État impose « collectivement », c’est l’intérêt général « corporatif » de la bourgeoisie impérialiste.

D’autre part – et en contradiction puissante avec cela – c’est l’instrument essentiel et le porteur privilégié de l’intérêt « corporatif » partiel d’une fraction bien circonscrite de la bourgeoisie impérialiste : la bourgeoisie d’État.

Au niveau de l’État pour la guerre, des contradictions nouvelles et plus déchirantes sont introduites dans la forme de l’État ; des contradictions inter-impérialistes nouvelles et plus aiguës s’installent.

Une « lutte en coulisses » plus grande et plus féroce, de massacre mutuel, s’ouvre : la lutte entre factions et au sein d’une même coterie.

Le rôle de l’État « en tant que médiateur des conflits sociaux » qui tente de concilier « des contradictions de classe irréconciliables » est définitivement et irréversiblement en crise.

De toutes ses faces, défendant les intérêts « corporatifs », il attaque la « réalité extérieure », constituée par la formation économico-sociale, et le prolétariat métropolitain, sans réserve ni médiation, dépassant toute possibilité, désormais impossible, de réconciliation-action entre les classes.

Les structures du pouvoir et les organismes de l’État impérialiste constituent tous ensemble la « structure intégrée » de la contre-révolution mondiale armée qui est l’émanation de la contre-révolution impérialiste mondiale, constituant l’aspect spécifique à ce stade.

L’obstacle au développement des forces productives ne peut être stratégiquement mis en œuvre que par cet organisme intégré.

Cela ne signifie pas qu’il constitue une structure organisationnelle avec sa propre consistance limitée. Il traduit plutôt le niveau d’assemblage et d’interaction entre les diverses structures et organismes de pouvoir, en relation avec l’intervention de l’État impérialiste dans des zones et des conjonctions économiques uniques, dans des régions sociales déterminées et contre des couches de classe spécifiques et différentes.

Cette structure intégrée élabore et traduit en pratique, au plus haut niveau de décision, la stratégie différenciée pour la réalisation d’un seul objectif stratégique : l’anéantissement du prolétariat.

En ce sens, il concentre le feu contre le prolétariat métropolitain, en le différenciant.

En substance, il concentre la guerre contre le prolétariat métropolitain, en le différenciant selon les différentes couches de classe, et il est ainsi différencié.

La différenciation est l’anéantissement en acte : le devenir de l’anéantissement.

Au fur et à mesure que l’anéantissement progresse, la stratégie différenciée tend de plus en plus à devenir directement la stratégie d’anéantissement.

Les centres de gravitation du pouvoir de l’ennemi de classe tendent de plus en plus à se recomposer autour d’un même centre, étant donné que les fronts différenciés de la guerre tendent à se réduire à un unique front.

Dans la force réelle de cette dialectique nouvelle et complexe changent substantiellement les propriétés, les formes qualitatives, les lois du mouvement et les relations réciproques de toutes les structures et organismes de pouvoir de l’État impérialiste, parce qu’elles deviennent les pôles de l’intégration contre-révolutionnaire armée.

Conjoncture après conjoncture et au cours de la même conjoncture, la face du pôle dominant change.

Tous les pôles contribuent dans une mesure égale à l’élaboration de la stratégie contre-révolutionnaire ; un pôle ou quelques pôles mettent en œuvre cette stratégie, conjoncture après conjoncture, de manière décisive.

Ceux-ci constituent le ou les pôles dominants dans la conjoncture de la structure intégrée de la contre-révolution mondiale armée.

Avant de coopérer entre eux, les différents pôles associent chacun le complexe des fonctions extrinsèques dans leur domaine d’intervention spécifique, constituant chacun un bloc homogène.

Toutes les structures de pouvoir et les organismes de l’État impérialiste opérant dans l’économie s’associent sur une base nouvelle et à un niveau d’interaction plus élevé, constituant le pôle économique de la structure intégrée de la contre-révolution armée mondiale.

De manière analogue, le pôle militaire, le pôle juridique, etc. s’associent et se mettent en place.

Tous les pôles, se séparant et s’intégrant les uns aux autres, agissent de manière différenciée dans les différents niveaux de la structure intégrée de la contre-révolution armée mondiale.

Tous les pôles sont intégrés à tous les niveaux, mais distincts : un pôle est toujours un avec les autres et, de même, toujours distinct des autres.

C’est en vertu de cette unité-distinction que l’État impérialiste généralise la guerre, l’enracinant dans sa totalité dans tous les replis diffus du tissu social, non pas simplement pour les rendre amorphes, mais pour les plier et les subordonner, au moyen d’une guerre illimitée aux exigences du maintien forcé des rapports de production.

La rationalité despotique de la plus-value devient l’enveloppe de la guerre dont l’État impérialiste des multinationales entoure, étouffe et écrase l’entière société.

5. Le processus et la conduite de la guerre de transition pour le communisme.

1) Le parti de guérilla que le prolétariat métropolitain entend construire n’est pas exclusivement le Parti Combattant.

Ce n’est pas un simple Parti Politique car, dans cette époque historique, le centre de gravité de l’affrontement entre les classes n’est plus placé sur le terrain politique mais sur le terrain social.

Ce n’est pas un parti exclusivement comme combattant, car la guerre de classe révolutionnaire ne signifie pas, ni exclusivement ni majoritairement, un combat militaire.

Le militaire n’est qu’une détermination de la guerre métropolitaine, dans laquelle le prolétariat et la bourgeoisie se déploient, s’opposent, s’affrontent irréductiblement en ennemis : en termes d’inimitié absolue.

La guerre n’est pas un acte final ou extraordinaire de contre-position de classe, mais elle est déjà aujourd’hui intériorisée en permanence dans toutes les régions de la formation économico-sociale, dans tout le spectre des rapports entre les classes, dans l’univers des rapports sociaux.

En ce sens, la guerre est caractérisée comme guerre totale permanente, une révolution sociale radicale et prend à cette époque historique la forme spécifique de la Guerre de Classe pour la Transition au Communisme.

La Guerre de Classe pour la Transition au Communisme, c’est-à-dire la dialectique entre la bourgeoisie impérialiste et le prolétariat métropolitain, entre révolution et contre-révolution, détermine, domine, conjoncture après conjoncture, les formes historiquement possibles et nécessaires des organismes pour la conduite de la guerre, les déterminations du Système du Pouvoir Rouge.

Il détermine la forme de combat dans chaque région de la formation économico-sociale sur les plans politique, militaire, économique, idéologique.

En ce sens, il est possible aujourd’hui de renverser l’hypothèse classique qui conçoit « la guerre comme une continuation de la politique par des moyens violents », car la position dans la contradiction politique-guerre est inversée par rapport au niveau actuel de développement de la Formation Économico-Sociale et que la politique subit également des transformations qualitatives.

Comme tous les concepts, la « politique » et la « guerre » sont socialement déterminées.

Or c’est la politique qui, en devenant un « aspect secondaire », opère de manière subalterne des lois générales imposées par la guerre.

Mais surtout, depuis que le caractère d’antagonisme absolu s’est étendu à tous les rapports sociaux, même les formes d’action subissent une métamorphose radicale.

La politique révolutionnaire devient une simple dimension – celle destructrice – de la guerre entre les classes qui, dans le contexte métropolitain, s’étend, se servant de tous les moyens, à tous les rapports sociaux.

Avec la destruction historique des rapports de production dominants, du système de pouvoir correspondant et de la division consécutive des hommes en classes opposées, se prépare et se construit la société communiste, l’abolition des classes et donc l’abolition des guerres.

Le principe maoïste de « faire la guerre pour empêcher la guerre » trouve une confirmation de plus en plus large.

2) « Les lois de la guerre sont un problème que doit étudier et résoudre quiconque dirige une guerre.

Les lois de la guerre révolutionnaire sont un problème que doit étudier et résoudre quiconque dirige une guerre révolutionnaire. »

[Mao Zedong, premières lignes de la section 1 – Les lois de la guerre sont évolutives – du premier chapitre – Comment étudier la guerre – de Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine]

La révolution, c’est une guerre à la « solution finale », en ce qu’elle se pose comme le renversement historique et la destruction de l’ennemi de classe, par l’abolition violente des rapports de production.

Le système de guerre révolutionnaire est donc défini comme une « sphère complète et fermée », au sein de laquelle la révolution opère avec ses théories et ses modèles et ne permet pas de sortir de cette sphère.

« L’universel vit dans le particulier, ou la contradiction universelle vit dans la contradiction particulière.

Mais si l’on n’étudie pas cela [ce qu’il y a de spécifique dans les contradictions], il est impossible de déterminer cette essence spécifique qui distingue une chose des autres, impossible de découvrir les causes spécifiques ou les bases spécifiques du mouvement, du développement des choses [et des phénomènes, impossible par conséquent] de distinguer les choses. »

[Mao Zedong, De la contradiction]

3) Le but de la guerre est : d’exercer le pouvoir politico-militaire pour exercer le pouvoir social.

C’est donc le pouvoir social qui domine le scénario de guerre.

Dans la guerre révolutionnaire, qui vit et doit vivre dans la métropole impérialiste, la Guerre de Classe pour la Transition au Communisme s’approprie tout savoir révolutionnaire et le transforme en pouvoir social en acte.

Elle est l’activité dans pouvoir révolutionnaire qui, en détruisant le pouvoir ennemi, construit la Transition au Communisme.

Après avoir longuement scruté les horizons de la lutte des classes, la politique révolutionnaire en tant qu’activité conforme à la finalité – activité tendant dans tous les moments à la révolution – se trouve dans les conditions et dans les possibilités de créer de nouveaux horizons.

Le véritable objet de la politique révolutionnaire est maintenant la guerre des classes pour la Transition au Communisme.

Il n’y a plus de politique séparée, fonctionnellement, de la guerre. Il n’y a plus de guerre séparée, fonctionnellement, de la politique.

Maintenant, la politique et la guerre agissent, réagissent, interagissent et coopèrent au sein de nouvelles formes d’existence, dominées par la guerre.

La domination de la guerre n’a rien à voir avec la domination du militaire. Le militaire n’est en fait qu’une forme spécifique de politique et c’est la forme transitoire d’un rapport social spécifique.

La guerre des classes dans la métropole comprend l’aspect militaire comme l’un de ses aspects, mais elle ne peut s’y réduire.

Cette réduction est typique du militarisme. Les armes comme les techniques de combat sont des outils d’action révolutionnaire, des outils parmi d’autres. Mais le fondement de cette action, il faut qu’il soit toujours clair, c’est le contenu social de la transformation qu’elle poursuit.

Le Parti-Guérilla est plutôt un parti de la révolution sociale, de la révolution culturelle, de la transition au communisme.

Dans la métropole impérialiste la révolution prolétarienne est nécessairement une révolution sociale : prolétarienne dans le contenu des projections scientifiques de nouveaux rapports sociaux qui brisent le monopole bourgeois dans leur programmation actuelle, ainsi que dans les formes de pouvoir de son devenir.

Autrement dit, il parcourt tous les rapports sociaux et ne se contente pas d’en privilégier un, que ce soit l’économique ou le politico-militaire.

De telles réductions, qui survivent toutefois comme des hypothèques du passé sur le présent, doivent être vigoureusement liquidées.

Les rapports de force entre les classes ne peuvent être bouleversés en se déplaçant uniquement sur le terrain du politique, sur le plan de l’affrontement militaire et encore moins sur celui de l’économie.

Le prolétariat métropolitain doit apprendre à se mouvoir simultanément et de manière différenciée sur tous les terrains, à l’intérieur de tous les rapports sociaux.

Et ce n’est que pour détruire le système de pouvoir politique de la bourgeoisie, en premier lieu son État, que le prolétariat métropolitain doit à son tour accomplir des actes politiques.

L’acte politique par excellence est en effet le renversement du pouvoir existant et la dissolution des anciennes rapport sociaux.

Mais cet acte n’est pas l’arme ni même le but de la révolution prolétarienne : c’est au contraire sa « doublure intérieure ». Nous affirmons que le pouvoir prolétarien n’est politique que dans sa forme extérieure, alors qu’il est social dans son contenu.

Politique car il détruit l’État.

Social en ce sens qu’il construit collectivement de nouveau rapports sociaux et une nouvelle société sans classes.

4) Il n’y a plus un art de la guerre, mais l’art de la guerre sociale ; il n’y a plus de plan de guerre, mais le plan social de guerre ; il n’y a plus de séparation fonctionnelle entre « calcul stratégique » et « calcul tactique », mais les deux coexistent unis et distincts à chaque étape de l’évolution de la guerre des classes pour le communisme.

L’art de la guerre sociale matérialise le Programme de Transition au Communisme, autour duquel il s’articule de manière stricte.

En ce sens, c’est le point de direction général de la guerre révolutionnaire. C’est l’art du renversement final de l’ennemi et l’art de la construction de la transition communiste.

Le plan social de la guerre organise, dans la conjoncture et dans la variation des conjonctures, le renversement final dans les formes conjoncturelles historiquement possibles et nécessaires.

De plus : le plan social de la guerre combine stratégiquement et tactiquement l’attitude finale de l’ennemi, d’une part ; d’autre part, il conjugue dans les formes possibles le développement de la construction de la transition communiste entravé par la domination réelle du capital.

Faire le premier pas signifie, en un certain sens, commencer à faire le dernier.

5) Le plan social de la guerre, à côté de la conduite de la guerre, se rapproche de la forme absolue de la guerre.

Il se divise en actions principales, qui attaquent le pôle principal des centres de gravitation dominants du pouvoir de l’ennemi de classe.

Partant de ces hypothèses, il concentre autant que possible l’attaque en autant d’actions principales qu’il y a de pôles dominants des principaux centres de gravitation.

Par conséquent, il ne se limite pas à attaquer le cœur de l’État, mais commence à le détruire dans ses ganglions vitaux.

6) Tout cela n’est toujours pas suffisant. Au sein de la pratique sociale informée par la dialectique désarticulation-destruction de la construction, se conjuguent tous les éléments qui caractérisent l’action du Parti-Guérilla comme action multidimensionnelle.

Le Parti-Guérilla agit tout au long de l’arc des rapports sociaux. Tout en concentrant le foyer de sa pratique, de manière conjoncturelle, sur le pôle principal des centres de gravitation de la puissance ennemie, il se déplace simultanément et de manière différenciée sur tous les terrains, à l’intérieur de tous les rapports sociaux.

Tout en ayant de manière très claire « l’objectif principal », il ne néglige pas les « objectifs secondaires ». Ils sont nécessairement complémentaires « à l’objectif principal ». Ils vivent autour et à l’intérieur de celui-ci et, par essence, le constituent.

C’est dans cette dialectique que s’établissent la durée et le rythme de la campagne.

Rythme qui se développe sur une période de temps prolongée : le temps nécessaire pour atteindre l’objectif principal sur lequel repose la campagne.

Dans le fondement de la campagne réside le principe stratégique : « agir le plus vite possible », au sens de savoir identifier et frapper l’un des centres de gravitation du projet impérialiste dans la juste dialectique de désarticulation-destruction-construction.

De plus : c’est également dans le devenir de la campagne que vit le principe stratégique « agir le plus vite possible », au sens de savoir saisir et approfondir, à travers des objectifs diversifiés, la contradiction dans chacune des sphères des rapports sociaux, en faisant vivre la juste dialectique désarticulation – destruction – construction à chaque fois au plus haut point.

En ce sens, la Campagne, plus qu’aux vagues concentriques d’une pierre jetée à l’eau, ressemble aux mille vagues qui se croisent, se heurtent, se renforcent, de nombreuses pierres jetées à l’eau.

Agir le plus rapidement possible, c’est combler de façon accélérée la distance qui sépare le premier du dernier pas de la guerre, c’est donc la rapprocher de sa forme absolue, de la révolution absolue, aujourd’hui historiquement possible comme une révolution qui investit et transforme tout l’éventail des rapports sociaux, absolu parce qu’il clôt définitivement les comptes d’une entière époque historique.

Le point de vue stratégique est la guerre de classe de longue durée pour le communisme.

La perspective immédiate qui doit traduire immédiatement et dans les formes historiquement déterminées le point de vue stratégique, ce sont les campagnes de décision rapide. Tant au moment de leur fondation qu’au cours de leur développement.

Concentration-accélération signifie pour une partie du prolétariat métropolitain être le pouvoir.

Exister en tant que pouvoir signifie faire vivre le pouvoir rouge, le légitimer et le légaliser.

Légaliser et légitimer le pouvoir rouge, c’est « rendre superflu » toute forme de pouvoir, l’éteindre. La seule forme de légalité historiquement justifiée est la légalité révolutionnaire, puisqu’elle est l’abolition de la légalité.

7) Dans la métropole impérialiste, la préservation de ses propres forces et l’anéantissement de celles de l’ennemi ne renvoient pas à deux phases distinctes de la guerre : d’abord la défense stratégique, ensuite la contre-offensive stratégique.

Conserver pour anéantir et anéantir pour conserver caractérise, du début à la fin, la conduite de la guerre dans la métropole impérialiste.

Dans un contexte historique où, comme le dit Mao, « les forces de la réaction sont puissantes et les forces de révolution grandissent progressivement », la guérilla est toujours dans une position de défense stratégique.

Elle vit en condition d’encerclement stratégique dans le rapport de force générale.

La contre-offensive stratégique signifie produire, dans un rapport de force général défavorable, un rapport de forces particulièrement favorable. Cela signifie briser l’encerclement, encercler les encercleurs. Encore et encore.

La guerre révolutionnaire métropolitaine se caractérise, d’une part, par « l’absence d’une ligne stable de front ». L’instabilité des lignes entraîne une mobilité élevée des forces combattantes. En ce sens, la guerre révolutionnaire est une guerre de manœuvre.

D’autre part, elle conquiert immédiatement des rapports de pouvoir plus favorables : c’est-à-dire qu’eme conquiert et occupe des positions de pouvoir de plus en plus stables.

En ce sens, la guerre révolutionnaire est aussi une guerre de position.

L’attaque de position compte ici comme une imposition de pouvoir.

La manœuvre rend le champ de bataille illimité ; la position confère au champ de bataille un caractère de stabilité illimitée.

En d’autres termes, les lignes de front tendent à la stabilité et les directions opérationnelles se stabilisent : tous les facteurs d’instabilité sont progressivement éliminés et régularisés. Tout cela contribue à l’ouverture d’une nouvelle phase plus délicate : la guerre civile qui se déroule pour le communisme.

Sur cette base se font les connexions qui, dans la métropole impérialiste, s’articulent avec les lignes de guerre.

Le centre de la guerre – la métropole impérialiste – n’est pas seulement le territoire de l’État impérialiste en guerre, mais aussi du Prolétariat Métropolitain en Armes.

C’est une forteresse pour les deux.

Avec une différence substantielle : alors que l’État impérialiste en guerre veut garder le Prolétariat Métropolitain enchaîné à la place forte, pour l’y maintenir, le Prolétariat Métropolitain en armes veut détruire l’État impérialiste et, par conséquent, faire sauter la place forte.

Les lignes de guerre sont internes-externes pour les deux, à la fois se déplaçant et se faisant face sur le même territoire. Les lignes internes et externes se prolongent et s’interpénètrent.

Les opérations par lignes internes et les opérations par lignes externes ont lieu en même temps et dans le même espace : entre elles il y a co-temporalité spatio-temporelle, et pourtant distinction dialectique.

Le Prolétariat Métropolitain en armes est à l’intérieur de la place forte. Il est invisible pour l’État impérialiste en guerre et visible pour les masses : l’un est le résultat de l’autre. Néanmoins, il se révèle aux yeux de l’État impérialiste en guerre en s’extériorisant comme pouvoir.

Il s’extériorise pour attaquer et détruire l’État impérialiste en guerre.

Détruire la place forte signifie sortir de la place forte, signifie la transition au communisme.

Atteint ce pic, le niveau maximum d’invisibilité coïncide avec le niveau maximum d’extériorisation et devient immédiatement et définitivement visible. Le système de pouvoir rouge devient visible parce qu’il organise le passage au communisme dans la guerre des classes.

L’avenir de la guerre de classe – le communisme – vit déjà dans le présent de la guerre des classes.

L’avenir de l’État, c’est qu’il n’y aura plus d’État. L’avenir de la guerre des classes est qu’il n’y aura plus de guerre.

8) Dans les campagnes de décision rapide, le passage rapide est : de l’invisibilité à l’extériorisation.

Les campagnes de décision rapide constituent « l’extériorisation de l’invisibilité » du pouvoir rouge.

En extériorisant – c’est-à-dire en imposant – le pouvoir, elles assurent la victoire à la fois sur le terrain stratégique et dans la succession des batailles. À travers de telles campagnes, le Prolétariat Métropolitain en armes est à l’attaque dans toutes les conjonctures et dans les variations des conjonctures.

Il y a plus. Elles font vivre le déploiement des combattants en fonction de l’élargissement du théâtre de guerre, prolongeant à la fois les effets directs de la guerre, par le renversement en acte de l’ennemi, et les effets indirects, par la dissuasion.

Les campagnes de décision rapide se déroulent en batailles partielles, tournant autour du même centre de gravité. L’unité des batailles est l’unité entre les actions principales et les actions secondaires.

Entre actions principales et actions secondaires s’établit une interconnexion nécessaire en mouvement perpétuel, dans la mesure où, au cours de la conjoncture et dans le changement des conjonctures, le pôle principal des centres de gravitation du pouvoir de classe ennemi se transforme en un secondaire, et vice versa.

En fait, les premières attaquent le pôle principal, les secondes, les pôles secondaires dans leur devenir principal.

Le dédoublement nécessaire actions principales – actions secondaires permet, dans le déroulement de la guerre de transition au communisme, de détruire les principaux pôles du pouvoir de l’ennemi de classe dans leur changement de visage : dans leur visage d’aujourd’hui et de demain.

Dans le devenir de la guerre de classe de longue durée pour le communisme s’élargit l’unité dialectique au sein des campagnes de décision rapide : le principe d’extériorisation s’affirme toujours à plus grande échelle.

Des campagnes de décision rapide articulées pour des batailles partielles, on passe à des campagnes articulées comme de grandes batailles.

Par la réalisation du principe d’extériorisation, les tensions et l’ampleur des conséquences intrinsèques de la guerre tendent donc de plus en plus à l’extrême. La réalisation des campagnes comme de grandes batailles marque le passage à la guerre civile déployée pour le communisme.

9) Engels déclare :

« L’armée est l’organisation qui représente le mieux l’État du futur ».

Nous voyons de la qualité dans la métropole impérialiste. L’Armée rouge se présente comme un organe de l’exercice à plus grande échelle de la dictature du prolétariat pour le communisme.

Elle représente, mieux que tout autre organisme, les intérêts de classe et la sphère d’action de l’État dictatorial du prolétariat.

À travers l’armée rouge la possibilité − nécessité d’imposer − exercer le pouvoir devient la capacité de l’armée du pouvoir révolutionnaire, opérativité multidimensionnelle du pouvoir révolutionnaire.

L’Armée rouge est donc l’organisme par excellence de la guerre révolutionnaire. En ce sens, c’est l’organe le mieux adapté à la solution finale.

Par conséquent, comme l’a dit Engels, c’est l’organisation qui représente le mieux l’État du futur : l’État qui, en renversant l’État impérialiste dans la guerre, s’abolit.

En tant que tel, c’est un moyen inéluctable de construire la dictature du prolétariat pour le communisme, car il élimine la dictature du prolétariat.

Un système de pouvoir rouge qui, dès le départ, ne se donne pas cet organe, qui ne constitue pas sous les formes possibles et nécessaires cet organisme spécifique qui ne peut être éliminé, ne peut se construire.

L’Armée rouge est aussi le but inéliminable auquel la construction du système de pouvoir révolutionnaire doit tendre dès le début.

Le système du pouvoir révolutionnaire en formation renvoie, du début jusqu’à la fin, à la formation de l’armée rouge.

Dans le rapport entre le système de pouvoir révolutionnaire, ou la dictature du prolétariat en construction, et son organe suprême, ou l’armée rouge, la dialectique politique révolutionnaire-guerre connaît son point culminant : le pouvoir révolutionnaire crée son organe, l’organe du pouvoir développe la révolution révolutionnaire pour abattre toutes les formes de pouvoir.

10) Dans la métropole impérialiste, l’Armée rouge est autant l’organisme par excellence pour la dissolution du pouvoir bourgeois que pour la dissolution de toute forme de pouvoir possible.

Le Prolétariat Métropolitain armé y est recomposé en classe : l’Armée rouge est l’organe suprême de la recomposition prolétarienne.

En elle vit la recomposition de toutes les pratiques sociales.

En elle vit l’individu social prolétarien qui, transformant l’ensemble de la société, se transforme lui-même et, par conséquent, ses organes de savoir-pouvoir.

L’Armée rouge est l’ultime scorie de l’ancienne société, mais aussi le premier organe qui constitue la nouvelle.

Le savoir prolétarien, reconnectant les projectualités sociales du programme, est directement lié au pouvoir ; l’exercice du pouvoir va de pair avec les mille connaissances du passage au communisme.

L’unité du savoir et du pouvoir est l’unité de la planification sociale et de la transformation sociale.

L’Armée rouge est l’organe le mieux adapté à ce travail de projection-transformation, tant par sa qualité de totalité organique que par ses articulations réelles.

L’Armée rouge est l’organe de la révolution sociale.

C’est le prolétaire que nous avons armé de mille savoirs et de mille pouvoirs, organisés et recomposés en une totalité sociale irréductible à la domination impérialiste.

Ce n’est pas une « [organisation] armée », mais un savant armé. Ce n’est pas le pouvoir des armes, mais l’arme qui, sachant, peut et, si elle est capable, sait.

Marx dit :

« La révolution seulement politique laisse debout les piliers de la maison ». En tant qu’organe suprême de la révolution sociale, l’Armée rouge fait s’effondrer les piliers de la maison, parce qu’elle prend « le point de vue d’ensemble ».

L’avancée de l’Armée rouge sur les fronts illimités de la guerre des classes pour le communisme est l’avancée de l’émancipation politique vers l’émancipation sociale.

6. Le prolétariat métropolitain

Le prolétariat métropolitain est le résultat de trois mouvements interactifs produits par la crise :

a) la production – restructuration qui est une nouvelle localisation de la base productive qui conduit à l’effondrement continu de la classe ouvrière, c’est-à-dire à la contraction de ses chiffres productifs et à la croissance des marginaux et/ou salariés ;

b) la haute mobilité-circulation de chaque prolétaire parmi les différentes figures qui devient une donnée caractérisante et généralisée de la condition prolétarienne ;

c) la crise d’influence de l’idéologie bourgeoise et révisionniste, et en particulier de certains mythes tels que la capacité du capital à assurer un processus graduel et sûr, l’éthique du travail, etc. l’affirmation d’une conscience communiste, transgressive, résolument tournée vers l’avenir.

C’est le caractère irréversible et général de la crise qui sous-tend l’intérêt irréversible et prolétarien de toutes les figures du Prolétariat Marginal, en tant que classe, à bouleverser le Mode de Production Capitaliste actuel.

Cela ne signifie pas que le travail productif maintienne objectivement sa position centrale au sein du prolétariat métropolitain et que, par conséquent, les travailleurs productifs aient une centralité politique ou une direction révolutionnaire dans le processus de recomposition de la classe.

Il s’ensuit que les autres figures prolétariennes (marginalisées, improductives, etc.), en tant que fragments de l’effondrement de la classe ouvrière dans le devenir de la crise, ne sont pas du tout configurées comme ses alliées « extérieures » mais plutôt comme des stratifications internes d’une seule classe : le prolétariat métropolitain.

Dans ce cadre, nous pensons que le recours au concept révisionniste et gramscien d’« hégémonie » qui présuppose la séparation de la classe ouvrière des autres figures prolétariennes et l’assujettissement de ces dernières à ses intérêts est erroné.

Comme le dit Gramsci, « le fait de l’hégémonie présuppose indubitablement que les intérêts et les tendances des groupes sur lesquels s’exercera l’hégémonie soient pris en compte, qu’un certain équilibre de compromis se forme » : mais il s’agit précisément d’un compromis, d’une « médiation » entre des intérêts substantiellement différents.

La classe ouvrière, pour faire court, c’est autre chose !

C’est précisément ce que nous nions aujourd’hui, quand nous affirmons que le Prolétariat Métropolitain est « unité du multiple à dominante ouvrière », quand nous affirmons qu’il inclut tous les ouvriers productifs, les travailleurs manuels, l’armée industrielle de réserve, les couches prolétarisées et en voie de prolétarisation et qui, à ce titre, constitue la grande majorité de la population de notre pays.

En conclusion, la recomposition du Prolétariat Métropolitain autour de la figure de l’ouvrier masse métropolitain ne peut se faire sans que les différentes strates qui le composent se nient et dépassent leurs particularités ; de même la classe ouvrière de cette recomposition ne fait que se nier en tant que force de travail qui valorise le capital.

La méconnaissance du concept de Prolétariat Métropolitain conduit les camarades à le remplacer par la catégorie de « peuple » comme sujet du processus révolutionnaire dans la métropole.

Cette catégorie rappelle d’une part la théorie tiers-mondiste des « fronts populaires » et d’autre part la notion maoïste bien connue. Dans les deux cas, le peuple désigne un ensemble de classes différentes dont l’unité politique est déterminée par la classe ouvrière.

Or, comme nous l’avons vu, dans la crise historique générale du mode de production capitaliste, le prolétariat métropolitain n’est pas du tout configuré comme un ensemble de classes, et le parti n’est pas non plus l’avant-garde de la classe ouvrière seule.

Le processus de recomposition du prolétariat métropolitain est en fait la refonte politique des différentes couches en une seule classe.

Au contraire, le concept de peuple fait allusion à une « médiation » des intérêts séparés de la classe ouvrière avec ceux propres aux autres classes. C’est pourquoi nous pensons qu’il est incorrect de parler d’une « guerre civile populaire de longue durée ».

Il n’est pas superflu de rappeler que dans la métropole impérialiste caractérisée par la domination réelle du capital sur le travail et sur tous les rapports sociaux, la forme et le contenu de la révolution prolétarienne coïncident et se concrétisent dans la pratique sociale du passage au communisme.

Au contraire, dans les révolutions bolchevique et chinoise, en raison du manque de coïncidence de forme et de contenu, différentes alliances de classe étaient possibles dans les « fronts populaires » sous l’hégémonie de la classe ouvrière ; c’est-à-dire qu’il était possible que les contenus bourgeois-démocratiques soient mis en avant avec une forme prolétarienne.

Un exemple en est le slogan « la terre aux paysans » lancé pendant la révolution de 1917 par le parti bolchevique, qui a manifestement un caractère démocratique-bourgeois dans la revendication de la propriété individuelle de la terre.

La non-coïncidence entre la forme et le contenu de la révolution en Russie et en Chine s’explique par le fait que ces processus révolutionnaires se sont développés dans des sociétés caractérisées par la « domination formelle » du capital sur le travail et les relations sociales, c’est-à-dire caractérisé par le fait que le capital s’est imposé dans les rapports de production, mais pas encore dans tous les rapports sociaux.

Il est évident que dans la métropole impérialiste, et donc aussi dans notre pays, reproposer ne serait-ce que tactiquement les schémas élaborés par les partis communistes dans d’autres phases du développement capitaliste n’est pas seulement une erreur théorique mais conduit à proposer une stratégie révolutionnaire totalement inadéquate eu égard aux nouveaux niveaux de pénétration du capital dans tous les rapports sociaux.

En fait, il s’agit de diriger un processus révolutionnaire qui met immédiatement à l’ordre du jour le passage au communisme.

7. La guérilla du prolétariat métropolitain

1. Dans cette conjoncture, le saut vers le Parti est une nécessité objective, imposée par le rapport révolution-contre-révolution.

C’est à travers le saut vers le parti que peut être donnée la solution révolutionnaire du rapport de guerre totale et sédimentée entre les classes.

Ce saut n’est pas un acte volontariste des Organisations Communistes Combattantes, mais plutôt le résultat inévitable du rapport historiquement déterminé entre la révolution et la contre-révolution dans cette conjoncture.

Il traduit dans le rapport de force entre les classes la stabilisation objective de ce rapport permanent d’hostilité absolue qui s’est établi entre les classes.

A son tour, l’inimitié absolue est le reflet de la crise du Mode de Production Capitaliste dans la phase de domination réelle du capital, une phase dans laquelle tous les rapports de production capitalistes, afin de se préserver, produisent et reproduisent la guerre totale contre le Prolétariat Métropolitain, à tous les niveaux de la formation économico-sociales et dans tous les interstices des rapports sociaux.

C’est seulement le Parti qui, dans la conjoncture modifiée, peut activer et élargir la construction du système de pouvoir rouge. Agir simplement comme un Parti, le propre des Organisations Communistes Combattantes, ne suffit plus.

Le saut relevant de l’époque vers la transition communiste, à la construction et au libre développement unilatéral de l’individu social communiste exige le saut vers le Parti : l’un rappelle sans équivoque et rigoureusement l’autre.

Sans saut vers le Parti, pas de construction du Système du Pouvoir Rouge, pas de dictature du prolétariat, pas de transition vers le communisme.

2. Le saut au Parti permet d’organiser et de déployer la finalité de la transition vers le communisme.

Pas seulement, il active et développe tous ses leviers et organes. Encore : il façonne toutes ses déterminations.

Enfin : il rassemble le prolétariat métropolitain comme sujet social du processus révolutionnaire, comme classe universelle qui, en s’émancipant, émancipe l’ensemble de l’humanité.

Liquider aujourd’hui le saut au Parti signifie liquider la guerre des classes pour le passage au communisme, liquider les tâches historiques et stratégiques que la conjoncture impose.

Prolonger le saut du Parti vers un avenir incertain et vague, c’est échouer dans sa propre fonction d’avant-garde et pratiquer une ligne de masse historiquement dépassée, qui sait et parle de propagande armée, quand, en réalité, il s’agit de commencer à organiser la guerre d’émancipation du travail capitaliste.

Agir en tant que Parti à ce stade signifie construire le saut vers le Parti. Cela signifie devenir et être un Parti.

3. Le fait d’avoir identifié et indiqué la nécessité objective du saut vers le Parti n’épuise pas l’acte de fondation politique du Parti ni ne précise déjà la forme que le Parti doit revêtir historiquement.

La forme du parti révolutionnaire est toujours historiquement déterminée et, par conséquent, change avec le changement des époques historiques et des formes et qualités correspondantes que revêt le processus révolutionnaire.

En ultime instance, la forme du Parti est toujours déterminée par le rapport qui s’établit entre les rapports de production et les forces productives, puisque c’est ce rapport spécifique qui, en régulant la production et la reproduction de la richesse sociale, régule et façonne le progrès, les formes et les objectifs de la révolution.

La forme du Parti doit toujours être dimensionnée et fabriquée en fonction de cette tendance, formes et objectifs. Elle ne prédétermine rien, mais elle est déterminée.

À son tour, elle se conforme à ces lois objectives, en les interprétant scientifiquement, en modelant la stratégie révolutionnaire, en la convertissant en un programme et une projectualité sociaux, en une organisation révolutionnaire des masses.

4. Dans l’époque historique actuelle où les rapports de production dominants constituent le plus grand obstacle au développement des forces productives, une époque de révolution sociale prend et doit prendre le relais.

Avec cela, le processus révolutionnaire est amené à fondamentalement se qualifier pour avoir un caractère social.

En vertu de l’antagonisme structurel entre les rapports de production dominants et les forces productives, le processus révolutionnaire dépasse la sphère du politique pour se configurer d’emblée comme une révolution sociale.

Marx observe d’ailleurs déjà : « L’intelligence politique est précisément intelligence politique, c’est qu’elle pense à l’intérieur des limites de la politique… Plus elle est aiguë, plus elle est vivante, moins elle est capable de comprendre les maux sociaux…

Plus l’intelligence politique est unilatérale, c’est-à-dire (…) plus parfaite, plus elle croit à l’omnipotence de la volonté et plus elle est aveugle aux limites naturelles et spirituelles de la volonté, et plus elle est incapable de découvrir la source des maux sociaux ».

Et encore : « Tant que les prolétaires pensent sous la forme politique, ils voient les raisons de tous les maux dans la volonté et tous les remèdes dans le pouvoir et le renversement d’une forme déterminée d’État. La volonté politique cache les racines de la pauvreté sociale, fausse la compréhension de leurs véritables desseins ; leur intelligence politique trompe leur instinct social ».

En continuant à se référer à Marx, il convient de noter que « la nature politique commune est la nature de l’État ».

Le but de la révolution est la conquête de l’État. Le maintien du pouvoir d’État conquis transforme la classe dirigeante en un oppresseur féroce : l’État est toujours – et ne peut manquer d’être – un instrument d’oppression d’une classe sur une autre.

5. La nature de la révolution prolétarienne dans la métropole n’est pas la conquête du pouvoir politique, mais le renversement résolu de toute forme de pouvoir et, avec cela, de toute forme d’État.

La révolution sociale prolétarienne sait que « la vie humaine est plus universelle que la vie politique » et, par conséquent, maintenant elle peut et doit dissoudre non seulement l’État impérialiste pourri mais aussi la marche de la société capitaliste.

Le communisme a besoin de l’acte politique de la conquête du pouvoir, « comme il a besoin de destruction et de dissolution ». Toutefois « là où commence son activité organisatrice, là où se manifestent son but et son âme, là il jette son enveloppe politique ».

La révolution prolétarienne utilise la politique comme une « coquille », pour affirmer le contenu social du saut d’époque pour la communauté réelle. Au fur et à mesure que ces contenus sont affirmés, l’enveloppe elle-même est rejetée et jetée dans la poubelle de l’histoire.

La révolution sociale prolétarienne est la mort de la politique qui, en tant que « totalité abstraite », dominait autrefois les voies de la révolution.

Des voies qui qualifiaient pourtant les révolutions bourgeoises, étant donné que celles-ci et seulement celles-ci faisaient sien le point de vue de l’État.

La révolution sociale prolétarienne rompt résolument avec cette tradition, car elle adopte le point de vue de la totalité concrète, c’est-à-dire la société et le sujet social de l’émancipation universelle des forces productives, à partir de la fondamentale : l’homme.

6. « La révolution n’est donc pas seulement rendue nécessaire parce qu’elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l’est également parce que seule une révolution permettra à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles. » (Idéologie allemande)

Fonder la société sur de nouvelles bases signifie le communisme.

Dans ce saut vit le passage « du règne de la nécessité au règne de la liberté ». Dans ce saut vit le passage de la préhistoire à une histoire vraiment et entièrement humaine.

Tout cela n’est possible qu’en rompant les rapports de production capitalistes, les rapports sociaux correspondants, la division capitaliste du travail, etc.

Déjà Engels, prenant la Commune de Paris pour exemple, disait que l’état de dictature du prolétariat n’était pas un état au sens propre du terme, mais une communauté, puisque, en abolissant les classes et en s’éteignant, il réunit les individus en une communauté réelle, non plus séparée de la société et au-dessus d’elle, comme l’était l’État.

Dans la transition vers le communisme, la communauté signifie la réunification de toutes les pratiques sociales de destruction-construction, la réunification du savoir avec le pouvoir.

Cette réunification traverse toutes les déterminations du Système du Pouvoir Rouge, de ses agents et de ses organes.

Construire la transition vers le communisme, c’est aussi construire des individus sociaux communistes et les pratiques de savoir-pouvoir de destruction-construction.

Ici, à ce seuil, le processus révolutionnaire est porté à sa plus haute expression. Après tout, Marx lui-même met en garde : « L’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie est une lutte classe contre classe, une lutte qui, portée à sa plus haute expression, à une révolution totale ».

7. Dans la métropole, la sphère du politique est inadaptée à la complexité et au caractère général du processus révolutionnaire.

Ainsi, le Parti ne peut avoir une forme exclusivement et éminemment politique.

Le « pouvoir des armes » et leur langage n’évoquent pas le pouvoir absolu et le savoir-faire qui réunit les pratiques sociales, le « pouvoir absolu ».

Par conséquent, le Parti ne peut revêtir une forme exclusivement combattante.

« Dans la métropole impérialiste, la naissance de la guérilla a été d’emblée caractérisée comme unité dialectique du politique et du militantisme.

Non plus « les deux fusionnant en un », mais « un qui se divise en deux ».

Non plus un parti d’un côté et une armée de l’autre, mais un parti guérilla.

Le parti guérilla que le Prolétariat Métropolitain entend construire n’est pas un simple parti politique, de même qu’il n’est pas exclusivement un parti combattant.

Ce n’est pas un simple parti politique, comme le Parti bolchevik et le Parti communiste chinois, car en cette époque historique le centre de gravité de l’affrontement entre les classes ne s se place plus sur le terrain politique, mais sur le plan social.

Ce n’est pas un parti exclusivement combattant parce que la guerre de classe révolutionnaire ne signifie pas, principalement, ni exclusivement le combat militaire. »

Voici la base et le principe inspirateur de la forme Parti dans la métropole.

Le Parti assume la forme sociale de la guérilla, laquelle est sociale, parce qu’elle a réunifié en son sein toutes les pratiques sociales.

8. La guérilla est l’agent maximum de l’invisibilité et de l’extériorisation du savoir-pouvoir du prolétariat métropolitain : invisibilité à l’ennemi et extériorisation contre l’ennemi coexistent en son sein au plus haut niveau de synthèse.

Cela signifie que plus le Parti est invisible et externe à la contre-évolution impérialiste mondiale, plus il est visible et devient interne au Prolétariat métropolitain : c’est-à-dire plus il communique avec le Prolétariat Métropolitain.

Il communique les rapports de pouvoir, les relations sociales, les pratiques de savoir, les pratiques de pouvoir.

Sur ce plan le Parti Guérilla est le Parti de la communication sociale.

Cela lui permet d’organiser, de recomposer et de transformer la spontanéité du prolétariat métropolitain en unité du multiple qui palpite et s’enrichit au sein du Système du Pouvoir Rouge.

Celui-ci, à son tour, rétroagit à l’égard du Parti en le transformant.

La dialectique réelle en tension de savoir-pouvoir qui se dégage de la dictature du prolétariat en construction transforme ainsi les transformateurs.

Non seulement cela : plus le couple invisibilité-extériorisation fait affirmer les contenus sociaux du pouvoir rouge, plus la forme du Parti devient visible, plus devient alors visible la forme du passage au communisme.

Plus la transition devient visible, plus le caractère transitoire de la nécessité du Parti devient visible.

De même que la dictature du prolétariat est la dernière forme de pouvoir possible et nécessaire, de même que l’Armée rouge est la dernière forme de l’armée, de même le Parti guérilla est la dernière forme possible et nécessaire du parti.

Les classes abolies, État, Armée et Parti disparaissent. Les contradictions sociales n’auront plus un caractère antagoniste. Par leur résolution, les hommes sociaux, comme le dit déjà Marx, affirmeront leur domination consciente et définitive sur la nature et sur leur propre nature.

La capacité de jouissance signifiera la jouissance au plus haut niveau naturel, humain et social ; la capacité de jouissance et de jouir signifiera le développement unilatéral des jouissances sociales humaines.

Pour la première fois, une communauté sociale humaine introduira la « fête » dans la relation entre l’homme social – nature. La même nature elle-même sera pour la première fois entièrement humaine et sociale.

9. Le Parti guérilla insère dans ce cadre propre à une époque la désarticulation-destruction de l’État impérialiste d’une part, et la conquête-organisation du prolétariat métropolitain sur le terrain de la guerre de transition pour le communisme d’autre part.

Hors de ce cadre, aucune dialectique destruction-construction ne peut être donnée.

Ce sont ces finalités propres à une époque qui rendent la dialectique destruction-construction objectivement possible et subjectivement organisable.

À son tour, cette dialectique projette et fabrique dans le présent concret, pour ainsi dire, la finalité propre à l’époque sous sa forme historiquement déterminée.

Le Parti guérilla est au centre d’un travail incessant de traduction de la finalité propre à l’époque en pratiques sociales. Et vice versa.

En ce sens, le Parti guérilla est le porteur dans « l’abstrait » à la fois du Programme de Transition au Communisme que de la traduction conjoncturelle de celui-ci dans le Programme Politique Général de conjoncture.

C’est un chemin de l’abstrait au concret. Son chemin est aussi le sien qui, partant de la pratique et convertissant le programme en pratique, s’élève du particulier au général.

Aller du concret particulier au général signifie partir du prolétariat métropolitain pour arriver au Parti. Aller de l’abstrait au concret, c’est partir du Parti pour revenir au prolétariat métropolitain.

Dans cette dialectique complexe et riche, donc, sont présents non seulement le Programme de Transition au Communisme, c’est Programme Politique Général de Conjoncture, mais un autre élément décisif doit être inséré : les Programmes Immédiats spécifiques du pouvoir, puisqu’ils se réfèrent concrètement à ses besoins immédiats du prolétariat métropolitain.

Lorsque nous parlons de définition des programmes, nous entendons faire référence à cette dialectique complexe et à tous ses éléments en interaction.

La définition des programmes vit dans cette interaction toujours mouvante.

Et dans cette interaction, dans le développement concret de la guerre des classes et spécifiquement des interconnexions qui s’inscrivent, déplacent et transforment la dynamique entre toutes les déterminations du Système du Pouvoir Rouge : Parti, Organismes des Masses Révolutionnaires, Mouvements de Masses Révolutionnaires.

Inextricablement, la définition des programmes renvoie à la construction de la ligne de masse, puisque les programmes peuvent uniquement vivre que dans le concret de la théorie-pratique révolutionnaire qui organise et transforme la « spontanéité des masses ».

La dimension des programmes – de celui général à celui cyclique jusqu’à celui portant sur l’immédiat – est unitaire.

Néanmoins, il y a des distinctions en son sein. Le rapport qui lie les différents programmes entre eux est donc dialectique, d’unité-distinction.

Cela signifie qu’il n’est pas possible d’abord de définir un programme, puis un autre et les autres. Chaque programme considéré individuellement renvoie nécessairement à tous les autres : en lui-même, il est incomplet.

C’est dans la définition des programmes que chaque programme commence à trouver son caractère de complétude mature. Commence à trouver, disions-nous, car tous cherchent et ne peuvent trouver « leur plus mûre identité que dans la lutte révolutionnaire ».

On peut conclure que la définition des programmes et la conquête pour leur part d’un caractère mature de classe-identité s’inscrit au plus haut niveau d’unité du rapport théorie-pratique.

8. Le parti guérilla et la définition des programmes

La définition des programmes qualifie l’essence du Parti et le distingue des autres déterminations du Système du Pouvoir Rouge. En ce sens, il n’y a pas de Parti sans définition des programmes.

La définition des programmes qualifie et finalise aussi le rapport du Parti avec les Masses. En ce sens, il n’y a pas de définition de Parti et de programme sans rapport avec les masses.

Et c’est une relation de modelage réciproque à partir des masses, le Parti se« modèle » et se finalise comme une détermination consciente et projectuelle du Système du Pouvoir Rouge ; les masses investies par les déterminations conscientes et projectuelles propres aux Parti sont « modelées » en ce sens qu’elles sont réunies, transformées et organisées sur le terrain révolutionnaire.

Cela signifie que la partie – le Parti – s’unit continuellement à l’ensemble – les masses – tout en s’en distinguant continuellement.

Le Parti et les Masses constituent ensemble une totalité ouverte qui toujours « s’ouvre » en ce sens que chacun, en passant dans l’autre, se change lui-même et, par conséquent, la qualité totale du parcours révolutionnaire.

C’est pourquoi un trait caractéristique de l’existence du Parti est la définition des programmes. C’est pourquoi la définition des programmes ne peut être dissociée de la construction de la ligne de masse, c’est-à-dire placée à l’extérieur du rapport Parti-Masses (et, pire, avant celui-ci).

Le rapport Parti-Masses n’échappe pas – comme aucun autre rapport et détermination ne peut échapper – aux répercussions du caractère historiquement changeant de tous les rapports sociaux ; le rapport Parti-Masses, en d’autres termes, est aussi une relation historiquement déterminée.

Cela signifie qu’aujourd’hui, d’une part, lorsqu’on parle du rapport Parti-Masses, il faut, plus précisément, parler du rapport Parti guérilla-Prolétariat métropolitain ; d’autre part, ce rapport n’est pas génériquement déterminé et finalisé par la perspective d’organiser les masses sur le terrain révolutionnaire, mais, plus pertinemment, il est déterminé et finalisé par la perspective d’organiser le prolétariat métropolitain sur le terrain de la guerre de transition au communisme.

Seul le Parti guérilla peut réunifier le prolétariat métropolitain.

Ce n’est qu’à l’époque historique du prolétariat métropolitain que la nécessité du parti de guérilla pouvait surgir. Sans la construction de la guérilla, il n’est pas possible de réunifier le prolétariat métropolitain.

Rester en dehors de cette construction, ne pas la promouvoir, ne pas la diriger, ne pas la fabriquer dans un saut qui redéfinit les pratiques sociales révolutionnaires, c’est se référer non pas précisément au Prolétariat Métropolitain, mais encore de manière générique aux masses ; cela signifie se référer non pas de manière pertinente à la guerre de transition pour le communisme mais encore de manière générique à la révolution.

Dans les deux cas, non seulement les nécessités objectives et le devenir possible du saut d’époque au communisme ne sont pas compris, mais les mêmes caractéristiques saillants de la conjoncture de transition sont perdues. Il ne pouvait pas en être autrement du reste.

La définition des programmes-construction de la ligne de masse signifie construction de l’unité sociale (politique, militaire, idéologique, etc.) du Prolétariat Métropolitain.

Le saut d’époque au communisme dépend de l’unité sociale du prolétariat métropolitain.

Cette unité, du reste, ne peut vivre que si elle est pénétrée, nourrie et façonnée par les contenus sociaux d’époque du saut au communisme.

La construction de la ligne de masse, donc, la construction de l’unité sociale du Prolétariat Métropolitain se déroulent le long de trois maillons indivisibles, qui constituent une chaîne indestructible : Programme de Transition vers le Communisme, Programme Politique Général de Conjoncture, Programme Politique Immédiat.

Chacun de ces trois maillons renvoie à l’autre et chacun se jette dans l’autre : tous, ensemble et de manière distincte, trouvent dans la pratique sociale révolutionnaire leur identité et leur base de formation et de développement.

Le Parti guérilla du Prolétariat métropolitain se distingue précisément par sa capacité à parcourir ces trois maillons et à les rassembler sans relâche dans une chaîne de relations profondément unitaires.

Aucun espace de « l’être social » au sein duquel se place la multiplicité des unités qui composent le prolétariat métropolitain et la multidimensionnalité des pratiques de savoir-pouvoir qui s’en dégagent se soustrait et peut se soustraire au champ d’action du Parti guérilla.

La sphère au sein de laquelle se meut le Parti guérilla est l’univers social de la réunification de toutes les pratiques sociales et de toutes les couches qui composent le Prolétariat Métropolitain.

Dans cet univers il n’y a aucune division spatio-temporelle. Le premier est le second ; la logique des deux, trois temps « va au diable », mieux : la pratique sociale l’envoie au diable.

C’est précisément pour cet ordre de raisons que le Programme de Transition au communisme, le Programme Politique Général de Conjoncture et le Programme Politique Immédiat ne peuvent être séparés l’un de l’autre.

Briser l’unité-distinction qui les lie dans l’espace et dans le temps équivaut à briser la chaîne et donc à briser la totalité de la pratique sociale révolutionnaire qui construit la transition au communisme.

Mais si le Programme de Transition au Communisme, le Programme Politique Général de Conjoncture et le Programme Politique Immédiat constituent toujours un seul tout indivisible, au sein de cette totalité historiquement déterminée il y a une échelle de priorité.

Le sens de la priorité est double.

Quant à la fondation et au développement possible des tendances stratégiques de la guerre des classes pour le communisme, est central le programme de transition au communisme, comme abstraction maximale du général.

En ce qui concerne la mise en œuvre matérielle de la pratique sociale révolutionnaire, le point nodal, ce sont les Programmes politiques immédiats, en tant que concrétisation maximale du particulier.

Reconnecter politiquement et socialement dans la conjoncture le Programme de Transition au Communisme avec le Programme Politique Immédiat est la tâche spécifique du Programme Politique Général de Conjoncture, en tant que synthèse conjoncturelle entre abstraction générale et concrétisation particulière.

Les Programmes Politiques Immédiats non seulement se reconnectent et trouvent leur identité complète dans le Programme Politique Général de Conjoncture, mais en cela ils réalisent de manière conjoncturelle le passage au communisme dans toutes les couches de la classe et, par conséquent, dans le Prolétariat Métropolitain recomposé.

Bien que déterminés par les formes déterminées de la transition, eux seules peuvent nourrir ces formes et leur donner un caractère concret.

La concrétisation du Programme Politique Général de Conjoncture est ici précisément, la concrétisation du Programme de Transition au Communisme dans la conjoncture.

Ainsi, tout Programme Politique Immédiat, tout en étant orienté et construit sur une couche de classe spécifique, renvoie à tous les autres : l’organisation d’une couche de classe sur le terrain de la guerre de transition au communisme, pour le communisme, se fait en étroite unité avec tous les autres.

C’est une loi de la révolution sociale dans la métropole.

Il n’y a pas d’organisation d’une couche de classe en dehors de la recomposition politique et sociale du prolétariat métropolitain.

Par conséquent, s’il est vrai que sans Programme Politique Général de Conjoncture, il n’y a pas de Programmes Politiques Immédiats, l’inverse est également vrai.

Encore une fois, le rapport est dialectique, il ne tolère aucune réduction et aucun schématisme, étrangers à la dialectique matérialiste du marxisme-léninisme.

Si le Programme de Transition au Communisme rappelle le saut d’époque vers le communisme, Programme Politique Général de Conjoncture rappelle la nécessité d’analyser la situation économique et comment y faire vivre la transition, dans des formes historiquement déterminées, au communisme.

Ces besoins doivent non seulement contribuer à résoudre le problème de l’identification de la « cible centrale » à attaquer, mais aussi celui de la détection des « domaines centraux de lutte » à pratiquer et des objectifs sociaux à atteindre.

Le Programme Politique Général de Conjoncture n’est pas simplement un plan d’attaque contre le cœur de l’État, mais aussi un programme de construction de nouveaux rapports de savoir-pouvoir entre les classes, visant à l’abolition et à la transformation sociale de la société capitaliste.

Bref, dans le Programme Politique Général de Conjoncture vit, dans les formes spécifiques de la conjoncture et sur la ligne de son devenir possible et nécessaire, une dialectique indivisible entre destruction et construction.

Privilégier la destruction, c’est transformer le Programme Politique Général de Conjoncture en une offensive militaire contre l’appareil de l’État impérialiste.

Privilégier la construction, c’est transformer le Programme Politique Général de Conjoncture e en propagande vulgaire et grossière d’un « contre-pouvoir » qui coexiste à côté du pouvoir bourgeois et non contre lui.

À leur tour, les Programmes Politiques Immédiats rappellent la nécessité de partir des besoins immédiats du prolétariat métropolitain.

Ici, certaines choses doivent être clarifiées. Seule une référence purement formelle au léninisme peut qualifier le fondement des Programmes Politiques Immédiats du prolétariat métropolitain d’« économicisme ».

Aujourd’hui, en effet, « l’économisme » ne peut pas constituer la « maladie infantile de la métropolisation », comme nous le verrons.

Lénine, à vrai dire, ne pose pas la chose de cette manière. Il ne se lasse pas d’avertir qu’il existe « spontanéité et spontanéité », exhortant le Parti à considérer avec la plus grande attention « les pas en avant réalisées par le mouvement ».

La spontanéité constitue pour lui, en définitive, la « forme embryonnaire de la conscience ». Par conséquent, parler avec mépris de la spontanéité, le liquider et privilégier unilatéralement le Parti n’est pas léniniste.

Avec l’aggravation de la crise du Mode de Production Capitaliste, l’expansion et l’intensification de l’intervention de l’État impérialiste dans toutes les régions de la formation économico-sociale, les « luttes économiques » se répercutent contre la « résistance » directe et globale de l’État et se définissent dans la perspective de la lutte pour le pouvoir.

Ici, à un tel degré de développement de la crise et du rapport de guerre relatif entre les classes, même l’« économiste » le plus têtu ne serait pas en mesure de circonscrire les « luttes spontanées » contre le « simple patron » : désormais elles s’affrontent « spontanément » avec l’État.

Si la « spontanéité » est la « forme embryonnaire de la conscience », les Programmes Politiques Immédiats sont la forme embryonnaire du Programme Politique Général de Conjoncture et, par conséquent, de la transition au communisme dans la conjoncture.

Au niveau de cette nouvelle dialectique, les limites ne peuvent plus consister dans la réduction économiste du rapport de pouvoir.

Il y a bien d’autres tendances erronées qui peuvent s’affirmer sur cette nouvelle base (par rapport à ces tendances nous avons commencé, pour la partie qui nous appartenait, à exercer l’autocritique nécessaire).

D’une part, le fait de ne pas développer adéquatement l’embryon, c’est-à-dire de croire que la définition des programmes aboutit exclusivement à la construction des Programmes Politiques Immédiats, en dehors du Programme Politique Général de Conjoncture.

D’autre part, l’incapacité de développer adéquatement le cadre d’analyse de la conjoncture propre au Parti, c’est-à-dire de croire que la définition des programmes se résout dans l’enfermement des chambres du Parti avec la construction idéaliste et unilatérale du Programme Politique Général de Conjoncture en dehors du rapport avec le prolétariat métropolitain.

Les Programmes Politiques Immédiats constituent le particulier concret organisé en programmes.

Autour d’eux, le Prolétariat Métropolitain s’organise sur ses besoins immédiats et les Organismes de Masses Révolutionnaires naissent comme structures formant l’Armée Rouge.

Les Programmes Politiques Immédiats découlent de la dialectique Parti-Mouvements de masses révolutionnaires.

Le Parti apporte le contenu stratégique de la transition et l’analyse de la conjoncture ; les mouvements révolutionnaires de masse, toutes les tensions, contradictions, humeurs, attentes, exigences de pouvoir qui bouillonnent en morceaux au sein du prolétariat métropolitain.

Non seulement les Programmes Politiques Immédiats prennent forme de cette dialectique, mais les Organismes de Masses Révolutionnaires naissent et se développent, la détermination manquante du Système du Pouvoir Rouge, étant donné que les Mouvements Révolutionnaires de Masses et le Parti sont des déterminations déjà données, dont la genèse est influencée chacune par l’autre.

Les Organismes Révolutionnaires de Masses constituent le chaînon manquant du Système de Pouvoir Rouge, car ils n’apparaissent pas ou ne se reproduisent pas spontanément.

Ils sont le résultat précis d’une dialectique précise : celle entre le parti et les Mouvements de Masses Révolutionnaires.

Même lorsqu’il y aura des milliers d’Organismes de Masses Révolutionnaires, ils continueront à revêtir le caractère de chaînon manquant dans le Système de Pouvoir Révolutionnaire.

9. Le Programme de Transition au Communisme

Sans un programme de transition au communisme qui explique les objectifs sociaux de la guerre, il n’est pas possible d’identifier toutes les composantes prolétariennes qui y sont objectivement intéressées.

Ce programme, en revanche, ne surgit pas de rien, mais dix ans de luttes prolétariennes, de critique pratique et radicale de l’usine et de la formation sociale capitaliste, l’ont largement esquissé dans son contenu essentiel que l’on peut ainsi résumer :

– Réduction du temps de travail, travailler tous, travailler moins ; libération massive du temps social et construction des conditions sociales de son utilisation avancée.

– Recomposition du travail manuel et du travail intellectuel, de l’étude et du travail, chez chaque individu et au cours de la vie.

– Abolition de la propriété privée et réappropriation sociale des richesses.

– Renversement de l’exercice des pouvoirs et du flux de la projectualité des objectifs collectifs à tous les niveaux de la vie sociale.

– La requalification de la production, du rapport entre l’homme et la nature, sur la base de valeurs d’usage collectivement définies et historiquement possibles.

– Modification de notre formation sociale selon les principes d’un internationalisme prolétarien efficace.

La condition de ce programme est le dépassement des rapports de production capitalistes, de production fondée sur la valeur d’échange.

L’utopie n’y est pour rien. Il s’agit ici d’un programme qui, comme dirait Marx, « ne permet pas aux piliers de la maison de rester debout », ayant déjà pleinement mûri dans ses fondements.

C’est un programme auquel font continuellement allusion les luttes des sujets prolétariens les plus conscients qui rompent violemment avec les tendances immanentes et conservatrices du développement capitaliste et s’affrontent sous des formes antagonistes avec l’État.

Cependant, c’est un programme qui cherche son identité la plus mature dans la lutte révolutionnaire. La croissance du pouvoir rouge coïncide avec cette recherche et c’est au Parti de la promouvoir.

10. Crise, guerre et internationalisme prolétarien

1. La loi générale : la crise de l’impérialisme engendre la guerre.

« Le révisionnisme soviétique et l’impérialisme yankee, qui se tiennent sous le même manteau, ont commis tant de ces crimes que les pôles révolutionnaires du monde entier ne permettront pas qu’ils restent impunis.

Les peuples de tous les pays se soulèvent. Une nouvelle période historique de lutte contre l’impérialisme yankee et le social-impérialisme soviétique a maintenant commencé.

Ou la guerre provoque la révolution, ou la révolution empêche la guerre, les jours de la vie de l’impérialisme yankee et du révisionnisme soviétique sont désormais comptés.

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. »

2. Les quatre contradictions sont devenues trois.

Les quatre contradictions fondamentales de notre temps, telles qu’elles ont été exposées par Mao lors du 9e au 10e congrès du Parti Communiste Chinois − c’est-à-dire avant que Deng Xiao Ping ne développe sa théorie bourgeoise des « trois mondes » − peuvent être schématisées comme suit :

– la contradiction entre le prolétariat mondial et la bourgeoisie mondiale est la principale, elle traverse toutes les formations sociales dominées par le mode de production capitaliste, y compris celles à « capitalisme monopoliste d’État » (URSS, Chine, etc.) ;

– la contradiction entre les pays socialistes et impérialistes, c’est-à-dire par « socialistes » les pays où domine la dictature du prolétariat, et y compris parmi les impérialistes aussi ceux à capitalisme d’État ;

– la contradiction entre peuples et nations opprimés d’une part, et impérialisme d’autre part ;

– les contradictions internes du système impérialiste entre États, groupes financiers, multinationales impérialistes.

Au cours des dix dernières années, beaucoup d’eau est passée sous les ponts. La révolution culturelle, quoique momentanément, a été vaincue et la ligne bourgeoise de Deng a pris le dessus.

Il est toujours difficile de retracer les pays dans lesquels la dictature du prolétariat domine réellement. Il nous semble donc que dans la phase actuelle, la deuxième grande contradiction remonte, par ordre d’importance, à la dernière place.

Néanmoins, la contradiction entre le prolétariat mondial et la bourgeoisie mondiale est devenue plus aiguë et plus étendue ; et à la suite de cela aussi les deux autres mentionnés deviennent plus explosifs. Cela nous semble l’aspect qui caractérise les années 80.

Malgré ceux qui soutiennent que la tendance à la guerre prévaut sur celle à la révolution, nous soutenons le contraire : la révolution est la tendance principale à l’époque de l’impérialisme mourant.

Lorsque nous parlons d’impérialisme, nous nous référons autant au mouvement du capital monopoliste privé qu’à celui des pays capitalistes d’État.

« Nous voulons être très explicites sur ce point : l’impérialisme et le social-impérialisme sont deux unités variables du mode de production capitaliste à ce stade : le capitalisme privé et le capitalisme d’État.

Ils forment un système impérialiste, dans lequel il y a à la fois unité et contradiction. : unité du Mode de Production Capitaliste, contradiction entre ses formes d’existence géographiquement et historiquement déterminées ».

« Le révisionnisme moderne est l’expression idéologique, politique, matérielle d’un secteur de l’impérialisme mondial, l’impérialisme social, une composante organique (et contradictoire) de la dictature de classe de la bourgeoisie impérialiste ».

La loi générale de la crise traverse tout le système impérialiste.

La contradiction principale de ce système est celle entre le secteur monopolistique multinational dirigé par les États-Unis et le secteur monopolistique d’État dirigé par l’URSS.

3. À la différence de la première et de la seconde guerres mondiales, l’actuelle a un triple caractère :

– c’est une guerre de classe dans chaque secteur de l’impérialisme ;

– c’est une guerre entre les peuples et les nations opprimés par l’impérialisme ;

– c’est une guerre entre secteurs de l’impérialisme et au sein de chacun d’eux.

En effet, l’exportation du capital et les « contre-tendances » à la crise de surproduction ont une répercussion violente à la fois dans les zones qui exportent le capital et dans les zones où celui-ci va établir sa domination.

a) Dans les régions exportatrices de capitaux (domination réelle), la guerre des classes tend à prendre la forme d’une guerre sociale totale pour la transition au communisme.

b) Dans les zones pénétrées par le capital internationalisé, la guerre tend à revêtir des formes multiples définies par le degré de développement des forces productives et des rapports sociaux contre lesquels le capital s’est établi et a commencé à s’imposer comme rapport (guerres de libération nationale).

c) Au sein de chaque secteur impérialiste, les conflits se multiplient entre États, groupes financiers et entreprises multinationales.

L’imbrication de ces trois caractères explique la forme particulière de la guerre actuelle qui est un processus mondial, simultané et interactif de guérilla et de lutte révolutionnaire dans la métropole, les guerres de libération nationale, la multiplication des foyers de confrontation militaire directe entre le secteur impérialiste et le social-impérialiste.

La « tendance à la guerre » n’est donc pas une incubation de tensions latentes qui s’apprêtent à exploser dans un « instant X » à venir.

4. Aux fins de notre discours, il est maintenant intéressant de souligner le fait que le secteur impérialiste dans lequel se situe notre formation sociale est caractérisé, également, par un développement inégal du capital.

La forme politique de cette évolution inégale est celle d’un système d’États impérialistes entrelacés (au niveau économique, politique et militaire) selon une hiérarchie complexe qui voit les États-Unis, ou les plus puissantes multinationales capitalistes, à son sommet.

Cependant, il faut dire que s’il existe une contradiction au sein du système impérialiste, l’intérêt unitaire de la bourgeoisie impérialiste à étendre toute la zone d’exploitation du capital monopoliste multinational est toujours dominant.

À cette fin, il a donc construit un système mondial politico-militaire intégré conçu pour intervenir à la fois intérieurement dans les États impérialistes individuels dans une fonction contre-révolutionnaire, ainsi que pour attaquer tout « ennemi extérieur » potentiel.

Ce système politico-militaire intégré, pour l’espace européen et méditerranéen, a son cœur au sein de l’OTAN.

5. Les États impérialistes s’arment pour la guerre.

L’OTAN est une organisation qui défend les intérêts du capital monopoliste multinational et surtout du plus fort : les multinationales américaines.

L’OTAN n’est pas une institution « défensive » : si elle défend quelque chose, ce ne sont que les intérêts du capital impérialiste.

L’OTAN est la force motrice de la contre-révolution impérialiste dans l’espace européen et méditerranéen.

L’OTAN signifie guerre interne et guerre externe.

Guerre intérieure :

– favorise l’intégration des appareils et la standardisation des théories anti-guérilla ;

– promeut la contre-guerre psychologique à travers des livres, des médias de masse, des films, etc. Par exemple, la brochure de Sterling (« The Plot of Terror ») est citée à plusieurs reprises par le secrétaire d’État américain Haig et le journaliste a été invité à participer aux travaux du sous-comité du Sénat américain sur le terrorisme et la sécurité ;

– prépare une psychologie de masse à l’appui de la politique agressive de l’impérialisme.

Guerre extérieure :

– intégration de sections des forces armées des pays membres dans des corps expéditionnaires agressifs ;

– l’installation de bases de missiles à têtes nucléaires, il va de soi que toute décision sur leur « utilisation » appartient uniquement aux Américains puisque les gouvernements européens n’ont aucun droit de vote à cet égard.

6. L’aggravation de la crise est à l’origine de la nécessité d’une intégration transnationale plus étroite des appareils contre-révolutionnaires et bellicistes de la bourgeoisie impérialiste.

Dans ce processus, qui est naturellement perturbé par de profondes contradictions, les appareils des États individuels subissent d’importantes métamorphoses.

6a. Le ciment idéologique de tout cela est la philosophie de la « nouvelle droite » américaine qui « pense » pour [le président américain Ronald] Reagan et qui repose sur quatre piliers :

– L’anticommunisme viscéral de la tradition maccarthyste.

– Le néo-libéralisme et le néo-monétarisme de Milton-Friedmann en économie, qui redimensionnent l’intervention de l’État au contrôle des mouvements d’argent.

– Au sein de l’État : coupes dans les programmes sociaux et augmentation des dépenses militaires, modernisation de l’industrie de guerre. A l’échelle mondiale : voir la réunion annuelle du Fonds monétaire international en octobre et le sommet de Cancun.

– La « Moral-Majority » ou la « restauration » après la gueule de bois de 68 et les luttes sociales des dix dernières années. (Droit-Ordre-Famille).

– La nouvelle doctrine militaire résumée par le slogan : Amerika über alles !

6b. Ce processus se développe aussi sous des formes spécifiques dans notre pays, impulsé au niveau politique par le PSI de l’Amerikan Craxi et par la DC [Démocratie Chrétienne].

Cela se traduit par :

– l’envolée du budget militaire (plus que doublé au cours des deux dernières années) ;

– le renforcement de l’industrie de guerre ;

– politique belliciste du gouvernement (voir décision d’envoyer des troupes dans le Sinaï et d’installer des missiles à tête nucléaire un peu partout et à Comiso contre les peuples arabes et nord-africains) ;

– l’intégration du ministère de la Défense et de l’Intérieur dans les projets de l’OTAN. L’Italie est de plus en plus au centre de la politique impérialiste relative à l’espace méditerranéen ;

– la corporatisation du personnel militaire ;

– la restructuration des forces armées dans le cadre de la « modernisation » de l’OTAN.

7. Le degré d’intensité de l’affrontement entre les deux pôles de la contradiction principale du système impérialiste augmente en relation avec le fait que de plus en plus l’Europe elle-même se trouve au centre de cet affrontement.

Qu’il en va ainsi est démontré par les récentes déclarations de Reagan et [le secrétaire d’État américain Alexander] Haig [et ancien commandant suprême des forces alliées en Europe de 1974 à 1979, visé par une attaque de la RAF en 1979] sur la possibilité d’une guerre nucléaire limitée à l’Europe.

La tristement célèbre « directive 59 » approuvée par Reagan prévoit précisément la possibilité d’une guerre limitée contre l’Europe et à l’URSS dans l’intérêt américain.

[Il y a ici confusion entre la Presidential Directive 59 signée par Jimmy Carter en juillet 1980 organisant de manière secrète une attaque nucléaire préventive en Europe et les propos du nouveau président Américain Ronald Reagan parlant en 1981 d’une guerre nucléaire se limitant à l’Europe.]

Haig : « Il y a des choses pires que la guerre. »

Haig : « Parmi les plans extraordinaires envisagés dans la doctrine de l’OTAN figure celui de l’utilisation d’une arme atomique à des fins démonstratives pour faire comprendre à l’autre partie que les limites de tolérance dans le secteur conventionnel sont dépassées ».

Pour Haig, il y a donc « pire » que quelques dizaines de millions de morts : quelques dizaines de millions de prolétaires au chômage.

Le prolétariat métropolitain de Rome, Londres, Bruxelles, Amsterdam, Bonn, ainsi qu’en Scandinavie, au Danemark, en Norvège, en Suède a démontré sa sensibilité aiguë au problème en se mobilisant immédiatement et en donnant lieu aux manifestations politiques de masse les plus puissantes des dix dernières années.

Contrairement aux manifestations contre la guerre d’agression américaine au Vietnam à la fin des années 1960, les mouvements de masse identifient aujourd’hui l’impérialisme comme une force menaçante et agressive directement dirigée contre le prolétariat européen.

N’est pas oublié le lien indissociable entre plus de dix millions de chômeurs sans perspectives et destinés à augmenter, circulant en Europe, et les préparatifs d’une solution atomique de leur problème.

Ainsi, si hier, à quelques rares exceptions près comme la RAF, cela se limitait à condamner l’agression impérialiste d’un peuple lointain, aujourd’hui cela commence à lutter pour empêcher la guerre inter-impérialiste d’envahir et de submerger l’Europe elle-même et l’idée-force qui seule la révolution prolétarienne peut empêcher que cette guerre commence à se frayer un chemin dans la conscience des masses.

Au sein de ces mouvements, il est possible d’identifier différentes positions qui reflètent à la fois l’ampleur et l’hétérogénéité de classe des forces sociales qui y participent, et l’influence idéologique de la propagande révisionniste et même de la guerre psychologique menée par l’OTAN.

Il est important de clarifier le contenu idéologique de classe des principales positions, puisque la lutte idéologique de classe est un terrain fondamental dans la relation entre le parti et les mouvements de masse.

Critiquer les mots d’ordre influencés par la bourgeoisie et le révisionnisme est une condition pour affirmer ceux qui sont corrects et que le prolétariat métropolitain doit mettre à la base de son initiative.

Le néo-révisionnisme. Cette plante a aussi des racines profondes dans notre pays. Les tenants de cette thèse affirment, plus ou moins explicitement, que l’arrière-plan stratégique des luttes révolutionnaires qui se développent dans le monde (et donc aussi en Europe) est ce qu’on appelle le « camp socialiste », c’est pourquoi la stratégie de ces les luttes ne peuvent qu’être calibrées sur ce que l’URSS et ses alliés mènent dans le monde entier.

La variante timide, qui a honte, est celle de ceux qui soutiennent que de toute façon l’ennemi principal est l’impérialisme américain et qu’il n’y a donc rien de mal à s’appuyer sur l’URSS pour le combattre.

L’un et l’autre ne comprennent pas bien que le mythique « camp socialiste » est en réalité socialiste en paroles et impérialiste en actes puisque le mode de production dominant, depuis de nombreuses années, en URSS comme dans les pays qui lui sont liés, est le capitalisme d’État.

Le révisionnisme pacifiste. Acceptation de l’OTAN et affirmation de son caractère « défensif » (1977 : Berlinguer définit l’OTAN comme une alliance défensive ; 1981 : le comité central du PCI, en octobre, réaffirme ce concept). Demande de désarmement progressif négocié.

Cette thèse est contre-révolutionnaire, car elle accepte pour le prolétariat une place dans les desseins bellicistes de l’impérialisme et sème l’illusion d’une paix possible sans la destruction du mode de production capitaliste dans sa phase impérialiste, c’est-à-dire du vrai et unique générateur de la guerre.

Cette position désarme idéologiquement les prolétaires et est activement interne aux plans de l’impérialisme.

8. Dans ce contexte, le parti, pour jouer une position d’avant-garde dans le sens de la transition au communisme, pour affirmer trois thèses fondamentales.

« Une grande paix ne pourra être réalisée qu’après l’anéantissement de l’impérialisme sous toutes ses formes » (Mao).

– Pour anéantir l’impérialisme, il est nécessaire de mobiliser le prolétariat pour développer la révolution et transformer la guerre inter-impérialiste en une guerre de classe.

– Le véritable internationalisme – dit Lénine – consiste à développer la lutte révolutionnaire dans son propre pays.

Dans notre pays, c’est l’impérialisme du capital monopoliste américain multinational, européen et au pôle national, qui doit être envoyé en enfer avec l’État impérialiste qui défend ses intérêts et les structures militaires agressives qu’il a générées.

Il ne s’agit donc pas d’affirmer que dans la contradiction entre les deux secteurs de l’impérialisme, celui dirigé par les Yankees est le principal et celui dirigé par l’URSS est le « secondaire », et donc implicitement sinon explicitement, laisser ouvertes la porte à la thèse néo-révisionniste selon laquelle on peut s’appuyer sur le second pour combattre le premier.

Au contraire, l’attaque contre l’État impérialiste et contre les structures politico-militaires transnationales intégrées du secteur impérialiste dans lequel se déroule notre militantisme révolutionnaire est déterminée exclusivement par notre emplacement et n’implique pas une évaluation de la dangerosité différente pour le prolétariat mondial des deux pôles du système impérialiste.

Ce slogan acquiert un sens nouveau dans les conditions actuelles d’interaction politico-militaire entre les États.

En fait, l’action révolutionnaire ne se limite pas ici à rendre « précaire » l’« arrière-plan » de la bourgeoisie impérialiste, mais propose une désarticulation directe et systématique des plans et des structures d’agression impérialiste.

9. Dans la crise de l’impérialisme, toute guérilla qui ne part pas du slogan « anéantir l’impérialisme » est inévitablement réformiste.

Le slogan « anéantissez l’impérialisme » est central dans le programme de transition vers le communisme.

En effet, il n’est pas possible de révolutionner définitivement les rapports sociaux de production sans une défaite définitive du système impérialiste.

Il est cependant possible, précisément en raison du développement inégal du capitalisme et de la chaîne des États impérialistes, de briser le maillon le plus faible et de construire un processus de libération du travail capitaliste dans une zone locale.

C’est précisément pour cette raison que nous parlons de « détacher l’Italie de la chaîne impérialiste » et de construire le processus de transition vers le communisme comme voie autonome et de lutter contre tout impérialisme et de manière unitaire avec tous les prolétaires en lutte et tous les peuples opprimés.

10. Il faut affronter le problème de l’unité avec toutes les guérillas luttant pour le communisme et plus généralement avec celles qui, bien qu’elles n’aient pas un contenu prolétarien, luttent contre le système impérialiste.

>Sommaire du dossier

La victoire des Talibans en Afghanistan dans le contexte de la bataille pour le repartage du monde

Malgré un investissement colossal en Afghanistan depuis 2001, les États-Unis ne sont pas arrivés à faire de l’Afghanistan un pays-base comme ont pu l’être et le sont encore relativement la République Fédérale Allemande, le Japon ou la Corée du Sud. Le terme colossal est nécessaire, car les États-Unis ont dépensé 300 millions de dollars par jour pendant 20 ans, et cela à crédit, ce qui a apporté aux créanciers pas moins de 500 milliards de dollars d’intérêt, la somme quadruplant d’ici 2050.

Le meilleur exemple de cet échec est qu’à l’annonce au début de l’été du départ final de l’armée américaine, l’armée afghane de 320 000 hommes s’est évaporée en quelques semaines, permettant aux Talibans de s’emparer du pays avec seulement 60 000 hommes.

Cependant, on doit bien comprendre qu’une telle victoire ne serait pas possible sans la présence d’un grand frère, en l’occurrence de deux grands frères mêmes. Le premier, c’est le Pakistan, le second, c’est la Chine.

Ces deux grands frères apportent deux choses : une légitimité pratique en termes de force pour l’un, une véritable perspective de développement pour l’autre.

Quand on parle en effet de la victoire des talibans en Afghanistan, il faut en fait parler d’un événement dans la zone « Afpak », c’est-à-dire l’Afghanistan et le Pakistan. Les deux pays sont liés historiquement, de manière à la fois relative et absolue. Le « A » dans le mot Pakistan désigne l’Afghanistan ; inversement, à la fondation du Pakistan, l’Afghanistan n’a pas reconnu ce pays en raison de la question frontalière définie par la ligne Durand la privant de certains territoires.

C’est qu’un peuple vit justement à la fois du côté du Pakistan et de l’Afghanistan : les Pachtounes. Et ce sont eux qui forment le noyau dur des Talibans historiquement.

En fait, à la suite de l’invasion de l’Afghanistan par le social-impérialisme soviétique en 1979, il y a eu trois millions de réfugiés afghans au Pakistan, principalement des Pachtounes.

Le Pakistan a cherché à profiter de cela : il a formé les moudjahidines afghans anti-soviétiques selon la stratégie du général pakistanais Hamid Gul par l’intermédiaire des services secrets pakistanais, l’Inter-Services Intelligence. L’Arabie Saoudite a largement financé l’initiative (c’est dans ce cadre qu’est intervenu Oussama Bin Laden, lui-même saoudien).

Le soutien par la suite du Pakistan aux Talibans afghans, eux-mêmes composés de Pachtounes, en a été le prolongement direct, et quand on parle de soutien on devrait littéralement parler d’organisation encore une fois, puisque les écoles coraniques des réfugiés afghans au Pakistan forment l’origine du mouvement grâce au soutien pakistanais.

Il faut ici noter un aspect religieux important. Il y a 36 000 centres religieux musulmans au Pakistan et la moité est d’obédience deobandi, alors que les musulmans de cette obédience forment moins du quart des musulmans pakistanais. C’est que l’Arabie Saoudite a arrosé l’obédience à coups de pétro-dollars.

Le deobandisme est en effet un fondamentalisme islamique né au 19e siècle, comme réaction néo-féodale au colonialisme, et il converge aisément avec le wahabisme saoudien. Les deux sont « littéralistes » dans leur interprétation de l’Islam.

Et, on l’aura compris, les Talibans relèvent de l’obédience deobandi.

Lorsque les Talibans prirent le pouvoir en Afghanistan en 1996, et ce jusqu’en 2001, leur « Émirat islamique » fut reconnu par trois pays seulement : on ne s’étonnera nullement qu’il s’agisse du Pakistan, de l’Arabie Saoudite et des Émirats Arabes Unis.

Toutefois, les pachtounes ne forment pas le seul peuple d’Afghanistan, un pays composé de trois parties bien distinctes :

  • Un premier ensemble méridional est tourné historiquement vers l’Iran, dominé par la culture persane et polarisé autour des villes de Herat et de Kandahar, qui sont d’ailleurs d’anciennes fondations helléno-persanes remontant à Alexandre le Grand ;
  • Un second ensemble est lui aussi marqué par la culture persane, mais Tadjik plus précisément, c’est-à-dire persane d’Asie centrale, autour de Mazar e-Sharif au Nord, il se relie par la fameuse passe de Khyber et le long de la rivière Kaboul, d’où vient le nom de l’actuelle capitale du pays, à la vallée de l’Indus et donc au Pakistan ;
  • Enfin, le reste du pays est dominé par des vallées isolées, où comme dans le Caucase où les montagnes d’Asie du Sud-Est se concentrent une multitude de peuples, irano-turcs ou irano-mongols, comme les Hazaras, ces derniers maintenant une vie sociale clanique et conservatrice souvent très arriérée, tout entière tournée vers leur refus historique de rompre avec le féodalisme.

Les Pachtounes sont le seul de ces peuples à être présents partout, dominant démographiquement l’Ouest du pays, notamment Kandahar et la région de Kaboul.

On comprend donc aisément à quel point leur soutien dans le contexte d’un pays encore à une phase pré-nationale de son histoire est ici une clef pour les impérialismes.

Les Talibans ne cessent de se présenter comme les vrais représentants de l’unité afghane, dans le prolongement des prétentions pachtounes des décennies précédentes. On ne saurait assez souligner cette dimension nationale-religieuse, qui calibre justement les discours.

C’est la raison pour laquelle le premier ministre pakistanais Imran Khan, lui-même un pachtoune, a dit en août 2021, en feignant de parler de l’influence d’une culture étrangère aux dépens de sa propre culture, que la victoire des Talibans permettait aux Afghans de briser « les chaînes de l’esclavage ».

Et l’ex-ambassadeur canadien en Afghanistan, Chris Alexander, a dans cet esprit publié le message suivant sur Twitter le 17 août 2021 :

« Il y a deux jours, les laquais du Pakistan ont pris Kaboul pour installer leurs terroristes listés et prendre la direction de tueries de masse et autres crimes de guerre ».

Le ministre des Affaires étrangères pakistanais, Shah Mahmood Qureshi, s’est d’ailleurs rendu à Kaboul le 22 août 2021.

Mais, de la même manière, des responsables talibans étaient en Chine à la fin juillet 2021. Le ministre chinois des affaires étrangères, Wang Yi, a rencontré officiellement le mollah Abdul Ghani Baradar, qu’on peut considérer comme le numéro deux des Talibans, le chef d’une sorte de bureau politique.

Et le 20 août 2021, le porte-parole des Talibans, Souhail Shaheen, a expliqué la chose suivante à la chaîne de télévision chinoise CGTN :

« La Chine est un grand pays, avec une économie forte, je pense qu’elle peut jouer un rôle important dans la reconstruction et la réhabilitation de l’Afghanistan. »

Ces propos ont été tenus alors qu’au même moment, en Chine, se tenait la cinquième édition du Forum économique sino-arabe Yinchuan. Cette ville est chef-lieu de la région autonome huí du Ningxia. Les Huís, qui sont vingt millions, sont musulmans. Ils sont légitimistes par rapport à la nation chinoise et forment la majorité des musulmans de Chine.

Les Ouïghours forment quant à eux autour de 41 % des musulmans chinois ; peuple turc sur le plan ethnique, ils sont par contre historiquement opposés aux Huís dans une sorte de nationalisme musulman les amenant à se confronter en ce moment à une puissante répression de la part de l’État chinois.

Cela pour dire que les Ouïghours ne sont nullement tous les musulmans de Chine et que la Chine peut tout à fait proposer une acceptation de l’Islam en son sein, d’autant plus qu’il s’agit d’une population infime au niveau national.

Cela est d’autant plus facile qu’il existe depuis 2017 un « Corridor économique Chine-Pakistan », dont le président a changé en août, l’ancien général Asim Saleem Bajwa étant remplacé par Khalid Mansoor, un homme des milieux économiques pakistanais ouvertement adoubé par la Chine.

Pour résumer, la Chine prête, investit et construit massivement dans les infrastructures pakistanaises, afin de permettre une réimpulsion du capitalisme bureaucratique de ce pays… évidemment en amenant une dépendance vis-à-vis de la Chine.

62 milliards de dollars doivent servir aux transports et au secteur de l’énergie, ce qui est plus que tous les investissements étrangers au Pakistan depuis 1960 et l’équivalent de 17 % du PIB pakistanais. Autant dire que c’est une pénétration de dimension énorme de la part du capital chinois, de manière résolument impérialiste.

Un rôle important est attribué au port de Gwadar, au Baloutchistan, une région marquée par un indépendantisme largement soutenu par l’Inde et par l’ancien régime afghan.

Le port de Gwadar relève de ce que les impérialistes américains appellent la stratégie chinoise du « collier de perles » : des investissements massifs et des prises de contrôles de ports tout au long de la route d’approvisionnement maritime en pétrole.

La Chine a un port militaire à Djibouti ; la Birmanie est un satellite chinois, tout comme le Cambodge. Chittagong au Bangladesh est un port sous large influence chinoise, tout comme Port-Soudan, etc.

L’Afghanistan peut tout à fait s’insérer ici dans cette expansion régionale chinoise, surtout que nombre de ses voisins, tels le Turkménistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, ainsi que l’Iran, sont dans l’orbite russe voire connaissent un penchant chinois marqué.

Il faut bien saisir cependant qu’ici le terrain est terriblement mouvant, changeant. L’instabilité générale est immense.

Pour les États-Unis, la retraite aussi chaotique soit-elle, n’est ainsi pas forcément mauvais en soi ou unilatéralement une défaite.

Déjà, les relations de l’armée américaine et ses agences avec les Talibans n’ont de fait jamais cessé. Depuis février 2020, un accord avec ces derniers avait même été passé très officiellement à Doha au Qatar, reconnaissant à ces derniers le droit de gouverner le pays une fois l’armée américaine repliée. Ce repli étant prévu par l’accord en question pour 2021.

De plus, les Talibans ont donc rompu avec l’idéologie révolutionnaire-conservatrice de l’islamisme d’Al Qaïda pour se tourner de manière assez ouverte vers l’islamisme de marché promu par le Pakistan, de manière ouvertement parallèle aux pays sous la coupe des Frères musulmans, la Turquie et le Qatar.

Sur ce point, il y a aussi la concurrence avec l’islamisme iranien, qui pour maintenir un semblant de souffle assimile de plus en plus l’eurasianisme russe à sa sauce. Dans l’idée des mollahs chi’ites de Téhéran, l’Afghanistan devrait devenir une sorte de Syrie ou d’Irak, une espèce de fédération clanique « gelée » dans un conservatisme policier.

Cela supposerait néanmoins que les Talibans se tournent vers le chi’isme, ou du moins fassent une plus grande place aux Persans voire même aux Hazaras qui le sont, et il est vrai qu’il y a une certaine tendance en ce sens.

L’une ou l’autre de ces influences conviennent à la Chine sur le fond, mais cela place les Talibans dans une position délicate dans laquelle leur islamisme va devoir se définir dans un sens ou d’un autre, alimentant forcément les dissidences en mode « romantique » qui constituent la base sur laquelle continuent d’exister des mouvements comme al Qaeda ou Daech dans ce pays.

Cela explique aussi le soi-disant « changement » des Talibans, dont le programme islamiste reste le même dans l’idée, mais sur une autre base.

Cela se voit notamment dans la communication de ces derniers, avec la mise en avant de l’unité de « forces spéciales » de Badr 313, qui affirme un style ultra moderne en terme de posture, d’armement, de tactique etc, tout en ayant pour nom celui d’une bataille mythique de l’Islam (la bataille de Badr où Mahomet était avec 313 fantassins), la première après l’Hégire et donc la première victoire des musulmans en tant que tels.

Après la prise de Kaboul, cette unité a même diffusé une image où on la voit élever le drapeau de l’Émirat d’Afghanistan, en imitant strictement le célèbre cliché de la bataille d’Iwo Jima gagnée par les Américains, et dont l’iconographie est connue du monde entier.

Il est évident qu’il y a là une rupture totale de style avec le romantisme « salafiste » de Daech ou même d’al Qaeda cultivant un goût et une esthétique plus féodale que moderne.

C’est en cela que l’on peut parler « d’islamisme de marché », c’est-à-dire de capitulation du néo-féodalisme islamique romantique devant le capitalisme et sa modernité. Il n’y a plus de « contre-modèle » au capitalisme occidental, mais un modèle islamique vers le capitalisme.

C’est aussi que malgré son arriération, l’Afghanistan a néanmoins connu une modernisation relative, touchant une partie de sa population notamment dans les villes. Cette mince couche entrée partiellement dans la modernité a largement été appuyée par la propagande américaine ou même européenne, en particulier concernant les femmes. L’exemple de la rappeuse anti-taliban Sonita Alizadeh est par exemple représentatif de cela.

Et, pour compliquer encore les choses, il existe un Tehrik-e-Taliban Pakistan (Mouvement des Talibans du Pakistan) s’affrontant avec l’armée pakistanaise, qui pourtant soutient les Talibans afghans !

Ce paradoxe est dû à la réalité semi-féodale de toute la région et à la fondation du Pakistan sur une base identitaire fictive (du même type que le sionisme) sous l’égide de l’impérialisme britannique. Le Pakistan cherche ainsi à rassembler le plus de forces possibles pour être en mesure de se confronter à l’Inde et privilégie pour ce faire une base panislamique.

Comment les Talibans, devenus islamistes de marché, vont-ils gérer le mouvement généré au Pakistan ?

Ils ont en effet un besoin absolu de gagner à une partie significative de la petite-bourgeoisie bureaucrate ou culturelle pour faire tourner l’administration, les services médicaux, les transports, l’énergie… D’où les inquiétudes devant la fuite générale de ce personnel et les tentatives des talibans pour le retenir.

Ici d’ailleurs, les puissances occidentales, américaines ou européennes, y compris la France, jouent un jeu ouvertement déstabilisateur en organisant avec un cynisme écœurant la fuite de ce personnel après avoir livré le pays aux Talibans contre accord.

Il faut voir aussi que cette déstabilisation est en partie calculée. Les États-Unis ont ainsi redéployé leur stratégie impérialiste depuis 2019 autour du concept de zone « Indo-Pacifique » devant cibler directement la Chine comme l’ennemi principal.

L’islamisme « révolutionnaire » étant maintenant considéré comme secondaire et neutralisable par les puissances expansionnistes et concurrentes du bloc Turquie-Qatar-Pakistan, ces pays étant par ailleurs relativement satellites de la puissance américaine et instables, l’administration américaine a décidé de s’y retirer au bénéfice d’une alliance maritime renforcée par le Royaume-Uni et en partie la France, de plus en plus entraînée dans un bellicisme qu’elle est bien contente de reprendre à son compte.

Il y a ici une concurrence entre la fraction impérialiste française favorable à l’idéologie eurasienne promue par la Russie (l’extrême-droite, les populistes de La France Insoumise, la « gauche » du PCF et de la CGT) et une ligne pro-américaine pour la mise en place d’un bloc « Indo-Pacifique » avec le Japon, l’Australie, la Corée du Sud et même l’Inde, de plus en plus sollicitée par les agences américaines.

Les États-Unis et leurs alliés concentrent donc toujours davantage de moyens militaires dans l’espace maritime de la zone « Indo-Pacifique », dans la perspective de fixer un front à l’expansionnisme chinois et ses alliés russes et iraniens notamment.

Au contact de ce « front », de la Baltique à l’Afghanistan en passant par l’Ukraine, le Caucase et le Proche-Orient, la superpuissance américaine et ses alliés allument des incendies ou entretiennent des braises.

Ainsi, si les États-Unis ont dû reculer en Ukraine récemment face à la Russie, celle-ci a dû néanmoins engager un énorme effort et doit le poursuivre pour se maintenir alors même que l’Ukraine reste instable et de plus en plus hostile.

De même en Afghanistan, les États-Unis ont dû reculer, mais si la Chine veut y développer son influence, elle devra le faire en jonglant avec la concurrence de l’Iran, de la Turquie et du Pakistan, voire de la Russie, le tout dans une hostilité croissante de l’Inde que les États-Unis entend rallier et alors que le pays va probablement subir une vague migratoire prolongée que les Occidentaux entendent soutenir.

On a en fait dans ce contexte asiatique se déroulant entre le Proche-Orient et l’Extrême-Orient :

– deux puissances impérialistes en tant que telles, la Chine et la Russie, qui convergent dans leurs intérêts face à la superpuissance américaine ;

– des puissances expansionnistes, c’est-à-dire des pays semi-féodaux semi-coloniaux dont le capitalisme bureaucratique est particulièrement développé et cherchant à obtenir une hégémonie régionale : Israël, l’Iran, le Pakistan, la Turquie ;

– des pays satellites, pays semi-féodaux semi-coloniaux passant dans l’orbite de puissances expansionnistes ou bien directement de puissances impérialistes.

Ce qui se passe en Afghanistan peut ainsi être rapproché de la situation arménienne. L’Arménie, à l’opposé de l’Afghanistan, n’est pas composée de multiples peuples, mais d’un seul et dispose d’une unité culturelle historique particulièrement forte. Cependant, c’est un pays satellite lui aussi, qui vient se faire agresser par l’Azerbaïdjan, une puissance expansionniste, alors que tant l’Arménie que l’Azerbaïdjan sont sous la coup de l’impérialisme russe.

En quelque sorte, l’Afghanistan, c’est à la fois l’Arménie et l’Azerbaïdjan, avec une arriération féodale encore plus forte.

Rien donc de plus simple pour telle ou telle puissance de s’appuyer sur les préjugés de tel ou tel clan, telle ou telle minorité afin d’établir ou d’entretenir une pression sur le pays et au-delà, de déstabiliser un adversaire engagé dans le pays.

À court terme, la Chine n’a donc pas d’autre choix que de soutenir le régime des Talibans, en espérant en faire une sorte de nouvelle Corée du Nord… mais, en même temps, le régime a une base bien étroite, et cela peut devenir un piège.

L’Afghanistan est donc comme l’Arménie ou l’Ukraine une nouvelle poudrière entraînant encore plus l’impérialisme chinois et ses alliés vers une confrontation avec la superpuissance américaine et les siens, participant à dessiner des blocs, à redéployer les alliances et fixer les points d’affrontement de manière toujours plus nette.

Il appartient aux révolutionnaires en France de saisir ce cadre et sa dynamique et de tout mettre en œuvre pour contrer la perspective de la guerre en développant l’internationalisme prolétarien et en soutenant les forces nationales-démocratiques afghanes dans leur lutte contre les forces semi-féodales qui l’asservissent et les agressions impérialistes ou expansionnistes qui cherchent à l’entraîner dans leur camp et dans la perspective de la guerre.

Le double caractère de Charles Baudelaire

Si l’on cherche à échapper à la lecture subjectiviste de la poésie de Charles Baudelaire, il faut porter son attention sur sa nature réelle.

Au sens strict, c’est un intellectuel fréquentant les poètes et se targuant de proposer quelque chose de fort, au moyen d’un style dandy. Leconte de Lisle a tout à fait raison de le présenter comme suit :

« C’était un bon garçon, qui affectait un rictus atroce, et un écrivain classique qui se barattait la cervelle pour trouver de l’étrange. »

Cela n’aboutit pas, les Fleurs du mal étant une œuvre forcée et Jules Lemaître, dans Les contemporains, en 1886, constate avec raison que :

« J’ai senti l’impuissance et la stérilité de cet homme, et il m’a presque irrité par ses prétentions. Et son catholicisme ! Et son dandysme ! Et son mépris de la femme ! Et son culte de l’artificiel ! Que tout cela nous paraît, aujourd’hui, indigent et banal ! »

Une édition de 1917

Si l’on se résume à cela, on peut alors conserver la définition donnée par Émile Zola, dans sa présentation des poètes contemporains, en 1879 :

« Baudelaire est, lui aussi, un maître très dangereux. Il a, aujourd’hui encore, une foule d’imitateurs. Sa grande force a été qu’il apportait également une attitude personnelle très accentuée.

Il faut voir en lui le romantisme diabolique. M. Leconte de Lisle s’était raidi dans une pose hiératique, il restait à Baudelaire le rôle d’un démoniaque; et il a cherché le beau dans le mal, il a, selon une expression de Victor Hugo, « créé un frisson nouveau ».

C’était, au fond, un esprit classique, de travail très laborieux, apportant une monomanie de purisme.

Aussi n’a-t-il laissé qu’un recueil de poésies: les Fleurs du mal. Je ne parlerai pas des étrangetés voulues de sa vie; il avait fini par être la propre victime de ses allures infernales; il est mort jeune, d’une maladie nerveuse qui lui avait enlevé la mémoire des mots.

Au demeurant, il s’est fait dans notre littérature une place à part qu’il gardera. Certaines de ses pièces sont absolument superbes de forme, et j’en connais peu qui soient d’une imagination plus sombre et plus saisissante.

On comprend quelle admiration il souleva parmi les jeunes gens, qui aiment les audaces. Après lui, tout un groupe a raffiné sur l’horreur. C’est toujours du romantisme, mais du romantisme aiguisé d’une pointe satanique (…).

M. Verlaine, aujourd’hui disparu, avait débuté avec éclat par les Poèmes saturniens. Celui-là a été une victime de Baudelaire, et l’on dit même qu il a poussé l’imitation pratique du maître jusqu’à gâter sa vie. »

Cependant, Émile Zola n’a pas compris justement pourquoi Paul Verlaine s’était tourné vers Baudelaire. Il le dit pourtant dans un texte publié dans la revue L’Art, où on lit :

« La profonde originalité de Charles Baudelaire, c’est, à mon sens, de représenter puissamment et essentiellement l’homme moderne ; et par ce mot, l’homme moderne, je ne veux pas, pour une cause qui s’expliquera tout à l’heure, désigner l’homme moral, politique et social.

Je n’entends ici que l’homme physique moderne, tel que l’ont fait les raffinements d’une civilisation excessive, l’homme moderne, avec ses sens aiguisés et vibrants, son esprit douloureusement subtil, son cerveau saturé de tabac, son sang brûlé d’alcool, en un mot, le biblio-nerveux par excellence, comme dirait H. Taine.

Cette individualité de sensitive, pour ainsi parler, Charles Baudelaire, je le répète, la représente à l’état de type, de héros, si vous voulez bien.

Nulle part, pas même chez H. Heine, vous ne la retrouverez si fortement accentuée que dans certains passages des Fleurs du mal.

Aussi, selon moi, l’historien futur de notre époque devra, pour ne pas être incomplet, feuilleter attentivement et religieusement ce livre qui est la quintessence et comme la concentration extrême de tout un élément de ce siècle (…).

L’amour, dans les vers de Ch. Baudelaire, c’est bien l’amour d’un Parisien du XIXe siècle, quelque chose de fiévreux et d’analysé à la fois ; la passion pure s’y mélange de réflexion. »

Paul Verlaine parle des « sens aiguisés et vibrants » et de l’« esprit douloureusement subtil » de l’Homme moderne, c’est-à-dire en fait de l’impact de la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel, avec à l’arrière-plan la contradiction entre les villes et les campagnes.

L’approche consiste en une dénonciation romantique – mais incapable d’aboutir au matérialisme dialectique, au mouvement ouvrier, de par l’emprisonnement mental et social dans la petite-bourgeoisie intellectuelle.

D’où le vitalisme, l’élitisme, le nihilisme, et une tendance à la thématisation lyrique idéaliste qui convergera parfaitement avec le Fascisme, cette idéologie « transcendantale » du refus de la vie commode comme « révolte contre le monde moderne ».

=>Retour au dossier Charles Baudelaire, la petite-bourgeoisie intellectuelle et la sensation multipliée

Le développement du capitalisme et la reconnaissance de Charles Baudelaire

Les tentatives de freiner la montée en puissance de la valorisation de Charles Baudelaire échouèrent toutes.

Lorsque le directeur de La Plume Léon Deschamps appelle en août 1892 à ce qu’un monument dédié à Charles Baudelaire soit érigé par le sculpteur Auguste Rodin, il obtient la participation à un comité en ce sens d’Emile Zola, de François Coppée, d’Anatole France, de Sully Prudhomme, de Stéphane Mallarmé, de Paul Verlaine, d’Octave Mirbeau, etc.

Le monument ne se fit pas mais il en ressortit un ouvrage avec des poèmes, Le tombeau de Baudelaire. C’était toutefois le début d’une lame de fond. Emile Zola, chef de file du naturalisme, s’unissait aux poètes du Parnasse, du symbolisme et du décadentisme.

Absolument tous les courants littéraires de la France de la seconde moitié du XIXe siècle faisaient un seul front pour faire de Charles Baudelaire le symbole d’une « modernité » commencée.

C’était le reflet de la liquidation du réalisme, du triomphe depuis 1848 de la bourgeoisie systématisant le capitalisme et ayant déjà fait en sorte que le subjectivisme soit généralisé dans la conception du monde.

Au début du XXe siècle, Charles Baudelaire est donc une référence incontournable pour tous les poètes…

Mais la figure littéraire de Charles Baudelaire se voyait d’ailleurs modifiée. Celui-ci avait visé la sensation multipliée, avec rigueur, à travers des œuvres subjectivistes. C’est seulement ce second aspect qui est retenu, le premier étant déformé comme subjectivisme.

Le poète symboliste Jules Lafforgue formule cela de la manière suivante :

« Le premier, Baudelaire, s’est dit : La poésie est chose d’initiés. Le public n’entre pas ici… »

Charles Baudelaire n’est plus ici un petit-bourgeois intellectuel oscillant, cherchant la vie en beau pour tous, mais au moyen du vitalisme. Il est un « poète », c’est-à-dire une composante de l’idéologie de « l’artiste » propre à la fin du XIXe siècle et surtout du XXe siècle.

Il est à part, unique, irréductible, sa subjectivité lui accorderait une valeur en soi, son subjectivisme vaudrait le réel.

D’où la montée en puissances sans réserves dans la toute première partie du XXe siècle, parallèlement aux « avant-gardes » artistiques subjectivistes.

Une édition de 1910

En nombre 1910, André Gide publie dans La Nouvelle Revue Française une défense de Charles Baudelaire contre ses détracteurs de la seconde moitié du XIXe siècle. Son propos est une véritable théorisation du subjectivisme :

« Baudelaire, le premier, d’une manière consciente et réfléchie, a fait de cette perfection secrète (de la forme) le but et la raison de ses poèmes.

Et c’est pourquoi la Poésie, et non seulement la française, mais l’allemande et l’anglaise, tout aussi bien,– la poésie européenne, après les Fleurs du Mal, n’a plus pu se retrouver la même.

Il y avait, dans ce petit livre, bien autre chose et bien plus que l’apport d’une idée nouvelle, ou même de beaucoup d’idées. La poésie, désormais, ne s’adressait plus aux mêmes portes de l’intelligence et se proposait un autre objet. »

La même année, la ville de Paris nomme rue au nom de Charles Baudelaire, dans le 12e arrondissement. La légende s’installe de plus en plus ; André Suarès, en 1912, dans Sur la Vie, explique que :

« Puisque le Poète, entre tous les hommes, est celui qui crée son objet, nul ne fut plus poète que Baudelaire (…).  Il est une façon de sentir avant Baudelaire et une façon de sentir après lui. »

La revue suisse Wissen und Leben publie en 1917 un article à l’occasion du cinquantenaire de sa mort, constatant sous la plume de Maurice Devire qu’il est devenu une référence :

« Baudelaire – chose étrange mais non moins vraie – est en voie de conquérir les grâces du grand public. Par un singulier retour en faveur, où le poète aurait lui-même aurait du reste prétendu distinguer un nouveau symptôme de la bêtise du public, le voici tout prêt de posséder la gloire.

Gloire qui n’a que faire des harangues officielles et qui n’est peut-être, comme toutes les gloires d’aujourd’hui, qu’une notoriété ; qui cependant suffit à corser et à maintenir l’admiration enthousiaste d’une élite de disciples.

Ce cinquantenaire de la mort de Baudelaire a provoqué la publication d’une demi-douzaine, au moins, d’éditions complètes ou partielles, parues et à paraître de ses œuvres.

Qui eût osé prédire à ce malheureux toujours criblé de dettes, qui pour 2000 francs aliéna tous ses droits sur cinq volumes de traduction de Poë à l’éditeur Michel Levy, et qui, en vingt-six années de labeur acharné a gagné moins de seize mille francs), qu’un jour la vente de ses œuvres deviendrait une fructueuse opération commerciale ? (…)

L’influence de Baudelaire sur la littérature française a été incontestablement très grande.

Superficielle d’abord (c’est ce qui fit que le jugeant au travers de ses premiers disciples, on le jugea fort mal), elle n’a pas tardé à s’étendre en profondeur.

Sur l’école symboliste déjà elle s’est exercée, très réelle et considérable.

Sur les quelques grands poètes contemporains et la littérature d’avant-garde elle agit sans pareille : jusqu’aux littérateurs nationalistes de la Revue critique, jusqu’aux théoriciens de l’empirisme organisateur qui ne surent mesurer leur admiration à Baudelaire.

Baudelaire, pour les contemporains, est le précurseur de la littérature suggestive.

Il a inauguré l’art moderne qui n’analyse que peu, qui surtout évoque et recrée des émotions en les prolongeant d’une résonance amplifiante. Il est l’inventeur du mode de connaissance poétique. »

Pendant la première guerre mondiale le poète moderniste Guillaume Apollinaire rédige d’ailleurs une introduction et des notes pour L’œuvre poétique de Charles Baudelaire, publiée en 1924. On y trouve la thèse devenue « classique » des commentateurs bourgeois (et dont l’origine chez Apollinaire a même été totalement oublié) :

« En Baudelaire s’est incarné pour la première fois l’esprit moderne. »

Et cette modernité, c’est le subjectivisme et Apollinaire utilise ici la fiction du poète-maudit, que la société rejette pour l’utilisation de libertés qu’elle lui a pourtant donné, etc.

« S’il ne participe plus guère à cet esprit moderne qui procède de lui, Baudelaire nous sert d’exemple pour revendiquer une liberté qu’on accorde de plus en plus aux philosophes, aux savants, aux artistes de tous les arts, pour la restreindre de plus en plus, en ce qui concerne les lettres et la vie sociale.

L’usage social de la liberté littéraire deviendra de plus en plus rare et précieux.

Les grandes démocraties de l’avenir seront peu libérales pour les lyriques. Il est bon de planter très haut des poètes-drapeaux comme Baudelaire.

On pourra les agiter de temps en temps, afin d’ameuter le petit nombre des esclaves encore frémissants. »

Charles Baudelaire dans une illustration de Georges-Antoine Rochegrosse pour une gravure d’Eugène Decisy pour la couverture d’une édition de 1917 des Fleurs du mal

En février 1924,  Paul Valéry prononce à Monte-Carlo une conférence intitulée « Situation de Baudelaire », il y commence tout de suite par présenter Charles Baudelaire comme au sommet de sa gloire et, surtout, comme auteur de la vie moderne à l’échelle de l’Europe.

« Baudelaire est au comble de la gloire.

Ce petit volume des Fleurs du Mal, qui ne compte pas trois cents pages, balance dans l’estime des lettrés les œuvres les plus illustres et les plus vastes.

Il a été traduit dans la plupart des langues européennes : c’est un fait sur lequel je m’arrêterai un instant, car il est, je crois, sans exemple dans l’histoire des Lettres françaises (…).

Avec Baudelaire, la poésie française sort enfin des frontières de la nation. Elle se fait lire dans le monde ; elle s’impose comme la poésie même de la modernité ; elle engendre l’imitation, elle féconde de nombreux esprits.

Des hommes tels que [Algernon] Swinburne, Gabriele D’Annunzio, Stefan George, témoignent magnifiquement de l’influence baudelairienne à l’extérieur.

[Algernon Swinburne est un auteur décadent anglais de la fin du XIXe siècle, Gabriele D’Annunzio et Stefan George sont deux auteurs respectivement italien et allemand du début du XXe siècle, d’orientation idéaliste – aristocratique – nationaliste].

Je puis donc dire que s’il est, parmi nos poètes, des poètes plus grands et plus puissamment doués que Baudelaire, il n’en est point de plus important. »

Les éditions de la Pléiade intègrent la poésie de Baudelaire en 1931, le reste de ses écrits en 1932 : le début du vingtième siècle en a fait un classique.

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Charles Baudelaire comme drapeau décadentiste

Plus le capitalisme va se développer, plus Charles Baudelaire va être reconnu comme un grand auteur et la première guerre mondiale va être le point culminant de cette tendance. C’est là le reflet de l’affirmation du subjectivisme.

L’ensemble des poètes de la seconde moitié du XIXe siècle, façonnés par ce que permet comme affirmation idéaliste le capitalisme s’installant dans tous les domaines de la vie, en font une référence incontournable, le premier d’entre eux.

Arthur Rimbaud, dans sa lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, présente Charles Baudelaire comme « un vrai Dieu » :

« Les seconds romantiques sont très voyants; Th. Gautier, Lec. de Lisle, Th. de Banville.

Mais inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poetes, un vrai Dieu.

Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste; et la forme si vantée en lui est mesquine: les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. »

Lorsque Jean Moréas explique ce qu’est le symbolisme dans le supplément littéraire du Figaro du 18 septembre 1886, il formule cela de la manière suivante :

« Il a été dit au commencement de cet article que les évolutions d’art offrent un caractère cyclique extrêmement compliqué de divergences : ainsi, pour suivre l’exacte filiation de la nouvelle école, il faudrait remonter jusqu’à certains poèmes d’Alfred de Vigny, jusques à Shakespeare, jusqu’aux mystiques, plus loin encore.

Ces questions demanderaient un volume de commentaires ; disons donc que Charles Baudelaire doit être considéré comme le véritable précurseur du mouvement actuel. »

Il y a ici un mouvement irrépressible, passant également par les pays étrangers, comme le note Ferdinand Brunetière constate la chose suivante dans la Revue littéraire en 1887, dans une tentative de se confronter à cette idéologie symboliste – décadentiste.

« Baudelaire, sa légende, ses ridicules affectations de dandysme, ses paradoxes, ses Fleurs du mal ont exercé, depuis une vingtaine d’années, exercent encore sur la jeune littérature, comme elle s’appelle, une grande et fâcheuse influence.

Dans ces petites Revues qui naissent avec l’aurore et qui tombent avec le soir, et où de jeunes Grecs, de jeunes Belges, des Américains et des Polonais ne dédaignent pas de nous initier, pauvres ignorans que nous sommes, aux mystères du « Verbe » français, on ne jure que par Baudelaire.

Pour entretenir leurs communications avec cette jeunesse étrangère et avancée, pour être eux-mêmes sacrés grands hommes par M. Jean Moréas et M. Teodor de Wyzewa, et surtout pour n’être pas prématurément accusés de sénilité, quelques habiles, qui admirent beaucoup Baudelaire, font profession de l’admirer encore davantage, entretiennent son souvenir, et soignent ainsi sa gloire avec leurs intérêts.

D’autres l’imitent, mais en le perfectionnant, c’est-à-dire en se rendant plus incompréhensibles encore ou plus prétentieux que lui : M. Stéphane Mallarmé, par exemple, et M. Paul Verlaine, en vers ; — ou M. Karl Huysmans, en prose, et M. Francis Poictevin.

Un autre encore, qui fut un temps l’honneur de cette école, pour ne pas dire le phénomène, M. Rimbaud, je crois, a disparu un jour brusquement : peut-être, après avoir étonné les Baudelairiens eux-mêmes par la splendeur de sa corruption et la profondeur de son incompréhensibilité, vend-il quelque part aujourd’hui, en province ou par-delà les mers, de la flanelle et du molleton.

N’est-ce pas ainsi, ou à peu près, que Schaunard a fini ce mois-ci ? Mais, ailleurs encore, et jusque dans les œuvres de certains académiciens, ou qui mériteraient de l’être, si je voulais montrer les traces de l’influence de Baudelaire, il n’y aurait rien de plus facile.

Avec Stendhal, et pour d’autres raisons, mais entre lesquelles on trouverait plus d’une analogie, Baudelaire est l’une des idoles de ce temps, — une espèce d’idole orientale, monstrueuse et difforme, dont la difformité naturelle est rehaussée de couleurs étranges ; — et sa chapelle une des plus fréquentées.

Indépendans et décadens, symbolistes et déliquescens, dandys de lettres et wagnérolâtres, naturalistes mêmes, c’est là qu’ils vont sacrifier, c’est dans ce sanctuaire qu’ils font entre eux leur commerce d’éloges, c’est là qu’ils s’enivrent enfin des odeurs de corruption savante et de perversité transcendantale qui se dégageraient, à ce qu’ils disent, de leurs Fleurs du mal (…).

Au lieu de mettre l’objet de l’art dans l’imitation de la nature et dans l’expression de la vérité, le faire uniquement consister dans l’artifice, et ne se servir de l’artifice lui-même que pour l’expression du paradoxe, telle pourrait être en quatre mots la formule du Baudelairisme (…).

En réalité Baudelaire n’a rien voulu, rien essayé, que de se faire un nom, comme l’on dit ; s’il y eût pu réussir avec des berquinades, je ne sais s’il n’eût pas écrit, tout comme l’autre, le Petit Grandisson [d’Arnaud Berquin, un auteur pour la jeunesse] ; et, parmi les moyens enfin qu’il y a de conquérir le bourgeois, après avoir essayé des autres, il a choisi tout simplement le plus sûr et le plus rapide, qui sera toujours de commencer par le mystifier et le scandaliser.

Pessimisme, sadisme et satanisme, tout cela, chez lui, pour user une fois du seul mot qui convienne, n’est que des poses ; il n’y a de sincère en lui que le désir et le besoin d’étonner.

Ses amis sont eux-mêmes obligés d’en convenir : jamais personne au monde n’a menti comme Charles Baudelaire ; il était né menteur, et de ces menteurs vaniteux, dont le mensonge a toujours soin d’avoir quelque air de vraisemblance ou de probabilité.

C’était plus qu’un plaisir, c’était une volupté pour lui que de se calomnier ; mais, en se calomniant, il composait son personnage ; et ce personnage avait fini par devenir conforme, non pas du tout à son vrai caractère, mais à celui qu’il voulait qu’on lui crût (…).

C’est qu’aussi bien le pauvre diable n’avait rien ou presque rien du poète, que la rage de le devenir. Non-seulement le style, mais l’harmonie, le mouvement, l’Imagination, lui manquent. Pas de vers plus pénibles, plus essoufflés que les siens, pas de construction plus laborieuse, ou de période moins aisée, moins aérée, si je puis ainsi dire. Et quand il tient une image, comme il la serre, de peur qu’elle ne lui échappe !

Comme il suit ses métaphores, quand il en rencontre une, parce qu’il sait bien que des mois succéderont aux mois avant qu’il en rencontre une autre ! (…).

Si Baudelaire ne fut pas ce que l’on appelle un fou, du moins fut-ce un malade, et il faut avoir pitié d’un malade, mais il ne faut pas l’imiter.

Les imitateurs de Baudelaire n’ont pas assez bien vu que la perversité de leur maître ne consistait au fond que dans la perversion de ses sens et de son goût, dans une aliénation périodique de lui-même, dont il est vrai d’ailleurs qu’il avait le tort de se glorifier.

Quand Baudelaire n’était pas malade, ou plus exactement quand sa maladie lui donnait du relâche, assez semblable alors à tout le monde, il écrivait ses Salons, qui ne valaient en leur genre ni plus ni moins que tant d’autres, et il traduisait Edgar Poë.

Mais, quand il était en proie à ses attaques, et, comme les spécialistes le disent, d’un mot qui ne sera jamais mieux appliqué, quand il entrait dans la « période clownique, » alors il écrivait ses Petits poèmes en prose et ses Fleurs du mal.

Obsession, possession, comme on disait jadis, voilà tout ce qu’il y a de sincère dans le cas de Baudelaire, et je ne nie pas qu’il puisse être curieux pour l’observateur ; mais le prendre pour modèle, c’est échanger contre les songes d’un malade le véritable objet de l’art ; à moins que ce ne soit, — comme parfois j’en ai peur, — simuler l’épilepsie pour attirer l’attention des passants. »

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Charles Baudelaire et le culte de l’expérience du petit-bourgeois intellectuel

S’il porte un regard naturaliste de fait misérabiliste dans Les petits poèmes en prose, Charles Baudelaire n’en reste pas moins strictement fondé sur la logique expérimentale propre à quelqu’un cherchant à disposer d’une sensation multipliée.

D’où cet éloge d’une fenêtre fermée qui lui permet de littéralement rêver sa vie.

LES FENÊTRES

Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée.

Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle.

Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.

Par delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais.

Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.

Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.

Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.

Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?

On a pareillement un éloge du port, le lieu étant une sorte d’allégorie d’une vie interprétée au moyen d’une philosophie vitaliste-sensualiste.

LE PORT

Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie.

L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser.

Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âme le goût du rythme et de la beauté.

Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir.

C’est là quelque chose d’essentiel, car Charles Baudelaire pose en fait les bases idéologiques de la figure historique du petit-bourgeois intellectuel.

Celui-ci doit accumuler des sensations, mais il doit rester imperméable à la société s’il veut se maintenir, d’où de nombreux petits poèmes en prose soulignant le caractère isolé, ostracisé de l’artiste expérimentateur-diffuseur de sensations (À une heure du matin, Le Confiteor de l’artiste, Le Chien et le Flacon…).

Cependant cette plainte est nécessaire afin de maintenir une position sociale où l’on est au-dessus du peuple et où on peut faire passer au bourgeois des choses nouvelles. Charles Baudelaire est, au sens strict, le premier hipster.

Voici comment il explique ce jeu de va et vient dans Les foules :

« Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poëte actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée.

Le poëte jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. »

On comprend pourquoi Charles Baudelaire se tourna de manière ininterrompue vers les figures autour de lui. Il avait comme but de prouver qu’il existait une sorte d’aristocratie du goût et de l’esthétique – il avait le délire utopique de lever le drapeau de la petite-bourgeoisie intellectuelle.

De là les nombreux écrits tels une présentation en trois parties du peintre et dessinateur Constantin Guys, intitulée Le Peintre de la vie moderne et paru en 1863 dans Le Figaro et en 1869 dans L’Art romantique, un long portrait de la vie et de l’œuvre du peintre Eugène Delacroix en 1863, une œuvre comme Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains (Victor Hugo, Théodore de Banville, Pétrus Borel, Leconte de Lisle, etc.).

Charles Baudelaire ne pouvait évidemment pas réussir quoi que ce soit, la petite-bourgeoisie intellectuelle n’étant pas une classe. Il paiera très cher son aristocratisme intellectuel, comme en témoigne cette lettre de Bruxelles où il s’était installé en 1864-1865, après avoir tout au long de sa vie vécu dans une cinquantaine de logements à Paris.

« Un certain état soporeux [un sommeil lourd, comateux] qui me fait douter de mes facultés. Au bout de trois ou quatre heures de travail, je ne suis plus bon à rien…

Tout à l’heure, j’ai été obligé d’interrompre cette lettre pour me jeter sur mon lit, et cela est un grand travail, car je crains toujours d’entraîner avec moi les meubles auxquels je m’accroche…

J’ai été saisi d’une névralgie à la tête, qui dure depuis plus de quinze jours. Vous savez que cela rend bête et fou…

Pour pouvoir écrire aujourd’hui, j’ai été obligé de m’emmailloter la tête dans un bourrelet que j’imbibe, d’heure en heure, d’eau sédative. J’ai eu du vague dans la tête, du brouillard et de la distraction.…

Cela tient à une longue série de crises, et aussi à l’usage de l’opium, de la digitale, de la belladone…

Un médecin que j’avais fait venir ignorait que j’avais fait autrefois un long usage de l’opium. C’est pourquoi j’ai été obligé de doubler et de quadrupler les doses…

Reprise de crises nerveuses, de vertiges, de nausées et de culbutes. Il a fallu que je me tienne le dos pendant trois jours ; car, même accroupi par terre, je tomberais, la tête emportant le corps… »

Charles Baudelaire meurt ainsi le corps et l’esprit littéralement brisés par son style décadent. Son enterrement au cimetière du Montparnasse à Paris rassemble une petite centaine de personnes, Théodore de Banville prenant la parole.

Voici les obsèques de Charles Baudelaire présentées par Paul Verlaine.

Lundi, 2 septembre 1867.

Nous sortons à l’instant du cimetière Montparnasse, où quelques amis et quelques admirateurs étaient allés conduire à sa dernière demeure Charles Baudelaire qui a succombé avant-hier à l’horrible paralysie dont il était frappé depuis bientôt deux ans.

Cette mort, qui n’a surpris personne, a douloureusement impressionné tous ceux qui ont encore au cœur l’amour de la haute littérature et de la grande poésie.

Car c’était un écrivain éminent et un grand poète, on ne saurait trop l’affirmer, que le traducteur des Histoires extraordinaires et l’auteur des Fleurs du mal.

La merveilleuse pureté de son style, son vers brillant, solide et souple, sa puissante et subtile imagination, et par dessus tout peut-être la sensibilité toujours exquise, profonde souvent, et parfois cruelle dont témoignent ses moindres œuvres, assurent à Charles Baudelaire une place parmi les plus pures gloires littéraires de ce temps — Balzac et Hugo mis à part, bien entendu.

Ces idées, qui seront bientôt celles de tout le monde à force d’être vraies, ont été admirablement exprimées dans un discours attendri de Théodore de Banville, le maître exquis, si digne de louer Baudelaire.

M. Charles Asselineau, ami de l’illustre mort, en quelques paroles éloquentes entrecoupées de sanglots, a rappelé les qualités de l’homme, les courages, les dévouements, les délicatesses de ce « grand cœur qui fut aussi un bon cœur ; » puis, retraçant brièvement ses derniers moments, a défendu sa chère mémoire des calomnies dont ne manqueront pas de l’assaillir la Sottise et la Vulgarité, tenues en respect et fustigées par les dédains ironiques et le sang-froid déconcertant du poète.

Un groupe assez restreint, avons-nous dit, se pressait autour du cercueil, et c’est sans amertume que nous le constatons, car chacun des assistants — sans compter les jeunes, Ernest d’Hervilly, Armand Gouzien, Eugène Vermersch, entre autres — était une illustration littéraire ou artistique, et quelle foule vaudrait cette élite : Théodore de Banville, Charles Asselineau, Champfleury, Arsène Houssaye, Bracquemond, le docteur Piogey, d’autres encore ! — surtout aux obsèques d’un homme qui, toute sa vie, eut horreur des manifestations tumultueuses et de la gloire populacière ?

Il est regrettable que l’absence d’un personnage célèbre [Théophile Gautier à qui avait été dédié les Fleurs du mal] ait été remarquée et qualifiée d’inconvenante. Il est plus regrettable encore que cette appréciation soit juste.

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Charles Baudelaire, les petits poèmes en prose: un misérabilisme naturaliste vu à travers les yeux des pauvres

Il est tout à fait marquant que les Petits poèmes en prose sont marqués par un misérabilisme et un esprit de commisération qui tranchent ouvertement avec le cynisme et l’oisiveté des Fleurs du mal.

Charles Baudelaire fait dans le naturalisme, cherchant abstraitement à saisir le monde à travers les yeux de parias, de pauvres, afin d’élargir sa sensibilité, de multiplier ses capacités émotives.

On a le désespoir d’une vieille femme repoussée par un enfant qu’elle entend cajoler, un « pauvre saltimbanque, voûté, caduc, décrépit, une ruine d’homme » qui se tient à l’écart des autres, des veuves pauvres sur des « bancs solitaires »…

Et il y a le poème « Les yeux des pauvres », constatant de manière très violente, très empathique la pauvreté et la situation imposée par le capitalisme alors en développement en France.


LES YEUX DES PAUVRES

Ah ! vous voulez savoir pourquoi je vous hais aujourd’hui. Il vous sera sans doute moins facile de le comprendre qu’à moi de vous l’expliquer ; car vous êtes, je crois, le plus bel exemple d’imperméabilité féminine qui se puisse rencontrer.

Nous avions passé ensemble une longue journée qui m’avait paru courte. Nous nous étions bien promis que toutes nos pensées nous seraient communes à l’un et à l’autre, et que nos deux âmes désormais n’en feraient plus qu’une ; — un rêve qui n’a rien d’original, après tout, si ce n’est que, rêvé par tous les hommes, il n’a été réalisé par aucun.

Le soir, un peu fatiguée, vous voulûtes vous asseoir devant un café neuf qui formait le coin d’un boulevard neuf, encore tout plein de gravois et montrant déjà glorieusement ses splendeurs inachevées.

Le café étincelait. Le gaz lui-même y déployait toute l’ardeur d’un début, et éclairait de toutes ses forces les murs aveuglants de blancheur, les nappes éblouissantes des miroirs, les ors des baguettes et des corniches, les pages aux joues rebondies traînés par les chiens en laisse, les dames riant au faucon perché sur leur poing, les nymphes et les déesses portant sur leur tête des fruits, des pâtés et du gibier, les Hébés et les Ganymèdes présentant à bras tendu la petite amphore à bavaroises ou l’obélisque bicolore des glaces panachées ; toute l’histoire et toute la mythologie mises au service de la goinfrerie.

Droit devant nous, sur la chaussée, était planté un brave homme d’une quarantaine d’années, au visage fatigué, à la barbe grisonnante, tenant d’une main un petit garçon et portant sur l’autre bras un petit être trop faible pour marcher. Il remplissait l’office de bonne et faisait prendre à ses enfants l’air du soir.

Tous en guenilles. Ces trois visages étaient extraordinairement sérieux, et ces six yeux contemplaient fixement le café nouveau avec une admiration égale, mais nuancée diversement par l’âge.

Les yeux du père disaient : « Que c’est beau ! que c’est beau ! on dirait que tout l’or du pauvre monde est venu se porter sur ces murs. » — Les yeux du petit garçon : « Que c’est beau ! que c’est beau ! mais c’est une maison où peuvent seuls entrer les gens qui ne sont pas comme nous. » — Quant aux yeux du plus petit, ils étaient trop fascinés pour exprimer autre chose qu’une joie stupide et profonde.

Les chansonniers disent que le plaisir rend l’âme bonne et amollit le cœur. La chanson avait raison ce soir-là, relativement à moi.

Non-seulement j’étais attendri par cette famille d’yeux, mais je me sentais un peu honteux de nos verres et de nos carafes, plus grands que notre soif.

Je tournais mes regards vers les vôtres, cher amour, pour y lire ma pensée ; je plongeais dans vos yeux si beaux et si bizarrement doux, dans vos yeux verts, habités par le Caprice et inspirés par la Lune, quand vous me dites : « Ces gens-là me sont insupportables avec leurs yeux ouverts comme des portes cochères ! Ne pourriez-vous pas prier le maître du café de les éloigner d’ici ? »

Tant il est difficile de s’entendre, mon cher ange, et tant la pensée est incommunicable, même entre gens qui s’aiment !

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Charles Baudelaire et la vie intérieure: les mouvements lyriques de l’âme, les ondulations de la rêverie, les soubresauts de la conscience

Les petits poèmes en prose ne contiennent pas seulement un véritable manifeste vitaliste avec Le mauvais vitrier. On y trouve également une tentative de formuler une vision du monde « baudelairienne » en ce sens.

L’œuvre décontenance ici d’autant plus qu’elle prend un parti résolument naturaliste. On a des petits portraits, de facture plutôt réaliste mais centré sur les impressions reçues, le tout écrit sous la forme de la prose. En apparence, tout s’oppose aux Fleurs du mal.

En réalité, il y a dans la seconde moitié du 19e siècle toute une tendance historique de peintres et d’auteurs passant du naturalisme au symbolisme et Charles Baudelaire se situe ici véritablement au sein de toute une problématique, qu’il a saisi comme étant la question de la « sensibilité multipliée ».

Cette incohérence est le propre de toute une petite-bourgeoisie intellectuelle à la fois tournée vers le prolétariat et la bourgeoisie, soucieuse du réel donc du prolétariat mais hiérarchisante-élitiste comme la bourgeoisie.

Cela se voit de manière soutenue chez Charles Baudelaire dans sa conception. Avec Les petits poèmes en prose, il parvient en effet enfin à théoriser de manière complète sa propre perspective littéraire.

Dans la présentation de l’œuvre, formulée comme une dédicace à Arsène Houssaye, un richissime homme d’affaires par ailleurs figure de la presse et écrivain, il donne une définition étayée de son objectif, véritable utopie petite-bourgeoise intellectuelle.

« Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?

C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant.

Vous-même, mon cher ami, n’avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d’exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu’aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue ? »

On y voit l’allusion au « Mauvais vitrier », le poème en prose le plus important de l’œuvre, absolument emblématique de la conception vitaliste de Charles Baudelaire, révolte petite-bourgeoise, à mi-chemin entre l’affirmation d’une utopie sociale à prétention esthétique et de l’élitisme fasciste comme refus de la vie commode.

Et, contrairement au schéma des Fleurs du mal avec un spleen et un idéal se faisant face et s’annulant finalement, on a une présentation en détail, conceptualisée, de la vie intérieure :

– « mouvements lyriques de l’âme »,

– « ondulations de la rêverie »,

– « soubresauts de la conscience »

Ce qui est ici particulièrement marquant, c’est que cette attention exigée par Charles Baudelaire n’a strictement rien de nouveau, puisque c’est précisément en quoi consiste le romantisme. C’est à cela qu’on voit que le « romantisme » français n’a, dans sa substance, rien à voir avec le romantisme anglais et le romantisme allemand.

Ce qui a manqué, bien entendu, c’est la base protestante, pour ne pas dire luthérienne (ou une variante anglicane), permettant de reconnaître la vie intérieure. Charles Baudelaire exige qu’on la reconnaisse enfin et il pense que la prose poétique est ici le chemin à suivre.

En cela, il dit d’ailleurs, sans même le remarquer, la même chose que Racine au 17e siècle, puisque les tragédies raciniennes sont poétiques mais tiennent également d’une certaine manière de la prose en raison de leur intégration dans une série de propos.

C’est cela qui explique la tentative de Charles Baudelaire de se tourner vers le monde qui l’environne pour parvenir à présenter la « sensibilité multipliée », en lieu et place d’une esthétique de dandy comme dans les Fleurs du mal.

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Baudelaire, le mauvais vitrier, les vitres magiques et la vie en beau

Les petits poèmes en prose ont été rassemblées de manière posthume, dans les œuvres complètes publiées juste après la mort de l’auteur, cependant une quarantaine des cinquante poèmes avaient auparavant été publiés, du vivant de l’auteur, dans divers journaux (L’Artiste, La Presse, Le Figaro).

Ils n’ont alors pas marqué les esprits, pas plus que le recueil ensuite. Un poème en particulier doit pourtant attirer notre attention, car il anticipe tout le vitalisme de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.

Dans « Le mauvais vitrier » en effet, Charles Baudelaire fait l’éloge de l’intensité comme tension vers une esthétisation de la vie. Il préfigure en cela l’ensemble de la petite-bourgeoisie intellectuelle des décennies suivantes, depuis l’impressionnisme jusqu’au cubo-futurisme.

Et exactement comme cette petite-bourgeoisie intellectuelle, il oscille entre l’engagement vers les masses qui malheureusement n’ont pas les mêmes exigences ni la même révolte, alors qu’elles le devraient, et un aristocratisme méprisant de type vitaliste-nihiliste.

Charles Baudelaire est ici emblématique de la petite-bourgeoisie intellectuelle produite par le capitalisme s’élançant.


LE MAUVAIS VITRIER

Il y a des natures purement contemplatives et tout à fait impropres à l’action, qui cependant, sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables.

Tel qui, craignant de trouver chez son concierge une nouvelle chagrinante, rôde lâchement une heure devant sa porte sans oser rentrer, tel qui garde quinze jours une lettre sans la décacheter, ou ne se résigne qu’au bout de six mois à opérer une démarche nécessaire depuis un an, se sentent quelquefois brusquement précipités vers l’action par une force irrésistible, comme la flèche d’un arc.

Le moraliste et le médecin, qui prétendent tout savoir, ne peuvent pas expliquer d’où vient si subitement une si folle énergie à ces âmes paresseuses et voluptueuses, et comment, incapables d’accomplir les choses les plus simples et les plus nécessaires, elles trouvent à une certaine minute un courage de luxe pour exécuter les actes les plus absurdes et souvent même les plus dangereux.

Un de mes amis, le plus inoffensif rêveur qui ait existé, a mis une fois le feu à une forêt pour voir, disait-il, si le feu prenait avec autant de facilité qu’on l’affirme généralement. Dix fois de suite, l’expérience manqua ; mais, à la onzième, elle réussit beaucoup trop bien.

Un autre allumera un cigare à côté d’un tonneau de poudre, pour voir, pour savoir, pour tenter la destinée, pour se contraindre lui-même à faire preuve d’énergie, pour faire le joueur, pour connaître les plaisirs de l’anxiété, pour rien, par caprice, par désœuvrement.

C’est une espèce d’énergie qui jaillit de l’ennui et de la rêverie ; et ceux en qui elle se manifeste si opinément sont, en général, comme je l’ai dit, les plus indolents et les plus rêveurs des êtres.

Un autre, timide à ce point qu’il baisse les yeux même devant les regards des hommes, à ce point qu’il lui faut rassembler toute sa pauvre volonté pour entrer dans un café ou passer devant le bureau d’un théâtre, où les contrôleurs lui paraissent investis de la majesté de Minos, d’Éaque et de Rhadamanthe, sautera brusquement au cou d’un vieillard qui passe à côté de lui et l’embrassera avec enthousiasme devant la foule étonnée.

— Pourquoi ? Parce que… parce que cette physionomie lui était irrésistiblement sympathique ? Peut-être ; mais il est plus légitime de supposer que lui-même il ne sait pas pourquoi.

J’ai été plus d’une fois victime de ces crises et de ces élans, qui nous autorisent à croire que des Démons malicieux se glissent en nous et nous font accomplir, à notre insu, leurs plus absurdes volontés.

Un matin je m’étais levé maussade, triste, fatigué d’oisiveté, et poussé, me semblait-il, à faire quelque chose de grand, une action d’éclat ; et j’ouvris la fenêtre, hélas !

(Observez, je vous prie, que l’esprit de mystification qui, chez quelques personnes, n’est pas le résultat d’un travail ou d’une combinaison, mais d’une inspiration fortuite, participe beaucoup, ne fût-ce que par l’ardeur du désir, de cette humeur, hystérique selon les médecins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que les médecins, qui nous pousse sans résistance vers une foule d’actions dangereuses ou inconvenantes.)

La première personne que j’aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le cri perçant, discordant, monta jusqu’à moi à travers la lourde et sale atmosphère parisienne.

Il me serait d’ailleurs impossible de dire pourquoi je fus pris à l’égard de ce pauvre homme d’une haine aussi soudaine que despotique.

« — Hé ! hé ! » et je lui criai de monter.

Cependant je réfléchissais, non sans quelque gaieté, que, la chambre étant au sixième étage et l’escalier fort étroit, l’homme devait éprouver quelque peine à opérer son ascension et accrocher en maint endroit les angles de sa fragile marchandise.

Enfin il parut : j’examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui dis : « — Comment ? vous n’avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n’avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau ! » Et je le poussai vivement vers l’escalier, où il trébucha en grognant.

Je m’approchai du balcon et je me saisis d’un petit pot de fleurs, et quand l’homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur de ses crochets ; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le bruit éclatant d’un palais de cristal crevé par la foudre.

Et, ivre de ma folie, je lui criai furieusement : « La vie en beau ! la vie en beau ! »

Ces plaisanteries nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut souvent les payer cher. Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ?

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La signification du spleen: Baudelaire, le Nietzsche et le Freud français

Les commentateurs bourgeois ne rattachent jamais Charles Baudelaire au Parnasse, ayant même oublié ce qu’était ce mouvement portant prédominant en France dans la seconde moitié du XIXe siècle. Tout au plus parlent-ils de fréquentations parnassiennes d’un Charles Baudelaire qui serait entre romantisme et symbolisme, et à ce titre à l’origine de la modernité poétique.

Cette relecture a le sens suivant : Charles Baudelaire se détacherait du romantisme dans sa dimension sociale, populaire, politique… pour passer dans un individualisme tourmenté annonçant l’esprit fin de siècle.

Toute une série de critiques allemands de la seconde moitié du XXe siècle, reprenant la thèse de l’Allemand Walter Benjamin datant de quelques décennies auparavant, affirme même que Charles Baudelaire serait un révolutionnaire déçu par la défaite complète de la révolution de 1848. Son « spleen » serait un basculement dû à des raisons historiques.

Les commentateurs bourgeois n’ont pas compris que Charles Baudelaire est un intellectuel, à ce titre un élément de la petite-bourgeoisie, forcément oscillant.

De par sa base sociale initiale privilégiée, c’est un oisif adepte des expériences et c’est le sens de son but : parvenir à une « sensation multipliée ».

Charles Baudelaire en 1855

En ce sens, et c’est cela qui explique la fascination allemande pour Charles Baudelaire, ce dernier s’est retrouvé dans la même position que Friedrich Nietzsche.

Pour les Français, Friedrich Nietzsche est un philosophe, mais pour les Allemands c’est un littéraire, un intellectuel utilisant des formes pratiquement symbolistes pour s’exprimer, dans une sorte de poésie intellectualisée.

Or, Friedrich Nietzsche a la même obsession que Charles Baudelaire : l’expression toujours plus poussée de la sensation, l’élargissement de la puissance émotionnelle.

On lit de la part de Friedrich Nietzsche, dans ses Fragments posthumes :

« Ce que les âmes européennes ont en commun dans leur évolution doit par ex. être discerné grâce à une comparaison entre Delacroix et Richard Wagner, l’un peintre-poète, l’autre poète-musicien, selon la différence du talent français et allemand.

Mais à part cela, identiques. Delacroix par ailleurs aussi très musicien — une ouverture de Coriolan.

Son premier interprète, Baudelaire, une espèce de Richard Wagner sans musique.

Chacun des deux mettant l’expression en premier, lui sacrifiant tout le reste. Tous les deux dépendants de la littérature, des hommes suprêmement cultivés et écrivains eux-mêmes, nerveux-maladifs- torturés, sans soleil. »

Si Friedrich Nietzsche s’est reconnu dans Charles Baudelaire, c’est parce qu’il a compris, à rebours des commentateurs bourgeois français, que le spleen était l’expression de ce que lui-même appelait la « volonté de puissance ».

En fait, lorsque Charles Baudelaire souligne son mal-être, son spleen, il le fait pour montrer qu’il a de la profondeur en lui, qu’il y a une gamme de sensations en attente, qu’il y a comme un potentiel.

C’est très exactement la philosophie de Friedrich Nietzsche et ce sera très exactement la conception « médicale » de Sigmund Freud.

Si on regarde comment Charles Baudelaire parle du spleen, on voit que cela s’accompagne toujours d’une expression de mouvement, de turbulence. Le 78e poème des Fleurs du mal est emblématique de cette fascination pour le mouvement.

Spleen

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

— Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

De là vient la confusion des commentateurs bourgeois.

Les Français ont pensé que Charles Baudelaire était avant tout un auteur négatif, exprimant unilatéralement un mal-être.

Les Allemands ont bien vu que c’était plus complexe que cela, qu’il y avait une grande tension et ils l’ont attribué à la fascination pour la grande ville parisienne, donc à un esprit parisien de contestation propre à l’époque.

En réalité, cette tension tient à ce que Charles Baudelaire vise la « sensation multipliée », que comme Friedrich Nietzsche, il entend réaliser un potentiel.

Le poème À une passante reflète tout à fait cette conception, en apparence romantique, mais en réalité déjà à moitié passé dans le camp du volontarisme, du subjectivisme, et même au sens strict du fascisme comme conception du monde, comme cela se lira par la suite avec Les petits poèmes en prose.

À une passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.


Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

C’est dans Le mauvais vitrier, qu’on trouve dans les petits poèmes en prose, que Charles Baudelaire va exprimer de manière la plus avancée sa vision de la sensation multipliée.

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Le meilleur de Baudelaire : le Parnasse

Lorsque le premier numéro du Parnasse contemporain en 1866, on y trouve 200 poèmes de 37 auteurs différents. Charles Baudelaire est présent avec 15 poèmes, c’est lui qui apporte la plus grande contribution. C’est que sa poésie s’inscrit totalement dans cette perspective raffinée, sensible mais maîtrisée et, bien souvent, creuse.

C’est le fondement même de l’approche de Charles Baudelaire, dont voici un exemple représentatif, même s’il y a un ajout mystique avec l’idée de la réincarnation qui reste étranger au Parnasse préférant un ornementalisme souvent vain.

Au sens strict, on peut considérer ce poème comme tout à fait représentatif du projet initial des Fleurs du mal, sans la dimension de la « transgression désintéressée ».

La vie antérieure

J’ai longtemps habité / sous de vastes portiques
Que les soleils marins / teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, / droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, / aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant / les images des cieux,
Mêlaient d’une façon / solennelle et mystique
Les tout-puissants accords / de leur riche musique
Aux couleurs du couchant / reflété par mes yeux.

C’est là que j’ai vécu / dans les voluptés calmes,
Au milieu de l’azur, / des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, / tout imprégnés d’odeurs,

Qui me rafraîchissaient / le front avec des palmes,
Et dont l’unique soin / était d’approfondir
Le secret douloureux / qui me faisait languir.

Voici un autre poème tout à fait encore en phase avec le Parnasse, très connu pour être une allégorie de sa relation avec Jeanne Duval, qui est métisse et ici prétexte à des correspondances entre elle et un exotisme oscillant entre sincérité et kitsch.

Parfum exotique

Quand, les deux yeux fermés, / en un soir chaud d’automne,
Je respire l’odeur / de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler / des rivages heureux
Qu’éblouissent les feux / d’un soleil monotone ;

Une île paresseuse / où la nature donne
Des arbres singuliers / et des fruits savoureux ;
Des hommes dont le corps / est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l’œil / par sa franchise étonne.

Guidé par ton odeur / vers de charmants climats,
Je vois un port rempli / de voiles et de mâts
Encor tout fatigués / par la vague marine,

Pendant que le parfum / des verts tamariniers,
Qui circule dans l’air / et m’enfle la narine,
Se mêle dans mon âme / au chant des mariniers.

On remarquera le profond sens de la mélodie, qui annonce déjà Verlaine.

On trouve dans les quelques poèmes réussis de Charles Baudelaire une sonorité qui interpelle, une mélancolie qui n’est pas tournée vers elle-même mais qui a toute l’esprit d’une chanson.

Harmonie du soir

Voici venir les temps / où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s’évapore / ainsi qu’un encensoir ;
Les sons et les parfums / tournent dans l’air du soir ;
Valse mélancolique / et langoureux vertige !

Chaque fleur s’évapore / ainsi qu’un encensoir ;
Le violon frémit / comme un cœur qu’on afflige ;
Valse mélancolique / et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau / comme un grand reposoir.

Le violon frémit / comme un cœur qu’on afflige,
Un cœur tendre, qui hait / le néant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau / comme un grand reposoir ;
Le soleil s’est noyé / dans son sang qui se fige.

Un cœur tendre, qui hait / le néant vaste et noir,
Du passé lumineux / recueille tout vestige !
Le soleil s’est noyé / dans son sang qui se fige……
Ton souvenir en moi / luit comme un ostensoir !

Charles Baudelaire annonce d’ailleurs la réduction du vers français, le tassement de l’alexandrin, afin de renforcer la mélodie ; il préfigure ici Paul Verlaine.

L’invitation au voyage

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés

Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.

— Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

La série de poèmes sur les chats est à ce titre très réussi, mêlant l’approche du Parnasse et le sens de la mélodie, avec une solide reconnaissance de la dignité du réel.

Le chat

Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux ;
Retiens les griffes de ta patte,
Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,
Mêlés de métal et d’agate.

Lorsque mes doigts caressent à loisir
Ta tête et ton dos élastique,
Et que ma main s’enivre du plaisir
De palper ton corps électrique,

Je vois ma femme en esprit. Son regard,
Comme le tien, aimable bête,
Profond et froid, coupe et fend comme un dard,

Et, des pieds jusques à la tête,
Un air subtil, un dangereux parfum
Nagent autour de son corps brun.

Les chats

Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.

Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres ;
L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.


Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;

Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques,
Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,
Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.

Le chat

I

Dans ma cervelle se promène,
Ainsi qu’en son appartement,
Un beau chat, fort, doux et charmant.
Quand il miaule, on l’entend à peine,

Tant son timbre est tendre et discret ;
Mais que sa voix s’apaise ou gronde,
Elle est toujours riche et profonde.
C’est là son charme et son secret.


Cette voix, qui perle et qui filtre
Dans mon fonds le plus ténébreux,
Me remplit comme un vers nombreux
Et me réjouit comme un philtre.

Elle endort les plus cruels maux
Et contient toutes les extases ;
Pour dire les plus longues phrases,
Elle n’a pas besoin de mots.

Non, il n’est pas d’archet qui morde
Sur mon cœur, parfait instrument,
Et fasse plus royalement
Chanter sa plus vibrante corde,

Que ta voix, chat mystérieux,
Chat séraphique, chat étrange,
En qui tout est, comme en un ange,
Aussi subtil qu’harmonieux !

II

De sa fourrure blonde et brune
Sort un parfum si doux, qu’un soir
J’en fus embaumé, pour l’avoir
Caressée une fois, rien qu’une.

C’est l’esprit familier du lieu ;
Il juge, il préside, il inspire
Toutes choses dans son empire ;
Peut-être est-il fée, est-il dieu ?

Quand mes yeux, vers ce chat que j’aime
Tirés comme par un aimant,
Se retournent docilement
Et que je regarde en moi-même,

Je vois avec étonnement
Le feu de ses prunelles pâles,
Clairs fanaux, vivantes opales,
Qui me contemplent fixement.

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L’autosatisfaction permanente de Charles Baudelaire dans les Fleurs du mal

Les commentateurs n’ont pas compris le principe de la « transgression désintéressée » employée par Charles Baudelaire ; cela le marquera suffisamment pour qu’il réalise par la suite des Petits poèmes en prose entièrement fondée sur cette approche, et qui passeront d’autant plus inaperçus, malgré leur intérêt naturaliste, voire réaliste.

Ils ont par contre tout à fait noté l’opposition systématique entre le « spleen » et l’« idéal », sans pour autant forcément voir la dimension néo-platonicienne de la question, puisqu’il s’agit de quitter la matière qui n’est qu’apparence pour se tourner vers la seule vérité, forcément spirituelle-divine.

Le fameux poème L’albatros n’est ainsi pas qu’une allégorie du poète, c’est aussi l’image de l’âme qui est désespérée de se retrouver sur Terre, prisonnière de la matière.

Cependant, ce qui fait qu’il est appréciable, c’est tout simplement que sa forme relève avant tout du Parnasse : c’est une description stylisée de quelque chose de réel, en l’occurrence la mésaventure d’un albatros.

L’albatros

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poëte est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Dès qu’elle sort du Parnasse, la poésie de Charles Baudelaire dans les Fleurs du mal devient de ce fait cryptique, étrange, allusive, incompréhensible, et surtout outrageusement facile, d’une auto-satisfaction maladive.

C’est souvent directement médiocre, voire franchement mauvais, tel ce poème prétentieux, sans profondeur, d’une provocation vaniteuse.

Le possédé

Le soleil s’est couvert d’un crêpe. Comme lui,
Ô Lune de ma vie ! emmitoufle-toi d’ombre ;
Dors ou fume à ton gré ; sois muette, sois sombre,
Et plonge tout entière au gouffre de l’Ennui ;

Je t’aime ainsi ! Pourtant, si tu veux aujourd’hui,
Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre,
Te pavaner aux lieux que la Folie encombre,
C’est bien ! Charmant poignard, jaillis de ton étui !

Allume ta prunelle à la flamme des lustres !
Allume le désir dans les regards des rustres !
Tout de toi m’est plaisir, morbide ou pétulant ;

Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore ;
Il n’est pas une fibre en tout mon corps tremblant
Qui ne crie : Ô mon cher Belzébuth, je t’adore !

Le caractère gratuit des vers, l’auto-satisfaction perpétuelle du poète, l’absence de recherche de complexité… sont une norme dans une œuvre composée surtout d’une accumulation de sentiments relevant du cliché et de postures poétiques à prétention dandy, en réalité souffreteuse.

Causerie

Vous êtes un beau ciel d’automne, clair et rose !
Mais la tristesse en moi monte comme la mer,
Et laisse, en refluant, sur ma lèvre morose
Le souvenir cuisant de son limon amer.

— Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme ;
Ce qu’elle cherche, amie, est un lieu saccagé
Par la griffe et la dent féroce de la femme.
Ne cherchez plus mon cœur ; les bêtes l’ont mangé.

Mon cœur est un palais flétri par la cohue ;
On s’y soûle, on s’y tue, on s’y prend aux cheveux !
— Un parfum nage autour de votre gorge nue !…

Ô Beauté, dur fléau des âmes, tu le veux !
Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes,
Calcine ces lambeaux qu’ont épargnés les bêtes !

Le caractère trivial des poèmes est en écho avec la facilité, car Charles Baudelaire accepte tout à fait la société où il vit, avec ses valeurs en phase avec le colonialisme s’élançant alors.

À une dame créole

Au pays parfumé que le soleil caresse,
J’ai connu, sous un dais d’arbres tout empourprés
Et de palmiers d’où pleut sur les yeux la paresse,
Une dame créole aux charmes ignorés.

Son teint est pâle et chaud ; la brune enchanteresse
A dans le cou des airs noblement maniérés ;
Grande et svelte en marchant comme une chasseresse,
Son sourire est tranquille et ses yeux assurés.

Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire,
Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,
Belle digne d’orner les antiques manoirs,

Vous feriez, à l’abri des ombreuses retraites,
Germer mille sonnets dans le cœur des poëtes,
Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.

Ce qui sauve Charles Baudelaire, ce sont ses fulgurances, ses propos lyriques élancés, ramassés sur eux-mêmes, de véritables marqueurs, tels :

« Homme libre, toujours tu chériras la mer ! »

« Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe ? »

« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. »

Et lorsque ses fulgurances sont rassemblées, cela donne des poèmes élaborés, à rebours du morbide, de l’idéal relevant de l’abstraction, censée s’opposer à une obsession « satanique » pour le mal. Ce sont en fait des poèmes du Parnasse.

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La boue et l’or : la kabbale des Fleurs du mal avec la «transgression désintéressée»

Dans son avertissement au lecteur, Charles Baudelaire explique son approche de la manière suivante :

Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.

« Satan Trismégiste » n’existe pas, en fait c’est un mélange de Satan, symbole du mal, et Hermès Trismégiste, un personnage fictif de l’antiquité censé avoir amené l’écriture aux Égyptiens sous la forme du dieu Thot et avoir résumé la magie dans des textes cryptiques, « hermétiques », ouvrant la voie à l’alchimie.

Papyrus de Hounefer, 1300 ans avant notre ère: Anubis pèse le poids du cœur du mort par rapport à la plume de l vérité, le résultat étant noté par Thot, sous la supervision d’Ammit, une chimère de crocodile, lion et hippopotame, mangeant le défunt en cas d’échec

Pourquoi Charles Baudelaire combine-t-il deux personnages totalement opposés sur le plan de la symbolique ? Simplement parce que, s’étant intéressé à tout ce fatras mystique, il a rencontré une conception justifiant son mode de vie décadent : la kabbale louranique.

La kabbale est apparue au Moyen-Âge comme une tentative mystique juive d’interpréter la réalité de manière religieuse tout en s’appuyant sur Platon et le néo-platonisme. Il faudrait prier pour envoyer de l’énergie à Dieu qui s’est rétracté pour permettre au monde d’exister.

Isaac Louria (1534-1572) y ajoute une conception nouvelle. Puisque la création du monde sous-tend l’existence du mal, alors il faut se tourner vers le mal pour permettre au bien de s’en libérer, afin d’enlever son énergie au mal et de permettre la restauration de l’idéal.

On se tourne vers le mal, acceptant de se retrouver en fâcheuse posture… pour en fait à un moment le réfuter, et donc parvenir à une réparation, un rétablissement. Dans la conception kabbaliste d’Isaac Louria, on ramène le monde à sa source divine, on rattrape ce qui est tombé dans le mal.

D’où une valorisation de la « transgression désintéressée », prétexte naturellement à des comportements erratiques-mystiques jusqu’au délire, ce qui sera une contribution au principe de la « magie noire ».

Charles Baudelaire a largement utilisé cette conception dans les Fleurs du mal, seulement il ne l’a pas mise en avant, restant cryptique avec ses propos sur la transformation de la boue en or dans l’Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du Mal :

Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.

Le poème « Une charogne » est le plus emblématique de cette approche. C’est le plus incompris, on peut même dire que personne n’y comprend rien, à moins de saisir le néo-platonisme.

Charles Baudelaire demande à sa compagne de se rappeler quand ils avaient rencontré un cadavre d’animal, qui est longuement décrit de manière ignoble. C’est un naturalisme particulièrement agressif, dont voici un exemple :

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en petillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Or, à la fin du poème, Charles Baudelaire explique à sa compagne qu’elle sera pareille un jour, mais que cela ne compte pas car en raison de son âme éternelle, sa « forme » se maintiendra dans l’univers, même si son corps – qui n’est qu’une copie matérielle, imparfaite, de la forme – se décompose.

— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

C’est là du néo-platonisme, avec l’opposition entre la matière et un monde magico-divin, et il s’attendait à ce que cela fonctionne vis-à-vis des critiques, car le projet est para-religieux, du moins ouvertement croyant, et très raffiné intellectuellement.

Seulement comme Charles Baudelaire était un décadent, il a oublié de prendre en compte l’effet de la « transgression désintéressée ». Cela fut fatal, vu qu’une large partie de l’œuvre se focalise sur le « réalisme grossier », en fait le naturalisme, pour marquer les esprits, pour les choquer avec un esprit « satanique ».

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Le réalisme grossier des Fleurs du mal à travers le mysticisme de Swedenborg

Le recueil des Fleurs du mal n’attira l’attention qu’en raison de son procès. L’œuvre fut considérée comme une sorte de provocation d’une figure s’imaginant au-dessus de tout et de tout le monde, ce que Charles Baudelaire ne comprit pas puisqu’il voyait son esthétique comme une contribution à la « sensation multipliée ».

L’article du Figaro du 12 juillet 1857, rédigé par Jules Habans pour la Semaine Littéraire, résume cette critique totale de l’œuvre, rejetant la prétention à vouloir ajouter de la sensation au moyen de procédés morbides.

« Avec M. Charles Baudelaire, c’est de cauchemar qu’il faut parler. Les Fleurs du mal, qu’il vient de publier, sont destinées, suivant lui, à chasser l’ennui «qui rêve d’échafauds en fumant son houka». Mais l’auteur n’a pas pris garde qu’il remplaçait le bâillement par la nausée.

Lorsqu’on ferme le livre après l’avoir lu tout entier comme je viens de le faire, il reste dans l’esprit une grande tristesse et une horrible fatigue. Tout ce qui n’est pas hideux y est incompréhensible, tout ce que l’on comprend est putride, suivant la parole de l’auteur.

J’en excepterai pourtant les cinq dernières strophes de la pièce intitulée Bénédiction, Elévation et Don Juan aux Enfers. De tout le reste, en vérité, je n’en donnerais pas un piment et je n’aime pas le poivre!

Toutes ces horreurs de charnier étalées à froid, ces abîmes d’immondices fouillés à deux mains et les manches retroussées, devaient moisir dans un tiroir maudit.

Maison croyait au génie de M. Baudelaire, il fallait exposer l’idole longtemps cachée à la vénération des fidèles. Et voilà, qu’au grand jour l’aigle s’est transformé en mouche, l’idole est pourrie et les adorateurs fuient en se bouchant le nez.

Il en coûte assez cher de jouer au grand homme à huis clos, et de ne savoir pas à propos brûler ces élucubrations martelées à froid dans la rage de l’impuissance. On en arrive à se faire prendre au mot lorsqu’on dit:

Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie,
Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt! SANS BOUGER, DANS D’IMMENSES EFFORTS!

Comme c’est vrai, tout cela! et comme je donne raison à M. Baudelaire, lorsqu’il se juge ainsi!

Allons! un Requiem par là-dessus, et qu’on n’en parle plus. »

Cela était tout à fait juste. Charles Baudelaire était bien cette figure littéraire formidablement talentueuse, capable de fulgurances.

On en trouve tout au long des Fleurs du mal. Cependant, par dandysme, Charles Baudelaire a échafaudé tout un système esthétique censé porter son œuvre, mais finalement inadapté à la consommation bourgeoise qu’il visait pourtant.

Charles Baudelaire en 1862

Charles Baudelaire avait pourtant fait une immense effort intellectuel pour construire son œuvre.

Il avait en effet directement repris le système mystico-philosophique du Suédois Emanuel Swedenborg (1688-1772), qui à la fin de sa vie a prétendu par ses rêves visiter le paradis, discuter avec des esprits et des anges, s’entretenir avec Dieu le Père et Dieu le Fils, etc.

Selon Emmanuel Swedenborg, on pouvait trouver dans le monde d’en bas des échos du monde d’en haut, et il fallait s’accrocher à ces « correspondances » comme à des signes, des poteaux indicateurs, pour monter au ciel, en s’arrachant à la matière.

Emmanuel Swedenborg peint de manière posthume par Carl Frederik von Breda

Il diffusait en fait sa propre version de la lecture romantique mystique d’une unité du macrocosme et du microcosme au sein de l’univers, avec toutefois une interprétation religieuse, néo-platonicienne, en opposant le monde matériel au monde spirituel.

Voici un poème des Fleurs du mal présentant de manière emblématique l’opposition entre le monde d’en bas et le monde d’en haut.

Élévation

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
— Qui plane sur la vie, et comprend sans effort

Voici un poème des Fleurs du mal emblématique de la conception d’Emmanuel Swedenborg de signes existant, de correspondances entre le monde matériel et le monde spirituel, qu’on peut deviner en raison de nos âmes qui sont elles-mêmes prisonnières de la matière et en attente de libération, d’un grand « retour » au monde d’en-haut.

Correspondances

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

L’opposition entre un monde matériel non-satisfaisant et une transcendance immatérielle avait tout pour plaire aux décadents consommant des drogues au début du XIXe siècle et s’imaginant ainsi parvenir à la transcendance.

Thomas de Quincey, le poète anglais fumeur d’opium racontant son « expérience » et étant une référence pour Charles Baudelaire, se tourna naturellement avec attention vers Emmanuel Swedenborg.

Thomas de Quincey

Et cette fascination pour l’occultisme submergera les poètes et le tout Paris à la fin du XIXe siècle, avec le mouvement mystique Rose-Croix et Joséphin Peladan.

Ce dernier considérera d’ailleurs Charles Baudelaire comme un décadent mais parvenu à une sorte de transcendance. Il écrivit un article intitulé Baudelaire et la décadence latine :

« Par la perversité, cette aristie [=série d’exploits individuels accomplis par un héros en transe] de la corruption, par l’usage des excitants, par une sensibilité anormale et presque diabolique, Baudelaire est un décadent.

Ce titre de Fleurs du mal, à lui seul, indique la fin d’une civilisation.

Sans discuter les anecdotes, fausses pour la plupart, comme celles sur d’Aurevilly dont j’ai pu contrôler l’erroné, sans expliquer les parades peccamineuses destinées à horrifier le bourgeois, quiconque feuillette les journaux intimes du poète aperçoit un penseur exceptionnellement traditionaliste, voire un théologien. »

Charles Baudelaire s’était imaginé qu’avec sa fulgurance et un système mystico-philosophique pour porter son esthétique de la sensation multipliée, il passerait en force.

Ce fut un échec retentissant : on ne retint qu’un réalisme grossier, Charles Baudelaire ayant oublié qu’il avait également utilisé dans sa construction le principe de la « transgression désintéressée ».

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Le sens de la censure des Fleurs du mal

L’attaque du Figaro contre les Fleurs du mal mentionnait en particulier quatre poèmes ; ce sont ceux-là qui se feront ensuite viser par le procureur impérial Ernest Pinard, deux autres s’ajoutant pour la forme (il s’agit ainsi de Les Bijoux, Le Léthé, À celle qui est trop gaie, Lesbos, Femmes damnées, Les Métamorphoses du Vampire).

Des amendes furent infligées le 20 août 1857 à l’éditeur ainsi qu’à Baudelaire et les poèmes concernés doivent être retirés. Or, le paradoxe était que Lesbos avait déjà été publié dans la petite Encyclopédie poétique en 1850 et le Reniement de saint Pierre dans la Revue de Paris en 1852.

C’est que Baudelaire avait en fait très mal joué, son œuvre devenant l’objet d’une concurrence au sein de l’appareil d’État. Le recueil des Fleurs du mal avait en effet été publié à 1 100 exemplaires en juin 1857, soit quelques mois seulement après le procès concernant le roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary, publié en janvier 1857.

Le même procureur impérial que pour les Fleurs du mal, Ernest Pinard, avait alors immédiatement attaqué le roman, échouant dans son entreprise puisque le 7 février 1857, l’auteur était acquitté de la charge d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs.

La publication des Fleurs du mal était une occasion de rattraper cela.

Ernest Pinard en 1860, qui fut à la tête des réquisitoires contre Madame Bovary de Gustave Flaubert et des Fleurs du mal de Charles Baudelaire

Lorsque le journaliste Édouard Thierry du Moniteur du soir demanda la permission de parler des Fleurs du mal au ministre d’État Achille Fould, il la reçut.

Mais le ministre de la Justice Jacques-Pierre Abbatucci se précipita, voyant un moyen de soutenir une attaque contre le Moniteur du soir ayant été en première ligne en faveur du roman de Gustave Flaubert.

Le ministre de l’Intérieur Adolphe Billault le soutint, le Figaro fut le moyen de mener l’attaque et la peine reçue par Charles Baudelaire visa à équilibrer la non-peine de Gustave Flaubert.

Cette contre-offensive fut par ailleurs mesurée, raisonnant en termes de limite à donner. Les peines furent modérées et l’accusation d’offense à la morale religieuse tomba, ne restant que celle d’offense à la morale publique et aux bonnes mœurs.

Le procureur présenta lui-même les choses ainsi durant le procès :

« Mon Dieu ! Je ne demande pas la tête de Monsieur Baudelaire : je demande un avertissement seulement. »

Les Fleurs du mal avaient été le jouet d’un affrontement au sein de la France de Napoléon III, entre le régime conservateur et les factions libérales, alors que le peuple avait été écrasé en 1848 lors du succès de la révolution bourgeoise.

Baudelaire avait soutenu la révolution de 1848, mais s’était immédiatement dépolitisé, conformément à sa nature petite-bourgeoise. Il n’avait donc rien compris à ce qui était en jeu après 1848, avec la bataille entre les différentes tendances de la bourgeoisie (libérale, industrielle, bancaire, post-aristocratique, etc.) et ses Fleurs du mal tombèrent ainsi au plus mauvais moment.

Il saisit en tout cas relativement le problème puisqu’il ne fit pas appel, alors que le soir même du verdict, il était la tête rasée avec une chemise sans col, tel quelqu’un devant se faire guillotiner dans la foulée (la « toilette du guillotiné »). Il rédigea ensuite 35 nouveaux poèmes qu’il ajouta aux Fleurs du mal, désormais retranchés des poèmes incriminés.

Il essaya tout de même de faire tomber l’amende, au moyen d’une lettre de Charles Baudelaire à l’impératrice Eugénie.

La Lettre de Charles Baudelaire à l’impératrice Eugénie

La lettre est obséquieuse, élogieuse pour la justice, jouant sur la corde du pauvre poète, etc.

6 Novembre 1857

Madame,

Il faut toute la prodigieuse présomption d’un poëte pour oser occuper l’attention de Votre Majesté d’un cas aussi petit que le mien. J’ai eu le malheur d’être condamné pour un recueil de poésies intitulé : Les Fleurs du Mal, l’horrible franchise de mon titre ne m’ayant pas suffisamment protégé.

J’avais cru faire une belle et grande œuvre, surtout une œuvre claire ; elle a été jugée assez obscure pour que je sois condamné à refaire le livre et à retrancher quelques morceaux (six sur cent).

Je dois dire que j’ai été traité par la Justice avec une courtoisie admirable, et que les termes mêmes du jugement impliquent la reconnaissance de mes hautes et pures intentions.

Mais l’amende, grossie des frais inintelligibles pour moi, dépasse les facultés de la pauvreté proverbiale des poëtes, et, encouragé par tant de preuves d’estime que j’ai reçues d’amis si haut placés, et en même temps persuadé que le cœur de l’Impératrice est ouvert à la pitié pour toutes les tribulations, les spirituelles comme les matérielles, j’ai conçu le projet, après une indécision et une timidité de dix jours, de solliciter la toute gracieuse bonté de Votre majesté et de la prier d’intervenir pour moi auprès de M. le Ministre de la Justice.

Daignez, Madame, agréer l’hommage des sentiments de profond respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être
De Votre Majesté,le très dévoué et très obéissant serviteur et sujet,
Charles Baudelaire,
19, quai Voltaire.

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