Chasseurs dans la neige est une œuvre extrêmement célèbre. Faisant 117 cm sur 162 cm, elle est donc bien plus grande que Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux, qui date également de 1565.
On la retrouve également dans les films Solaris (1972) et Le Miroir (1975) de l’immense réalisateur, le maître Andreï Tarkovski.
Pourquoi cette œuvre est-elle si célèbre, surtout comparé à Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux ? C’est peut-être qu’on retrouve tous les éléments de ce tableau – avec les patineurs, les joueurs du golfe sur glace et ceux de la variante du curling, etc. – avec cependant cette fois un contraste très marqué.
En effet, les chasseurs baissent la tête, les chiens ont l’air épuisé également. La chasse été mauvaise, on ne voit qu’un renard maigre sur le dos d’un chasseur. Le peintre a même mis des pas d’un lièvre dans la neige devant les chasseurs, pour souligner qu’ils l’ont manqué.
Et au loin on voit des montages pittoresques, inaccessibles, impraticables pour la chasse. Les perspectives semblent bouchées. Naturellement, de telles montagnes ne sont pas présentes aux Pays-Bas.
Les chasseurs passent d’ailleurs devant une auberge, dont le nom est « Dit is inden Hert ». Cela signifie « Au cerf » et on voit d’ailleurs Eustache comme saint sur le panneau.
Ce dernier penche, en correspondance avec l’échec de la chasse : Eustache est le saint des chasseurs. Il devint chrétien de la manière suivante : il poursuivait un cerf et au moment de le tuer, un crucifix apparut entre les cors de celui-ci.
Un peu plus tard, la légende fut racontée de nouveau pour Hubert de Liège, qui prit la place de saint des chasseurs.
Et devant l’auberge, c’est un cochon qui a été tué et qui va être cuit. C’est encore un contraste avec la situation des chasseurs, dont l’échec apparaît comme encore plus grand, la situation d’autant plus précaire.
On remarquera qu’on retrouve la trappe aux oiseaux des Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux.
On a, de fait, pareillement la contradiction entre la ville et la campagne qui s’expose. L’humanité s’en sort mieux, par la ville, mais cela se fait aux dépens des animaux.
Et finalement, la ville implique une guerre contre eux. Ici, on n’a plus seulement la trappe aux oiseaux, mais la chasse, et l’élevage avec le cochon tué.
Tout comme Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux, on a également une ville un peu plus loin, mais la différence notable, c’est que la glace se situe dans un endroit fermé, alors que c’était sur un cours d’eau dans l’autre tableau.
C’est là que tout se joue. Dans Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseau, tout est tranquille, mais il n’y a pas de côté défini, en cadré, borné qu’on trouve dans Chasseurs dans la neige.
Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux présente une atmosphère, un état d’âme. Le caractère national-démocratique est tout à fait net. Chasseurs dans la neige est un tableau qui dresse une situation ; on ne s’y perd pas, on s’y oriente de manière facile.
Il n’est pas étonnant que le premier eut un succès retentissant à son époque, alors que c’est le second qui est désormais bien plus connu. Il y a une dimension rationnelle qui l’emporte sur l’aspect sensible.
On pourrait dire pour caricaturer que le premier tableau est rond, le second carré ; on ne les aborde pas de la même manière. C’est très révélateur de l’évolution de l’humanité, de sa transformation historique.
Et ces deux tableaux vont forcément continuer de vivre dans l’avenir, avec un regard toujours plus complexe, plus riche posé sur eux.
Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux est une œuvre très connue de Bruegel, une œuvre remarquable. Datant de 1565, elle exprime avec profondeur la contradiction entre les villes et les campagnes qui naît avec le capitalisme.
Étonnamment petite (37 cm sur 55,5 cm) alors qu’il aurait pu s’agir d’un grand panneau, cette peinture nous amène dans une situation où c’est tout un nouveau rapport avec la Nature qui se présente. Le jeu des patineurs sur la glace est ainsi une ode populaire, à la croisée de la Nature et de la culture. Les masses ont les moyens de s’amuser, de s’épanouir.
On n’est plus dans un moyen-âge arriéré, il y a des patins, il y a une maîtrise des phénomènes naturels, une appréciation de ceux-ci.
Le fait d’avoir bien souligné la présence des maisons – et à côté des maisons, de l’église – en fait un chef-d’œuvre des villes naissantes. Il y a d’ailleurs une ville plus grande au loin. Il s’agit a priori d’Anvers, si le village représenté est bien celui de Pède-Sainte-Anne, comme des chercheurs le pensent.
Ce tableau est une ode au peuple naissant, à la société organisée se développant ; sa charge démocratique est indubitable. Et les arbres, dans leur présentation, sont typiques de l’esprit flamand, si proche du futur romantisme allemand.
La profondeur nationale-démocratique de cette œuvre est si réelle qu’il n’y a pas de personnages qui prend le dessus, on a le peuple. Et, dans le même temps, les activités sur la glace sont nombreuses, différentes.
Outre le patinage, on a une variante du curling, ainsi qu’une sorte de golf sur la glace. Le mouvement que l’on voit avec chaque personnage est d’une rare éloquence. C’est un portrait vivant, avec une capacité magistrale au typique.
Certains regretteront le ton du tableau, son teint ocré, peu engageant peut-être. Mais telle est la réalité des Pays-Bas alors et, à l’inverse, on y gagne une tranquillité d’une remarquable expression.
La peinture a d’ailleurs eu un succès remarquable dès l’époque et a été maintes fois reproduites ensuite, par la famille de Bruegel, puis par la suite par différents peintres, ce qui fait qu’il est très difficile de les attribuer.
Il existe de ce fait encore un doute même quant à l’auteur de ce tableau précisément. Si la composition est celle de Bruegel, il est possible que cela soit une version postérieure réalisée par son fils Pieter Brueghel le Jeune.
Voici trois variantes. La première, dont l’auteur est inconnu, appartenait au roi du Danemark et de Norvège Christian IV, et faisait partie de la décoration du château de Rosenborg à Copenhague.
Les deux version suivantes sont attribués à Pieter Brueghel le Jeune. La première œuvre est aujourd’hui en Pologne, au musée national de Wrocław. La seconde œuvre a appartenu à la reine d’Espagne Élisabeth Farnèse et est aujourd’hui au musée du Prado, à Madrid.
Il y a maintenant la question de la trappe visant à capturer les oiseaux. Si les corvidés, très malins, restent plutôt à l’écart, tel n’est pas des bouvreuils pivoines.
L’interprétation traditionnelle est la suivante. Les gens pensent à s’amuser à la première occasion. Or, cela peut s’avérer un piège, et leur âme peut être capturée par le diable aussi simplement que les oiseaux représentés, attirés par la nourriture disposée à leur attention.
C’est tout à fait conforme avec le protestantisme. Reste qu’il faut ajouter une dimension toujours oubliée : celle du rapport aux animaux. Et on a vu que Bruegel n’oublie jamais cette question. Cela provient d’une exigence, celle du réalisme, cependant également d’un véritable regard.
La naissance des villes s’associe immanquablement avec un rapport davantage conflictuel avec le monde animal. Il y a une contradiction flagrante : les gens s’amusent, alors qu’un peu plus loin, on cherche à tuer.
Le positif affronte le négatif, et cela au cœur même d’une peinture qui fait ressortir la tranquillité, la bonhomie.
L’humanité parvient à s’en sortir en hiver – et l’hiver 1564-1565 avait été particulièrement dur -, et pourtant, en parallèle, il y a une guerre contre des oiseaux qui eux aussi doivent affronter l’hiver. On a déjà la ville qui se referme sur elle-même.
Il y a là quelque chose qui est très lourd de sens, si l’on pense à ce que sont devenus les villes ensuite, avec leurs lumières permanentes, leurs pics anti-oiseaux, leurs grands immeubles et leurs grandes vitres qui sont autant de dangers meurtriers pour les oiseaux. On a dans le tableau l’annonciation d’une terrible guerre qui commence.
Si Baudelaire est un poète ridicule et niais, et opportuniste, il écrit admirablement bien quant il s’agit de prose. Toujours enclin à la fulgurance, il a été un critique d’art attentif.
S’il n’a rien compris à Bruegel – par méconnaissance de la question protestante, du rapport entre les villes et les campagnes qu’il a pourtant lui-même exprimé avec brio dans les poèmes en prose du Spleen de Paris – son analyse est très intéressante.
Sans comprendre le sens de la contradiction qu’il expose, il affirme qu’il y a deux types de peinture chez Bruegel.
Il y a d’un côté une peinture joviale, amusante, pleine d’esprit et d’entrain… avec une dimension sociale, engagée. Et il y a de l’autre côté une hallucination infernale dont on chercherait vainement le sens.
« Les Flamands et les Hollandais ont, dès le principe, fait de très-belles choses, d’un caractère vraiment spécial et indigène.
Tout le monde connaît les anciennes et singulières productions de Brueghel le Drôle, qu’il ne faut pas confondre, ainsi que l’ont fait plusieurs écrivains, avec Brueghel d’Enfer.
Qu’il y ait là dedans une certaine systématisation, un parti pris d’excentricité, une méthode dans le bizarre, cela n’est pas douteux.
Mais il est bien certain aussi que cet étrange talent a une origine plus haute qu’une espèce de gageure artistique. Dans les tableaux fantastiques de Brueghel le Drôle se montre toute la puissance de l’hallucination.
Quel artiste pourrait composer des œuvres aussi monstrueusement paradoxales, s’il n’y était poussé dès le principe par quelque force inconnue ?
En art, c’est une chose qui n’est pas assez remarquée, la part laissée à la volonté de l’homme est bien moins grande qu’on ne le croit.
Il y a dans l’idéal baroque que Brueghel paraît avoir poursuivi, beaucoup de rapports avec celui de Grand-ville, surtout si l’on veut bien examiner les tendances que l’artiste français a manifestées dans les dernières années de sa vie : visions d’un cerveau malade, hallucinations de la fièvre, changements à vue du rêve, associations bizarres d’idées, combinaisons de formes fortuites et hétéroclites.
Les œuvres de Brueghel le Drôle peuvent se diviser en deux classes : l’une contient des allégories politiques presque indéchiffrables aujourd’hui ; c’est dans cette série qu’on trouve des maisons dont les fenêtres sont des yeux, des moulins dont les ailes sont des bras, et mille compositions effrayantes où la nature est incessamment transformée en logogriphe.
Encore, bien souvent, est-il impossible de démêler si ce genre de composition appartient à la classe des dessins politiques et allégoriques, ou à la seconde classe, qui est évidemment la plus curieuse.
Celle-ci, que notre siècle, pour qui rien n’est difficile à expliquer, grâce à son double caractère d’incrédulité et d’ignorance, qualifierait simplement de fantaisies et de caprices, contient, ce me semble, une espèce de mystère.
Les derniers travaux de quelques médecins, qui ont enfin entrevu la nécessité d’expliquer une foule de faits historiques et miraculeux autrement que par les moyens commodes de l’école voltairienne, laquelle ne voyait partout que l’habileté dans l’imposture, n’ont pas encore débrouillé tous les arcanes psychiques.
Or, je défie qu’on explique le capharnaüm diabolique et drôlatique de Brueghel le Drôle autrement que par une espèce de grâce spéciale et satanique.
Au mot grâce spéciale substituez, si vous voulez, le mot folie, ou hallucination ; mais le mystère restera presque aussi noir. La collection de toutes ces pièces répand une contagion ; les cocasseries de Brueghel le Drôle donnent le vertige. Comment une intelligence humaine a-t-elle pu contenir tant de diableries et de merveilles, engendrer et décrire tant d’effrayantes absurdités ?
Je ne puis le comprendre ni en déterminer positivement la raison ; mais souvent nous trouvons dans l’histoire, et même dans plus d’une partie moderne de l’histoire, la preuve de l’immense puissance des contagions, de l’empoisonnement par l’atmosphère morale, et je ne puis m’empêcher de remarquer (mais sans affectation, sans pédantisme, sans visée positive comme de prouver que Brueghel a pu voir le diable en personne) que cette prodigieuse floraison de monstruosités coïncide de la manière la plus singulière avec la fameuse et historique épidémie des sorciers. »
Si avec Margot la folle on a de la violence, elle reste bizarre, alors que La Chute des anges rebelles et Le Triomphe de la Mort possèdent une vraie brutalité. Les deux œuvres le font toutefois avec une grande différence.
La Chute des anges rebelles se situe, en effet, dans la tradition flamande, il y a une certaine démarche médiévale de représentation des anges, même si l’ensemble est déjà dans une démarche complexe, foisonnante, surchargée.
Ce qui est surtout angoissant, et en cela c’est très différent de Margot la folle où là, il y a un décor, c’est qu’il n’y a dans la partie basse aucun endroit de libre. Tout est occupé par quelque chose.
Le ciel, lui, a beaucoup d’espace. Les anges et l’archange viennent de là. L’expression de leur venue du ciel est très bien faite, et ajoute à l’impression de mouvement massif, de lancée depuis le Ciel pour affronter les forces du Mal.
Impossible d’appréhender d’ailleurs rationnellement ces dernières, seuls les anges se présentent sous des formes réellement reconnaissables et rassurantes, notamment l’archange Michel qui s’en va frapper Satan.
Paradoxalement, ce tableau est encore trop moderne pour nous. Il présente une telle surcharge, de manière réussie, que c’est très difficile à regarder pour nos esprits passés par le capitalisme et cherchant à diviser, séparer, ordonner. Ce tableau du passé appartient à l’avenir.
On notera que ce tableau de 117 cm sur 162 cm est peint à l’huile sur un panneau de chêne. Exposé à Bruxelles, il est très fragile et ne saurait donc être transporté ailleurs pour des expositions. Cela nuit beaucoup à sa reconnaissance dans une situation capitaliste où l’héritage historique n’est pas assumé scientifiquement et culturellement.
On n’a également compris son auteur uniquement à la fin du 19e siècle, lors d’une opération de restauration. Le cadre masquait en fait la signature !
Le Triomphe de la Mort expose quant à lui la violence en soi, celle qui abouti à l’anéantissement. C’est 160 cm sur 120 cm de terreur infernale, impitoyable.
Rien n’est épargné, même pas le paysage. Ici, on n’est plus seulement dans la danse macabre, telle que l’a connue le moyen-âge. On est déjà dans une logique baroque espagnole.
La vie perd devant la mort : on n’est plus du tout dans la démarche protestante. Cela en fait une œuvre très à part, exprimant une agressivité qu’on ne trouve pas normalement. Ce qui est d’ailleurs flagrant, c’est que la ville a disparu.
On n’est simplement dans un cauchemar, qui semble sans fin.
On notera le couple, dans un coin, qui se détourne totalement des événements. Un squelette vient jouer de la musique, indiquant qu’eux aussi n’y échapperont pas.
On peut alors inverser et penser que c’est une dénonciation de la guerre. Et c’est vrai qu’une telle représentation peut être très utile pour cela.
La dimension unilatérale du tableau nuit cependant à en faire une véritable œuvre d’art qui soit réussi.
Ce qui est porté est trop entaché d’un systématisme qui est précisément celui du baroque catholique, espagnol, ultra-réactionnaire, anti-réaliste.
Un exemple significatif de l’état d’esprit qui va avec la ville comme nouvelle forme sociale, c’est la peinture de Margot la folle, ou Dulle Griet, Griet est le diminutif flamand du prénom Marguerite en français. C’est une personnage du folklore de la ville de Gand, et le tableau représente le proverbe disant : « elle pourrait piller l’enfer et en revenir indemne ». On a ici Margot pillant l’enfer.
Il y a également un dicton d’Anvers de l’époque disant que :
« Une femme seule fait du boucan, deux femmes causent beaucoup de difficultés, trois femmes se rassemblent uniquement pour faire du commerce pour un marché annuel, quatre femmes mènent à la dispute, cinq femmes forment une armée et pour lutter contre six femmes Satan n’a pas lui-même une arme pour les combattre. »
C’est intéressant, car c’est une reconnaissance ouverte, contradictoire, de la richesse de la psyché féminine, de sa profondeur immense, de sa très grande violence également.
L’œuvre est clairement à rapprocher de l’œuvre de Jérôme Bosch. On peut alors dire que Bruegel fait ici pratiquement un exercice de style. Mais dialectiquement, on peut l’interpréter comme une reconnaissance de la femme et de sa réalité, de sa situation provoquée par des siècles de patriarcat.
C’est une reconnaissance inégale, puissamment contradictoire.
Ce qui est intéressant, c’est que par Margot la folle, on vise surtout à dénoncer l’avarice. Mais là, on a une expression de la puissance féminine, avec même une armée de femmes.
Margot la folle, de taille géante, entraîne dans son sillage des femmes combatives, complètement à rebours de ce qui est attendu de la part des femmes au moyen-âge. C’est là qu’on voit qu’avec les villes, les femmes ont pu gagner en affirmation de leur existence.
Le moyen-âge et la féodalité n’ont été qu’un sas entre le patriarcat et l’esclavage qui ont précédés et le capitalisme et ses villes « citoyennes » qui ont suivi.
Le tableau est souvent présenté comme inquiétant et volcanique. Volcanique, il l’est, mais on ne peut pas vraiment parler de dimension inquiétante, dans la mesure où il est trop délirant pour ça.
Pour le coup, on en revient à la question de l’influence du baroque et de l’Espagne. Un tel foisonnement dépasse la simple logique compositionnelle complexe urbaine, on est vraiment dans une sorte de délire maîtrisée.
Il est vrai que c’était là s’appuyer sur de puissants ressorts pour pouvoir présenter la complexité féminine. Loin de ramener la question démocratique à une simple question d’égalité, Bruegel expose la puissance féminine latente, masquée.
En ce sens, ce tableau est un manifeste des femmes, produit de manière indirecte et contradictoire, de manière inégale et à travers un jeu de miroir puisque vu, ressenti par un homme.
Voici une peinture flamande datant du milieu des années 1530, avec en-dessous Le Portement de Croix de Bruegel. Le parallèle est évident dans la composition.
Ce tableau dont a pu s’inspirer Bruegel est attribué parfois à Jan van Amstel, plus souvent à un anonyme qu’on a appelé le monogrammiste de Brunswick, car on ne connaît à la base qu’un monogramme comme signature (« J.v.A.M.S.L »). Une telle signature peut également être de Jan van Amstel, de manière assez flagrante.
Et les peintures de ce monogrammiste rappellent clairement des dispositifs de Bruegel. Voici par exemple Ecce homo, voici l’homme, lorsque Ponce Pilate présente à la foule un Jésus qui a été flagellé.
On a le peuple qui est représenté, on a un jeu sur toute une multitude de personnages œuvrant à la composition. Surtout, la scène censée être centrale et la plus visible se voit placée de manière déterminée dans un secteur seulement du tableau, non pas à l’écart, mais sans être flagrante pour autant.
Autrement dit, il est fait appel à un effort de l’esprit pour saisir les combinaisons présentées dans l’œuvre.
On trouve également un esprit de facétie, comme ici dans cette scène avec un acrobate et un joueur de cornemuse, sans doute dans un lieu de prostitution.
Au-delà du rapport entre les deux peintres, il faut bien voir que les Pays-Bas permettant d’un côté d’avoir le peuple, de l’autre d’avoir la ville.
C’est là la clef pour saisir la nature historique de Bruegel.
Regardons maintenant la figure du Christ en tant que tel chez Bruegel. On a déjà une peinture en mode grisaille – autrement dit en noir, blanc et gris. Elle fait 24 cm sur 34 cm.
C’est Le Christ et la Femme adultère, où comme on le sait, Jésus la sauve de la lapidation en disant « Que celui d’entre vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle ».
Jésus écrit d’ailleurs par terre « DIE SONDER SONDE IS DIE », soit « Que celui d’entre vous qui est sans péché ».
L’œuvre ne fut pas vendue et fut la seule dont hérita le second fils de Bruegel, Jan Brueghel l’Ancien. On remarquera que la femme est ici très valorisée, ce qui est notable, surtout quand on voit comment il a pu peindre Marie.
Voici une autre grisaille, justement avec Marie : La dormition de la Vierge. On chercherait en vain une célébration à la mode italienne ou espagnole, un quelconque lien avec l’exigence catholique de transcendance.
Un premier tableau avec le Christ, peu connu, est Le Christ et les Apôtres au lac de Tibériade. Il est pareillement très distant dans son rapport avec jésus.
Jésus s’apprête en fait à embarquer sur une barque, après avoir réalisé de nombreuses guérisons. C’est un épisode raconté par Matthieu :
23 Il monta dans la barque, et ses disciples le suivirent.
24 Et voici, il s’éleva sur la mer une si grande tempête que la barque était couverte par les flots. Et lui, il dormait.
25 Les disciples s’étant approchés le réveillèrent, et dirent: Seigneur, sauve-nous, nous périssons!
26 Il leur dit: Pourquoi avez-vous peur, gens de peu de foi ? Alors il se leva, menaça les vents et la mer, et il y eut un grand calme.
27 Ces hommes furent saisis d’étonnement: Quel est celui-ci, disaient-ils, à qui obéissent même les vents et la mer ?
On voit mal cependant quel rapport la peinture peut avoir avec une quelconque tempête. Déjà, Jésus apparaît seul, avec de nombreux animaux.
Cela donne une impression de grand calme, de tranquillité générale.
Les animaux sont à l’aise, ils ne semblent pas qu’ils soient dérangés depuis au moins quelques temps. Il y a même un tronc qui est sur la route et la bloque en partie.
Ces animaux représentent bien entendu le troupeau guidé par Jésus. Mais il n’y a donc pas la tension qu’on trouve dans le texte de la Bible.
Et l’horizon premier du lac exprime plus la tranquillité flamande, avec ses maisons, que le tumulte d’un lac en Orient.
L’œuvre n’est en soi pas directement marquante. Tout autre est Le Portement de Croix (en fait La procession au Calvaire), de 124 cm sur 170 cm. C’est une œuvre qui a extrêmement attirée l’attention.
Il faut dire qu’il y a plus de 500 personnages représentés, et que de manière notable, le Christ portant la croix apparaît seulement comme un élément parmi bien d’autres.
Le Christ est cependant bien au milieu de la scène. Il est à terre, affaibli… humain. Ce qui se passe, c’est qu’il n’est pas au centre de l’attention. C’est un appel, typiquement protestant, à s’arracher personnellement à sa propre démarche pour se tourner vers le message du Christ.
L’un des pivots de l’étrangeté de la scène est le moulin à vent, placé de manière hallucinée sur un rocher avec une forme très particulière. Pour le vent, l’intérêt est pertinent, mais pour le transport du blé et de la farine, ce n’est pas du tout le cas.
La ville qu’on voit à gauche du moulin est censée être Jérusalem. La transformation flamande du paysage est flagrante.
Un autre aspect totalement flamand, c’est la représentation de Marie, entourée de Madeleine et de Marie (femme de Cléophas), avec Jean à côté. Tous les observateurs ont été frappés de comment cela fait écho à la peinture flamande précédant Bruegel.
On trouve également les fameux deux larrons. Ils sont soutenus par… deux religieux catholiques, un franciscain et un dominicain, en habits du 16e siècle.
Cet anachronisme est surprenant, et peut-être s’explique-t-il par Luc. En effet, chez cet évangéliste, il n’y a pas seulement deux larrons comme chez Marc et Matthieu, mais un bon larron et un mauvais larron.
L’un des deux se repent, alors que l’autre insulte le Christ. Il y a ici place pour une interprétation, somme toute secondaire : ce qui compte, c’est le contraste.
Voici ce qu’on lit chez Luc, ce qui a son importance surtout pour la première phrase :
35 Le peuple restait là à observer. Les chefs tournaient Jésus en dérision et disaient : « Il en a sauvé d’autres : qu’il se sauve lui-même, s’il est le Messie de Dieu, l’Élu ! »
36 Les soldats aussi se moquaient de lui ; s’approchant, ils lui présentaient de la boisson vinaigrée,
37 en disant : « Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même ! »
38 Il y avait aussi une inscription au-dessus de lui : « Celui-ci est le roi des Juifs. »
39 L’un des malfaiteurs suspendus en croix l’injuriait : « N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi ! »
40 Mais l’autre lui fit de vifs reproches : « Tu ne crains donc pas Dieu ! Tu es pourtant un condamné, toi aussi !
41 Et puis, pour nous, c’est juste : après ce que nous avons fait, nous avons ce que nous méritons. Mais lui, il n’a rien fait de mal. »
42 Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume. »
43 Jésus lui déclara : « Amen, je te le dis : aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis. »
En effet, le peuple est observateur dans la peinture, et même il est à côté de l’événement, il est agité en tous les sens, sans que cela fasse cohérence. Regardons d’ailleurs la ligne derrière le Christ et son parcours fait jusque-là : elle est composée d’enfants.
Cette ligne d’enfants est strictement parallèle à la ligne des soldats, qui sont en tenue rouge, espagnole. C’est un parallèle très net qui est tracé entre les soldats et les enfants, pour montrer qu’ils ne savent pas ce qu’ils font, comme il est indiqué dans la Bible.
La composition joue sur ce plan de manière marquée, mais pas seulement.
Que trouve-t-on en effet en-dessous de ces deux lignes ? On a des éléments populaires, avec le travail représenté (notamment le fait de porter). L’un deux, comme dit dans la Bible, est pris de force pour aller aider Jésus à porter la croix. Il y a parmi les éléments populaires par conséquent des soutiens aux soldats.
Le peuple n’est pas protagoniste de la mise à mort.
Mais le peuple est le peuple et, entraîné dans ses mauvais penchants, il se précipite pour aller assister à la crucifixion. C’est cela, le message du tableau, la charge démocratique qu’on y trouve.
Cette peinture préfigure le point de vue politique de Spinoza, il affirme l’existence du peuple, mais également la nécessité qu’il s’oriente selon des valeurs bien déterminées, pour ne pas se perdre.
On notera enfin ce trait particulier. On voit le mouvement de foule vers le lieu de l’exécution. Mais on a aussi tout à droite un arbre utilisé pour les supplices.
Et si on regarde bien, on a justement à droite de cet arbre un autre arbre qui commence à le dépasser. C’est un jeune chêne.
C’est bien entendu une affirmation de la vie qui triomphe de la mort. Il y a là l’affirmation non pas de l’espoir (catholique), mais de la foi (protestante), de la confiance en la victoire sur les forces de l’obscurité, de la souffrance.
Il n’y a pas, chez Bruegel, de nihilisme.
On est dans la culture, pas dans la décadence, et la peinture de Bruegel représente la charge historique des villes, du protestantisme, du jeune capitalisme qui s’élance et démolit l’ancien monde.
On notera à ce titre Le Massacre des innocents, de 1565, de format 109 cm sur 158 cm.
On y retrouve en effet des soldats pareillement habillés en rouge. C’est de nouveau une allusion aux soldats espagnols.
Ils massacrent les nouveaux-nés, conformément à l’épisode biblique de l’assassinat de tous les enfants de moins de deux ans dans la région de Bethléem.
Le fait de placer la scène dans les Pays-Bas d’alors est immanquablement en rapport avec la répression espagnole ayant lieu au même moment. On remarquera que beaucoup d’animaux sont massacrés aussi.
Ce qu’il y a eu une modification par les Habsbourg. Les enfants ont été remplacés par des animaux justement, mais également paquets de linge, des ustensiles de maison, etc. Une copie nous informe de ce qu’on voyait à l’origine.
La peinture de Bruegel n’est pas moraliste, elle est morale. Elle porte le nouveau, contre l’ancien.
Cette peinture à l’huile sur un panneau de 46 cm sur 51 est doublement intéressante déjà de par son rapport au peintre. En effet, à sa mort, Bruegel a voulu que ce soit sa femme qui le conserve. C’est donc une œuvre importante pour lui.
Il y a ensuite le contexte. L’œuvre est produite en 1568, alors que commence en 1567 la furieuse répression menée par le nouveau gouverneur du pays, Ferdinand Alvare de Tolède, à la tête d’un « Tribunal de los Tumultos » nouvellement institué, condamnant à mort sans relâche.
L’œuvre se moque ouvertement de la répression, de la peur de la mort, avec des personnages représentant cette absence de peur en faisant allusion aux expressions « chier sous le gibet », « danser sous le gibet ».
La composition présente-t-elle des allusions ? On a deux forteresses, chacune placé en hauteur. On a un petit village sur la droite, et au loin un village bien plus grand, donnant sur l’eau. On a également une ferme et deux maisons isolées.
Et loin du pouvoir, mais clairement lié aux villages, on a le peuple qui danse, de manière communautaire.
Cette œuvre a une dimension éminemment révolutionnaire, c’est un tableau qui présente un contenu démocratique et populaire, en opposition avec les classes dominantes et même plus directement le régime.
Cette œuvre est la preuve en soi, s’il en fallait une, de l’orientation de Bruegel dans le contexte de son époque. Représenter un tel mépris populaire des autorités, c’est prendre parti.
Ce tableau aligne Bruegel sur le protestantisme et son impact politique aux Pays-Bas.
Ce n’est pas tout cependant. Si on regarde le gibet… Il y a un problème au niveau des trois dimensions. C’est une figure dite impossible.
Soit Bruegel a raté le gibet, soit il l’a fait exprès. S’il l’avait raté, il aurait pu le refaire, et il a nécessairement vu qu’il y avait un souci dans la représentation, ou de toutes façons, cela lui aurait été fait remarquer.
C’est donc un choix. Et l’origine de choix tient à ce qu’il a voulu désacraliser le gibet, le montrer non pas comme une menace terrible, mais comme finalement une absurdité qui ne tiendrait pas longtemps.
On notera au passage que la pie sur le gibet fait allusion au fait de trop bavarder ou de trop rapporter les choses, ce qui amène des risques pour certains en raison de la répression à l’époque.
Bruegel avait dit à sa femme que c’était ces rapporteurs qui devaient terminer au gibet.
Le fait de montrer un personnage en train de déféquer dans un coin est de toutes façons déjà très agressif, alors que le contexte est terrible avec le gibet.
Cela étant, cela aboutit ici à un paradoxe, car cela confère une certaine dimension baroque à cette peinture. Il y a un côté décalé, délirant, surchargé qui par exemple ne se heurte pas du tout au Don Quichotte de Cervantès, une œuvre espagnole par excellence.
Comme on le sait, les Pays-Bas méridionaux – autrement dit ce qui sera la Belgique (et le Luxembourg, et le Nord-Pas-de-Calais) – restant soumise à l’Espagne, vont justement développer un baroque flamand, dont la grande figure est Rubens.
De manière surprenante, on a de la neige dans cette représentation des rois mages. L’Adoration des mages dans un paysage d’hiver est un petit tableau de 35 cm sur 55 cm.
On remarquera encore une fois qu’il y a beaucoup de monde, alors que la figure de Marie n’est pas valorisée. Le fait de présenter la neige est une manière de s’approprier l’événement au niveau national également.
L’œuvre a été précédée, quelques années auparavant, par deux œuvres au même thème.
On a déjà L’Adoration des mages, une peinture au format portrait ce qui est rare chez Bruegel. Là encore, il y a une appropriation nationale de l’événement ; on n’est pas du tout à Bethléem.
On a d’ailleurs étonnamment des soldats, mais leur présence, le linge placé curieusement derrière Jésus, ainsi que le marteau de Lucerne (une sorte de hallebarde) pouvant représenter une croix (tout comme l’arbalète) font certainement référence à la crucifixion.
On n’est pas ici du tout dans l’esprit catholique, par ailleurs, d’autant plus exigeant à l’époque dans son combat contre le protestantisme. On a des figures humaines au sens strict, avec des visages marqués.
Joseph se penche, alors qu’on lui parle à l’oreille ; Marie a le visage en partie masqué ; rien ne les distingue des autres personnes présentes. S’ils sont habillés de manière luxueuse, ni Gaspard ni Melchior ne semblent emplis de grâce, seul Balthazar qui offre un encensoir en forme de bateau apparaît comme à la hauteur de la figure qu’il représente.
Il faut vraiment un contexte historique particulier pour qu’une œuvre aussi décalée par rapport aux normes catholiques soit acceptée. En fait, on peut même dire que les personnages sont tous plus ou moins inquiétants et un réel mal à l’aise se dégage de la scène.
La seule explication possible, c’est l’esprit protestant qui considère que l’humanité n’est pas au niveau du message envoyé, que depuis Adam elle ne cesse de se fourvoyer.
Notons une dernière œuvre avec les rois mages, utilisant la technique du tüchlein, c’est-à-dire à la détrempe sur une fine toile de lin non préparée, qui historiquement a été remplacée par la la peinture à l’huile sur toile préparée.
Ici, le paysage est oriental, et c’est le peuple qui est le protagoniste, par le nombre.
Ces trois tableaux des rois mages ne sont, au sens strict, pas exceptionnel. Ils témoignent toutefois de la substance de Bruegel, dans la mesure où les masses, comme quantité, l’emportent à chaque fois sur les figures religieuses saintes, donc malgré leur qualité, voire contre leur qualité.
Il y a une dimension inégale trop marquée dans ces tableaux, et c’est là qu’on devine qu’on est encore dans un processus en cours. On pourrait dire, à la vue de ces tableaux, que Bruegel est d’accord avec une religion de masse, avec un peuple reconnu.
Il est ici dans la lignée d’un Érasme plus que d’un Calvin, mais dans la pratique avec ses œuvres, ce qu’on a en germe porte inévitablement le protestantisme au sens strict.
Les proverbes flamands et les jeux d’enfants ont inspiré Bruegel, cela a été le prétexte à deux peintures particulièrement « remplies ». C’est la même chose pour l’affrontement de Carnaval et de Carême. Et dans cette dernière peinture, les incohérences étaient frappantes quant au moment où les scènes se déroulent.
Les commentateurs bourgeois ont cherché un sens allégorique, avec le temps qui passe, etc.
En réalité, on peut se demander s’ils n’ont pas été obnubilés par la quantité. Pour eux, la qualité résidait dans la quantité. Ils en sont donc restés à l’espace. Ils n’ont pas remarqué la qualité – le temps.
Pour comprendre de quoi il s’agit, prenons un autre tableau, La moisson. Le principe est moins opérationnel, mais il semble fonctionner.
Il suffit ici d’imaginer que les trois personnages sur le côté gauche ne forment qu’un, à différents moments.
On le voit à trois moments différents, mais les trois moments sont présents dans la peinture.
Ce n’est pas là forcément flagrant du tout. Cependant, prenons les jeux d’enfants. Imaginons l’endroit vide.
Là, cela marche très bien. On s’imagine parfaitement un peintre camper à un endroit bien précis, et noter les différentes scènes, une par une.
Puis, dans une peinture, il a retranscrit ce qu’il a vu à tel et tel endroit. Ce qu’on voit ne s’est pas déroulé au même moment, mais par exemple sur une semaine ou un mois.
Ce n’est pas qu’un assemblage théorique des jeux, c’est une photographie sur le long terme !
C’est d’autant plus vrai pour Le combat de Carnaval et Carême. Pas seulement car il y a des incohérences temporelles, puisque ce qui est célébré ne peut pas l’être à la même date… Ce qui est en effet flagrant également, c’est que les scènes se déroulent indépendamment les unes des autres !
Si on regarde bien, chaque groupe ne semble pas remarquer l’existence des autres…
Le principe est-il reproductible pour les autres œuvres de Bruegel ? Cela peut avoir joué, reste à savoir dans quelle mesure. Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux peut par exemple avoir profité du principe, cela ne semble pas déterminant pour autant.
La question dépasse toutefois Bruegel. Ce qui importe ici, c’est la dialectique de l’espace et du temps dans une peinture.
Une peinture authentique est un portrait ; il se fonde sur la réalité, la représentant dans sa substance typique.
Dans quelle mesure cependant le temps exige-t-il d’être figé, comme dans une photographie ? La peinture n’a-t-elle pas été supérieure à celle-ci justement en réussissant à assembler de manière typique ce qui n’est pas forcément, dans l’absolu, toujours présent ?
Le tableau Les jeux d’enfants, de 116 cm sur 161 cm, est connu pour sa virtuosité. Bruegel a su y placer 230 enfants, 137 garçons et 93 filles précisément, qui jouent à au moins 83 jeux différents. C’est une petite encyclopédie, à l’instar des Proverbes flamands.
Des enfants jouent à la poupée, un autre joue à la toupie. Certains jouent à la queue du diable : le dernier d’une file chercher à attraper le premier. Un enfant est sur des échasses ; d’autres jouent à saute-mouton. On fait souffler de l’air dans une vessie de cochon pour en faire un ballon ou pour s’aider à nager ; on lance une noix sur un assemblage de noix pour les faire tomber.
Deux enfants tirent chacun sur une corde, eux-mêmes à cheval sur un autre enfant. Deux autres se bagarrent et une adulte va les arroser d’eau.
On joue aux boules ou au jeu de quilles ; on cherche à marcher sur un mur à partir d’une porte penchée d’une cave. On lance des petites pièces le plus près possible d’un mur.
On imite la sage-femme et la procession qui porte un enfant à baptiser ; on fait rouler un cerceau devant soi. On cherche à attraper une chaussure tenue au bout d’un bâton ; on doit deviner le pile ou le face d’une pièce. On grimpe aux arbres ; on monte un cheval bricolé avec un balai.
Avec une sorte de pistolet à eau, on tire sur un oiseau, on joue avec un autre – on retrouve la violence sur les animaux, comme régulièrement chez Bruegel. On porte des masques ; on escalade ; on fait des acrobaties. On court à travers d’autres enfants assis donnant des coups de pied. On imite un mariage.
On fait des bulles de savon ; on joue aux osselets. On joue de la flûte et on tape sur un tambour ; on joue à cheval-fondu ; on joue au jeu de puces. On se tire les cheveux ; on joue aux billes. On se pousse pour devenir « le roi de la colline » ; on manie le hochet.
Il y a une petite fille qui gratte une brique rouge : elle fait du pigment, qu’elle va vendre en tant que marchande. C’est utile au peintre, et c’est juste en dessous qu’on trouve la signature : BRUEGEL 1560.
L’œuvre est festive, terriblement plaisante, il y a quelque chose de génial. On est emporté par le mouvement général. C’est un chef-d’œuvre du réalisme.
Les Proverbes flamands sont dans l’esprit du Pays de Cocagne, mais cette fois on retrouve la dimension érudite propre au meilleur du moyen-âge, avec un esprit cocasse-intelligent propre aux villes s’extirpant du moyen-âge justement.
Il existe un débat approfondi pour savoir combien de proverbes on trouve sur ce panneau de 117 cm sur 163,5 cm. Il y en a au moins 85 très vraisemblablement, et peut-être autour de 118.
L’œuvre est considérée comme surtout une représentation de l’éparpillement psychologique de l’humanité, son délire permanent. Elle est est rapprochée à ce titre d’une œuvre d’Érasme paru en latin en 1511, Éloge de la folie, et d’une œuvre de Sébastien Brant, La Nef des fous, paru en allemand en 1494.
Elle a également comme titre original Le manteau bleu (en référence au proverbe d’une femme mettant un manteau bleu à son mari, c’est-à-dire le trompant) et fut également appelé Le monde à l’envers.
Car en fait, si on prend les choses dialectiquement, le monde est à l’envers, car les expressions sont représentées au pied de la lettre, ce qui n’a pas de sens. La folie est à rechercher ici, et non pas simplement dans le caractère « populaire » de ce qui est représenté.
Si Bruegel appelle à corriger les mœurs du peuple, c’est parce qu’il reconnaît le peuple.
Voici un découpage des proverbes qu’on peut trouver sur wikipédia.
Voici la liste des proverbes correspondants.
1 Lier le diable au coussin (Les femmes sont plus malignes que le diable)
2 Un mordeur de pilier (Être un faux dévot)
3 Porter l’eau d’une main et le feu de l’autre (Cancaner ; ou bien : Faire le mal d’un côté et le réparer de l’autre)
4 Se cogner la tête contre le mur / Une chaussure à un pied, et l’autre nu (L’équilibre est primordial)
5 Il faut tondre les moutons selon la laine qu’ils ont (Pas à n’importe quel prix)
Tonds-la, ne l’écorche pas (Vas-y doucement)
5 / 6 L’un tond le mouton, l’autre la truie (L’un a tous les avantages, l’autre aucun)
7 Doux comme un agneau (Être très docile)
8 Elle vêt son mari d’une cape bleue (Elle trompe son mari )
9 Combler le puits quand le veau s’est déjà noyé (Ne réagir qu’après la catastrophe)
10 Jeter des roses (perles) aux cochons (Gaspiller son argent pour quelque chose d’inutile)
11 II faut se courber pour réussir dans le monde (Pour réussir, il faut faire des sacrifices)
12 Il tient le monde sur son pouce (Tout faire à sa volonté)
13 Tirer pour obtenir le plus gros morceau (Toujours vouloir la plus grosse part)
14 Qui a renversé sa bouillie, ne peut la ramasser en entier (Les dégâts ne peuvent être complètement réparés )
15 L’amour est du côté où pend la bourse (L’amour est à vendre)
16 Une houe sans manche (Une chose inutile)
17 Peiner à aller d’un pain à un autre (Ne pas arriver à joindre les deux bouts)
18 Chercher la hachette (Inventer une excuse)
Il éclaire avec sa lanterne (Mettre les choses au clair)
Une grande lanterne et une petite lumière (Beaucoup de paroles, mais qui ont peu de sens)
Avec une lanterne pour chercher (Difficile à trouver)
18 Une hache avec un manche (Le manche et la cognée (la chose complète)
19 Le hareng ne se frit pas ici (Ce n’est pas comme il devrait)
Frire tout le hareng pour consommer les œufs (Faire beaucoup pour obtenir peu)
19 Se mettre un couvercle sur la tête (Finir par prendre une responsabilité )
19 La hareng est pendu par ses ouïes (Vous devez assumer la responsabilité de vos actes)
Il y a plus qu’un hareng vide dans tout cela (Il y a des choses cachées)
19 Que peut la fumée contre le fer ? (Il ne faut pas essayer de changer ce qui ne peut l’être)
20 La truie tire la bonde (La négligence mène au désastre)
21 Attacher un grelot au chat (Entreprendre quelque chose publiquement)
22 Être armé jusqu’aux dents (Être lourdement armé)
Mordre le fer (Être furieux)
23 L’une enroule sur la quenouille ce que l’autre a filé (Commérage)
24 Le cochon est saigné par la panse (Par une puissante action, le terrain a été dégagé, 2: Tout est préparé, la partie est engagée, le cas est prévu)
25 Deux chiens sur un os ne peuvent s’accorder (Argumenter sur une seule chose)
26 Faire une barbe de lin à Dieu (Hypocrites)
entre 26 et 27 Se tenir dans sa propre lumière (Être fier de soi)
Personne ne cherche des gens dans le four, s’il n’y a été lui-même (Imaginer la faiblesse chez les autres, est un signe de sa propre faiblesse)
27 Ramasser l’œuf de la poule et pas celui de l’oie (Faire le mauvais choix)
28 Vouloir bailler comme un four (Tenter ce qui ne peut être accompli)
29 Tomber en défonçant le panier (Montrer sa déception)
Être suspendu entre ciel et terre (Se trouver dans une situation embarrassante)
30 Trouver un chien dans la marmite (Arriver trop tard quand tout a été mangé)
30 S’asseoir entre deux chaises dans les cendres (Rester dans l’indécision)
31 Les ciseaux pendent là (Il ne doit pas avoir confiance)
31 Ronger un seul os (S’obstiner longtemps en vain)
32 Le tâteur de poules (Quelqu’un qui se soucie des œufs non comptabilisés)
33 Porter la lumière du jour dans un panier (Perdre son temps)
34 Allumer une bougie pour le diable (Flatter tout le monde sans discernement)
35 Se confesser au diable (Révéler ses secrets à son ennemi)
35 Un souffleur dans l’oreille (Un mauvais orateur)
36 À qui sert un beau plat s’il n’y a rien dedans ?
36 La cigogne reçoit le renard (allusion à la fable d’Ésope)
36 C’est marqué à la craie (Cela ne pourra pas être oublié)
36 Une cuillerée d’écume (Vendre du vent)
36 Pisser sur la broche (Insulter à mort)
38 On ne peut pas tourner la broche avec lui (On ne peut pas raisonner avec lui)
38 Être sur des charbons ardents
39 Attacher chaque hareng par ses propres ouïes (II faut payer de sa propre bourse)
39 Le monde à l’envers
40 Chier sur le monde (Se moquer de tout)
41 Regarder les cartes
41 Se tenir par le nez (Avoir quelqu’un dans le nez)
42 Les dés sont jetés
42 Cela dépend de la manière dont tombent les cartes (Le hasard)
42 Laisse au moins un œuf dans le nid (Sois discret)
43 Œil pour œil dent pour dent
43 Avoir la peau épaisse derrière les oreilles (Être un fourbe fieffé),
43 Parler par deux bouches (Être mauvaise langue)
43 Le pot de chambre est dehors (On ne peut pas cacher une activité honteuse)
43 Pisser à la lune (Vouloir l’impossible)
44 Faire la barbe au fou sans savon (Profiter de la sottise d’autrui)
45 Pêcher derrière le filet des autres (Se contenter des restes)
46 Les gros poissons mangent les petits
47 Enrager parce que le soleil se reflète dans l’eau (Entre envieux)
48 Nager contre-courant
48 Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse
48 Dans le cuir d’autrui on taille de belles courroies (Être généreux avec le bien des autres)
49 Attraper l’anguille par la queue
50 Regarder à travers ses doigts (Laisser dire)
51 Le couteau est accroché (il s’agit d’un symbole de défi)
52 Rester les sabots aux pieds (Attendre inutilement)
53 Il y a un trou dans son toit (Avoir la tête fêlée)
53 Un vieux toit a toujours besoin de réparations
53 II y a des lattes sur le toit (les murs ont des oreilles)
54 Tirer une flèche après l’autre (Ne pas être récompensé de ses efforts)
55 Deux fous sous le même manteau (Combiner deux sottises en même temps)
55 Pousse hors de la fenêtre (Ne pas pouvoir se cacher)
56 Jouer de la musique sous le carcan (Ne pas se rendre compte de ses propres ridicules)
57 Tomber du bœuf sur l’âne (Passer du coq à l’âne)
58 Se frotter le derrière contre la porte (Manquer de reconnaissance)
58 Le mendiant n’aime pas qu’un autre mendiant s’arrête à la même porte
58 Réussir à voir à travers une planche de chêne pourvu qu’il y ait un trou dedans
59 Être suspendu comme chiottes sur un fossé
59 Deux qui chient par le même trou (Faire de nécessité vertu)
60 Jeter l’argent dans l’eau (Jeter l’argent par la fenêtre)
60 Un mur fendu est vite abattu
61 II pend sa tunique à la barrière (Jeter son froc aux orties)
62 II regarde danser les ours (II est affamé)
63 Le balai est dehors (Les maris ne sont pas à la maison)
63 Être mariés sous le balai (vivre en concubinage)
64 Les galettes poussent sur le toit (Vivre dans l’abondance)
65 Les porcs errent dans le blé (Tout va de travers)
66 II a le feu au derrière (Être pressé)
67 Tourner son manteau selon le vent (Faire la girouette)
68 Baiser l’anneau (courber l’échine)
69 Rester planté à regarder la cigogne (Laisser échapper la fortune)
69 À son plumage on reconnaît l’oiseau
70 Jeter les plumes au vent (Perdre le fruit de son propre travail)
71 Tuer deux mouches d’un coup (Faire d’une pierre deux coups)
72 Peu importe à qui est la maison qui brûle pourvu qu’on puisse se chauffer aux tisons
73 Traîner une souche (Traîner un boulet)
74 Crottin de cheval n’est pas figue
75 Un aveugle guide les autres
75 La peur fait trotter la vieille (La peur donne des ailes)
76 Le voyage n’est pas fini parce qu’on aperçoit l’église et le clocher (Ne pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué)
77 Surveiller la voile (Faire attention)
77 Avoir le vent en poupe
78 Pourquoi les oies marchent-elles pieds nus? (Être indifférent à ce qui ne nous regarde pas)
79 Chier sous le gibet (Danser sur un volcan)
79 Les corbeaux volent où est la charogne (Il n’y a pas de fumée sans feu)
L’œuvre, un tour de force, est considérée comme une expérience somme toute anecdotique par les critiques bourgeois de l’art. Si on regarde bien, ils cherchent absolument à ramener cette peinture à une sorte d’amusement d’esprit médiéval.
Or, on a ici une perspective qui vise clairement l’exhaustivité, et cela dans une logique de représentation de la réalité populaire. Il y a donc la qualité comme aspect principal, pas la quantité.
On est au sens strict dans le nexus de la contradiction au sein du moyen-âge, alors que le capitalisme commence à s’élancer à travers les villes et le protestantisme.
On notera également, car lié aux proverbes flamands, Le Paysan et le Voleur de nid, un tableau de 1568, de format 59,3 cm sur 68,3 cm. L’œuvre est beaucoup moins marquante, évidemment. Elle fait référence au proverbe Dije den nest Weet dijen weeten, dijen Roft dij heeten, soit qui connaît l’emplacement du nid en a la connaissance, celui qui le vole en a la propriété.
C’est davantage dans la question du rapport aux animaux que le tableau présente un réel intérêt.
De manière surprenante si on le met en relation avec les autres œuvres,Bruegel peint une bataille navale fictive dans un golfe de Naples très librement interprété. Le thème n’est pas religieux, on est dans le pittoresque et il y a même le volcan en éruption.
Pourquoi alors cette peinture ? L’arrière-plan de la Bataille navale dans le golfe de Naples est la visite de l’Italien avec le cartographe Abraham Ortelius.
Ce dernier, né et mort à Anvers, est l’auteur du premier atlas, publié en 1570 : le Theatrum Orbis Terrarum (Théâtre du Globe Terrestre), un ouvrage dont le succès fut retentissant.
Abraham Ortelius était bien entendu un proche du Flamand Gérard Mercator.
On remarquera comment Bruegel réussit de manière brillante à exprimer le mouvement, en particulier avec les vagues. Et on comprend bien qu’on n’a nullement ici affaire à un Bruegel « paysan ».
La différence avec Le Pays de Cocagne est d’autant plus soutenue. Cette peinture est également petite (environ 50 sur 70, comme pour la représentation de la bataille navale).
L’expression « Pays de Cocagne » désigne un pays imaginaire, où on peut satisfaire tous ses désirs en toute paresse. Elle apparaît au 13e siècle, dans l’itinérance d’ecclésiastiques défroqués ou des étudiants vagabonds, avec des chants et des poèmes notamment rassemblés en Allemagne dans l’œuvre appelée Carmina Burana.
On n’est pas non plus ici dans une référence religieuse, mais la référence critique est très claire, puisque les personnages représentés ne sont pas du tout des modèles à suivre. Ils sont passifs, leur démarche est grossière.
On notera les références flamandes : des galettes « poussent sur le toit » à gauche (ce qui veut dire « vive dans l’abondance »), et le cochon a un couteau sur la panse (« le cochon est saigné par la panse » voulant dire que par un coup marquant, la voie est libre).
Le rapport aux animaux morts est très étrange, correspondant à l’expression de la contradiction avec les animaux. Il y a un couteau dans l’œuf, mais des pattes en sortent également, ce qui souligne l’affrontement entre la destruction d’un œuf portant la vie à la base.
Il y a également de nombreux animaux morts, censés montrer la richesse alimentaire à une époque difficile, mais donnant une dimension sordide.
On notera l’homme attendant qu’une goutte lui tombe dans la bouche depuis la cruche, expression de paresse, en contradiction avec l’ouvrage et le papier à côté de lui : c’est un étudiant.
Auprès de lui, on a un chevalier (avec son page) et un paysan, tous deux avec leur arme ou leur outil à côté. Il y a également un quatrième homme, tout à droite, qui va les rejoindre : il a traversé tout une bouillie pour arriver, comme le dit le mythe, enfin au pays de cocagne.
On notera que la barrière au fond est faite de… saucisses, et que le cactus est fait… de pain.
Le fait d’avoir un cactus est d’ailleurs d’importance : la peinture date de 1567 et la chute de l’empire aztèque date de 1521. En quelque décennies, le cactus est déjà présent sur « le vieux continent ».
Avec La Prédication de saint Jean-Baptiste, on est dans une démarche résolument protestante chez Bruegel. Il y a déjà une allusion : on est dans la forêt, la ville est au loin. Autrement dit, on est en-dehors de la juridiction du pouvoir, et justement aux Pays-Bas, les protestants se réunissaient dans la forêt.
On a ensuite surtout Jean-Baptiste, qui annonce le Christ (ce qui est conté par Matthieu et Luc), et cette insistance sur le Christ de la part d’un peintre ne représentant jamais Marie est claire quant à son contenu.
Jean-Baptiste n’est d’ailleurs lui-même qu’un parmi d’autres, dans l’esprit protestant de la communauté religieuse organisée où chacun en vaut un autre.
Jésus est d’ailleurs présent, et autour de lui on a de nombreuses personnes regroupées.
C’est bien sûr une allusion aux protestants, qui s’unissent autour de Jésus, ayant compris son message.
Le reste de la foule est plus dispersée, plus désorganisée, elle observe mais elle n’exprime pas la même crainte, le même esprit de rassemblement.
Cela montre ce qui reste à effectuer niveau prêche, niveau éducation.
Et on a dans la foule des surprises justement. On trouve un pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, des asiatiques dont un diseur de bonne aventure lisant dans une main…
On a également un Turc, des Juifs… Des valides, des infirmes, des nobles et des paysans, des villageois et des soldats… On devine facilement que pour ceux en hauteur, leurs privilèges les éloignent du message du Christ.
Le propos suivant est raconté par Matthieu :
21 Jésus lui dit: Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens, et suis-moi.
22 Après avoir entendu ces paroles, le jeune homme s’en alla tout triste; car il avait de grands biens.
23 Jésus dit à ses disciples: Je vous le dis en vérité, un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux.
24 Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu.
On notera que le tableau date de 1556, année où Philippe II d’Espagne tenta particulièrement de réprimer le protestantisme aux Pays-Bas. Il s’ensuivit une transformation des sermons dans les forêts en opérations visant des centaines d’églises, avec la destruction de leur iconographie considérée comme un culte idolâtre et irrationnel.
C’est le début du processus qui va amener une vaste révolte nationale néerlandaise, qui échouera cependant dans une partie du pays. À la suite de la guerre de quatre-vingts ans, les sept provinces du Nord donneront les Pays-Bas, le reste formera la Belgique, mais également le Luxembourg, et ce qui est le Nord-Pas-de-Calais en France.
Enfin comme on le sait, Jésus s’est également fait baptiser dans l’eau par Jean. On lit dans Luc :
16 Il répondit à tous : Moi je vous baptise dans l’eau. Mais quelqu’un va venir, qui est plus puissant que moi. Je ne suis même pas digne de dénouer la lanière de ses sandales. Lui, il vous baptisera dans le Saint-Esprit et le feu.
17 Il tient en main sa pelle à vanner, pour nettoyer son aire de battage, et il amassera le blé dans son grenier. Quant à la bale, il la brûlera dans un feu qui ne s’éteindra pas.
18 Jean adressait encore beaucoup d’autres recommandations au peuple et lui annonçait la Bonne Nouvelle de évangile.
19 Mais il reprocha au gouverneur Hérode d’avoir épousé Hérodiade, la femme de son demi-frère, et d’avoir commis beaucoup d’autres méfaits. 20 Hérode ajouta encore à tous ses crimes celui de faire emprisonner Jean.
21 Tout le peuple venait se faire baptiser, et Jésus fut aussi baptisé. Or, pendant qu’il priait, le ciel s’ouvrit
22 et le Saint-Esprit descendit sur lui, sous une forme corporelle, comme une colombe.
Une voix retentit alors du ciel : Tu es mon Fils bien-aimé, tu fais toute ma joie.
Or, si on regarde bien, dans le tableau, on a un baptême. La boucle est bouclée.
On trouve dans les propos des évangélistes Matthieu, Marc et Luc la parabole du semeur. Chez Matthieu, cela donne la chose suivante :
« Voici, disait-il, que le semeur est sorti pour semer. Et comme il semait, des grains sont tombés au bord du chemin, et les oiseaux, étant venus, ont tout mangé.
D’autres sont tombés sur des endroits pierreux, où ils n’avaient pas beaucoup de terre, et aussitôt ils ont levé, parce qu’ils n’avaient pas de profondeur de terre: mais, le soleil s’étant levé, ils ont été brûlés, et faute de racines, ils se sont desséchés.
D’autres sont tombés sur les épines, et les épines ont monté et les ont étouffés. Mais d’autres sont tombés sur de la bonne terre, et ils ont donné du fruit, l’un cent, l’autre soixante, l’autre trente. Entende, qui a des oreilles ! »
Puis s’ensuit l’explication qu’écouter le message du Christ est une chose, être capable de l’assumer en est une autre. Il faut pour cela que le terrain soit fertile. Lorsque c’est le cas, alors cela donne de très nombreuses bonnes choses, toujours plus. Sinon, on chute.
La peinture de Bruegel s’appuie sur cet arrière-plan. De manière peu surprenante, les critiques bourgeois considèrent que c’est une simple illustration.
En réalité, la dimension protestante est flagrante si on suit la contradiction présente. Vous avez à gauche un semeur dont la terre est stérile. Il vit de manière isolée, dans l’obscurité quasiment.
Plus bas, la terre semble riche, là où est l’église. Et sur l’autre rive, il y a un attroupement, on devine Jésus lorsqu’il raconte sa parabole. Il y a un effet une barque et Jésus prend une barque pour parler à tout le monde. On trouve à côté une petite ville.
Cette peinture montre la contradiction entre la ville et la campagne, elle témoigne du dépassement du moyen-âge, elle exprime le triomphe de la communauté organisée, protestante, sur l’éparpillement.
Le contraste est également saisissant entre la dimension naturelle, calme, agréable de la forêt à gauche, d’un esprit très germanique, dans l’esprit de ce qui sera le romantisme allemand ensuite… et le caractère inquiétant, surréel des montagnes nimbé de lumières occupant de manière sèche, aride, tout l’espace en haut à droite de l’image.
C’est un paradoxe qui est utilisé pour renforcer le caractère unifié de la peinture. La clef est d’ailleurs le soleil qui ressort d’un flou général, vers la gauche du tableau, en haut. On est au début ou à la fin de la journée, tout reste à faire ou tout a été fait.
Il y a, de fait, dans cette atmosphère suspendue, un calme tellement agréable, qu’il est typique de l’esprit national néerlandais.