Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • La Fraction trotskyste – Quatrième Internationale

    [publié dans Crise numéro 30, janvier 2025]

    La Fraction trotskyste – Quatrième Internationale

    – un exemple de réformisme « révolutionnaire » à travers un parti de masse « accompagnateur » populiste de la révolution, une idée liée au développement du tiers-monde durant la période 1989-2020

    Le capitalisme s’est grandement développé durant la période 1989-2020 et le tiers-monde a changé de visage. Certains pays ont connu un développement extrêmement prononcé, amenant leur niveau de vie à se placer parallèlement à celui des pays occidentaux, même si avec des nuances très prononcées. On parle ici de pays aussi différents que la Corée du Sud ou le Qatar.

    Mais même sans aller jusque-là, l’urbanisation s’est imposée en général. 56 % de la population mondiale vit désormais en ville et ce sera 7 personnes sur 10 dans le monde en 2050.

    Ainsi, même des pays qui ont encore un retard prononcé, comme la Turquie, le Brésil, le Mexique, le Vietnam, le Maroc, le Bangladesh… ont connu des transformations de grande ampleur. Le pays a changé de visage, plus personne ne vit comme la génération précédente, il y a accès à ce qui caractérise les villes, l’éducation et la santé principalement.

    Naturellement, on parle d’une urbanisation ignoble, avec une expansion chaotique, des maisons et immeubles s’entassant dans la laideur du béton. Il n’en est pas moins vrai que, depuis trente ans, il y a dans le tiers-monde, proportionnellement à auparavant, davantage d’étudiants, de médecins, de voitures.

    Il est courant de disposer d’une télévision, d’un smartphone ; l’analphabétisme a été vaincu, l’accès aux informations est généralisé. Le mode de vie a grandement changé, ce qui a provoqué de grands troubles par ailleurs, car on a des masses paysannes qui se sont retrouvées d’un coup dans un cadre urbain anonyme et immense.

    En prenant en compte l’agglomération, Shanghai avait 7,8 millions d’habitants en 1990, 14,2 millions en 2000, et les 20 millions étaient dépassées en 2010. Dhaka avait 6,2 millions d’habitants en 1991, 13,2 millions en 2008, 22,4 millions en 2022.

    Hô Chi Minh-Ville est passé d’un peu plus de 5 millions d’habitants en 1999 à plus de 9 millions en 2021 ; dans le même temps, Le Caire est passé de quasi 10 millions d’habitants à plus de 20 millions.

    Dans ce cadre, le caractère semi-féodal de ces pays s’est en grande partie déplacé avec l’exode rural. Le système des castes propre à l’Inde a ainsi prolongé son existence au sein des villes, même s’il a dû s’adapter à des villes immenses.

    Les clans arabes se sont maintenu malgré les déplacements dans les villes, et bien souvent même dans l’émigration. Les mariages au sein d’une ethnie ou d’un courant religieux, les deux se recoupant souvent, restent une norme pour les Turcs, que ce soit dans leur pays comme dans l’émigration.

    Qui plus est, les grands propriétaires terriens ont maintenu leur existence ; ils appliquent une oppression de type féodale « modernisée », et c’est vrai pour le capitalisme bureaucratique tourné vers l’industrie, qui véhicule la conception que les hiérarchies sont décisives, que le patriarcat est une forme justifiée.

    Le tiers-monde implique une vraie coupure entre un « en haut » et un « en bas », avec un patriarcat qui se maintient coûte que coûte, du Pakistan au Mexique, du Nigéria au Cambodge, de la Turquie jusqu’en Égypte.

    Mais il y a désormais, une vaste couche intermédiaire entre le « en haut » et le « en bas », une vaste petite-bourgeoisie qui joue un rôle dans l’éducation, dans le domaine de la santé, dans l’administration.

    Cette petite-bourgeoisie cherche à défendre ses intérêts. Mieux, elle a des prétentions. Elle n’existait pas vraiment dans les années 1970, du moins certainement pas avec une telle ampleur. Désormais, elle est incontournable dans les villes, et elle tient à le faire savoir.

    Si on prend l’Argentine, on a un exemple très significatif de transformation et de formation d’une masse petite-bourgeoise. C’est un pays qui avait déjà connu une avancée économique significative au début du 20e siècle ; son PIB par habitant est, en 1913, légèrement supérieur à celui de la France. La base féodale a cependant fait que le régime est régulièrement passé à une forme dictatoriale, avec une économie à la traîne.

    Il y avait cependant de nombreux éléments pour profiter de l’élan capitaliste de la période 1989-2020, et c’est ce qui s’est passé, avec de très nombreux soubresauts il est vrai. Le pays s’est retrouvé en faillite régulière et l’instabilité dans le développement est récurrente. Néanmoins, entre 1983 et 2022, le nombre d’étudiants a été multiplié par 7,5. Durant la même période, le nombre d’habitants été multiplié par 1,5 seulement.

    Et de manière notable, 80 % des étudiants passent par l’une des 55 universités publiques (soit 2,1 millions d’étudiants – 550 000 allant dans des structures privées). C’est un chiffre élevé, le second le plus élevé d’Amérique latine. Les étudiants passant par le public forment 90 % du total en Uruguay, 75 % en Bolivie, 65 % au Mexique, 51 % en Colombie, 26 % au Brésil, 16 % au Chili.

    On est donc dans un système social étatique très développé, mais dont les capacités matérielles, structurelles sont celles du tiers-monde. Cette contradiction produit le développement d’une couche sociale passée par les aides de l’État, mais se confrontant aux limites de celle-ci.

    Cette couche sociale n’est plus populaire, mais elle ne saurait parvenir aux postes les plus élevés, qui relèvent de la bourgeoisie bureaucratique locale, de l’oligarchie. C’est une couche sociale petite-bourgeoise, qui vit du travail intellectuel. Elle se doit de protester, de chercher à défendre ses intérêts, et c’est ce qui la pousse à soutenir l’idée d’un « socialisme » nouveau, différent : c’est le masque donné à un contenu en fait petit-bourgeois.

    Pourquoi ce masque ? C’est que les diplômés ne représentant que 5,5 % des 46,6 millions d’Argentins. Il est donc nécessaire de trouver un appui. Cet appui ne peut pas être trouvé dans l’oligarchie, donc il est recherché du côté du peuple.

    Cependant, il est impossible de trouver des appuis dans le peuple depuis l’extérieur. Il fallait donc trouver des éléments existants. C’est pourquoi les « diplômés » se sont tournés vers des syndicalistes. Car tout comme l’université s’est développée, l’économie s’est développée et a donné naissance à d’innombrables structures syndicales, intégrées au fonctionnement général du capitalisme sur place.

    Naturellement, de par les conditions propres au tiers-monde, ces syndicalistes intégrés au capitalisme arriéré, déformé, bureaucratique, sont obligés de prendre un masque « transformateur », voire révolutionnaire. Ils prétendent vouloir radicalement modifier la situation, procéder à des bouleversements sociaux, etc.

    L’alliance des diplômés petits-bourgeois « radicalisés » et des syndicalistes « radicalisés », s’imaginant « socialistes » mais protestant en fait simplement contre l’oligarchie afin d’avoir une meilleure part du gâteau, a donné naissance à la théorie du « parti révolutionnaire de masse ».

    Le parti révolutionnaire de masse ne vise pas à mener la révolution, il vise à l’accompagner, ce qui est bien différent.

    Si on dit qu’on veut faire la révolution, et qu’on a comme modèle la révolution d’octobre 1917, ou bien la révolution chinoise, alors cela implique de s’appuyer sur un Parti de cadres, agissant de manière légale mais également clandestine et même illégale.

    Il s’agit, en effet, d’agir de manière insurrectionnelle, de faire en sorte que l’agitation et la propagande poussent au soulèvement. On est dans une démarche de confrontation assumée, où la révolution n’est pas un phénomène extérieur, mais justement l’activité qu’on mène soi-même. Sans l’avant-garde, pas de révolution ; sans activité de l’avant-garde, pas d’activité révolutionnaire.

    Si par contre on dit qu’on est dans une logique d’accompagnementde la la révolution, c’est différent. Bien entendu, personne ne dira qu’il veut simplement accompagner la révolution. Ce qui va être dit, est qu’il s’agit de réaliser la révolution, d’être un outil pour elle. La révolution existe ici en soi, de manière indépendante. Elle existe même forcément, indépendamment de l’avant-garde. Par contre, pour se réaliser, elle a besoin de l’avant-garde.

    Cette avant-garde ne doit pas consister en un Parti de cadres, d’agitateurs professionnels agissant en-dehors de la surveillance de l’État, mais comme un « parti révolutionnaire de masse ». S’il existait un tel parti, alors forcément, dans un contexte révolutionnaire, les choses basculeraient. L’arrière-plan de cette conception accompagnatrice, c’est la thèse de Léon Trotski dans « Le programme de transition ». Depuis 1917, la révolution est à l’ordre du jour, le capitalisme est coulé. Malheureusement, les capitalistes s’unissent et il y a une bureaucratie qui a triomphé dans le mouvement ouvrier, le « stalinisme ».

    Il suffirait de faire mieux que les capitalistes et les « staliniens » pour qu’il soit enfin profité de la révolution qui attend depuis 1917. Il faudrait donc un « parti révolutionnaire de masse ».

    Le tout est cependant une pure fiction, car il n’y a pas de révolution qui flotte toute seule, dans l’attente d’un tel parti. Ce dernier a ainsi l’air révolutionnaire, mais est en réalité super-réformiste.

    L’Argentin Hugo Miguel Bressano Capacete dit Nahuel Moreno (1924-1987) est une figure majeure du trotskisme en Amérique latine.

    Le « morénisme » s’oppose ici à une autre tradition, celle dite « posadiste », établie par un autre Argentin, Homero Rómulo Cristalli Frasnelli dit Juan Posadas (1912-1981).

    Juan Posadas avait une lecture apocalyptique de la situation ; à ses yeux, la guerre nucléaire était inévitable, et les pays socialistes devaient même faire une frappe préventive sur les pays capitalistes.

    Il considérait que les extra-terrestres, forcément venant d’un monde communiste puisque technologiquement développé, pouvaient venir en aide à la cause.

    Nahuel Moreno avait au contraire une lecture terre à terre, pragmatique et « intégrationnelle ». Farouchement opposé à la lutte armée, il prônait l’intégration à tout prix dans le paysage politique, afin de former un parti socialiste de masse.

    Sa première tentative se fit dans les années 1950, dans le cadre de la dictature de Juan Perón. Le but était de construire un « parti centriste de gauche » qui soit légal.

    Par la suite, après avoir initialement rejeté la révolution cubaine de Fidel Castro, il se déclare « castriste » et fait de celui-ci, « conjointement à Lénine et Trotsky, un des plus grands génies révolutionnaires de notre époque ».

    Il affirme dans ce cadre :

    « Nous avons surmonté le schéma trotskiste selon lequel seul le prolétariat est l’avant-garde de la révolution, mais pour ne pas tomber dans un autre aussi désastreux que celui-là (…).

    Et nous ne sommes pas prêts à sacrifier notre méthode à un quelconque dogme paysan. Nous acceptons la réalité, y compris les relations entre les classes exploitées, telle qu’elle est.

    Nous faisons la même chose avec les méthodes révolutionnaires et la lutte armée : nous n’en adoptons non pas une seule, mais celle qui convient à la classe d’avant-garde et à son expérience. »

    Il combat par contre toute tendance guévariste proposant la lutte armée.

    Il reprend ensuite sa tentative d’un grand parti légal, ce qui aboutit à la naissance en 1972 du Partido Socialista de los Trabajadores, dans un paysage politique contrôlé par une junte militaire catholique nationaliste.

    Lorsque les choses tournèrent très mal en 1976, il dut prendre la fuite et quitter le pays, lui qui pensait que la répression ne viserait que les tenants de la lutte armée, dont il se dissociait publiquement.

    Il expliqua alors :

    « Pour nous, les guérilleros ne sont pas des prisonniers politiques. Ils sont « en rapport », comme les disent les guérilleros eux-mêmes. Ils n’agissent pas politiquement mais militairement.

    Et ils ne sont pas capturés dans des actions politiques mais dans des actions militaires. Même les membres d’une des organisations de guérilla exigent d’être traités conformément à la Convention de Genève relative aux prisonniers de guerre.

    Quel est le rapport avec le statut de prisonnier politique ? En tant que prisonniers, ils sont donc politiquement indéfendables et notre parti ne réclame pas leur libération en tant que telle. »

    L’illusion de Nahuel Moreno se maintint à différents degrés ; le Partido Socialista de los Trabajadores fut la seule organisation de gauche rejetant le boycott international de la coupe du monde de football en Argentine en 1978, alors que Nahuel Moreno parlait de la terrible dictature argentine (100 000 personnes arrêtées et torturées, 30 000 assassinés) comme de la « dictature la plus démocratique d’Amérique latine ».

    La présence de l’épouse du dictateur Jorge Rafael Videla fut même considérée par lui comme « une positive et grande avancée de la condition féminine ».

    Par la suite, il se reconnut dans la ligne politique portée par le Front Sandiniste de Libération Nationale (FSLN) du Nicaragua, et mit en place en 1979 une «  Brigade Simon Bolivar » agissant en son sein. Elle fut expulsée du pays à la victoire du FSLN.

    Revenu en Argentine, il fonda alors le MAS (Movimiento al Socialismo), qui devint une composante du front électoral de la Gauche Unie.

    Le MAS eut un réel succès comme « gauche de la gauche » en Argentine, mais après la mort de Nahuel Moreno, il se divisa en une trentaine d’organisations.

    Léon Trotski est un révolutionnaire russe qui a considéré que la révolution d’Octobre 1917 avait connu une confiscation. Une bureaucratie avait pris les commandes et le pays était devenu un « Etat ouvrier dégénéré ». Cela nuisait à la révolution mondiale commencée en 1917.

    Cependant, cette révolution mondiale ne s’était selon lui pas arrêtée, elle était encore en cours. Il fallait donc arracher la direction des partis de masse aux réformistes et aux « staliniens », afin de faire en sorte que cette révolution mondiale soit enfin accompagnée correctement.

    Léon Trotski a résumé cette conception dans « Le programme de transition », écrit en 1938. C’est là-dessus que se fonde la conception d’un « parti révolutionnaire de masse ». Voici le début de l’oeuvre, qui expose parfaitement la question.

    « La situation politique mondiale dans son ensemble se caractérise avant tout par la crise historique de la direction du prolétariat.

    La prémisse économique de la révolution prolétarienne est arrivée depuis longtemps au point le plus élevé qui puisse être atteint sous le capitalisme. Les forces productives de l’humanité ont cessé de croître. Les nouvelles inventions et les nouveaux progrès techniques ne conduisent plus à un accroissement de la richesse matérielle.

    Les crises conjoncturelles, dans les conditions de la crise sociale de tout le système capitaliste, accablent les masses de privations et de souffrances toujours plus grandes. La croissance du chômage approfondit, à son tour, la crise financière de l’État et sape les systèmes monétaires ébranlés. Les gouvernements, tant démocratiques que fascistes, vont d’une banqueroute à l’autre.

    La bourgeoisie elle-même ne voit pas d’issue. Dans les pays où elle s’est déjà trouvée contrainte de miser son dernier enjeu sur la carte du fascisme, elle marche maintenant les yeux fermés à la catastrophe économique et militaire. »

    Tout cela est lié à un profond sens de l’urgence. Le trotskisme est une idéologie d’ultra-gauche, qui propose la « révolution permanente ». Tout serait possible sur le plan révolutionnaire, pratiquement tout le temps. Il y a par contre des éléments qui freinent la révolution, il faut dépasser ces blocages, il faut procéder à des débordements.

    Le trotskisme a un arrière-plan ultra-révolutionnaire sur le plan des idées ; les trotskistes s’imaginent qu’avec eux aux commandes, la révolution mondiale triompherait d’un coup. Cet optimisme s’associe à un très grand pessimisme, puisque naturellement, les choses ne se passent pas comme ils le voudraient.

    Ainsi, déjà en 1938, Léon Trotski parle de révolution « mûre » et même plus que mure. Le capitalisme est considéré comme en échec, les forces productives ne croissent plus, la situation historique est gelée. Après le constat effectué au tout début du « Programme de transition », Léon Trotski explique ainsi que :

    « Les bavardages de toutes sortes selon lesquels les conditions historiques ne seraient pas encore « mûres » pour le socialisme ne sont que le produit de l’ignorance ou d’une tromperie consciente.

    Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres ; elles ont même commencé à pourrir.

    Sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine tout entière est menacée d’être emportée dans une catastrophe.

    Tout dépend du prolétariat, c’est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. »

    Maintenant, imaginons que la révolution mondiale dont parle Léon Trotski ne permette pas la « révolution permanente » dans chaque pays, et que les forces productives aient finalement tout de même continué de croître.

    Que reste-t-il alors du « Programme de transition » ? Rien d’autre qu’un auto- justificatif pour prendre la direction des luttes, des mouvements. Au nom de la révolution, bien entendu, mais comme elle n’arrive pas, il faut en attendant se contenter d’être réformiste.

    Par contre, ce réformisme doit être « de masse ». D’où l’idée d’un parti trotskiste de masse qui est réformiste en pratique, mais s’imagine être prêt à « accompagner » la révolution à la première occasion.

    On est dans une fiction, où il y a une auto-intoxication permanente. Les luttes en cours justifient… un attentisme de plus grandes luttes, et en même temps valideraient qu’il faudrait bien que les trotskistes soient aux postes de commande des luttes et des mouvements, afin d’être prêt « au cas où ».

    On est dans le hold-up permanent, puisqu’il s’agit coûte que coûte de prendre le « contrôle » des directions. D’où dans le trotskisme la tradition de l’entrisme (parfois caché, parfois non) dans d’autres partis, ainsi que de la formation de tendances et de fractions dans les syndicats.

    Le but, c’est de prendre la direction pour l’empêcher de « mal faire ». C’est tout. Il ne s’agit pas pour les trotskistes de mener la révolution, de procéder à des batailles des idées, de porter des combats culturels, de transformer les mentalités, de diffuser la conception matérialiste du monde.

    L’Argentin Nahuel Moreno est une figure très importante du trotskisme, justement parce qu’il a formulé de manière très approfondie le mode opératoire du « Programme de transition ». Il n’a bien entendu pas été le seul pour ça. Mais, mais pour faire simple, Nahuel Moreno a été « validé » dans sa démarche, par opposition aux autres principales tentatives.

    Nommons les principales figures à côté de Nahuel Moreno. On a le Belge Ernest Mandel (1923-1995), le Français Pierre Boussel dit Pierre Lambert (1920-2008), le Grec Michalis Raptis dit Michel Pablo, l’Argentin Homero Rómulo Cristalli Frasnelli dit J. Posadas (1912-1981).

    Chacun de ces théoriciens sont à l’origine d’une nouvelle « Internationale », qui toujours se revendique de la « Quatrième Internationale » de Léon Trotski. Ils se sont tous alliés à différents moments, pour finalement s’opposer ; leurs propres mouvements ont connu des scissions nombreuses également.

    Tout cela fait qu’il est très difficile se s’y retrouver dans les multiples ramifications du trotskisme, néanmoins on peut résumer les différences comme suit, en omettant de raconter les étapes où les uns se sont alliés avec les autres, pour finalement se séparer.

    Toutes les différences tiennent à la justification de la thèse d’une « révolution mondiale » en cours. Sans cette justification, en effet, le « Programme de transition » n’a plus de justification.

    Il fallait donc trouver des choses positives coûte que coûte. Une variante est celle de J. Posadas, qui dit que toutes les révolutions anti-coloniales sont très bien, que les pays socialistes doivent bombarder les pays capitalistes avec des armes nucléaires et que de toutes façons les extra-terrestres sont forcément nos alliés puisque leur technologie indique qu’ils sont très développés, donc dans le communisme.

    Il va de soi que la conception de J. Posadas n’a eu qu’un succès marginal. Michel Pablo eut le succès le plus important par contre, en disant qu’il fallait pratiquer « l’entrisme » dans les partis staliniens, soutenir toutes les luttes de libération nationale (notamment le FLN algérien).

    Cela donna naissance à une sorte de trotskisme-guévarisme qui fut finalement mis de côté, et Ernest Mandel prit le dessus sur Michel Pablo. Le trotskisme se dilua ici dans une logique associative et syndicaliste liée aux revendications politiques « de gauche ».

    Les plus virulents théoriciens trotskistes opposés au soutien aux guérillas furent Pierre Lambert et Nahuel Moreno. Eux prônaient un parti trotskiste de masse, légal à tout prix, et ils obtinrent un réel succès dans leur pays. Les organisations qu’ils ont dirigé furent effectivement de masse, se heurtant par contre évidemment à un moment à un plafond de verre.

    Nahuel Moreno profita d’ailleurs que l’Organisation Communiste Internationaliste de Pierre Lambert soit « avalée » par le Parti socialiste pour dénoncer celui-ci. Il mit alors en avant sa propre expérience en Argentine, pour valider sa thèse.

    Quelle est la conception précise de Nahuel Moreno ? On trouve somme toute la substance de sa démarche dans la 31e thèse de sa « Mise à jour du programme de Transition », publiée en 1980.

    Cette mise est à jour a, on s’en doute, une grande signification stratégique. Nahuel Moreno doit montrer qu’il a compris comment rendre concret le « Programme de transition », qu’il est le seul à avoir saisi comment suivre Léon Trotski, comment s’inspirer correctement de lui.

    Ce qu’il est dit est simple à comprendre. Tout doit se fonder, selon Nahuel Moreno, sur les « opportunités ».

    « Thèse XXXI

    Le temps est venu de construire des partis trotskistes de masse utilisant le opportunités

    Nos partis et l’Internationale n’ont pas réussi, au cours de ces presque 40 années d’essor révolutionnaire, à se transformer en partis forts avec une influence de masse. Apparemment c’est impossible.

    Si nous approfondissons l’analyse, nous découvrons les raisons objectives profondes cachées dans cette difficulté. Cette raison objective a été, pour nous, le renforcement des appareils contre-révolutionnaires au rythme des triomphes révolutionnaires de cette période d’après-guerre.

    La volonté révolutionnaire à elle seule ne saurait surmonter les processus objectifs. La volonté révolutionnaire est une condition, mais elle ne suffit pas à elle seule à construire des partis révolutionnaires marxistes de masse si la situation objective ne le permet pas.

    Si les appareils bureaucratiques contre-révolutionnaires continuaient à se consolider de plus en plus, englobant de plus larges sections du mouvement de masse sous son contrôle, la Quatrième Internationale ne serait pas en mesure de construire des partis ayant une influence dans le mouvement de masse.

    Heureusement, ce n’est pas le cas. La situation objective, d’abord lentement et depuis cinq ou six ans à grande vitesse, est en train d’ouvrir d’énormes possibilités pour la construction de partis trotskistes de masse.

    Ces conditions objectives chaque fois plus favorables sont dus au fait que dans ces trente années la crise de l’impérialisme d’une part, et la crise des appareils contre-révolutionnaires d’autre part, s’accentue et depuis cinq ou six ans ont acquis un caractère convulsif, chronique.

    Parallèlement à cela se multiplient de plus en plus des crises révolutionnaires. La combinaison de ces facteurs ouvre des opportunités toujours plus grandes pour renforcer les partis trotskistes.

    Mais pour que nos partis puissent se consolider au sein du mouvement de masse, il est indispensable qu’ils sachent étudier attentivement la réalité pour découvrir les opportunités qui s’offriront à nous.

    Ces opportunités – campagnes électorales, grèves, luttes des secteurs opprimés du prolétariat — revêtent un caractère immédiat ; une fois passées, elles ne peuvent plus se répéter. C’est pour ça qu’il est essentiel de les utiliser avec audace dès qu’ils apparaissent.

    Parmi ces opportunités se distinguent celles offertes par la lutte des secteurs les plus exploités du prolétariat, en raison de leur caractère permanent et parce qu’ils sont systématiquement ignorés par les appareils bureaucratiques et par l’aristocratie ouvrière.

    Ces secteurs, vers lesquels notre attention devrait de préférence se porter, travail, ce sont les parias des sociétés industrielles modernes, les travailleurs qui unissent à leur condition d’ouvriers celle d’appartenir aux secteurs ou nationalités opprimées.

    C’est le cas des travailleurs immigrés qui, dans certains pays européens, constituent un quart de la main-d’œuvre, les travailleurs issus de nationalités opprimées ou de pays sous-développés – par exemple, les noirs, les travailleuses du monde entier, les Portoricains, les Chicanos qui font partie du prolétariat nord-américain, les Indiens et les travailleurs noirs des pays africains. Le programme de transition est le seul qui pourra répondre à leurs besoins et ils seront les plus grands combattants dans de nombreux pays. »

    Il est fascinant de lire ces lignes écrites en 1980 et de voir comment, en 2025, cette stratégie est appliquée, mais de manière masquée. Le principal courant moréniste, la « Fraction trotskyste – Quatrième Internationale », vise en effet clairement le recrutement de personnes dites « racisées ».

    C’est clairement le cas si on regarde sa section française, Révolution permanente, qui ne cesse de dénoncer un prétendu racisme systématique, un État qui accumulerait les mesures racistes.

    Il y a ici tout un discours hyper démagogique qui vise au recrutement spécifique. On est dans le racolage le plus brut, même.

    Aya Nakamura est une chanteuse de variété contemporaine, avec une musique relevant de la soupe commerciale combinant différents genres (la variété, la pop, le RnB, le reggaeton, l’afrobeat).

    Elle était présente lors de la cérémonie d’ouverture des JO 2024 à Paris, avec l’orchestre la garde républicaine, pour un mélange de ses propres chansons et de celles de Charles Aznavour. Ce fut le meilleur pic d’audience de l’histoire de la télévision française.

    Sa nomination, appuyée par Emmanuel Macron et la bourgeoisie moderniste, avait fait scandale et il va de soi que l’extrême-droite en a profité pour protester au passage.

    Démagogie oblige, la section française de la « Fraction trotskyste – Quatrième Internationale » moréniste, Révolution permanente, a agi pareillement

    Son article à ce sujet fait l’éloge des pires horreurs commerciales, flatte de manière vile la variété la plus infâme, et cela au nom d’une défense des « racisés », car la France serait raciste et que de toutes façons, la « culture française » serait un fantasme.

    « La « polémique », profondément xénophobe, vise les origines maliennes de l’artiste et lui reproche tour à tour de jouer avec les règles du français dans ses textes, de ne pas se conformer aux stéréotypes genrés « occidentaux » ou encore de soutenir le Comité Adama.

    En réalité, ce n’est pas la première fois que la chanteuse est prise pour cible.

    Ni d’ailleurs les chanteurs racisés, et cela d’autant plus quand ils font de la musique populaire. Quelques exemples. En 2021, le rappeur Youssoupha est ciblé par une campagne de harcèlement alors qu’il devait interpréter la chanson d’ouverture de la coupe d’Europe de football.

    Depuis de nombreuses années, le rappeur Médine, en raison notamment de ses textes engagés, ou encore le chanteur Bilal Hassani, parce qu’il remet en cause les stéréotypes de genre sont eux aussi régulièrement visés par des campagnes racistes. Tous font de la musique populaire. Tous sont racisés.

    En réalité, cette « polémique » bidon n’a qu’un objectif : faire taire toute personne racisée qui prend un peu trop la lumière.

    Ce qui « dérange » vraiment avec Aya Nakamura, c’est que la possibilité même de la voir chanter le jour de la cérémonie d’ouverture des JO, enfreint déjà la « clause raciste » tacite qui existe en France.

    Quand on est noire, une femme et de culture populaire on reste à sa place. Un état de fait d’autant plus vrai sur l’autel du fantasme réactionnaire de la « culture française » et de ce qu’elle implique de mépris de classe.

    Sur X, Aya Nakamura a tenu à répondre : « Vous pouvez être raciste mais pas sourd… C’est sa qui vous fait mal ! Je deviens un sujet d’état numéro 1 en débats ect mais je vous dois quoi en vrai ? Kedal. ».

    Il n’y avait sans doute pas grand chose d’autre à dire. »

    Agissant dans le prolongement de Nahuel Moreno, la « Fraction trotskyste – Quatrième Internationale » est emblématique d’un mouvement petit-bourgeois du tiers-monde semblable à la grenouille désireuse de se faire bœuf, comme dans la fable de Jean de La Fontaine.

    La preuve absolue de cela, c’est son obsession pour les « théories critiques contemporaines ». Normalement, le marxisme se suffit en soi ; c’est une idéologie qui se distingue résolument des autres. Il peut bien entendu y avoir des échanges, des confrontations, mais la base idéologique, la matrice ne change pas.

    La « Fraction trotskyste – Quatrième Internationale », elle, assume ouvertement de puiser ailleurs que dans le marxisme, d’incorporer dans le marxisme des choses totalement extérieures à lui.

    Cette incorporation se déroule au nom de la lutte – il s’agirait de ramener des gens sincères dans le droit chemin. En réalité, on est dans une conception syncrétique, dans un mélange des genres. La « Fraction trotskyste – Quatrième Internationale » obéit à la grande loi petite-bourgeoise, en Amérique latine comme d’ailleurs en Europe depuis les années 2000 : la « convergence des luttes ».

    Voici un extrait d’un article tout à fait représentatif de cet esprit qui, en définitive, n’a aucune confiance en le marxisme et cherche « ailleurs » de quoi bricoler une conception révolutionnaire.

    Ces « Notes sur la bataille idéologique et l’actualité de la théorie de la révolution permanente », publiées en avril 2024, sont présentées comme une « contribution aux débats sur la bataille idéologique qui ont eu lieu lors de la XIIIème Conférence de la Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) ».

    « Considérer la question de la transcroissance de la révolution démocratique vers la révolution socialiste nous permet d’intervenir dans de nombreux débats actuels sur la relation entre la classe ouvrière et les mouvements sociaux.

    Notamment pour polémiquer avec la séparation mécanique entre « revendications sociales » et « revendications démocratiques » ou autour des questions féministes ou de l’antiracisme.

    Mais aussi pour débattre avec les secteurs qui séparent les luttes féministes de la lutte de classes, ou avec les luttes identitaires et les théories des mouvements sociaux, qui séparent ces questions de la lutte contre le capitalisme et pour une perspective socialiste.

    En ce sens, nous défendons une stratégie d’ « hégémonie ouvrière », qui s’oppose au corporatisme ouvrier et envisage la lutte politique comme l’articulation de la classe ouvrière avec les luttes de tous les secteurs opprimés.

    Ce sont des thématiques que Juan Dal Maso aborde souvent dans ses livres[Gramsci-Trotsky] et qui sont également développées dans le dernier livre de Matías Maiello.

    C’est aussi un sujet que nous avons abordé avec Andrea D`Atri et plusieurs camarades, en polémique avec différents courants féministes. »

    Mais il faut bien noter ici le paradoxe. Dans ses documents, la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » affirme défendre le marxisme, et critique à ce titre les différentes conceptions, par exemple post-coloniales. Dans la pratique pourtant, il n’y a pas de différence qui est marquée, seulement des nuances.

    La ligne de la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) », c’est de dire que les idéologies contestataires n’ont pas tort en soi, simplement qu’elles sont mal posées et qu’elles devraient s’aligner sur le trotskysme (et Nahuel Moreno).

    La « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » entretient ainsi un débat permanent avec les idées à la mode, les adoptant à différents degrés, afin d’être tout à fait en phase avec l’état d’esprit de la contestation étudiante ou syndicaliste.

    Le trait le plus marqué tient à la question du racisme, où la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » a adopté précisément les modes de pensée universitaires « post-coloniaux ». Pour preuve, ce qu’on lit dans « Recompositions du marxisme, futurs du socialisme », un article de « contribution » à la réflexion, qui reflète cependant l’approche générale menée.

    « Notre pratique à la FT-QI consiste à reprendre une politique d’interpellation de classe, liée à une perspective hégémonique, en soulignant, d’une part, la communauté d’intérêts qui unit la classe ouvrière, au-delà des origines ethniques ou nationales et de tout autre type de différence, et, d’autre part, la nécessité d’unir la classe aux mouvements qui luttent contre les différentes oppressions.

    Les interventions d’Anasse Kazib et de Révolution Permanente[en France] sont particulièrement remarquables à cet égard. »

    La convergence des luttes est un prétexte pour puiser dans les références universitaires et intellectuelles bourgeoises. D’ailleurs, lire un article publié dans ce cadre d’expression des positions de la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) », c’est avoir à faire face à une avalanche de références intellectuelles, universitaires.

    Il n’est pas caché non plus que l’objectif est de refonder le marxisme et le trotskisme est surtout considéré comme une sorte de remarquable contribution.

    Le même article cité présente cette conception de la manière suivante :

    « Mille et un marxismes » ont aujourd’hui enrichi la théorie marxiste de multiples élaborations qui sont autant de points d’appui : une meilleure connaissance de l’œuvre de Marx et Engels ; des analyses du capitalisme et de l’impérialisme dans la conjoncture actuelle ; des élaborations sur les rapports entre production et reproduction sociale dans le capitalisme, et notamment le rôle des femmes et du féminisme dans la lutte des classes ; des analyses sur le problème de l’Etat, de l’idéologie et de l’hégémonie ; des élaborations sur la question écologique et son rapport au socialisme, ainsi que des réflexions sur les relations entre le marxisme et les sciences ; des études sur les mutations de la classe ouvrière à l’échelle internationale (liées par exemple au développement spécifique de la logistique) et leur impact sur les formes d’organisation et la lutte des classes.

    On pourrait ajouter à cette liste les intellectuels dont les élaborations sur la planification socialiste et ses moyens technologiques actuels(…).

    Du point de vue d’un marxisme militant qui entreprend de construire un parti, la lutte pour la recomposition théorique est (ou devrait être) inséparable du travail de création d’une tendance révolutionnaire au sein de l’intelligentsia.

    Dans ce cadre, les avancées sur ce terrain impliqueront nécessairement la croissance d’une tendance plus engagée dans le militantisme révolutionnaire dans une frange, au moins, du marxisme académique, qui, à son tour, repensera la relation entre le marxisme et le processus d’« académisation ».

    Dans ce contexte, la question se pose de savoir si les conditions existent déjà ou doivent être construites pour une « nouvelle synthèse » ou – pour le dire plus clairement et utiliser un terme moins prétentieux – une nouvelle recomposition du marxisme qui intégrerait toutes ces contributions diverses dans une théorie puissante, au service de la critique du capitalisme, la préfiguration de la construction du socialisme et la théorie de la révolution, et à laquelle le trotskysme pourrait apporter des contributions remarquables et spécifiques. »

    On a ici une caractéristique de la petite-bourgeoisie : son refus de la science. La petite-bourgeoisie est une couche sociale, pas une classe ; elle n’est pas en mesure d’exprimer une vision du monde en tant que telle.

    Pour cette raison, une organisation fondée sur la petite-bourgeoisie, même si elle a une prétention à être « révolutionnaire », ne peut pas avancer une ligne « fixe », des thèses « déterminées ».

    Elle est dans l’obligation de se positionner de manière souple, de promouvoir la lecture permanente même des fondamentaux.

    Cela fournit un grand avantage : il est difficile de critiquer une organisation qui se veut avant tout militante, et non pas intellectuelle. Mieux encore : en piochant dans les thèses intellectuelles, l’organisation peut muter comme bon lui semble, adaptant son propre discours à ses besoins.

    Et si jamais une situation devient trop complexe, il suffit de s’ouvrir de manière massive aux idées « nouvelles », et de promouvoir la lutte, la lutte unitaire, pour échapper à toute « prise ».

    Critiquer la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » est ainsi très difficile, en apparence, car ses organisations dans chaque pays se présentent avant tout comme « militantes », reflétant le bagage commun de la contestation.

    C’est résolument petit-bourgeois dans le style, c’est typique de l’agitation étudiante, mais c’est également vrai pour les milieux syndicalistes, du moins en Amérique latine.

    En France et en Belgique, le syndicalisme est anti-politique de manière assumée, sa démarche est corporatiste dans le cadre d’un capitalisme développé permettant une société de consommation. Il n’y a rien de cela dans le tiers-monde.

    Quelle est la différence fondamentale ?

    Dans les pays capitalistes développés, les pays impérialistes, la question du régime ne se pose pas. Il y a une contestation envers un gouvernement, mais le cadre est posé.

    Dans le tiers-monde, par contre, chaque élection d’un nouveau président soulève la question du régime, de la mise en place d’un nouveau régime. Les pays du tiers-monde sont instables et en permanence, il y a la question de la ré-adéquation des différentes structures en place dans le pays.

    Les syndicats n’ont donc pas comme fonction simplement d’accompagner le capitalisme, mais également de s’insérer dans une certaine dynamique perpétuellement relancée. Cela confère une dimension politique aux syndicats et une dimension syndicale aux élus.

    Dans le tiers-monde, à chaque fois un nouveau président affirme qu’il va faire des réformes de structures, et la « gauche » en général doit se positionner. Du côté des disciples de Mao Zedong, c’est facile puisqu’on comprend qu’il s’agit toujours d’une tentative de réimpulser le capitalisme, à différents degrés.

    Du côté trotskiste par contre, il y a à évaluer à quel degré le nouveau président permet des réformes de fond. D’où les innombrables scissions en raison des désaccords. La question de l’évaluation des modifications d’un régime par l’intermédiaire du gouvernement « nouveau » est toujours l’origine des scissions dans le trotskisme ; ce n’est jamais en soi une réelle question idéologique qui joue.

    Que dit à ce sujet, en Argentine, lePartido de los Trabajadores Socialistas (PTS), Parti des Travailleurs Socialistes, le noyau dur de la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » ?

    En fait, ce qui compte, ce n’est pas ce qu’il dit, mais comment il le dit. En effet, il n’y a pas lieu de s’attarder sur les évaluations de tel ou tel président, de tel ou tel gouvernement, car ce n’est pas la question ici. Peu importe qu’il soit dit telle ou telle chose, qu’il y ait une scission en raison d’un refus d’une partie d’une organisation à adopter telle ou telle ligne.

    Ce qui joue réellement, c’est comment une telle évaluation est présentée, comment elle est mise en place. Et ici, on est ni dans le syndicalisme, ni la politique tels qu’on les connaît en Europe du point de vue révolutionnaire.

    En Europe, dans le cadre du mouvement ouvrier en effet, le syndicat s’accapare la défense des intérêts élémentaires des travailleurs.

    Il y a trois cas de figure : soit le syndicat est réformiste et c’est sa fin en soi, soit le syndicat est révolutionnaire et considère que cela amène à la révolution, soit il s’intègre à la démarche plus générale du Parti.

    Cette dernière approche est celle de la social-démocratie historiquement, puis du bolchevisme russe qui en est issu. La politique revient au Parti. Mais dans tous les cas, le syndicat ne fait pas de politique en tant que telle et ne souhaite pas en faire, qu’il se soumette au Parti ou non.

    Le PTS se situe totalement en-dehors de cette tradition historique du mouvement ouvrier. Il est clairement issu de l’alliance des étudiants et des syndicalistes alignés sur la « contestation ».

    Pour cette raison, le PTS réfute le réformisme syndical, car il se présente lui-même comme révolutionnaire. En même temps, il ne pratique cependant pas de politique révolutionnaire. Il se définit comme le super-parti des revendications syndicales élargies aux opprimés.

    Cette position était déjà celle de Nahuel Moreno et son justificatif est le « programme de transition » de Léon Trotski.

    S’il y avait pas, à l’arrière-plan, l’affirmation d’une « agitation » mondiale, alors un tel projet d’un super-parti des revendications n’aurait aucun sens, il apparaîtrait immédiatement comme du réformisme.

    Si on ajoute par contre le sens de l’urgence, on justifie l’affirmation d’une impérative nécessité d’un parti contestataire de gauche disposant d’une certaine surface dans les masses…

    Et à ce jeu-là, tous les moyens sont bons, y compris l’agrégation des contestations les plus diverses.

    On passe ainsi de la convergence des luttes à une justification de la convergence des luttes au nom de la révolution. On assume des revendications réformistes très exigeantes ou « maximalistes », car ce serait le préalable à une agitation qui aurait ensuite, de manière naturelle, une portée révolutionnaire.

    Voici ce que dit le PTS à ce sujet dans une synthèse des discussions menées en son sein lors d’une conférence nationale en 2019.

    « Le grand débat de la Conférence a été de définir qu’il existe deux niveaux indissociables auxquels nous devons répondre :

    – d’une part, proposer des initiatives politiques (avec un programme et des tactiques pour le faire avancer) face à chaque processus, y comprisles critiques, même théorique, des tendances de chaque mouvement à l’intégration dans le régime, profitant également des campagnes électorales qui auront lieu en 2019 au niveau national et dans chaque province pour atteindre des millions de personnes avec notre programme et nos perspectives ;

    -d’un autre part, développer un militantisme commun (« croisade ») qui permette aux secteurs les plus dynamiques (depuis la jeunesse combative et l’aile gauche du mouvement des femmes) d’influencer, d’encourager et, à leur tour, d’apprendre des secteurs ouvriers les plus expérimentés et ayant le plus de traditions, qui connaissent actuellement une situation profondément conservatrice.

    Dans tous les secteurs où nous opérons, il s’agit de combattre le « corporatisme » qui a pour seul but de défendre les revendications de chaque « mouvement » (syndical, féministe, étudiant), tâche éminemment utopique dans le cadre de l’ensemble du mouvement. attaque. que nous vivons (…).

    Il est posé que les militants d’un parti socialiste et révolutionnaire doivent agir comme des « tribuns populaires » en élevant un programme commun qui prenne les revendications de tous les opprimés (pas seulement des travailleurs) dans le cadre de ce que nous appelons aujourd’hui une ‘‘politique hégémonique’’, révolutionnaire et socialiste. »

    Fort logiquement, cela amène à considérer les élections comme un grand moment. Officiellement, pas pour les gagner, mais pour élargir la base du super-parti des revendications. En pratique, c’est par contre du réformisme de gauche, même si radicalisé, tout ce qu’il y a de plus classique.

    On ne peut pas comprendre le sens d’une participation aux élections en Argentine sans voir ce que signifie le syndicalisme dans ce pays. Tout comme les élections amènent le syndicalisme à se positionner par rapport au futur gouvernement censé modifier le régime, le syndicalisme amène les candidats à se positionner en fonction d’eux.

    Il faut savoir ici qu’en Argentine, le taux de syndicalisation est d’autour de 35 %. C’est un chiffre très important, qui oblige à prendre en compte la question syndicale de la part du régime.

    Ce qu’on appelle le péronisme, cette idéologie nationaliste du nom du général Juan Perón (1891-1974), se voulait profondément ancré chez les travailleurs, par l’intermédiaire du grand syndicat, la Confederación General del Trabajo, totalement intégré à l’État.

    Un élément venant perturber tout cela est l’importance du travail au noir, à hauteur de 30-40 % de la population laborieuse, ce qui donne naissance à des activités et luttes para-syndicales, hors institutions.

    Cela ne change toutefois rien au fait que l’idée du super-parti des revendications aboutisse à la participation électorale, dans une logique d’agrégation des forces revendicatives.

    Concrètement, le PTS se présente de manière régulière aux élections en Argentine et voici les résultats pour les présidentielles, en sachant qu’à partir de la troisième la candidature, cela relève d’une coalition électorale : 1995 / 0,16 %, 1999 / 0,24 %, 2007 / 0,44 %, 2011 / 2,3 %, 2015 / 3,23 %, 2019 / 2,16 %, 2023 / 2,7 %.

    Voici les résultats pour les élections parlementaires, à chaque fois dans le cadre d’une coalition électorale : 2011 / 2,82 %, 2013 / 5,25 %, 2015 / 4,18 %, 2017 / 4,28 %, 2019 / 2,96 %, 2021 / 5,41 %, 2023 / 3,25 %.

    Mais avec qui le PTS s’allie-t-il, justement ? Il le fait au sein du Frente de Izquierda y de Trabajadores – Unidad (Front de la Gauche et des Travailleurs – Unité), avec le Partido Obrero (Parti Ouvrier) et Izquierda Socialista (Gauche socialiste), à quoi s’ajoute plus récemment le Movimiento Socialista de los Trabajadores (Mouvement Socialiste des Travailleurs).

    Hormis le premier qui a sa propre histoire (mais qui est trotskiste également), toutes ont la même origine : Nahuel Moreno et son Movimiento al Socialismo (Mouvement au Socialisme) ! On est ici dans la sainte union moréniste, dans la tentative d’élaborer un parti trotskiste de masse.

    Il existe par ailleurs bien d’autres organisations qui sont également issues du MAS, et existent plus ou moins indépendamment de la coalition électorale (Convergencia Socialista, Frente Obrero Socialista, Liga Socialista Revolucionaria, Unión Socialista de los Trabajadores, etc.).

    On a ici une situation qui montre bien qu’il existe une situation bien particulière en Argentine. Le « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » n’est qu’un aspect d’une situation où la « gauche de la gauche » consiste en ces multiples organisations trotskistes.

    On est ici dans le schéma traditionnel des partis légaux à « gauche de la gauche », qui rassemblent quelques pour cents symboliques aux élections, année après année, dans chaque pays.

    Le Frente de Izquierda y de Trabajadores – Unidad a d’ailleurs cinq députés et le PTS met largement en avant son activité parlementaire. C’est la clef de la légitimité pour le parti trotskiste de masse.

    On n’a donc pas affaire à une démarche révolutionnaire, où le PTS agirait de manière spécifique, avec ses propres caractéristiques. On est dans une concurrence de regroupements « révolutionnaires » légaux, se faisant concurrence ou étant alliés, selon les situations, toutes se plaçant dans la tradition de Nahuel Moreno.

    Comme on va de scissions en scissions, il y a bien entendu des remises en cause de tel ou tel aspect, des redéfinitions, voire des ruptures ; chaque organisation nouvelle forme alors sa propre « Internationale ».

    Mais cela ne change rien au fait qu’en Argentine, ce sont les « morénistes » qui jouent le rôle qu’on retrouve joué dans chaque pays par différentes structures, comme le Parti du Travail en Belgique. C’est la candidature témoignage du parti « révolutionnaire » de masse, qui ne fait pas de politique révolutionnaire mais agrège les luttes et les contestations.

    Et la logique moréniste a bien sûr poussé à dépasser le morénisme lui-même. Avec une démarche « ouverte » comme celle du PTS, où la remise en cause des idées est permanente, où le marxisme est une inspiration, il était impossible de conserver Nahuel Moreno comme inspiration. La « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » ne pouvait donc que supprimer la référence au fondateur historique de ses traditions politiques.

    Ce processus date d’il y a longtemps, de 1988 et d’une rupture avec les autres courants fidèles aux morénistes. Il était considéré que Nahuel Moreno avait une conception trop ouverte de la « révolution démocratique », qu’il considérait comme possible sans que la base productive soit changée.

    Néanmoins, c’était là simplement mettre Nahuel Moreno de côté en raison du fait qu’en tant que figure politique, il a été contredit par les faits ; c’était également un moyen de se placer comme courant « moderne », post-moréniste pour ainsi dire, car dans les analyses du PTS, tout le patrimoine historique de Nahuel Moréno est par contre assumé.

    L’Argentine a profondément été marquée, à partir des années 1940, par le « justicialisme », également péronisme, en référence au général Juan Perón (1891-1974) qui en fut l’initiateur.

    On parle ici d’une idéologie profondément nationaliste, mais se revendiquant une substance populaire. Ses trois « drapeaux » tenaient en « l’indépendance économique », la « justice sociale » et la « souveraineté politique ».

    Il vaut mieux d’ailleurs employer le verbe au présent, car le péronisme est une composante fondamentale de la vie politique argentine et de l’État lui-même. Depuis 1946, 10 des 14 élections présidentielles ont été gagnées par des péronistes, lorsque ceux-ci n’étaient pas interdits de concourir.

    Le péronisme se présente comme une troisième voie, suivant le mot d’ordre de Juan Perón : « Nous ne sommes ni des Yankees, ni des marxistes ». C’est en fait un mouvement fasciste, qui s’appuie de ce fait sur le corporatisme. La CGT se voyait ainsi largement reconnue et soutenue, ainsi que son pendant patronal, la Confédération Économique Générale.

    Par contre, en raison de l’instabilité de la situation, nombre de soutiens des péronistes se définissaient comme de gauche, voire très à gauche, et même révolutionnaire jusqu’à être favorable à la lutte armée (les « Monteneros »).

    Juan Perón lui-même se revendiquait de la Gauche, dans une perspective « justicialiste » ; il se revendiquait des luttes du tiers-monde et mit en avant le mot d’ordre « dépendance ou libération ». L’influence catholique est très présente et assumée. En pratique, le péronisme est un équivalent latino-américain du nationalisme arabe.

    Juan Perón fut initialement ministre du Travail lors du coup d’État militaire de 1943, avant de devenir président en 1946, jusqu’en 1955. Il fut renversée par un coup d’État militaire qui provoqua une situation de semi-guerre civile, l’aviation militaire n’hésitant à bombarder un rassemblement péroniste en plein centre de Buenos Aires.

    Juan Perón partit en exil, pour revenir comme président en 1973-1974. Sa femme Isabel qui prit le relais à sa mort fut renversé par un coup d’État militaire, avec une dictature terrible s’exerçant jusqu’en 1983.

    Le péronisme fut ensuite aux commandes du pays de 1989 à 1999, de 2003 à 2015, puis de 2019 à 2023.

    Les succès du péronisme doivent tout au nationalisme des couches urbaines, petites-bourgeoises mais également populaires. Le nationalisme était le dénominateur commun et le prétexte à un « socialisme » interprété de manière toujours différente.

    C’était la base d’un capitalisme bureaucratique, de nature oligarchique, qui tentait de procéder à un développement accéléré du pays. On a le modèle de la « gauche » latino-américaine, qui pratique un hold-up sur le besoin de changement et de modernisation en faisant porter le changement par une couche capitaliste bureaucratique étroitement liée à l’État.

    Cette « gauche » est pour cette raison dénoncée comme castriste et anti-démocratique par la droite libérale, qui par contre est immanquablement phagocytée par la droite pro-américaine.

    Le coup d’État militaire contre Juan Perón se situe dans cette perspective : le rapport à la superpuissance américaine était considérée comme insuffisant, le poids de l’État trop grand, la modernisation trop rapide et bousculant les campagnes avec toute leur soumission aux grands propriétaires terriens et à l’Église catholique.

    Faire du morénisme sans Nahuel Moreno est, somme toute, le pendant de la tradition politique argentine qui est de faire du péronisme sans Juan Perón. Toute la gauche argentine est pourrie par le péronisme, comme d’ailleurs la gauche de chaque pays latino-américain par une idéologie similaire, à part le Pérou. Dans ce dernier pays, on a eu en effet José Carlos Mariátegui (1894-1930) qui a réalisé une véritable analyse matérialiste historique du parcours de son pays. Le marxisme a pu s’y développer réellement, sans la contamination par le panaméricanisme et le nationalisme.

    On a deviné qu’en Argentine, Nahuel Moreno avait soutenu Juan Perón. Il a justifié cela dans les années 1950, en expliquant qu’il existait un plan secret des États-Unis pour coloniser l’Argentine, et qu’il fallait s’y opposer en convergeant avec le péronisme, en formant un grand parti centriste de gauche légal.

    À la suite du coup d’État de 1955, Nahuel Moreno mit en place une alliance avec des syndicalistes péronistes, puis ensuite un « entrisme » dans les rangs de la « jeunesse péroniste ». Il écrivit même une lettre à Juan Perón en 1962, synthétisant la position moréniste :

    « Je crois que notre Mouvement se trouve face à une situation difficile, dans laquelle il doit choisir entre hisser ses drapeaux clairement nationalistes et populaires ou jouer le rôle d’une pièce de plus du régime colonial et oligarchique qui nous gouverne.

    Comme vous le savez bien, il existe un plan cohérent de la part de l’impérialisme yankee et d’importants secteurs de l’anti-patrie, aujourd’hui peints en « bleu », pour tenter de domestiquer le péronisme et de le transformer en une pièce docile de la machine oligarchique, en le reléguant au second plan à un triste rôle de pare-chocs des travailleurs argentins.

    Pour y parvenir, ils veulent nous donner quelques misérables sièges parlementaires et la promesse qu’un jour ils reconnaîtront notre droit incontesté à gouverner le pays.

    Mais pour ce faire, ils exigent que nous renoncions à notre défense incorruptible de la souveraineté nationale, de l’indépendance économique et de la justice sociale, que nous renoncions à notre principal dirigeant et que nous devenions un pilier de l’arrogance colonialiste étrangère désormais masquée sous le nom de « défense du monde occidental et chrétien ».

    Ils oublient que notre mouvement péroniste n’est pas l’APRA et que le général Perón n’est pas Haya de la Torre. Et que notre personnalité en tant que mouvement nationaliste révolutionnaire, qui est partie intégrante du mouvement universel des peuples et des masses opprimés de la terre, se montrera dans toute sa vigueur pour renverser leurs plans.

    À cette fin, je crois, comme vous l’avez dit récemment dans vos lettres, qu’il est nécessaire de clarifier notre ligne de conduite, pour pouvoir ensuite commencer à discuter des tactiques concrètes face au processus électoral à venir.

    Tout d’abord, je pense que nous devons être clairs dans le sens où le général Perón est le leader suprême du péronisme, élu par la volonté souveraine du peuple argentin, et non le « leader » choisi par le Département d’État, l’Évêché de Buenos Aires. et le ministère de la Guerre.

    Et que si le général Perón est à l’étranger, c’est uniquement parce que les différents gouvernements usurpateurs l’empêchent de retourner dans sa patrie, comme lui et son peuple le souhaitent. »

    Pas la peine d’en lire plus et de toutes manières, la question n’est au sens strict ni l’Argentine, ni le PTS, ni même la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) ». La vraie question concerne la possibilité ou non de changer un régime politique depuis un régime politique.

    Car, aussi bizarre que cela puisse sonner, c’est là la perspective de l’opportunisme. L’opportunisme dit : oui, le régime est mauvais, il est capitaliste. Mais là il se passe quelque chose en son sein, il y a des forces qui montent et qui le contestent. Ces forces ne sont pas révolutionnaires, ce n’est pas la révolution.

    Il faut toutefois, dans cette perspective, accompagner ces forces, les soutenir de manière plus ou moins critique, s’allier, voire fusionner avec eux pour un temps. Cela permettra de disposer d’un mouvement de masse avec une « direction » révolutionnaire et comme de toutes façons il y a la révolution mondiale qui va pointer son nez, alors on fera la révolution.

    C’est mensonger de bout en bout et cela permet des compromis, compromis amenant des compromis, jusqu’à la compromission. L’exemple le plus achevé du trotskisme est ici le soutien à l’élection de François Mitterrand comme président français en 1981. L’OCI a agi en sa faveur, la LCR également, et également Lutte Ouvrière même si elle a prétendu le faire « sans illusions ».

    Au nom du « Programme de transition » de Léon Trotski, n’importe quel opportunisme se voit consacré comme « correct », « justifié », car il s’agit avant tout de conquérir la « direction » des mouvements ouvriers, populaires, d’une manière ou d’une autre.

    Le PTS a ainsi, non pas convergé avec le péronisme, mais absolument choisi d’utiliser le péronisme, exactement comme le trotskisme choisit (ou non, d’où les scissions en son sein) de soutenir de l’extérieur tel ou tel phénomène qui se voit attribuer des qualités « contestataires ».

    C’est la logique de l’entrisme permanent.

    De manière plus spécifique concernant la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) », sa dimension péroniste apparaît avec son concept de néo-libéralisme.

    Pourquoi cela ? Parce que pour considérer quelque chose comme partiellement « bon », il faut avoir un équivalent en partiellement « mauvais ».

    Si on ne veut pas considérer les choses sous l’angle de l’affrontement entre le Socialisme et le capitalisme, alors il faut inventer un substitut de Socialisme et un substitut de capitalisme.

    Cela permet de dire que l’actualité est l’affrontement de ces substituts, que le marxisme est très juste à l’arrière plan, qu’effectivement le Socialisme et le capitalisme s’affrontent, mais… que dans la situation actuelle, il y a des modalités particulières, des formes spéciales auxquelles s’adapter.

    Ayant intégré que « l’allié » était le péronisme en Argentine, le PTS a modifié sa critique du capitalisme en dénonciation du « néo-libéralisme ».

    Que faut-il comprendre par là ? Le concept de néo-libéralisme dit grosso modo la chose suivante : on serait passé de l’État-providence des années 1950-1960, avec des aides sociales et une régulation du capitalisme, à une situation marquée par un libéralisme brutal.

    Dans les années 1980, l’Américain Ronald Reagan et la Britannique Margaret Thatcher ont représenté un libéralisme très marqué ; le néo-libéralisme dit qu’ils ont gagné dans leur pays et que tous les pays du monde ont accompagné le mouvement.

    C’est bien entendu totalement faux. Mais cela permet de critiquer non plus le capitalisme, mais les privatisations ou la possibilité de privatisations, l’affaiblissement des aides sociales qu’elles aient lieu ou non.

    Cela permet de critiquer le capitalisme, mais sans l’attaquer de manière révolutionnaire. Cela permet de dire que le capitalisme est « mauvais », pas qu’il faut le renverser. Il s’agit simplement de le transformer, de le dépasser, etc.

    On ne serait plus vraiment dans le capitalisme, mais dans un néo-libéralisme destructeur, et il faut par conséquent une unité de la part des gens de bonne volonté pour freiner, stopper et proposer des alternatives immédiates.

    L’altermondialisme des années 2000 a très largement popularisé ce concept et on le retrouve partout dans le monde chez les réformistes « révolutionnaires », depuis les zapatistes au Mexique jusqu’à la gauche indienne marxiste-léniniste, en passant par les trotskistes de la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) ».

    Le concept est même utilisé à tout bout de champ par cette dernière, notamment pour un dialogue critique régulier avec une myriade d’auteurs universitaires se revendiquant du marxisme et s’appuyant sur celui-ci.

    Plus précisément, la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » considère que le « néo-libéralisme » se serait systématisé durant les années 1980, que cela aurait été le moyen avec lequel la bourgeoisie aurait « rétabli » un taux de profit acceptable pour tenir le coup.

    Voici un extrait de document « Les limites de la restauration bourgeoise » publié en 2011, qui aborde la question.

    « En étendant l’analogie on pourrait appeler « restauration bourgeoise » la contre-offensive que l’impérialisme a entamée dans toute la planète après la poussée révolutionnaire du cycle 1968-1981 et à laquelle il met un terme par une combinaison de défaites physiques et de déviations.

    Cette progression réactionnaire qui a porté le nom de « néo-libéralisme » s’est exprimée dans un premier temps dans les pays impérialistes à partir de l’arrivée de Reagan au pouvoir aux États-Unis et de Thatcher en Grande-Bretagne, à travers la mise en œuvre de toute une série de « contre-réformes » économiques, sociales et politiques ayant pour objectif de détruire les acquis arrachés par le mouvement ouvrier pendant les années du « boom » d’après-guerre (la sécurité sociale, les services publics, les conditions de vie et de travail), et ce au nom du marché, afin de garantir les profits capitalistes.

    Ceci a ensuite été étendu aux pays semi-coloniaux à travers le « Consensus de Washington », son expression dans les États ouvriers bureaucratisés ayant été la restauration du capitalisme avec, comme nous le verrons, des conséquences différentes en URSS et en Chine. »

    On a ici un prétexte pour s’unir de manière opportuniste contre le « néo-libéralisme », au lieu de mener une politique révolutionnaire pour renverser le capitalisme.

    Pour la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) », l’actualité n’est pas l’affirmation communiste subjective, mais la défense « socialiste » des travailleurs face au « néo-libéralisme ».

    Il faut bien saisir ce qu’implique la thèse du « néo-libéralisme », qui forme une thèse très poussée, qui pose véritablement un cadre de réflexion.

    Et tout y est faux. Car, au fond, le support d’une telle réflexion, c’est l’idée social-démocrate des années 1920 selon laquelle le capitalisme « pense » et est en mesure de se gérer lui-même grâce à l’intervention de l’État pour faire face aux « travailleurs ».

    C’est une thèse idéaliste.

    La « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » ne considère pas la politique de Ronald Reagan ou Margaret Thatcher comme le reflet dans l’appareil d’Etat de l’élévation des forces productives donnant lieu à une restructuration du capitalisme.

    Elle s’imagine que c’est une restructuration du capitalisme qui a été choisie, de manière consciente, sciemment, par le capitalisme, afin de se sauver, et de procéder à des modifications du capitalisme.

    Son point de vue est faux. Les années 1980 ne relèvent pas d’une « offensive néo-libérale », mais consistent en un seuil franchi par le mode de production capitaliste, du fait notamment de nouveaux moyens de production.

    Il y a eu approfondissement de la surproduction de capital et de marchandises, avec des investissements toujours plus colossaux en capital constant. Deux phénomènes qui ont débouché sur la modernisation des marchés financiers vue par les commentateurs de la bourgeoisie « progressiste » comme une « dérégulation ».

    En mettant en avant le concept de « néolibéralisme », il est tout simplement tenté de mettre en avant une pseudo « nouvelle phase » du développement capitaliste à l’époque impérialiste.

    Le capital aurait développé un mode de gestion de son existence pour « s’en sortir » face à une impasse historique déjà-là dans les années 1920-1930, mais ayant été remise à plus tard avec les destructions-reconstructions de la seconde guerre mondiale.

    L’épuisement du taux de productivité dans les années 1970 serait de ce fait un retour à la situation bloquée des années 1930, mais, entre temps, la classe ouvrière aurait tellement poussé fort que l’État aurait répondu par l’organisation de certains secteurs économiques (grandes entreprises nationalisées) et le développement des institutions sociales.

    Ainsi pour s’en sortir, le capital devait se mettre en lutte à marche forcée : c’est le rôle des « politiques néo-libérales », qui auraient atteint leur limite avec la crise financière de 2008.

    Dans l’article « Crises et contradictions du capitalisme au 21e siècle » publié sur le site international de la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » , il est dit :

    « En dernière analyse, et quand la contre tendance pour la récupération du taux de profit – qui s’est traduite par l’offensive néolibérale – est en train d’atteindre sa limite, comme le met en évidence l’actuelle crise qui trouve son épicentre dans le cœur du système capitaliste mondial (les USA). »

    Si l’on regarde bien au fond des choses, il est donc considéré que le capital pense et agit de manière rationnelle contre la classe ouvrière, afin de « récupérer » dans les années 1980 les avantages sociaux accordés après 1945. Une fois cela fait, le capitalisme se ralentit alors, jusqu’à la crise de 2008.

    Autrement dit, pour la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » , le capitalisme ne peut s’en sortir qu’en « attaquant » de manière unilatérale les masses mondiales, qui leur serait par « nature » opposées.

    Il ne peut pas en être autrement, puisque Léon Trotski a dit en 1938 que les forces productives ont cessé de croître.

    Voici ce qu’affirme la dernière version du « Manifeste international » de la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) ».

    Il a initialement été publié en 2013, puis actualisé en 2017 et de nouveau en 2021, sous le titre de « la catastrophe capitaliste et la lutte pour une organisation mondiale de la révolutions socialiste ».

    « En dépit de la restauration capitaliste dans les États ouvriers bureaucratisés et des décennies d’offensive néo-libérale contre les conditions de vie du monde du travail et des masses populaires dans le monde entier, le capitalisme n’a non seulement pas su résoudre ses contradictions et tendances à la crise.

    Il les a portées à un niveau extrême qui souligne toujours plus l’incompatibilité entre le capitalisme et la survie de l’espèce humaine et de la planète. »

    Il n’est pas compris que ni la classe ouvrière en soi, ni les pays pauvres en soi, ne sont des « extérieurs » offrant un espace neuf d’accumulation du capital. La « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » répète ici l’erreur de Rosa Luxembourg, pour qui le capitalisme ne peut se développer qu’en s’appropriant des zones non capitalistes.

    Cette erreur repose sur une incompréhension de ce qu’est la dialectique. Dit plus simplement pour le comprendre : tous les capitalistes ne produisent pas tout au même moment, ils ne vendent pas tout au même moment.

    Le capital circule et le capitalisme peut parvenir pendant toute une période à un élargissement de sa propre base – à partir de lui-même. C’est ce qui a permis l’établissement de la société de consommation dans les pays capitalistes.

    Naturellement, la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » nie l’existence d’une telle société de consommation.

    Voici un autre exemple du point de vue de la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » sur le « néo-libéralisme ». On le lit dans l’article « Le budget Barnier au prisme de la crise du capitalisme français », publié par sa section française, Révolution permanente, fin octobre 2024 :

    « Si la France se trouve actuellement en difficulté, la crise de la dette n’en est pas moins mondiale et exprime l’épuisement du modèle néolibéral.

    Après la crise des années 70-80, le néolibéralisme a permis de redresser de manière relative le taux de profit sans résoudre la stagnation de la productivité, grâce à une offensive tous azimuts contre les droits des travailleurs, rendue possible par la défaite des processus révolutionnaires des années 68-80, et à l’intégration de plus d’un milliard de nouveaux travailleurs dans l’économie mondiale, après la chute de l’URSS et l’entrée de la Chine dans la mondialisation (…).

    Malgré les innombrables subventions, la productivité stagnante des entreprises les a progressivement rendues de moins en moins compétitives et rentables, décourageant la capitalisation des profits, les capitalistes préférant maximiser leurs revenus plutôt que d’investir.

    En un mot, le taux d’investissement, en berne, a décroché par rapport au taux de profit, ouvrant sur cette situation paradoxale dans laquelle la croissance stagne tandis que les profits du grand patronat explosent. »

    Tout cela est absurde quand on voit comment les forces productives se sont incroyablement développées, en particulier dans la période 1989-2020. La vie quotidienne de la totalité de l’humanité a été bouleversée, en très peu de temps, et cela quasiment sans résistance.

    On reconnaît justement le capitalisme développé dans le fait qu’il a généré des forces productives qui lui sont propres, permettant ainsi une consommation de masse qui dialectiquement sert à la reproduction élargie du capital.

    Cela est vrai pour les pays capitalistes développés, mais il est impossible de nier que même les pays du tiers-monde ont très largement profité du développement du capitalisme et largement amélioré leur niveau de vie.

    La vie d’un Argentin en 2025 est incommensurablement meilleure que celle d’un Argentin en 1995, sans même parler de 1975 ou 1955. C’est bien là le drame historique d’ailleurs que cette instauration du 24 heures sur 24 du capitalisme dans les pays capitalistes développés, mais aussi en partie dans le tiers-monde.

    À Buenos Aires, on donne son Instagram comme on le ferait à Paris ou à Bruxelles, et on utilise communément Whatsapp avec les gens qu’on connaît bien. Tinder est l’application de « rencontres » sur smartphone comme dans bien des pays capitalistes développés.

    Le misérabilisme n’a donc aucun sens, d’autant plus que l’amélioration des forces productives s’est accompagnée d’un grand approfondissement de l’aliénation.

    L’insistance de la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » sur le « néolibéralisme » a donc un sens bien précis.

    Cela révèle au fond le blocage dans l’ascension sociale d’une petite-bourgeoisie ayant bénéficié du développement 1945-1975, avec une période d’accès massif aux études et une promotion sociale facilitée vers des emplois stables, notamment dans l’appareil d’État et les grandes entreprises d’État.

    Cette petite-bourgeoisie regrette de ne pas vivre dans une métropole impérialiste, de ne pas pouvoir davantage profiter. D’où son adhésion à un « Socialisme » en fait clairement réformiste, mais réformiste contestataire.

    Il est évident que sur le plan pratique, l’utilisation du concept de « néo-libéralisme » permet toutes les alliances qu’on veut, toutes les « unités » qu’on veut. Les moyens de s’adapter sont immenses puisqu’il suffit de qualifier telle ou telle chose de « résistance » au néo-libéralisme pour la valoriser.

    En mettant en avant ce concept, la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » maintient ouvert des possibilités de dialogue avec toute la bourgeoisie « progressiste », dans le but de garantir des places au chaud à sa base sociale estudiantine, ainsi qu’aux syndicalistes pouvant devenir force d’expertise et de direction des luttes contre les « politiques néo-libérales ».

    C’est une forme de péronisme sans péronisme, d’unité sans réel cadre mais justifiée par la nécessité de parvenir aux postes de direction pour accompagner une prétendue révolution mondiale qui n’est pas loin.

    Cela permet un discours militant « ultra », pour aboutir toutefois à des activités somme toute réformistes. C’est le coeur de la démarche de la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » qui développe l’idée d’un mouvement en lutte utilisant les « opportunités » des luttes afin de former enfin un parti révolutionnaire de masse capable de « dégeler » la situation du capitalisme en crise prolongée et ne survivant que par des attaques « néo-libérales ».

    Dans une telle optique, les travailleurs apparaissent surtout comme une force d’appoint au mouvement de lutte, naturellement composé dans les faits de gens relevant de la petite-bourgeoisie sur le fond, qu’ils soient étudiants, élus ou bien délégués syndicaux.

    Les travailleurs sont d’ailleurs vus comme ayant une existence en-dehors du capitalisme – ce qui est le point de vue du syndicalisme révolutionnaire, qui a été très influents en Argentine et en Uruguay.

    C’est surtout la conception d’étudiants et de syndicalistes que cela arrange bien de ne pas comprendre que le capitalisme est un mode de production. Cela permet de dénoncer un « système » sur la base seulement de revendications.

    Chez la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) », on ne trouvera donc aucune analyse qui traite des mentalités et de l’aliénation dans la société de consommation.

    Le 24 heures sur 24 du capitalisme n’existe pas. Tout ce qui compte, ce sont les revendications sociales. Et de manière typique de ce style, on est dans le cosmopolitisme : les approches sont exportables partout ailleurs, vu que ce n’est pas connecté à la réalité.

    La « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » a ainsi une approche cosmopolite et sa méthode est opportuniste car collant au style « péroniste » (même si renouvelé). D’où la catastrophe Milei.

    Javier Milei est un fou furieux, vulgaire et grossier, maniant l’insulte et la provocation. C’est un ultra-libéral à la fois désireux d’effacer l’État le plus possible et de retourner à un ordre ultra-conservateur. Il est dans la lignée de Donald Trump et d’Elon Musk ; il est pour le conservatisme et l’esprit d’entreprise, bien qu’il soit encore plus délirant, puisqu’il pense qu’on pourra un jour privatiser les rues et faire le commerce de ses propres enfants.

    Or, malgré son plan visant à « tronçonner » l’État et les aides sociales (il a notamment fait campagne en maniant une tronçonneuse), Javier Milei a été élu président avec plus de 55 % des voix, en décembre 2023. Une année au pouvoir n’a pas bouleversé la situation politique en Argentine, il n’existe pas de violente contestation contre lui.

    Javier Milei mène pourtant des réformes ouvertement soutenues par les entreprises, les marchés financiers et les agences de notation, sans qu’il n’y ait de rébellion populaire. Elles ont eu des effets chocs : l’économie parallèle, informelle a augmenté encore, ainsi que le nombre de personnes sous le seuil de pauvreté (on dépasse désormais la moitié de la population) et même l’indigence (passée de pratiquement 12 % à un peu plus de 18 % de la population.

    Ces réformes visent à déréglementer, privatiser, libéraliser, et tout faire pour attirer les investissements directs étrangers dans les ressources nationales (gaz, lithium, pétrole). C’est même là ce que « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » appelle le néo-libéralisme – sauf qu’en fait, c’est simplement le contraire du péronisme, tout comme le péronisme est le contraire du libéralisme conservateur pro-américain.

    La vérité, c’est que la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » ne propose pas un mode de pensée qui sorte du cadre de l’affrontement entre le péronisme et la droite libérale pro-américaine. Elle converge avec le péronisme, parce qu’elle considère qu’au moins, le péronisme est pour un Etat social. Il en va de même dans tous les autres pays d’Amérique latine, où la gauche converge avec l’étatisme d’une couche capitaliste bureaucratique « modernisatrice » et urbaine.

    Plus spécifiquement pour l’Argentine, Javier Milei est d’ailleurs un personnage haut en couleur typique du « macho » tel qu’il existe dans cette partie du monde où le patriarcat est massif, violent et incontournable. La figure de la latina « libérée » n’est qu’une adaptation, un opportunisme de la survie contre une situation implacable.

    La « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » apparaît dans ce cadre comme cosmopolite et urbaine, une simple production d’étudiants, d’intellectuels, de syndicalistes. D’où son succès en tant que produit d’exportation.

    La « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » est une abstraction intellectuelle établie sur la base d’un réformisme réel en Argentine.

    D’où, à l’époque du capitalisme profondément mondialisé, son existence comme produit d’exportation. Chaque organisation trotskiste a toujours fondé son Internationale (ou essayé de le faire), mais là c’est différent, on a un produit moderne, de l’époque d’Amazon ou plus exactement d’Aliexpress.

    Quelle est la différence avec auparavant ? Elle tient, bien entendu, aux réseaux sociaux. Auparavant, les Internationalises trotskistes coordonnaient leurs différentes organisations par des prises de position de type analytiques, consistant en des évaluation de tel ou tel phénomène se produisant dans l’actualité.

    Cela impliquait une certaine cohérence interne, sur le plan des idées, de la sensibilité, de la vision des choses sur le plan politique, etc. Impossible d’avoir cela désormais dans le 24 heures sur 24 du capitalisme, qui existe si fortement dans les pays capitalistes développés et est présent massivement dans le tiers-monde, avec beaucoup de nuances et de différences.

    La « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » propose ainsi du simple prêt à porter contestataire, en sept langues, avec 15 sites internet qui se reprennent les uns les autres.

    On chercherait en vain une analyse posée, précise, déterminée. On est toujours dans la proposition, l’hypothèse, le questionnement, et même pour les revues théoriques des différentes sections, leur présentation souligne leur dimension « ouverte ».

    « Dans ces publications, on peut retrouver les élaborations et les débats menés par les militants de la FT-QI, des tribunes ouvertes mais aussi des entretiens avec des intellectuels du monde entier. »

    On est là dans un esprit œcuménique, inclusif, où il ne faut surtout pas heurter.

    Même les compte-rendus des conférences de la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » se présentent toujours comme des compte-rendus d’échanges, de débats.

    On est à rebours de la vraie ligne révolutionnaire, celle qui dit que le monde est dialectique, qu’il faut saisir les deux aspects de chaque chose, qu’il faut mener la lutte des deux lignes.

    On est à l’opposé d’une affirmation scientifique du Socialisme.

    C’est là le point essentiel. C’est là tout l’intérêt de s’intéresser à la la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) ».

    La « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » ne se préoccupe ni du passé, ni de l’avenir. On ne trouvera aucune analyse matérialiste historique du passé, expliquant les différentes étapes du développement de l’Argentine sur le plan économique, politique, culturel. Le tango argentin lui reste étranger.

    On ne trouvera rien sur l’avenir, c’est-à-dire rien ne concernant l’évolution de la planète comme Biosphère, sur le rapport aux animaux, sur la nécessité de la République universelle. Le matérialisme dialectique est d’ailleurs entièrement absent.

    La « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) », ce n’est pas la révolution permanente, c’est le présent permanent. C’est un manuel de contestation, prêt à l’exportation.

    C’est un style de travail et une approche de la lutte sociale, propre à l’Argentine, qui a été réduit à sa forme la plus élémentaire (donc un morénisme post-moréniste) et qui est déclinable de différentes manières dans différents endroits.

    Il ne s’agit pas du tout de dire que la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » n’a joué aucun rôle en Argentine. Bien au contraire, c’est par ses réussites qu’elle a pu se mettre en place et proposer, dans différents pays, sa lecture des événements et des luttes à mener.

    Cependant, étant coupée de l’histoire de l’Argentine, en n’étant finalement qu’une forme particulière de péronisme, la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » est incapable de parvenir à l’universel.

    Ses propositions sont stériles et illisibles. Elle-même serait incapable de s’adresser à tout le monde en disant : voici comment nous voyons les choses, voici ce que nous apportons comme vision du monde.

    Le PTS existe comme forme moréniste du péronisme, dans le cadre d’une alliance électorale avec d’autres trotskistes pratiquement tous morénistes. Dans la situation argentine, cela fonctionne ; avec la mondialisation, cela peut s’exporter.

    Mais cela ne signifie rien historiquement. En ce sens, la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » est un produit de la mondialisation. Des représentants de la petite-bourgeoisie en Argentine ont eu suffisamment de poids pour, dans le cadre de la diffusion des informations, par le rôle nouveau des réseaux sociaux, acquérir suffisamment de poids, de densité, pour s’exporter.

    Mais cela relève d’un simple processus mécanique. Il n’y a aucun réel contenu. Il suffit de donner un exemple tout à fait significatif. Voici ce que dit l’article « Un an de Milei : comment les péronistes le maintiennent au pouvoir », publié en décembre 2024 dans le cadre de la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) ». C’est du réformisme pur et dur.

    « Au Parlement, la FIT-U reste l’unique force politique qui peut revendiquer fièrement de n’avoir apporté aucune voix aux lois de Milei et des grands pouvoirs économiques et de n’avoir aucun candidat qui passe opportunément d’une liste à une autre.

    C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles des députés comme Myriam Bregman et Nicolás del Caño figurent parmi les dirigeants les mieux perçus de l’opposition, selon plusieurs sondages.

    Aujourd’hui, plus que jamais, face à l’extrême-droite et aux collaborateurs, l’enjeu est de se poser comme le parti capable d’organiser la riposte aux côtés des millions de personnes qui refusent de voir l’histoire se répéter avec des gouvernements de droite qui détruisent le pays, avec la complicité des directions syndicales.

    Nous devons reconquérir ces organisations en les arrachant des mains des bureaucrates, en faire des outils de lutte et accumuler des forces pour préparer une contre-offensive. Car lorsque les aspects les plus critiques de la crise réapparaîtront, des opportunités se présenteront pour inverser le sens de l’histoire, à condition de s’y préparer dès maintenant. »

    Il est difficile de faire plus réformiste, plus creux sur le plan du contenu. Il faut « riposter », il faut l’unité, il faut se positionner électoralement… Tout cela relève de l’opportunisme traditionnel.

    Il y a le refus d’assumer l’idéologie, le refus de faire de cette idéologie le guide de l’activité révolutionnaire.

    C’est là ce qui relève le caractère petit-bourgeois de toutes ces manœuvres de la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » : il n’y a tout simplement, jamais et nulle part, le Communisme.

    Les révolutionnaires, quand ils ont compris le sens de l’Histoire, veulent le Communisme. Ils assument qu’ils veulent le Communisme, ils en portent le drapeau. La « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » ne le fait justement pas du tout.

    Son style et son contenu, c’est la dénonciation du patronat au nom des travailleurs et de la jeunesse, des secteurs opprimés et des classes populaires. C’est l’appel à la riposte contre le néo-libéralisme et à l’unification de ceux qui veulent riposter au sein de la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) ».

    La perspective proposée, c’est le parti trotskiste de masse, ou du moins un parti socialiste de masse, qui puisse faire pencher la balance.

    C’est une démarche qui n’assume pas d’avoir comme but le Communisme, parce qu’en définitive elle repose sur la petite-bourgeoisie, qui justement ne veut pas du Communisme.

    Les communistes, qui veulent le Communisme, savent qu’il faut le porter comme idéologie, à travers des valeurs. Que cela signifie l’insurrection, la prise du pouvoir par la lutte armée, l’établissement d’un nouvel Etat, la mise en place d’une armée rouge.

    La « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) », quant à elle, propose seulement de donner des bons points et des mauvais points aux phénomènes. Il y aurait une révolution mondiale virtuelle et il s’agirait seulement de voir dans quelle mesure tel ou tel phénomène s’insère en elle, quitte à forcer les choses. Le Communisme disparaît alors totalement comme but et on est dans le pur suivisme de toute contestation, tout renversement de régime.

    S’il n’y a pas le Communisme, que trouve-t-on ? Forcément, des mythes politiques. De manière notable ici, et c’est typique de la gauche en Amérique latine, on trouve chez la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » une attention et une fascination de nature fétichiste envers l’islam et la question palestinienne.

    C’est bien entendu le reflet de la position de la contestation conçue comme révolte des « opprimés », pas comme révolution dans le cadre d’un mode de production.

    De manière remarquable, la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » se place ici à la remorque de l’orientalisme bourgeois, et même plus précisément de l’orientalisme bourgeois français. On a des analyses produites concernant les pays du Proche et du Moyen Orient qui recyclent, commentent, s’appuient fondamentalement sur des auteurs universitaires occidentaux comme Olivier Roy (né en 1949), qui a été un militant de la Gauche Prolétarienne en 1968, ou bien Edward Hallett Carr (1892-1982) – un historien britannique considéré comme pro-soviétique – pour analyser et tenter de comprendre la situation de ces pays.

    On est dans une logique intellectuelle, où il s’agirait de trouver qui fait quoi, quelles alliances sont possibles, comment n’importe quelle révolte pourrait se transformer en « révolution démocratique » puis miraculeusement en « révolution socialiste », selon la théorie de la « révolution permanente ».

    Il y a une vraie fascination pour l’analyse, pour l’évaluation, pour la détermination des protagonistes, la définition de la nature d’une situation donnée, la question des alliances et de la direction du mouvement révolutionnaire (ou prétendu tel).

    D’où un suivisme systématique pour ce qui bouge. Gilets jaunes en France, printemps arabe, Hezbollah, « pauvres des grandes villes », Hamas, LGBTQI+, Talibans, tout est prétexte à un positionnement machiavélique.

    La « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » salue les énergies mobilisées, prétend apporter du soutien, arrive pour donner des bons conseils (qui sont des leçons universitaires et syndicalistes-tactiques), le tout naturellement dans le but de prendre la direction.

    Naturellement, il faut parfois prendre des gants ; il est difficile de soutenir les Talibans, par exemple, sans chercher au minimum à s’en dissocier. Mais il y a un adage trotskiste qui veut que « tout ce qui bouge est rouge » et la dissociation compte moins que le soutien. Ce dernier a une portée stratégique, la dissociation est tactique seulement.

    C’est qu’il y aurait une révolution mondiale en cours et tout ce qui s’agite y participerait. Voici un exemple de dissociation menée, dans l’article Islam político, anti-imperialismo y marxismo du 8 septembre 2009.

    « Nous n’apportons pas le moindre soutien politique aux directions qui mènent ces luttes, qui ont un caractère nationaliste bourgeois, petit-bourgeois ou populiste et qui sont étrangères aux intérêts stratégiques de la classe ouvrière, mais nous luttons pour donner au mouvement un caractère révolutionnaire. stratégie socialiste et internationaliste, unissant la lutte pour la libération nationale du l’oppression impérialiste avec la révolution sociale. »

    Comme on le voit bien, la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » dissocie la substance d’un mouvement de sa direction ; c’est la conception trotskiste qui veut que tous les problèmes sont seulement des problèmes de direction.

    Il suffirait donc que les trotskistes prennent la direction des Talibans, du Hamas, du Hezbollah, et on aurait alors des organisations révolutionnaires.

    C’est totalement absurde comme conception, mais également clairement criminel. Des forces réactionnaires sont soutenues, sous prétexte que potentiellement elle participeraient à une révolution mondiale hypothétique.

    C’est exactement pour cela que le trotskisme a été rejeté du bolchevisme et que Staline a fort justement combattu les positions de Léon Trotski. Les trotskistes, sous un masque ultra-révolutionnaire, cautionnent et soutiennent des tendances contre-révolutionnaires.

    Donnons un exemple concret de ce suivisme cautionnant et soutenant des forces contre-révolutionnaires, car c’est une lourde accusation. Le même document mentionné plus haut explique la chose suivante au sujet de l’Islam.

    « La montée des mouvements islamistes radicaux, devenus une expression déformée des processus de radicalisation de la région, ne s’explique pas seulement par les traditions locales, mais fondamentalement par le déclin de la classe ouvrière mondiale au cours des dernières décennies, qui a empêché ses secteurs d’avant-garde de se développer, tant dans les pays centraux que dans le monde semi-colonial, de présenter une alternative aux peuples opprimé par l’impérialisme. (…)

    Les idéologies, y compris religieuses, ont un développement relativement autonome, mais ne peuvent rendre leur existence absolument indépendante de la réalité matérielle dans laquelle elles naissent et agissent, c’est-à-dire les rapports sociaux, les intérêts de classe ou les secteurs de classe qu’ils défendent principalement, le rapport avec les classes exploiteuses nationales ou régionales et le rapport avec l’impérialisme. (…)

    Parce que la religion n’est rien d’autre que la vision inversée de la société et naît des relations sociales matérielles, la lutte contre la religion ne peut pas être un combat idéologique et abstrait, mais plutôt il faut lier cette lutte à l’activité pratique concrète du mouvement de classe, ce qui tend à éliminer les racines sociales de la religion. »

    Il y a des vérités dans ce qui est dit ici. Cependant, il y a une escroquerie qui assimile Islam et islamisme, religion et mouvement politico-religieux.

    Ce qui fait qu’au lieu de dire que la religion exprime de manière déformée le besoin de communisme à l’échelle du temps, la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » dit que la religion agit dans l’espace comme mouvement révolutionnaire qui ne sait pas qu’il en est un.

    Dit plus simplement : la religion est une sorte de romantisme employée par l’humanité depuis sa sortie de la Nature, et avant son retour en elle comme animal social.

    La « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » dit le contraire : la religion serait une forme primitive de socialisme de l’être humain comme animal social.

    Ainsi, la religion est avant tout, voire seulement une idéologie populiste bourgeoise, ou petite-bourgeoise, qui avance lorsque la classe ouvrière « mondiale » est faible.

    La religion reculerait mécaniquement, par conséquent, lorsque la classe ouvrière se renforce. Pour la question de l’Islam, il n’existerait donc ni culture nationale, ni féodalisme ; l’Islam flotte ici comme idéologie contestataire voire révolutionnaire.

    Non seulement c’est faux, mais en plus anti-populaire, car c’est penser au bout du compte que ce sont les idées, et non les masses dans un mouvement différencié, qui font l’Histoire.

    On touche ici la question essentielle, celle qui justifie de critiquer la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) », au-delà de toute autre considération. Ce ne sont pas les masses qui sont considérées comme les protagonistes de l’Histoire.

    Ce sont les directions des mouvements de masse qui sont considérées comme écrivant possiblement une Histoire meilleure. Ce qui est naturellement tout à fait différent, et même une conception opposée.

    Pour Mao Zedong, « le peuple, le peuple seul, est la force motrice, le créateur de l’histoire universelle ». C’est tout à fait juste.

    Pour la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) », l’Histoire est en suspension depuis 1917 et il faudrait qu’une minorité prenne les commandes pour accompagner la révolution mondiale.

    Elle a ainsi doublement tort. Elle entend diriger, là où il faut accompagner. Elle entend accompagner, là où il faut diriger.

    Car il n’y a pas de révolution mondiale en suspension ; pour qu’il y ait la révolution, il faut un Parti avec une politique révolutionnaire, qui oriente les masses dans un rapport dialectique avec elle.

    Il ne faut pas s’approprier les mouvement de masse, comme veut le faire la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) ». C’est du machiavélisme, qui n’a pas de sens. Il faut au contraire apporter des idées, de la culture, des conceptions aux mouvements de masses.

    La « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » le fait-elle ? Pas du tout. Il suffit de lire les communiqués sur les luttes pour voir qu’il n’y a strictement aucun contenu idéologique ou politique.

    On chercherait en vain des concepts relevant du marxisme ou bien des appels à la nécessité de l’insurrection, du soulèvement, de la révolution.

    La « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » est purement réformiste, malgré son discours « ultra ».

    Quel est le rôle du Parti alors, s’agit-il de seulement apporter du contenu aux mouvements de masse ? Non, il s’agit de diriger le processus révolutionnaire, une fois qu’un rapport dialectique a été réalisé avec les masses, une fois que les masses sont acquises à sa vision du monde.

    Il faut bien dire : sa vision du monde. Pas des idées abstraites sur l’injustice, l’oppression, le patronat, etc.

    Naturellement, toutes les masses n’auront pas le même niveau d’acquisition de la vision communiste du monde portée par le Parti. C’est ce qu’on appelle le développement inégal. Néanmoins, il y a une tendance générale, tout cela relevant de phases historiques bien déterminées qu’on ne peut en aucun cas forcer.

    Le « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » se donne justement une image « ultra » en prétendant accélérer l’Histoire.

    C’est à la fois idéaliste et prétentieux, et surtout très vain. On ne peut jamais forcer l’Histoire, car elle correspond à des transformations internes exigeant un certain niveau de maturité.

    Il faut conclure en soulignant la dimension profondément perverse de la démarche de la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) ».

    De par sa forme, elle se contorsionne en permanence pour échapper à toute critique. Sa base petite-bourgeoise lui permet de ne jamais rien vraiment assumer, au fond.

    Il ne faut pas considérer en effet qu’on puisse critiquer la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » pour son soutien aux Talibans, par exemple. Ce soutien est présenté comme indirect d’une part, et il n’est jamais systématique, d’autre part.

    Le mot contorsion est vraiment le bon, dans ce cadre. La « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » tire ainsi en 2025 à boulets rouge sur la Ligue internationale des travailleurs – Quatrième Internationale, une concurrente restée « moréniste », pour son soutien à la « révolution démocratique et populaire » en Syrie.

    Alors qu’en toute bonne logique, elle-même aurait dû dire la même chose. En 2008, elle dénonce avec ardeur la Ligue Communiste Révolutionnaire pour s’être transformé en France en 2009 en Nouveau Parti Anticapitaliste. Alors qu’elle-même a exactement le même but de former un parti de masse avec un arrière-plan trotskiste !

    Et pour renforcer la contorsion, les tenants français de la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » étaient eux-mêmes partie prenante dans le Nouveau Parti Anticapitaliste.

    Ces contorsions permettent justement à la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » de proposer sa démarche comme produit d’exportation dans le capitalisme mondialisé. C’est de l’actionnisme servile résumant la révolution à des revendications ; c’est une démarche pragmatique – machiavélique mêlant suivisme et « évaluationnisme », afin de s’approprier les directions des mouvements.

    C’est fondamentalement opposé au matérialisme historique et à la reconnaissance de la dignité du réel ; c’est étranger au matérialisme dialectique. ■

    ANNEXES

    L’annexe A consiste en des extraits d’une polémique en Argentine entre le PTS et le Partido Obrero au sujet de la notion de crise.

    Le Partido Obrero considère que le PTS se cache derrière une posture passive en raison d’une lecture où le capitalisme est en faillite constante sans jamais réellement péricliter. Le PTS lui répond qu’il faut accompagner les contestations nouvelles en prévision d’une modification générale ; le Partido Obrero répond que c’est une utilisation du concept de « crise organique » développé par Antonio Gramsci pour évacuer la question de la crise comme basculement.

    Cela n’a pas l’air fascinant dit ainsi, mais ce sont des documents très intéressants à lire.

    L’annexe B concerne la France ; c’est l’annonce par le groupe CRI (Communiste Révolutionnaire Internationaliste) de sa dissolution en 2009, afin de rejoindre le Nouveau Parti Anticapitaliste. Le groupe CRI était déjà membre sympathisant de la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » en 2008.

    Le groupe CRI a participé en février 2009 à la mise une place d’une tendance dans le Nouveau Parti Anticapitaliste, nommée « Claire » (pour Communisme, lutte auto-organisée, internationaliste et révolutionnaire). Les soutiens à la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » ont ensuite, en février 2011, formé leur propre tendance, CCR (pour Courant communiste révolutionnaire).

    Cette dernière s’est fait exclure en 2021 lorsqu’elle a tenté de forcer la candidature à la présidentielle d’un de ses membres. Elle a alors été obligé de prendre son indépendance avec alors 296 militants, sous le nom de « Révolution permanente ».

    L’annexe C est justement une motion du Courant Communiste Révolutionnaire en 2019 lors d’une réunion de direction du Nouveau Parti Anticapitaliste. Il est appelé à un parti « pas comme les autres », sans qu’on y trouve aucune référence idéologique révolutionnaire.

    Les documents D et E sont très utiles, dans le sens où ils expliquent beaucoup de choses. On a tout d’abord le sommaire de l’ouvrage « Hégémonie et stratégie socialiste: Vers une radicalisation de la démocratie », écrit en 1985 par la Belge Chantal Mouffe et l’Argentin Ernesto Laclau.

    Ce dernier nom ne dira rien sans doute, mais il a grandement inspiré le mouvement espagnol Podemos. Chantal Mouffe est par contre assez célèbre chez les intellectuels de gauche, notamment parce qu’il a beaucoup été dit que c’est une grande référence pour La France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon.

    Chantal Mouffe et Ernesto Laclau sont les théoriciens du « populisme de gauche » ; il faudrait se tourner vers les nouveau mouvements sociaux et être « post-marxiste » afin de promouvoir une sorte de super-démocratie. On aura deviné que Chantal Mouffe et Ernesto Laclau se revendiquent d’Antonio Gramsci et proposent une bataille pour « l’hégémonie » dépassant le cadre unique de la lutte des classes.

    Le dernier document est une évaluation d’Ernesto Laclau par la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » – la convergence des vues est évidente.

    ANNEXE A

    Voici des extraits significatifs de trois documents d’Argentine du milieu des années 2000, pour documentation et un éventuel approfondissement. Le premier document consiste en un article intitulé « PTS : anti-catastrophisme et démocratisation de la politique ». Il reflète le point de vue du Partido Obrero, un parti trotskiste appartenant à la même alliance électorale que le PTS. Le deuxième document est la réponse reflétant le point de vue du PTS : « Une discussion sur l’internationalisme en relation avec une critique du Parti des travailleurs ». Le troisième document est la réponse à la réponse, avec l’article « La gauche face à la crise mondiale ».

    Critique du PTS par le Partido Obrero

    « La Conférence de l’organisation internationale qui comprend le PTS s’est tenue à Buenos Aires du 10 au 17 août [2016].

    Sur son site Internet, Izquierda Diario résume la caractérisation de la situation mondiale qui a présidé aux délibérations de ce mouvement (…).

    Pour le PTS et son courant, la crise capitaliste mondiale se réduit à une « crise économique » et à une augmentation de la « polarisation sociale », des affirmations qui ne dépassent pas les lieux communs (…).

    Le mouvement international PTS se revendique « anticatastrophiste » et dénonce comme dogmatiques ceux qui soutiennent que nous faisons face à une faillite qui s’inscrit dans une étape historique de déclin du capitalisme, et qui identifient la crise actuelle comme des étapes d’une tendance vers la effondrement de ces relations sociales (…).

    Disposant d’une littérature socialiste si abondante à disposition, le PTS collecte et privilégie les catégories de Gramsci, revendiquées par un très large éventail de courants de toutes sortes : autonomistes, démocrates, réformistes et staliniens.

    Le concept de « crise organique » inventé par Gramsci est opposé au « catastrophisme » sous prétexte que la crise ne saurait être réduite à un facteur économique.

    Mais s’il n’y a pas de tendance à l’effondrement des rapports de production dominants, la perspective révolutionnaire devient une aspiration morale ou une utopie.

    Comme d’autres, Gramsci a souligné la prééminence de la superstructure politique et du « sujet » en rejetant la tendance à l’effondrement.

    Mais la subjectivité révolutionnaire est la compréhension profonde de ces tendances dissolvantes, en termes de programme et d’action politique (…).

    Un mois avant cet événement, s’était tenue à Montevideo la Conférence latino-américaine du mouvement ouvrier et de la gauche, convoquée par le Parti des travailleurs d’Uruguay et le Partido Obrero [d’Argentine].

    Les conclusions politiques, qui se reflètent dans les thèses que nous avons approuvées, vont dans une autre direction.

    Elles soulignent la centralité de la faillite capitaliste et exposent ses conséquences dans le monde et particulièrement en Amérique latine, dont les structures économiques, sociales et politiques ont été ébranlées jusqu’à leurs fondements, ce qui est à la racine de l’effondrement des régimes nationalistes et de centre-gauche de la région.

    De cette caractérisation surgissent les grands défis auxquels est confrontée la gauche révolutionnaire, qui doit lutter pour que la classe ouvrière obtienne son indépendance politique et devienne une puissance alternative. Une démarcation implacable avec le nationalisme bourgeois et les partis patronaux. »

    Réponse du PTS au Partido Obrero

    « Ces jours-ci, une note signée par Pablo Heller [qui dirige le Partido Obrero] est parue dans Prensa Obrera, dans laquelle il critique certaines définitions de la situation internationale discutées lors du Xe Congrès de la FT, en particulier l’utilisation de la catégorie de « crise organique » d’A. Gramsci.

    Heller nous accuse de superficialité dans notre analyse, mais tout ce qu’il a à offrir est une reprise de l’analyse catastrophique classique de l’OP : puisqu’il y a « faillite permanente », la « question du pouvoir » se pose (où ? partout dans le monde ?) (…)

    À moins que PO n’ait expulsé Gramsci de la tradition de la Troisième Internationale, les 32 Cahiers de Prison font partie de la « littérature socialiste abondante », comme le font les travaux de Rosa Luxemburg et d’autres marxistes révolutionnaires dont nous avons l’immense chance d’avoir à notre disposition, et nous serions bien stupides si nous ne l’utilisions pas pour réfléchir à la situation actuelle et à notre action politique (…).

    Bref, en termes historiques, comme le dirait Trotsky, la « théorie de l’effondrement » a triomphé sur celle du « développement pacifique » (1939). Mais cela n’a rien à voir avec le catastrophisme en tant que vérité messianique.

    Comme nous le savons, il existe des « équilibres instables » (Trotsky, 1921), des tendances contraires, des booms et des crises, qui, entre autres, modifient le calendrier de la politique, retardent les processus, donnent à d’autres une chance de survivre, etc. et cela est vital pour notre activité, qui n’est ni plus ni moins qu’une politique révolutionnaire.

    Au PTS et au FT, nous ne considérons pas la conception de la révolution de Gramsci, ni sa stratégie, comme supérieures à la théorie-programme de la révolution permanente.

    Mais cela ne signifie pas que dans notre conception de la révolution et notre stratégie, certaines catégories telles que « crise organique », « hégémonie », etc. n’enrichissent nos définitions et nous permettent de définir des orientations politiques audacieuses, surtout lorsque les situations ne sont pas « classiques » (…).

    Heller nous dit que nous embellissons le nouveau réformisme comme Podemos ou Syriza parce que nous ne les qualifions pas de contre-révolutionnaires ; mais de « réformistes », bien que sans poids dans le mouvement ouvrier du réformisme social-démocrate et stalinien traditionnel (…).

    Cependant, comme nous le savons déjà, il y a une petite mais grande différence entre le fascisme et le réformisme.

    Il s’agit de formations de centre-gauche, pour la plupart petites-bourgeoises, qui ont émergé comme une diversion aux mouvements de lutte comme les Indignés dans l’État espagnol.

    Ou comme de nouveaux phénomènes politiques, comme la jeunesse qui a donné la victoire à Jeremy Corbyn sur la droite blairiste au sein du Parti travailliste.

    Ou les millions de jeunes [aux États-Unis] qui ont trouvé dans la « révolution politique » de Bernie Sanders un moyen d’exprimer leur haine des partis patronaux (…).

    La tâche des révolutionnaires n’est pas de prédire des catastrophes inexorables – il existe déjà d’innombrables sectes et gourous pour cela – mais d’empêcher que le capitalisme dans sa crise ne brise les rangs de la classe ouvrière, l’unique force sociale capable de fournir une sortie progressiste, jointe avec ses alliés exploités et opprimés (les pauvres des villes et des campagnes, les femmes, les jeunes qui constituent l’essentiel du « précariat ») et préparent les conditions de la lutte offensive pour le pouvoir.

    C’est-à-dire éviter la catastrophe par la révolution prolétarienne dans certains pays qui, en raison de leur importance, pourraient changer de cap.

    Pour cela, il est nécessaire de construire des partis ouvriers révolutionnaires internationalistes qui agissent dans les organisations de masse, à travers les fractions de classe dans les syndicats, dans le mouvement des femmes, dans la jeunesse.

    Et avancer avec des bases solides et une pratique politique commune vers la construction d’une organisation révolutionnaire internationale, la Quatrième Internationale. »

    Contre-critique du PTS par le Partido Obrero

    « Cinatti nous accuse de « métaphysique catastrophique », mais cette accusation est valable pour le PTS. Séparées de ses fondements matériels, les perspectives de la révolution socialiste ne restent qu’une expression de souhaits, une question morale (…).

    Nous assistons à la crise la plus grave du capitalisme, plus grave que toutes les crises précédentes, y compris celle de 1929/30.

    La dette et le capital fictif sont dix fois supérieurs au PIB mondial, une équation insoutenable. L’économie mondiale est en sursis et au bord de la faillite.

    La crise a mis à mal les États et leurs banques centrales. Les sauveteurs sont ceux qui doivent être secourus. Neuf ans après la faillite de Lehman Brothers, les munitions pour contrer la crise sont épuisées (…).

    Le Partido Obrero ne parle pas de l’existence d’une absurde « faillite permanente », d’un état qui resterait inchangé au fil des décennies.

    C’est une invention du PTS, l’invention personnelle de Cinattti.

    Il ne vient même pas à l’idée de l’auteur que la « faillite permanente » serait le contraire du catastrophisme, car une maladie qui dure indéfiniment cesse d’être terminale et devient chronique.

    Cette vision se rapproche à la caractérisation de la situation mondiale par le PTS, mais pas à celle du Partido Obrero (…). Cinatti, comme ses prédécesseurs, oppose le catastrophisme à la notion d’« équilibre instable ».

    La subjectivité révolutionnaire est la compréhension profonde de l’effondrement capitaliste en termes de programme et d’action politique. S’il n’y avait pas de telles tendances catastrophiques, l’action des exploités se limiterait à l’impuissance, à une action donquichottesque comme celle entreprise par le personnage littéraire de Cervantès contre les moulins à vent.

    Il convient de rappeler une fois de plus qu’au milieu de cet effondrement politique et théorique, l’histoire est faite par les hommes, mais ils ne la font pas arbitrairement, mais en fonction et à la lumière des conditions matérielles qui les entourent.

    Il ne nous échappe pas que la faillite coexiste avec un énorme retard subjectif, que, parallèlement à une crise capitaliste sans précédent, nous assistons à un manque de réponse d’ampleur historique équivalente de la part du prolétariat.

    Dans le camp de la gauche mondiale, la faillite du capitalisme a renforcé les tendances démocratisantes et la collaboration avec l’impérialisme « démocratique ». La gauche a justifié cette adaptation en soulignant que « les raisins sont aigres ».

    Au lieu de s’attaquer aux défis de la période, elles se concentrent sur les conditions objectives et sur la capacité du capital à neutraliser la crise.

    Cinatti assimile le catastrophisme à l’approche de [Nahuel] Moreno, qui proclamait l’existence d’une situation révolutionnaire qui continue indéfiniment, ce qui est curieux car c’est le PO qui a publié une longue série d’articles critiquant la puérilité d’une telle thèse et niant l’existence d’une situation révolutionnaire en Argentine, qui était alors soutenu par le MAS, alors qu’il comprenait les dirigeants actuels du PTS.

    Celui qui doit régler ses comptes avec l’héritage de Moreno n’est pas le PO mais le PTS, qui continue aujourd’hui à boiter sur le même chemin que son maître, caractérisé par la mise en place d’une politique démocratisante tributaire du nationalisme bourgeois (…).

    L’utilisation d’Antonio Gramsci par le PTS est fonctionnelle à sa négation de l’ampleur catastrophique de la crise capitaliste (…).

    Bien que Gramsci n’ait jamais nié que la base économique gouverne en définitive le métabolisme social et les processus politiques, ses réflexions vont dans la direction opposée, mettant l’accent unilatéralement sur la superstructure politique.

    Contrairement au soi-disant « modèle oriental » (qui inclut la révolution russe) dans lequel tout serait concentré sur le pouvoir coercitif de l’État, les démocraties occidentales auraient réussi à ériger de nouveaux bastions (les institutions de la société civile) et, par ce moyen, gagner le consentement populaire et contrecarrer les tendances à la révolution sociale (…).

    Les notions théoriques du marxiste italien, ses incohérences, ses formules vagues et contradictoires, sa confusion, ont pour facteur atténuant – comme l’ont interprété certains auteurs – son emprisonnement, mais dans le cas du PTS il s’agit de toute une définition stratégique.

    La raison en est simple : le privilège accordé aux catégories de Gramsci – avec cet accent unilatéral mis sur la politique superstructurelle – est fonctionnel à son « anti-catastrophisme » (…).

    La fin de la réponse de Cinatti est incontournable. Ce qu’elle présente comme l’avancée principale est l’aveu d’une faillite politique.

    Leur transition de la « propagande internationaliste » à l’« internationalisme pratique » qu’ils prônent aujourd’hui consiste à prolonger l’expérience de La Izquierda Diario, une politique superstructurelle et délavée.

    [Il est ici parlé du site internet servant de plate-forme commune aux membres de la « Fraction Trotskyste pour la Quatrième Internationale ».

    Elle donne accès à quinze journaux en sept langues (espagnol, anglais, portugais, français, allemand, italien et catalan).

    Les organisations concernées sont :  le Parti des Travailleurs Socialistes en Argentine, le Mouvement Révolutionnaire des Travailleurs au Brésil, le Parti des Travailleurs Révolutionnaires au Chili, le Mouvement des Travailleurs Socialistes au Mexique, la Ligue Ouvrière Révolutionnaire en Bolivie, le Courant Révolutionnaire des Travailleurs dans l’Etat Espagnol, Révolution Permanente en France, l’Organisation Révolutionnaire Internationaliste en Allemagne, LeftVoice aux Etats-Unis, la Ligue des Travailleurs pour le Socialisme au Vénézuela, le Courant des Travailleurs Socialistes en Uruguay.]

    Au lieu d’un média qui se ferait le porte-parole d’une stratégie définie, le PTS propose de le remplacer par un « portail d’information » centriste, sans frontières politiques définies, dans lequel une multitude de positions différentes et contradictoires pourraient être accueillies.

    D’une telle orientation ne peut émerger un pôle révolutionnaire qui transformerait la classe ouvrière en un pouvoir alternatif.

    Cette perspective est le grand défi qui nous attend face à la faillite capitaliste qui en est à sa dixième année et dont les prémisses se sont aggravées et sont le moteur de grands bouleversements politiques, nationaux et internationaux, ainsi que le terreau fertile pour la création de situations révolutionnaires.

    La perspective générale du socialisme est la crise globale du capitalisme, car si un système social ne fonctionne pas, il est évident que toute l’humanité commence à faire pression, en fonction de la clarté dont elle dispose, pour un changement de système.

    C’est toute la portée de la question de la crise, point de départ incontournable pour l’élaboration d’une stratégie révolutionnaire. »

    ANNEXE B

    Le groupe français « CRI » s’est dissous dans le NPA pour participer à une tendance, pour ensuite quitter cette tendance pour en former une autre de manière indépendante, et finalement quitter le NPA en tant qu’organisation indépendante.

    Dissolution du Groupe CRI et appel à rejoindre la Tendance CLAIRE du NPA

    (résolution de l’AG nationale des militants CRI, réunie le 13 février 2009)

    Après six ans d’existence comme groupe indépendant et un an de participation au processus NPA, le Groupe CRI décide de se dissoudre en tant que tel et de confirmer la participation désormais exclusive de ses militants à la construction du NPA et, avec d’autres militants (venus de la LCR ou membres d’aucune organisation avant le NPA), au développement de la Tendance CLAIRE (pour le Communisme, la Lutte Auto-organisée, Internationaliste et RévolutionnairE) du NPA.

    Depuis sa fondation, le Groupe CRI s’est efforcé, à sa petite échelle, de développer une orientation clairement communiste et révolutionnaire, alternative à celle des « grosses » organisations centristes. Il a produit des analyses et élaborations trotskystes et avancé des propositions politiques concrètes, centrées notamment sur la perspective du gouvernement des travailleurs et sur le combat pour la grève générale, combinant la lutte pour l’auto-organisation et l’appel au front unique ouvrier.

    Il est intervenu dans la lutte de classe au moyen de son journal, Le CRI des travailleurs, de ses nombreux tracts, de l’activité syndicale de ses militants, de leur participation au CILCA (Comité pour un courant intersyndical lutte de classe antibureaucratique), aux Forums du syndicalisme de classe et de masse, etc.

    Enfin, le Groupe CRI a multiplié, notamment pendant les premières années de son existence, les propositions de rapprochements et de discussions avec d’autres petits groupes en France (mais il s’est heurté au sectarisme ou à la sclérose politique, à des degrés divers, de la plupart) comme au niveau international (où sa démarche, inévitablement tâtonnante au début, a fini par aboutir, en juillet 2008, à sa décision de devenir section sympathisante de la FTQI, organisation trotskyste de principe présente surtout pour le moment en Amérique latine).

    Pendant ces six années, la forme d’existence en groupe indépendant était justifiée par la nécessité de tirer les leçons de la crise ayant conduit à l’explosion de la IVe Internationale en de multiples courants centristes qui se réclamaient du trotskysme, dont notamment, en France, la LCR, la LO et le CCI du PT/POI. En effet,

    • ces organisations mettaient en œuvre, sous des formes diverses, une politique centriste à tendance de plus en plus réformiste, marquée notamment par le renoncement, assumé ou non, au programme de la IVe Internationale, par l’opportunisme à l’égard des organisations réformistes et notamment des directions syndicales, par le refus de proposer une politique réellement indépendante, c’est-à-dire en combattant pour l’auto-organisation et le front unique ouvrier et en s’affrontant ouvertement à la politique des appareils de collaboration de classe ;
    • leur mode de fonctionnement ne laissait guère de place à la construction d’une tendance trotskyste de principe dans le cadre d’un authentique centralisme démocratique ;
    • elles restaient sclérosées dans leur comportement comme dans leur élaboration et leur politique en général, sans réel dynamisme, sans capacité à prendre leurs responsabilités dans la lutte de classe (malgré l’effondrement du stalinisme et l’impopularité d’un PS devenu parti purement bourgeois et contre-réformiste), sans l’audace nécessaire à la massification de leurs rangs malgré la remontée, limitée mais réelle, des luttes et malgré la popularité croissante de l’« extrême gauche » (depuis 1995 et surtout depuis 2002).

    Cependant, l’existence d’un petit groupe ne peut avoir de justification historique que provisoire, sous peine de se condamner à la sclérose politique ou à la dégénérescence sectaire : c’est ce que prouve l’état de la plupart des petits groupes qui, tout en ayant lutté et en luttant souvent avec courage pour essayer de maintenir une certaine continuité du trotskysme, cèdent plus ou moins fortement, après un trop grand nombre d’années d’existence, à de telles tendances.

    Or l’initiative prise par la direction de la LCR de lancer un « nouveau parti anticapitaliste », « une nouvelle force politique qui renoue avec les meilleures traditions du mouvement ouvrier », notamment par le regroupement de « tous les anticapitalistes et révolutionnaires », créait une situation nouvelle dans le mouvement ouvrier aujourd’hui en crise.

    Refuser de s’engager dans ce processus sous prétexte des risques que cela comportait aurait été un acte de sectarisme sclérosé, un manque d’audace contraire aux intérêts objectifs de notre classe — même si l’orientation et la méthode de la direction de la LCR, hégémonique dans ce processus, sont dominées par la volonté d’abandonner purement et simplement toute référence au trotskysme (confirmant mieux que toutes nos propres analyses son révisionnisme de longue date !).

    L’afflux, en une seule année, de 6 000 militants en plus des 3 000 de la LCR, confirme qu’une couche significative des militants, des travailleurs et des jeunes cherchent un nouvel instrument pour lutter contre le capitalisme.

    D’ailleurs, cet afflux aurait pu être bien plus important si la direction de la LCR n’avait décidé de baisser le plus possible le niveau politique des discussions, sous prétexte de ne pas effrayer les nouveaux arrivants, en fait pour tenter de justifier son propres renoncement à les convaincre du programme communiste révolutionnaire.

    Enfin, la dynamique même du NPA, encore limitée mais réelle, devrait le faire échapper normalement au contrôle de la seule ex-LCR, comme elle l’affirme d’ailleurs elle-même, au profit du foisonnement de discussions et de propositions qui caractérise la réalité vivante d’un parti neuf rassemblant des milliers de militants d’origines diverses et intervenant dans les luttes, a fortiori en une période de crise qui va amplifier et durcir la lutte des classes.

    C’est la raison pour laquelle, tout en continuant à défendre nos idées et notamment notre critique la direction de la LCR, nous avons été les premiers à répondre à son appel pour un NPA, dès juillet 2007. Nous avons alors rédigé plusieurs contributions sur le contenu et la forme que le NPA devrait adopter pour être le plus utile à la lutte des classe des travailleurs et de la jeunesse.

    Malheureusement, la direction de la LCR n’a jamais accepté de nous rencontrer et de discuter, malgré nos nombreux courriels et coups de téléphone, et elle a été jusqu’à attaquer à plusieurs reprises le Groupe CRI (calomnies, exclusions de militants, refus de publier nos textes, auxquels s’ajoutent les graves entorses à la démocratie qui ont marqué le congrès de fondation du NPA).

    Malgré cela, nous confirmons notre décision de faire tous nos efforts, avec tous les militants de l’ex-LCR, des autres groupes parties prenantes et de tous les nouveaux militants, pour participer activement à la construction du NPA comme parti anticapitaliste en principe pluraliste et démocratique, dans le cadre des principes fondateurs et des statuts provisoires adoptés par son congrès de fondation.

    En ce qui concerne l’activité politique quotidienne, nous diffuserons la presse et les tracts du NPA et nous battrons pour y faire adhérer le maximum de travailleurs et de jeunes. En même temps, nous continuerons, avec les autres

    camarades de la Tendance CLAIRE du NPA, de défendre nos idées et nos propositions — incluant la critique constructive, mais sans concessions, des orientations majoritaires dès que ce sera nécessaire —, aussi bien dans nos comités qu’à travers les publications propres de la Tendance (site Internet, contributions à la discussion et à l’action du NPA, bulletins d’analyse et de débat…).

    De plus, les militants de l’ex-Groupe CRI s’efforceront de gagner progressivement les autres militants de la Tendance à ce qu’ils considèrent, sous bénéfice d’inventaire, comme leurs acquis propres, tout en rouvrant les discussions nécessaires pour bénéficier des apports de ces camarades dont le parcours a été différent, afin de progresser désormais ensemble. 

    Ils leur proposent notamment :

    • l’élaboration d’une proposition de programme révolutionnaire global que la Tendance pourrait défendre pour le NPA d’ici au prochain congrès ; le vieux « Projet de programme CRI », base du Groupe CRI au moment de sa création, peut être considéré comme une première contribution en ce sens, malgré ses limites évidentes ;
    • la relecture collective, selon les besoins de l’actualité ou de la formation des militants, des principaux articles non circonstanciels parus dans Le CRI des travailleurs, qui pourront ainsi nourrir, parmi d’autres sources, les discussions et élaborations de la Tendance CLAIRE du NPA ;
    • l’ouverture de discussions sur et avec la FTQI, dans l’objectif que la Tendance CLAIRE noue des liens — à définir — avec cette organisation internationale, dont les militants de l’ex-Groupe CRI restent des sympathisants (car des divergences demeurent).

    Enfin, les militants de l’ex-Groupe CRI considèrent que la Tendance CLAIRE n’est elle-même qu’une première étape vers un regroupement plus large des militants communistes révolutionnaires du NPA, parti pluraliste qui ne pourra se construire que par la confrontation démocratique entre les orientations proposées, donc par l’identification claire des tendances qui y existent aujourd’hui de façon souterraine — la Tendance CLAIRE étant la seule à avoir assumé de se présenter comme telle avant et pendant le congrès.

    De ce point de vue, l’un des objectifs prioritaires immédiats est la conquête d’une démocratie complète dans le NPA, en particulier du droit de tendance pour toutes les sensibilités du NPA.

    Et l’objectif ultime est que le NPA devienne, à force de discussions collectives, de confrontations entre les lignes et d’interventions dans la lutte des classes, le parti révolutionnaire dont la classe ouvrière a besoin pour surmonter définitivement la crise du mouvement ouvrier, pour aller jusqu’au bout du processus à peine entamé de sa reconstruction.

    ANNEXE C

    Le Courant Communiste Révolutionnaire a proposé en septembre 2019 une motion à la réunion de direction du Nouveau Parti Anticapitaliste. Elle n’a pas été adoptée. On notera l’absence d’absolument toute référence idéologique révolutionnaire.

    À dix ans de la fondation du NPA, lancer le pari d’un grand parti révolutionnaire

    Motion du Courant Communiste Revolutionnaire

    A dix ans de la fondation du NPA et au cœur de la situation ouverte par les gilets jaunes, lancer le pari d’un grand parti révolutionnaire

    Il y a un peu plus de dix ans nous nous engagions dans la création d’un nouveau parti anticapitaliste en France.

    Que l’on partage ou non le même bilan de ces dix ans, deux choses sont incontestables, l’échec du projet initial du NPA et le fait que la situation actuelle ressemble assez peu aux coordonnées de 2008-2009.

    L’effondrement de la gauche sociale-libérale et plus en général la crise des grands partis institutionnels qui étaient des piliers du régime, l’importante crise de représentation existant à tous les échelons et dans tous les domaines et, surtout, la nouvelle étape de la lutte de classes ouverte par le mouvement des gilets jaunes posent la question du parti à construire dans d’autres termes.

    Lorsque des secteurs de masse d’un mouvement totalement spontané et avec beaucoup d’éléments de confusion scandent dans la rue le mot « révolution », c’est que quelque chose de profond est en train de se passer.

    Ce quelque chose dépasse le seul mouvement des gilets jaunes, comme on le voit à travers la radicalité exprimée par la grève de la RATP, qui a réhabilité en l’espace d’une journée la méthode de la grève qui n’avait pas très bonne presse ces derniers temps, tant elle avait été dévaluée par les grèves perdantes et sans perspective dirigées par les bureaucraties syndicales.

    Dans ce contexte, la faiblesse de l’extrême-gauche qui, toutes composantes confondues, a été dans l’incapacité de jouer un rôle qualitatif vis-à-vis du mouvement des gilets jaunes, est un très lourd handicap car toute la radicalité qui commence à s’exprimer pourrait finir dans ce contexte par être canalisée d’une façon ou d’une autre par des projets réactionnaires.

    Le mouvement des gilets jaunes comme ses limites montrent pourtant à quel point fait défaut un parti politique ayant l’influence et la structuration suffisantes pour offrir une perspective commune à différents secteurs de la classe ouvrière, proposer un programme capable de gagner des éléments de la classe moyenne paupérisée, pousser consciemment au développement de cadres d’auto-organisation, défendre un projet de société émancipateur alternatif à la fois à l’illusion d’un retour à un « capitalisme équilibré » et au poison de l’extrême-droite qui surfe sur le désarroi et le scepticisme.

    Aucune des organisations de l’extrême-gauche ne peut résoudre seule ce problème.

    Et bien évidemment, encore moins les courants de la gauche réformiste au moment où la crise de représentation ôte d’emblée leur crédibilité aux tentatives de regroupement institutionnelles du type « Big Bang de la gauche ».

    Dans cette situation, le NPA doit prendre ses responsabilités et lancer la proposition d’un grand parti révolutionnaire regroupant des militants et courants de traditions et milieux différents à commencer par les organisations d’extrême-gauche telles que le NPA et LO, mais aussi des secteurs de l’avant-garde qui a émergé depuis 2016, au sein du mouvement ouvrier comme dans une frange de la jeunesse, dans des collectifs tels que le Comité Adama, dans une aile du mouvement des gilets jaunes, etc., qui se sentent anticapitalistes et révolutionnaires et que nous nous devons de convaincre de la nécessité de s’organiser en parti politique pour pouvoir peser sur les événements.

    Un parti « pas comme les autres », qui cherche à unifier derrière une stratégie pour gagner les différentes couches de classe ouvrière et de ses alliés, en dépassant les divisions et l’éparpillement qui ne rendent service qu’aux patrons et au gouvernement.

    Un parti qui, loin des caricatures d’un verticalisme autoritaire, cherche d’abord et avant tout à encourager et à développer les formes d’auto-organisation des masses.

    Un parti qui soit forcément anti-impérialiste et opposé à toute forme d’oppression, profondément internationaliste, et lutterait pour une révolution qui mette fin au système capitaliste pour créer une société sans classes et sans Etat.

    L’adoption d’une telle politique nous permettra d’abord de rechercher une issue par le haut à la crise du NPA, tout en nous positionnant correctement dans le débat ouvert à gauche depuis la débâcle des européennes, de même que vis-à-vis des militants d’extrême-gauche et de notre milieu.

    Si nous trouvons sur cette base des interlocuteurs pour avancer concrètement dans le sens d’un dépassement du NPA, vers un parti plus fort et plus implanté, avec un projet mieux assumé et plus adapté aux coordonnées actuelles de la lutte de classes, ce sera aussi et surtout une contribution significative au combat émancipateur porté par notre classe.

    ANNEXE D

    Hégémonie et stratégie socialiste : Vers une radicalisation de la démocratie a été publié en 1985 chez Verso Books, une maison d’édition mise en place en 1970 par la revue britannique New Left Review, qui rassemble depuis 1960 la gauche intellectuelle radicale. On est dans la nouvelle gauche, qui se veut marxiste encore à l’époque et s’inspire surtout d’auteurs comme Walter Benjamin, Georg Lukács, Jean-Paul Sartre, Antonio Gramsci, Louis Althusser, etc.

    Voici la présentation par les éditions Fayard qui ont publié le livre en français, puis un extrait de la préface, et enfin le sommaire. Il est impossible de ne pas faire lien avec Chantal Mouffe et Ernesto Laclau quand on lit les positions de la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) ».

    « Nous avons compris qu’il était nécessaire de montrer que le socialisme n’impliquait pas un rejet total du modèle libéral démocratique. [Dans ce livre] nous redéfinissions le projet socialiste comme une radicalisation des principes éthico-politiques déjà inscrits dans la démocratie moderne, l’idée de liberté et d’égalité pour tous. Le projet socialiste –  compris en terme de démocratie radicale et plurielle  – ne devait pas, disions-nous, être envisagé en rupture avec les idéaux de la démocratie moderne, mais comme leur réalisation », Chantal Mouffe.

    Dès sa première publication en anglais en 1985, ce livre a suscité de nombreuses discussions et controverses, toujours pas apaisées. Penseurs à l’origine du mouvement post-marxiste, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe y défendent une vision de l’émancipation conçue comme «  radicalisation de la démocratie ».

    L’émergence de nouvelles luttes sociales et politiques, en lien avec les transformations du capitalisme, a rendu l’approche théorique qu’ils proposent plus pertinente que jamais pour envisager un projet de gauche capable de fédérer les demandes de la classe ouvrière et celles d’autres mouvements sociaux (féministes, antiracistes, écologistes, LGBT…).

    Au moment où la crise de l’hégémonie néolibérale peut ouvrir la voie à des solutions autoritaires, ce texte fondateur fournit les bases philosophiques permettant de poser les questions politiques essentielles pour concevoir une stratégie populiste de gauche.

    L’un des principes centraux de Hegemony and Socialist Strategy est la nécessité de créer une chaîne d’équivalences entre les diverses luttes démocratiques contre différentes formes de subordination.

    Nous montrions que les luttes contre le sexisme, le racisme, la discrimination sexuelle, et pour la protection de l’environnement devaient être articulées à celles des travailleurs dans un nouveau projet hégémonique de gauche.

    Pour le dire dans une terminologie qui est récemment devenue à la mode, nous insistions sur le fait que la gauche devait saisir à bras-le-corps aussi bien les thèmes de « redistribution » que de « reconnaissance ». C’est ce que nous entendions par « démocratie radicale et plurielle ».

    Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, préface à la seconde édition anglaise, novembre 2000

    Sommaire de
    Hégémonie et stratégie socialiste : Vers une radicalisation de la démocratie

    CHAPITRE PREMIER

    HÉGÉMONIE :
    LA GÉNÉALOGIE D’UN CONCEPT

    Les dilemmes de Rosa Luxembourg
    Crise, degré zéro
    La première réponse à la crise : la formation de l’orthodoxie marxiste
    La seconde réponse à la crise : le révisionnisme
    La troisième réponse à la crise : syndicalisme révolutionnaire

    CHAPITRE II

    HÉGÉMONIE : LA DIFFICILE ÉMERGENCE
    D’UNE NOUVELLE LOGIQUE POLITIQUE

    Le développement combiné et la logique du contingent
    « Alliances de classe » : entre démocratie et autoritarisme
    Le moment gramscien
    Social-démocratie : de la stagnation au « planisme »
    L’économie : dernier retranchement de l’essentialisme

    CHAPITRE III

    AU-DELÀ DE LA POSITIVITÉ DU SOCIAL :
    ANTAGONISMES ET HÉGÉMONIE

    Formation sociale et surdétermination
    Articulation et discours
    Le concept de « sujet »
    Antagonisme et objectivité
    Équivalence et différence
    Hégémonie

    CHAPITRE IV

    HÉGÉMONIE ET DÉMOCRATIE RADICALE

    La révolution démocratiques
    Révolution démocratique et nouveaux antagonismes
    L’offensive anti-démocratique
    La démocratie radicale : alternative pour une nouvelle gauche

    ANNEXE E

    On a ici le meilleur exemple de comment la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » est prise à son propre piège. Elle feint d’être ouverte et de discuter, tout en maintenant les fondamentaux. Mais sa présentation d’Ernesto Laclau, qui a l’apparence d’une dissociation, témoigne d’une réelle fascination pour qui est clairement une source d’inspiration.

    Il est simplement reproché, finalement, à Ernesto Laclau d’être allé trop loin. Intellectuel, fréquentant les milieux universitaires il a poussé sa carrière jusqu’au bout, alors que la « Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale (FT-QI) » exprime les intérêts d’une petite-bourgeoise qui a encore besoin de la fiction d’un marxisme justement populiste.

    La conception de l’hégémonie, prise à Gramsci et imaginairement attribuée à Trotsky dans son origine, est le vecteur d’un réformisme ultra, qui joue sur les idées et les mythes politiques, pour se cantonner de manière permanente dans des revendications au présent.

    Gauche nationale, post-marxisme et populisme

    16/04/2014

    Le 13 avril, à l’âge de 78 ans, est décédé Ernesto Laclau, l’un des théoriciens politiques argentins les plus influents des dernières décennies.

    De renommée internationale, Laclau s’est distingué par sa réflexion sur la philosophie et la politique contemporaines et est devenu l’intellectuel argentin le plus remarquable, tant dans les cercles universitaires que dans les débats politiques destinés à un public progressiste et de gauche.

    En Argentine, Laclau est devenu plus connu après le soutien du philosophe aux gouvernements kirchneristes [qui appartiennent au courant péroniste].

    La longue carrière de Laclau, plus de cinq décennies, peut s’organiser autour de sa recherche pour articuler sur le plan théorique les projets politiques et théoriques successifs auxquels il a souscrit :

    de la gauche nationale [alliant nationalisme et la « révolution permanente » de Trotsky] dans les années 1960 et sa politique de soutien au péronisme,

    à une critique et un éloignement croissants du marxisme, qui ont commencé dans les années 1970 et ont conduit à la tentative de synthèse théorique du « post-marxisme » dans les années 1980 et politiquement avec la recherche d’une « démocratie radicale » dans le cadre des régimes capitalistes existants,

    pour finalement revenir à ses origines « populistes » dans la gauche nationale, en élaborant la logique d’articulation politique du « populisme » comme une théorie pour comprendre les antagonismes de l’histoire et un programme politique qui a trouvé une incarnation dans les gouvernements progressistes d’Amérique latine qu’il a soutenus (…).

    Pendant cinq ans, Laclau a fait partie des rangs de la Gauche nationale d’Abelardo Ramos et [Jorge Enea] Spilimbergo, a participé au Parti socialiste de la gauche nationale fondé en 1962 et a dirigé le journal Lucha Obrera, dans lequel il a écrit sous un pseudonyme pour protéger son activité académique.

    Le groupe Ramos était passé de son trotskisme initial au sein du groupe Octobre à une collaboration politique avec le péronisme. Le courant de la Gauche nationale, organisationnellement indépendante, tournait constamment autour du péronisme et de l’illusion d’une révolution nationale qui le condamnait à l’impuissance.

    Au début de 1968, Laclau rompt avec le parti, dénonçant cette « impuissance » et le caractère bancal de l’organisation, qu’il jugeait trop doctrinale. Il se consacra alors à une carrière universitaire et abandonna le militantisme (…).

    Avec le soutien de l’historien anglais Eric Hobsbawn, il développe sa carrière en Angleterre à partir de 1969 et participe à partir de là aux débats sur le marxisme anglo-saxon.

    De cette période se distingue la compilation d’essais Politique et idéologie dans la théorie marxiste : capitalisme, fascisme et populisme, parmi lesquels on peut observer le déplacement de son intérêt historiographique et économique initial, comme les débats sur les caractéristiques de l’économie latino-américaine contre les théories de la dépendance, ou dans le débat sur le mode de production féodal ou capitaliste avec Andrew Gunder Frank dans lequel il fera usage de certaines idées qu’il a ramenées avec lui des débats militants des années 60, et qui constituaient un marxisme obligatoire préambule pour pouvoir caractériser la dynamique de la révolution.

    Cependant, dans ses contributions aux débats sur l’État et la politique, qui ont eu un point culminant dans le débat Milliband-Poulantzas, comme les essais « La spécificité du politique » et « Vers une théorie du populisme », nous pouvons déjà lire comment Laclau évolue vers une lecture idéaliste de la politique, où sa lecture de la théorie de l’hégémonie de Gramsci fonctionnerait comme le principal véhicule vers un abandon de toute perspective matérialiste, classiste et marxiste.

    [Le débat Milliband-Poulantzas consiste en un échange, publié dans la New Left Review, entre le britannique Ralph Miliband et le Grec Nicos Poulantzas, deux éminents représentants du marxisme dans sa version universitaire.

    Ralph Miliband considérait que l’appareil d’État était composé de gens venant de la bourgeoisie, baignant dans ce milieu, tandis que Nicos Poulantzas affirmait que la question du personnel le composant était secondaire par rapport à son rôle en tant que « structure ».]

    La figure de Laclau a acquis une renommée internationale au milieu des années 1980, au plus fort de l’offensive néolibérale.

    Durant ces années, avec sa femme, la philosophe féministe belge Chantal Mouffe, il a développé une révision du marxisme qui proposait d’abandonner ce qui pour eux étaient des postulats « objectivistes » et « classistes » qui les empêchaient de penser la politique dans une période qui, pour eux, était clairement postrévolutionnaire – un produit de la fin de la montée de la lutte des classes en 1968.

    L’hégémonie idéologique du triomphalisme bourgeois dans les années Thatcher et Reagan a entraîné pour Laclau une décomposition accélérée de toutes les certitudes de la politique socialiste, un effondrement théorique appelé la « crise du marxisme » et le début de la fin de l’expérience historique de la révolution russe avec la crise qui a conduit plus tard à la chute de l’URSS.

    Dans leur livre Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une radicalisation de la démocratie il y a déjà les principales opérations théoriques par lesquelles Laclau considère que le tournant linguistique qui a eu lieu dans la philosophie du XXe siècle nous a obligés à repenser et à réviser les concepts marxistes fondamentaux.

    Le marxisme a ensuite été abandonné au profit d’une lecture s’appuyant sur la phénoménologie, la philosophie analytique, le structuralisme et le post-structuralisme.

    Laclau a lu une littérature philosophique, linguistique et psychanalytique sophistiquée, sous le signe de l’éclectisme.

    Ainsi, les principales figures de ce tournant philosophique, qui sont certainement lues comme des rivaux, comme le soi-disant « second Wittgenstein » [référence à l’évolution de la pensée du philosophe Ludwig Wittgenstein], Heidegger, Derrida et Lacan, sont prises ensemble par Laclau pour renforcer les bases d’une théorie de la politique et du discours comme constitutive du social, d’une manière opposée au marxisme, et comme alternative à ce qu’il considérait comme une absurdité métaphysique et déterministe.

    Même les versions les plus sophistiquées du marxisme althussérien et gramscien, avec lesquelles Laclau avait été formé, ont été abandonnées parce qu’elles conservaient encore un attachement aux essentialismes de l’économie et de la classe ouvrière.

    L’idée clé de cette révision était de rendre compte du développement de la théorie de l’hégémonie, qui était née au sein du marxisme, avec les débats de la Deuxième Internationale et du marxisme russe, et qui avait ses racines dans les travaux de Trotsky d’abord, puis de Gramsci plus tard, une évolution vers une réflexion sur la politique au-delà des fondements historiques et de classe.

    Une relecture qui abandonne l’articulation des aspects objectifs et subjectifs de l’histoire, comme celle tentée par Gramsci avec la théorie de l’hégémonie, ou celle développée par Trotsky avec sa théorie de la révolution permanente.

    Laclau, rompant cette relation, proposa de découvrir une nouvelle logique politique qui, poussée jusqu’à sa conclusion, impliquait que les déterminations matérielles devaient être abandonnées pour pouvoir penser les articulations discursives.

    Laclau et Mouffe ont d’abord appelé leur reconstruction théorique « post-marxisme », appellation qu’ils abandonneront plus tard, la référence au marxisme perdant alors pour eux son sens.

    L’oeuvre ultérieure de Laclau oscille entre la réponse aux critiques marxistes, comme dans le débat avec Norman Geras dans les pages de la New Left Review, ou dans des livres tels que Nouvelles réflexions sur la révolution de notre époque, avec le développement de la même perspective théorique à laquelle il est parvenu au milieu des années 1980, comme dans Émancipation et différence et d’autres ouvrages et essais.

    Plus récemment, Laclau a débattu avec Zizek, Butler, Badiou et Negri, entre autres, sur la philosophie et la politique contemporaines, s’éloignant presque toujours des coquetteries radicales, anticapitalistes ou antisystémiques de ces derniers.

    Annoncé par la maison d’édition Verso pour le mois de mai de cette année, Les fondements rhétoriques de la société sera son dernier livre préparé de son vivant, une compilation d’essais où la continuité théorique d’un mélange de phénoménologie, de post-structuralisme, de philosophie analytique et de rhétorique, au service de la compréhension des antagonismes politiques à travers l’absence délibérée d’une analyse économique et sociale matérialiste.

    En 2005, Laclau, de par l’intensité de la politique latino-américaine alors, revient au sujet du populisme et écrit La raison populiste.

    Il y a construit une théorie formelle de la logique politique du populisme, qu’il considérait comme un « concept neutre » selon ses propres termes.

    Laclau théorise comment la « logique politique » inscrite dans les phénomènes populistes rend compte de la constitution du politique en tant que tel et constitue également le pari politique pour lequel lutter pour aujourd’hui : « La vérité est que ma notion du peuple et la conception marxiste classique de la lutte des classes sont deux manières différentes de concevoir la construction des identités sociales, de sorte que si l’une d’elles est correcte, l’autre doit être écartée, ou plutôt réabsorbée et redéfinie en termes de vision alternative. »

    Le concept de populisme de Laclau a les vertus que peut avoir un concept « fourre-tout », son formalisme déhistoricisé lui permet d’utiliser le maillage théorique du populisme pour l’appliquer aux phénomènes politiques les plus variés, à condition qu’il y ait une interpellation de ceux-ci pour la politique.

    Peu importe qu’il ait eu une base paysanne comme le populisme russe, une base petite-bourgeoise comme le fascisme italien, une base laborieuse comme le péronisme, ou qu’il soit basé sur les pauvres et l’appareil militaire comme le chavisme actuel.

    Laclau avait évidemment une préférence pour les populismes nationaux et populaires ou progressistes, mais il croit être arrivé à une théorie qui lui permettait également d’expliquer les phénomènes de droite en Europe, comme Marine Le Pen et d’autres phénomènes conservateurs et anti-droite. immigré et xénophobe. Ce à quoi il s’est opposé par le soutien aux projets réformistes de Die Linke [en Allemagne], de Syriza [en Grèce] ou du Front de Gauche [en France].

    Sa quête d’une radicalisation de la démocratie se poursuit ensuite, mais Laclau considère désormais que la seule forme de démocratie dans laquelle il y a une participation de masse est le populisme.

    Pour lui, en Amérique latine, les régimes libéraux ont été historiquement réfractaires à la démocratie politique, et l’insertion des masses dans la politique a été réalisée par les « populismes » de Vargas, de Perón et du MNR bolivien.

    Dans l’histoire latino-américaine de Laclau, il n’y avait pas de place pour l’action autonome des masses, qui devait être prise en compte par un leader afin de donner lieu à la construction d’identités populaires (…).

    En fin de compte, plus Laclau revenait à la politique concrète, plus les limites politiques qu’une inflation de sophistication théorique ne pouvait surmonter devenaient apparentes. La recherche d’un sujet populaire dissocié des contradictions de classe devint une entreprise « impossible ».

  • Le matérialisme dialectique et la multiplication par 0 et 1

    Le grand Staline –
    lumière du Communisme !

    La multiplication indique le nombre de fois qu’une chose existe, pour ainsi dire. Poser 2 x 3, c’est dire qu’il y a deux fois « 3 », ou bien, dialectiquement, trois fois « 2 ».

    De manière spécifique, quand on multiplie par zéro, on obtient zéro. Cela semble cohérent, car s’il y a zéro fois quelque chose, on ne retrouve pas cette chose.

    En réalité, il y a ici une contradiction. Mais pour la comprendre, il faut constater autre chose : ce qu’est la multiplication par 1.

    Prenons 15 x 1. On a : 15 x 1 = 15.

    Ce qu’il faut voir, c’est qu’on a quinze fois « 1 », ou bien une fois « 15 « . Néanmoins, comme le résultat est « 15 », on va considérer qu’on a une fois « 15 ».

    Quel est le rapport avec la question du zéro ? Il y a en fait beaucoup d’aspects.

    Si on dit que la multiplication est une constatation, alors 15 x 1 = 15 confirme l’identité, le fait que 15 est 15. 15 x 0 = 0 est une négation : il n’y a pas 15.

    Si on dit que la multiplication est une action ou plus exactement un processus, alors il n’y a rien et 15 x 1 = 15 pose l’existence (nouvelle) de 15, ou si l’on veut une production. 15 x 0 = 0 est une négation, mais cette fois ce n’est pas « il n’y a pas 15 », mais « il n’y a plus 15 ». C’est une destruction.

    Procédons au reversement, avec 1 x 15 = 15 et 0 x 15 = 0. Ici, on a une absorption et un effacement. En effet, 1 absorbe 15 et devient 15. 0 absorbe 15, mais reste 0.

    Mais 0 qui reste 0 n’est pas possible.

    On arguera qu’une multiplication n’est pas une addition. 0 + 1 = 1 car on ajoute quelque chose à rien, mais le rien multiplié par le rien donne le rien.

    Cependant, 15 n’est pas rien et si on le relie à 0, le fait qu’il n’y ait rien annule 15, nie 15… Tout en l’absorbant. C’est bien que 0 est en réalité l’infini. 15 revient, retourne à l’infini dans 0 x 15.

    Le pendant dialectique de l’absorption et de l’effacement, c’est le particulier et l’universel. 1 x 15 = 15, c’est poser 15 comme particulier ; 15 existe comme unique, comme particulier.

    0 x 15 = 0, c’est affirmer l’universel, par opposition au particulier. Cet aspect rejoint l’identité et la négation, comme l’absorption et l’effacement rejoignent la production et la destruction.

    Ces quatre aspects soulignent un rapport dialectique entre la multiplication par 0 et la multiplication par 1. Cela rejoint la question du 0 comme infini, où le 1 relève de l’identité. Le 0 est la mort, mais le mouvement, l’infini ; le 1 est l’existence, mais isolée et statique, et partant de là relative.

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  • Le matérialisme dialectique et la conceptualisation comme quête à l’infini de la réalité en transformation éternelle

    Nous sommes en mars 1895 et Friedrich Engels écrit au social-démocrate Conrad Schmidt, avec qui il a une correspondance régulière. La lettre, datée du 12 mars, fut par la suite très connue dans le mouvement communiste, car son contenu fait deux précisions.

    Il y souligne d’un côté l’inévitable développement inégal dans un concept – autrement dit, il y a toujours un décalage entre le concept et la réalité conceptualisée.

    Il y définit également au plus près le mode de production féodal, en soulignant justement que cette définition la plus proche possible se rapproche, de ce fait, d’une abstraction.

    Ce second aspect n’a jamais été analysé en tant que tel pour une compréhension du mode de production féodal.

    Quant au premier, il y a malheureusement eu la tendance à souligner simplement le décalage entre une réalité et son concept, une chose bien connue déjà depuis des centaines d’années, voire plus de deux mille ans.

    En réalité, Friedrich Engels ne dit pas simplement que la réalité est trop mouvante, trop changeante, pour être définie précisément en général. Il souligne que l’infini est présent dans cette transformation, et que pareillement la tentative de définition se rapproche à l’infini de cette transformation.

    C’est ce qu’on appelle le matérialisme dialectique : l’infini est présent dans la réalité, mais la compréhension de la réalité est elle-même une quête « à l’infini ».

    Cela repose sur le fait que l’univers est un océan de matière, où les vagues se répondent et interagissent les unes sur les autres, et que la conceptualisation est elle-même porte un reflet de la transformation, portée par des êtres en transformation.

    D’où le primat de la pratique, l’importance de la subjectivité révolutionnaire, de la révolution culturelle.

    « Cher Schmidt,

    Vos deux lettres, du 13 novembre de l’année précédente du 1er de ce mois, sont devant moi. Je vais commencer par la seconde comme la plus actuelle.

    Quant à [Peter] Fireman, laissez tomber. [Wilhelm] Lexis avait seulement posé la question, toi aussi avec ∑ m / ∑ ( c + v ).

    [∑ représente la somme ; m désigne la plus-value, c le capital constant (les moyens de production), v le capital variable (le capital employé pour utiliser des salariés]

    Lui seul a fait un pas de plus dans la bonne voie, dans la mesure où il a classifié la série mise en somme par vous, en sommant la série m’ / ( c’ + v’ ) + m » / ( c » + v » ) + m »’ /( c »’ + v’  » ) … etc., en les rangeant en les groupes de branches de production après la composition différente du capital, entre lesquelles n’a lieu que l’égalisation par la concurrence.

    Que ce pas était le suivant à faire de manière la plus importante, cela vous est montré par le texte de Marx lui-même, où jusqu’à présent exactement la même procédure a été suivie.

    L’erreur de F[ireman] a été qu’il s’est arrêté ici, s’est posé avec ça, et que donc cela a dû rester inaperçu jusqu’à la parution du livre lui-même.

    — Mais tranquillisez-vous. Vous pouvez être vraiment satisfait. Vous avez trouvé tout de même indépendamment la cause de la chute tendancielle du taux de profit et de la formation du profit commercial, et cela non pas aux 2/3, comme Fireman l’a fait avec le taux de profit, mais complètement.

    La raison pour laquelle vous prenez une voie secondaire en ce qui concerne le taux de profit, je pense que votre lettre m’en donne une idée.

    Je retrouve le même type de déviation dans les détails et je l’attribue à la méthode philosophique éclectique, effondrée dans les universités allemandes depuis [18]48, qui perd toute vue d’ensemble et se transforme trop souvent en un tapage plutôt interminable et infructueux sur les détails.

    Mais auparavant vous vous êtres préoccupés principalement de Kant parmi les classiques, et Kant a été plus ou moins contraint par l’état de la philosophie allemande de son temps et par son opposition au leibnizianisme wolfien pédant de faire d’apparentes concessions sous la forme de ce bavardage dispersé wolfien.

    C’est ainsi que j’explique votre tendance, qui transparaît également dans votre exposé épistolaire sur la loi de la valeur, à entrer dans les détails, où précisément il me semble que le contexte global n’est pas toujours pris en compte, de sorte que vous dégradez la loi de la valeur à une fiction, une fiction nécessaire, un peu comme Kant avec l’existence de Dieu amené à un postulat de la raison pratique.

    Les reproches que vous faites à l’encontre de la loi de la valeur s’appliquent à tous les concepts, envisagés du point de vue de la réalité.

    L’identité de la pensée et de l’être, pour le dire en termes hégéliens, coïncide partout avec votre exemple du cercle et du polygone.

    Dit autrement : les deux, le concept d’une chose et sa réalité, se côtoient comme deux asymptotes, se rapprochant toujours et pourtant ne se rencontrant jamais.

    [Une asymptote est une ligne droite qui s’approche indéfiniment d’une courbe sans jamais la couper, elle tend de manière infinie vers elle, sans la rejoindre.]

    Cette différence entre les deux est précisément celle qui fait que le concept n’est pas simplement, directement, déjà la réalité, et que la réalité n’est pas immédiatement son propre concept.

    C’est en raison du fait qu’un concept ait la nature essentielle du concept, c’est-à-dire qu’il ne coïncide pas immédiatement prima facie [à première vue] avec la réalité dont il a d’abord dû être abstrait, qu’il est davantage qu’une fiction, à moins d’expliquer que tous les résultats de la pensée soient des fictions, parce que la réalité ne leur correspond que par un grand détour, et même alors seulement de manière asymptotiquement approximative.

    En va-t-il autrement pour le taux général de profit ?

    Il n’existe qu’approximativement à un instant donné. Si cela se réalise dans deux établissements jusque dans le détail, si tous deux réalisent exactement le même taux de profit une année donnée, alors c’est une pure coïncidence.

    En réalité, les taux de profit changent d’une entreprise à l’autre et d’une année à l’autre selon, selon les circonstances, et le taux général n’existe que sous la forme d’une moyenne de nombreuses affaires et d’une plage d’années.

    Mais si nous voulions exiger que le taux de profit – disons 14,876934… soit exactement le même jusqu’à la 100ème décimale dans chaque entreprise et chaque année, sous peine sinon de le dégrader au rang d’une simple fiction, alors nous comprendrions sérieusement erronée la nature du taux de profit et des lois économiques en général – ils n’ont tous d’autre réalité que dans l’approximation, la tendance, en moyenne, mais pas dans la réalité immédiate.

    Cela s’explique pour une part par le fait que leur action est contrecarrée par l’action simultanée d’autres lois, mais aussi en partie par leur nature de concepts.

    Ou bien prenez la loi des salaires, la réalisation de la valeur de la force de travail, qui seulement, et même là pas toujours, se réalise en moyenne et, dans chaque localité, voire dans chaque industrie, varie selon le niveau de vie habituel.

    Ou bien la rente foncière, qui représente le surprofit résultant d’une force naturelle monopolisée au-dessus du taux général. Ici aussi, le surprofit réel et la rente réelle ne coïncident nullement, mais seulement en moyenne approximativement.

    C’est exactement ainsi que fonctionne la loi de la valeur et la répartition de la plus-value à travers le taux de profit.

    1. Les deux ne parviennent à leur réalisation la plus complète qu’à la condition préalable que la production capitaliste s’effectue partout, c’est-à-dire que la société est réduite aux classes modernes de propriétaires fonciers, des capitalistes (industriels et commerçants) et des ouvriers, tous les niveaux intermédiaires étant effacés .

    Cela n’existe même pas en Angleterre et cela n’existera jamais, nous ne le laisserons pas ça aller aussi loin.

    2. Si le bénéfice, pension comprise, est composé de différentes composantes 

    a) le bénéfice venant de la tricherie – qui s’annule dans la somme algébrique;

    b) le bénéfice provenant de l’augmentation de la valeur des stocks (le reste, par exemple, de la dernière récolte en cas d’échec de la suivante);

    Théoriquement, cela devrait finalement s’équilibrer, voire être annulé par la baisse de la valeur des autres biens, dans la mesure où soit les capitalistes acheteurs doivent ajouter autant que ceux qui vendent gagnent, soit, dans le cas de la nourriture pour les travailleurs, les salaires doivent augmenter à long terme.

    Les plus importantes de ces plus-values ne sont toutefois pas présentes dans la durée, aussi la péréquation ne s’effectue-t-elle qu’en moyenne au fil des années, et de manière très imparfaite, notoirement aux dépens des travailleurs ; ils produisent plus de plus-value parce que leur travail n’est pas entièrement payé;

    c) le montant total de la plus-value, dont la part donnée à l’acheteur est perdue, en particulier dans les crises où la surproduction est réduite à son contenu réel de travail socialement nécessaire.

    Il en résulte d’emblée que le bénéfice total et la valeur ajoutée totale ne peuvent coïncider qu’approximativement.

    Si vous ajoutez cependant également que la plus-value totale et le capital total ne sont pas des quantités constantes, mais plutôt des quantités variables qui changent de jour en jour, alors toute couverture du taux de profit par ∑ m / ∑ ( c + v ) apparaît comme une série approximative, puis une autre, tendant toujours vers l’unité du prix total et de la valeur totale, et s’en éloignant toujours, telle une pure impossibilité.

    En d’autres termes, l’unité du concept et de l’apparence se présente comme un processus essentiellement infini, et c’est ce qu’elle est, dans ce cas comme dans tous les autres.

    La féodalité a-t-elle jamais été fidèle à son concept ?

    Fondée dans l’Empire franc occidental, continuée de manière plus développée plus en Normandie par les conquérants norvégiens, et approfondie par les Normands français en Angleterre et en Italie du Sud, elle s’est rapprochée le plus de son concept dans le royaume éphémère de Jérusalem, qui a laissé derrière lui l’expression la plus classique de l’ordre féodal avec les Assises de Jérusalem.

    Cet ordre était-il une fiction parce qu’il n’a eu une existence, en tant qu’expression la plus classique, qu’éphémère en Palestine, et cela uniquement en grande partie sur papier ?

    Ou bien encore : faut-il dire que les concepts qui dominent dans les sciences de la nature sont des fictions parce qu’il s’en faut de beaucoup qu’ils coïncident toujours exactement avec la réalité ?

    À partir du moment où nous acceptons la théorie de l’évolution, tous nos concepts de la vie organique ne correspondent plus que de façon approximative à la réalité.

    Sinon il n’y aurait pas de transformation ; le jour où concept et réalité coïncideront absolument dans le monde organique c’en sera fini de l’évolution.

    Le concept de poisson implique l’existence dans l’eau et la respiration par les branchies ; comment voulez-vous passer du poisson à l’amphibie sans briser ce concept ?

    Et effectivement il a été brisé, et nous connaissons toute une série de poissons dont la vessie natatoire s’est développée jusqu’à devenir poumon et qui peuvent respirer de l’air.

    Comment voulez-vous passer du reptile ovipare au mammifère qui met au monde des petits vivants sans faire entrer en conflit avec la réalité l’un des deux concepts, ou les deux à la fois ?

    Et effectivement nous avons avec les monotrèmes [= qui pondent des œufs mais allaitent leurs petits] toute une sous-catégorie de mammifères ovipares.

    J’ai vu à Manchester en 1843 les œufs de l’ornithorynque et je me suis moqué, avec autant d’étroitesse d’esprit que d’arrogance, de cette stupidité : comme si un mammifère pouvait pondre !

    Et voilà qu’aujourd’hui c’est prouvé!

    Ne faites donc pas au concept de valeur ce que j’ai fait qui m’a obligé à aller après coup demander des excuses auprès de l’ornithorynque !

    Mais votre article [sur le troisième tome du Capital] dans le « Centralblatt » est très bon, et la démonstration de la différence spécifique entre la théorie du taux de profit de Marx – à travers sa détermination quantitative – et celle de l’économie ancienne est très bien menée.

    L’illustre [économiste italien Achille] Loria, dans son ingéniosité [NDLR les remarques sont en fait ironiques], voit dans le troisième tome un abandon direct de la théorie de la valeur, et votre article est la réponse toute faite.

    Maintenant, deux personnes sont intéressées, [l’Italien Antonio] Labriola à Rome et [le Français Paul] Lafargue, qui est en polémique avec Loria dans la « Critica Sociale ».

    Donc si vous pouviez envoyer un exemplaire au professeur Antonio Labriola, Corso Vittorio Emmanuele 251, Rome, celui-ci de son mieux pour en publier une traduction italienne ; et un deuxième exemplaire à Paul Lafargue, Le Perreux, Seine, France, celui-ci apporterait l’appui nécessaire et il vous citerait.

    Je leur ai écrit à tous les deux justement parce que votre article contient la réponse au point principal. Si vous ne pouvez pas obtenir les exemplaires, faites-le moi savoir s’il vous plaît.

    Je dois ici conclure là-dessus, sinon je n’en terminerai jamais.

    Meilleures salutations

    Votre F. Engels »

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  • Les narcotrafics comme expression du cannibalisme social dans le cadre de la seconde crise générale du capitalisme

    La désorganisation issue de la pandémie de Covid-19

    Avant les années 2010, le trafic de drogue était essentiellement composé de gens agissant à la marge. Il s’agissait surtout de se faire un peu d’argent par la contre-bande, puis très vite on réintégrait une vie normale, sauf pour les noyaux durs des mafias.

    À partir des années 2010 commence à se structurer des réseaux militarisés, disposant d’une main d’œuvre fiable et agissant par terreur pour contrôler et étendre leurs points de distribution. Un des faits qui marque le basculement est la mort d’un jeune guetteur de 16 ans à la cité du Clos la rose à Marseille, à la fin novembre 2010, tué de plusieurs balles de kalachnikov tirées par un commando à bord d’une voiture. Lors de cette « expédition punitive », un jeune de 11 ans revenant du centre-ville et à l’écart des trafics est lui aussi pris pour cible, s’en sortant par chance malgré qu’il ait reçu 5 balles.

    Comme pour le reste de l’économie, l’irruption du Covid-19 est venu perturber de plein fouet les réseaux structurés et stabilisés dans les années 2010. Lors du premier confinement mis en œuvre face à la première vague de Covid-19 en mars 2020, l’État n’a pas pu faire face à la pression opérée à l’intérieur des prisons.

    De fait, des très nombreuses personnes condamnés pour trafic de drogue ont été libérées et se sont revenues dans leur quartier d’origine. Sur les près de 6600 prisonniers libérés, une partie était concernée par les trafics de drogue ; ceux pour terrorisme, acte criminel ou violence intra-familiale étant exclus des modalités de libération anticipée.

    C’était là ouvrir la boîte de pandore car dans le contexte de désordre général occasionné par la pandémie, il ne pouvait que se produire un bond qualitatif vers une nouvelle situation.

    La rupture des chaînes d’approvisionnement et l’explosion de la production de drogues, notamment de cocaïne qui a suivi, appelait à la renégociation des marchés de distribution.

    Cet enjeu avait bien été souligné par la revue Crise en avril 2020. Il y était écrit :

    « Le marché de la drogue est plus que tout autre conditionné par le flux-tendu. La rupture d’approvisionnement a été fatale, et cela d’autant plus que de nombreux consommateurs ont constitué des stocks juste avant le confinement. On a là aussi un aspect de la profonde décomposition morale, psychologique, d’une partie de la jeunesse masculine française, littéralement paralysée par la crise.

    L’effondrement de l’offre s’est donc réalisée en parallèle d’une explosion de la demande, avec une chute d’au moins un tiers du trafic. Le résultat a été que les prix ont explosé, avec une hausse estimée entre 30 à 60 %.

    La barrette de 100 grammes de cannabis est par exemple passée de 280 à 500 euros en une semaine, augmentant les rivalités entre bandes de dealers. »

    De ce fait, les associations de criminels formés avant la crise du Covid-19 ont du revenir à la charge de manière plus affirmée, tant dans leur capacité d’approvisionnement que dans celle du contrôle de la main d’œuvre et des points de distribution.

    Il a fallu garantir les anciens points de distribution mais aussi et surtout en conquérir de nouveaux, occasionnant de nombreux règlements de compte, participant à la réorganisation-désorganisation générale des anciens réseaux. L’affrontement le plus connu étant à Marseille entre la « Yoda » et la « DZ Mafia » pendant l’année 2023.

    Un autre aspect a été l’explosion de la production consécutive à l’explosion de la consommation, notamment de cocaïne et de drogues de synthèse. En 2023, on parle de cinq millions de consommateurs de cannabis, mais aussi de près de 600 000 de cocaïne.

    Cette nouvelle tournure est marquée par l’implication croissante de jeunes, voir de très jeunes personnes recrutées sur les réseaux sociaux pour occuper les postes du bas de l’échelle du trafic mais aussi pour remplir des missions de liquidation de concurrents ou d’intimidation de tout un point de deal.

    Dans le contexte de crise générale du capitalisme, il a fallu reconquérir les anciens points de deal, tout autant que s’élargir. Cela a débouché sur le renforcement des réseaux, allant jusqu’à la cartellisation, la transformation en véritable cartel ou du moins un grand pas en ce sens, comme l’illustre la « DZ Mafia ».

    Tout cela n’aurait pas été possible sans avoir au préalable un état d’esprit favorable, tout à la fois du côté des consommateurs et du côté des « travailleurs » (« charbonneurs », « charkleurs »…).

    La décompression psychique d’après les confinements a ainsi produit un terrain social et culturel propice à l’éclosion de personnalités mi-zombies, mi-gangster ainsi qu’à banaliser la consommation généralisée de drogues dans la société allant jusqu’au relativisme le plus complet quant aux conséquences du trafic.

    Lumpenprolétaires et zombie life-style

    Les « émeutes » de juin 2023 à la suite de la mort du chauffard Nahel ont rappelé à la France le poids social et culturel pris dans la société par le lumpenprolétariat. Ce poids se caractérise par le triomphe de la mentalité du « petit seigneur » qui permet à des individus décomposés de se relancer dans la vie capitaliste par la terreur anti-sociale.

    C’est un retour en arrière en ce qu’il remet au goût du jour la mentalité esclavagiste. C’est-à-dire dans une société capitaliste développée où l’individu-égocentré doit se valoriser sur les marchés de la société de consommation en utilisant et exploitant les autres par des moyens de truquage, de combine, de mensonge, voir pour certains la violence. C’est le cannibalisme social ou « l’art » de manger les autres pour favoriser sa propre existence, sa propre valorisation sociale.

    Si l’on ajoute à ce contexte historique le fait que certains pans du lumpenprolétariat se trouvent d’ores et déjà ancrés dans des mécanismes de reproduction sociale permettant une certaine stabilisation autour du trafic de drogue, ainsi que le climat général de fatigue psychique sur fond d’esprit récréatif-libéral, on a alors les conditions historiques pour que l’extension du narcotrafic se réalise sans obstacles de taille.

    Plus généralement, l’individualisme, l’entrepreneur conquérant, la survivance d’une mentalité à moitié féodale dans une immense partie du monde, « l’happycratie » récréative permanente, l’oubli de soi et d’autrui forment autant de valeurs issues d’une société bourgeoise en putréfaction qui produit en retour des horreurs, des monstres.

    Car dans la couche du lumpenprolétariat, ces valeurs qui accompagnent le modèle de la réussite bourgeoise ne peut que prendre une tournure morbide et mortifère.

    C’est là que se joue le retour en arrière comme moyen de parvenir à gagner de grosses sommes d’argent : c’est la quête de l’argent rapide que l’on espèce obtenir à peu de frais dans une société qui a abandonné toute envergure morale et culturelle.

    Cela aboutit à des faits terribles comme ce 6 octobre 2024 où le chauffeur VTC Nassim Ramdane est abattu par un adolescent de 14 ans sur la route d’une mission visant à liquider des concurrents pour le compte d’un donneur d’ordre de 23 ans agissant depuis sa prison.

    Cet adolescent avait lui-même des parents incarcérés pour trafic de drogue, errant par conséquent entre familles d’accueil, foyers et points de deal, avant donc de devenir « charcleur » (tueur à gage, sorte de sicario à la française). On a là de très jeunes personnes en décrochage total avec la réalité, totalement désensibilisées au contact d’autrui et du réel.

    Ainsi comme l’a souligné à plusieurs reprises les précédents numéros de la revue Crise, les débuts de la seconde crise générale du capitalisme se matérialise par une spécificité historique, celle d’un lumpenprolétariat en roue libre.

    À la différence des XIXe et XXe siècle, notre époque est marquée par l’inexistence d’une classe ouvrière organisée, au sens où c’est une classe irresponsable quant à sa mission historique, et par une bourgeoisie décadente qui ne porte plus rien de positif, de constructif. Il n’y a donc plus d’encadrement social effectif qui tienne.

    Dans un tel contexte, le lumpenprolétariat cannibalisé devient l’agrégateur d’un style, d’une mode valorisée et valorisante pour des tas de zombies de la métropole. Ce mode de vie, car c’en est un, se propage alors à tous les étages de la société, avec donc son attitude, ses codes, ses habits, sa musique, son mode de déplacement. On pensera ici à bon nombre de clips de rap valorisant ce mode de vie.

    Ce mode de viese nourrit du pire de la bourgeoisie « moderniste » et du pire des restes du passé féodal.

    Pour la bourgeoisie, la valorisation typique des comportements lumpen est un miroir inversé de sa propre condition cosmopolite, anti-sociale, ultra-individualiste, de la même manière que la mentalité de petit seigneur agissant pour sa propre compte sans égard pour autrui est le reflet de l’ultra-riche ayant coupé les ponts avec le reste de la société.

    En mettant en avant une telle attitude qu’elle qualifie de « populaire » car ayant une lecture misérabiliste et populiste du monde, la bourgeoisie espère se protéger du feu de la lutte des classes en paralysant la classe ouvrière. En ce sens, la substance de la seconde crise générale ne diffère pas ici de la première crise générale avec un lumpenprolétariat qui joue toujours ce rôle de supplétif culturel de la bourgeoisie.

    En somme, on peut résumer un des aspects de la seconde crise générale comme suivant : crise du capitalisme + décadence de la bourgeoisie = valorisation du lumpenprolétariat = banalisation du cannibalisme social.

    L’État bourgeois dépassé par la situation

    Comme on le sait, la bourgeoisie ne pense pas, elle ne planifie pas. Lorsque la crise du Covid-19 a tout désorganisé, elle n’avait pas conscience du phénomène, moins encore des conséquences. C’est tout à fait vérifié avec la question des prisonniers libérés lors du premier confinement et de manière plus générale sur le délitement de la prison comme moyen d’isoler les éléments anti-sociaux.

    De nombreux réseaux de trafic sont ainsi pilotés directement par des détenus emprisonnés, la prison ne jouant plus aucun rôle contre l’extension des mafias. Car au-delà du fait que des dealers continuent leur business malgré leur emprisonnement, la prison est une plateforme de rencontre où des alliances se nouent, permettant aux réseaux de se transformer progressivement en des cartels.

    Une des raisons à ce processus réside dans le déploiement de nouveaux moyens technologiques tels que l’usage de drones pour se faire acheminer des téléphones portables.

    Bien qu’infiltrés et craqués en 2020 par la gendarmerie, il faut citer les EncroPhone, des téléphones sécurisés aux messageries cryptées, déjà utilisés par certains cartels mexicains ayant permis d’éviter de trop grosses saisies policières.

    Mais c’est surtout dans le relâchement du personnel pénitentiaire et de tout l’appareil d’État que réside le problème, avec une tendance à laisser-faire, laisser-passer dans le but de gagner la paix civile dans des prisons surchargées.

    Un fait marquant illustrant ce processus est sans aucun doute l’exfiltration par un commando ultra-militarisé du détenu Mohammed Amra dans le département de l’Eure au péage d’Incarville lors d’un de ses déplacements à bord de véhicules de l’administration pénitentiaire d’une prison de Normandie vers une autre. Outillés d’armes de guerre, le commando est parvenu à localiser le convoi et à le bloquer en sens inverse à la sortie du péage, faisant directement feu et tuant deux agents.

    En décembre 2024, soit sept mois plus tard, le fugitif Mohammed Amra n’a toujours pas été retrouvé, ni même les membres du commando. C’est dire la capacité d’intervention des mafias en France contre, ou plutôt face à l’État lui-même.

    Bien que des signaux étaient au rouge, et que des évènements hallucinants tels que l’affrontement tribale et armée à Dijon en juin 2020 sur lesquels la revue Crise s’était penché alors, l’État n’imaginait pas qu’un convoi pénitentiaire puisse être attaquer par un commando ultra-militarisé. La faillite est ici palpable et le réveil douloureux avec une société qui a brutalement pris conscience des enjeux réels.

    Cette déliquescence du rôle de la prison est un témoin directe de l’érosion des capacités de direction de la bourgeoisie, devenue incapable de faire appliquer correctement des peines en visant la protection de la société dans son ensemble.

    Car dans les faits, cette relative prise de contrôle des dealers sur les prisons aboutit à renforcer leur emprise sur les territoires, et donc à déliter les liens sociaux.

    La sécurité n’est plus garantie dans certaines parties du territoire du pays avec pour conséquence le quasi remplacement de l’État par les réseaux criminels dans la gestion des affaires courantes. On parle ici d’immeubles, voir de quartiers tout entier. Le réseau prend ainsi en charge ses salariés sur un mode féodal, avec notamment des dommages et intérêts versés à la famille de jeunes « guetteurs » ou « charbonneurs » assassinés.

    De manière plus générale, ce sont les jeunes les plus décomposés qui se retrouvent pris en charge par ces réseaux, devenant ainsi de la main d’œuvre disponible pour l’ensemble du réseau, c’est-à-dire évoluant au gré des jours sur plusieurs points de deal de la région.

    De fait, une telle « socialisation » n’aurait pas été possible sans la diffusion des téléphones portables et des réseaux sociaux qui rendent la communication pour les recrutements sécurisées et fiables. On est plus dans le dealer vivant et évoluant dans son propre quartier, mais dans un secteur économique qui a réussi à « salarier » une partie de la jeunesse lumpen.

    Cette prise de contrôle social s’étend maintenant vers le contrôle des flux légaux locaux et la remise en question de la présence étatique elle-même En valent pour preuve les rackets d’épicerie et de petits commerces à Marseille, l’intimidation débouchant sur la fermeture d’une agence d’office HLM dans un quartier à Nantes en 2023, la déviation de lignes de bus en banlieue lyonnaise la même année, la suspension du distribution du courrier postal dans un quartier de Saint-Nazaire ou bien la fermeture d’une cantine scolaire à Échirolles en 2024.

    Ce qui se passe, c’est bien la tendance à la « mexicanisation » de la France, avec des poches territoriales où les mafias imposent un « nouvel » ordre fondé sur un retour en arrière fait de racket, de règne de la terreur de type seigneuriale, mais aussi d’encadrement social et culturel d’une partie de la jeunesse.

    La bourgeoisie avait établi un « deal » avec les trafics en tant qu’expression historique : l’État devait laisser relativement la drogue circuler pour garantir la paix sociale, mais cela ne devait pas déborder un cadre délimité. Par-exemple, les bailleurs HLM acceptent le paiement en cash des loyers, ce qui en dit long sur la tolérance envers les revenus du narcotrafic.

    Mais depuis l’irruption de la crise en 2020, de nombreux faits attestent d’agissements de trafiquants débordant du cadre et impactant la vie civile elle-même : la société française est au début de la prise de conscience du poids considérable pris par les agissements des réseaux de drogue.

    Pourri par le libéralisme et par un nivellement vers le bas de ses propres cadres salariés dirigeants, la bourgeoisie est dépassée par la situation. Quoi qu’elle fasse, elle ne peut plus grand-chose contre le narcotrafic et cela pour plusieurs raisons.

    Tout d’abord, il y a la situation financière d’un État au bord de la faillite, devant forcément chercher à limiter le budget en faveur des forces régaliennes comme la police et la gendarmerie, et cela même dans un contexte où ces mêmes forces sont accaparées par le travail administratif et la gestion des violences intra-familiales ne restant plus dans le silence des vies privées.

    Mais là n’est pas l’aspect principal. La question de fond réside dans la nature d’un capitalisme en crise qui a trop laissé couler les choses, avec une corruption de basse intensité qui agit comme le meilleur corrosif. L’État a laissé faire en ne bousculant pas trop les choses afin de garder un peu de calme civil, se retrouvant vite pris au piège des sommes colossales en jeu, permettant une masse de corruption.

    On parle ici de rémunérations folles pour réaliser des « petits faits » opérés aux bons endroits des maillons des trafics : fermer les yeux sur le déplacement d’un conteneur transportant de la drogue dans un port, faire traîner la rédaction d’un acte juridique le rendant caduque, faire fuiter par erreur des données d’un fichier de police permettant la fuite ou le déplacement des « nourrices », conserver quelques kilos de drogues chez soi, participer à l’investissement dans un bail commercial légal pour faciliter le blanchiment…

    Enfin, on notera ici le rôle important joué par la monnaie fiduciaire, dont l’économie légale qui pourrait être définitivement remplacé par la monnaie scripturale mais cela entraverait les trafics et son rôle dans l’accumulation capitaliste.

    C’est la raison pour laquelle l’institut de statistique (INSEE) de l’État bourgeois a intégré en 2018 le trafic de drogue dans le calcul du PIB. C’est là le reflet de l’intégration du trafic de drogue comme secteur du capitalisme, jouant un rôle particulier dans la circulation du capital tout autant dans la métropole impérialiste que dans certains pays semi-coloniaux, semi-féodaux.

    L’imbrication des têtes de réseau dans les pays semi-féodaux semi-coloniaux

    Le trafic de drogue ne pourrait exister dans son ampleur actuel sans qu’il n’y ait une imbrication profonde avec des pays tels que le Maroc, l’Algérie, la Thaïlande, Dubaï.

    D’abord parce que ce sont des zones arrières éloignées des ennuis immédiats du trafic, ensuite parce que les têtes se trouvent au plus près de la production de la drogue. On sait comment la vallée du Rif au Maroc est le premier producteur de cannabis illégal à destination de l’Europe. Enfin, surtout, ces pays sont importants car ils regorgent de facilités pour le blanchiment de l’argent.

    On parle de pays aux traditions féodales, favorisant les échanges contractuels informels sans être trop regardant sur l’origine des sommes en jeu. Aussi Dubaï et la Thaïlande forment des espaces de vie typique pour satisfaire ces gros capitalistes cherchant à dépenser leur argent dans la décadence la plus totale. Cela alimente en retour les aspirations régressives des salariés d’exécution du réseau, cherchant à atteindre au plus vite ce train de vie.

    Ces pays sont également des points d’appui pour le blanchiment de l’argent. Le chiffre d’affaire d’un point de deal se partage en frais fixes, comme payer les salariés du réseau, les voitures, les armes, etc., et le reste revient au gérant-propriétaire qui se doit donc de trouver une solution pour réutiliser des sommes astronomiques disponibles seulement en liquide.

    Pour ce faire, un trafiquant peut jouer la carte du réinvestissement de sommes de moyenne importance dans des petits commerces comme des épiceries, des kebab, « barber shop », etc.

    Il y a aussi la prise de contrôle des boites de nuit pour générer ensuite des fausses factures facilement dissimulables du fait des sommes dépensées en liquide lors de soirées spéciales. La mort de Nicolas devant la discothèque Le Seven à Saint-Peray le 31 octobre 2024 relevait d’une de ces tentatives de prise de contrôle.

    Mais il y a d’autres moyens plus complexes. Ce sont par-exemple les partenariats avec des entreprises de construction qui emploient une main d’œuvre non déclarée issue de l’immigration, et a donc besoin de cash. Les trafiquants interviennent dans le blanchiment par ce biais là, et les patrons des entreprises montent des sociétés écrans générant des fausses factures pour rembourser les sommes en cash. Cette forme de blanchiment ne pourrait exister sans le processus d’émigration-immigration des pays semi-coloniaux, semi-féodaux vers les métropoles impérialistes.

    Enfin et surtout, il y a le rôle joué par les « sarrâfs » qui signifie « agent de change » en arabe. Un « sarrâfs » est une sorte de financier occulte, dont l’origine vient du Moyen-Age lorsque des banquiers facilitaient les échanges le long des routes commerciales du Moyen-Orient en pratiquant l’hawala.

    L’hawala est une méthode de transfert d’argent informel qui repose entièrement sur la confiance entre les contractants qui se connaissent sur une base le plus souvent communautaire. L’argent de la drogue est ainsi remis à des collecteurs agissant pour le compte du « sarrâfs » qui dispose d’équivalents dans d’autres pays et remet cette somme à la tête de réseau dans le pays où il réside.

    Très difficile à tracer et fonde sur une confiance interpersonnel, le système des « sarrâfs » permet de blanchir des sommes très importantes… Cela peut également fonctionner sous la forme de « compensations » immobilières ou foncières. Ce système de l’hawala est central pour le blanchiment des sommes les plus importantes du trafic, notamment pour acquérir des terrains ou des immeubles.

    Le développement de pays tels que le Maroc ou bien Dubaï, ayant bénéficié du développement capitaliste de ces trente dernières années, permet d’offrir une base arrière aux têtes de réseaux tout en continuant à proposer des relations aux mœurs semi-féodales essentielles au maintien des formes de blanchiment.

    Un exemple : les prétentions « républicaines »
    de Fabien Roussel du PCF contre les narcotrafics

    À Grenoble en septembre 2024, Lilian Dejean, un agent public en service était abattu par balles par un meurtrier issu du narcobanditisme. C’est que la narcotrafic à Grenoble s’est emparé de nombreux endroits de la ville et de ses banlieue, faisant régner un climat de terreur insupportable pour bon nombre de gens.

    C’est le cas notamment du quartier Saint-Bruno dans le centre-ville régulièrement touché par des règlement de compte par armes à feu, la direction de l’école situé aux abords de la place centrale modifiant parfois les itinéraires de sortie scolaires des enfants. Face au pourrissement de la situation, 300 habitants organisés dans un collectif se sont rassemblés samedi 23 novembre 2024 pour exiger une prise en charge de la sécurité. On parle de fusillades régulières dans une ambiance délétère de terreur, certaines balles ayant récemment atteint des logements et avec des itinéraires de sortie scolaire devant être déviés pour éviter la place centrale du quartier.

    Or Grenoble, c’est aussi sa banlieue avec une tradition liée à l’implantation du PCF, ce qui avait fait une ceinture rouge. Échirolles relève de cet héritage avec un mairie tenue par le PCF depuis 1944. Dans un de ses quartiers de la ville, le narcobanditisme pratique une terreur quotidienne, avec notamment un point de deal devant l’école Elsa-Triolet, poussant dernièrement le maire à fermer la cantine scolaire. À Saint-Martin-d’Hères, commune limitrophe d’Échirolles dirigée par un maire soutenu par le PCF, c’est un « drive » pour la drogue qui est installé au cœur d’une aire de jeu pour enfants….

    C’est la raison pour laquelle Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, s’est rendu en Isère mardi 26 novembre 2024 en mettant en avant cette thématique. Après s’être rendu à un rassemblement de 400 personnes à l’appel de la maire d’Échirolles pour demander l’installation d ’un commissariat de plein exercice, il s’est rendu à Pont-de-Claix pour apporter son soutien aux salariés de l’industrie chimique Vancourex menacée de fermeture, avant de terminer par un meeting à Fontaine sur le thème de la sécurité et de la lutte contre les narcotrafics.

    Fabien Roussel a joué le tribun populaire, avec la prétention de « prendre la tête de ce combat à gauche dans tout le pays ». Il y a distillé des formules chocs, comme « Barrons la route à la drogue », « Délinquants en col blanc, en prison comme tout le monde ». Et la maire PCF d’Échirolles Amandine Demore de parler du trafic d’armes et de drogues comme le « pire du système capitaliste ».

    Des formules qui frappent mais sont totalement vaines… Car pour le PCF, l’expansion du narcobanditisme serait seulement la faute de l’État, rien que de l’État avec la perte d’effectifs dans les instances régaliennes (police, justice, douanes, enquêteurs…). Le combat contre le narcobanditisme serait le « combat de tous les républicains » , « au-delà des clivages ».

    En bon élève le PCF veut présenter un projet de lutte contre le narcotrafic au Ministère de l’intérieur début janvier 2025, dont on sait déjà qu’il ne sera guère différent de ce que contient finalement le rapport du Sénat de mai 2024. En effet, selon Fabien Roussel, il s’agirait d’avoir p lus de policiers et douaniers en lien avec une traque des réseaux bancaires du blanchiment pour en finir avec le narcotrafic.

    Évidemment, ce sont là des aspects de la bataille, mais qui en néglige la nature fondamental : celle de la mobilisation du peuple sur des valeurs nouvelles. Ce que ne dit pas le PCF c’est que le pourrissement du capitalisme engendre forcément un pourrissement des mentalités, une moisissure de l’esprit fait de passivité et de fuite en avant dont la drogue est un des exemples les plus morbides et mortifères. Le problème est ainsi historique et culturel et non pas seulement « sécuritaire ».

    Le PCF s’est laissé couler et ses anciens bastions se sont transformés en des pointes avancées du deal. C’est vrai de la banlieue de Grenoble comme de la Seine-Saint-Denis. Il faut se souvenir ici de la mort en juin 2020 par règlement de compte à Saint-Ouen d’un jeune homme présenté comme chef du point de deal local tout en étant sympathisant du PCF, apprécié de ce parti lui-même !

    Le PCF a continué sa vie tranquille marquée par la sociabilité associative « pépère ». Ainsi Fabien Roussel peut-il encore parler lors de son meeting à Fontaines d’une vie pleine de rêves à Grenoble car elle serait une ville entourée des montagnes et de la chartreuse (alcool local très fort) et des « meilleures vins rouges ». Le PCF peut donc avancer un combat « républicain », cela est carrément démagogique car en diffusant l’idée d’une possible « vie tranquille » à l’ombre d’un État déliquescent, il dessert la prise de conscience populaire de l’ampleur des tâches à réaliser.

    Le poids pris par les narco-trafics impose la construction d’un nouvel État

    La lutte contre la place prise par les narco-trafics en France ne peut donc se passer d’une lutte des classes aiguisée. La faillite de l’État bourgeois dans le contexte de la seconde crise générale ne pourra pas endiguer réellement l’extension des narcos car il y a un besoin de répression absolue tant de la bourgeoisie décadente que du lumpenprolétariat.

    Le business de la drogue a trouvé à se nourrir de la destructuration du tissu prolétarien, en exploitant habilement des pans du lumpenprolétariat se retrouvant en errance totale. Une errance favorisée par une situation sociale marquée par la paupérisation absolue du fait d’un pays n’ayant plus de base industrielle en mesure de socialiser par le travail l’ensemble de la population.

    De fait, la Révolution visant le Socialisme en France se doit de prendre en compte cette problématique avec en ligne de mire le changement moral. Car ce dont il va s’agir, c’est de modifier les consciences pour éradiquer le poids croissant de la consommation de drogue. Il va falloir combattre les consommateurs qui permettent à de tels trafics de prospérer car l’offre n’existe que parce qu’il y a une demande. À cela s’ajoute un pouvoir d’État planifiant l’industrialisation du pays pour réintégrer grâce à des camps de travail les errements du lumpenprolétariat tout autant que pour mater sévèrement les responsables de la bourgeoisie décadente. ■

    Série de faits de violence anti-sociale issus du narco-banditisme impactant la vie civile en France depuis mars 2023

    • 4 mars 2023 : dans le quartier Nord de Nantes, le bailleur social Nantes Métropole Habitat est fermé depuis plusieurs semaines après des intimidations et menaces de mort proférées par des dealers à proximité.
    • 24 avril 2023 : à Marseille, cité La Busserine, un homme d’une soixantaine d’années meurt après avoir reçu des balles de kalachnikov alors qu’il jouait aux cartes à la table d’un café
    • 10 mai 2023 : à Marseille, cité Saint-Joseph, une femme de 43 ans meurt tuée par balle alors qu’elle se trouvait dans sa voiture.
    • 22 août 2023 : à Nîmes, quartier Pissevin, un enfant de 10 ans est tué par balles alors qu’il rentrait en voiture avec son oncle d’une sortie au restaurant.
    • 10 septembre 2023 : à Marseille, cité Saint-Thys, une jeune étudiant de 24 ans est tuée d’une balle de kalachnikov dans la tête alors qu’elle se trouvait dans sa chambre.
    • 19 octobre 2023 : à Montpellier, cité Saint-Martin, un homme tir au fusil à pompe à l’aveugle vers 21h. Une balle pénètre la salle de bain d’un appartement du 5e étage de l’immeuble, blessant une femme de 25 ans.
    • Nuit du 25 au 26 novembre 2023 : À Dijon, quartier de Stalingrad, un homme de 55 ans meurt après avoir reçu des balles de kalachnikov alors qu’il dormait dans sa chambre de son appartement situé au 1er étage. L’immeuble a été mitraillé, avec près de 60 douilles retrouvées sur place.
    • 14 mai 2024 : au péage d’Incarville dans l’Eure, un commando armé de kalachnikov extirpe d’un convoi pénitentiaire le détenu impliqué pour trafic de drogue Mohammed Amra. Deux agents pénitentiaires sont tués, trois sont blessés.
    • 8 juin 2024 : à Marseille, cela fait un an qu’un centre médico-psychologique (CMP) est fermé à cause des violences de dealers exercées à proximité.
    • 13 juin 2024 : à Rennes, la mairie ferme la bibliothèque du quartier de Maurepas le samedi car la sécurité n’est pas assurée pour les agents du fait d’un point de deal à proximité.
    • 22 juin 2024 : à Cannes, deux individus cagoulés sur une moto tirs des balles de kalachnikov dans le quartier de la Frayère. Une balle traverse la cuisine d’une habitante.
    • 2 juillet 2024 : à Nice dans le quartier Bon Voyage, des individus masqués patrouillent en plein après-midi dans le quartier armés de kalachnikov.
    • 6 juillet 2024 : à Cahors, un père de famille d’origine russe de 36 ans est battu à mort par des dealers après s’être opposé à l’installation d’un point de deal en bas de chez lui.
    • 17 juillet 2024 : à Nice, sept membres d’une même famille, dont trois enfants de 5, 7 et 10 ans, meurent dans l’incendie de leur appartement après que deux individus ait mis le feu à plusieurs étages de l’immeuble dans le cadre d’une « guerre de territoire ».
    • 8 septembre 2024 : À Grenoble, un dimanche matin, l’agent municipal en fonction Lilian Dejean est abattu par des balles de petit calibre tirées par un trafiquant sorti de boite de nuit et en délit de fuite après avoir causé un accident de voiture.
    • 21 septembre 2024 : à Villeurbanne, plusieurs impacts de balle sont constatés sur la façade d’un immeuble. Des balles traversent un appartement, endommageant une télévision et un canapé du salon.
    • 24 septembre 2024 : la mairie PCF d’Échirolles ordonne l’évacuation d’un immeuble habité par une vingtaine de familles exposées à un « danger de mort permanent » du fait de la dégradation avancée des parties communes par les dealers
    • 25 septembre : les professeurs du collège Mallarmé à Marseille exercent leur droit de retrait après des tirs d’armes de guerre sur l’établissement (87 impacts) et un tag « coffee » (signifiant un point de deal) sur l’un des murs de l’enceinte scolaire.
    • 27 septembre 2024 : à Caluire-et-Cuire, les habitants cherchent à déloger des dealers venus s’installer dans le quartier. Certains sont blessés par des coups de couteau.
    • 3 octobre 2024 : le chauffeur de VTC Nassim Ramdane est tué par un jeune « sicario » car il aurait refusé de le conduire lui et un de ses complices pour aller assassiner un concurrent.
    • 9 octobre 2024 : une vidéo est diffusée sur les réseaux sociaux où l’on voit des individus armés, habillés de noir et cagoulés devant une table orné d’un banderole « DZ Mafia » dans un but de « non-revendication » du meurtre du chauffeur VTC Nassim Ramdane et d’un autre concurrent.
    • 12 octobre 2024 : à Marseille, un bus de la ligner 23 est contraint de s’arrêter après qu’un individu armé à bord d’un scooter ait visé le bus car recherchant de passagers. La zone est connue comme l’un des plus gros point de deal de la ville, avec des bus forcés de zigzaguer entre les barrages filtrants construits par les trafiquants.
    • 20 octobre 2024 : à Marseille, la direction de la RTM fait dévier une ligne de bus passant à proximité de points de deal pour protéger les chauffeurs d’une « balle perdue » issue de règlements de compte.
    • 24 octobre 2024 : à Bordeaux, à 17h, un groupe de migrants liés au trafic de drogue attaque avec du mobilier urbain des commerçants sur un cours du centre-ville.
    • 26 octobre 2024 : à Rennes, un père, probablement lié au trafic de drogue, avec son fils de 5 ans, est pris en chasse par un véhicule avec des individus armés à bord qui font feu. L’enfant de 5 ans est touché par balles à la tête.
    • 31 octobre 2024 : à Poitiers, un affrontement violent oppose plusieurs dizaines d’individus après que certains soient venus mitrailler un « fast-food » sur la place Coimbra du quartier des Couronneries. Cinq blessés sont constatés.
    • 31 octobre 2024 : à Saint-Peray en Ardèche, un jeune homme venu faire la fête est tué à l’arme de poing devant la discothèque Le Seven dans le cadre d’une tentative de prise de contrôle par la « DZ Mafia » de la boite de nuit.
    • 1er novembre 2024 : dans le quartier nord de Nantes, un tir de kalachnikov traverse les pièces d’un appartement.
    • 13 novembre 2024 : à Marseille, une supérette des quartiers de nord est ciblée par un commando armé de la « DZ Mafia » en vue de son extorsion.
    • 18 novembre 2024 : Au quartier la Trébale à Saint-Nazaire, un pompier en tournée de vente de calendriers est agressé par une dizaine de jeunes liés au point de deal, l’obligeant à prendre la fuite.
    • 20 novembre 2024 : à Saint-Nazaire, la direction de la poste suspend la distribution du courrier à une adresse impactée par le trafic de drogue et ses violences régulières. Il est envisagé de continuer la distribution du courrier « en dehors des horaires d’ouverture du point de deal ».
    • 25 novembre 2024 : à Marseille, un individu asperge d’essence la porte d’un appartement où résidait une policière récemment licenciée, quelques jours après une autre tentative d’incendie du même appartement et des coups de feu sur l’immeuble. Le même jour, un commando armé attaque le bureau de l’Office anti-stupéfiants de l’aéroport Roissy Charles de Gaulle pour récupérer une vingtaine de kilogramme de cocaïne géolocalisée par les trafiquants.
  • Présentation du panarabisme et de son échec

    Panarabisme, panafricanisme, panaméricanisme

    Il existe des courants de pensée qui considèrent que l’Amérique latine, le monde arabe, l’Afrique… seraient forcément « socialiste », de par leur nature ; il n’y aurait nul besoin d’ajouter le communisme, qui par ailleurs serait « occidental ». On est dans l’idéalisme, où des propriétés magiques sont attribuées à une sorte de civilisation imaginaire qui existerait sans exister. Il suffirait de les rétablir pour que tout aille bien. D’où un grand volontarisme communautaire, un culte de l’élan vital : ce sont le panaméricanisme, le panarabisme, le panafricanisme.

    C’est naturellement là une démagogie qui ne fait que servir une idéologie nationaliste, masque de différents intérêts locaux tant qu’expansionnistes. Ce sont les idéologies de la grande Syrie, de la grande Turquie, de la grande Colombie, etc.

    En Amérique latine, cette démarche a littéralement pourri toute la gauche, tout le marxisme, à l’exception notable du Pérou. Dans ce pays, José Carlos Mariátegui a affirmé la nécessité d’une analyse matérialiste historique de la réalité nationale, ce qu’il a fait pour son pays en 1928 avec ses Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne. Il s’oppose ainsi à son époque à Víctor Raúl Haya de la Torre et son « Alliance populaire révolutionnaire américaine » (APRA).

    Le fameux Ernesto Che Guevara se situait, en pratique, dans la perspective de Haya de la Torre. Il se revendiquait du marxisme-léninisme, mais il avait une conception panaméricaine du monde. C’est qu’il agissait dans le cadre de Cuba, pays où le « Parti Communiste » a été mis en place de manière artificielle après l’indépendance conquise sur la superpuissance impérialiste américaine.

    Aligné sur le le social-impérialisme soviétique, Cuba a mis en avant le panaméricanisme comme vecteur de l’influence soviétique. En fait, tous ceux qui dans le tiers-monde se plaçaient dans l’orbite soviétique, que ce soit des pays ou des partis, étaient des diffuseurs du panaméricanisme, du panarabisme, du panafricanisme.

    Avec le révisionnisme triomphant, l’URSS avait abandonné toute critique des vestiges féodaux, de la formation d’une nouvelle féodalité avec des grands propriétaires terriens, du développement d’un capitalisme bureaucratique. C’est la Chine populaire de Mao Zedong qui va assumer cette ligne et la développer.

    Le social-impérialisme soviétique parlait de capitalisme, d’un capitalisme opprimé qui existerait dans les pays du tiers-monde.

    Il faudrait donc soutenir la « bourgeoisie nationale ». Le but était en réalité de faire en sorte qu’une nouvelle bourgeoisie bureaucratique remplace l’ancienne, pour passer dans l’orbite soviétique et non plus américaine.

    L’appui au panaméricanisme, au panarabisme, au panafricanisme était donc très utile, car cela permettait de promouvoir des coups d’État de la part de jeunes officiers, de donner une ligne à une bourgeoisie bureaucratique concurrente à celle dominante.

    On est ici dans une idéologie artificielle : le panaméricanisme, le panarabisme, le panafricanisme sont produits en laboratoires par des intellectuels, ayant par ailleurs eu une éducation dans les pays occidentaux. Il en va de même somme toute pour l’idéologie du FLN en Algérie, pour l’islamisme, pour le panislamisme qui se développent au même moment.

    Ces courants rencontrent un grand succès, de par leur idéalisme « volontaire », dans les différentes couches petites-bourgeoise urbaines ; elles sont totalement à l’écart des masses ouvrières et paysannes.

    Et l’URSS social-impérialiste valorise ces courants, afin de faire décrocher le plus de pays possibles de l’orbite américaine, pour avancer elle-même vers l’hégémonie mondiale.

    Le panarabisme étatique, de Nasser à Saddam Hussein

    La plupart du temps, le Front Populaire de Libération de la Palestine est présenté comme étant marxiste, voire marxiste-léniniste. En réalité, son idéologie est le nationalisme arabe, et le nationalisme arabe considère qu’il est naturellement « socialiste ». On chercherait en vain pourtant une analyse matérialiste historique, des références scientifiques aux œuvres de Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao Zedong.

    Il y avait à la fin des années 1960 une certaine attirance pour le communisme, effectivement, de la part de certains courants nationalistes arabes, comme effectivement le Front Populaire de Libération de la Palestine. Cela fut toutefois éphémère et superficiel, et de toutes façons marginal.

    Le noyau dur du panarabisme resta, en effet, soigneusement à l’écart du « marxisme ». Ses grands acteurs prenaient bien soin de ne jamais avoir l’air de s’aligner, d’une manière ou d’une autre, sur une idéologie prônant l’athéisme.

    Pour autant, ils défendaient en même temps la laïcité. Le paradoxe s’explique ainsi : ils voyaient en l’Islam un idéalisme propre à la nation arabe. C’était naturellement en réalité un prétexte pour auto-justifier leur propre ligne et leurs actions de petits-bourgeois cherchant à prendre les commandes d’un pays.

    Le FLN algérien est exemplaire d’une telle approche, mais les figures les plus connues sont l’égyptien Gamal Abdel Nasser, le syrien Hafez al-Assad, l’Irakien Saddam Hussein, le Palestinien Yasser Arafat, le Libyen Mouammar Kadhafi.

    Concrètement, n’ont été concernés que l’Égypte, l’Irak, la Libye et la Syrie, ainsi que le Yémen. Cela n’empêche pas qu’il existe des liens forts entre les pays arabes, au-delà du panarabisme : la ligue arabe est ainsi fondée en mars 1945, avec l’Égypte, l’Irak, la Syrie, le Liban, la Transjordanie, l’Arabie saoudite et le Yémen.

    Du côté panarabe plus directement, il y a d’abord une République arabe unie qui naît en 1958, composée de l’Égypte et de la Syrie. Deux référendums eurent lieu en ce sens, dont les résultats reflètent bien la nature des régimes. On est dans le bourrage de crâne et la dictature militaire.

    Sur la République arabe unieVoix pourVoix contre
    Égypte6 102 128247
    Syrie1 312 859139
    Sur Nasser comme présidentVoix pourVoix contre
    Égypte6 102 116265
    Syrie1 312 808190

    Le Liban a failli intégrer cette République arabe unie, mais il y eut une intervention américaine pour l’empêcher. Le Royaume-Uni envoya également des troupes en Jordanie pour s’assurer de la stabilité du pays.

    Une Fédération arabe de l’Irak et de la Jordanie fut également mise en place par l’impérialisme occidental, pour faire contre-poids. Elle ne dura que six mois par contre, l’Irak connaissant un coup d’État militaire, panarabe et pro-soviétique. L’Irak ne rejoignit toutefois pas la République arabe unie, préférant temporiser.

    Le Yémen du Nord, s’en rapprocha par contre, se plaçant à ses côtés pour former les États arabes unis. Cette partie nord du pays, en tant que République arabe issu d’un coup d’État militaire panarabe et pro-égyptien, affrontait la partie sud soutenue par l’Arabie Saoudite.

    La fusion syro-égyptienne en tant que République arabe unie ne dura toutefois pas, en raison de la prise de contrôle de la Syrie par l’Égypte, ce qui fut considéré comme inacceptable et provoqua dès 1961 un coup d’État militaire, mené par Haydar al-Kouzbari qui était lié à l’Arabie Saoudite.

    C’est révélateur : le panarabisme de Gamal Abdel Nasser, qui avait pris le pouvoir en 1952 en étant à la tête du « mouvement des officiers libres », n’était qu’un prétexte à l’expansionnisme égyptien ; ses propres réformes « anti-impérialistes » telles les nationalisations ne servaient que les intérêts d’un capitalisme bureaucratique se mettant en place.

    Un contre-contre coup d’État eut lieu ensuite en Syrie en 1963, dirigé par Amine al-Hafez, rétablissant le panarabisme comme idéologie dominante, mais sans dépendance égyptienne. Le social-impérialisme soviétique poussa alors ses pions et, en 1966, Salah Jedid prend le pouvoir, encore par un coup d’État.

    Le panarabisme est alors relativisé au profit de la ligne de la « grande Syrie » et il y eut de nouveau un coup d’État en 1970, par Hafez el-Assad, allié initialement à Salah Jedid mais qui envoya celui-ci 23 ans en prison. Hafez el-Assad représente une faction moins directement liée à l’URSS, tout en étant dans son orbite.

    Malgré le départ de la Syrie de la République arabe unie en 1961, l’Égypte conserva la perspective, et même le nom de République arabe unie jusqu’en 1971.

    La Libye se lança alors dans le processus ; elle avait connu un coup d’État militaire, en 1969, avec Mouammar Kadhafi. Celui-ci proposa la création d’une Union des Républiques arabes, avec son pays, l’Égypte, la Syrie.

    Un référendum vint approuver cette union, avec 99,96 % de oui en Égypte, 98,6 % en Libye, 96,4% en Syrie. Les pays ne purent jamais se mettre d’accord cependant, et le projet disparut officiellement au bout de quelques années.

    D’autres projets virent le jour entre-temps, dans la même perspective, avec une union entre l’Égypte et la Libye au sein de cette Union, puis entre l’Égypte et la Syrie au sein de cette Union.

    La Libye se tourna également vers la Tunisie, pour la formation d’une République arabe islamique. Les propos de Mouammar Kadhafi à Tunis en décembre 1972 sont un bon exemple de son approche générale, très ambitieuse.

    « Les luttes de libération nationale doivent maintenant déboucher sur un combat pour l’édification d’une nation arabe unifiée, du Golfe à l’Atlantique.

    Les dirigeants doivent répondre aux aspirations des masses, et les monarchies sont moins à même de le faire que les régimes républicains qui doivent savoir briser avec le passé.

    En Tunisie, la frontière avec la Libye est artificielle, elle a été inventée par le colonialisme. »

    Ayant entendu ce discours à la radio dans son palais présidentiel, le président tunisien Habib Bourguiba s’était alors précipité sur les lieux du discours pour monter sur la scène et prendre le micro.

    Il insista sur le fait que la Tunisie est née d’une longue lutte anti-coloniale et que le pouvoir en place ne vient pas d’un coup d’État. Habib Bourguiba se ralliera finalement à l’idée d’une République arabe islamique avec la Libye, mais le projet échoua dès le départ, en 1974.

    Mouammar Kadhafi ne cessa jamais ses tentatives d’union, et son panarabisme se mêla au panafricanisme. Toutes les entreprises tentées – union avec le Tchad en 1980, le Maroc en 1984 – échouèrent par contre.

    Finalement, Mouammar Kadhafi s’aligna sur le panafricanisme seulement, alors qu’il propageait sa « troisième théorie universelle », où l’Islam est interprété dans son « livre vert » pour une sorte de socialisme autogestionnaire.

    Il finança nombre de groupes armés (comme l’IRA, les factions palestiniennes ou divers groupes terroristes transnationaux), tenta de jouer un rôle sur la scène diplomatique internationale à travers une figure particulièrement excentrique (venant dormir dans une tente lors de ses visites notamment à Paris, changeant régulièrement de costumes particulièrement tapageurs, etc.).

    La dernière tentative d’union pan-arabe fut réalisée par Saddam Hussein, avec l’invasion du Koweit en 1990, qui échoua devant l’intervention militaire occidentale. Saddam Hussein avait également proposé sa propre version du panarabisme, appelé « saddamisme », où l’Irak prenait naturellement une place centrale, comme l’ Égypte auparavant dans le « nassérisme ».

    La théorie : le ba’thisme

    Le panarabisme a profité d’une théorie très développée, en laboratoire. Ses acteurs furent trois syriens : le chrétien Michel Aflaq, le musulman chiite alaouite Zaki al-Arsouzi, le musulman sunnite Salah Eddine Bitar.

    Comme il se doit, ils sont le produit de la pensée capitaliste occidentale. Michel Aflaq et Salah Eddine Bitar ont étudié ensemble à la Sorbonne dans les années 1930, et c’est dans ce cadre qu’ils fantasment sur un concept qu’ils ont forgé, celui de « renaissance » ou « résurrection » (al-ba’th).

    Cela va donner naissance au parti Ba’ath, plus exactement Hizb al-Ishtiraki al-Ba’ath al-Arabi – Parti socialiste de la résurrection arabe, qui va parvenir au pouvoir en Syrie et en Irak.

    Cependant, la théorie panarabe pure de Michel Aflaq et Salah Eddine Bitar exigeaient des adaptations, notamment dans un sens pro-soviétique, qu’eux-mêmes refusaient.

    Salah Eddine Bitar, après avoir été premier ministre, est obligé de s’exiler en catastrophe en 1966 ; il décédera assassiné à Paris en 1980, sans doute par les services secrets syriens. Michel Aflak est obligé de s’enfuir aussi, lui aussi condamné à mort par le régime, d’autant plus qu’il avait fait procéder à la dissolution du Parti Ba’ath au moment de l’unité avec l’Égypte. Il se réfugiera alors en Irak, comme conseiller idéologique de Saddam Hussein.

    Zaki al-Arsouzi joua le même rôle, mais en Syrie. Il avait évolué initialement parallèlement à Michel Aflak et Salah Eddine Bitar, dans une perspective tout à fait similaire.

    Il est d’ailleurs le premier à affirmer le concept de « ba’th », fondant un « parti » en ce sens, Michel Aflak et Salah Eddine Bitar suivant peu après avec un « mouvement ». La tendance « syrienne » du Ba’ath considère d’ailleurs que c’est Zaki al-Arsouzi le vrai fondateur du mouvement, ce que bien sûr la tendance « irakienne » réfute.

    Quels sont justement les fondements du ba’thisme ? Le ba’thisme ne dit pas, comme le socialisme le fait, que les pays arabes ont des traits communs facilitant leur fusion, leur dépassement en tant que nations, dans une forme supérieure, avec au bout du processus la république socialiste universelle.

    Le ba’thisme est un romantisme, qui affirme que l’unité arabe a existé au préalable, qu’elle a été perdue, qu’il faut la récupérer. Il met en avant ce mythe, afin de chercher à mobiliser les masses pour les faire soutenir une « élite » militaro-culturelle formant le parti dirigeant unique.

    Cela a clairement fonctionné, avec les coups d’État militaire réguliers dans plusieurs pays, mais à chaque fois c’était dans le contexte de la concurrence des superpuissances.

    Avec l’effondrement de l’URSS, l’idéologie panarabe s’est donc effondrée, alors qu’elle était de toutes manières déjà profondément affaiblie lorsqu’il était claire que l’URSS des années 1980 ne pouvait pas suivre le rythme.

    L’Islam est devenu pour cette raison toujours plus prévalent. Initialement, l’Islam est pour le ba’thisme la preuve du caractère national arabe unifié originel et original, et aussi une source d’inspiration « socialiste ».

    On est, en fait, dans une démarche fasciste, avec un État central puissant utilisant le corporatisme pour asseoir un rapport censé être « équilibré » entre les classes sociales, classes sociales qui n’existent de toutes façons que dans le cadre de la communauté nationale unifiée.

    On comprend, avec cet arrière-plan, le slogan de Michel Aflaq : « Une seule nation arabe avec un éternel message », allusion à la nature censée être éternelle du Coran.

    C’est le paradoxe d’un Arabe chrétien célébrant « la mémoire du prophète arabe », comme ici lors d’un discours prononcé dans l’amphithéâtre de l’Université syrienne le 5 avril 1943 :

    « Messieurs, l’Islam, incarné dans la vie du prophète, n’est pas aux yeux des Arabes un simple événement historique qu’on expliquerait en terme, de temps et d’espace, de causes et d’effets.

    C’est un mouvement si profond, si impétueux et si vaste qu’il est directement lié à la vie intrinsèque des Arabes prise dans l’absolu. Autrement dit, c’est une image fidèle et un symbole complet et éternel de la nature, des riches possibilités et de l’orientation authentique de l’âme arabe.

    C’est pourquoi, nous pouvons considérer qu’il est constamment apte à se renouveler, non pas dans sa forme et dans sa lettre, mais dans son essence. L’Islam est l’élan vital qui actionne les forces latentes de la Nation arabe et qui fait que s’y déchaîne la vie ardente qui emporte les barrages du traditionalisme et les entraves du conventionnalisme et rétablit le lien avec les notions profondes de l’univers.

    Prise de saisissement et d’enthousiasme, elle traduit ses sentiments en concepts nouveaux et en actions glorieuses. »

    Saddam Hussein dira, à la mort de Michel Aflaq, que celui-ci s’était converti à l’Islam ; il n’existe toutefois pas de réelle preuve à ce sujet. C’est toutefois secondaire, car l’Islam est pour les ba’thistes non pas tant une théologie qu’un élan national, une mystique.

    C’est pour cette raison que les ba’thistes sont républicains et laïcs : la religion doit rester une inspiration, une force mobilisatrice. Michel Aflaq soulignera de la manière suivante ce point dans Les Arabes entre leur passé et leur avenir en 1950 :

    « La religion est une source jaillissant de l’âme. En souhaitant la laïcisation de l’Etat, nous visons surtout à libérer la religion des exigences et des contingences de la politique. Ainsi pourra-t-elle librement s’exprimer dans la vie des individus et de la société, imprégnant chaque esprit de manière profonde et authentique, condition préalable et nécessaire de la renaissance de la nation. »

    Cette obsession mystique pour la « créativité » religieuse-communautaire s’accompagne systématiquement d’une dénonciation du « matérialisme » porté par le communisme. Le socialisme arabe est toujours considéré comme une entente entre les classes, une soumission à la nation comme communauté.

    On peut résumer finalement toute cette idéologie fasciste avec ce propos de Michel Aflaq : « L’arabisme est le corps dont l’âme est l’islam ».

    Il faut également mentionner le Syrien Constantin Zureik, passé par l’université américaine de Beyrouth, les universités de Princeton et du Michigan aux États-Unis. Il est le premier à avoir parlé de « nakba » (catastrophe) pour parler du drame palestinien en 1948.

    Tenant d’une « mission arabe » sur le plan de la civilisation, il prônait l’éducation, avec l’Islam comme toile de fond – bien que lui-même était chrétien. Il a fondé en 1951 le Mouvement nationaliste arabe avec le Palestinien Georges Habache, qui va ensuite fonder et diriger le Front Populaire de Libération de la Palestine.

    Cette dernière organisation n’a jamais été communiste ; elle est alignée sur le nationalisme arabe. Il en va de même pour le Parti Communiste en Syrie, qui eut comme dirigeant Khalid Bakdash de 1937 à 1995.

    Si Khalid Bakdash a tenté de forcer les choses dans les années 1950, et a dû fuir temporairement en URSS, il est revenu en Syrie de manière officielle, où son « Parti Communiste » participe au front mis en place par le régime ba’thiste dès 1972.

    Khalid Bakdash, laquais du social-impérialisme soviétique, a reçu à ce titre l’Ordre de la révolution d’Octobre en novembre 1972 et l’Ordre de Lénine en novembre 1982.

    C’est un exemple excellent, car les « communistes » en fait révisionnistes se sont toujours soumis aux idéologies nationalistes panarabes, panaméricaines, panafricaines, reflet de leur soutien aux tentatives de former une nouvelle bourgeoisie bureaucratique en remplacement de l’ancienne.

    Afin d’avoir une nouvelle bourgeoisie bureaucratique passant dans le camp soviétique, il fallait un justificatif idéologique : c’est là la fonction de ces idéologies, qui prétendent que la « bourgeoisie nationale » prenait son « indépendance » au moyen d’un front large, pour aller dans le sens d’enfin s’unir aux autres pays frères.

    C’est ce qui a pourri la Cause révolutionnaire dans le tiers-monde, et ce jusqu’à aujourd’hui. Sans analyse concrète de la réalité nationale, sans pensée-guide, rien n’est possible, et ce n’est certainement pas en utilisant des constructions artificielles panaméricaines, panarabes, panafricaines qu’il est possible d’avancer.

  • La Russie a-t-elle réussi à contourner la dissuasion nucléaire, et va-t-elle être la première à employer une arme nucléaire tactique ?

    La Russie a modifié sa doctrine de l’emploi de l’arme atomique, et ce n’est pas dû simplement à la situation militaire dans le conflit armé l’opposant au régime ukrainien soutenu par l’Otan. On est ici dans un redéploiement stratégique, qui correspond au rapport étroit de la Russie avec la Chine.

    Il faut absolument comprendre cette question, car ce qui est en jeu, c’est l’emploi d’une arme nucléaire tactique. Son emploi apparaît, en fait, comme relativement inéluctable.

    La quête du contournement de la destruction mutuelle assurée

    Dans un ancien numéro de Crise, il était expliqué que les grandes puissances cherchaient à contourner le principe de la « destruction mutuelle assurée », car il fallait bien parvenir à une expansion, d’une manière ou d’une autre, sans pour autant déboucher immédiatement sur un conflit nucléaire généralisé.

    L’article se trouve dans le numéro 18, datant de février 2022 ; son titre est « Les stratégies impérialistes de contournement de l’équilibre de la terreur à l’époque de la seconde crise générale du capitalisme : l’asphyxie comme approche de la superpuissance américaine, le délitement comme approche sino-russe ».

    L’article a été publié juste avant le début du conflit armé en Ukraine, mais il était déjà annoncé depuis plusieurs mois dans Crise que cela se produirait immanquablement, de par les contradictions existantes.

    Citons ici un passage sur la destruction mutuelle assurée.

    « Il n’est guère possible de contourner le MAD à moins de disposer d’une supériorité technique tellement avancée qu’elle submerge l’adversaire. Les superpuissances ont bien entendu tout essayé en ce sens, mais leurs tentatives ont toutes échoué. L’idée de base, la plus élémentaire, est de pilonner de manière si massive que l’ennemi n’a pas le temps de réagir.

    Le plan « Half Moon » de la superpuissance américaine visait en 1948 à lancer des bombes atomiques massivement sur 70 cibles soviétiques, vitrifiant 28 millions d’habitants. L’URSS n’avait alors pas l’arme atomique, qu’elle posséda en 1949. Mais au-delà de la question de l’arme ce qui est en jeu c’est bien entendu aussi voire surtout la capacité à faire accepter à l’opinion publique une telle offensive.

    Avec le MAD, le principe de pilonner massivement se maintint, mais en raison de la réaction totale qu’implique le MAD et de l’équilibre technologique régnant, ce n’était pas possible, à moins de trouver des missiles qui aillent si vite et qui contournent tellement les défenses que l’adversaire n’ait aucunement le temps de réagir. »

    Citons ici un passage sur la quête de contournement de cette destruction mutuelle assurée.

    « Les impérialistes sont coincés, parce qu’ils aimeraient prolonger certaines situations, en profiter pour « déborder » militairement, mais ils ne le peuvent pas. Il a fallu trouver une parade. C’est là qu’il faut étudier l’asphyxie comme approche de la superpuissance américaine, le délitement comme approche sino-russe. »

    Tel est le problème : comment avancer en termes d’expansion si un conflit lancé peut déboucher sur une guerre nucléaire devenant forcément généralisée ?

    L’article dit que chaque camp a son approche. La superpuissance impérialiste américaine et l’Otan cherchent à profiter de leur suprématie militaire, économique, financière, culturelle… pour asphyxier.

    On peut considérer que l’effondrement en douze jours de la Syrie en décembre 2024 est une expression d’une telle asphyxie. Le pays était sous embargo occidental, une opposition armée majeure existait au Nord soutenue par la Turquie, une partie du pays était géré par les forces armées kurdes directement soutenu par l’armée américaine, l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis ont fait miroiter une ré-intégration internationale.

    Du côté de la Chine et de la Russie, on vise le délitement. Comme le dit l’article,

    « Il s’agit de provoquer des fissures, des failles, de systématiser les petits chocs, afin que soient provoquées des situations qui échappent à l’ordre impérialiste dominant dans sa substance et empêche l’équilibre de la terreur de s’imposer. »

    Un exemple, idiot mais pas tant que ça, est le soutien russe aux « gilets jaunes » en France, notamment au moyen d’un média comme RT. Il s’agit de faire caisse de résonance à ce qui est contestation, remise en cause, troubles, etc.

    La situation a changé : la possibilité de l’emploi d’une arme tactique

    Les pratiques de contournement – asphyxie ou délitement – prennent un nouveau sens avec l’escalade militaire en Ukraine. C’est Emmanuel Macron qui a ouvert ici une nouvelle période historique, le 26 février 2024, en affirmant qu’était possible un envoi français de troupes au sol pour soutenir l’armée ukrainienne.

    C’était là ouvrir la boîte de Pandore de l’intervention occidentale en termes militaires, chose qui va bien plus loin que la fourniture d’armements et d’informations.

    Le second moment a été l’autorisation donnée par la superpuissance impérialiste américaine de mener des frappes en profondeur en Russie, au moyen de missiles américains. Le Royaume-Uni est sur la même ligne, la France ne le dit pas mais c’est le cas, seule l’Allemagne refuse encore.

    C’est que l’emploi de tels missiles exige un calibrage, qui par définition ne peut être réalisé que par des experts formés dans les pays qui les ont fabriqués.

    Cela veut dire qu’un missile américain envoyé en profondeur en Russie a forcément été paramétré par des cadres militaires américains. C’est pareil pour les Britanniques et les Français. Cela fait forcément passer un cap dans la belligérance.

    Le troisième moment, cela fut la « rumeur » selon laquelle le régime ukrainien pourrait mettre en place une arme atomique. Cette rumeur d’octobre 2024 a amené le président ukrainien Volodymyr Zelensky à souligner que l’Ukraine n’envisageait pas de produire des armes nucléaires.

    Cette hypothèse d’une éventuelle fabrication est indéniablement due aux factions ultras si puissantes en Ukraine, et qui sont confrontées aux graves revers sur le front, la Russie commençant à l’emporter.

    Le quatrième moment, ce fut l’emploi du missile « Oreshnik » par la Russie, le 21 novembre 2024, contre une usine d’armement à Dnipropetrovsk (devenu « Dnipro » en raison de la loi ukrainienne sur la « décommunisation »).

    En pratique, c’est un missile balistique intercontinental capable de transporter plusieurs ogives nucléaires, remplacées cette fois-ci par un armement conventionnel.

    La Russie a modifié le missile pour qu’il soit de moyenne portée, mais cela ne change rien à la nature de « l’avertissement » à l’encontre des pays occidentaux. Il y a ici une démonstration de la capacité à « appuyer sur le bouton », sans ambiguïté : un tel missile coûte très cher pour un résultat qui n’a rien de spécial comparé aux missiles classiques.

    Le paradoxe qu’on affronte alors fin 2024, c’est qu’on retombe alors à la case départ. La Russie, en affrontant l’Ukraine, qui n’est pas membre de l’Otan, ne provoque en théorie pas une situation où il y a un risque de destruction mutuelle assurée.

    Et pourtant, la problématique est apparue de nouveau, poussée par les contradictions à tous les niveaux de ce qui est, somme toute, l’affrontement pour l’hégémonie mondiale entre les superpuissances impérialistes américaine et chinoise.

    La modification de la doctrine russe de l’armement atomique

    Le 19 novembre 2024, le président russe Vladimir Poutine a annoncé la modification de la doctrine russe concernant l’emploi de l’arme atomique. Ce n’était pas une surprise : il avait déjà affirmé le 25 septembre 2024, dans le cadre d’une réunion du Conseil russe de Sécurité, que de par « l’évolution de la situation militaire et politique actuelle », il s’agissait désormais « d’adapter en conséquence les dispositions du document de planification stratégique aux réalités actuelles ».

    C’était néanmoins plus un avertissement qu’autre chose ; dans les faits, le changement de doctrine en novembre a été annoncé dans la foulée de l’emploi par l’armée ukrainienne de missiles américains à longue portée (les missiles MGM-140 ATACMS). Le rapport à faire entre les deux événements est évident.

    Quelles sont les modifications apportée ? Normalement, la Russie considérait que l’emploi d’une arme atomique répondait à la remise en cause même de son existence, remise en cause soit au moyen d’armes nucléaires, soit au moyen d’armes conventionnelles. Ce second point n’était pas formulé formellement dans la doctrine, mais il a toujours été considéré que c’était implicite.

    Désormais, il y a trois nouveaux cas de figure :

    – une attaque conjointe contre la Russie, par des moyens conventionnels d’envergure, de la part d’un « État non nucléaire, mais avec la participation ou le soutien d’un État nucléaire » ;

    – une attaque aérienne massive (au moyens d’avions, drones, armes hypersoniques, missiles, etc.) ;

    – une « menace critique à leur souveraineté et (ou) leur intégrité territoriale » concernant les Etats de l’Union (de la Biélorussie et de la Russie).

    La doctrine nucléaire russe est également concernée par des thématiques nouvelles : une attaque provoquant des catastrophes environnementales, des exercices militaires à grande échelle aux frontières, une action provoquant la séparation d’une partie du territoire russe, de nouvelles coalitions visant la Russie.

    Concernant ce dernier point, la doctrine précisé maintenant que l’attaque par un membre d’une coalition sera considérée comme relevant de celle-ci dans son entièreté. 

    L’emploi du missile « Oreshnik » date, on l’aura compris, de deux jours après cette modification de la doctrine nucléaire russe.

    Les pays occidentaux ont immédiatement considéré que tout cela relevait d’un vaste bluff, se moquant des avertissements du Kremlin depuis 2022, des « lignes rouges » posées sans que jamais il n’y ait rien, etc.

    L’une des cibles des moqueries en particulier est Dmitri Medvedev, le Vice-président du Conseil de sécurité de Russie (le président étant Vladimir Poutine), ancien président et premier-ministre, et actuel président de « Russie unie », le parti au pouvoir. Dmitri Medvedev ne cesse, en effet, depuis 2022, de faire des commentaires à la fois provocateurs et en même temps plein d’avertissements concernant l’emploi de l’arme atomique.

    En réalité, tout cela relève d’un contournement de la destruction mutuelle assurée, sur la base de l’escalade pour la désescalade.

    Sergueï Karaganov interviewé par Le Figaro

    Le 3 décembre 2024, Le Figaro publiait une interview de Sergueï Karaganov. C’est une surprise, car il est très largement inconnu du grand public : seuls les experts du monde russe, pour les questions de « géostratégie », en ont entendu parler.

    C’est d’autant plus étonnant qu’en plus de laisser parler un Russe dans le plus grand média français, celui-ci tient des propos absolument explosifs. On aborde directement la question de l’emploi d’une arme nucléaire tactique, que Sergueï Karaganov appelle de ses vœux !

    Avant de voir ce qu’il dit, regardons la présentation de celui-ci par le Figaro :

    « Écouté au Kremlin, président d’honneur du très influent Conseil de politique étrangère et de défense (SVOP) qu’il a cofondé en 1992, Sergueï Karaganov est une figure clé de la pensée stratégique russe. »

    Le Figaro avertit : il faut écouter ce qu’il a à dire. Et que dit Sergueï Karaganov ?

    « LE FIGARO. – Que pensez-vous des changements apportés récemment par Vladimir Poutine à la doctrine nucléaire russe ?

    Sergueï KARAGANOV. –L’objectif de la politique de la Russie est d’abaisser le seuil d’utilisation des armes nucléaires et de barrer la route à une guerre nucléaire majeure.

    Poutine a précisé que la Russie a le droit d’utiliser des armes nucléaires, y compris contre des puissances non-nucléaires qui mènent la guerre contre nous avec le soutien de puissances nucléaires. Il s’agit d’une innovation importante, mais il existe également d’autres changements. Je m’en félicite car cela fait plusieurs années que je plaide pour de tels changements (…).

    La dissuasion nucléaire ne fonctionne plus. Il faut réintroduire un fusible nucléaire dans l’ensemble du système international et cela ne s’applique pas seulement aux relations entre la Russie et l’Occident.

    Vos propositions risquent de mener à une escalade…

    Oui, il est nécessaire de conduire à l’escalade. J’encourage la Russie à progresser sur l’échelle de l’escalade vers la dissuasion et l’intimidation.

    Des pas ont déjà été faits en ce sens mais il faut aller plus loin pour dégriser tout d’abord nos voisins européens qui, de mon point de vue, ont perdu la raison.

    Comme il y a cent ans, ils sont en train de pousser le monde vers une guerre mondiale tandis que les Américains misent cyniquement sur une guerre entre la Russie et l’Europe en espérant qu’un tel conflit épuise la Russie et dépouille en même temps l’Europe (…).

    Toute attaque à grande échelle contre la Fédération de Russie, toute utilisation de la force armée contre ses citoyens, pourrait être à l’origine d’une frappe nucléaire.

    Naturellement, la doctrine ne le dira pas comme cela. Mais je pense qu’elle devrait délier les bras de notre président pour lui permettre d’utiliser ces armes en cas d’attaque contre la Fédération de Russie et les citoyens russes, ainsi que contre nos alliés les plus proches, notamment la Biélorussie.

    Le seuil doit être abaissé le plus possible.

    Deuxièmement, nous devons modifier la doctrine pour que notre population soit préparée à une telle politique. Troisièmement, des changements sont nécessaires pour ajuster la production des forces de dissuasion, à la fois stratégique et non stratégique. »

    Sergueï Karaganov est effectivement connu pour proposer cette ligne. Et ce qui est clair, c’est que Le Figaro n’est pas allé le chercher tout seul. Est-ce la Russie ou la France qui a demandé que son point de vue soit connu ?

    Peu importe, voyons donc en détail sa lecture stratégique, ce qui va permettre d’éclairer la question de l’emploi d’une arme nucléaire tactique.

    Sergueï Karaganov et la « Russie forteresse » tournée vers la Chine

    Sergueï Karaganov considère que les deux prochaines décennies vont être celles de grands bouleversements. Il faut donc une « Russie forteresse ».

    Ce que cela veut concrètement dire, c’est qu’elle soit auto-suffisante à tous les niveaux – ce qui n’est pas, selon lui, l’autarcie. Il s’agit simplement d’éviter tout alignement sur une « échelle de valeurs » qui a été posée en-dehors de la Russie, car cela implique son encadrement, sa soumission.

    Il s’agit également, à tout prix, de ne pas s’impliquer dans des conflits au niveau mondial. Cela paraît paradoxal avec l’intervention contre l’Ukraine, qu’approuve Sergueï Karaganov. Mais c’est là une question de sécurité et de profondeur stratégique, car en pratique l’Ukraine est un simple fardeau, considère-t-il.

    L’avenir, c’est pour lui la Sibérie, et tout se joue donc avec la Chine et les pays d’Asie centrale. Il dit ouvertement que la Russie doit être « sibérianisée », qu’il faut en finir avec l’Europe :

    « Il aurait été préférable de terminer notre odyssée occidentale et européenne un siècle plus tôt. Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose d’utile à emprunter à l’Occident, même si de nombreux déchets s’y infiltrent.

    Mais en achevant tardivement le voyage, nous conserverons la grande culture européenne qui est aujourd’hui rejetée par la mode post-européenne. Sans elle, nous n’aurions pas créé la plus grande littérature du monde. Et sans Dostoïevski, Pouchkine, Tolstoï, Gogol et Blok, nous ne serions pas devenus un grand pays et une grande nation. »

    L’occident est de toutes façons condamné à être rejeté à une place bien moindre, de par les efforts de la majorité mondiale :

    « L’Occident devrait être relocalisé à une place plus modeste, mais digne, dans le système mondial. Il n’est pas nécessaire de l’expulser : étant donné le vecteur de développement de l’Occident, il partira de lui-même. Mais il est nécessaire de dissuader fermement toute action d’arrière-garde de l’organisme encore puissant de l’Occident. Des relations normales peuvent être partiellement rétablies dans une vingtaine d’années. Mais elles ne sont pas une fin en soi. »

    Cela s’accompagne d’un alignement total sur la Chine, qui va prendre une place essentielle dans le monde :

    « Si la Russie reste forte (et nous devrons nous battre pour cela), si la Chine reste un géant épris de paix et si leurs dirigeants et leurs peuples approfondissent leur amitié, ces deux pays deviendront le rempart de la paix et de la stabilité internationales. »

    Quel rapport alors avec l’emploi de l’arme nucléaire tactique ?

    C’est que justement, suivant cette perspective, la rupture avec l’Europe doit être consommée. Et la Russie suit déjà cette ligne, puisqu’elle rompt à tous les niveaux avec l’Europe, coupant les ponts, se définissant désormais comme asiatique.

    Cela pose un énorme problème aux Russes, qui eux savent bien que ce n’est pas vrai, et que s’ils sont asiatiques, ils sont également européens. Mais la ligne dominante en Russie est celle du « grand départ » de l’Europe.

    Sergueï Karaganov et la théorie de l’emploi de l’arme atomique pour l’éviter

    Tout cela amène à la stratégie de l’abaissement du seuil de l’emploi de l’arme atomique. Comme la dissuasion est devenue une abstraction, il faut la réinscrire dans la pratique – c’est l’escalade pour la désescalade.

    Sergueï Karaganov est à ce titre le théoricien de la frappe justifiée contre les pays de l’Otan, et il est interdit pour lui de venir dans l’Union européenne à cause de ces propos d’ailleurs.

    « La politique de la Russie devrait se fonder sur l’hypothèse que l’OTAN est un bloc hostile qui a prouvé son agressivité par sa politique antérieure et qui mène de facto une guerre contre la Russie. Par conséquent, toute frappe nucléaire sur l’OTAN, y compris préventive, est moralement et politiquement justifiée (…).

    Je pense qu’il serait souhaitable de limiter la puissance des têtes nucléaires à 30-40 kilotonnes, par exemple, soit une bombe d’Hiroshima et demie ou deux, afin que les agresseurs potentiels et leurs populations comprennent ce à quoi ils sont confrontés (…).

    Dieu a frappé Sodome et Gomorrhe, plongées dans l’abomination et la débauche, d’une pluie de feu. L’équivalent moderne : une frappe nucléaire limitée sur l’Europe. »

    Tout cela est dit, bien entendu, au nom de l’optimisme :

    « Si nous survivons aux deux prochaines décennies, si nous évitons un autre siècle de guerres, comme l’a été le vingtième siècle, en particulier sa première moitié, nos enfants et nos petits-enfants vivront dans un monde multicolore, multiculturel et beaucoup plus juste. »

    C’est justement pour arriver à ce monde-là que l’emploi de l’arme nucléaire tactique, donc, prend son sens. Le principe est le suivant : la Russie pense qu’au long cours, elle est bien placée. Pour se couvrir, elle tourne le dos à l’occident.

    En partant, elle ferme la porte, et la verrouille : cette porte, c’est l’Ukraine. L’arme nucléaire tactique, c’est pour verrouiller.

    La propagande occidentale selon laquelle la Russie veut envahir l’Europe est, en plus d’être absurde car infaisable, d’autant plus erronée que ce n’est pas du tout l’optique russe.

    La Russie sait bien qu’elle ne parviendrait pas à gérer un pays capitaliste développé conquis, et même l’Ukraine serait un cauchemar, alors que le pays est culturellement proche et dans une situation économique terriblement arriérée.

    Gagner serait de toutes façons extrêmement difficile, même si en même temps la Russie, et en première ligne d’ailleurs Sergueï Karaganov, pense que jamais les États-Unis ne lanceront une arme atomique sur la Russie simplement pour défendre l’Europe.

    L’arme nucléaire tactique ne viserait justement pas à ouvrir des portes pour avancer tactiquement vers l’ouest, mais à la fermer, pour aller stratégiquement vers l’est !

    L’emploi de l’arme nucléaire tactique apparaît comme inévitable

    Le problème de fond de la Russie, c’est que les occidentaux considèrent que l’utilisation de l’arme atomique ne se fera pas, et que toutes les menaces russes sont du bluff. Comme les Russes sont des Russes, ils en ont trop fait à ce sujet pour que cela soit lisible du point de vue occidental, et le fil de la compréhension a été rompue.

    Il apparaît donc que l’emploi de l’arme nucléaire tactique semble inévitable du point de vue russe. Il ne s’agit pas de l’utiliser pour avancer sur le champ de bataille, et il ne s’agira pas non plus réellement de faire face à une menace immédiate de grande ampleur.

    Cela sera utilisé comme moyen de geler une situation, non pas sur le court terme, mais dans une perspective stratégique. Logiquement, cela se produira au moment maximum de la poussée russe en Ukraine, lorsque la Russie considérera qu’elle n’est pas en mesure d’aller plus loin sans des dommages irréparables.

    L’utilisation d’une telle arme finira les hostilités sur le champ, elle gèlera tout. En même temps, on se doute qu’il faut arriver à une tension énorme pour arriver jusque-là.

    C’est là tout le paradoxe du contournement de la destruction mutuelle assurée. En fait, c’est assez simple si on regarde les choses ainsi : l’arme nucléaire a perdu sa nature stratégique, alors elle acquière une portée tactique, qui reste à « découvrir ».

    C’était en fait déjà le cas à Hiroshima et Nagasaki. Seulement, à l’époque, cela n’avait pas été compris, pour deux raisons :

    – le Japon a capitulé, donc il a été attribué une valeur stratégique à l’arme nucléaire ;

    – l’arme nucléaire employée alors équivaut à une version « tactique » aujourd’hui, mais à l’époque c’était le maximum possible et cela a été interprété comme une arme « stratégique » (les armes nucléaires de 1945 étaient de 20 kilotonnes, aujourd’hui c’est 100, 300 kilotonnes).

    Il ne faut pas aller jusqu’à dire que l’arme nucléaire tactique est à mettre sur le même plan que les drones, néanmoins cela va dans le même sens. Cela devient un outil nécessaire pour les affrontements modernes. C’est en quelque sorte le déséquilibre de la terreur de la première partie du 21e siècle, par opposition à l’équilibre de la terreur de la seconde partie du 20e siècle. ■

    Le  21 novembre 2024, à l’occasion du lancement du missile « Oreshnik » sur une usine militaire de Dnipropetrovsk, le président russe Vladimir Poutine est intervenu à la télévision dans la soirée pour tenir un discours. Ce dernier est ici reproduit.

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    Je voudrais informer le personnel des forces armées de la Fédération de Russie, les citoyens de notre pays, nos amis dans le monde entier et ceux qui continuent à se faire des illusions sur la possibilité d’infliger une défaite stratégique à la Russie des événements qui se déroulent aujourd’hui dans la zone où se déroule l’opération militaire spéciale, à savoir [la situation ]après l’utilisation d’armes de longue portée fabriquées par l’Occident sur notre territoire.

    Poursuivant l’escalade du conflit en Ukraine provoquée par l’Occident, les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN ont déjà annoncé qu’ils autorisaient l’utilisation de leurs systèmes d’armes de précision à longue portée sur le territoire de la Fédération de Russie.

    Les experts savent bien, et la partie russe l’a souligné à plusieurs reprises, qu’il est impossible d’utiliser de telles armes sans l’implication directe de spécialistes militaires des pays qui les produisent.

    Le 19 novembre, six missiles opérationnels-tactiques ATACMS de fabrication américaine et, le 21 novembre, au cours d’une attaque combinée de missiles, des systèmes Storm Shadow de fabrication britannique et HIMARS de fabrication américaine ont frappé des installations militaires sur le territoire de la Fédération de Russie – dans les régions de Briansk et de Koursk.

    À partir de ce moment, comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, le conflit régional en Ukraine provoqué par l’Occident a pris une dimension mondiale.

    Nos systèmes de défense aérienne ont repoussé ces attaques. Par conséquent, les objectifs manifestement fixés par l’ennemi n’ont pas été atteints.

    Une fois de plus, je tiens à souligner en particulier que l’utilisation de telles armes par l’ennemi n’est pas en mesure d’affecter le déroulement des opérations de combat dans la zone d’opération militaire spéciale.

    Nos troupes progressent avec succès sur toute la ligne de contact. Toutes les tâches que nous nous sommes fixées seront accomplies.

    En réponse à l’utilisation d’armes à longue portée américaines et britanniques, les forces armées russes ont lancé, le 21 novembre dernier, une frappe combinée sur l’une des installations du complexe défense-industrie ukrainien.

    Dans des conditions de combat, elles ont également testé l’un des plus récents systèmes de missiles russes à moyenne portée, en l’occurrence un missile balistique à configuration hypersonique non nucléaire.

    Nos ingénieurs en missiles l’ont baptisé « Oreshnik ». Les essais ont été couronnés de succès et l’objectif du lancement a été atteint. Sur le territoire ukrainien, dans la ville de Dniepropetrovsk, l’un des complexes industriels les plus importants et les plus connus depuis l’époque de l’Union soviétique, qui produit encore aujourd’hui des équipements de missiles et d’autres armes, a été touché.

    Nous développons des missiles à portée intermédiaire et à plus courte portée en réponse aux projets des États-Unis de produire et de déployer des missiles à portée intermédiaire et à plus courte portée en Europe et dans la région Asie-Pacifique.

    Nous pensons que les États-Unis ont commis une erreur en mettant unilatéralement fin au traité sur l’élimination des missiles à portée intermédiaire et à plus courte portée en 2019 sous des prétextes fallacieux.

    Aujourd’hui, les États-Unis ne se contentent pas de produire de tels équipements, mais, comme nous pouvons le constater, ils ont réglé les questions liées au déploiement de leurs systèmes de missiles avancés dans différentes régions du monde, y compris en Europe, lors d’exercices d’entraînement pour leurs troupes. En outre, au cours de ces exercices, elles s’entraînent à les utiliser.

    Permettez-moi de vous rappeler que la Russie s’est volontairement et unilatéralement engagée à ne pas déployer de missiles de moyenne et de courte portée tant que les armes américaines de ce type n’apparaîtront dans aucune région du monde.

    Je le répète : nous procédons à des essais réels du système de missiles Oreshnik en réponse aux actions agressives des pays de l’OTAN à l’encontre de la Russie.

    La question de la poursuite du déploiement de missiles à moyenne et courte portée sera décidée par nous en fonction des actions des États-Unis et de leurs satellites.

    Nous déterminerons les cibles des nouveaux essais de nos derniers systèmes de missiles en fonction des menaces qui pèsent sur la sécurité de la Fédération de Russie.

    Nous nous considérons autorisés à utiliser nos armes contre les installations militaires des pays qui autorisent l’utilisation de leurs armes contre les nôtres, et en cas d’escalade des actions agressives, nous répondrons de la même manière décisive et en miroir.

    Je recommande aux élites dirigeantes des pays qui envisagent d’utiliser leurs contingents militaires contre la Russie d’y réfléchir sérieusement.

    Il va sans dire que lorsque nous choisirons, si nécessaire et à titre de mesure de rétorsion, des cibles à frapper par des systèmes tels que « Oreshnik » sur le territoire ukrainien, nous proposerons à l’avance aux civils et demanderons également aux citoyens des États amis qui se trouvent sur place de quitter les zones dangereuses.

    Nous le ferons pour des raisons humanitaires, ouvertement, publiquement, sans craindre l’opposition de l’adversaire, qui reçoit également ces informations.

    Pourquoi aucune crainte ?

    Parce qu’il n’existe aujourd’hui aucun moyen de contrer de telles armes.

    Les missiles attaquent des cibles à une vitesse de Mach 10, soit 2,5 à 3 kilomètres par seconde.

    Les systèmes de défense aérienne actuellement disponibles dans le monde et les systèmes de défense antimissile créés par les Américains en Europe ne peuvent pas intercepter ces missiles, c’est impossible.

    Je voudrais souligner une fois de plus que ce n’est pas la Russie, mais les États-Unis qui ont détruit le système de sécurité internationale et qui, en continuant à se battre et à s’accrocher à leur hégémonie, poussent le monde entier vers un conflit mondial.

    Nous avons toujours préféré et sommes désormais prêts à résoudre tous les différends par des moyens pacifiques. Mais nous sommes également prêts à faire face à toute évolution des événements.

    Si quelqu’un en doute encore, c’est en vain : il y aura toujours une réponse.

  • Le matérialisme dialectique et les étapes de l’étude d’une chose, d’un phénomène

    Comment aborder une chose, un phénomène, du point de vue du matérialisme dialectique ?

    1. La première chose à bien comprendre, c’est qu’il est impossible d’avoir un regard scientifique sur une chose, un phénomène, sans reconnaître la dignité du réel.

    La thèse bourgeoise de l’observateur « neutre » est bien connue. Sous des apparences d’objectivité, cette approche implique en réalité un regard partial. Il y a, en effet, une mise de côté de la dignité de la chose, du phénomène.

    Si une chose, un phénomène existe, ce n’est pas pour rien. Prétendre l’aborder de manière neutre, c’est passer à côté de la reconnaissance de son existence et de la nécessité de son existence.

    Cela ne veut pas dire qu’il faille apprécier cette chose, ce phénomène. Néanmoins, rien n’existe de manière suspendue dans le vide ; si une chose, un phénomène existe, c’est comme produit de beaucoup d’autres choses, et en rapport avec beaucoup d’autres choses.

    C’est ce que nous appelons la dignité du réel.

    Il faut ici souligner une erreur très grave dans la traduction d’une des thèses fondamentales de Karl Marx, qu’on connaît sous le nom de « thèses sur Feuerbach ». Ludwig Feuerbach (1804-1872) est un très important penseur matérialiste allemand.

    Se plaçant à la suite de Hegel, il affirme la primauté de la sensation et le caractère central de la Nature. Karl Marx se positionne directement dans son prolongement, le corrigeant en ajoutant la dimension pratique, transformatrice.

    Voici la traduction « classique » de la première thèse de Karl Marx sur Feuerbach, puis la version rétablie. Karl Marx ne reproche pas la subjectivité, bien au contraire il affirme qu’elle n’est pas présente alors qu’il le faut.

    « Le principal défaut, jusqu’ici, du matérialisme de tous les philosophes – y compris celui de Feuerbach est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective. »

    « Le principal manquement de tout matérialisme jusqu’ici – celui de Feuerbach y compris – est que l’objet, la réalité, la sensibilité, n’est saisi que sous la forme de l’objet ou de la vue, mais pas comme activité humaine relevant des sens, comme pratique, pas subjectivement. »

    Il est impossible d’aborder une chose, un phénomène de manière « neutre ». On a forcément un certain rapport avec lui déjà. C’est là-dessus qu’il faut se fonder.

    Karl Marx n’a pas écrit Le capital, ce monument scientifique, comme un ouvrage fondé sur une lecture « neutre », mais bien en portant une haine au capitalisme justement, en se plaçant dans une démarche prolétarienne.

    2. Une fois qu’on a compris pourquoi on se tourne vers une chose, un phénomène, il faut étudier l’histoire passée. Il s’agit de connaître le contexte de la naissance de cette chose, de ce phénomène.

    Plutôt que de naissance, il vaut mieux parler de production. Il s’agit de connaître le cadre productif.

    Il y a ici deux aspects. Tout d’abord, il s’agit de saisir quel est l’environnement qui fait que cette chose, ce phénomène existe. Ensuite, l’usage est de délimiter le domaine concerné : s’agit-il de médecine, d’économie, de mathématiques, de musique, de physique nucléaire, d’émotions, etc.

    Le matérialisme dialectique, au sens strict, ne légitime pas un découpage en domaines. Ce serait contraire au principe de la dignité du réel, et le réel possède un nombre infini de facettes.

    Néanmoins, le matérialisme dialectique reconnaît justement la dignité du réel et partant de là il reconnaît celle de quelqu’un se tournant d’une certaine manière vers une chose, un phénomène.

    Même si le sculpteur a tort de se tourner vers une sculpture en particulier en se fondant sur la sculpture comme pratique artistique générale, et non pas sur le matérialisme dialectique, le fait qu’il le fasse relève de la dignité du réel.

    Tout cela revient à dire, somme toute, qu’il est nécessaire de connaître l’environnement général d’une chose, d’un phénomène.

    3. La chose à faire après s’être tournée vers une chose, un phénomène et son environnement, ce n’est surtout pas de se précipiter et de chercher à procéder à une « dissection ». C’est là une démarche qui relève du naturalisme et qui fait un fétiche de la chose particulière dans une situation particulière, qu’il s’agirait de tenter de généraliser.

    La dissection et l’expérimentation naturaliste cherchent au hasard, en multipliant les essais, en essayant de faire « réagir » la chose, le phénomène. C’est une manière qui vise à « forcer » la vérité.

    Ce qu’il s’agit de faire, c’est en réalité de regarder le mode de fonctionnement, le mode opératoire. Que fait cette chose, ce phénomène ? En quoi consistent les actions, les réactions, les transformations ?

    L’immense Aristote (384-322 avant notre ère) est arrivé jusqu’ici. Ne pouvant saisir la dialectique dans une société esclavagiste, il a été obligé de faire un fétiche de ces actions, de ces réactions, de ces transformations.

    Il les a assimilées, en présentant cela comme la matrice de toute chose, de tout phénomène. La science consisterait en l’analyse de ces matrices et leur répartition (d’où son affirmation qu’il existe des « espèces » animales justement).

    Il appelle « entéléchie » le processus dans la matrice de toute chose, en combinant entelēs (ἐντελής – complètement grandi, mature), telos (τέλος – perfection, accomplissement), echein ( ἔχειν – avoir, tenir).

    Dit plus simplement : chaque chose, chaque phénomène obéit à une matrice interne donnant potentiellement la réalisation complète d’une chose. La chenille, par exemple, possède dans sa matrice sa transformation accomplie en papillon.

    4. Peut-on alors, enfin, se tourner vers la chose elle-même et ses contradictions internes ? On le peut, mais il vaut mieux procéder à une étape intermédiaire, même si on peut la décaler à pour après. En réalité, il vaut mieux la commencer à ce niveau et y revenir.

    Une fois en effet qu’on a reconnu la dignité du réel, qu’on a circonscrit le contexte, qu’on a analysé le mode opératoire, il faut déterminer la chose.

    En fait, tout scientifique réel, s’il n’emploie pas le matérialisme dialectique, parvient à ce niveau, quitte à effectuer beaucoup de contorsions en raison des influences de l’idéalisme.

    Encore est-il que le scientifique, s’il agit dans un cadre bourgeois, cherche une définition positive. Nous, ce que nous voulons, c’est bien au contraire une négation.

    Nous suivons ici le principe de Spinoza, repris par Karl Marx : toute définition est négation.

    Ce qu’il faut faire ici, c’est se tourner vers tout ce qui n’est pas la chose, le phénomène, pour définir négativement ce qui se passe. En délimitant tout ce que la chose, le phénomène, n’est pas, on avance dans la définition de cette chose, de ce phénomène.

    Dit différemment : on découvre les nuances, les différences avec le reste des choses, des phénomènes.

    5. On peut maintenant se tourner directement vers la chose, le phénomène. Il faut chercher les contradictions, qui caractérisent son existence.

    Les mots-clefs sont ici : tension, torsion, deux points, opposition, équilibre, écho, reflet, avancée et recul, tendance et contre-tendance, etc.

    Il faut ici bien saisir quelles sont les contradictions secondaires et quelle est la contradiction principale, et il faut peut-être moduler, car une contradiction secondaire peut devenir principale ; cela dépend de s’il existe des phases, des périodes, des cycles, etc.

    Résumons donc : il y a cinq étapes. Elles consistent en :

    a) reconnaissance de la dignité du réel ;

    b) compréhension du cadre productif ;

    c) saisie du mode opératoire ;

    d) déterminer la chose, le phénomène négativement par opposition au reste ;

    e) étudier les contradictions.

    Prenons un exemple concret, avec le tout début du Capital de Karl Marx.Voici ce qu’on lit.

    « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une ‘gigantesque collection de marchandises’, dont la marchandise individuelle serait la forme élémentaire.

    C’est pourquoi notre recherche commence par l’analyse de la marchandise.

    La marchandise est d’abord un objet extérieur, une chose, qui satisfait, grâce à ses qualités propres, des besoins humains d’une espèce quelconque. La nature de ces besoins, qu’ils surgissent dans l’estomac ou dans l’imagination, ne change rien à l’affaire.

    Pas plus qu’il importe de savoir comment la chose en question satisfait ce besoin humain, si c’est immédiatement en tant que moyen de subsistance, c’est-à-dire comme objet de jouissance, ou par un détour, comme moyen de production. »

    Maintenant, voyons dans quelle mesure les cinq points mis en avant correspondent à ce que fait Karl Marx. Les étapes sont placées entre crochets.

    « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une ‘gigantesque collection de marchandises’ [reconnaissance de la dignité du réel], dont la marchandise individuelle serait la forme élémentaire [compréhension du cadre productif].

    C’est pourquoi notre recherche commence par l’analyse de la marchandise.

    La marchandise est d’abord un objet extérieur, une chose, qui satisfait, grâce à ses qualités propres, des besoins humains d’une espèce quelconque [saisie du mode opératoire].

    La nature de ces besoins, qu’ils surgissent dans l’estomac ou dans l’imagination, ne change rien à l’affaire [déterminer la chose, le phénomène négativement par opposition au reste].

    Pas plus qu’il importe de savoir comment la chose en question satisfait ce besoin humain, si c’est immédiatement en tant que moyen de subsistance, c’est-à-dire comme objet de jouissance, ou par un détour, comme moyen de production [étudier les contradictions]. »

    On remarquera que pour les deux dernières étapes, Karl Marx procède par négation. C’est là sa nature de titan que d’être capable de parvenir aux définitions positives par l’intermédiaire des négations.

    Là où on va souffrir pour avancer, Karl Marx progresse de manière exceptionnelle en se précipitant sur les contradictions et en parcourant l’infini pour obtenir des déterminations par la négation.

    Dans le futur, l’humanité entière sera capable de faire cela et nous apparaîtrons comme des êtres profondément arriérés, pratiquement une humanité différente.

    On notera ici le paradoxe intéressant que c’est « pire » pour les éléments les plus avancés. Car dans le futur, l’humanité regardera son propre passé en disant qu’alors, personne ne comprenait rien ou presque, à part quelques-uns.

    Et on se souviendra par contre plus précisément de ces quelques-uns, en disant d’eux qu’ils avaient compris des choses, mais de manière encore restreinte, élémentaire, faible, etc. !

    Mais c’est là le prix à payer quand on est scientifique.

    Prenons un autre passage, du même ouvrage, cette fois le tout début de la section intitulée La Production de la survaleur absolue, cinquième chapitre Procès de travail et procès de valorisation, première partie Procès de travail.

    « L’usage de la force de travail, c’est le travail proprement dit. L’acheteur de la force de travail la consomme en faisant travailler son vendeur. Celui-ci devient ainsi en acte une force de travail en action, alors qu’il ne l’était auparavant qu’en puissance.

    Pour représenter son travail dans des marchandises, il faut d’abord qu’il le représente dans des valeurs d’usage, dans des choses qui servent à satisfaire des besoins d’une espèce quelconque.

    C’est donc une valeur d’usage particulière, un article déterminé que le capitaliste fait fabriquer par le travailleur.

    Mais la production de valeur d’usage, ou de denrées, ne change pas de nature générale du fait qu’elle a lieu pour le capitaliste et sous son contrôle. Il faut donc considérer d’abord le procès de travail indépendamment de toute forme sociale déterminée. »

    Voici le même passage, avec les étapes ajoutées.

    « L’usage de la force de travail, c’est le travail proprement dit [reconnaissance de la dignité du réel]. L’acheteur de la force de travail la consomme en faisant travailler son vendeur [compréhension du cadre productif].

    Celui-ci devient ainsi en acte une force de travail en action, alors qu’il ne l’était auparavant qu’en puissance [saisie du mode opératoire et on remarquera que l’opposition en puissance / en acte est la définition de la matrice, de l’enthéléchie chez Aristote].

    Pour représenter son travail dans des marchandises, il faut d’abord qu’il le représente dans des valeurs d’usage, dans des choses qui servent à satisfaire des besoins d’une espèce quelconque. C’est donc une valeur d’usage particulière, un article déterminé que le capitaliste fait fabriquer par le travailleur [déterminer la chose, le phénomène négativement par opposition au reste].

    Mais la production de valeur d’usage, ou de denrées, ne change pas de nature générale du fait qu’elle a lieu pour le capitaliste et sous son contrôle. Il faut donc considérer d’abord le procès de travail indépendamment de toute forme sociale déterminée [étudier les contradictions, ce qui suit]. »

    Il ne faut bien entendu pas être formel. Il s’agit bien sûr ici de présenter les étapes de l’étude, d’un phénomène, mais il est hors de question de fournir une méthode. Ce serait incompatible avec la reconnaissance de la dignité du réel, première étape qui justement permet d’ajuster les choses, de rentrer dans le vif du sujet.

    Il s’agit ici de montrer les modalités fondamentales de l’approche scientifique. On reconnaît la dignité de ce qui existe, on observe le cadre, on voit comment cela marche, on différencie du reste, on étudie les contradictions.

    Pour finir sur une note romantique : quand on tombe amoureux, on reconnaît qu’il y a une personne qui s’est immiscée dans la vie, on ne peut pas le nier.

    On cherche à comprendre le cadre où s’est déroulée cette rencontre, pour saisir ce qui s’est passé ou plus exactement l’ampleur de ce qui s’est passé.

    On découvre la personne et on voit ce qui a interagi entre les deux personnes, c’est la fameuse alchimie amoureuse.

    On détermine alors que c’est une vraie relation, car la personne s’oppose à toutes les autres. On étudie les contradictions pour avancer (la personne manque, l’affection naît quand elle est présente, etc.).

    Cet exemple romantique n’est toutefois pas pris au hasard. La grande erreur de l’approche bourgeoise, c’est de penser que lorsqu’on étudie quelque chose, tous les problèmes sont du côté de cette chose, et seulement de cette chose.

    C’est erroné. En réalité, toute étude scientifique part de la dignité du réel et il faut être à la hauteur des deux côtés.

    Tout comme dans une relation amoureuse, les deux personnes doivent être au niveau du processus de rencontre, le scientifique ne doit pas attribuer tous les défauts à la chose, au phénomène, en le considérant comme lui mettant des bâtons dans les roues.

    Si un scientifique étudie une chose, c’est une situation concrète, ce n’est pas une abstraction où on peut agir de manière neutre.

    Voilà pourquoi, même si absolument tout le monde peut être un grand cinéaste, un chimiste d’envergure, un excellent électricien… il faut être porté par les choses pour y arriver.

    La dignité du réel fait que pour exceller, on ne choisit pas vraiment, on est amené à cela. On ne peut jamais forcer les choses. C’est bien pourquoi il ne s’agit pas d’une « méthode ».

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  • Le matérialisme dialectique et le reflet comme base matérielle de la contradiction

    De manière étonnante, il n’a jamais été jusqu’ici présenté la base matérielle de la contradiction. Il a bien été compris la nature contradictoire de la matière, le principe de contradiction inhérente à la matière, mais la loi de la contradiction semble « flotter » dans l’univers.

    C’est d’ailleurs l’un des arguments bourgeois à l’encontre du matérialisme dialectique : ce serait une interprétation para-religieuse, car relevant d’un même idéalisme puisqu’il y a un concept central qui irradie tout le reste, sans que ce concept soit prouvé pour autant.

    De manière tout aussi étonnante, l’explication de la base matérielle de la contradiction est très facile à comprendre. Elle est très facile à comprendre… aujourd’hui. Il fallait atteindre un certain développement des forces productives.

    Allons droit au but. Prenons quelqu’un qui marche sur une plage. Ses pas restent sur le sable, ils ont imprimé le sol. Peut-être que la mer viendra effacer ces traces, ou bien que de fines couches de poussière s’y poseront et qu’on les retrouvera bien plus tard, à l’instar des fossiles.

    Ce n’est pas la question : ce qui compte, c’est que la matière est imprimable. Tout a un effet sur tout, tout a un impact sur tout. Aucun élément matériel n’échappe à l’action de l’environnement sur lui.

    Cela peut être un environnement proche, comme lointain : cela peut être la pluie comme la lumière du soleil, ce n’est pas cela qui compte. Ce qui est essentiel, c’est de voir que la matière est toujours sensible, elle est un sens malléable, on peut écrire avec elle, on peut imprimer des choses.

    Et cette même matière qui est imprimable imprime elle-même ; elle a pareillement un effet, un impact sur le reste.

    L’idéalisme a une obsession, justement, celle d’éviter les choses imprimables et imprimées. D’où un Dieu omnipotent, omniscient, à l’écart de tout « impact », ou bien encore l’ADN qui serait un code purement figé décidant de tout (du moins c’est ce que la thèse dite néo-darwiniste affirma au début).

    Le premier matérialisme, celui des immenses Aristote, Avicenne, Averroès, Spinoza, à qui il faut ajouter Démocrite et Épicure, a justement affirmé le caractère sensible de la matière, le fait que la matière soit « inscrite » en son sein, écrie avec des principes, des règles, le tout venant de la Nature.

    Ces penseurs se méfiaient ici particulièrement de l’esprit, car l’esprit peut être « troublé » et cela nuit à la compréhension de ce qu’on est réellement sur le plan naturel.

    Puis vint le second matérialisme, qui partit du fait que l’esprit lui-même était finalement de la matière, qui était façonnée pareillement par son environnement. Ce sont les Francis Bacon, John Locke, Condillac, Denis Diderot, Emmanuel Kant, Ludwig Feuerbach…

    L’esprit lui-même est sensible et modifié, façonné, imprimé par l’environnement – cela le premier matérialisme l’avait vu. Mais le second matérialisme affirme qu’en même temps, l’esprit a lui-même un impact sur l’environnement, de par l’activité qu’il décide.

    On retrouve ici la clef du marxisme, puisque l’esprit menant une activité, c’est du travail, et le travail modifie la réalité. C’est en comprenant cela que Karl Marx a compris le principe du mode de production.

    L’humanité a atteint un stade où elle a compris que l’environnement « imprimait » et que la pensée « imprime » également lorsqu’elle se transforme en activité déterminée.

    La loi de la contradiction comme conception est le produit de cette rencontre du premier matérialisme et du second, au sens où l’interaction a enfin été comprise. C’est Hegel qui le premier constate le phénomène dialectique, en se tournant vers l’esprit, qu’il imagine en développement « pur ».

    Et Karl Marx renverse la thèse, en soulignant justement que le travail est l’aspect principal, pas l’esprit, même si le travail est porté par l’esprit. La compréhension de la dialectique humaine a permis de constater que la dialectique était vraie partout : c’est la dialectique de la Nature.

    Désormais, à la fin du premier quart du 21e siècle, on peut ajouter un élément à cela. En effet, il a été compris que les choses sont imprimées et impriment elles-mêmes.

    Mais qu’impriment-elles ?

    Les matérialistes ont toujours compris qu’elles ne pouvaient imprimer qu’une seule chose : elle-même. C’est la théorie du « reflet », qu’on retrouve chez tous les auteurs matérialistes.

    Ce n’est pas seulement que les choses s’impriment les unes les autres – elles se reflètent les unes les autres.

    Louis Pasteur est d’ailleurs ici un savant de la plus haute importance, comme l’a souligné le fondateur de la géochimie (et du concept de Biosphère) Vladimir Vernadsky, car il a constaté le premier la chiralité, autrement dit la dissymétrie moléculaire. Tous les êtres vivants portent en eux la dissymétrie moléculaire, ils portent des éléments qui ne sont pas superposables à leur image dans un miroir.

    Mais ce n’est pas ce qui joue ici. En pratique, chaque chose se reflète dans les autres choses – or, le reflet d’une chose, c’est elle-même mais en aspect contraire.

    C’est là la base matérielle de la contradiction.

    Et comme tous les reflets ne se déroulent pas au même moment, cela produit des développements inégaux, c’est-à-dire en définitive le mouvement.

    Ce n’est même pas que la matière est en mouvement, elle est elle-même le mouvement. Cela, le matérialisme dialectique l’a toujours souligné.

    Car le matérialisme dialectique est la négation de la négation, il dépasse le second matérialisme qui lui-même dépassait le premier.

    Mais le second matérialisme avait mis de côté la question cosmique, qui était primordiale pour le premier.

    Le matérialisme dialectique rétablit la question cosmique, mais cette fois le cosmos n’est plus statique, figé, se répétant lui-même à l’infini. Il est en mouvement.

    Si on veut, le premier matérialisme a apporté le temps, en affirmant l’éternité, et le second mouvement a apporté l’espace infini, en constatant la transformation ininterrompue parallèlement à la transformation de l’esprit humain.

    Le matérialisme dialectique pose ainsi que la matière se reflète en elle-même, à l’infini et d’une infinité de matière, ce qui provoque partout des échos, des reflets.

    Ce jeu d’échos, de reflets, produit des nuances, des décalages, des différences. La chose et son reflet se heurtent alors, cela devient une contradiction mise en mouvement de par la déchirure que cela provoque de manière interne.

    Telle est la base matérielle de la loi de la contradiction.

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  • Le matérialisme dialectique et le cercle

    L’existence même du cercle pose en apparence un problème. En effet, la dialectique implique les contraires. Or, le cercle ne semble pas en posséder. Qui plus est, il semble parfaitement continu, au point d’être autosuffisant : si on suit la ligne qui forme le cercle, on ne s’arrête jamais, on revient de manière cyclique au même point.

    Le cercle semble donc réfuter la dialectique. Il présente la continuité parfaite, ainsi que l’infini associé à une chose en particulier.

    Un nombre associé au cercle est également celui représenté par la lettre grecque π (pi).

    π est égal à la circonférence (soit le tour du cercle, si on veut) divisé par son diamètre. Le rapport donne 3,141592653589793… Le nombre semblant être infini derrière la virgule.

    Cela considéré, il y a deux options. On peut se tourner vers le diamètre pour l’opposer au cercle. Le souci, c’est qu’il faut alors prendre en compte le centre.

    On peut également se tourner vers le centre. Le souci est alors qu’il faut prendre en compte le diamètre.

    Ces deux options ne semblent donc pas être ce qu’il faut pour appréhender la dialectique du cercle.

    Il ne reste alors plus que le cercle lui-même. Quelle est d’ailleurs sa définition exacte ? C’est une figure géométrique, consistant en une ligne qui est courbe, avec tous les points à la même distance d’un point central.

    Mais on a vu que si on s’intéresse au point central, alors on a le diamètre, ce qui nous éloigne du cercle, et nous ramène au disque. Or, on veut en rester au cercle, on veut rester dans la géométrie pure, avec un objet abstrait, on ne veut pas aller vers la surface, vers le disque, vers quelque chose déjà plus proche du réel.

    Il faut bien pourtant que le cercle soit réel, puisqu’il existe, au moins comme concept.

    La solution est la suivante : il ne faut pas prendre en considération le point central. Il faut considérer le cercle non pas de manière géométrique, mais algébrique.

    Qu’est-ce que cela veut dire ? Si on prend le cercle de manière géométrique, tous les points sont équivalents. Selon le matérialisme dialectique, cela n’est pas possible. Ils sont donc différents.

    Ils relèvent également d’une courbe, ce qui implique qu’il y a un mouvement.

    On dépasse ainsi les points équivalents, relevant de la quantité, pour avoir des points en transformation relevant de la qualité.

    Que fait cette courbe ? Elle avance dans un sens… et elle recule. Mais elle ne peut pas reculer par là où elle est passée. Si elle le faisait, il y aurait identité de l’avancée et du recul.

    Il faut ainsi considérer le cercle comme étant, en quelque sorte, la projection d’un mouvement, un peu comme si on lançait une pierre et qu’elle retombait.

    On dira alors que la pierre ne retombe pas au même endroit. C’est là où cela devient intéressant, justement. Le mouvement de la courbe dans un sens… est le reflet en miroir du mouvement de la courbe dans l’autre sens.

    C’est là où on doit se tourner vers le concept de torsion qui a été avancée ; il est notamment dit :

    « Il n’y a pas un phénomène paralysé par deux pôles contradictoires, mais connaissant à un endroit en particulier une situation de tension.

    [On aurait précisément cela avec un cercle « statique », avec une situation de tension en son point central.]

    Raisonner ainsi serait faire un fétiche du développement inégal et l’établir comme loi universelle en lieu et place de la contradiction. Or, le développement inégal est une caractéristique de la loi de la contradiction, c’est une expression qualitative de l’existence quantitative des choses.

    Par torsion, on peut considérer le principe suivant lequel une chose est travaillée par deux pôles, que la contradiction « force » à un mouvement dans une certaine direction.

    Si l’on prend comme base le mouvement en spirale, on peut considérer que le mouvement spiralaire est induit par la contradiction interne, obligeant le mouvement à s’orienter dans une certaine « direction ».

    Il faut dire s’orienter, et non pas se diriger, car se diriger serait unilatéral ; aucun phénomène ne peut se produire, s’établir, exister sous la forme d’une ligne droite. »

    (Le matérialisme dialectique et la torsion comme évaluation dialectique)

    Ce qui revient à dire que le cercle est en réalité à concevoir comme une spirale. Naturellement, cela ne se voit pas quand on regarde le cercle. Mais, en réalité, on le devrait, même s’il n’y a pas trois dimensions.

    C’est un regard erroné que de voir en le cercle un mouvement unilinéaire revenant sur lui-même.

    Un cercle relève d’un phénomène de torsion : il va dans une certaine direction, forcément de manière inégale, car rien ne va en ligne droite.

    Cette torsion obéit à la loi de la contradiction et le reste du cercle qu’on voit est le reflet en miroir de la torsion elle-même.

    Aller dans un sens implique en même temps l’autre sens, aller en haut implique un bas, il y a du bas dans le haut et inversement, il y a l’inverse d’un sens dans chaque sens, etc.

    Et la torsion en contradiction avec elle-même est, concrètement, le phénomène lui-même dans son existence réelle, contradictoire, car tout est contradiction dans son existence même.

    On pourrait dire qu’il s’agit là de philosophie ou d’une vue de l’esprit, car quand on dessine un cercle, on revient bien au point de départ.

    C’est un argument qui ne marche pas, pourtant. En effet, quand on trace un cercle au compas, on fait en sorte que le cercle soit complet, mais en théorie on ne repasse pas sur le point de départ. Il y a donc bien un point de départ et d’arrivée et le cercle n’est plus « parfait ».

    En pratique, personne n’est assez maniaque ou précis pour éviter de repasser sur le point initial dessiné au compas, seul un ordinateur est en mesure d’éviter cela. Cela signifie qu’on redessine sur le point et… ce n’est donc plus le même point.

    Reste alors l’argument du cercle comme vue de l’esprit, ou bien d’un regard contemplatif porté sur un cercle existant. Quand on le regarde, on ne voit ni point de départ, ni point d’arrivée, et ce qui s’impose, c’est la continuité.

    Mais sous quelle forme se présente cette continuité ? Elle va dans un sens, puis dans un autre, et à chaque fois on a le mouvement contraire.

    Cela signifie qu’on retrouve le mouvement, et que même s’il y a continuité du mouvement du cercle, le mouvement est perpétuellement en contradiction avec lui-même.

    Ce mouvement perpétuel, c’est l’infini, et les mouvements dans un sens puis dans l’autre qui se confrontent de manière ininterrompue correspondent à la quantité. L’infini et la quantité vont produire la qualité. Cette qualité ramène au mouvement en spirale.

    Comme on le voit, le cercle est clairement dialectique, il est trompeur de s’imaginer qu’il représente une forme statique, revenant à elle-même de manière linéaire.

    Pour résumer, soit on le voit en deux parties s’opposant, représentant une torsion au sein d’une spirale, même si « aplatie » en deux dimensions, soit on le voit comme une accumulation quantitative de mouvements dans un sens et dans l’autre, de manière infinie, ce qui correspond à la déchirure du quantitatif dans l’infini, ouvrant la voie au qualitatif.

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  • L’opposition des dissidents dans l’URSS social-impérialiste

    La non fondation d’un mouvement marxiste-léniniste et l’incapacité gauchiste permit à la « dissidence » d’apparaître comme la seule réelle opposition en URSS sociale-impérialiste. De par sa dimension purement intellectuelle et ses liaisons ouvertes avec la superpuissance impérialiste américaine, il va de soi qu’aucun soutien populaire n’était possible.

    Les dissidents sont des intellectuels et des scientifiques, le plus souvent des littéraires particulièrement tournés vers la littérature occidentale moderniste.

    On parle, pour forcer le trait, de gens souvent favorables à un communisme « démocratique », ou du moins à un humanisme socialisant, mais n’ayant pas de scrupules à se voir soutenu par toutes les officines occidentales, que ce soit les maisons d’édition ou les services secrets.

    En URSS même, le principal mode opératoire consistait en le samizdat, c’est-à-dire l’auto-édition, réalisée soit de manière manuscrite, soit en tapant à la machine, dans la mesure où tous les appareils de reproduction de documents étaient surveillés.

    Le vrai début du mouvement des dissidents date de 1965, avec l’arrestation des écrivains Andreï Siniavski et Iouli Daniel, condamné à plusieurs années de prison pour agitation anti-soviétique.

    Cela provoqua un grand émoi dans les milieux intellectuels soviétiques, avec notamment un rassemblement de 200 personnes sur la place Pouchkine à Moscou le 5 décembre 1965 ; les pays occidentaux en profitèrent pour commencer un soutien massif.

    Une figure très connue est ici le physicien Andreï Sakharov, qui obtint le prix Nobel de la paix en 1975. Initialement, c’est un des principaux responsables de la mise en place des armes nucléaires en URSS ; il passa ensuite dans l’activisme promouvant un humanisme pro-occidental.

    Andreï Sakharov

    En lien avec des journalistes occidentaux, il organisa ainsi une conférence de presse à Moscou en 1974, expliquant qu’il y avait un danger mondial avec une « URSS sur-militarisée entre les mains d’une bureaucratie officielle d’État ».

    L’année suivante, son ouvrage Mon pays et le monde est publié dans les pays occidentaux, ce qui lui vaut d’être arrêté finalement en 1980 et assigné à résidence dans la ville de Gorki jusqu’en 1986.

    Cette même année, deux agents du KGB intervinrent en pleine nuit avec deux employés du téléphone ; le téléphone installé sonna rapidement : ce fut Mikhaïl Gorbatchev qui appelait pour dire qu’il pourrait retourner à Moscou s’il le voulait.

    Un autre exemple de dissident réhabilité par Mikhaïl Gorbatchev fut Alexandre Soljenitsyne, écrivain auquel l’occident remit le prix Nobel de littérature en 1970. Il fut expulsé en 1974 ; ses romans Une journée d’Ivan Denissovitch et L’archipel du goulag sont des œuvres extrêmement militantes dans l’anticommunisme.

    Alexandre Soljenitsyne

    Lui-même est par contre d’extrême-droite et ne relève pas de l’humanisme à prétention socialiste qu’on a chez la plupart des dissidents ; le poète Joseph Brodsky, de facture moderniste, obtint également le prix Nobel de littérature en 1987.

    Les dissidents mirent en place en mai 1976 un « Groupe de Moscou pour l’assistance à la mise en œuvre des accords d’Helsinki » ; sa fondation officielle devant la presse internationale eut lieu dans l’appartement moscovite de l’académicien Andrei Sakharov.

    Les accords d’Helsinki, signés en 1975, avaient été signés par les pays ouest-européens et les États-Unis (ainsi que le Canada) d’un côté, les pays est-européens et l’URSS de l’autre ; ils soulignaient la nécessité de bons rapports entre le pays, de l’intégrité territoriale, et contenaient un volet sur les droits humains.

    Le Groupe de Moscou n’existait de fait que dans le cadre d’un soutien purement occidental, et nombre de dissidents furent expulsés ou forcés à l’immigration. La mise de force en hôpital psychiatrique était une méthode généralisée pour les forcer au silence ou au départ, avec donc de pseudos bilans médicaux permettant de « justifier » un internement et un traitement forcé, visant de fait à rendre réellement fou.

    L’écrivain Vladimir Boukovski fut le premier à passer à l’ouest des documents sur l’enfermement psychiatrique des dissidents ; on notera qu’il fut échangé en 1976 contre le prisonnier politique chilien Luis Corvalán (à la tête du Parti Communiste pro-soviétique), qu’il sera l’une des principales figures du Brexit et qu’il eut des soucis avec la justice britannique pour possession d’une immense quantité de films et photographies à caractères pédophiles et zoophiles.

    Cette méthode d’enfermement psychiatrique concerna des centaines de personnes, pas seulement les dissidents ; furent ciblés des candidats à l’émigration, des nationalistes des républiques non-russes, des religieux.

    C’était également une méthode pour éviter les procès. Un exemple significatif fut Victor Fainberg, qui avait participé à un rassemblement de quelques personnes sur la Place Rouge pour protester en août 1968 contre l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie. Il eut toutes les dents de devant cassés par la police et pour éviter qu’il ne témoigne au procès des manifestants, il fut envoyé quatre ans en psychiatrie.

    Un autre milieu où l’opposition de ce type se recruta beaucoup fut la communauté juive, travaillée au corps par le sionisme très largement appuyé par la superpuissance impérialiste américaine.

    Le climat délétère de l’URSS social-impérialiste et un retour significatif de l’antisémitisme poussaient les Juifs à essayer de quitter le pays, les réponses souvent négatives des autorités aboutit à ce qu’ils furent surnommés les « refuzniks ».

    Deux affaires sont ici emblématiques de la question. Il y eut ainsi la publication en 1963 d’un ouvrage intitulé Le judaïsme sans embellissement, écrit par Trofim Kichko, un nationaliste ukrainien.

    Officiellement philosophe, celui-ci a commencé une activité d’intellectuel antisémite, en étant utilisé ensuite sous le masque d’antisionisme à partir de 1967 et de la rupture nette entre l’URSS et l’État israélien (que l’URSS est historiquement le premier à avoir reconnu).

    Le judaïsme sans embellissement, publié officiellement dans le cadre de l’Académie ukrainienne des sciences est une caricature de délire complotiste et provoqua un scandale international, obligeant l’URSS à supprimer l’ouvrage. D’autres ouvrages du même esprit furent néanmoins publiés.

    Couverture de la première édition, en ukrainien, du pamphlet antisémite « Le judaïsme sans embellissement »

    La seconde affaire concerne les études de mathématiques, où il est apparu que l’accès était largement bloqué aux étudiants Juifs. Cela perdura tout au long de la période 1960-1980.

    C’est le contexte de la tendance au départ. 259 500 Juifs ont cependant quitté l’URSS entre 1967 et 1982, dont par contre seulement autour de 161 000 pour Israël. Parmi les autres émigrants, il y a les Allemands de la Volga, avec 82 600 quittant le pays entre 1971 et 1985.

    Le mouvement se tarit massivement par la suite ; en comptant les protestants, les Allemands de la Volga, les Juifs, etc., 51 333 personnes reçurent des visas de sortie en 1979, 2 688 ont été délivrés en 1982, 1 315 en 1983 et seulement 896 en 1984.

    Du côté des Juifs, le mouvement fut très marqué avec l’effondrement de l’URSS : 330 000 départs en 1990-1991, 490 000 pour la période 1992-1999, 104 000 pour la période 2000-2002.

    Enfin, le troisième milieu d’opposition dissidente, mais sans recherche de confrontation fut les milieux touchés par l’irrationnel et le nationalisme.

    Il y avait toute une fascination en URSS social-impérialiste pour les pouvoirs paranormaux, pour les interprétations mystiques et complotistes, les délires nationalistes raciaux, etc.

    Cela va s’exprimer de manière massive sur le plan populaire dans les années 1990, une fois que l’encadrement soviétique aura définitivement disparu, avec le pullulement des groupes nationalistes et des structures néo-païennes, dans un contexte où la moitié du pays vit sous le seuil de pauvreté et que le PIB a chuté de moitié.

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  • L’opposition de gauche « néo-marxiste » dans l’URSS social-impérialiste

    Incapable de se tourner vers le marxisme-léninisme en tant que matérialisme dialectique, l’opposition interne à l’URSS social-impérialiste a eu une tendance substantielle à se tourner vers le gauchisme.

    C’était la solution « idéale » pour contourner la question de Staline, de l’URSS des années 1930, 1940, 1950. Il suffisait de dire que la révolution russe était une bonne chose, mais qu’elle s’était enlisée et qu’une bureaucratie avait pris le dessus.

    La question de savoir si cette bureaucratie agissait dans un cadre resté socialiste ou bien si le capitalisme avait pris le dessus n’était pas vraiment répondu, ou bien avec des nuances plus qu’autre chose.

    Le strict équivalent de cette approche sur le plan des idées, ce sont les partis communistes occidentaux liés à l’URSS, les courants marxistes-léninistes tournés vers Che Guevara.

    Il y a également, par contre, une certaine influence de l’esprit de la « nouvelle gauche » liée aux événements de l’année 1968, avec notamment Herbert Marcuse et la dénonciation d’une société moderne tournée vers l’administration et la consommation.

    Dans tous les cas, on est dans une approche de recomposition du marxisme, de relecture, de néo-marxisme.

    Il faut dire ici que cette opposition « gauchiste » se fonde systématiquement sur la base de jeunes liés aux universités, et ayant des connaissances à propos de ce qui se passe comme révoltes dans les pays occidentaux.

    De par les difficultés d’accès à ces connaissances, de par la répression impitoyable, il faut par contre bien considérer que ces gauchistes sont restés très faibles quantitativement, en restant totalement à la marge de la société soviétique, à part très relativement dans quelques milieux artistiques et littéraires dans les grandes villes.

    On a ainsi la Fédération des forces démocratiques d’orientation socialiste, basée à Moscou, consistant un cercle touchant grosso modo 300 personnes entre 1977 et 1982. Ces jeunes étaient alignés sur la social-démocratie occidentale et les partis communistes occidentaux.

    On a le Groupe du communisme révolutionnaire, touchant des centaines d’étudiants à Saratov, Riazan et Petrozavodsk, mêlant marxisme-léninisme, réformisme, humanisme occidental.

    Ce fut également l’approche du Parti révolutionnaire des intellectuels de l’Union soviétique, de Sverdlovsk, démantelé en novembre 1971, qui insista par ailleurs sur le néo-marxisme occidental (notamment Herbert Marcuse).

    Tel était le cas d’une Opposition de gauche à Leningrad, en 1976-1978, et dans la même ville de l’Union des communards révolutionnaires (1975-1979) qui avait comme modèle le mai 1968 français.

    Une autre organisation très similaire était la Jeunesse pour le communisme, présente à Moscou, Toula et Iaroslavl, et active 1979 à 1981 ; elle se revendiquait du marxisme révolutionnaire et de Che Guevara. Il y eut également une « Brigade Internationale Che Guevara » fondée à Moscou par des étudiants latino-américains.

    Il y eut également, de manière bien plus marquante, le Parti néo-communiste de l’Union soviétique, qui exista de 1974 à 1985 avec une grande pratique clandestine (encre sympathique « boîte aux lettres » pour les messages codés…).

    C’était le fruit d’une rencontre entre deux structures déjà clandestines, le Parti des Nouveaux Communistes et l’École de gauche, dont des membres se rencontrèrent. Comme la ligne était conspiratrice, il fallut des mois d’approche avant que chaque structure ne révèle son existence à l’autre.

    La première organisation était très marquée par le gauchisme européen, Herbert Marcuse, Che Guevara, la seconde était très influencée par l’existentialisme (Jean-Paul Sartre, mais également Albert Camus).

    La fusion des deux structures, davantage une unité complète initialement en réalité, produisit une vraie tentative d’analyser l’URSS et de proposer une relance du processus révolutionnaire.

    Car toutes deux considéraient que l’URSS des années 1930 avaient bien mis en place le socialisme, mais que la situation était perverse de par la formation d’une bureaucratie prenant le dessus. On est ici dans un mélange de gauchisme, de trotskisme, d’eurocommunisme propre aux partis communistes des pays occidentaux liés à l’URSS.

    Comme on était par contre en URSS même, trouver la réponse pour avancer était impérative. Et si les deux organisations s’entendirent si bien, c’est que toutes deux appuyaient la dimension subjective, l’esprit de rupture.

    Elles considéraient que les étudiants seraient en première ligne pour réactiver la cause révolutionnaire, lorsque la bureaucratie témoignerait de son incapacité à être autre chose que parasitaire dans une société se développant malgré tout économiquement.

    Eux n’auraient rien à perdre, se retrouvant bloqués dans leur vie, alors que dans le cadre de l’URSS, les ouvriers pouvaient grimper les échelons dans la bureaucratie.

    La répression s’abattit toutefois immédiatement, avec de multiples arrestations, en 1975. L’auteur des thèses de ce mouvement, à la tête du premier groupe, Parti des Nouveaux Communistes Alexandre Tarassov, parvient à échapper initialement à la répression et parvient à détruire les documents.

    Il n’y aura alors pas de procès, le KGB ne parvenant pas à trouver l’existence du Parti néo-communiste de l’Union soviétique.

    Alexandre Tarassov, âgé de 17 ans alors, n’échappe par contre pas à une année dans un hôpital psychiatrique. Il y a reçu des coups, des prises forcées de neuroleptiques, des électro-chocs, des comas hypoglycémiques artificiels, des injections de médicaments particulièrement douloureux, etc.

    Le résultat fut l’hypertension, les rhumatismes, une inflammation chronique des articulations, des maladies du foie et du pancréas, l’incapacité de bouger sans douleur sans analgésiques.

    Cela ne l’a pas empêché, à sa sortie (obtenue en simulant d’avoir été brisé), de reprendre son travail militant, le mouvement ayant été sauvé grâce à la dirigeante Natalya Magnat, décédée à 42 ans en 1997,en raison de la maladie de Crohn, incapable alors de trouver de l’argent pour une troisième opération.

    Elle écrivit alors :

    « Nous avions peur d’un tel développement de les événements, nous l’avions prévu, que c’est ainsi que tout se terminera. Je pense que s’il y avait eu beaucoup de gens comme nous, bien plus, l’histoire aurait pu se dérouler différemment, sans l’effondrement de l’Union soviétique, sans massacres interethniques, sans pauvreté, sans amertume générale et sans ossification. »

    Natalya Magnat

    Car le mouvement, qui a réussi à tenir jusqu’en 1985, a fini par s’autodissoudre, considérant qu’il n’était pas en mesure d’avoir une influence sur les choses.

    Le plus étonnant, c’est que lorsqu’il procède à cette capitulation, il est considéré que l’URSS allait d’effondrer d’ici la fin du 20e siècle !

    Cependant, la désillusion a triomphé dans les rangs de cette organisation, réduite à une vingtaine de personnes, mais avec un bon réseau et de nombreux cadres éprouvés.

    Toutes ses activités l’amenaient à se confronter à des gens vivant leur vie, happés par la vie quotidienne, se désintéressant totalement d’une perspective révolutionnaire.

    L’auto-dissolution de 1985 correspond à cet esprit qu’un petit parti clandestin qui ne pourrait pas avoir d’effet lors de l’effondrement du régime, en raison de l’imprégnation fondamentalement petite-bourgeoise des masses.

    Le paradoxe d’une prévision correcte de l’effondrement mais de la capitulation qui triomphe s’explique par le fait que le Parti néo-communiste de l’Union soviétique considérait toujours l’URSS comme socialiste.

    Il finit par rejeter cette conception, mais considéra alors que la marche était trop haute pour lui, puisqu’il fallait non seulement une révolution politique pour se débarrasser d’une couche petite-bourgeoise – bureaucratique, mais en fait une révolution générale.

    Alexandre Tarassov est resté sur cette position gauchiste, en tant que « post-marxiste » hyper-actif dans la publication d’articles et l’édition d’ouvrages (notamment Cornelius Castoriadis, Alain Badiou), ainsi que sur l’antifascisme (il fut régulièrement menacé par l’extrême-droite activiste et même agressé).

    On notera qu’il dénonça violemment le coup de force du Maïdan en Ukraine (« eux qui se disent « gauchistes », mais ne soutiennent pas la guerre du peuple du Donbass contre le régime de Kiev sont soit des imbéciles, soit des agents directs de l’impérialisme occidental »).

    Parmi les autres structures notables, il faut mentionner le « Parti de la Dictature du Prolétariat », actif à Kouïbychev (aujourd’hui Samara) de 1976 à 1981, qui s’était par contre tourné vers les ouvriers, sur une base gauchiste cependant.

    C’était également le cas de l’« Union des communistes », fondé en 1986 sur la base d’un groupe fondé en 1983, et écrasé en 1988, mais continuant ensuite de manière non clandestine.

    Cette tendance au gauchisme produisit, finalement, le retour de l’anarchisme et de l’anarcho-syndicalisme.

    Il y eut ainsi un cercle léniniste clandestin fondé en 1980 à Moscou, qui donna naissance à une « Organisation – Comité du parti marxiste révolutionnaire de toute l’Union », qui cependant stoppa tout de suite son activité, pour donner naissance à une structure légale se transformant au fur et à mesure pour former une « Union des socialistes indépendants », et ensuite la Confédération des anarcho-syndicalistes en 1988, qui fut relativement connue en Russie les années suivantes.

    Cette confédération a également été rejointe par le Détachement de Che Guevara formé en 1978 à Moscou dans la clandestinité, qui a réussi à se maintenir en ne faisant pas de propagande ouverte et en agissant clandestinement à l’Institut pédagogique d’État de Moscou.

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  • L’opposition marxiste-léniniste dans l’URSS social-impérialiste

    La tentative de coup d’État d’août 1991 représente le seul moment où l’URSS a connu un véritable moment de basculement.

    Lors du triomphe du révisionnisme dans les années 1950, il n’y eut que deux réactions très fortes. La première fut celle des membres du Parti Communiste de Grèce, avec à leur tête Níkos Zachariádis.

    Réfugiés dans les pays de l’Est européen et en URSS, notamment à Tachkent, à la suite de la défaite provoquée par la trahison de la Yougoslavie, ils ont levé une vraie opposition frontale, qui a été écrasé.

    Si on a ici une expression de cadres isolés, la seconde eut un caractère de masse, en Géorgie, avec des émeutes dans la capitale Tbilissi, en mars 1956, qui furent réprimés dans le sang.

    Pour le reste, on a quasiment aucune information, de par la répression terrible et sa dimension secrète. Deux faits marquants sont cependant à noter. Le premier, c’est l’apparition d’un « appel des communistes révolutionnaires soviétiques (bolcheviks) », en 1966. Il fut diffusé par l’intermédiaire de l’Albanie et est censé avoir circulé en URSS.

    L’appel est relativement optimiste quant à la classe ouvrière et à l’armée en URSS. On y lit notamment :

    « Aujourd’hui, un moment décisif est survenu dans le développement du mouvement communiste.

    Dans une situation où chaque parti communiste doit décider lui-même quelle voie suivre – la voie du marxisme révolutionnaire ou la voie de l’opportunisme, il est important que les communistes du monde entier entendent la voix de leurs camarades soviétiques.

    Aujourd’hui, l’opinion de ces derniers est présentée comme telle qu’elle est exprimée dans les décisions et les déclarations publiées par les dirigeants actuels du PCUS.

    Mais quiconque connaît au moins un peu la situation intérieure de notre pays, qui au moins parfois communique avec les masses et les membres ordinaires du parti, ne peut s’empêcher de savoir que toutes ces décisions et déclarations non seulement ne reflètent pas les véritables aspirations et les objectifs de l’écrasante majorité du peuple soviétique, comme de l’écrasante majorité des membres du PCUS, mais sont en contradiction flagrante avec ces aspirations et ces objectifs.

    Les communistes chinois et albanais ont fait preuve d’une loyauté inébranlable envers les principes et d’un dévouement révolutionnaire en dénonçant l’opportunisme moderne.

    Les documents du Parti communiste chinois et du Parti du travail albanais ont complètement révélé la voie de trahison des intérêts de la révolution socialiste, suivie par les dirigeants du PCUS après la mort de Staline.

    C’est pourquoi nous répéterons souvent les thèses des camarades chinois et albanais.

    Mais même dans ces cas-là, en règle générale, nous exprimerons notre propre point de vue, afin que chacun sache : c’est le point de vue d’un communiste soviétique, c’est le point de vue de millions de communistes soviétiques.

    Cependant, nous considérons que notre objectif le plus important est de révéler les raisons qui ont donné naissance à l’antagonisme entre la direction du PCUS, d’une part, et l’écrasante majorité des communistes soviétiques, d’autre part.

    Il faut arracher les masques des dirigeants opportunistes du PCUS en révélant leur position sociale au sein de l’URSS, où ils ne peuvent cacher leurs entrailles pourries sous aucun masque, où ils ont réellement usurpé tout le pouvoir et se sont opposés au peuple (…).

    Immédiatement après le XXe Congrès, lors des assemblées générales des organisations primaires du PCUS, les membres ordinaires du parti ont demandé massivement que le Comité central donne une évaluation véritablement marxiste des activités de Staline.

    Cette revendication était si persistante que la direction du PCUS fut contrainte de recourir à la persécution de certains membres du parti et à la dissolution d’un certain nombre d’organisations du parti agissant de concert. Plus tard, en 1957, lors des réunions du parti, tous ceux qui critiquaient les décisions du XXe Congrès furent contraints de renoncer à leurs opinions (…).

    Y avait-il une différence dans la nature des activités de Lénine et de Staline ?

    Oui, c’était le cas. En comparant ces deux dirigeants révolutionnaires, les opportunistes (en plein accord avec leur vision bourgeoise du monde) réduisent tout aux qualités personnelles de ces personnes.

    Cependant, il est tout à fait clair que les activités de Lénine et celles de Staline en tant que dirigeants du parti et de l’État appartiennent à deux étapes différentes du développement de la révolution, étapes fondamentalement différentes l’une de l’autre.

    La mort de Lénine a presque coïncidé avec la fin du début de la révolution européenne, de sorte que la tâche de gouverner le premier État prolétarien incombait à Staline à une époque d’encerclement total sur la scène mondiale, face à une base faible pour la construction du socialisme.

    La percée d’un maillon faible de la chaîne capitaliste impliquait la faiblesse de la révolution elle-même (…).

    Créant et unifiant l’appareil d’État et accomplissant simultanément la tâche d’une grande importance historique d’assurer le succès économique de notre pays pendant toute la période de construction des fondations du socialisme, Staline s’est appuyé sur l’appareil bureaucratique dans ses actions, il a lutté contre l’appareil bureaucratique avec son aide.

    Et c’était précisément pour cette raison qu’il ne pouvait pas l’écraser complètement. Il a vu comment l’hydre bureaucratique grandissait, et malgré le fait qu’il lui coupait impitoyablement les têtes, elle les relevait encore et encore.

    Dans sa lutte pour préserver la pureté révolutionnaire, il ne faisait confiance (et on peut difficilement dire qu’il n’avait aucune raison de le faire) à aucun de ceux qui l’entouraient (seul Molotov se montrait son digne compagnon d’armes).

    La personnalité de Staline est véritablement une personnalité héroïque et sacrée. Staline apparaît dans l’histoire comme un exemple pour les révolutionnaires, comme un avertissement pour ceux qui hésitent et comme une terreur pour les ennemis.

    La mort de Staline a libéré les mains de la bureaucratie (…).

    Pour briser le système bureaucratique en URSS, il faut une organisation de révolutionnaires, il faut canaliser la colère du peuple vers la lutte des classes. Mais il n’est nul besoin de faire de découvertes pour cela.

    Devant nous se trouve une voie bien tracée : celle de la restauration du parti prolétarien.

    Après tout, le PCUS est aujourd’hui devenu une organisation tout à fait formelle, un magnifique canevas qui crée une apparence démocratique à travers laquelle la bureaucratie exerce réellement son pouvoir. Il est tout à fait clair que le nouveau parti véritablement prolétarien ne sera rien d’autre que le Parti communiste de toute l’Union (bolcheviks) restauré.

    Quiconque est prêt à lutter contre la bureaucratie, quiconque apprécie de manière désintéressée les grandes victoires révolutionnaires de notre peuple doit s’engager avec audace et irrévocablement dans cette voie.

    Notre heure a sonné.

    De la création de cellules locales du PCUS(b) à leur fusion en une puissante avalanche invincible qui balayera la bureaucratie, telle est la voie que les communistes doivent suivre. Les activités des cellules du PCUS (b), la distribution de ses slogans et tracts devraient aboutir à une véritable lutte partisane.

    La terre doit brûler sous les pieds des bureaucrates. Inutile de dire que cette lutte fera naître ses héros !

    Les opportunistes, avec leur cynisme petit-bourgeois et leur méfiance à l’égard des gens, ne voient rien d’autre dans ce monde que leur propre intérêt matériel.

    Cependant, l’héroïsme communiste et l’honnêteté de notre peuple sont sans limites. Suffoquant dans l’atmosphère suffocante de la pourriture bureaucratique, certains Soviétiques ont perdu leurs repères dans la vie.

    Mais montrez-leur le bon chemin et ils commenceront à faire des miracles.

    Aussi petites et impuissantes que puissent paraître les cellules du PCUS(b) au début de leurs activités, les organisateurs doivent clairement comprendre l’importance de leur propre initiative.

    Leur persécution scandalisera sans aucun doute le peuple tout entier et opposera les masses aux bureaucrates ; et la bureaucratie ne sera pas en mesure d’y faire face. »

    Il n’y eut pas d’autres informations sur cette organisation, qui sans doute fut écrasé dès le départ.

    On voit cependant facilement que si la position est anti-révisionniste, il n’y a pas de compréhension de la dimension culturelle, du rapport villes-campagnes, du matérialisme dialectique, etc.

    On en reste à une position de refus d’une tendance qui a déjà triomphé, ce qui ne permet pas d’avancer une perspective en propre.

    Plus symptomatique sans doute, il y eut la mutinerie de la frégate lance-missile Storojevoï (Le Vigilant), en novembre 1975, conduite par le commissaire politique Valery Sabline. L’objectif de celui-ci était d’arriver à Leningrad au niveau du croiseur Aurora, d’où partit le tir à blanc d’un coup de canon indiquant la prise du palais d’Hiver en Octobre 1917.

    Valery Sabline

    Il entendait alors s’adresser à la presse et à la télévision pour dénoncer la corruption des dirigeants du pays et affirmer les valeurs léninistes. Le contenu de la déclaration est à peu près celui-ci :

    « La direction du parti et le gouvernement soviétique ont trahi les principes de la révolution. Il n’y a ni liberté ni justice. La seule issue est une nouvelle révolution communiste.

    Une révolution est un puissant mouvement de pensée sociale, c’est une poussée colossale de fluctuations ionosphériques, qui provoquera inévitablement l’activité des masses et s’incarnera dans un changement matériel dans l’ensemble de la formation socio-économique.

    Quelle classe sera l’hégémonie de la révolution communiste ? Ce sera la classe de l’intelligentsia ouvrière et paysanne. La question centrale de la révolution est la question du pouvoir.

    On suppose que l’appareil d’État actuel sera nettoyé et, à certains moments, démantelé et jeté dans les poubelles de l’histoire. Ces problèmes seront-ils résolus par la dictature de la classe dirigeante ? Nécessairement! Ce n’est que par la plus grande vigilance nationale que l’on pourra accéder à une société du bonheur ! »

    Les mutins demandèrent à ce que le navire soit considéré comme indépendant de l’État et du Parti pour une année, qu’un des membres de l’équipage puisse prendre la parole à la télévision et à la radio chaque jour de 21h30 à 22h, que le navire puisse diffuser en permanence sur une chaîne de radio, que des provisions soient régulièrement apportées et que s’ils débarquent, les membres de l’équipage ne soient pas inquiétés.

    Le navire a été bombardé et le capitaine du navire a pu reprendre le contrôle ; Valery Sabline a ensuite été rapidement fusillé et l’affaire bien entendu passé sous silence.

    Cette affaire reflète indéniablement plus le sens de l’opposition qu’il y eut en URSS social-impérialiste.

    On est dans l’incompréhension de ce qui se passe, on est dans la ligne de Nikita Khrouchtchev mais sans Nikita Khrouchtchev ; on ne veut pas de Staline qui semble déjà lointain, mais on voit bien que depuis sa mort les choses ont profondément changé.

    C’est là qu’on voit que le révisionnisme, lorsqu’il a triomphé, a immédiatement obscurci toute possibilité d’une réaffirmation scientifique du marxisme-léninisme.

    Le Parti était en effet porté par les cadres et la corruption de ceux-ci a abouti au sentiment d’installation ; lorsque Nikita Khrouchtchev dénonce Staline en 1956 au 20e congrès, l’affaire est pliée.

    C’est en 1952, au 19e congrès, que la lutte des deux lignes était possible, lorsque le Parti a été réduit à une fonction « mécanique » dans la société, avec l’idée d’une paix mondiale générale. Mais là il n’y avait déjà plus que la droite et le centre, la gauche étant finalement épuisée, enlisée dans les activités de maintien en fonction du Parti et de l’État.

    Sans une compréhension correcte de ce processus, on se focalise sur le 20e congrès et le développement d’une couche parasitaire, dont on ne sait pas trop s’il faut la dénoncer comme capitaliste ou comme bureaucratique.

    C’est la raison pour laquelle le seul espace politique restant était une lecture gauchiste, à moins de se tourner ouvertement vers les pays occidentaux.

    => Retour au dossier sur le social-impérialisme soviétique

  • La fin juridique de l’URSS

    L’élection de Boris Eltsine à la présidence de la Russie en juin 1991 suivait un référendum en mars de la même année. La question posée demandait de répondre s’il fallait maintenir l’URSS ou non.

    Paradoxalement, le succès du oui fut immense. Sur les 185 647 355 de citoyens ayant le droit de vote, 148 574 606 personnes (80,03 %) ont voté, 113 512 812 ont répondu « Oui » (soit (76,4 %), et seulement 32 303 977 personnes ont répondu « Non » (21,74 %). Il y a eu 2 757 817 bulletins de vote nuls soit 1,86 %.

    Le vote en faveur du maintien fut de 97,9 % au Turkménistan, 96,2 % au Tadjikistan, 93,3 % en Azerbaïdjan, 94,1 % au Kazakhstan, 93,7 % en Ouzbékistan, 82,7 % en Biélorussie, 70,2 % en Ukraine.

    Plusieurs républiques n’ont par contre pas organisé le référendum, car elles avaient déclaré leur indépendance quelques mois auparavant déjà : l’Arménie, la Moldavie, la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie, la Géorgie ; on y trouve par contre une part significative de personnes qui auraient voté oui.

    Et ces chiffres sont d’autant plus importants pour les pays d’Asie centrale que de nombreuses émeutes avaient eu lieu en 1989 dans le cadre d’affrontements inter-ethniques. Pour l’Azerbaïdjan, c’est de grande signification également puisque l’armée soviétique était intervenue pour réprimer de manière sanglante des pogroms anti-arméniens à Bakou en janvier 1990.

    On a ici une situation contradictoire où il y a une volonté populaire de maintenir l’URSS, alors que dans la pratique, les forces centrifuges l’emportaient de plus en plus, dans une atmosphère de fin d’empire.

    Cette situation fit que les forces conservatrices se dirent qu’il fallait tenter le tout pour le tout. Ce fut la tentative de coup d’État du « Comité d’État pour l’état d’urgence » en août 1991.

    Ce coup d’État visait à empêcher la signature d’un nouveau traité entre les républiques, qui mettait de facto fin à l’existence de l’URSS. Le référendum indiquait bien qu’il y avait une base populaire favorable à l’URSS et les putschistes espéraient au moins un soutien passif.

    On trouvait qui plus est dans les rangs putschistes les plus hautes figures de l’appareil en place. On avait le chef du KGB Vladimir Kryouchkov, le ministre de l’Intérieur de l’URSS Boris Pugo, le ministre de la Défense de l’URSS Dmitry Yazov, le président du Soviet Suprême Anatoly Loukianov, le premier vice-président du Conseil de défense de l’URSS Dmitrievitch Baklanov, le premier ministre de l’URSS Valentin Pavlov, etc.

    Voici la déclaration du Comité.

    « DÉCLARATION

    daté du 18 août 1991

    En raison de l’impossibilité pour des raisons de santé de Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev d’exercer les fonctions de président de l’URSS et du transfert, conformément à l’article 127 7 de la Constitution de l’URSS, des pouvoirs du président de l’URSS au vice-président de l’URSS Gennady Ivanovitch Yanaev ;

    afin de surmonter la crise profonde et globale, la confrontation politique, interethnique et civile, le chaos et l’anarchie qui menacent la vie et la sécurité des citoyens de l’Union soviétique, la souveraineté, l’intégrité territoriale, la liberté et l’indépendance de notre patrie ;

    sur la base des résultats du référendum national sur la préservation de l’Union des Républiques socialistes soviétiques ;

    guidé par les intérêts vitaux des peuples de notre patrie, de tout le peuple soviétique,

    Nous déclarons :

    1. Conformément à l’article 127-3 de la Constitution de l’URSS et à l’article 2 de la loi de l’URSS « sur le régime juridique de l’état d’urgence », et répondant aux exigences de larges couches de la population quant à la nécessité de tirer le meilleur parti possible de l’état d’urgence. des mesures décisives pour empêcher la société de sombrer dans une catastrophe nationale, pour garantir l’ordre public, instaurer l’état d’urgence dans certaines régions de l’URSS pour une durée de 6 mois à partir de 4 heures, heure de Moscou, le 19 août 1991.

    2. Établir que sur tout le territoire de l’URSS, la Constitution et les lois de l’URSS ont une suprématie inconditionnelle.

    3. Pour gouverner le pays et mettre en œuvre efficacement l’état d’urgence, former le Comité d’État pour l’état d’urgence en URSS (GKChP URSS) dans la composition suivante : Baklanov O. D. – Premier vice-président du Conseil de défense de l’URSS, Kryuchkov V. A. – Président du KGB de l’URSS, Pavlov V.S. – Premier ministre de l’URSS, Pugo B.K. – Ministre de l’Intérieur de l’URSS, Starodoubtsev V.A. – Président de l’Union paysanne de l’URSS, Tizyakov A.I. Président de l’Association des entreprises d’État et de l’industrie, de la construction, des transports et des communications de l’URSS, D. T. Yazov – Ministre de la Défense de l’URSS, G. I. Yanaev – Par intérim Président de l’URSS.

    4. Établir que les décisions du Comité d’État d’urgence de l’URSS doivent être strictement exécutées par tous les organes gouvernementaux et administratifs, les fonctionnaires et les citoyens sur tout le territoire de l’URSS.

    Membres du Comité d’urgence de l’État
    G. Yanaev,
    V. Pavlov,
    O. Baklanov »

    Voici « l’appel au peuple soviétique » du même jour.

    « Compatriotes ! Citoyens de l’Union soviétique !

    Dans une heure difficile et critique pour le sort de la Patrie et de nos peuples, nous nous tournons vers vous ! Un danger mortel menace notre grande Patrie ! La politique de réformes lancée à l’initiative de M. S. Gorbatchev, conçue comme un moyen d’assurer le développement dynamique du pays et la démocratisation de la vie publique, est dans une impasse pour plusieurs raisons.

    L’enthousiasme et les espoirs initiaux ont été remplacés par l’incrédulité, l’apathie et le désespoir. Les autorités à tous les niveaux ont perdu la confiance de la population. La politique a écarté de la vie publique la préoccupation pour le sort de la Patrie et du citoyen. On se moque de toutes les institutions de l’État. Le pays est devenu fondamentalement ingouvernable.

    Profitant des libertés accordées, piétinant les nouveaux germes de la démocratie, des forces extrémistes ont émergé, ouvrant la voie à la liquidation de l’Union soviétique, à l’effondrement de l’État et à la prise du pouvoir à tout prix.

    Les résultats du référendum national sur l’unité de la Patrie ont été piétinés. Les spéculations cyniques sur les sentiments nationaux ne sont qu’un écran pour satisfaire les ambitions.

    Ni les troubles présents de leurs peuples ni leurs lendemains ne dérangent les aventuriers politiques. En créant un climat de terreur morale et politique et en essayant de se cacher derrière le bouclier de la confiance populaire, ils oublient que les liens qu’ils ont condamnés et rompus ont été établis sur la base d’un soutien populaire beaucoup plus large, qui a également passé l’épreuve de siècles d’histoire.

    Aujourd’hui, ceux qui mènent essentiellement la cause du renversement de l’ordre constitutionnel doivent répondre devant leurs mères et pères de la mort de plusieurs centaines de victimes des conflits interethniques. Ils sont responsables du sort mutilé de plus d’un demi-million de réfugiés. À cause d’eux, des dizaines de millions de Soviétiques, qui hier encore vivaient dans une seule famille, ont perdu la paix et la joie de vivre et se retrouvent aujourd’hui exclus de leur propre foyer.

    Ce que devrait être le système social devrait être décidé par le peuple, et ils tentent de le priver de ce droit.

    Au lieu de se soucier de la sécurité et du bien-être de chaque citoyen et de la société dans son ensemble, les personnes aux mains desquelles se trouve le pouvoir l’utilisent souvent dans des intérêts étrangers au peuple, comme moyen d’affirmation de soi sans principes. Des flots de paroles, des montagnes de déclarations et de promesses ne font que souligner la pauvreté et la misère des affaires pratiques. L’inflation du pouvoir, plus terrible que toute autre, détruit notre État et notre société. Chaque citoyen ressent une incertitude croissante quant à l’avenir et une profonde anxiété quant à l’avenir de ses enfants.

    La crise de l’électricité a eu un impact catastrophique sur l’économie. Le glissement chaotique et spontané vers le marché a provoqué une explosion d’égoïsmes – régionaux, départementaux, collectifs et personnels.

    La guerre des lois et l’encouragement des tendances centrifuges ont abouti à la destruction d’un mécanisme économique national unique qui se développait depuis des décennies. Le résultat fut une forte baisse du niveau de vie de la grande majorité de la population soviétique, ainsi que l’essor de la spéculation et de l’économie souterraine.

    Il est grand temps de dire la vérité aux gens : si vous ne prenez pas de mesures urgentes et décisives pour stabiliser l’économie, alors dans un avenir très proche, la famine et un nouveau cycle d’appauvrissement sont inévitables, dont un pas conduit à des manifestations massives de pauvreté spontanée. mécontentement aux conséquences dévastatrices.

    Seules les personnes irresponsables peuvent espérer une aide de l’étranger. Aucune aumône ne résoudra nos problèmes ; le salut est entre nos mains. Le moment est venu de mesurer l’autorité de chaque personne ou organisation à l’aune de sa contribution réelle à la restauration et au développement de l’économie nationale.

    Depuis de nombreuses années, de toutes parts, nous entendons des incantations sur l’engagement en faveur des intérêts de l’individu, le souci de ses droits et de la sécurité sociale. En réalité, la personne s’est retrouvée humiliée, privée de droits et d’opportunités réels et plongée dans le désespoir.

    Sous nos yeux, toutes les institutions démocratiques créées par la volonté populaire perdent de leur poids et de leur efficacité. C’est le résultat des actions délibérées de ceux qui, en bafouant grossièrement la Loi fondamentale de l’URSS, mènent en réalité un coup d’État anticonstitutionnel et aspirent à une dictature personnelle effrénée. Les préfectures, les mairies et autres structures illégales remplacent de plus en plus les soviets élus par le peuple.

    Il y a une attaque contre les droits des travailleurs. Les droits au travail, à l’éducation, aux soins de santé, au logement et aux loisirs sont remis en question.

    Même la sécurité personnelle fondamentale des personnes est de plus en plus menacée. La criminalité croît rapidement, est organisée et politisée. Le pays plonge dans l’abîme de la violence et de l’anarchie. Jamais dans l’histoire du pays la propagande sexuelle et violente n’a été d’une telle ampleur, menaçant la santé et la vie des générations futures. Des millions de personnes réclament des mesures contre le poulpe du crime et de l’immoralité flagrante.

    La déstabilisation croissante de la situation politique et économique en Union soviétique mine notre position dans le monde. Dans certains endroits, des notes de revanchisme ont été entendues et des demandes ont été faites pour réviser nos frontières. Des voix s’élèvent même sur le démembrement de l’Union soviétique et la possibilité d’établir une tutelle internationale sur des objets et des régions individuels du pays. C’est la triste réalité. Hier encore, un Soviétique qui se trouvait à l’étranger se sentait comme un digne citoyen d’un État influent et respecté. Il est aujourd’hui souvent un étranger de seconde zone, dont le traitement porte le sceau du dédain ou de la sympathie.

    La fierté et l’honneur du peuple soviétique doivent être pleinement restaurés.

    Le Comité d’État pour l’état d’urgence et l’URSS est pleinement conscient de la profondeur de la crise qui frappe notre pays, il assume la responsabilité du sort de la Patrie et est déterminé à prendre les mesures les plus sérieuses pour amener l’État et la société sortir de la crise le plus rapidement possible.

    Nous promettons d’organiser un large débat national sur le projet de nouveau traité sur l’Union. Chacun aura le droit et l’opportunité, dans une atmosphère sereine, de comprendre cet acte très important et de prendre une décision à ce sujet, car de ce que deviendra l’Union dépendra le sort de nombreux peuples de notre grande Patrie.

    Nous avons l’intention de rétablir immédiatement l’ordre public, de mettre fin à l’effusion de sang, de déclarer une guerre sans merci au monde criminel et d’éradiquer les phénomènes honteux qui discréditent notre société et humilient les citoyens soviétiques. Nous débarrasserons les rues de nos villes des éléments criminels et mettrons fin à la tyrannie des pilleurs de biens populaires.

    Nous défendons des processus véritablement démocratiques, une politique cohérente de réformes conduisant au renouveau de notre patrie, à sa prospérité économique et sociale, qui lui permettront de prendre la place qui lui revient dans la communauté mondiale des nations.

    Le développement du pays ne doit pas reposer sur une baisse du niveau de vie de la population. Dans une société saine, l’amélioration continue du bien-être de tous les citoyens deviendra la norme.

    Tout en restant déterminés à renforcer et à protéger les droits individuels, nous nous concentrerons sur la protection des intérêts des segments les plus larges de la population, ceux qui sont les plus durement touchés par l’inflation, les perturbations industrielles, la corruption et la criminalité. En développant la nature multistructurelle de l’économie nationale, nous soutiendrons également l’entreprise privée, en lui offrant les opportunités nécessaires au développement de la production et du secteur des services.

    Notre première priorité sera de résoudre les problèmes de nourriture et de logement. Toutes les forces disponibles seront mobilisées pour répondre à ces besoins les plus pressants de la population.

    Nous appelons les ouvriers, les paysans, l’intelligentsia ouvrière et l’ensemble du peuple soviétique à rétablir au plus vite la discipline et l’ordre du travail, à élever le niveau de production, puis à avancer de manière décisive. De cela dépendent notre vie et l’avenir de nos enfants et petits-enfants, le sort de la Patrie.

    Nous sommes un pays épris de paix et nous respecterons strictement toutes nos obligations. Nous n’avons aucune réclamation contre qui que ce soit. Nous voulons vivre avec tous dans la paix et l’amitié, mais nous déclarons fermement que personne ne sera jamais autorisé à empiéter sur notre souveraineté, notre indépendance et notre intégrité territoriale. Toute tentative de parler avec notre pays dans le langage de la dictature, d’où qu’elle vienne, sera résolument réprimée.

    Notre peuple multinational a vécu pendant des siècles dans la fierté de sa patrie ; nous n’avons pas honte de nos sentiments patriotiques et considérons qu’il est naturel et légitime d’élever dans cet esprit les générations actuelles et futures de citoyens de notre grande puissance.

    Ne pas agir à cette heure critique pour le sort de la Patrie signifie assumer la lourde responsabilité de conséquences tragiques et véritablement imprévisibles.

    Tous ceux qui chérissent notre Patrie, qui veulent vivre et travailler dans une atmosphère de calme et de confiance, qui n’acceptent pas la poursuite de conflits interethniques sanglants, qui voient leur Patrie à l’avenir comme indépendante et prospère, doivent faire le seul bon choix.

    Nous appelons tous les vrais patriotes et toutes les personnes de bonne volonté à mettre un terme à la période de troubles actuelle.

    Nous appelons tous les citoyens de l’Union soviétique à prendre conscience de leur devoir envers la patrie et à apporter leur plein soutien au Comité d’État pour l’état d’urgence en URSS et aux efforts visant à sortir le pays de la crise.

    Les propositions constructives des organisations sociopolitiques, des collectifs de travail et des citoyens seront acceptées avec gratitude comme manifestation de leur volonté patriotique de participer activement à la restauration de l’amitié séculaire au sein d’une seule famille de peuples frères et à la renaissance de la Patrie. »

    Ce fut toutefois un échec lamentable, en trois jours, avec notamment Boris Eltsine qui prit la tête de l’opposition populaire, massive à Moscou.

    C’est que les forces conservatrices avaient perdu toute assise réelle, d’une part, dans le cadre de l’effondrement économique du pays. Et leur seul programme réel était le maintien de l’URSS, sans perspective concrète, d’autre part.

    Les forces armées n’ont donc pas résisté à la pression dans les rues de Moscou, alors qu’ils faisaient face à des dizaines de milliers de personnes. Les dirigeants du coup d’État ont également tergiversé et ainsi contribué à la désintégration du mouvement, sans compter qu’ils n’ont jamais osé décider de lancer l’assaut armé pour capturer Boris Eltsine.

    Mikhaïl Gorbatchev, lui, était au courant de la tentative de coup d’État et avait sans doute été du parti d’attendre sa victoire, afin de pouvoir apparaître comme une force centriste et modérée si le coup d’État avait réussi.

    Dans la pratique, il s’était en fait surtout effacé politiquement, ce que le « Comité d’État pour l’état d’urgence » comprit trop tard.

    La nostalgie, tout ce qui restait finalement, ne suffisait pas. On a ici un exemple parlant de soutien au coup d’État fut celui de Sergueï Akhromeïev. Il fut un héros pendant la seconde guerre mondiale impérialiste, il fut ensuite une figure dirigeante de premier plan, notamment le chef d’état-major général des forces armées de l’URSS, de 1984 à 1988, date où il démissionna.

    Sergueï Akhromeïev ne fut pas mis au courant de la mise en place du Comité et il était en vacances à Sotchi au moment du coup d’État. Il rejoignit Moscou de sa propre initiative pour le soutenir, sans croire aux possibilités de victoire pour autant, et se suicida à la suite de l’échec.

    Ce fut alors la fin du Parti Communiste d’Union Soviétique. Il s’ensuivit, en effet, la dissolution de son Comité Central et la suspension de toutes ses activités. L’État russe dirigé par Boris Eltsine prenait en même temps le commande sur tous les organes de sécurité.

    Boris Eltsine obtint alors en novembre 1991, pour un an et un mois, des pouvoirs d’urgence, qu’il utilisa pour mettre en place une série de décrets. Et en décembre 1991, il signa ainsi l’Accord sur la création de la Communauté des États indépendants, prévu pour août initialement mais bloqué par la tentative de coup d’État.

    Cela mettait un terme à l’existence de l’URSS.

    => Retour au dossier sur le social-impérialisme soviétique

  • L’effondrement économique de l’URSS à la fin des années 1980

    Lors de sa crise finale, à la toute fin des années 1980, l’URSS social-impérialiste dut en catastrophe généraliser le système des bons alimentaires jusqu’ici employés seulement dans certaines villes et régions du pays.

    Le succès était très relatif : les pénuries se sont généralisées dans le pays, à l’exception de Moscou et de Leningrad, et encore car on y vient parfois de loin pour essayer de s’approvisionner.

    Tout manquait : le papier toilette, les fruits importés, des fruits non importés tels les raisins et les poires, le lait concentré, le beurre, la viande et notamment les saucisses, le café instantané, le cacao et le chocolat, le papier peint, le carrelage, la plomberie, les meubles, les tapis, les vases en cristal (un « classique » soviétique), le papier toilette, les journaux et les magazines, les préservatifs et les pilules contraceptives, les chaussures, les montures de lunettes, les télévisions et les magnétoscopes, les cassettes audios et vidéos, les aspirateurs, les machines à laver, les réfrigérateurs, les pièces de rechange pour voiture et les principales voitures, le savon et le dentifrice, les médicaments…

    À la fin des années 1980, on en est à vendre individuellement ou dans des pots d’un litre des mégots de cigarettes récupérés par terre.

    Timbre célébrant en 1988 la coopération spatiale franco-soviétique

    Mikhaïl Gorbatchev avait tenté de redresser la barre, en accentuant la décentralisation pour essayer de régénérer le capitalisme existant depuis 1953 mais étouffé par le cadre général monopoliste d’État.

    Une loi Sur l’activité de travail individuelle fut ainsi adoptée le 19 novembre 1986, qui admettait pour la première fois l’activité d’auto-entrepreneur. Celle-ci était jusque-là violemment réprimée lorsqu’elle se faisait remarquer.

    On peut désormais travailler comme auto-entrepreneur pour les produits artisanaux, tout ce qui est service aux consommateurs, les formations, les arts et métiers populaires.

    Il y eut ensuite un décret du Présidium du Soviet suprême de l’URSS Sur les questions liées à la création sur le territoire de l’URSS et aux activités de coentreprises, d’associations et d’organisations internationales avec la participation des Soviétiques et organisations, entreprises et organes directeurs étrangers, le 13 janvier 1987.

    Cela permettait la mise en place, à condition que la participation soviétique soit d’au moins 50 %, d’entreprises « mixtes » avec des fonds d’autres pays : d’occident, du tiers-monde ou du bloc de l’Est.

    Mikhaïl Gorbatchev

    La loi Sur les entreprises d’État du 30 juin 1987 fit en sorte que les entreprises n’aient plus à suivre les exigences de la planification, et qu’en accord avec l’État elles puissent mener des activités économiques en toute indépendance.

    Finalement, la loi Sur la propriété fut mise en place en mars 1990, légalisant la propriété privée à tous les niveaux, et le 13 juin 1990 le Conseil suprême de l’URSS adopta une résolution Sur le concept de transition vers une économie de marché réglementée.

    S’ensuivit le 8 août 1990 une résolution du Conseil des ministres de l’URSS Sur les mesures visant à créer et à développer les petites entreprises, légalisant toutes les petites entreprises avec toutes les formes de propriété dans tous les secteurs économiques.

    Il y eut alors la tentation de forcer le passage au capitalisme. Une figure importante ici est Boris Eltsine. Il a le même profil que Mikhaïl Gorbatchev, il est d’ailleurs né la même année.

    Boris Eltsine

    Boris Eltsine est rentré au Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique en 1981, et lorsque Mikhaïl Gorbatchev a été nommé à la tête du PCUS en 1985, lui-même est devenu responsable du Comité municipal du Parti à Moscou.

    En octobre 1987, il a tenu un discours de cinq minutes dénonçant la lenteur de la « perestroïka » et demandant à ce qu’on le démette de son poste à Moscou, ainsi que d’une candidature pour le Bureau Politique.

    Boris Eltsine se présenta ainsi comme le chef de file de l’aile la plus réformatrice ; il fut effectivement mis de côté. S’il resta un cadre éminent, il eut des « mésaventures » comme un accident d’avion ou le fait d’être jeté dans un fleuve depuis un pont ; à cela s’ajoute des épisodes d’alcoolisme.

    Le résultat fut qu’en mai 1990, il fut élu président du Conseil suprême de la République soviétique de Russie. En juin 1990, cette dernière se déclare indépendante des décisions de l’URSS, et en juillet Boris Eltsine démissionne du PCUS.

    Mikhaïl Gorbatchev n’était pas fondamentalement opposé à Boris Eltsine, qu’il aurait aimé avoir à ses côtés comme représentant de l’aile la plus radicale dans les réformes. Néanmoins, Boris Eltsine ne cessait de dénoncer Mikhaïl Gorbatchev, y voyant une opportunité et considérant que les carottes étaient cuites.

    Une tentative d’accord fut effectué en 1990 entre les deux, avec la nomination de Grigori Yavlinski , président de la Commission d’État pour la réforme économique, pour mettre en place un programme de 500 jours.

    Cela prévoyait un passage brutal au capitalisme, tout en maintenant une URSS se résumant à une monnaie unique, un droit commun, une défense commune.

    Mikhaïl Gorbatchev, qui tentait de concilier l’aile conservatrice, refusa le projet et Boris Eltsine précipita les choses. Une élection présidentielle eut lieu en Russie le 12 juin 1991, emporté par 58,56 % des voix contre le candidat du PCUS Nikolaï Ryjkov, qui n’obtint que 17,22 % des voix.

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  • Mikhaïl Gorbatchev, l’alcool et la catastrophe de Tchernobyl

    Quelques jours après que Mikhaïl Gorbatchev devient secrétaire général du Parti Communiste d’Union Soviétique le 11 mai 1985, commence une campagne de grande envergure. C’est la campagne anti-alcool qui s’ouvre le 17 mai 1985.

    Quelques jours auparavant, le 7 mai 1985 avaient été adoptées la résolution du Comité Central du PCUS Sur les mesures visant à vaincre l’ivresse et l’alcoolisme et celle du Conseil des ministres de l’URSS Sur les mesures visant à vaincre l’ivresse et l’alcoolisme, l’éradication de l’alcool de contrebande.

    On a affaire ici à un phénomène très particulier, ayant un double caractère très prononcé. En effet, si on regarde les chiffres, l’URSS n’affronte pas un réel problème avec l’alcool puisque sa consommation par habitant en litre pur n’est pas pire que celle d’autres pays. La France consomme bien plus d’alcool par exemple.

    Pays19751980
    URSS9,9 litres10,5 litres
    Autriche11,1 litres11,0 litres
    Italie14,9 litres13,9 litres
    France17,3 litres15,8 litres

    Mais il faut avoir un regard idéologique et culturel. Et là on voit que l’alcool est consommé massivement depuis le triomphe du révisionnisme. En 1952, on en était à la consommation de deux litres purs par habitant, soit cinq fois moins.

    L’explosion de la consommation d’alcool correspond donc à une mentalité décadente, liée à l’absentéisme, au dédain dans le travail, voire au crime.

    Entre 1973 et 1983, les crimes violents ont bondi de 58 %, les vols de 100 %, les cambriolages et la corruption de 200 %, et on parle ici de statistiques officielles.

    C’est une véritable mentalité qui se développe en URSS social-impérialiste alors. Tout le monde en avait conscience et l’existence d’une production clandestine d’alcool était alors tout à fait connue. On est donc plus à 14 litres que 10,5 de litre pur par habitant.

    Affiche dénonçant la « honteuse association entre la fainéantise et la vodka »

    Ce n’est pas tout. L’alcool consommé en URSS social-impérialiste, c’était la vodka. Si on prend la fin des années 1970, en France on consommait 6 litres de boissons fortes, 90 litres de vin, 44 litres de bière, et en URSS au même moment 11 litres de boissons fortes, 19 litres de vin, et 23 litres de bière.

    Ce que cela sous-tend, si on prend l’opposition entre quantité et qualité, c’est que l’alcool fort était en URSS l’apanage d’une minorité en pleine déroute sociale, par opposition à un alcool de masse diffus en France.

    Néanmoins, dans la période 1980-1984, l’alcool fort recule un peu, alors que la consommation de vin et de bière augmente.

    Cela étant, les mesures de mai 1985 eurent un effet énorme. Déjà, la production d’alcool a grandement reculé, de moitié entre 1985 et 1988.

    Si c’est une bonne chose, de par la hausse nette de l’espérance de vie qui est notable, il y a un problème pour l’État : les recettes fiscales sur l’alcool ont naturellement connu un effondrement. Or, cela constituait autour de 12 % des revenus de l’État !

    Et parallèlement, la production illégale d’alcool et sa contrebande se sont renforcées. On parle ici d’une activité clandestine formant autour de 2,2 % du PIB. Preuve de son développement, entre 1985 et 1987, la consommation de sucre passe 7, 85 millions de tonnes à 9,28 millions de tonnes (le sucre renforce la teneur en alcool lors de la fermentation – le fait d’en ajouter dans l’alcool déjà produit en pensant le renforcer en est le fétichisme ).

    « Et personne ne sait raisonner un tel expert »

    Il faut ajouter à cela une grande croissance de la consommation de colle de la marque BF (sous le surnom de « Boris Federovitch »), de produits pour nettoyer les vitres, d’eau de Cologne, de dentifrice (qui est séchée sur le pain qui absorbe l’alcool), d’insecticide de la marque Dichlorvos.

    La conséquence du maintien grandissant du trafic clandestin fit que, à partir de 1987, la campagne anti-alcool est obligé de reculer et de céder de nouveau à la consommation de masse.

    Cette question de l’alcool posait bien sûr un problème de fond, affaiblissant le tissu social ; la catastrophe de Tchernobyl vint véritablement poser un clou dans le cercueil des ambitions du social-impérialisme soviétique.

    Le 26 avril 1986, un accident majeur se produisit en effet dans le réacteur numéro 4 de la centrale nucléaire V.I. Lénine de Tchernobyl, à quelques kilomètres de la ville de Pripyat, en Ukraine. Une zone d’exclusion a été mise en place, le réacteur ayant été détruit et des substances radioactives rejetées dans l’environnement.

    115 000 personnes ont été déplacées, 500 000 ont participé à différents degrés aux opérations pour stopper la catastrophe, qui s’est déroulé lors d’un test majeur, alors qu’il y avait un défaut de conception majeur dans le processus de refroidissement.

    Cela a eu comme conséquence de provoquer une réaction incontrôlée du réacteur, avec une explosion défonçant les 2 000 tonnes de la dalle de béton le recouvrant, le cœur du réacteur se fracturant ensuite avec les débris.

    (Agence internationale de l’énergie atomique)

    Plus de quinze jours plus tard, Mikhaïl Gorbatchev prononça une allocution télévisée de 45 minutes racontant l’ampleur du drame. Entre mai et novembre 1986, un abri recouvrant le quatrième réacteur est construit, au moyen de 400 000 mètres cubes de mélange de béton et de 7 000 tonnes de structures métalliques.

    De manière délirante, les trois autres réacteurs ont continué d’être utilisés jusqu’en décembre 2000. Commencé en 2010 et fini en 2019, financé par la Commission européenne et réalisé conjointement par Vinci et Bouygues, un nouveau sarcophage a été mis en place. Coûtant 1,5 milliard d’euros, il pèse 31 000 tonnes.

    La catastrophe a porté un coup fatal à l’URSS social-impérialiste. Outre les centaines de milliers de cas de cancers sur plusieurs décennies dans une zone contaminée allant par ailleurs jusqu’à la France, s’occuper de la centrale pour l’isoler a coûté une fortune et fourni une exigence se présentant pour une longue période.

    Il faut ajouter à cela que cinq millions d’hectares de terres ont été retirés de l’agriculture, alors qu’ont été suspendues la construction et la conception de dix nouvelles centrales nucléaires.

    L’URSS social-impérialiste vivait déjà à crédit, la catastrophe de 1986 scellait son destin.

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