L’appareil de la GOULag comme administration et le rapport au Parti

La question historique du GOULag du point de vue communiste tient à la nature du projet, c’est-à-dire du rapport dialectique naturel entre une forme juridique-administrative et une fonction économique-politique.

Le souci est qu’il y a eu un décalage est qu’on est passé à un rapport dialectique non forcément évident entre une forme juridique-politique et une fonction économique-administrative. Cela a provoqué d’énormes tensions dans le rapport entre le Parti et le Commissariat aux affaires intérieures.

Du moment en effet que les projets étaient conçus à l’avance, avec un haut niveau technique, on passa à toute une procédure administrative, nécessitant des appels à un haut niveau de conception, de mise en opération, d’ingénierie industrielle pour relier les différents circuits, à quoi s’ajoute un ample support technique.

Or, c’était là tout à fait différent du rôle de la GOULag comme supervision économique-politique de décisions administratives établies par le droit soviétique. On est passé au mode suivant : le droit punit en assumant d’être politique et le commissariat gère de manière administrative les détenus, en intégrant simplement une dimension économique.

Le droit a quitté le terrain administratif pour se retrouver placé de manière partidaire et inversement le Commissariat aux affaires intérieures s’est articulé comme simple administration, perdant son affirmation politique pour se contenter d’être économique en soi.

Ce déplacement fut grave, car il fit passer la GOULag d’appareil à celui d’administration, la dimension d’appareil étant masqué. La conséquence fut une confrontation entre appareils, entre le droit et la GOULag, par l’intermédiaire au NKVD dont celle-ci dépendait.

Concrètement, cela s’exprima par l’opposition entre la lecture juridique Vyshinsky et celle, de type pragmatique-machiavélique, de Guenrikh Iagoda et Nikolaï Iejov, dirigeants du NKVD. Ces derniers exprimaient un appareil grisé par le succès, emporté par son élan, s’imaginant administration et cherchant par là à agrandir de manière subjectiviste son champ d’activité.

Andreï Vychinski protesta par exemple la chose suivante : il y avait 1 251 501 personnes dans les prisons, camps et colonies en date du 1er octobre 1935, contre 519 501 au 1er janvier 1932. Il fallait donc se demander ce qui était responsable de cette augmentation de 210,9 %. Cela tenait évidemment aux velléités hégémoniques du NKVD. D’ailleurs, le NKVD, disposait désormais de tribunaux spéciaux dans les camps de travail.

Ce qui était critiqué ici, c’était de fait l’autonomisation relative du NKVD, avec une mise de côté du droit de l’État soviétique en tant que tel. Andreï Vychinski développera ainsi des critiques au NKVD par rapport aux camps, tant dans les procédures que dans le mode opératoire.

Guenrikh Iagoda, le responsable du NKVD, fut par conséquent démis en septembre 1936 et arrêté en avril 1937 ; c’est Andreï Vychinski qui fut procureur à son procès où il fut condamné à mort pour aide au factionnalisme en vue de prendre le contrôle du régime, ce qui exprimait à l’arrière-plan un positionnement du NKVD comme une simple administration pouvant pencher indifféremment dans une tendance ou une autre, et non plus un appareil dépendant du Parti.

Le successeur de Guenrikh Iagoda, Nikolaï Iejov, eut la même tendance à profiter de l’importance du NKVD, rentrant à ce sujet notamment en conflit avec Viatcheslav Molotov. La direction du Parti dénonça finalement ouvertement les méthodes du NKVD dans une lettre du 11 novembre 1938, stoppant son pouvoir juridique le 15, stoppant sa campagne de purge le 17, alertant l’ensemble des responsables régionaux du Parti sur les défaillances du NKVD le 25. Nikolaï Iejov fut mis de côté en 1938, arrêté en avril de la même année et exécuté en février 1940.

Il est évident que le reproche fait par le Parti au NKVD – l’abandon du travail de renseignement pour la simplification par les arrestations massives – n’aurait pas eu lieu d’être si le NKVD, par l’administration de la GOULag, n’avait pas eu cette tendance à l’hégémonisme et à l’occupation étendue de différents domaines.

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Les conditions dans les camps de la GOULag

Les camps de travail supervisés par la GOULag se définissaient par une lecture de classe. Il fallait tant briser les éléments sociaux que donner des espaces pour la rééducation par le travail, ainsi que parvenir à l’auto-suffisance des camps eux-mêmes.

Ils semblaient ainsi un enfer pour les éléments anti-sociaux niant le pouvoir soviétique et confrontés à sa toute-puissance. Le moindre aspect de socialisation leur apparaissait comme une terrible agression à leur encontre. C’est là la source des ressorts psychologiques fantasmatiques et extrêmement violents des écrits contre-révolutionnaires à ce sujet.

Des ressorts qui s’appuient également, bien entendu, sur une confrontation violente avec le personnel du NKVD. L’affrontement possédait une dimension physique inéluctable, particulièrement ardue dans des conditions de précarité matérielle marquée.

On a à l’inverse le parcours de Naftaly Frenkel (1880-1960), arrêté pour contrebande en 1923 et envoyé dans un camp de travail. Il participa si bien au travail et proposa des critiques si constructives qu’il deviendra l’une des principales figures de la GULag, se chargeant notamment du chantier de la voie ferrée Baikal Amour Magistral, devenant le chef du directorat pour les réseaux ferroviaires, se voyant attribuer l’Ordre de Lénine en 1933, en 1940, en 1943, ainsi que l’Ordre socialiste du travail.

Il y avait concrètement dans les camps un découpage en trois catégories des détenus.

Il y avait ceux issus de la classe ouvrière et de la paysannerie et qui n’étaient pas condamnés à plus de cinq ans d’emprisonnement. Il y avait une seconde catégorie du même profil social, mais avec plus de cinq ans comme condamnation. Il y avait la troisième catégorie avec tout d’abord les éléments extérieurs à la classe ouvrière et la paysannerie, et ensuite les contre-révolutionnaires en général.

Les premiers disposaient un régime de faveur, pouvant quitter le camp, occuper des positions dans l’administration, diriger des équipes de travail, etc. Les seconds avaient des fonctions comme employés, dans des usines, peuvent quitter temporairement leurs logements, etc. Les derniers étaient consignés et menaient les travaux les plus durs.

La première catégorie voyait deux jours de travail comptés comme trois jours de prison, la seconde trois jours de travail pour quatre de prison, la troisième quatre jours de travail pour cinq jours de prison.

À cela il faut ajouter les détenus aux courtes peines, les femmes, les mineurs, les personnes âgées, les handicapés, qui travaillaient dans des secteurs spécifiques, relevant de l’industrie légère, de l’agriculture, de petits et moyens ateliers (couture, menuiserie, forge, etc.), le travail du bois.

Ces grandes différences au sein des camps modifie résolument la nature du vécu dans ceux-ci. C’est particulièrement vrai pour la période de l’établissement de ceux-ci, dans un contexte extrêmement difficile pour l’URSS en général, qui faisait face parfois à des famines. Obtenir une alimentation correcte impliquait de participer à la bataille de la production et il y avait une proportion entre le travail rendu et l’alimentation donnée.

Les conditions historiques, particulièrement arriérées, de l’URSS d’alors firent ainsi que, malgré l’installation de bases hospitalières, les décès furent à certains moments relativement important en raison de la tuberculose, du typhus, de la malnutrition, ainsi que des auto-mutilations faites afin d’éviter le travail.

En 1932, 4,8 % des 275 861 prisonniers moururent, ce qui était grosso modo le chiffre traditionnel de mortalité des camps dans les années 1930, à l’exception de 1933 avec 15,2 % des 440 008 prisonniers et des 101 000 prisonniers décédés en 1941, année de l’attaque de l’Allemagne nazie où 420 000 détenus furent également envoyés au front à la fin de l’année.

Pendant la guerre, la GOULag fut également dans l’obligation de bloquer la libération de 50 000 détenus condamnés pour « agitation antisoviétique, crimes de guerre graves, vol à main armée et vol qualifié, récidivistes, élément socialement dangereux, membres de la famille de traîtres et autres criminels particulièrement dangereux ». Ceux-ci furent obligés de rester dans le camp, mais en obtenant le statut de travailleur, avec une rémunération normale donc et avec un logement séparé des détenus.

Entre 1934 et 1940, 288 300 prisonniers moururent ; après 1945, le chiffre baissa encore, tombant à 1-3 % des détenus chaque année. Il y eut au total un peu plus d’un million de morts entre 1930 et 1953.

Ces chiffres font ressortir l’ampleur de la bataille contre les éléments anti-sociaux et la tentative de les encadrer de manière adéquate. Il y a initialement peu de gardes et les évasions étaient très nombreuses, entre 58 000 et 83 000 chaque année entre 1934 et 1937, 32 000 en 1938. Il y avait encore 18 342 évasions en 1947, alors que 10 % des détenus n’étaient pas surveillés la même année.

Ce n’est qu’avec la mise en place d’une structuration à tous les niveaux que les inévitables prisonniers de la lutte des classes furent administrés de manière adéquate. Pour cette raison, l’instauration d’un salaire devint également la norme.

Il y a eu dès le départ des récompenses monétaire pour les détenus travaillant de manière satisfaisante, accomplissant ou dépassant ce qui était attendu d’eux. L’initiative fut généralisée à partir de 1950. Les détenus recevaient un salaire dont était retiré une part pour l’alimentation et les habits, part ne tombant pas en-dessous de 10 % du salaire.

La moitié environ des prisonniers touchaient plus de la moitié de ce salaire, qui est grosso modo à 50-70 % du salaire normal pour un travail équivalent.

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La contribution économique de la GOULag

Les camps avaient différentes tailles, des activités très différentes, se situaient dans des zones très différentes qu’on peut distinguer en quatre catégories (chaud, tempéré, froid, septentrionales), qui elles-mêmes étaient administrativement sub-divisées en trois (I, II, III).

Le camp d’Aktiubinsk, au Kazakhstan, a existé de 1940 à 1946 avec environ 8000 prisonniers ; celui d’Arkhangelsk, au nord de la Russie européenne avait le même nombre et a existé de 1938 à 1940. Le premier s’occupait d’extraire des métaux, le second de produire de la pâte à papier.

Le Sazlag, camp d’Asie centrale à Tachkent, en Ouzbékistan, exista de 1930 à 1943, avec un peu plus de 12 000 prisonniers à la fin, produisant du coton avec également des activités dans des manufactures de coton. Le camp de Jezkazgan, au Kazakhstan au tout début des années 1940, disposait à peu près du même nombre de détenus pour construire l’industrie liée au cuivre.

Le camp d’Ivdel, dans la région de Sverdlovsk, dans la plaine occidentale de la Sibérie, fondé en 1937, avait environ 16 000 prisonniers pour la coupe du bois ; c’était un nombre typique de détenus pour les camps ayant cette activité.

Le Siblag, à Novossibirsk, fondé en 1929, avait 45 000 détenus pour l’agriculture, la coupe de bois, la construction de route ; le Dallag, en extrême-Orient, existant de 1929 à 1939 pour notamment l’extraction de charbon et d’or, rassemblait pratiquement 65 000 détenus à son apogée.

Le Volgolag de Rybinsk, au cœur de la Russie européenne, qui exista de 1935 à 1942, avait 90 000 détenus pour la construction de systèmes hydrauliques ; il en va de même pour le camp de Pechora, dans la zone Arctique, pour la construction d’une voie ferrée entre Kotlas et Vorkuta.

Au-delà de ces différences quantitatives, il était qualitativement clair que dans tous les cas, les conditions de travail étaient élémentaires, le travail très basique, les détenus peu qualifiés, si l’on omet les OKB, Opytnoye Konstruktorskoye Buro, Bureaux expérimentaux de conception, organisés pour accueillir le personnel scientifique condamné (y passèrent notamment le concepteur aéronautique Andreï Tupolev et l’ingénieur des missiles et des voyages spatiaux Sergueï Korolev).

Il s’agissait simplement de défricher et de mettre en place ou d’aider à la mise en place de projets ; la GOULag supervisait une contribution à l’économie, elle était un appui. Cela ne constituait nullement le « cœur » de la production soviétique, comme la contre-révolution l’a prétendu.

Le budget consacré à la GOULag fut pour cette raison toujours restreint, concernant 6,2 % du budget national en 1935 pour atteindre 14,9 % pour la période particulière de 1941-1944. La GOULag ne parvenait par ailleurs pas à réaliser ses plans ; en 1937, son plan général ne fut complété qu’à 71,6 % (80,5 % pour l’hydrotechnique, 62,7 % pour les voies ferres, 63,2 % pour la construction industrielle).

Tous les détenus ne travaillaient pas non plus. En janvier 1939, sur 1 130 955 détenus, 789 534 avaient une activité productive, 117 353 étaient affectés aux services des camps, 117 896 ne travaillaient pas en raison de leur âge, de leur maladie, etc. 106 172 personnes étaient en route entre des camps ou relevaient d’une production momentanément bloquée, 10 % composant ceux refusant de travailler.

Agissant comme contribution économique, les camps étaient pour cette raison souvent placées près de grandes villes : Arkhangelsk et Mourmansk dans le nord, Tcheliabinsk et Sverdlovsk dans l’Oural, Omsk, Novossibirsk, Tomsk, Kemerovo, Krasnoyarsk en Sibérie, Moscou, Leningrad et Yaroslavl dans la partie européenne de la Russie.

On peut découper relativement en blocs à peu près équivalent les principaux types de projet, suivant les domaines :

– la construction d’entreprises industrielles ;

– la construction de logements, de bâtiments culturels ;

– les voies ferrées, les routes et les ponts, les égouts et les conduites d’eau, les centres électriques, la construction hydro-technique (barrages, écluses, centrales hydro-électriques, etc.), la construction de centrales thermiques ;

– le travail en usine et la maintenance, la fabrication de meubles, la couture et la production de chaussures, le chargement et le déchargement, les travaux agricoles, la mise en place d’une ferme d’État, la pêche ;

– les mines, le forage et l’excavation, la production de matériaux de construction, la production de pièces détachés et de béton, la construction d’entrepôts et de filiales, la reconstruction d’entreprises.

Parmi les constructions majeures, on peut mentionner l’usine métallurgique de Tcheliabinsk, l’usine métallurgique et de coke de Novo-Tagil, l’usine d’aluminium Bogoslovsky, l’usine métallurgique transcaucasienne.

Les installations industrielles mises en place furent légèrement plus nombreuses dans la partie non-européenne de l’URSS ; ce qui était déterminant, c’est en fait l’existence de main d’œuvre ou non dans la zone concernée. La mise en place d’usines, de moissonneuses-batteuses… est faite par la GOULag lorsque les forces locales sont trop faibles.

En ce qui concerne la coupe de bois, une activité majeure de la GOULag, cela comptait pour autour de 9 % de la production soviétique de bois. C’est seulement pour l’or, l’étain, le nickel que le GOULag menait une action économique essentielle, ainsi que pour l’établissement des premiers centres atomiques après 1945.

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Les structures de la GOULag

Au printemps 1938, les départements de production se généralisèrent ; en juin 1939, on avait 42 regroupements administratifs (départements, divisions, archives). Neuf étaient consacrés à la production :

– département des forêts ;

– colonies pénitentiaires et agriculture ;

– construction ferroviaire (premier département) ;

– construction ferroviaire (second département) ;

– construction hydrotechnique ;

– industrie des combustibles

– industrie des pâtes et papiers

– construction maritime

– métallurgie non ferreuse.

Il faut attendre 1941 pour trouver un découpage encore plus approfondi. Il y avait alors d’un côté l’administration des camps (UL), et les directorats centraux des camps (GUL). Ces GUL consistaient en des spécialisations :

– le GULGTS pour les installations hydro-techniques ;

– le GULGMP pour les mines et l’extraction de métaux ;

– le GULPS pour la construction industrielle ;

– le GULZhDS pour les réseaux ferroviaires ;

– le GUSHOSDOR pour les routes ;

– l’ULLP pour la production forestière ;

– le GUSDS (ou Dalstroy) pour les constructions dans le grand Nord ;

– l’UTP pour la production de carburant et d’énergie ;

– le GUAS pour la construction d’aérodromes ;

– l’ULSPZhM pour la construction d’usines sidérurgiques ;

– l’Osobstroy pour la construction des usines de Kuybyshevsky.

En 1944 fut fondée une structure centrale, la Glavpromstroy, l’Administration centrale pour la construction industrielle. C’est elle qui supervisait la mise en place d’usines métallurgiques, de chantiers navals, d’industries des pâtes et papiers, etc.

Cette administration se déclinait elle-même en la Glavalyuminpromstroy pour l’aluminium, la Glavsredazpromstroy pour l’Asie centrale, la Glavyugstroy pour le Sud, la Promstroyproyekt pour l’établissement de projets, etc., ainsi qu’avec de nombreux trusts à un niveau en-dessous : Bazstroy (pour l’aluminium à Bogolovsky), Denprotyazhstroy (pour la région du Dnepr), Kazmed’stroy (pour le Kazakhstan), Magnitostroy (pour Magnitogorsk), Nikopolstroy (pour Nikopol), etc.

Fut en même temps fondé la Glavgidrostroy qui s’occupait de l’industrie hydro-technique.

On a ainsi des structures qui avaient été revues, corrigées, réorganisées et ce n’est qu’après la fin de la guerre qu’elles acquerront un caractère définitif.

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La question de la structuration de la GOULag

La GOULag s’inscrit dans une logique mêlant un aspect pénitentiaire à un aspect éducatif-politique, puisque le travail forcé à la fois brise et rééduque les éléments anti-sociaux. C’est une démarche bien particulière, à la marge de la société, comme pour tout système pénal.

Pour la période 1930-1936, seulement 12 millions de personnes ont eu à faire avec la justice, le chiffre est de 8,6 millions de personnes pour la période 1937-1940. Il faut ici noter par contre que, dans le contexte de l’immédiate avant-guerre, l’année 1940 fut marquée par la condamnations de 2 millions de personnes pour violations de la discipline de travail et absentéisme.

La plupart de ces inculpés ont été condamnés à des travaux d’intérêt général ou bien à du sursis. Les camps de travail, concernent quant à eux autour d’un million de personnes au départ, grosso modo deux millions de personnes ensuite, sur 160-170 millions d’habitants.

Rien ne correspond aux thèses farfelues développées tout au long des années 1960-1970 multipliant ce chiffre par 4, 10, 15, 20, etc.

Personnel du NKVD

Cela étant la question relève davantage du qualitatif ; quand la thématique des camps de travail soviétiques arrive par exemple en France dans les années 1950, elle est un moyen de dénoncer la dictature du prolétariat et son prolongement inévitable : la soumission par la force des éléments anti-sociaux.

Cela passe notamment par une démarche « philosophique » de type existentialiste, avec principalement la revue Les Temps modernes de Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty (« A mesure que nous sommes mieux renseignés sur l’importance relative du travail forcé et du travail libre en URSS, sur le volume du travail concentrationnaire, sur la quasi-autonomie du système policier, il devient toujours plus difficile de voir l’URSS comme transition vers le socialisme ou même comme État ouvrier dégénéré »).

Cette dimension qualitative fut difficile à cerner lors de la mise en place de la GOULag. Il n’y avait pas seulement le passage d’une mobilisation de prisonniers en soutien à un grand projet à celle de l’organisation de tels grands projets eux-mêmes. Toute la définition de l’activité de la GOULag fut source de multiples remaniements, de restructurations.

L’administration en tant que telle fut d’ailleurs longue à se mettre en place de manière définitive.

C’est seulement à partir de 1935 que le NKVD dispose en tant que tel d’un département entièrement consacré à la production. Et les changements furent rapidement nombreux ; ainsi, la même année, en octobre, l’Administration centrale des autoroutes et des chemins par terre et des transports routiers (TsUDORTRANS) fut confiée au NKVD et devint ainsi l’Administration de la construction des routes pavées (GUSHOSDOR).

Toutes les années 1930 furent elles-mêmes marquées par des ajustements, des transferts de compétence, des réorganisations, des restructurations de différentes branches, etc. Le GOULAG était en perpétuelle réorganisation et l’ampleur de ses tâches, leur complexité, multipliaient leurs structures et leurs exigences.

La GOULag devait en effet s’occuper d’établir des plans, de trouver du personnel qualifié pour la gestion de leur réalisation, de mobiliser des prisonniers, d’assurer la logistique, de mettre en place l’approvisionnement, de s’occuper de la surveillance des camps et des convois, de maintenir une comptabilité, de prévoir un réseau sanitaire, de gérer les aspects juridiques sur place, de disposer d’un réseau vétérinaire, d’avoir des initiatives culturelles-éducatives, d’avoir un département politique bien sûr pour superviser l’ensemble, etc.

Dans certains cas, l’ampleur qualitative ou quantitative approfondit les difficultés. Les trois camps les plus importants, au milieu des années 1930, les Dmitlag, Belbaltlag et Bamlag, rassemblaient 221 039 détenus, pratiquement la moitié des prisonniers. En 1937, en raison de la vague de répression menée contre la contre-révolution, la GOULag dut ouvrir, au mois d’août, en catastrophe, sept camps pour des activités de bûcherons (Ivdelsky, Kargopolsky, Kuloysky, Lokchimsky, Taishetsky, Tomsk-Asinsky et Ustvymesky).

Le bâitment central du Dmitlag du NKVD de l’URSS, établi dans un ancien monastère

Cela impliquait de former un camp à partir de rien, ce qui était une tâche très ardue et la GOULag connut différents échecs sur ce plan. Au sens strict, à part ceux pour les bûcherons, en 1937-1938 il n’y eut d’ailleurs que neuf camps formés sur le tas : ceux d’Arkhangelsk, d’Ust-Borovsky, de Yagrinsky (pour la construction industrielle), de Luga (pour construction d’une base navale), de Podolsky (pour la construction d’aérodrome), de Samara (pour construction d’une centrale hydroélectrique), de Soroksky (dans le cadre de la construction ferroviaire), ainsi que deux autres destinés à la construction de routes.

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Premières opération concrète de la GOULag et systématisation

La première réalisation de la GOULag, qui marqua la définition même de son activité, fut la mise en œuvre du canal entre la mer blanche et la mer baltique, par une décision du 5 mai 1930. Cela exigeait toutefois une capacité d’organisation énorme, puisque, entre les prisonniers et le personnel les encadrant, 276 000 personnes étaient concernées.

Ce choix d’un appel aux prisonniers avait été fait en raison de l’absence de main d’œuvre dans la zone du canal. Initialement, la GOULag ne faisait ainsi que superviser l’envoi d’une main d’œuvre au service d’un grand projet – dénommé Belomorstroy – du Commissariat au peuple aux chemins de fer (NKPS).

Mais le projet Belomorstroy passa en 1931 au main de la GOULag elle-même, qui s’occupa donc tant du camp – la Belbaltlag – que des travaux eux-mêmes. En avril 1932, 26 % des 287 500 prisonniers soviétiques y étaient rassemblés et à l’été 1933 les travaux furent terminés. 72 000 prisonniers furent libérés dans la foulée.

Cette initiative fut considérée relativement rapidement comme un succès et dès septembre 1932, le Bureau Politique du PCUS(b) décida de la réalisation du canal Dmitrovsky reliant la vaste rivière de la Moskowa à la Volga, reliant par là la ville de Moscou à la mer Blanche, la mer Baltique, la mer Caspienne, la mer d’Azov et la mer Noire.

En octobre, le Bureau Politique décida qu’il serait procédé pareillement pour la mise en place de la voie ferrée Baikal–Amur déjà commencée. Furent ajoutées à cela plusieurs mines – à Kolyma, Pechora, et Ukhta -, ainsi que la production de bois de chauffage pour les villes de Moscou et Leningrad.

Puis fut décidée la construction sous la supervision de la GOULag d’une station hydro-électrique à Murmansk, celle d’un complexe agro-industriel au niveau du canal mer blanche – mer baltique, celle d’une autoroute reliant Khabarovsk à Komsomolsk, celle d’une seconde ligne de chemins de fer reliant Karymskaya à Bochkarevo.

En 1933, ces camps concernaient 334 300 prisonniers, un chiffre qui grandit en raison de l’intensification de la lutte des classes en URSS.

La GOULag gérait en janvier 1935 les activités de 741 599 prisonniers – un chiffre cependant relativement restreint pour un pays peuplé alors de pratiquement 170 millions d’habitants – avec la répartition suivante :

– construction d’une seconde ligne de chemin de fer pour les lignes trans-baikal et Ussuriisk, ainsi que construction de la ligne Baikal – Amour, avec 153 547 personnes ;

– construction du canal Moscou – Volga, avec 192 649 personnes ;

– mise en place du complexe agro-industriel mer blanche – mer baltique, avec 66 444 personnes ;

– mines d’Ukhta-Pechora (charbon, pétrole, radium, etc.), avec 20 656 personnes ;

– Svirlag produisant du bois de chauffe pour Leningrad, avec 40 032 personnes ;

– Temlag produisant du bois de chauffe pour Moscou, avec 33 048 personnes ;

– camp du ministère de la sécurité intérieure en extrême-orient, avec la construction de la ligne de chemins de fer Volochaevka – Komsomolsk, la mise en place de la mine de charbon d’Artem, des mines de Raichika, des conduites d’eau potable de Sedansk, des dépôts de pétrole de Benzostroi, de constructions de la zone de Dalpromstroi, du côté des réserves, de la base de construction d’avions 126, ainsi que dans l’industrie de la pêche, avec 60 417 personnes ;

– camp du ministère de la sécurité intérieure en Sibérie, avec la mise en place de la ligne de chemins de fer du mont Shorskaya, de mines de charbon dans le bassin de Kuznetsk, de routes à Usinovski et Chuiski, de soutien au complexe sidérurgique de Kuznetsk et à l’industrie forestière de Novosibirsk, avec 61 251 personnes ;

– camp du ministère de la sécurité intérieure en Asie centrale, avec le soutien à l’industrie textile, aux zones de Chirschikstroi et Shakhtrdskoi, à la construction du canal de Khazarbak, à la ferme d’État de Pakhta – Aral, à des fermes de coton, au Chuisk Novlubtrest, avec 26 829 personnes ;

– camp du ministère de la sécurité intérieure de la ville de Karaganda au Kazakhstan dans le secteur de l’élevage, avec 25 109 personnes ;

– camp du ministère de la sécurité intérieure de Prorvinsk, pour l’industie de la pêche, avec 10 583 personnes ;

– camp du ministère de la sécurité intérieure de Sarovski, pour l’industrie du bois, avec 3 337 personnes ;

– camp de l’île de Vaigach (plomb, fluor, zinc), avec 1209 personnes ;

– Sevvostlag dans la région de la Kolyma, pour principalement des gisements miniers, avec 722 personnes.

Il manque dans la liste 90 000 prisonniers non comptabilisés, en fait inemployés car malades, mais socialement trop dangereux pour être libérés.

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La mise en place de la GOULag face aux éléments anti-sociaux

La mise en place d’un régime est marquée par deux étapes et c’est cela qui définit le caractère pénal qui prime.

On a, tout d’abord, la période de la prise du pouvoir, avec un affrontement entre révolution et contre-révolution. On a ensuite un régime installé, toujours plus solidement structuré, mais faisant face à des éléments anti-sociaux, consistant en d’anciens irréductibles ou bien en des formes nouvelles issues de la lutte des classes dans le cadre de la construction du socialisme.

Initialement, il y eut à la suite de la révolution de Février 1917 une Direction générale des lieux de détention (GUMZ), avec des inspections pénitentiaires locales.

Cet organisme fut ensuite remplacé en 1918 par le Département pénal central (TsKO), dans le prolongement de la révolution d’Octobre 1917.

La terrible situation économique amena ces prisons à tenter de se diriger vers des activités économiques afin de parvenir à l’auto-suffisance, l’État central n’étant pas encore en mesure de fournir un soutien matériel suffisant à cette administration.

Les évasions étaient nombreuses, il y avait un manque de fonds de roulement, de distribution de ce qui était nécessaire en alimentation et d’équipement, etc.

Pour cette raison, ce fut un échec et il n’était nullement possible de faire confiance à de telles prisons. Avec la guerre civile, des camps naquirent également pour regrouper les éléments anti-sociaux liés directement ou indirectement à la contre-révolution. Il faut ajouter à cela les prisonniers de guerre, au nombre de 2,2 millions de personnes en 1918.

Tout ce système passa sous le contrôle du Commissariat au peuple à la justice, alors qu’en automne 1918, la Commission extraordinaire du gouvernement s’occupa d’un nouveau type de prisons et de camps, d’un niveau de sécurité plus élevée.

On trouve dans ce cadre une nouvelle administration spécifique se surajoutant, du nom d’OPR puis de GUPR – la section puis administration centrale pour les travaux forcés, département du NKVD (Commissariat du peuple aux Affaires intérieures).

En 1920, le Commissariat au peuple à la justice s’occupait de 47 863 détenus, la GUPR de 25 336 ; en 1921 les chiffres étaient de respectivement 55 122 et 51 158 (dont 24 400 prisonniers de guerre).

Le travail devint une norme, afin de parvenir à faire face aux besoins économiques dans une situation de crise totale. Dans les prisons dont s’occupait la GUPR, le taux de détenus travaillant fut de 2 % en 1920, 55 % en 1921, 70% en 1922 (et au même moment de 35 % pour les prisons dépendant du Commissariat au peuple à la justice).

Il y avait le choix de faire basculer l’ensemble vers l’une des deux structures, mais le Commissariat au peuple à la justice ne parvenait pas à gérer ; rien que pour l’été 1922, un dixième des détenus parvint à s’évader. Début juillet, il fut décidé de forcer les choses et de lui faire endosser l’ensemble des responsabilités pénitentiaires, mais à la fin du mois la tendance fut renversée.

La Direction principale des lieux de détention (GUMZ) en tant que département du NKVD (Commissariat du peuple aux Affaires intérieures) s’occupa alors de l’ensemble des prisons et des camps, qui rassemblaient à ce moment-là 80 000 détenus.

Dans la foulée furent démantelés en 1923 les camps de travaux forcés et les camps de concentration formés durant la guerre civile, mais l’OGPU – la Direction politique unifiée d’État – conservait ses propres lieux de détention, concernant environ 10 % des prisonniers.

Il y eut ainsi deux systèmes pénitentiaires : celui des affaires intérieures, celui de l’OGPU chargé de liquider la contre-révolution. Il y avait dans ce cadre notamment le SLON, Severnye lagueria ossobovo naznatchenia, camp du Nord à destination spéciale, dans les Îles Solovki, qui fut la première expérience réelle d’un camp organisé avec en vue l’autosuffisance et la rééducation des prisonniers.

Du côté de l’OGPU, le nombre de prisonniers était d’un peu plus de 20 000, alors que la GUMZ du NKVD, pour la Russie soviétique qui regroupe 60 % de la population, s’occupait de 77 784 personnes en 1924, 122 665 en 1926, 51 000 personnes étant libérées à l’occasion de l’amnistie pour les dix ans d’Octobre 1917.

Les lieux de détention étaient relativement de petite taille, couramment entre 100 et 600 personnes, au grand maximum 2000 personnes. Il y a également des lieux pour des petits groupes, telles les maisons de correction, des colonies pour le travail, etc.

Le travail forcé concernait alors 15 % des prisonniers, s’appuyant principalement sur la résolution Sur l’utilisation des prisonniers dans l’exploitation forestière, prise en 1926 pris par le Conseil économique suprême de la Russie soviétique.

Cela signifiait cependant qu’il y avait un double système, une séparation entre d’un côté ce qui relevait des éléments anti-sociaux propres à la société connaissant une modification radicale de ses fondements et de l’autre des activistes politiques contre-révolutionnaires au sens strict.

Or, une telle perspective n’a plus de sens une fois que le régime est mis en place. Les éléments contre-révolutionnaires sont, par définition, des éléments anti-sociaux, et inversement.

La distinction existe bien entendu, mais elle devient secondaire par rapport à la réalité principale qu’est la société soviétique. Il y a cette dernière, et un secteur tout à fait à l’écart, marginal, portant des comportements, attitudes, activités anti-sociales.

Pour cette raison, la manière de gérer les détenus se modifia et la stricte séparation tomba d’elle-même. À partir de 1928 il fut considéré que les prisons devaient aller à l’autosuffisance, avec à l’arrière-plan la question de la rééducation par le travail, et il y a une montée en puissance du travail forcé, qui concernait à partir de la fin 1929 la majorité des prisonniers, alors qu’on passa en 1930 à un nombre de 179 000 détenus.

Cette perspective fut formulée par le Conseil des commissaires du peuple dans sa résolution au milieu de l’année 1929 Sur l’utilisation du travail des détenus criminels. La GUMZ du NKVD devait s’occuper des prisonniers avec au maximum une condamnation à trois ans de prison et former des Camp de travail pénitentiaire (ITL).

Le reste des détenus passait sous la responsabilité de l’OGPU pour aider à la mise en œuvre de projets contribuant au plan quinquennal. L’organisme de l’OGPU s’occupant de ces grands projets, en 1930, ce fut la Glavnoïé oupravlénié laguéreï, Administration principale des camps, dont l’acronyme est en russe GOULag.

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«Le chaos en lieu et place de la musique»

La Pravda, 28 janvier 1936

Dans notre pays, parallèlement au développement culturel général, est né le besoin d’une bonne musique. Jamais les compositeurs n’ont eu nulle part face à eux un auditoire aussi reconnaissant. Les masses populaires attendent de bonnes chansons mais aussi de bonnes œuvres instrumentales, de bons opéras.

Certains théâtres présentent l’opéra de Chostakovitch, « Lady Macbeth du district de Mtsensk », au public soviétique culturellement développé comme une nouveauté, comme un acquis positif. La critique musicale complaisante porte aux nues cet opéra, lui assure une gloire retentissante.

Le jeune compositeur n’entend, à la place d’une critique sérieuse et active qui pourrait l’aider dans son travail futur, que des compliments enthousiastes.

Dès la première minute, un flot de sons volontairement chaotiques et déstructurées abasourdit l’auditeur de l’opéra.

Des lambeaux de mélodie, des ébauches de phrase musicale se noient, explosent, disparaissent à nouveau dans le vacarme, le grincement et le sifflement. Il est difficile de suivre cette « musique », impossible de la mémoriser.

Le chant est remplacé par le cri

C’est comme cela durant presque tout l’opéra. Sur scène le chant est remplacé par le cri. S’il arrive au compositeur de se retrouver par hasard sur le chemin d’une mélodie simple et compréhensible, aussitôt, comme effrayé d’un tel malheur, il se jette dans le dédale d’un chaos musical qui, par endroits, se transforme en cacophonie. L’expressivité qu’exige l’auditeur est remplacée par un rythme enragé. Le bruit musical est censé exprimer la passion.

Tout cela n’est pas dû au manque de talent du compositeur ni à son incapacité d’exprimer dans la musique des sentiments simples et forts. C’est une musique intentionnellement faite « à la va-comme-je-te-pousse », de manière à ce que rien ne rappelle la musique d’opéra classique, qu’il n’y ait rien de commun avec des sons symphoniques, avec un phrasé musical simple, accessible à tous.

C’est une musique qui est construite sur le même principe de négation de l’opéra que l’art gauchiste, qui nie dans le théâtre la simplicité, le réalisme, l’intelligibilité, la résonance naturelle du mot.

En rupture avec l’art authentique

C’est le transfert dans l’opéra, dans la musique, des traits les plus négatifs de la « Meyerhold mania », démultipliés. C’est un chaos gauchiste à la place d’une musique naturelle, humaine.

La capacité de la bonne musique à s’emparer des masses est sacrifiée à des contractions formalistes petites-bourgeoises, à la prétention de créer l’originalité par des procédés de pacotille. C’est un jeu qui peut se terminer très mal.

Le danger d’une telle direction dans la musique soviétique est clair. La laideur gauchiste dans l’opéra émane de la même source que la laideur gauchiste dans la peinture, la poésie, la pédagogie, la science.

Le « novateurisme » petit-bourgeois conduit à la rupture avec l’art authentique, avec la science authentique, avec la littérature authentique. L’auteur de « Lady Macbeth du district de Mtsensk » a dû emprunter au jazz la musique nerveuse, syncopée, crispée pour donner à ses héros de la « passion ».

Un naturalisme des plus grossiers

Tandis que notre critique – y compris la critique musicale – ne jure qu’au nom du réalisme socialiste, la scène nous offre dans l’oeuvre de Chostakovitch un naturalisme des plus grossiers.

Tous – et les marchands et le peuple – sont présentés d’une façon monotone, sous un aspect monstrueux.

La marchande – prédatrice qui s’est hissée à la richesse et au pouvoir par des meurtres – est représentée comme une « victime » de la société bourgeoise. Un sens qui n’y est pas est ajouté à la nouvelle de Leskov, qui traite du quotidien. Et tout cela est grossier, primitif, vulgaire.

La musique cancane, ahane, souffle, s’essouffle pour montrer de la façon la plus naturaliste les scènes d’amour. Et « l’amour » est étalé dans tout l’opéra sous la forme la plus vulgaire. 

Le lit à deux places des marchands occupe la place centrale dans la mise en scène. Tous les « problèmes » s’y résolvent. C’est dans ce même style naturaliste grossier que sont montrées la mort par empoisonnement et la séance de fouet, presque à même la scène.

Une musique pour les esthètes-formalistes

Le compositeur, visiblement, ne s’est pas donné comme but d’écouter ce que le public soviétique attend, cherche, dans la musique. Il a, comme s’il le faisait exprès, codé sa musique, y a mélangé tous les sons de manière que sa musique n’atteigne que les esthètes-formalistes qui ont perdu le bon goût.

Il est passé à côté des exigences de la culture soviétique de chasser la vulgarité et la sauvagerie de tous les coins du mode de vie soviétique. Certains critiques appellent satire cette célébration de la concupiscence des marchands.

Mais il ne peut être question ici d’une quelconque satire. Par tous les moyens de l’expression musicale et dramatique, l’auteur s’efforce d’attirer la sympathie du public pour les aspirations et les actes grossiers et vulgaires de la marchande Ekaterina Izmaïlova.

« Lady Macbeth » a du succès à l’étranger auprès du public bourgeois. Le public bourgeois n’en fait-il pas l’éloge parce que cet opéra est chaotique et absolument apolitique ?

N’est-ce pas parce qu’il chatouille les goûts dépravés du public bourgeois par sa musique neurasthénique, criarde, convulsive ? Nos théâtres se sont donné beaucoup de mal pour mettre en scène l’opéra de Chostakovitch.

Les acteurs ont fait preuve d’un talent certain pour surmonter le bruit et le grincement de l’orchestre. Par le jeu dramatique ils ont essayé de compenser la pauvreté mélodique de l’opéra. Malheureusement cela n’a fait que souligner encore plus ses aspects grossièrement naturalistes. Le jeu talentueux mérite la reconnaissance, les efforts dépensés nos regrets.

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Suliko

Suliko est un poème d’amour écrit par le Géorgien Akaki Tsereteli en 1895, publié dans le journal social-démocratique « Kvali » (« Sillon »). Il fut mis en musique par Varinka Tsereteli à la demande du poète ; ce fut la chanson préférée de Staline.

Ce dernier se maria à Kato Svanidze en 1906, mais elle décéda en 1907 de la tuberculose, précipitant Staline dans une terrible tristesse. Staline se jeta trois fois dans la fosse où se trouvait la tombe lors de l’enterrement. Il ne put rester jusqu’à la fin de la cérémonie, devant fuir la police secrète russe.

Leur fils Yakov fut capturé par l’armée nazie comme soldat de l’armée rouge alors qu’il refusait d’abandonner son poste pour une retraite et fut tué au camp de concentration de Sachsenhausen ; Staline refusa le « privilège » de l’échanger contre le maréchal Paulus capturé à Stalingrad.

Je cherchais la tombe de ma chérie
Mais il est difficile de la trouver
Je languissais et souffrais longtemps
Où est-tu, ma Suliko [c’est-à-dire mon âme] ?
J’ai rencontré une rose sur mon chemin,
Parti loin dans mes quêtes
La rose, aie pitié pour moi, entends-moi,
Est-ce toi qui a ma Suliko ?
La rose s’est penchée un peu,
A ouvert grand son bouton
Elle m’a chuchoté doucement
Tu ne trouveras pas Suliko
A l’ombre des roses odorantes
Un rossignol chantait des chansons sonores
Alors, j’ai demandé au rossignol
Est-ce toi qui a donné l’abri à Suliko ?
Le rossignol s’est tu d’un coup,
Il a touché légèrement la rose avec son bec
Tu as trouvé ce que tu cherches dit-il
Suliko dort ici du sommeil éternel

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Le ballet en URSS socialiste

Le ballet n’a pas échappé à la tentative d’une modification complète dans l’esprit du proletkult, avant que le réalisme socialiste ne vienne rétablir la situation, comme les multiples ballets produits dans toutes les républiques d’URSS en témoignent.

Le premier ballet à prétention « prolétarienne » était de Fyodor Lopukhov (1886-1973), sur une musique de Vladimir Deshevov (1889-1955), avec Les tornades rouges en 1924. Il n’y eut que trois représentations, l’œuvre étant un échec complet.

Le ballet était trop abstrait, avec ce qui était littéralement des acrobaties, une sorte de représentation symbolique-allégorique (des partisans du compromis dansant de manière évasive par rapport à la danse franche des représentants du communisme, etc.), le tout étant combiné à un esprit de l’agit-prop et une volonté moderniste semblant au mieux obscur pour le public.

Fyodor Lopukhov oscilla ensuite entre classicisme et modernisme, mais son Casse-noisettes en octobre 1929 provoqua un véritable soulèvement, la revue Le travailleur et le théâtre parlant d’une « banqueroute artistique » et d’un « manque absolu de compréhension des tâches auxquelles fait face le théâtre soviétique ».

Deux autres exemples importants de ballets modernistes, tous deux sur une musique de Dmitri Shostakovich, furent L’Âge d’or et Le Boulon, en 1930 et 1931. Le premier compte un match de boxe en Europe de l’Ouest avec un arbitre raciste, le second traite d’un sabotage dans une usine. Là encore, l’échec fut complet et ce fut une défaite totale pour le « proletkult ».

La situation était d’autant plus intenable qu’en occident, Sergei Diaghilev faisait la promotion des « Ballets Russes », qui existaient depuis 1909 comme formation itinérante visant la haute bourgeoisie occidentale.

Les nombreuses tentatives de ballets prolétariens, plus ou moins délirants (dans Le beau Joseph de Kasian Goleizovsky en 1925, les danseurs pieds nus sont recouverts de peinture etc.), sont donc considérées comme une erreur et remplacées par une nouvelle mise en perspective.

Il y avait déjà eu d’excellents contre-exemples, comme avec Le Pavot Rouge en 1927. Furent marquant également Les flammes de Paris (avec une musique de Boris Assafiev et une chorégraphie de Vassili Vainonen) en 1932, Le lac des cygnes par Agrippina Vaganova en 1933, La Fontaine de Bakhtchissaraï (avec une musique de Boris Assafiev et une chorégraphie de Rostislav Zakharov) en 1934.

https://www.youtube.com/watch?v=fY1dmqycdiQ

On retrouve ces trois ballets dans le film soviétique Les Maîtres du ballet russe en 1953 et dans leur version originale, on a la ballerine la plus fameuse alors, Galina Oulanova (1910-1998), en tant que Mireille de Poitiers dans Les flammes de Paris, Odette dans Le lac des cygnes, Maria dans La Fontaine de Bakhtchissaraï.

Elle recevra l’ordre de la bannière rouge du travail, devint Artiste honoré de la République Socialiste Soviétique Fédérative de Russie, puis Artiste national de cette république, ainsi que de la République Socialiste Soviétique du Kazakhstan. Elle remporta le prix Staline quatre fois (1941, 1946, 1947, 1950) et fut élu au Soviet de la ville de Leningrad, devenant une figure incontournable de la culture soviétique.

Un moment clef fut le ballet Le cours lumineux de Fyodor Lopukhov en 1935, qui fut critiqué le 6 février 1935, dans la Pravda, dans l’article Fraude au ballet. C’en était fini de la main-mise de l’esprit du proletkult dans ce domaine.

On y lit :

« Nous avons devant nous un nouveau ballet dont l’action et les auteurs ont tenté de tirer la vie collective actuelle du kolkhoze.

L’achèvement de la récolte et le festival de la récolte sont représentés dans la musique et la danse. Selon les auteurs du ballet, toutes les difficultés sont derrière. Sur scène, tout le monde est heureux, gai, joyeux. Le ballet doit être imprégné de joie légère et festive, de jeunesse.

On ne peut pas s’opposer à la tentative du ballet de rejoindre la vie de la ferme collective.

Le ballet est l’une de nos formes d’art les plus conservatrices. Il lui est très difficile de rompre avec les traditions des conventions insufflées aux goûts du public prérévolutionnaire.

La plus ancienne de ces traditions est la fantaisie fantoche de la vie. Dans le ballet, construit sur ces traditions, ce ne sont pas les gens qui agissent, mais les poupées. Leurs passions sont des passions fantoches. La principale difficulté du ballet soviétique est que les poupées sont impossibles ici (…).

Cela imposait de sérieuses obligations aux auteurs de ballets, aux metteurs en scène, au théâtre. S’ils voulaient représenter la ferme collective sur scène, il faut étudier la ferme collective, ses habitants, son mode de vie. S’ils voulaient représenter la ferme collective du Kouban, il était nécessaire de se familiariser avec ce qui était caractéristique des fermes collectives du Kouba (…).

Selon le livret de Lopukhov et Piotrovsky, la scène montre une ferme collective dans le Kouban. Mais en réalité il n’y a ni Kuban, ni ferme collective. »

Et l’article de dénoncer des « paysans clinquants sortant de la boîte de confiserie pré-révolutionnaire » avec des danses n’ayant rien à voir avec les danses populaires, pas plus que les costumes, le décor, etc.

Somme toute :

« Le non-sens du ballet au sens le plus méchant du mot domine la scène. Est présenté sous l’apparence du ballet de la ferme collective un mélange contre-nature de fausses danses folkloriques avec un certain nombre de danseurs en tutus. »

Ainsi :

« Nos artistes, maîtres de la danse, maîtres de la musique peuvent certainement montrer la vie moderne du peuple soviétique dans des images artistiques réalistes, en utilisant leur créativité, des chansons, des danses, des jeux. Mais pour cela, il est nécessaire de travailler dur, d’étudier de bonne foi la nouvelle vie des gens de notre pays, en évitant dans leurs œuvres, productions et naturalisme grossier et formalisme esthétique (…).

Les auteurs du ballet – à la fois metteurs en scène et compositeurs – semblent s’attendre à ce que notre public soit si peu exigeant qu’il accepte tout ce que les esprit légers et arrogants lui concoctent.

En réalité, seule notre critique musicale et artistique est peu exigeante. Elle fait souvent l’éloge d’œuvres qui ne le méritent pas. »

Le compositeur de la musique du ballet, Dmitri Chostakovitch, fut également critiqué. Les dernières œuvres significatives de cette première période furent Les Illusions Perdues, sur la musique de Boris Assafiev avec comme chorégraphe Rotislav Zakharov en 1935, qui réécrit le roman de Balzac en le plaçant dans le milieu musical, et Les jours des partisans, par le chorégraphe Vasili Vainonen, qui présente un affrontement avec l’armée blanche au Caucase.

On passait désormais au niveau soviétique. Les danseurs, en plus du bagage technique, devaient avoir un haut niveau culturel concernant l’art, l’histoire, la musique, les opéras, etc. Les ballets relevaient de la kul’turnost’ et inversement ; être cultivé, éduqué, était valable pour tous les citoyens soviétiques.

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Le soutien à la musique classique des républiques de l’URSS

On ne peut pas comprendre l’émergence d’Uzeyir Hadjibeyov et d’Aram Khatchatourian sans saisir le soutien général de l’État soviétique central aux différentes républiques en général. Il s’agissait d’élever leur niveau culturel en appuyant leur propre culture et en aidant à améliorer le niveau technique, sans en rien brimer le développement national propre.

Les oeuvres de l’Arménien Haro Stepanian, inconnu aujourd’hui, reflètent ce parcours national-démocratique intégré dans la construction du socialisme.

Les Unions de compositeurs furent généralisées, comme en 1932 avec l’Arménie, la Géorgie, l’Ukraine, en 1934 avec l’Azerbaïdjan, en 1938 avec la Biélorussie et l’Ouzbékistan, etc.

Cette politique était considérée comme centrale et essentielle ; lorsque le festival d’art ukrainien se tint à Moscou en mars 1936, toute les principales figures du Parti assistent aux principales représentations, la presse en parle très largement, etc.

En mai 1936 se tint pareillement le festival d’art kazakh, dont l’œuvre majeure, acclamée, fut l’opéra Kyz Jibek, La fille de la soie.

Kyz Jibek est une épopée romantique du XVIe siècle représentant le summum de la tradition culturelle kazakh ; l’opéra se fonde sa tradition musicale, par un travail de synthèse d’Evgueni Broussilovski pour la musique et de Gabit Mousrepov pour le livret.

La chanteuse Kulyash Baiseitova, née en 1912, reçut immédiatement le titre d’artiste populaire de l’URSS. La chanteuse d’opéra Valeria Vladimirovna Barsova (artiste populaire de l’URSS en 1937, prix Staline en 1941) dit d’elle:

« L’apparence étonnante de cette chanteuse m’a fait une impression formidable. Je n’ai pas pu en trouver une avec qui la comparer – la voix haute, légère et transparente de la chanteuse kazakhe est si individuelle et particulière. Kulyash Baiseitova est la véritable fierté non seulement des Kazakhs, mais aussi de tout notre art soviétique. »

Voici une valse kazakh chantée par Kulyash Baiseitova.

En 1937 eurent pareillement lieu à Moscou les festivals géorgien et ouzbek. L’URSS lançant des dynamiques culturelles qui se reflètaient dans des productions reconnues au niveau central.

Le kirghize Abdylas Maldybaev (1906-1978) fut épaulé par les compositeurs russes Vladimir Vlasov et Vladimir Fere pour une série d’œuvres dont le drame musical Adshal orduna (Pas la mort, mais la vie, 1938), Aichurek (Beauté lunaire, 1939), Patriotes (1941), Manas (1946).

Aichurek, joué en mai 1939 au Bolchoï, La Pravda constatant que :

« Aichurek est une preuve claire et convaincante des énormes forces créatrices du peuple kirghize, dont l’art a si récemment commencé à déployer ses ailes. »

L’œuvre s’appuie sur l’Épopée de Manas, du héros de la nation kirghize du 17e siècle dont l’action est contée dans un poème de pratiquement 500 000 vers.

L’hymne de la République Socialiste Soviétique du Kirghizistan fut pareillement composée par la même équipe autour de Abdylas Maldybaev.

Le compositeur ukrainien Mikhail Raukhverger s’installa également au Kirghizistan pour contribuer à la production musicale.

Parmi les autres compositeurs notables de toute cette vague productive, il faut également mentionner l’Azéri Qara Qarayev, qui a réalisé un important travail et dont l’œuvre la plus fameuse est le ballet Les sept beautés, qui s’appuient sur l’épopée romantique en persan du poète Nizami Gandjavi, ainsi que la suite qu’il en a tiré.

https://www.youtube.com/watch?v=3xSZW0Gq9zs&list=PLN4K0s2Vv996eSvM6W3npqA1j281mlazt

Le Tatar Färit Yarullin, né en 1913 et mort au front en 1943, réalisa de nombreux travaux, dont le ballet Şüräle, qui se fonde sur le poème éponyme de Ğabdulla Tuqay (1886-1913), la grande figure littéraire nationale tatare.

Le Şüräle est une créature démoniaque de forêt ; sa mise en place initiale n’ayant pas été terminée, l’oeuvre fut remaniée à la suite de la guerre, sous le nom d’Ali Batyr, en 1950.

https://www.youtube.com/watch?v=X7ZMgUaXcg0

L’Estonien Eugen Kapp (1908-1996) fut également un important compositeur, qui reçut notamment trois prix Staline, pour son opéra Tasuleegid de 1946, son opéra Vabaduse laulik de 1950, ainsi que son ballet Kalevipoeg de 1952.

Le Kalevipoeg est l‘épopée nationale estonienne, finalement compilée par Friedrich Reinhold Kreutzwald (1803-1882); Eugen Kapp en tirera également une Suite.

Du côté letton, on a Anatoly Lepin (1907-1984), ainsi qu’Adolf Petrovich Skulte (1909-2000), auteur de nombreuses œuvres (symphonies, musique de chambre, pièces pour piano, musique de film comme Lettonie soviétique en 1950, etc.) et notamment prix Staline pour le ballet Ballet La Broche de la liberté en 1950.

L’Arménien Sergueï Balassanian (1902-1982) écrivit en 1939 le premier opéra tadjik, Le soulèvement à Vosse en 1939, ainsi que le ballet Leili et Majnun en 1947 ; le Russe Boris Shekhter (1900-1961) fut à l’origine de la première œuvre symphonique turkmène, avec la suite Turkménistan.

Boris Shekhter s’installa à Ashgabad par la suite et composa l’opéra national turkmène Yusup and Akhmet en 1942 en commun avec le compositeur turkmène Ashir Kliev (1918-2000), puis Seiidi en 1943 avec le compositeur turkmène Dangadar Ovezov (1911-1966).

Le Géorgien Dawid Toradze (1922-1983) eut un rôle majeur avec ses ballets Gorda (1949), ainsi que Pour la paix en 1953.

https://www.youtube.com/watch?v=HkCJrvzRDf8

Il faut ici mentionner le très important danseur et chorégraphe géorgien Vakhtang Chabukiani (1910-1992), une figure historique majeure du ballet.

https://www.youtube.com/watch?v=6PItEl_C2pg

Mukhtar Ashrafi (1912-1975) composa avec Sergei Vasilenko le premier opéra ouzbek, Bourane, ainsi que de nombreuses autres œuvres, notamment la musique du film Nasreddine à Boukhara.

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Aram Khatchatourian, le titan arménien

Aram Khatchatourian (1903-1978) est né à Tbilissi, en Géorgie, d’une famille arménienne ; lui-même s’installe à Moscou en 1921. Pour cette raison, il puisera largement dans le patrimoine national arménien, ainsi que de celui des autres peuples caucasiens.

Il faut ici bien entendu mentionner le ballet Gayaneh, composé en 1939, où l’on trouve notamment la fameuse Danse du sabre.

Ce passage, pris à la danse de mariage arménienne, eut notamment un immense impact culturel en 1948 aux États-Unis. L’œuvre emprunte également à la fameuse danse hopak ukrainienne, aux danses russe, géorgienne, avec la fameuse lezginka, terme russe pour désigner les incroyables danses caucasiennes.

Voici des exemples, qu’on peut trouver ahurissant, de la danse hopak (dont l’origine vient des cosaques zaporogues avec le fameux Tarass Boulba conté par l’écrivain ukrainien Gogol) et une de lezginka (ici, de Géorgie).

Dans le ballet, Gayaneh, une Arménienne responsable d’un kolkhoze, dénonce son mari menant des activités contre-révolutionnaires, alors qu’à l’arrière-plan est célébré l’amitié des différents peuples d’URSS.

On a ici un excellent exemple du sens volumineux de la mélodie d’Aram Khatchatourian, qui gagna le prix Staline en 1943 pour cette œuvre mais refusa l’argent en demandant explicitement qu’il soit employé pour la fabrication d’un char.

Il raconte au sujet de l’écriture de ce ballet :

« J’habitais à Perm au 5ème étage de l’hôtel Central. 

Quand je me souviens de cela, je pense encore et encore combien c’était difficile pour les gens. L’avant avait besoin d’armes, de pain, de tabac… Et de l’art – de la nourriture spirituelle, tout le monde avait besoin – à l’avant et à l’arrière.

Et nous, artistes et musiciens, l’avions compris et nous avons donné toute notre force. J’ai écrit environ 700 pages de la partition de Gayaneh en six mois dans une chambre d’hôtel froide, où il y avait un piano, un tabouret, une table et un lit. »

Aram Khatchatourian est ainsi concrètement un musicien soviétique, assumant l’héritage national. Dans son article 1952 Ma conception des éléments populaires en musique, Aram Khatchatourian décrit de la manière suivante la source de sa culture musicale :

« J’ai grandi dans une atmosphère riche en musique populaire : les fêtes populaires, les rites, les événements joyeux et tristes dans la vie du peuple sont toujours accompagnés de musique, des airs vifs des chansons et danses arméniennes, azéries et géorgiennes, réalisés par des ashiks et des musiciens.

Telles sont les impressions qui sont restées profondément gravées dans ma mémoire, qui ont déterminé ma pensée musicale. Elles ont façonné ma conscience musicale et ont posé les fondations de ma personnalité artistique…

Quels que soient les changements et les améliorations qui ont pris place dans mon goût musical ces dernières années, leur substance originale, formée dans ma tendre enfance en étroite communion avec le peuple, est toujours resté le sol naturel nourrissant tout mon travail. »

C’est d’ailleurs avec une première symphonie puisant directement dans la culture arménienne qu’Aram Khatchatourian attira l’attention des musiciens soviétiques ; l’œuvre était un travail pour le diplôme du conservatoire de musique de Moscou, en 1935, qu’il obtint en 1936.

Son Concerto pour piano de 1936 le propulsa immédiatement au firmament de la musique classique internationale.

Une œuvre particulièrement importante est le concerto pour violon, en 1940, prix Staline en 1941, considéré mondialement comme l’une des plus importantes œuvres pour cet instrument.

La Symphonie nº 2, composée en 1943 et prix Staline 1946, est une œuvre majeure ; il composa également en 1944 l’hymne de la république socialiste soviétique d’Arménie.

Il y a également, bien entendu, le chef d’oeuvre Mascarade. Initialement c’est une musique de scène pour un film en 1941, transformée en 1944 en suite orchestrale, avec une valse fameuse. Il composa également en 1948 une musique pour un film biographique sur Lénine.

De 1950 à 1954, il travailla à son ballet Spartacus, dont l’adagio est extrêmement célèbre.

Il remporta également un prix Staline en 1950 pour la musique du film La Bataille de Stalingrad.

Voici également son Poème à Staline, oeuvre majeure de 1938 (les sous-titres sont disponibles en anglais).

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Uzeyir Hadjibeyov, le titan azéri

En développant la culture soviétique, l’URSS a entraîné l’ensemble de ses peuples dans le mouvement. En Azebaïdjan, c’est Uzeyir Hadjibeyov (1885–1948) qui fut le héraut de son peuple.

Un peuple qui disposait déjà d’une immense richesse musicale. Il y a ainsi le mugham, une musique sur la base d’un chant et d’instruments traditionnels qui vise à fournir toute une tonalité à travers l’improvisation modale (comme les ragas indiens et plus particulièrement le makam turc, le maqâm arabe, le radif perse).

On a ensuite l’ashik, l’amoureux, consistant en un barde chantant des épopées. Cette forme est historiquement très présente en Arménie et en Azerbaïdjan.

On a ensuite le tasnif, un type de ballade s’appuyant sur la culture persane.

Lorsque son pays intégra l’URSS en 1920, Uzeyir Hadjibeyov établit un rapport au Commissariat d’enseignement de la République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan concernant l’inauguration de l’Académie de Musique et le Conservatoire public. Il a ensuite été recteur du conservatoire national azerbaïdjanais, fondateur de l’orchestre des instruments traditionnels et du chœur national, directeur de l’Institut des Beaux- Arts de l’Académie des Sciences.

Il avait composé l’hymne national à l’indépendance du pays en 1918, il composa ensuite celui de la la République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan. La différence de mise en perspective est marquante ; l’hymne communiste est particulièrement entraînant et sa dimension est formidable.

Il rejoignit le Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) en 1938 ; il fut artiste du peuple de l’URSS, décoré de l’ordre de Lénine, député du Soviet Suprême de l’URSS.

L’URSS a ici galvanisé celui qui fut le grand porte-parole musical de la culture azérie ; son opéra Leyli et Medjnoun, en 1908, se situe entièrement dans cette perspective. C’est un véritable monument de la culture mondiale.

L’opéra Keroglou, monté en 1937 à Bakou puis en 1938 à Moscou, est l’apothéose de son travail. Cela conte une révolte populaire contre Hassan–khan, dans l’Azerbaïdjan des 16-17e siècles ; l’épopée de Koroghlou est très célèbre dans les peuples de culture turque.

Uzeyir Hadjibeyov résume ainsi son approche :

« J’ai l’objectif de créer un opéra national selon la forme, en profitant des acquisitions de la culture musicale moderne… [le personnage de] Keroglou est un ashik, et il est chanté par les ashiks.

C’est pourquoi, le style dominant de l’opéra est le style ashik… Tous les éléments, propres à une œuvre lyrique — aires, duos, ensembles, récitatifs — sont présents dans l’opéra « Keroglou ». Mais ils sont construits sur la base des modes de la musique folklorique d’Azerbaïdjan. »

Uzeyir Hadjibeyov a de fait une réputation mondiale depuis 1913 et son opérette Archine mal alan, jouée dans 187 pays, traduite en 75 langues, étant un succès à Moscou, Paris, New York, Londres, Le Caire, ainsi que particulièrement en Pologne.

Uzeyir Hadjibeyov est ainsi une des plus hautes figures du réalisme socialiste en musique ; il formule cette approche de manière magistrale dans la préface du recueil La musique d’Azerbaïdjan Soviétique pendant la Grande Guerre Patriotique :

« La stylisation superficielle d’une œuvre musicale la prive d’authenticité, de sincérité et, en général, de valeur esthétique et artistique sans lui donner, cependant, de véritable tonalité nationale.

À mon avis, le problème se résout tout à fait autrement. Chaque nation demande à ses compositeurs de créer des œuvres, aussi complexes soient-elles, en langue musicale proche et maternelle.

Pour cela, il est demandé au compositeur de connaître cette langue à la perfection. »

Voici un autre exemple de son immense œuvre, avec sa symphonie de la caravane.

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Dmitri Chostakovitch, le colosse aux pieds d’argile

Dmitri Chostakovitch (1906-1975) est une des figures majeures de la musique soviétique, dans la mesure également où il personnifie une tendance au formalisme. Son opéra Lady Macbeth du district de Mtsensk lui valut une critique acerbe avec l’article « Le chaos remplace la musique » de la Pravda du 28 janvier 1936.

Staline, un grand habitué du théâtre du Bolchoï et un mélomane averti, avait assisté peu auparavant à l’opéra, en compagne d’Andreï Jdanov. L’article est un massacre :

« Dès la première minute, un flot de sons volontairement chaotiques et déstructurées abasourdit l’auditeur de l’opéra. Des lambeaux de mélodie, des ébauches de phrase musicale se noient, explosent, disparaissent à nouveau dans le vacarme, le grincement et le sifflement (…).

C’est un chaos gauchiste à la place d’une musique naturelle, humaine. La capacité de la bonne musique à s’emparer des masses est sacrifiée à des contractions formalistes petites-bourgeoises, à la prétention de créer l’originalité par des procédés de pacotille. C’est un jeu qui peut se terminer très mal.

Le danger d’une telle direction dans la musique soviétique est clair. La laideur gauchiste dans l’opéra émane de la même source que la laideur gauchiste dans la peinture, la poésie, la pédagogie, la science. Le « novateurisme » petit-bourgeois conduit à la rupture avec l’art authentique, avec la science authentique, avec la littérature authentique. »

Dmitri Chostakovitch produit alors la Symphonie n°5, présentée par lui comme la « réponse pratique d’un artiste soviétique à de justes critiques » dans le journal Vechernyaya Moskva, quelques jours avant la première.

C’est là effectivement son œuvre la plus magistrale, qui bouleversa le public lors de sa première, pour terminer dans une apothéose, le public saluant enfin l’oeuvre pendant une trentaine de minutes, certaines personnes s’étant levées auparavant déjà.

Le critique Alexis Nikolaïevitch Tolstoï – qui par la suite sera le premier à établir l’utilisation par les nazis du gaz dans les camps d’extermination – salua comme tout à fait socialiste l’aboutissement radicalement optimiste de l’œuvre, après toutes ses étapes mouvementées et bouleversantes, notamment la troisième partie.

Celles-ci furent décrites de la manière suivante par la revue Art soviétique, le 2 février 1938 :

« Le pathos de la souffrance est par endroits poussé jusqu’au cri naturaliste et au hurlement. Dans certains épisodes, la musique est capable de provoquer presque une douleur physique. »

La revue souligne cet aspect encore le 4 octobre 1938 :

« La pression émotionnelle est au maximum : encore un pas et tout explosera dans un hurlement physiologique. »

On a ici l’œuvre d’un géant, mais d’un géant corrigé. En 1940, Dmitri Chostakovitch compose encore une Quintette avec piano, un monument parvenant conjuguer au plus haut niveau le contrepoint et l’harmonie.

Il recevra l’un de ses cinq prix Staline pour cette œuvre, qu’il avait composé pour le Quatuor Beethoven, un regroupement majeur de musiciens du 20e siècle ; Dmitri Chostakovitch joua lui-même la partie au piano.

Un épisode très connu fut la création à Leningrad de la symphonie n°7. Sa première fut jouée à déroule à Kouïbychev avec l’Orchestre du Théâtre Bolchoï en raison de l’invasion nazie, mais la première eut tout de même lieu à Leningrad, avec les survivants de l’orchestre, certains mourant de faim, d’autres s’évanouissant lors des répétitions, les partitions étant recopiées à la main.

Il n’y eut qu’une seule répétition générale avant le concert à la philharmonie, le 9 août 1942.

Une opération militaire soviétique eut lieu au même moment pour empêcher des actions allemandes, la symphonie étant diffusée à la radio et également avec des hauts-parleurs vers les lignes allemandes.

Cette symphonie dite Leningrad – ville subissant 900 jours de siège et que Hitler voulait rayer de la carte avec sa population – fut un gigantesque marqueur historique.

La Symphonie n°8 qui suivit en 1943 marqua particulièrement par sa dimension sombre, qui fut largement critiquée par Prokofiev à la conférence des compositeurs de mars 1944. La Symphonie n°9 partit à l’inverse dans un ton trop léger, sans dimension monumentale, ce qui lui valut également une critique.

 Izrail Nestyev l’accusa carrément d’être un grand artiste ayant pris des vacances par rapport à la réalité, la symphonie n’étant qu’un léger interlude entre des œuvres significatives. De fait, ce que Dmitri Chostakovitch appela « un soupir de soulagement après des temps sombres et difficiles avec un espoir pour l’avenir » ratait toute la dimension socialiste tant de l’URSS que de la victoire.

Le chant des forêts lui valut ensuite le prix Staline en 1950 ; sa démarche se situait clairement dans celle du réalisme socialiste, ce qu’on lit bien rien qu’aux titres des parties (Quand la guerre prit fin, Couvrons la patrie de forêts, Souvenirs du passé, Les pionniers plantent les arbres, Ceux de Stalingrad…, Promenade dans les forêts de l’avenir, Gloire).

Il faut également noter la musique du film de 1949 La chute de Berlin, qui lui valut un prix Staline, et dont il fit une Suite, ainsi qu’en 1952, Le Soleil brille sur notre patrie, une cantate patriotique pour chœur d’enfants, chœur mixte et orchestre.

https://www.youtube.com/watch?v=A963BiTmaIM

Après 1953, Dmitri Chostakovitch fut ravi de revenir à son formalisme qui le poursuivait depuis le départ et de servir la cause du révisionnisme, lui-même devenant le compositeur en chef en URSS.

Il ne cessa également d’être instrumentalisé par la presse occidentale comme un rebelle intérieur, un opposant masqué à Staline plaçant des allusions dans ses œuvres, etc.

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Les maîtres ukrainiens

L’Ukraine avait été mise de côté par le tsarisme russe et l’une des premières missions de l’URSS fut de lancer le prolongement de l’affirmation nationale ukrainienne.

Les compositeurs majeurs de l’Ukraine de l’URSS socialiste sont particulièrement méconnus et leur immense valeur n’en ressort que davantage ; il est évident que la musique classique, libérée du carcan du capitalisme, se tournera vers eux une immense attention.

Le compositeur ukrainien Boris Liatochinski (1894-1968) connut une grande renommée en URSS, obtenant le prix Staline en 1946 pour son Quintette ukrainien, ainsi qu’en 1952 pour la musique du film sur le poète national ukrainien, l’immense Taras Chevtchenko, dont il fera également une Suite.

https://www.youtube.com/watch?v=RTTTSNDSLv4
https://www.youtube.com/watch?v=RTTTSNDSLv4&list=PLjgk8HGzhW5Gl620VRyn7JmlkYeobcOgU&index=16&t=0s

On a également Mykhaylo Skorulsky (1887-1950), notamment avec son ballet Le chant de la forêt, avec un livret de sa fille, la danseuse Natalia Skorulskaya, tiré d’un drame éponyme d’une pionnière de la littérature ukrainienne, Lesya Ukrainka (1871-1913).

Fut proche de celle-ci le grand compositeur national ukrainien Mykola Lyssenko (1842-1912), qui porta une grande attention à la musique folklorique.

L’œuvre, composée en 1936, fut jouée pour la première fois en 1946 à Kiev.

On a Andrei Shtogarenko (1902-1992), prix Staline pour les cantates Mon Ukraine composées en 1943 et la suite symphonique En mémoire de Lesya Ukrainka de 1952.

On a, enfin, Victor Kosenko (1896-1938). Ce pianiste de très grande importance se situe dans le prolongement de Scriabine et Rachmaninov, ainsi que de Tchaïkovski, à quoi s’ajoute l’Ukrainien Mykola Lyssenko. Il se situe ainsi dans une perspective d’une richesse incroyable et c’est un terrible dommage qu’il soit mort relativement jeune, un cabinet-musée commémoratif de l’artiste étant ouvert à Kiev dès son décès.

Voici quelques œuvres de cet immense maître, œuvres prolongeant Scriabine, mais dans une manière à la fois plus douce et plus concrète, sans l’esthétisation d’une déchirure musicale. Cela tient à la fois à la perspective socialiste et au tempérament flegmatique ukrainien (par opposition à une expressivité russe elle bien plus marquée).

La perspective qu’ouvre ici Victor Kosenko est immense, incontournable.

https://www.youtube.com/watch?v=yskXe6VsSAM

Il faut également noter l’immense pianiste Samuil Feinberg (1890-1962), né à Odessa. Si son approche sort sans doute d’une perspective ukrainienne stricto sensu, il est remarquable qu’on trouve ce même penchant vers Scriabine, dont il fut l’un des plus grands disciples.

Voici son interprétation de la sonate n°4 de Scriabine en 1939 et celle de la sonate n°5 en 1948.

Samuil Feinberg fut le premier en Russie, à partir de 1914, à jouer en concert l’intégralité du Clavier bien tempéré de Bach en concert. Voici un court extrait témoignant suffisamment de l’ampleur magistral de ce pianiste, de sa compréhension complète de Bach.

Par la suite, il joua plusieurs cycles des 32 sonates de Beethoven et des 10 sonates de Scriabine.

Voici la sonate pour piano n°3 de Samuil Feinberg, datant de 1916-1917, tout à fait dans l’esprit de Scriabine. L’œuvre, d’une profondeur immense, s’applique cependant à une certaine virtuosité que l’on peut considérer comme une fuite en avant, avec une orientation marquée par rapport a à l’échelle chromatique (pour simplifier : par rapport aux touches noires au piano – par opposition à l’échelle diatonique).

Samuil Feinberg, d’une modestie exemplaire, fut professeur de piano du conservatoire de Moscou de 1922 à sa mort quarante ans plus tard ; ses élèves publièrent son œuvre posthume Le pianisme en tant qu’art.

Il fut décoré de la bannière rouge du travail en avril 1937 et en décembre 1946, prix Staline du second degré en 1946.

Il s’était placé en effet dans la perspective du réalisme socialiste et alla dans le sens de davantage de simplicité, la mélodie l’emportant. La redécouverte de ses œuvres est un passage inévitable de la musique classique russe, mais également de la musique classique en général.

Voici sa sonate n°11, composé en 1952, qui tend vers la limpidité tout en conservant toute la richesse de la vie intérieure.

Son concerto pour piano n°2, de 1944, ici joué en 1946 avec lui au piano, se situe dans une même perspective.

Voici également sa sonate n°8, composé en 1932-1936, et sa sonate n°10, composé en 1940.

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