La philosophie française, née avec René Descartes, a cette particularité de se placer à ce qu’elle pense être à mi-chemin de l’idéalisme et du matérialisme, et donc d’être authentiquement rationaliste. C’est là une illusion profondément ancrée dans la société française, et qui provient du statut particulier de la France par rapport au Vatican, ce statut de grande autonomie.
La France est ainsi catholique, mais travaillée largement par le rationalisme, voire le matérialisme, et l’idéologie dominante maintient cette triste fusion, dont l’une des expressions est la cohabitation de l’école publique et de l’école privée.
Le bergsonisme est donc une apologie du moment présent, de l’intuition humaine comme prétexte à la transformation (bourgeoise) du monde, dans le prolongement parfait de René Descartes. Voici comment Henri Bergson formule cela :
« En réalité, un être vivant est un centre d’action. Il représente une certaine somme de contingence s’introduisant dans le monde, c’est-à-dire une certaine quantité d’action possible, – quantité variable avec les individus et surtout avec les espèces (…).
En réalité, la conscience ne jaillit pas du cerveau ; mais cerveau et conscience se correspondent parce qu’ils mesurent également, l’un par la complexité de sa structure et l’autre par l’intensité de son réveil, la quantité de choix dont l’être vivant dispose. »
Voici comment il met dos à dos idéalisme et matérialisme, rejetant le principe d’un univers unique, complet, uni-total. On a là la même vision du monde que l’existentialisme, le théâtre de l’absurde, etc. : l’individu rejette tout « dogmatisme », nie le caractère central de l’univers comme totalité, que ce soit dans sa version matérialiste ou bien religieuse. Henri Bergson dit ainsi :
« Qu’on parle de création ou qu’on pose une matière incréée, dans les deux cas c’est la totalité de l’univers qu’on met en cause.
En approfondissant cette habitude d’esprit, on y trouverait le préjugé que nous analyserons dans notre prochain chapitre, l’idée, commune aux matérialistes et à leurs adversaires, qu’il n’y a pas de durée réellement agissante et que l’absolu – matière ou esprit – ne saurait prendre place dans le temps concret, dans le temps que nous sentons être l’étoffe même de notre vie : d’où résulterait que tout est donné une fois pour toutes, et qu’il faut poser de toute éternité ou la multiplicité matérielle elle-même, ou l’acte créateur de cette multiplicité, donné en bloc dans l’essence divine. »
Et cette vision est nécessairement chaotique, car chaque individu agit différemment, interpelle la réalité différemment, etc. C’est une vision baroque du monde, et on comprend que Henri Bergson, juif à l’origine, soit passé au catholicisme : il a besoin d’une vision où ce n’est pas l’unité qui prime (le judaïsme lui-même, par idéalisme, liquidera pareillement cette question de l’unité).
La figure du kaléidoscope est ici très parlante :
« Chacun de nos actes vise une certaine insertion de notre volonté dans la réalité. C’est, entre notre corps et les autres corps, un arrangement comparable à celui des morceaux de verre qui composent une figure kaléidoscopique.
Notre activité va d’un arrangement à un réarrangement, imprimant chaque fois au kaléidoscope, sans doute, une nouvelle secousse, mais ne s’intéressant pas à la secousse et ne voyant que la nouvelle figure. La connaissance qu’elle se donne de l’opération de la nature doit donc être exactement symétrique de l’intérêt qu’elle prend à sa propre opération.
En ce sens on pourrait dire, si ce n’était abuser d’un certain genre de comparaison, que le caractère cinématographique de notre connaissance des choses tient au caractère kaléïdoscopique de notre adaptation à elles.
La méthode cinématographique est donc la seule pratique, puisqu’elle consiste à régler l’allure générale de la connaissance sur celle de l’action, en attendant que le détail de chaque acte se règle à son tour sur celui de la connaissance.
Pour que l’action soit toujours éclairée, il faut que l’intelligence y soit toujours présente ; mais l’intelligence, pour accompagner ainsi la marche de l’activité et en assurer la direction, doit commencer par en adopter le rythme. Discontinue est l’action, comme toute pulsation de vie ; discontinue sera donc la connaissance. Le mécanisme de la faculté de connaître a été construit sur ce plan. »
Pour autant, Henri Bergson fait face à un souci théorique. En effet, le capitalisme consiste en la croissance des forces productives. Au début du XXe siècle, Henri Bergson ne peut plus passer sous silence cet aspect.
A la même époque, les changements planétaires commencent à frapper les esprits ; Vladimir Vernadsky forme son concept de biosphère et constate les modifications brutales. Apparaissent alors les concepts de « noosphère » chez Henri Bergson et Vladimir Vernadsky : pour ce dernier, il s’agit de la zone de la biosphère où l’humain pense et agit, mais chez Henri Bergson on a une dynamique reposant sur la contradiction entre intelligence et intuition.
L’intelligence est en quelque sorte la compréhension mathématique du monde, et l’intuition la conscience immédiate de la réalité (dans une démarche similaire au « dasein », l’être-là de Martin Heidegger).
Il y a une contradiction entre la compréhension intellectuelle du statique et le vécu immédiat dans l’action ; Henri Bergson dresse des remarques du type suivant :
« L’instinct achevé est une faculté d’utiliser et même de construire des instruments organisés ; l’intelligence achevée est la faculté de fabriquer et d’employer des instruments inorganisés. »
« L’intelligence, dans ce qu’elle a d’inné, est la connaissance d’une forme, l’instinct implique celle d’une matière. »
« Bornons-nous à dire que le stable et l’immuable sont ce à quoi notre intelligence s’attache en vertu de sa disposition naturelle. Notre intelligence ne se représente clairement que l’immobilité. »
Là est la faille de Henri Bergson. Pour justifier son système idéaliste à « mi-chemin », il a été obligé de scinder la conscience en un aspect matérialiste et un aspect idéaliste. Mais il ne pouvait le faire aussi franchement, alors il a attribué une dimension idéaliste et une dimension matérialiste aux deux aspects de la conscience.
Et naturellement, exprimant les intérêts de la bourgeoisie, Henri Bergson dit la même chose que René Descartes, à savoir que l’activité humaine témoignerait de sa supériorité, de sa nature dominatrice par rapport à la nature. C’est là une forme catholique de protestantisme justifiant la transformation bourgeoise du monde.
Henri Bergson souligne donc cela ainsi :
« La vie, c’est-à-dire la conscience lancée à travers la matière, fixait son attention ou sur son propre mouvement, ou sur la matière qu’elle traversait. Elle s’orientait ainsi soit dans le sens de l’intuition, soit dans celui de l’intelligence. L’intuition, au premier abord, semble bien préférable à l’intelligence, puisque la vie et la conscience y restent intérieures à elles-mêmes.
Mais le spectacle de l’évolution des êtres vivants nous montre qu’elle ne pouvait aller bien loin. Du côté de l’intuition, la conscience s’est trouvée à tel point comprimée par son enveloppe qu’elle a dû rétrécir l’intuition en instinct, c’est-à-dire n’embrasser que la très petite portion de vie qui l’intéressait; – encore l’embrasse-t-elle dans l’ombre, en la touchant sans presque la voir.
De ce côté, l’horizon s’est tout de suite fermé.
Au contraire, la conscience se déterminant en intelligence, c’est-à-dire se concentrant d’abord sur la matière, semble ainsi s’extérioriser par rapport à elle-même ; mais, justement parce qu’elle s’adapte aux objets du dehors, elle arrive à circuler au milieu d’eux, à tourner les barrières qu’ils lui opposent, à élargir indéfiniment son domaine.
Une fois libérée, elle peut d’ailleurs se replier à l’intérieur, et réveiller les virtualités d’intuition qui sommeillent encore en elle.
De ce point de vue, non seulement la conscience apparaît comme le principe moteur de l’évolution, mais encore, parmi les êtres conscients eux-mêmes, l’homme vient occuper une place privilégiée. Entre les animaux et lui, il n’y a plus une différence de degré, mais de nature. »
On a ici un humain avant tout comme conscience immédiate, mais avec un arrière-plan l’amenant à être intelligent de manière abstraite. Cette dernière abstraction est idéaliste, mais se transforme en réalisme par l’activité humaine, tout comme l’intuition réaliste est travaillée par l’idéalisme de l’intelligence.
On n’a pas une intuition idéaliste et une intelligence matérialiste, ni inversement, mais un savant mélange des deux. C’est précisément ce que Georges Politzer n’a pas vu.