Après avoir établi la base de sa position idéaliste sur la « durée » et la primauté de la conscience sur la matière, Henri Bergson tenta de systématiser son approche dans Matière et mémoire, dont le sous-titre est « essai sur la relation du corps à l’esprit », publié en 1896.
On est là dans le refus catégorique du « monisme », du caractère uniquement matériel du monde. Dans l’avant-propos à la septième édition, les premières lignes sont d’ailleurs on ne peut plus claire :
« Ce livre affirme la réalité de l’esprit, la réalité de la matière, et essaie de déterminer le rapport de l’un à l’autre sur un exemple précis, celui de la mémoire. Il est donc nettement dualiste. »
Son but reste le même : comme René Descartes, il veut trouver une « troisième voie » entre ce qu’il appelle « idéalisme » et « réalisme ». Pour ce faire, Bergson attaque cette fois directement la théorie du reflet.
Selon le matérialisme dialectique, la réalité se reflète dans la conscience, façonnant cette dernière. Henri Bergson attaque cela en disant que les images qui se reflètent dans le cerveau sont certes statiques dans la mesure où elles reflètent le réel, mais elles sont également en quelque sorte « travaillables » dans le cerveau, par ce qu’on pourrait appeler ici l’imagination. Voici ce qu’il dit :
« Comment expliquer que ces deux systèmes coexistent, et que les mêmes images soient relativement invariables dans l’univers, infiniment variables dans la perception ?
Le problème pendant entre le réalisme et l’idéalisme, peut-être même entre le matérialisme et le spiritualisme, se pose donc, selon nous, dans les termes suivants : D’où vient que les mêmes images peuvent entrer à la fois dans deux systèmes différents, l’un où chaque image varie pour elle-même et dans la mesure bien définie où elle subit l’action réelle des images environnantes, l’autre où toutes varient pour une seule, et dans la mesure variable où elles réfléchissent l’action possible de cette image privilégiée ? »
Tout trouve sa source dans le fait que pour Henri Bergson, le monde est statique, ne connaissant au mieux que des rapports cause-effet qui, justement, sont étrangers au matérialisme dialectique.
Il est alors facile pour lui d’opposer ce qui est en quelque sorte une photographie d’une réalité statique et une image qu’on pourrait dire « travaillables » dans le cerveau.
Il prétend ainsi :
« Le réaliste part en effet de l’univers, c’est-à-dire d’un ensemble d’images gouvernées dans leurs rapports mutuels par des lois immuables, où les effets restent proportionnés à leurs causes, et dont le caractère est de n’avoir pas de centre, toutes les images se déroulant sur un même plan qui se prolonge indéfiniment.
Mais force lui est bien de constater qu’en outre de ce système il y a des perceptions, c’est-à-dire des systèmes où ces mêmes images sont rapportées à une seule d’entre elles, s’échelonnent autour de celle-ci sur des plans différents, et se transfigurent dans leur ensemble pour des modifications légères de cette image centrale.
C’est de cette perception que part l’idéaliste, et dans le système d’images qu’il se donne il y a une image privilégiée, son corps, sur laquelle se règlent les autres images. »
Or, et justement, pour le matérialisme dialectique, rien n’est statique, et il ne saurait donc y avoir la même image. D’où la thèse classique du matérialisme dialectique selon laquelle la conscience est toujours en retard dans sa saisie de la réalité.
Le reflet se produit alors que la réalité s’est déjà relativement transformée, et qui plus est la conscience doit synthétiser ce reflet, ce qui ajoute du temps.
Mais chez Henri Bergson, justement, le temps n’existe que dans la conscience, l’univers étant « statique » ou en tout cas mécanique.