Bergson et la confusion de l’espace et du temps

La pensée de Henri Bergson se déploie au même moment où la classe ouvrière surgit et produit le matérialisme dialectique. Cette mise en perspective permet de comprendre sur quoi Henri Bergson met l’accent.

Si en effet il considère la conscience comme « prioritaire » dans la saisie de la réalité, il doit aller plus loin. Il doit systématiser le fait que la réalité a plusieurs aspects ou plutôt plusieurs vérités. Il doit rendre baroque la réalité, il doit la rendre kaléidoscopique, et surtout il doit rendre « spatial » ce qui est spirituel.

Voici une explication de Henri Bergson. Il parle de sons de cloche, que l’on peut soit distinguer un à un, ou bien considérer selon une perspective d’ensemble. Mais dans ce dernier cas, cela signifie qu’un son passé, n’existant plus, a maintenu son existence dans l’esprit, qui a pu ainsi le relier aux autres sons.

Henri Bergson en conclut que le son a une réalité « spatiale » ! Voici comment il décrit ce processus :

« Certes, les sons de la cloche m’arrivent successivement ; mais de deux choses l’une. Ou je retiens chacune de ces sensations successives pour l’organiser avec les autres et former un groupe qui me rappelle un air ou un rythme connu : alors je ne compte pas les sons, je me borne à recueillir l’impression pour ainsi dire qualitative que leur nombre fait sur moi.

Ou bien je me propose explicitement de les compter, et il faudra bien alors que je les dissocie, et que cette dissociation s’opère dans quelque milieu homogène où les sons, dépouillés de leurs qualités, vidés en quelque sorte, laissent des traces identiques de leur passage.

Reste à savoir, il est vrai, si ce milieu est du temps ou de l’espace. Mais un moment du temps, nous le répétons, ne saurait se conserver pour s’ajouter à d’autres. Si les sons se dissocient, c’est qu’ils laissent entre eux des intervalles vides.

Si on les compte, c’est que les intervalles demeurent entre les sons qui passent : comment ces intervalles demeureraient-ils, s’ils étaient durée pure, et non pas espace ? C’est donc bien dans l’espace que s’effectue l’opération.

Elle devient d’ailleurs de plus en plus difficile à mesure que nous pénétrons plus avant dans les profondeurs de la conscience. Ici nous nous trouvons en présence d’une multiplicité confuse de sensations et de sentiments que l’analyse seule distingue. Leur nombre se confond avec le nombre même des moments qu’ils remplissent quand nous les comptons ; mais ces moments susceptibles de s’additionner entre eux sont encore des points de l’espace.

D’où résulte enfin qu’il y a deux espèces de multiplicité : celle des objets matériels, qui forme un nombre immédiatement, et celle des faits de conscience, qui ne saurait prendre l’aspect d’un nombre sans l’intermédiaire de quelque représentation symbolique, où intervient nécessairement l’espace. »

Ce faisant, Henri Bergson ne fait pas qu’accorder une valeur spatiale à quelque chose de « spirituel ». Il bouleverse également le mouvement de la matière, en séparant radicalement la matière de son mouvement, dans la mesure où ce dernier n’est considéré que selon la conscience.

Henri Bergson reprend la dimension idéaliste présente chez Emmanuel Kant : on connaît un aspect d’une chose, celui « pour nous », mais la chose « en soi » reste incompréhensible.

Il y a ainsi non plus une réalité, mais la réalité telle que nous la saisissons. Cela permet de nier les lois de la matière.

Comme on le sait, la question de la transformation de la quantité en qualité est notamment très importante pour le matérialisme dialectique : le « saut » est au cœur du mouvement dialectique.

Bien entendu, Henri Bergson doit à tout prix saborder toute approche sérieuse de cet aspect fondamental de la réalité.

Pour ce faire, il utilise le subjectivisme, bien entendu. Il donne un exemple où quelqu’un doit ramasser un panier qu’il pensait plus lourd que ce qu’il n’est en réalité. La différence de poids, quantitative, se transforme en différence de « qualité » pour la conscience, « choquée » qu’elle serait de la différence de poids.

C’est là bien entendu nier que le mouvement est inhérent à la matière, et que le saut est inhérent au mouvement de la matière. Voici comment Henri Bergson formule son exemple totalement idéaliste :

« Il faut ajouter que la différence de qualité se traduit spontanément ici en différence de quantité, à cause de l’effort plus ou moins étendu que notre corps fournit pour soulever un poids donné. Vous vous en convaincrez sans peine si l’on vous invite à soulever un panier que l’on vous aura dit rempli de ferraille, alors qu’il est vide en réalité.

Vous croirez perdre l’équilibre en le saisissant, comme si des muscles étrangers s’étaient intéressés par avance à l’opération et en éprouvaient un brusque désappointement.

C’est surtout au nombre et à la nature de ces efforts sympathiques, accomplis sur divers points de l’organisme, que vous mesurez la sensation de pesanteur en un point donné ; et cette sensation ne serait qu’une qualité si vous n’y introduisiez ainsi l’idée d’une grandeur. »

On est là dans le subjectivisme.

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