Tout cela n’aurait rien d’original, si Henri Bergson n’était pas en mesure de dresser le constat, soi-disant, comme quoi l’intuition est précisément ce qui caractérise la nature humaine. Car c’est bien là la conclusion logique de son double refus de « l’idéalisme » et du « réalisme ».
Henri Bergson compare, en effet, le cerveau à un bureau téléphonique central, qui à l’époque consistait en une personne déplaçant des câbles pour les placer de telle manière que deux personnes puissent se parler au téléphone.
Il rejette l’idéalisme, en disant que le cerveau ne peut pas « créer » de représentations, d’images. Mais en même temps, il rejette que la conscience ne soit que le reflet de la réalité, de ces « images ».
Alors, précisément comme dans l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, il y le primat de « l’action ». L’être humain est placé dans des situations où il doit « réagir ». Chez Jean-Paul Sartre, cela passe par la volonté, la morale, etc., chez Henri Bergson qui en est une version « droitière », cela passe par l’intuition.
L’être humain « enregistre » des images, qui le font réagir. Voici comment il formule cela :
« C’est dire que le système nerveux n’a rien d’un appareil qui servirait à fabriquer ou même à préparer des représentations.
Il a pour fonction de recevoir des excitations, de monter des appareils moteurs, et de présenter le plus grand nombre possible de ces appareils à une excitation donnée.
Plus il se développe, plus nombreux et plus éloignés deviennent les points de l’espace qu’il met en rapport avec des mécanismes moteurs toujours plus complexes : ainsi grandit la latitude qu’il laisse à notre action, et en cela consiste justement sa perfection croissante.
Mais si le système nerveux est construit, d’un bout à l’autre de la série animale, en vue d’une action de moins en moins nécessaire, ne faut-il pas penser que la perception, dont le progrès se règle sur le sien, est tout entière orientée, elle aussi, vers l’action, non vers la connaissance pure ?
Et dès lors la richesse croissante de cette perception elle-même ne doit-elle pas symboliser simplement la part croissante d’indétermination laissée au choix de l’être vivant dans sa conduite vis-à-vis des choses ? »
Cela signifie que la connaissance ne peut être que relative. Nous ne pouvons connaître que ce qui correspond à notre activité possible. L’humanité consiste ici en une sorte de caisse de résonance, incapable de science générale, ne pouvant connaître que les actions correspondant à des « ébranlements » provoqués par la perception.
Un être humain est ici un automate qui ressent, et dont l’action répond à ce qui est ressenti. Henri Bergson résume ce point de la manière suivante :
« La réalité de la matière consiste dans la totalité de ses éléments et de leurs actions de tout genre. Notre représentation de la matière est la mesure de notre action possible sur les corps; elle résulte de l’élimination de ce qui n’intéresse pas nos besoins et plus généralement nos fonctions. »
De là vient l’esprit, de là vient la dimension « individuelle » selon Henri Bergson. Un esprit consiste en un « discernement » quant à une situation extrêmement précisé, propre à un ressenti particulier. C’est un éloge du subjectivisme, de la situation totalement unique à chaque individu en particulier.
Et dans ce processus, l’humanité est présentée comme une caisse de résonance en expansion : plus elle a de perception, plus elle a les moyens d’agir. On est dans un subjectivisme vitaliste : plus il y a de vie (ici, de « perception ») plus la conscience subjective peut s’élancer dans l’action.