Il va de soi que l’éloge du subjectivisme va forcément de pair avec celui du libre-arbitre. C’est un élément de base du rejet du matérialisme, et a fortiori du matérialisme dialectique. Henri Bergson considère qu’il va plus loin qu’Emmanuel Kant (et donc que René Descartes) dans sa défense de ce principe.
Il faut dire ici qu’Henri Bergson a fort à faire. D’un côté, il doit combattre le déterminisme sans jamais pour autant aborder le matérialisme dialectique (dont les principes sont bien entendu niés, comme son existence). Et de l’autre, il doit tout de même lier la conscience à la réalité pour ne pas basculer dans une abstraction mystique, métaphysique, qui n’aurait été d’aucune utilité pratique.
Henri Bergson pave ici la voie à l’existentialisme.
Comment s’y prend-il ? Il dit que la conscience décide dans le temps, et qu’elle amène une action dans l’espace.
Il explique alors que la plupart des gens ne le voient pas et s’imaginent décider dans l’espace, alors que seule leur action est dans l’espace. La décision a été prise de manière libre au plus profond de la conscience (sinon la décision vient de la surface et peut être un réflexe, une habitude, etc.).
On a là une véritable apologie de l’intuition. Car la décision n’est pas réfléchie, elle n’est pas rationnelle, c’est-à-dire pour nous selon le matérialisme dialectique : elle n’est pas synthétisée. La décision est prise, et la manière dont elle est prise – au fond d’un moi prétendument fondamental selon Henri Bergson – serait par définition libre, car relevant du temps et non de l’espace.
Henri Bergson expose sa conception de la manière suivante :
« Il faut chercher la liberté dans une certaine nuance ou qualité de l’action même, et non dans un rapport de cet acte avec ce qu’il n’est pas ou avec ce qu’il aurait pu être.
Toute l’obscurité vient de ce que les uns et les autres se représentent la délibération sous forme d’oscillation dans l’espace, alors qu’elle consiste en un progrès dynamique où le moi et les motifs eux-mêmes sont dans un continuel devenir, comme de véritables êtres vivants.
Le moi, infaillible dans ses constatations immédiates, se sent libre et le déclare ; mais dès qu’il cherche à s’expliquer sa liberté, il ne s’aperçoit plus que par une espèce de réfraction à travers l’espace. De là un symbolisme de réfraction à travers l’espace.
De là un symbolisme de nature mécaniste, également impropre à prouver la thèse du libre arbitre, à la faire comprendre, et à la réfuter. »
Seulement, pour justifier l’intuition, Henri Bergson doit empêcher que la conscience soit statique. Il doit présenter une conscience en mouvement ininterrompu, à travers le temps, par la durée. La liberté de la conscience doit être complète, au point que la conscience peut changer, se transformer.
C’est elle qui décide, qui prend les choses comme elle l’entend. Le mouvement du Nouveau roman en littérature dans la France des années 1960 va précisément suivre ce fil conducteur.
Voici comment Henri Bergson présente le jeu que fait la conscience avec les sensations:
« Nos sensations simples, considérées à l’état naturel, offriraient moins de consistance encore.
Telle saveur, tel parfum m’ont plu quand j’étais enfant, et me répugnent aujourd’hui. Pourtant je donne encore le même nom à la sensation éprouvée, et je parle comme si, le parfum et la saveur étant demeurés identiques, mes goûts seuls avaient changé. Je solidifie donc encore cette sensation ; et lorsque sa mobilité acquiert une telle évidence qu’il me devient impossible de la méconnaître, j’extrais cette mobilité pour lui donner un nom à part et la solidifier à son tour sous forme de goût.
Mais en réalité il n’y a ni sensations identiques, ni goûts multiples ; car sensations et goûts m’apparaissent comme des choses dès que je les isole et que je les nomme, et il n’y a guère dans l’âme humaine que des progrès.
Ce qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant, et que si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je l’aperçois maintenant à travers l’objet qui en est cause, à travers le mot qui la traduit.
Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on ne le pense généralement.
Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée.
Ainsi, quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle.
Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s’exprimer par des mots précis ; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité. »
On comprend alors ce qu’a fait Henri Bergson. Il a inversé les faits. Au lieu d’avoir une conscience reflet, il présente une conscience ayant une vie interne toute puissante et façonnant la réalité.
Au lieu d’une réalité se transformant de manière interne éternellement à travers le temps, par la durée (des transformations) on a une réalité consistant en une accumulation de faits mécaniques.