Henri Bergson s’évertue à justifier ce que René Descartes a justifié. Il parle ainsi d’un « moi fondamental », qui serait au plus profond de la conscience, formant la dimension réellement personnelle et créative alors qu’en surface on ne trouve que ce qui est réflexe, réflexions qu’il dit « solidifiées » et par conséquent codées dans le langage.
Les mots sont considérés comme une forme insuffisante ne permettant pas de révéler la complexité de la conscience, on est plus que des mots: on touche ici la dimension anti-rationnelle typique du post-modernisme.
Le moi, comme dans le post-modernisme, se renouvelle de manière ininterrompue: les objets sont statiques dans l’espace, même s’ils changent parfois (et jamais de manière interne, jamais qualitativement) alors que dans le temps, à travers la durée, la conscience se modifie. Henri Bergson nous dit ainsi :
« Les éléments psychologiques, même les plus simples, ont leur personnalité et leur vie propre, pour peu qu’ils soient profonds ; ils deviennent sans cesse, et le même sentiment, par cela seul qu’il se répète, est un sentiment nouveau. »
En surface, des gens peuvent avoir les mêmes réflexes, mais au fond, chacun est radicalement différent ; on est ici dans la réfutation de la psychologie du reflet, dans le rejet de la tradition d’Aristote, Avicenne, Averroès, ainsi bien entendu que celle du matérialisme dialectique.
Henri Bergson fait ici office de Sigmund Freud pour la France : il invente une couche cachée dans la conscience, comme Sigmund Freud avec l’inconscient. Il prétend qu’il y a différentes couches, et que la dernière n’est pas atteinte par la réalité, qu’elle est indépendante, autonome, que rien ne saurait l’influencer.
Le langage, la raison, etc. ne peuvent pas définir cette réalité obscure, prenant des formes infinies, et surtout personnelles. Voici ce que dit Henri Bergson :
« Le moi touche en effet au monde extérieur par sa surface ; et comme cette surface conserve l’empreinte des choses, il associera par contiguïté des termes qu’il aura perçus juxtaposés : c’est à des liaisons de ce genre, liaisons de sensation,- tout à fait simples et pour ainsi dire impersonnelles, que la théorie associationniste convient.
Mais à mesure que l’on creuse au-dessous de cette surface, à mesure que le moi redevient lui-même, à mesure aussi ses états de conscience cessent de se juxtaposer pour se pénétrer, se fondre ensemble, et se teindre chacun de la coloration de tous les autres. Ainsi chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière.
Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n’a-t-il pu fixer que l’aspect objectif et impersonnel de l’amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l’âme. »
On a alors une sorte de prose à moitié folle sur la dimension profonde, pratiquement infinie de la conscience. On a ici un mélange de conception baroque de la vie (« la vie est un songe »), de psychologie et de psychanalyse, où les incohérences sont maquillées en créativité de la conscience, où le subjectivisme est présenté comme une expression personnelle, etc.
Voici comment Henri Bergson formule cela:
« Mais si, creusant au-dessous de la surface de contact entre le moi et les choses extérieures, nous pénétrons dans les profondeurs de l’intelligence organisée et vivante, nous assisterons à la superposition ou plutôt à la fusion intime de bien des idées qui, une fois dissociées, paraissent s’exclure sous forme de termes logiquement contradictoires.
Les rêves les plus bizarres, où deux images se recouvrent et nous présentent tout à la fois deux personnes différentes, qui n’en feraient pourtant qu’une, donneront une faible idée de l’interpénétration de nos concepts à l’état de veille. L’imagination du rêveur, isolée du monde externe, reproduit sur de simples images et parodie à sa manière le travail qui se poursuit sans cesse, sur des idées, dans les régions plus profondes de la vie intellectuelle. »
Le rêve n’est pas, comme chez Aristote ou le matérialisme, un reste d’images reflétées dans le cerveau, mais ici la preuve d’une vie cachée, d’une vie que Henri Bergson appelle intérieur. C’est la justification du subjectivisme.