Quand on lit Henri Bergson, on se dit qu’au final ses constructions n’aboutissent à rien de concret, voire de compréhensible. Quel est l’intérêt de son travail ? Eh bien son influence est en fait telle, que l’on peut dire que l’idéologie dominante en France est traversée par le bergsonisme en la plupart des points.
La manière dont la science est considérée en France relève du bergsonisme ; on dit que les Français sont cartésiens, on devrait dire que la France relève du bergsonisme.
Nous avons vu que, selon Henri Bergson, le cerveau est une sorte de processeur utilisant un disque dur : l’être humain est un esprit qui vit dans l’immédiat, et que dans l’immédiat. Henri Bergson dit par exemple que :
« Bien plus : admettons un instant que le passé se survive à l’état de souvenir emmagasiné dans le cerveau. Il faudra alors que le cerveau, pour conserver le souvenir, se conserve tout au moins lui-même.
Mais ce cerveau, en tant qu’image étendue dans l’espace, n’occupe jamais que le moment présent ; il constitue, avec tout le reste de l’univers matériel, une coupe sans cesse renouvelée du devenir universel. »
Or, l’une des conséquences est qu’il n’y a pas de « passé » en général, mais toujours un passé en particulier. On a là une approche subjectiviste qui justement satisfait la bourgeoisie. Henri Bergson dit ainsi :
« Mais comment le passé, qui, par hypothèse, a cessé d’être, pourrait-il par lui-même se conserver ? N’y a-t-il pas là une contradiction véritable ? – Nous répondons que la question est précisément de savoir si le passé a cessé d’exister, ou s’il a simplement cessé d’être utile.
Vous définissez arbitrairement le présent ce qui est, alors que le présent est simplement ce qui se fait. Rien n’est moins que le moment présent, si vous entendez par là cette limite indivisible qui sépare le passé de l’avenir.
Lorsque nous pensons ce présent comme devant être, il n’est pas encore ; et quand nous le pensons comme existant, il est déjà passé.
Que si, au contraire, vous considérez le présent concret et réellement vécu par la conscience, on peut dire que ce présent consiste en grande partie dans le passé immédiat.
Dans la fraction de seconde que dure la plus courte perception possible de lumière, des trillions de vibrations ont pris place, dont la première est séparée de la dernière par un intervalle énormément divisé. Votre perception, si instantanée soit-elle, consiste donc en une incalculable multitude d’éléments remémorés, et, à vrai dire, toute perception est déjà mémoire.
Nous ne percevons, pratiquement, que le passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du passé rongeant l’avenir.
La conscience éclaire donc de sa lueur, à tout moment, cette partie immédiate du passé qui, penchée sur l’avenir, travaille à le réaliser et à se l’adjoindre.
Uniquement préoccupée de déterminer ainsi un avenir indéterminé, elle pourra répandre un peu de sa lumière sur ceux de nos états plus reculés dans le passé qui s’organiseraient utilement avec notre état présent, c’est-à-dire avec notre passé immédiat ; le reste demeure obscur.
C’est dans cette partie éclairée de notre histoire que nous restons placés, en vertu de la loi fondamentale de la vie, qui est une loi d’action : de là la difficulté que nous éprouvons à concevoir des souvenirs qui se conserveraient dans l’ombre.
Notre répugnance à admettre la survivance intégrale du passé tient donc à l’orientation même de notre vie psychologique, véritable déroulement d’états où nous avons intérêt à regarder ce qui se déroule, et non pas ce qui est entièrement déroulé. »
Cela signifie que l’être humain vit dans l’intuition. Il n’y a pas de synthèse entre les sensations et le cerveau, et l’être humain n’est ici ni ses sensations, ni le « disque dur », il est esprit. On a là la même vision que René Descartes, et précisément ce qu’on pourrait définir comme la « philosophie française ».
On ne saurait comprendre l’existentialisme, Jean-Paul Sartre, Albert Camus ou encore la « déconstruction » sans voir que cela prolonge Henri Bergson et son être à mi-chemin. Voici ce que dit Henri Bergson :
« Il n’y a pas, chez l’homme au moins, d’état purement sensori-moteur, pas plus qu’il n’y a chez lui de vie imaginative sans un substratum d’activité vague. Notre vie psychologique normale oscille, disions-nous, entre ces deux extrémités. »
Si l’on lit L’étranger de Albert Camus (ou encore La peste ou La chute), on retrouve cette même problématique : l’être humain ne devrait tomber ni purement dans les sens, ni totalement dans sa vie imaginative, et le personnage principal de L’étranger semble précisément tomber dans les deux, au lieu d’être un esprit qui « choisit », d’avoir un « esprit ».