Il restait à Henri Bergson de faire en sorte de placer, comme René Descartes, les mathématiques au centre de la question de l’esprit. La vision bornée, anti-matérialiste du monde, a besoin de voir les choses en termes de statistiques pour comptabiliser les ressources, pour transformer chaque élément de la réalité en marchandises.
Henri Bergson explique alors simplement que le monde est mécanique et que l’intuition, en quête d’action, trouve de manière naturelle ou logique les mathématiques, puisque celles-ci permettent l’action. C’est une vision classiquement planiste à la française. Voici ce qu’en dit Henri Bergson :
« Originellement, nous ne pensons que pour agir. C’est dans le moule de l’action que notre intelligence a été coulée. La spéculation est un luxe, tandis que l’action est une nécessité. Or, pour agir, nous commençons par nous proposer un but ; nous faisons un plan, puis nous passons au détail du mécanisme qui le réalisera.
Cette dernière opération n’est possible que si nous savons sur quoi nous pouvons compter. Il faut que nous ayons extrait, de la nature, des similitudes qui nous permettent d’anticiper sur l’avenir. Il faut donc que nous ayons fait application, consciemment ou inconsciemment, de la loi de causalité. D’ailleurs, mieux se dessine dans notre esprit l’idée de la causalité efficiente, plus la causalité efficiente prend la forme d’une causalité mécanique.
Cette dernière relation, à son tour, est d’autant plus mathématique qu’elle exprime une plus rigoureuse nécessité. C’est pourquoi nous n’avons qu’à suivre la pente de notre esprit pour devenir mathématiciens.
Mais, d’autre part, cette mathématique naturelle n’est que le soutien inconscient de notre habitude consciente d’enchaîner les mêmes causes aux mêmes effets ; et cette habitude elle-même a pour objet ordinaire de guider des actions inspirées par des intentions ou, ce qui revient au même, de diriger des mouvements combinés en vue de l’exécution d’un modèle : nous naissons artisans comme nous naissons géomètres, et même nous ne sommes géomètres que parce que nous sommes artisans.
Ainsi l’intelligence humaine, en tant que façonnée aux exigences de l’action humaine, est une intelligence qui procède à la fois par intention et par calcul, par la coordination de moyens à une fin et par la représentation de mécanismes à formes de plus en plus géométriques. Qu’on se figure la nature comme une immense machine régie par des lois mathématiques ou qu’on y voie la réalisation d’un plan, on ne fait, dans les deux cas, que suivre jusqu’au bout deux tendances de l’esprit qui sont complémentaires l’une de l’autre et qui ont leur origine dans les mêmes nécessités vitales. »
Les mathématiques sont alors l’outil « intelligent » de l’intuition primitive :
« Nous touchons au point qui intéresse le plus notre présente recherche. La différence que nous allons signaler entre l’instinct et l’intelligence est celle que toute notre analyse tendait à dégager.
Nous la formulerions ainsi : Il y a des choses que l’intelligence seule est capable de chercher, mais que, par elle-même, elle ne trouvera jamais. Ces choses, l’instinct seul les trouverait ; mais il ne les cherchera jamais. »
Au sein du monde mécanique, l’individu actif (c’est-à-dire en fait le bourgeois, le capitaliste) « retrouve » de manière pour ainsi dire naturelle les lois du monde mécanique à transformer !