Bergson : piétinement, déviation, retour en arrière dans l’évolution

Une fois sa base affirmée, Henri Bergson publia en 1907 L’Évolution créatrice, son œuvre maîtresse dans la mesure où il part de sa thèse sur l’intuition pour tenter de formuler pas moins qu’une théorie de l’univers.

Il ne s’agit, en pratique et c’est logique, que d’une réponse au matérialisme dialectique, réponse bien entendu en inversant tous les repères. Le matérialisme dialectique considère que :

* la matière connaît des sauts qualitatifs, elle devient toujours plus complexe, elle ne peut pas revenir en arrière ;

* la matière est unifiée, reliée et composant un système unique et total.

Henri Bergson inverse ces propositions. Comment s’y prend-il ? D’abord, il commence par affirmer que si la conscience est « action » et que la vie est « évolution », alors forcément la vie est « action » également, puisque allant toujours de l’avant. Il dit donc :

« Bref, le monde sur lequel le mathématicien opère est un monde qui meurt et renaît à chaque instant, celui-là même auquel pensait Descartes quand il parlait de création continuée. Mais, dans le temps ainsi conçu, comment se représenter une évolution, c’est-à-dire le trait caractéristique de la vie?

L’évolution, elle, implique une continuation réelle du passé par le présent, une durée qui est un trait d’union.

En d’autres termes, la connaissance d’un être vivant ou système naturel est une connaissance qui porte sur l’intervalle même de durée, tandis que la connaissance d’un système artificiel ou mathématique ne porte que sur l’extrémité.

Continuité de changement, conservation du passé dans le présent, durée vraie, l’être vivant semble donc bien partager ces attributs avec la conscience.

Peut-on aller plus loin, et dire que la vie est invention comme l’activité consciente, création incessante comme elle ? »

Une fois dit cela, Henri Bergson explique que la vie est elle-même intuition, mais comme elle ne pense pas, elle est un « élan ». L’être humain pense, la vie ne pense pas, mais les deux vivent dans l’immédiat.

Henri Bergson ira jusqu’à formuler la thèse contraire de Vladimir Vernadsky au sujet de la « noosphère », espace de la pensée issue de la biosphère. Avant de voir cela, voyons comment Henri Bergson définit cet élan :

« Le mouvement évolutif serait chose simple, nous aurions vite fait d’en déterminer la direction, si la vie décrivait une trajectoire unique, comparable à celle d’un boulet plein lancé par un canon.

Mais nous avons affaire ici à un obus qui a tout de suite éclaté en fragments, lesquels, étant eux-mêmes des espèces d’obus, ont éclaté à leur tour en fragments destinés à éclater encore, et ainsi de suite pendant fort longtemps.

Nous ne percevons que ce qui est le plus près de nous, les mouvements éparpillés des éclats pulvérisés. C’est en partant d’eux que nous devons remonter, de degré en degré, jusqu’au mouvement originel.

Quand l’obus éclate, sa fragmentation particulière s’explique tout à la fois par la force explosive de la poudre qu’il renferme et par la résistance que le métal y oppose.

Ainsi pour la fragmentation de la vie en individus et en espèces. Elle tient, croyons-nous, à deux séries de causes : la résistance que la vie éprouve de la part de la matière brute, et la force explosive – due à un équilibre instable de tendances – que la vie porte en elle. »

Le matérialisme dialectique considère que rien ne relève du hasard ; à l’opposé, Henri Bergson formule la conception typiquement bourgeoise d’une vie partant dans tous les sens, avec la survie du plus fort, avec le triomphe ou la décadence, etc. Henri Bergson dit par exemple, dans un esprit anti-matérialiste :

« En fait, il y a des espèces qui s’arrêtent, il en est qui rebroussent chemin. L’évolution n’est pas seulement un mouvement en avant; dans beaucoup de cas on observe un piétinement sur place, et plus souvent encore une déviation ou un retour en arrière. »

« Il n’y a guère de manifestation de la vie qui ne contienne à l’état rudimentaire, ou latent, ou virtuel, les caractères essentiels de la plupart des autres manifestations.

La différence est dans les proportions. Mais cette différence de proportion suffira à définir le groupe où elle se rencontre, si l’on peut établir qu’elle n’est pas accidentelle et que le groupe, à mesure qu’il évoluait, tendait de plus en plus à mettre l’accent sur ces caractères particuliers.

En un mot, le groupe ne se définira plus par la possession de certains caractères, mais par sa tendance à les accentuer. »

C’est là une vision idéaliste, où une partie de la vie se « détache » de la vie elle-même, en formant la partie « supérieure ». C’est le reflet de la situation de la bourgeoisie dans le mode de production capitaliste.

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