DIX-SEPTIÈME LETTRE
Écrite par l’Auteur des Lettres au Provincial
AU RÉVÉREND PÈRE ANNAT JÉSUITE.
Du 23 janvier 1657.
MON RÉVÉREND PÈRE,
Votre procédé m’avait fait croire que vous désiriez que nous demeurassions en repos de part et d’autre, et je m’y étais disposé. Mais vous avez depuis produit tant d’écrits en peu de temps, qu’il paraît bien qu’une paix n’est guère assurée quand elle dépend du silence des Jésuites. Je ne sais si cette rupture vous sera fort avantageuse ; mais pour moi, je ne suis pas fâché qu’elle me donne le moyen de détruire ce reproche ordinaire d’hérésie dont vous remplissez tous vos livres.
Il est temps que j’arrête une fois pour toutes cette hardiesse que vous prenez de me traiter d’hérétique, qui s’augmente tous les jours. Vous le faites dans ce livre que vous venez de publier d’une manière qui ne se peut plus souffrir, et qui me rendrait enfin suspect, si je ne vous y répondais comme le mérite un reproche de cette nature. J’avais méprisé cette injure dans les écrits de vos confrères, aussi bien qu’une infinité d’autres qu’ils y mêlent indifféremment. Ma 15. lettre y avait assez répondu ; mais vous en parlez maintenant d’un autre air, vous en faites sérieusement le capital de votre défense ; c’est presque la seule chose que vous y employez. Car vous dites que, pour toute réponse à mes 15 Lettres, il suffit de dire 15 fois que je suis hérétique, et qu’étant déclaré tel, je ne mérite aucune créance. Enfin vous ne mettez pas mon apostasie en question, et vous la supposez comme un principe ferme, sur lequel vous bâtissez hardiment. C’est donc tout de bon, mon Père, que vous me traitez d’hérétique, et c’est aussi tout de bon que je vous y vas répondre.
Vous savez bien, mon Père, que cette accusation est si importante, que c’est une témérité insupportable de l’avancer, si on n’a pas de quoi la prouver. Je vous demande quelles preuves vous en avez. Quand m’a-t-on vu à Charenton ? Quand ai-je manqué à la Messe et aux devoirs des Chrétiens à leur paroisse ? Quand ai-je fait quelque action d’union avec les hérétiques, ou de schisme avec l’Église ? Quel Concile ai-je contredit ? Quelle Constitution de Pape ai-je violée ? Il faut répondre, mon Père, ou… vous m’entendez bien. Et que répondez-vous ? Je prie tout le monde de l’observer. Vous supposez premièrement que celui qui écrit les Lettres est de Port-Royal. Vous dites ensuite que le Port-Royal est déclaré hérétique ; d’où vous concluez que celui qui écrit les Lettres est déclaré hérétique. Ce n’est donc pas sur moi, mon Père, que tombe le fort de cette accusation, mais sur le Port-Royal ; et vous ne m’en chargez que parce que vous supposez que j’en suis. Ainsi, je n’aurai pas grand peine à m’en défendre, puisque je n’ai qu’à vous dire que je n’en suis pas, et à vous renvoyer à mes Lettres, où j’ai dit que je suis seul, et en propres termes, que je ne suis point de Port-Royal, comme j’ai fait dans la 16. qui a précédé votre livre.
Prouvez donc d’une autre manière que je suis hérétique, ou tout le monde reconnaîtra votre impuissance. Prouvez par mes écrits que je ne reçois pas la Constitution. Ils ne sont pas en si grand nombre ; il n’y a que 16 Lettres à examiner, où je vous défie, et vous, et toute la terre, d’en produire la moindre marque. Mais je vous y ferai bien voir le contraire. Car, quand j’ai dit, par exemple, dans la 14. : Qu’en tuant, selon vos maximes, ses frères en péché mortel, on damne ceux pour qui Jésus-Christ est mort, n’ai-je pas visiblement reconnu que Jésus-Christ est mort pour ces damnés, et qu’ainsi il est faux, qu’il ne soit mort que pour les seuls prédestinés, ce qui est condamné dans la cinquième proposition ? Il est donc sûr, mon Père, que je n’ai rien dit pour soutenir ces propositions impies, que je déteste de tout mon cœur. Et quand le Port-Royal les tiendrait, je vous déclare que vous n’en pouvez rien conclure contre moi, parce que, grâces à Dieu, je n’ai d’attaches sur la terre qu’à la seule Église Catholique, Apostolique et Romaine, dans laquelle je veux vivre et mourir, et dans la communion avec le Pape son souverain chef, hors de laquelle je suis très persuadé qu’il n’y a point de salut.
Que ferez-vous à une personne qui parle de cette sorte, et par où m’attaquerez-vous, puisque ni mes discours ni mes écrits donnent aucun prétexte à vos accusations d’hérésie, et que je trouve ma sûreté contre vos menaces dans l’obscurité qui me couvre ? Vous vous sentez frappés par une main invisible, qui rend vos égarements visibles à toute la terre ; et vous essayez en vain de m’attaquer en la personne de ceux auxquels vous me croyez uni. Je ne vous crains ni pour moi, ni pour aucun autre, n’étant attaché ni à quelque communauté, ni à quelque particulier que ce soit. Tout le crédit que vous pouvez avoir est inutile à mon égard. Je n’espère rien du monde, je n’en appréhende rien, je n’en veux rien ; je n’ai besoin, par la grâce de Dieu, ni du bien, ni de l’autorité de personne. Ainsi, mon Père, j’échappe à toutes vos prises. Vous ne me sauriez prendre de quelque côté que vous le tentiez. Vous pouvez bien toucher le Port-Royal, mais non pas moi. On a bien délogé des gens de Sorbonne mais cela ne me déloge pas de chez moi. Vous pouvez bien préparer des violences contre des prêtres et des docteurs, mais non pas contre moi, qui n’ai point ces qualités. Et ainsi peut-être n’eûtes-vous jamais affaire à une personne qui fût si hors de vos atteintes, et si propre à combattre vos erreurs, étant libre, sans engagement, sans attachement, sans liaison ; sans relations, sans affaires, assez instruit de vos maximes, et bien résolu de les pousser autant que je croirai que Dieu m’y engagera, sans qu’aucune considération humaine puisse arrêter ni ralentir mes poursuites.
À quoi vous sert-il donc, mon Père, lorsque vous ne pouvez rien contre moi, de publier tant de calomnies contre des personnes qui ne sont point mêlées dans nos différends, comme font tous vos Pères ? Vous n’échapperez pas par ces fuites ; vous sentirez la force de la vérité que je vous oppose. Je vous dis que vous anéantissez la morale chrétienne en la séparant de l’amour de Dieu, dont vous dispensez les hommes ; et vous me parlez de la mort du père Mester, que je n’ai vu de ma vie. Je vous dis que vos auteurs permettent de tuer pour une pomme, quand il est honteux de la laisser perdre ; et vous me dites qu’on a ouvert un tronc à Saint-Merri. Que voulez-vous dire de même, de me prendre tous les jours à partie sur le livre De la sainte Virginité, fait par un P. de l’Oratoire que je ne vis jamais, non plus que son livre ? Je vous admire, mon Père, de considérer ainsi tous ceux qui vous sont contraires comme une seule personne. Votre haine les embrasse tous ensemble, et en forme comme un corps de réprouvés, dont vous voulez que chacun réponde pour tous les autres.
Il y a bien de la différence entre les Jésuites et ceux qui les combattent. Vous composez véritablement un corps uni sous un seul chef ; et vos règles, comme je l’ai fait voir, vous défendent de rien imprimer sans l’aveu de vos supérieurs, qui sont rendus responsables des erreurs de tous les particuliers, sans qu’ils puissent s’excuser en disant qu’ils n’ont pas remarqué les erreurs qui y sont enseignées, parce qu’ils les doivent remarquer selon vos ordonnances, et selon les lettres de vos Généraux Aquaviva, Vittelleschi, etc. C’est donc avec raison qu’on vous reproche les égarements de vos confrères, qui se trouvent dans leurs ouvrages approuvés par vos supérieurs et par les théologiens de votre Compagnie. Mais quant à moi, mon Père, il en faut juger autrement. Je n’ai pas souscrit le livre De la sainte Virginité. On ouvrirait tous les troncs de Paris sans que j’en fusse moins catholique. Et enfin je vous déclare hautement et nettement que personne ne répond de mes Lettres que moi, et que je ne réponds de rien que de mes Lettres.
Je pourrais en demeurer là, mon Père, sans parler de ces autres personnes que vous traitez d’hérétiques pour me comprendre dans cette accusation. Mais, comme j’en suis l’occasion, je me trouve engagé en quelque sorte à me servir de cette même occasion pour en tirer trois avantages. Car c’en est un bien considérable de faire paraître l’innocence de tant de personnes calomniées. C’en est un autre, et bien propre à mon sujet, de montrer toujours les artifices de votre politique dans cette accusation. Mais celui que j’estime le plus est que j’apprendrai par là à tout le monde la fausseté de ce bruit scandaleux que vous semez de tous côtés, que l’Église est divisée par une nouvelle hérésie. Et comme vous abusez une infinité de personnes en leur faisant accroire que les points sur lesquels vous essayez d’exciter un si grand orage sont essentiels à la foi, je trouve d’une extrême importance de détruire ces fausses impressions, et d’expliquer ici nettement en quoi ils consistent, pour montrer qu’en effet il n’y a point d’hérétiques dans l’Église.
Car n’est-il pas vrai que, si l’on demande en quoi consiste l’hérésie de ceux que vous appelez Jansénistes, on répondra incontinent que c’est en ce que ces gens-là disent que les commandements de Dieu sont impossibles ; qu’on ne peut résister à la grâce, et qu’on n’a pas la liberté de faire le bien et le mal ; que Jésus-Christ n’est pas mort pour tous les hommes, mais seulement pour les prédestinés et enfin, qu’ils soutiennent les cinq propositions condamnées par le Pape ? Ne faites-vous pas entendre que c’est pour ce sujet que vous persécutez vos adversaires ? N’est-ce pas ce que vous dites dans vos livres, dans vos entretiens, dans vos catéchismes, comme vous fîtes encore aux fêtes de Noël à Saint-Louis, en demandant à une de vos petites bergères : Pour qui est venu Jésus-Christ, ma fille ? Pour tous les hommes, mon Père. Eh quoi ! ma fille, vous n’êtes donc pas de ces nouveaux hérétiques qui disent qu’il n’est venu que pour les prédestinés ? Les enfants vous croient là-dessus, et plusieurs autres aussi ; car vous les entretenez de ces mêmes fables dans vos sermons, comme votre Père Crasset à Orléans, qui en a été interdit. Et je vous avoue que je vous ai cru aussi autrefois. Vous m’aviez donné cette même idée de toutes ces personnes-là. De sorte que, lorsque vous les pressiez sur ces propositions, j’observais avec attention quelle serait leur réponse ; et j’étais fort disposé à ne les voir jamais, s’ils n’eussent déclaré qu’ils y renonçaient comme à des impiétés visibles. Mais ils le firent bien hautement. Car M. de Sainte-Beuve, professeur du roi en Sorbonne, censura dans ses écrits publics ces cinq propositions longtemps avant le Pape ; et ces docteurs firent paraître plusieurs écrits, et entre autres celui De la Grâce victorieuse, qu’ils produisirent en même temps, où ils rejettent ces propositions et comme hérétiques et comme étrangères. Car ils disent, dans la préface, que ce sont des propositions hérétiques et Luthériennes, fabriquées et forgées à plaisir, qui ne se trouvent ni dans Jansénius ni dans ses défenseurs ; ce sont leurs termes. Ils se plaignent de ce qu’on les leur attribue, et vous adressent pour cela ces paroles de saint Prosper, le premier disciple de saint Augustin, leur maître, à qui les Semi-Pélagiens de France en imputèrent de pareilles pour le rendre odieux. Il y a, dit ce saint, des personnes qui ont une passion si aveugle de nous décrier, qu’ils en ont pris un moyen qui ruine leur propre réputation. Car ils ont fabriqué à dessein de certaines propositions pleines d’impiétés et de blasphèmes, qu’ils envoient de tous côtés pour faire croire que nous les soutenons au même sens qu’ils ont exprimé par leur écrit. Mais on verra, par cette réponse, et notre innocence et la malice de ceux qui nous ont imputé ces impiétés, dont ils sont les uniques inventeurs.
En vérité, mon Père, lorsque je les ouïs parler de la sorte avant la Constitution ; quand je vis qu’ils la reçurent ensuite avec tout ce qui se peut de respect ; qu’ils offrirent de la souscrire, et que M. Arnauld eut déclaré tout cela, plus fortement que je ne le puis rapporter, dans toute sa seconde lettre, j’eusse cru pécher de douter de leur foi. Et en effet, ceux qui avaient voulu refuser l’absolution à leurs amis avant la lettre de M. Arnauld ont déclaré, depuis, qu’après qu’il avait si nettement condamné ces erreurs qu’on lui imputait, il n’y avait aucune raison de le retrancher, ni lui ni ses amis, de l’Église. Mais vous n’en avez pas usé de même ; et c’est sur quoi je commençai à me défier que vous agissiez avec passion.
Car, au lieu que vous les aviez menacés de leur faire signer cette Constitution quand vous pensiez qu’ils y résisteraient, lorsque vous vîtes qu’ils s’y portaient d’eux-mêmes, vous n’en parlâtes plus. Et, quoiqu’il semblât que vous dussiez après cela être satisfait de leur conduite, vous ne laissâtes pas de les traiter encore d’hérétiques ; parce, disiez-vous, que leur cœur démentait leur main, et qu’ils étaient catholiques extérieurement, et hérétiques intérieurement, comme vous-même l’avez dit dans votre Rép. à quelques demandes, p. 27 et 47.
Que ce procédé me parut étrange, mon Père ! Car de qui n’en peut-on pas dire autant ? Et quel trouble n’exciterait-on point par ce prétexte ? Si l’on refuse, dit saint Grégoire, Pape, de croire la confession de foi de ceux qui la donnent conforme aux sentiments de l’Église, on remet en doute la foi de toutes les personnes catholiques. Je craignis donc, mon Père, que votre dessein ne fût de rendre ces personnes hérétiques sans qu’ils le fussent, comme parle le même Pape sur une dispute pareille de son temps ; parce que, dit-il, ce n’est pas s’opposer aux hérésies, mais c’est faire une hérésie que de refuser de croire ceux qui par leur confession témoignent d’être dans la véritable foi : Hoc non est hoeresim purgare, sed facere. Mais je connus en vérité qu’il n’y avait point en effet d’hérétiques dans l’Église, quand je vis qu’ils s’étaient si bien justifiés de toutes ces hérésies, que vous ne pûtes plus les accuser d’aucune erreur contre la foi, et que vous fûtes réduits à les entreprendre seulement sur des questions de fait touchant Jansénius, qui ne pouvaient être matière d’hérésie. Car vous les voulûtes obliger à reconnaître que ces propositions étaient dans Jansénius, mot à mot, toutes, et en propres termes, comme vous l’écrivîtes encore vous-mêmes : Singulares, individuoe, totidem verbis apud Jansenium contentoe, dans vos Cavilli, p. 39.
Dès lors votre dispute commença à me devenir indifférente. Quand je croyais que vous disputiez de la vérité ou de la fausseté des propositions, je vous écoutais avec attention, car cela touchait la foi ; mais, quand je vis que vous ne disputiez plus que pour savoir si elles étaient mot à mot dans Jansénius ou non, comme la religion n’y était plus intéressée, je ne m’y intéressai plus aussi. Ce n’est pas qu’il n’y eût bien de l’apparence que vous disiez vrai : car de dire que des paroles sont mot à mot dans un auteur, c’est à quoi l’on ne peut se méprendre. Aussi je ne m’étonne pas que tant de personnes, et en France et à Rome, aient cru, sur une expression si peu suspecte, que Jansénius les avait enseignées en effet. Et c’est pourquoi je ne fus pas peu surpris d’apprendre que ce même point de fait que vous aviez proposé comme si certain et si important était faux, et qu’on vous défia de citer les pages de Jansénius où vous aviez trouvé ces propositions mot à mot, sans que vous l’ayez jamais pu faire.
Je rapporte toute cette suite parce qu’il me semble que cela découvre assez l’esprit de votre Société en toute cette affaire, et qu’on admirera de voir que, malgré tout ce que je viens de dire, vous n’ayez pas cessé de publier qu’ils étaient toujours hérétiques. Mais vous avez seulement changé leur hérésie selon le temps. Car, à mesure qu’ils se justifiaient de l’une, vos Pères en substituaient une autre, afin qu’ils n’en fussent jamais exempts. Ainsi, en 1653, leur hérésie était sur la qualité des propositions. Ensuite elle fut sur le mot à mot. Depuis vous la mîtes dans le cœur. Mais aujourd’hui on ne parle plus de tout cela ; et l’on veut qu’ils soient hérétiques, s’ils ne signent que le sens de la doctrine de Jansénius se trouve dans le sens de ces cinq propositions.
Voilà le sujet de votre dispute présente. Il ne vous suffit pas qu’ils condamnent les cinq propositions, et encore tout ce qu’il y aurait dans Jansénius qui pourrait y être conforme et contraire à saint Augustin ; car ils font tout cela. De sorte qu’il n’est pas question de savoir, par exemple, si Jésus-Christ n’est mort que pour les prédestinés ; ils condamnent cela aussi bien que vous ; mais si Jansénius est de ce sentiment-là, ou non. Et c’est sur quoi je vous déclare plus que jamais que votre dispute me touche peu, comme elle touche peu l’Église. Car, encore que je ne sois pas docteur non plus que vous, mon Père, je vois bien néanmoins qu’il n’y va point de la foi, puisqu’il n’est question que de savoir quel est le sens de Jansénius. S’ils croyaient que sa doctrine fût conforme au sens propre et littéral de ces propositions, ils la condamneraient ; et ils ne refusent de le faire que parce qu’ils sont persuadés qu’elle en est bien différente ; ainsi, quand ils l’entendraient mal, ils ne seraient pas hérétiques, puisqu’ils ne l’entendent qu’en un sens catholique.
Et, pour expliquer cela par un exemple, je prendrai la diversité de sentiments qui fut entre saint Basile et saint Athanase touchant les écrits de saint Denis d’Alexandrie, dans lesquels saint Basile, croyant trouver le sens d’Arius contre l’égalité du Père et du Fils, il les condamna comme hérétiques : mais saint Athanase, au contraire y croyant trouver le véritable sens de l’Église, il les soutint comme catholiques. Pensez-vous donc, mon Père, que saint Basile, qui tenait ces écrits pour ariens, eût droit de traiter saint Athanase d’hérétique, parce qu’il les défendait ? Et quel sujet en eût-il eu, puisque ce n’était pas l’Arianisme qu’il défendait, mais la vérité de la foi qu’il pensait y être ? Si ces deux saints fussent convenus du véritable sens de ces écrits, et qu’ils y eussent tous deux reconnu cette hérésie, sans doute saint Athanase n’eût pu les approuver sans hérésie : mais, comme ils étaient en différend touchant ce sens, saint Athanase était catholique en les soutenant, quand même il les eût mal entendus ; puisque ce n’eût été qu’une erreur de fait, et qu’il ne défendait dans cette doctrine que la foi catholique qu’il y supposait.
Je vous en dis de même, mon Père. Si vous conveniez du sens de Jansénius, et que vos adversaires fussent d’accord avec vous qu’il tient, par exemple, qu’on ne peut résister à la grâce, ceux qui refuseraient de le condamner seraient hérétiques. Mais lorsque vous disputez de son sens, et qu’ils croient que, selon sa doctrine, on peut résister à la grâce, vous n’avez aucun sujet de les traiter d’hérétiques, quelque hérésie que vous lui attribuiez vous-mêmes, puisqu’ils condamnent le sens que vous y supposez, et que vous n’oseriez condamner le sens qu’ils y supposent. Si vous voulez donc les convaincre, montrez que le sens qu’ils attribuent à Jansénius est hérétique ; car alors ils le seront eux-mêmes. Mais comment le pourriez-vous faire, puisqu’il est constant, selon votre propre aveu, que celui qu’ils lui donnent n’est point condamné ?
Pour vous le montrer clairement, je prendrai pour principe ce que vous reconnaissez vous-mêmes, que la doctrine de la grâce efficace n’a point été condamnée, et que le Pape n’y a point touché par sa Constitution. Et en effet, quand il voulut juger des cinq propositions, le point de la grâce efficace fut mis à couvert de toute censure. C’est ce qui paraît parfaitement par les Avis des Consulteurs auxquels le Pape les donna à examiner. J’ai ces Avis entre mes mains, aussi bien que plusieurs personnes dans Paris, et entre autres M. l’évêque de Montpellier, qui les apporta de Rome. On y voit que leurs opinions furent partagées, et que les principaux d’entre eux, comme le Maître du sacré Palais, le commissaire du saint Office, le Général des Augustins, et d’autres, croyant que ces propositions pouvaient être prises au sens de la grâce efficace, furent d’avis qu’elles ne devaient point être censurées ; au lieu que les autres, demeurant d’accord qu’elles n’eussent pas dû être condamnées si elles eussent eu ce sens, estimèrent qu’elles le devaient être, parce que, selon ce qu’ils déclarent, leur sens propre et naturel en était très éloigné. Et c’est pourquoi le Pape les condamna, et tout le monde s’est rendu à son jugement.
Il est donc sûr, mon Père, que la grâce efficace n’a point été condamnée. Aussi est-elle si puissamment soutenue par saint Augustin, par saint Thomas et toute son école, par tant de Papes et de Conciles, et par toute la tradition, que ce serait une impiété de la taxer d’hérésie. Or tous ceux que vous traitez d’hérétiques déclarent qu’ils ne trouvent autre chose dans Jansénius que cette doctrine de la grâce efficace ; et c’est la seule chose qu’ils ont soutenue dans Rome. Vous-mêmes l’avez reconnu, Cavill., p. 35, où vous avez déclaré qu’en parlant devant le Pape ils ne dirent aucun mot des propositions, ne verbum quidem, et qu’ils employèrent tout le temps à parler de la grâce efficace. Et ainsi, soit qu’ils se trompent ou non dans cette supposition, il est au moins sans doute que le sens qu’ils supposent n’est point hérétique, et que par conséquent ils ne le sont point. Car, pour dire la chose en deux mots, ou Jansénius n’a enseigné que la grâce efficace, et en ce cas il n’a point d’erreurs ; ou il a enseigné autre chose, et en ce cas il n’a point de défenseurs. Toute la question est donc de savoir si Jansénius a enseigné en effet autre chose que la grâce efficace ; et, si l’on trouve que oui, vous aurez la gloire de l’avoir mieux entendu : mais ils n’auront point le malheur d’avoir erré dans la foi.
Il faut donc louer Dieu, mon Père, de ce qu’il n’y a point en effet d’hérésie dans l’Église, puisqu’il ne s’agit en cela que d’un point de fait qui n’en peut former ; car l’Église décide les points de foi avec une autorité divine, et elle retranche de son corps tous ceux qui refusent de les recevoir. Mais elle n’en use pas de même pour les choses de fait ; et la raison en est que notre salut est attaché à la foi qui nous a été révélée, et qui se conserve dans l’Église par la tradition, mais qu’il ne dépend point des autres faits particuliers qui n’ont point été révélés de Dieu. Ainsi on est obligé de croire que les commandements de Dieu ne sont pas impossibles ; mais on n’est pas obligé de savoir ce que Jansénius a enseigné sur ce sujet. C’est pourquoi Dieu conduit l’Église, dans la détermination des points de la foi, par l’assistance de son esprit, qui ne peut errer ; au lieu que, dans les choses de fait, il la laisse agir par les sens et par la raison, qui en sont naturellement les juges : car il n’y a que Dieu qui ait pu instruire l’Église de la foi. Mais il n’y a qu’à lire Jansénius pour savoir si des propositions sont dans son livre. Et de là vient que c’est une hérésie de résister aux décisions de foi, parce que c’est opposer son esprit propre à l’esprit de Dieu. Mais ce n’est pas une hérésie, quoique ce puisse être une témérité, que de ne pas croire certains faits particuliers, parce que ce n’est qu’opposer la raison, qui peut être claire, à une autorité qui est grande, mais qui en cela n’est pas infaillible.
C’est ce que tous les théologiens reconnaissent, comme il paraît par cette maxime du Cardinal Bellarmin, de votre Société : Les Conciles généraux et légitimes ne peuvent errer en définissant les dogmes de foi ; mais ils peuvent errer en des questions de fait, Et ailleurs : Le Pape, comme Pape, et même à la tête d’un Concile universel, peut errer dans les controverses particulières de fait, qui dépendent principalement de l’information et du témoignage des hommes. Et le Cardinal Baronius de même : Il faut se soumettre entièrement aux décisions des Conciles dans les points de foi ; mais, pour ce qui concerne les personnes et leurs écrits, les censures qui en ont été faites ne se trouvent pas avoir été gardées avec tant de rigueur, parce qu’il n’y a personne à qui il ne puisse arriver d’y être trompé. C’est aussi pour cette raison que M. l’Archevêque de Toulouse a tiré cette règle des lettres de deux grands Papes, saint Léon et Pélage II : Que le propre objet des Conciles est la foi, et tout ce qui s’y résout hors de la foi peut être revu et examiné de nouveau ; au lieu qu’on ne doit plus examiner ce qui a été décidé en matière de foi, parce que, comme dit Tertullien, la règle de la foi est seule immobile et irrétractable.
De là vient qu’au lieu qu’on n’a jamais vu les Conciles généraux et légitimes contraires les uns aux autres dans les points de foi, parce que, comme dit M. de Toulouse, il n’est pas seulement permis d’examiner de nouveau ce qui a été déjà décidé en matière de foi, on a vu quelquefois ces mêmes Conciles opposés sur des points de fait où il s’agissait de l’intelligence du sens d’un auteur, parce que, comme dit encore M. de Toulouse, après les Papes qu’il cite, tout ce qui se résout dans les Conciles hors la foi peut être revu et examiné de nouveau. C’est ainsi que le IV. et le V. Concile paraissent contraires l’un à l’autre, en l’interprétation des mêmes auteurs ; et la même chose arriva entre deux Papes, sur une proposition de certains moines de Scythie ; car, après que le Pape Hormisdas l’eut condamnée en l’entendant en un mauvais sens, le Pape Jean II, son successeur, l’examinant de nouveau, et l’entendant en un bon sens, l’approuva et la déclara catholique. Diriez-vous, pour cela, qu’un de ces Papes fut hérétique ? Et ne faut-il donc pas avouer que, pourvu que l’on condamne le sens hérétique qu’un Pape aurait supposé dans un écrit, on n’est pas hérétique pour ne pas condamner cet écrit, en le prenant en un sens qu’il est certain que le Pape n’a pas condamné, puisque autrement l’un de ces deux Papes serait tombé dans l’erreur ?
J’ai voulu, mon Père, vous accoutumer à ces contrariétés qui arrivent entre les catholiques sur des questions de fait touchant l’intelligence du sens d’un auteur, en vous montrant sur cela un Père de l’Église contre un autre, un Pape contre un Pape, et un Concile contre un Concile, pour vous mener de là à d’autres exemples d’une pareille opposition, mais plus disproportionnée ; car vous y verrez des Conciles et des Papes d’un côté, et des Jésuites de l’autre, qui s’opposeront à leurs décisions touchant le sens d’un auteur, sans que vous accusiez vos confrères, je ne dis pas d’hérésie, mais non pas même de témérité.
Vous savez bien, mon Père, que les écrits d’Origène furent condamnés par plusieurs Conciles et par plusieurs Papes, et même par le V. Concile Général, comme contenant des hérésies, et entre autres celle de la réconciliation des démons au jour du jugement. Croyez-vous sur cela qu’il soit d’une nécessité absolue, pour être catholique, de confesser qu’Origène a tenu en effet ces erreurs, et qu’il ne suffise pas de les condamner sans les lui attribuer ? Si cela était, que deviendrait votre Père Halloix, qui a soutenu la pureté de la foi d’Origène, aussi bien que plusieurs autres catholiques qui ont entrepris la même chose, comme Pic de la Mirande et Genebrard, docteur de Sorbonne ? Et n’est-il pas certain encore que ce même V. Concile Général condamna les écrits de Théodoret contre S. Cyrille, comme impies, contraires à la vraie foi, et contenant l’hérésie Nestorienne ? Et cependant le P. Sirmond, Jésuite, n’a pas laissé de le défendre, et de dire, dans la vie de ce Père, que ces mêmes écrits sont exempts de cette hérésie Nestorienne.
Vous voyez donc, mon Père, que, quand l’Église condamne des écrits, elle y suppose une erreur qu’elle y condamne ; et alors il est de foi que cette erreur est condamnée, mais qu’il n’est pas de foi que ces écrits contiennent en effet l’erreur que l’Église y suppose. Je crois que cela est assez prouvé ; et ainsi je finirai ces exemples par celui du Pape Honorius, dont l’histoire est si connue. On sait qu’au commencement du septième siècle, l’Église étant troublée par l’hérésie des Monothélites, ce Pape, pour terminer le différend, fit un décret qui semblait favoriser ces hérétiques, de sorte que plusieurs en furent scandalisés. Cela se passa néanmoins avec peu de bruit sous son Pontificat : mais, cinquante ans après, l’Église étant assemblée dans le sixième Concile Général, où le Pape Agathon présidait par ses légats, ce décret y fut déféré ; et après avoir élu lu et examiné, il fut condamné comme contenant l’hérésie des Monothélites, et brûlé en cette qualité en pleine assemblée, avec les autres écrits de ces hérétiques. Et cette décision fut reçue avec tant de respect et d’uniformité dans toute l’Église, qu’elle fut confirmée ensuite par deux autres Conciles Généraux, et même par les Papes Léon Il et Adrien II, qui vivait deux cents ans après, sans que personne ait troublé ce consentement si universel et si paisible durant sept ou huit siècles. Cependant quelques auteurs de ces derniers temps, et entre autres le Cardinal Bellarmin, n’ont pas cru se rendre hérétiques pour avoir soutenu, contre tant de Papes et de Conciles, que les écrits d’Honorius sont exempts de l’erreur qu’ils avaient déclaré y être : Parce que, dit-il, des Conciles Généraux pouvant errer dans les questions de fait, on peut dire en toute assurance que le VI. Concile s’est trompé en ce fait-là, et que, n’ayant pas bien entendu le sens des lettres d’Honorius, il a mis à tort ce pape au nombre des hérétiques.
Remarquez donc bien, mon Père, que ce n’est pas être hérétique de dire que le pape Honorius ne l’était pas, encore que plusieurs Papes et plusieurs Conciles l’eussent déclaré, et même après l’avoir examiné. Je viens donc maintenant à notre question, et je vous permets de faire votre cause aussi bonne que vous le pourrez. Que direz-vous, mon Père, pour rendre vos adversaires hérétiques ? Que le Pape Innocent X a déclaré que l’erreur des cinq propositions est dans Jansénius ? Je vous laisse dire tout cela. Qu’en concluez-vous : Que c’est être hérétique de ne pas reconnaître que l’erreur des cinq propositions est dans Jansénius ? Que vous en semble-t-il, mon Père ? N’est-ce donc pas ici une question de fait de même nature que les précédentes ? Le Pape a déclaré que l’erreur des cinq propositions est dans Jansénius, de même que ses prédécesseurs avaient déclaré que l’erreur des Nestoriens et des Monothélites était dans les écrits de Théodoret et d’Honorius. Sur quoi vos Pères ont écrit qu’ils condamnent bien ces hérésies, mais qu’ils ne demeurent pas d’accord que ces auteurs les aient tenues ; de même que vos adversaires disent aujourd’hui qu’ils condamnent bien ces cinq propositions, mais qu’ils ne sont pas d’accord que Jansénius les ait enseignées. En vérité, mon Père, ces cas-là sont bien semblables ; et s’il s’y trouve quelque différence, il est aisé de voir combien elle est à l’avantage de la question présente, par la comparaison de plusieurs circonstances particulières qui sont visibles d’elles-mêmes, et que je ne m’arrête pas à rapporter. D’où vient donc, mon Père, que, dans une même cause, vos Pères sont catholiques, et vos adversaires hérétiques ? Et par quelle étrange exception les privez-vous d’une liberté que vous donnez à tout le reste des fidèles ?
Que direz-vous sur cela, mon Père ? Que le Pape a confirmé sa Constitution par un Bref ? Je vous répondrai que deux Conciles généraux et deux Papes ont confirmé la condamnation des lettres d’Honorius. Mais quelle force prétendez-vous faire sur les paroles de ce Bref par lesquelles le Pape déclare qu’il a condamné la doctrine de Jansénius dans ces cinq propositions ? Qu’est-ce que cela ajoute à la Constitution, et que s’ensuit-il de là, sinon que, comme le VI. Concile condamna la doctrine d’Honorius, parce qu’il croyait qu’elle était la même que celle des Monothélites, de même le Pape a dit qu’il a condamné la doctrine de Jansénius dans ces cinq propositions, parce qu’il a supposé qu’elle était la même que ces cinq propositions ? Et comment ne l’eût-il pas cru ? Votre Société ne publie autre chose ; et vous-même, mon Père, qui avez dit qu’elles y sont mot à mot, vous étiez à Rome au temps de la censure, car je vous rencontre partout. Se fût-il défié de la sincérité ou de la suffisance de tant de religieux graves ? Et comment n’eût-il pas cru que la doctrine de Jansénius était la même que celle des cinq propositions, dans l’assurance que vous lui aviez donnée qu’elles étaient mot à mot de cet auteur ? Il est donc visible, mon Père, que, s’il se trouve que Jansénius ne les ait pas tenues, il ne faudra pas dire, comme vos Pères ont fait dans leurs exemples, que le Pape s’est trompé en ce point de fait, ce qu’il est toujours fâcheux de publier : mais il ne faudra que dire que vous avez trompé le Pape ; ce qui n’apporte plus de scandale, tant on vous connaît maintenant.
Ainsi, mon Père, toute cette matière est bien éloignée de pouvoir former une hérésie. Mais comme vous voulez en faire une à quelque prix que ce soit, vous avez essayé de détourner la question du point de fait pour la mettre en un point de foi ; et c’est ce que vous faites en cette sorte : Le Pape, dites-vous, déclare qu’il a condamné la doctrine de Jansénius dans ces cinq propositions : donc il est de foi que la doctrine de Jansénius touchant ces cinq propositions est hérétique, telle qu’elle soit. Voilà, mon Père, un point de foi bien étrange, qu’une doctrine est hérétique telle qu’elle puisse être. Et quoi ! si, selon Jansénius, on peut résister à la grâce intérieure, et s’il est faux selon lui, que Jésus-Christ ne soit mort que pour les seuls prédestinés, cela sera-t-il aussi condamné, parce que c’est sa doctrine ? Sera-t-il vrai, dans la Constitution du Pape, que l’on a la liberté de faire le bien et le mal, et cela sera-t-il faux dans Jansénius ? Et par quelle fatalité sera-t-il si malheureux, que la vérité devienne hérésie dans son livre ? Ne faut-il donc pas confesser qu’il n’est hérétique qu’au cas qu’il soit conforme à ces erreurs condamnées ; puisque la Constitution du Pape est la règle à laquelle on doit appliquer Jansénius pour juger de ce qu’il est selon le rapport qu’il y aura, et qu’ainsi on résoudra cette question, savoir si sa doctrine est hérétique, par cette autre question de fait, savoir si elle est conforme au sens naturel de ces propositions, étant impossible qu’elle ne soit hérétique, si elle y est conforme, et qu’elle ne soit catholique, si elle y est contraire ? Car enfin, puisque selon le Pape et les évêques, les propositions sont condamnées en leur sens propre et naturel, il est impossible qu’elles soient condamnées au sens de Jansénius, sinon au cas que le sens de Jansénius soit le même que le sens propre et naturel de ces propositions, ce qui est un point de fait.
La question demeure donc toujours dans ce point de fait, sans qu’on puisse en aucune sorte l’en tirer pour la mettre dans le droit. Et ainsi on n’en peut faire une matière d’hérésie ; mais vous en pourriez bien faire un prétexte de persécution, s’il n’y avait sujet d’espérer qu’il ne se trouvera point de personnes qui entrent assez dans vos intérêts pour suivre un procédé si injuste, et qui veuillent contraindre de signer, comme vous le souhaitez, que l’on condamne ces propositions au sens de Jansénius, sans expliquer ce que c’est que ce sens de Jansénius. Peu de gens sont disposés à signer une confession de foi en blanc. Or, c’en serait signer une en blanc, qu’on remplirait ensuite de tout ce qu’il vous plairait, puisqu’il vous serait libre d’interpréter à votre gré ce que c’est que ce sens de Jansénius qu’on n’aurait pas expliqué. Qu’on l’explique donc auparavant, autrement vous nous feriez encore ici un pouvoir prochain, abstrahendo, ab omni sensu. Vous savez que cela ne réussit pas dans le monde. On y hait l’ambiguïté, et surtout en matière de foi, où il est bien juste d’entendre pour le moins ce que c’est que l’on condamne. Et comment se pourrait-il faire que des docteurs, qui sont persuadés que Jansénius n’a point d’autre sens que celui de la grâce efficace, consentissent à déclarer qu’ils condamnent sa doctrine sans l’expliquer, puisque, dans la créance qu’ils en ont, et dont on ne les retire point, ce ne serait autre chose que condamner la grâce efficace, qu’on ne peut condamner sans crime ? Ne serait-ce donc pas une étrange tyrannie de les mettre dans cette malheureuse nécessité, ou de se rendre coupables devant Dieu, s’ils signaient cette condamnation contre leur conscience, ou d’être traités d’hérétiques, s’ils refusaient de le faire ?
Mais tout cela se conduit avec mystère. Toutes vos démarches sont politiques. Il faut que j’explique pourquoi vous n’expliquez pas ce sens de Jansénius. Je n’écris que pour découvrir vos desseins, et pour les rendre inutiles en les découvrant. Je dois donc apprendre à ceux qui l’ignorent que votre principal intérêt dans cette dispute étant de relever la grâce suffisante de votre Molina, vous ne le pouvez faire sans ruiner la grâce efficace, qui y est tout opposée. Mais comme vous voyez celle-ci aujourd’hui autorisée à Rome, et parmi tous les savants de l’Église, ne la pouvant combattre en elle-même, vous vous êtes avisés de l’attaquer sans qu’on s’en aperçoive, sous le nom de la doctrine de Jansénius. [Ainsi il a fallu que vous ayez recherché de faire condamner Jansénius] sans l’expliquer, et que, pour y réussir, vous ayez fait entendre que sa doctrine n’est point celle de la grâce efficace, afin qu’on croie pouvoir condamner l’une sans l’autre. De là vient que vous essayez aujourd’hui de le persuader à ceux qui n’ont aucune connaissance de cet auteur. Et c’est ce que vous faites encore vous-même, mon Père, dans vos Cavilli, p. 23, par ce fin raisonnement : Le Pape a condamné la doctrine de Jansénius ; or, le Pape n’a pas condamné la doctrine de la grâce efficace : donc la doctrine de la grâce efficace est différente de celle de Jansénius. Si cette preuve était concluante, on montrerait de même qu’Honorius et tous ceux qui le soutiennent sont hérétiques en cette sorte : le VI. Concile a condamné la doctrine d’Honorius ; or, le Concile n’a pas condamné la doctrine de l’Église ; donc la doctrine d’Honorius est différente de celle de l’Église ; donc tous ceux qui le défendent sont hérétiques. Il est visible que cela ne conclut rien, puisque le Pape n’a condamné que la doctrine des cinq propositions, qu’on lui a fait entendre être celle de Jansénius.
Mais il n’importe ; car vous ne voulez pas vous servir longtemps de ce raisonnement. Il durera assez, tout faible qu’il est, pour le besoin que vous en avez. Il ne vous est nécessaire que pour faire que ceux qui ne veulent pas condamner la grâce efficace condamnent Jansénius sans scrupule. Quand cela sera fait, on oubliera bientôt votre argument, et les signatures demeurant en témoignage éternel de la condamnation de Jansénius, vous prendrez l’occasion d’attaquer directement la grâce efficace, par cet autre raisonnement bien plus solide, que vous formerez, en son temps : La doctrine de Jansénius, direz-vous, a été condamnée par les souscriptions universelles de toute l’Église : Or, cette doctrine est manifestement celle de la grâce efficace ; et vous prouverez cela bien facilement. Donc la doctrine de la grâce efficace est condamnée par l’aveu même de ses défenseurs. Voilà pourquoi vous proposez de signer cette condamnation d’une doctrine sans l’expliquer. Voilà l’avantage que vous prétendez tirer de ces souscriptions. Mais si vos adversaires y résistent, vous tendez un autre piège à leur refus. Car, ayant joint adroitement la question de foi à celle de fait, sans vouloir permettre qu’ils l’en séparent, ni qu’ils signent l’une sans l’autre, comme ils ne pourront souscrire les deux ensemble, vous irez publier partout qu’ils ont refusé les deux ensemble. Et ainsi, quoiqu’ils ne refusent en effet que de reconnaître que Jansénius ait tenu ces propositions qu’ils condamnent, ce qui ne peut faire d’hérésie, vous direz hardiment qu’ils ont refusé de condamner les propositions en elles-mêmes, et que c’est là leur hérésie. Voilà le fruit que vous tireriez de leur refus, qui ne vous serait pas moins utile que celui que vous tireriez de leur consentement. De sorte que, si on exige ces signatures, ils tomberont toujours dans vos embûches, soit qu’ils signent, ou qu’ils ne signent pas ; et vous aurez votre compte de part ou d’autre : tant vous avez eu d’adresse à mettre les choses en état de vous être toujours avantageuses, quelque pente qu’elles puissent prendre.
Que je vous connais bien, mon Père ; et que j’ai de douleur de voir que Dieu vous abandonne, jusqu’à vous faire réussir si heureusement dans une conduite si malheureuse ! Votre bonheur est digne de compassion, et ne peut être envié que par ceux qui ignorent quel est le véritable bonheur. C’est être charitable que de traverser celui que vous recherchez en toute cette conduite ; puisque vous ne l’appuyez que sur le mensonge, et que vous ne tendez qu’à faire croire l’une de ces deux faussetés : ou que l’Église a condamné la grâce efficace, ou que ceux qui la défendent soutiennent les cinq erreurs condamnées. Il faut donc apprendre à tout le monde, et que la grâce efficace n’est pas condamnée par votre propre aveu, et que personne ne soutient ces erreurs ; afin qu’on sache que ceux qui refuseraient de signer ce que vous voudriez qu’on exigeât d’eux ne le refusent qu’à cause de la question de fait ; et qu’étant prêts à signer celle de foi, ils ne sauraient être hérétiques par ce refus ; puisqu’enfin il est bien de foi que ces propositions sont hérétiques, mais qu’il ne sera jamais de foi qu’elles soient de Jansénius. Ils sont sans erreur, cela suffit. Peut-être interprètent-ils Jansénius trop favorablement ; mais peut-être ne l’interprétez-vous pas assez favorablement. Je n’entre pas là-dedans. Je sais au moins que, selon vos maximes, vous croyez pouvoir sans crime publier qu’il est hérétique contre votre propre connaissance ; au lieu que, selon les leurs, ils ne pourraient sans crime dire qu’il est catholique, s’ils n’en étaient persuadés. Ils sont donc plus sincères que vous, mon Père ; ils ont plus examiné Jansénius que vous ; ils ne sont pas moins intelligents que vous ; ils ne sont donc pas moins croyables que vous. Mais quoi qu’il en soit de ce point de fait, ils sont certainement catholiques, puisqu’il n’est pas nécessaire, pour l’être, de dire qu’un autre ne l’est pas, et que, sans charger personne d’erreur, c’est assez de s’en décharger soi-même.