Blaise Pascal – Les Provinciales, Huitième lettre (1656)

PAR UN DE SES AMIS.

De Paris, ce 28 mai 1656.

MONSIEUR,

Vous ne pensiez pas que personne eût la curiosité de savoir qui nous sommes ; cependant il y a des gens qui essayent de le deviner, mais ils rencontrent mal. Les uns me prennent pour un docteur de Sorbonne : les autres attribuent mes lettres à quatre ou cinq personnes, qui, comme moi, ne sont ni prêtres ni ecclésiastiques. Tous ces faux soupçons me font connaître que je n’ai pas mal réussi dans le dessein que j’ai eu de n’être connu que de vous, et du bon Père qui souffre toujours mes visites, et dont je souffre toujours les discours, quoique avec bien de la peine. Mais je suis obligé à me contraindre ; car il ne les continuerait pas, s’il s’apercevait que j’en fusse si choqué ; et ainsi je ne pourrais m’acquitter de la parole que je vous ai donnée, de vous faire savoir leur morale. Je vous assure que vous devez compter pour quelque chose la violence que je me fais. Il est bien pénible de voir renverser toute la morale chrétienne par des égarements si étranges, sans oser y contredire ouvertement. Mais, après avoir tant enduré pour votre satisfaction, je pense qu’à la fin j’éclaterai pour la mienne, quand il n’aura plus rien à me dire. Cependant je me retiendrai autant qu’il me sera possible ; car plus je me tais, plus il me dit de choses. Il m’en apprit tant la dernière fois, que j’aurai bien de la peine à tout dire. Vous verrez des principes bien commodes pour ne point restituer. Car, de quelque manière qu’il pallie ses maximes, celles que j’ai à vous dire ne vont en effet qu’à favoriser les juges corrompus, les usuriers, les banqueroutiers, les larrons, les femmes perdues et les sorciers, qui sont tous dispensés assez largement de restituer ce qu’ils gagnent chacun dans leur métier. C’est ce que le bon Père m’apprit par ce discours.

Dès le commencement de nos entretiens, me dit-il, je me suis engagé à vous expliquer les maximes de nos auteurs pour toutes sortes de conditions. Vous avez déjà vu celles qui touchent les bénéficiers, les prêtres, les religieux, les domestiques et les gentilshommes : parcourons maintenant les autres, et commençons par les juges.

Je vous dirai d’abord une des plus importantes et des plus avantageuses maximes que nos Pères aient enseignées en leur faveur. Elle est de notre savant Castro Palao, l’un de nos vingt-quatre vieillards. Voici ses mots : Un juge peut il, dans une question de droit, juger selon une opinion probable, en quittant l’opinion la plus probable ? Oui, et même contre son propre sentiment : imo contra propriam opinionem : Et c’est ce que notre Père Escobar rapporte aussi au tr. 6, ex. 6, n. 45. Ô mon Père ! lui dis-je, voilà un beau commencement ! Les juges vous sont bien obligés ; et je trouve bien étrange qu’ils s’opposent à vos probabilités, comme nous l’avons remarqué quelquefois, puisqu’elles leur sont si favorables. Car vous donnez par là le même pouvoir sur la fortune des hommes que vous vous êtes donné sur les consciences. Vous voyez, me dit-il, que ce n’est pas notre intérêt qui nous fait agir ; nous n’avons eu égard qu’au repos de leurs consciences, et c’est à quoi notre grand Molina a si utilement travaillé, sur le sujet des présents qu’on leur fait. Car, pour lever les scrupules qu’ils pourraient avoir d’en prendre en de certaines rencontres, il a pris le soin de faire le dénombrement de tous les cas où ils en peuvent recevoir en conscience, à moins qu’il y eût quelque loi particulière qui le leur défendît. C’est en son t. I, tr. 2, d. 88, n. 6. Les voici : Les juges peuvent recevoir des présents des parties, quand ils les leur donnent ou par amitié, ou par reconnaissance de la justice qu’ils ont rendue, ou pour les porter à la rendre à l’avenir, ou pour les obliger à prendre un soin particulier de leur affaire, ou pour les engager à les expédier promptement. Notre savant Escobar en parle encore au tr. 6, ex. 6, n. 43, en cette sorte : S’il y a plusieurs personnes qui n’aient pas plus de droit d’être expédiées l’une que l’autre, le juge qui prendra quelque chose de l’un, à condition, ex pacto, de l’expédier le premier, péchera-t-il ? Non, certainement selon Layman : car il ne fait aucune injure aux autres selon le droit naturel, lorsqu’il accorde à l’un, par la considération de son présent, ce qu’il pouvait accorder à celui qu’il lui eût plu : et même, étant également obligé envers tous par l’égalité de leur droit, il le devient davantage envers celui qui lui fait ce don, qui l’engage à le préférer aux autres : et cette préférence semble pouvoir être estimée pour de l’argent : Quoe obligatio videtur pretio oestimabilis.

Mon Révérend Père, lui dis-je, je suis surpris de cette permission, que les premiers magistrats du royaume ne savent pas encore. Car M. le premier président a apporté un ordre dans le Parlement pour empêcher que certains greffiers ne prissent de l’argent pour cette sorte de préférence : ce qui témoigne qu’il est bien éloigné de croire que cela soit permis à des juges ; et tout le monde a loué une réformation si utile à toutes les parties. Le bon Père, surpris de ce discours, me répondit : Dites-vous vrai ? je ne savais rien de cela. Notre opinion n’est que probable, le contraire est probable aussi. En vérité, mon Père, lui dis-je, on trouve que M. le premier président a plus que probablement bien fait, et qu’il a arrêté par là le cours d’une corruption publique, et soufferte durant trop longtemps. J’en juge de la même sorte, dit le Père ; mais passons cela, laissons les juges. Vous avez raison, lui dis-je ; aussi bien ne reconnaissent-ils pas assez ce que vous faites pour eux. Ce n’est pas cela, dit le Père ; mais c’est qu’il y a tant de choses à dire sur tous, qu’il faut être court sur chacun.

Parlons maintenant des gens d’affaires. Vous savez que la plus grande peine qu’on ait avec eux est de les détourner de l’usure ; et c’est aussi à quoi nos Pères ont pris un soin particulier ; car ils détestent si fort ce vice, qu’Escobar dit au tr. 3, ex. 5, n. I, que de dire que l’usure n’est pas péché, ce serait une hérésie. Et notre Père Bauny, dans sa Somme des péchés, ch. 14, remplit plusieurs pages des peines dues aux usuriers. Il les déclare infâmes durant leur vie, et indignes de sépulture après leur mort. Ô mon Père ! je ne le croyais pas si sévère. Il l’est quand il le faut, me dit-il ; mais aussi ce savant casuiste ayant remarqué qu’on n’est attiré à l’usure que par le désir du gain, il dit au même lieu : L’on n’obligerait donc pas peu le monde, si, le garantissant des mauvais effets de l’usure, et tout ensemble du péché qui en est la cause, l’on lui donnait le moyen de tirer autant et plus de profit de son argent par quelque bon et légitime emploi, que l’on n’en tire des usures. Sans doute, mon Père, il n’y aurait plus d’usuriers après cela. Et c’est pourquoi, dit-il, il en a fourni une méthode générale pour toutes sortes de personnes, gentilshommes, présidents, conseillers, etc., et si facile, qu’elle ne consiste qu’en l’usage de certaines paroles qu’il faut prononcer en prêtant son argent ; ensuite desquelles on peut en prendre du profit, sans craindre qu’il soit usuraire, comme il est sans doute qu’il l’aurait été autrement. Et quels sont donc ces termes mystérieux, mon Père ? Les voici, me dit-il, et en mots propres ; car vous savez qu’il a fait son livre de la Somme des péchés en français, pour être entendu de tout le monde, comme il le dit dans la préface : Celui à qui on demande de l’argent répondra donc en cette sorte : je n’ai point d’argent à prêter ; si ai bien à mettre à profit honnête et licite. Si désirez la somme que demandez pour la faire valoir par votre industrie à moitié gain, moitié perte, peut-être m’y résoudrai-je. Bien est vrai qu’à cause qu’il [y] a trop de peine à s’accommoder pour le profit, si vous m’en voulez assurer un certain, et quand, et quand aussi mon sort principal, qu’il ne coure fortune, nous tomberions bien plus tôt d’accord, et vous ferai toucher argent dans cette heure. N’est-ce pas là un moyen bien aisé de gagner de l’argent sans pécher ? Et le P. Bauny n’a-t-il pas raison de dire ces paroles, par lesquelles il conclut cette méthode : Voilà, à mon avis, le moyen par lequel quantité de personnes dans le monde, qui, par leurs usures, extorsions et contrats illicites, se provoquent la juste indignation de Dieu, se peuvent sauver en faisant de beaux, honnêtes et licites profits ?

Ô mon Père ! lui dis-je, voilà des paroles bien puissantes ! Sans doute elles ont quelque vertu occulte pour chasser l’usure, que je n’entends pas : car j’ai toujours pensé que ce péché consistait à retirer plus d’argent qu’on n’en a prêté. Vous l’entendez bien peu, me dit-il. L’usure ne consiste presque, selon nos Pères, qu’en l’intention de prendre ce profit comme usuraire. Et c’est pourquoi notre Père Escobar fait éviter l’usure par un simple détour d’intention ; c’est au tr. 3, ex. 5, n. 4, 33, 44. Ce serait usure, dit-il, de prendre du profit de ceux à qui on prête, si on l’exigeait comme dû par justice ; mais, si on l’exige comme dû par reconnaissance, ce n’est point usure. Et n. 3 : Il n’est pas permis d’avoir l’intention de profiter de l’argent prêté immédiatement ; mais de le prétendre par l’entremise de la bienveillance de celui à qui on l’a prêté, mediâ benevolentiâ, ce n’est point usure.

Voilà de subtiles méthodes ; mais une des meilleures, à mon sens, car nous en avons à choisir, c’est celle du contrat Mohatra. Le contrat Mohatra, mon Père ? Je vois bien, dit-il, que vous ne savez ce que c’est. Il n’y a que le nom d’étrange. Escobar vous l’expliquera au tr. 3, ex. 3, n. 36 : Le contrat Mohatra est celui par lequel on achète des étoffes chèrement et à crédit, pour les revendre au même instant à la même personne argent comptant et à bon marché. Voilà ce que c’est que le contrat Mohatra : par où vous voyez qu’on reçoit une certaine somme comptant, en demeurant obligé pour davantage. Mais, mon Père, je crois qu’il n’y a jamais eu qu’Escobar qui se soit servi de ce mot-là : y a-t-il d’autres livres qui en parlent ? Que vous savez peu les choses ! me dit le Père. Le dernier livre de théologie morale qui a été imprimé cette année même à Paris parle du Mohatra, et doctement ; il est intitulé Epilogus Summarum. C’est un abrégé de toutes les Sommes de Théologie, pris de nos Pères Suarez, Sanchez, Lessius, Fagundez, Hurtado, et d’autres casuistes célèbres, comme le titre le dit. Vous y verrez donc en la page 54 : Le Mohatra est quand un homme, qui a affaire de vingt pistoles, achète d’un marchand des étoffes pour trente pistoles, payables dans un an, et les lui revend à l’heure même pour vingt pistoles comptant. Vous voyez bien par là que le Mohatra n’est pas un mot inouï. Eh bien ! mon Père, ce contrat-là est-il permis ? Escobar, répondit le Père, dit au même lieu, qu’il y a des lois qui le défendent sous des peines très rigoureuses. Il est donc inutile, mon Père ? Point du tout, dit-il : car Escobar, en ce même endroit, donne des expédients pour le rendre permis : encore même, dit-il, que celui qui vend et achète ait pour intention principale le dessein de profiler, pourvu seulement qu’en vendant il n’excède pas le plus haut prix des étoffes de cette sorte, et qu’en rachetant il n’en passe pas le moindre, et qu’on n’en convienne pas auparavant en termes exprès ni autrement. Mais Lessius, De Just. L. 2, ch. 21, d. 16, dit qu’encore même qu’on eût vendu dans l’intention de racheter à moindre prix, on n’est jamais obligé à rendre ce profit, si ce n’est peut-être par charité, au cas que celui de qui on l’exige fût dans l’indigence, et encore pourvu qu’on le pût rendre sans s’incommoder ; si commode potest. Voilà tout ce qui se peut dire. En effet, mon Père, je crois qu’une plus grande indulgence serait vicieuse. Nos Pères, dit-il, savent si bien s’arrêter où il faut ! Vous voyez assez par là l’utilité du Mohatra.

J’aurais bien encore d’autres méthodes à vous enseigner ; mais celles-là suffisent, et j’ai à vous entretenir de ceux qui sont mal dans leurs affaires. Nos Pères ont pensé à les soulager selon l’état où ils sont ; car, s’ils n’ont pas assez de bien pour subsister honnêtement, et tout ensemble pour payer leurs dettes, on leur permet d’en mettre une partie à couvert en faisant banqueroute à leurs créanciers. C’est ce que notre Père Lessius a décidé, et qu’Escobar confirme au tr. 3, ex. 2, n. 163 : Celui qui fait banqueroute peut-il, en sûreté de conscience, retenir de ses biens autant qu’il est nécessaire pour faire subsister sa famille avec honneur, ne indecore vivat ? Je soutiens que oui avec Lessius ; et même encore qu’il les eût gagnés par des injustices et des crimes connus de tout le monde, ex [injustitia] et notorio delicto quoiqu’en ce cas il n’en puisse pas retenir en une aussi grande quantité qu’autrement. Comment ! mon Père, par quelle étrange charité voulez-vous que ces biens demeurent plutôt à celui qui les a gagnés par ses voleries, pour le faire subsister avec honneur, qu’à ses créanciers, à qui ils appartiennent légitimement ? On ne peut pas, dit le Père, contenter tout le monde, et nos Pères ont pensé particulièrement à soulager ces misérables. Et c’est encore en faveur des indigents que notre grand Vasquez, cité par Castro Palao, t. I, tr. 6, d. 6, p. 6, n. 12, dit que, quand on voit un voleur résolu et prêt à voler une personne pauvre, on peut, pour l’en détourner, lui assigner quelque personne riche en particulier, pour le voler au lieu de l’autre. Si vous n’avez pas Vasquez, ni Castro Palao, vous trouverez la même chose dans votre Escobar ; car, comme vous le savez, il n’a presque rien dit qui ne soit pris de vingt-quatre des plus célèbres de nos Pères ; c’est au tr. 5, ex. 5, n. 120 : La pratique de notre Société pour la charité envers le prochain.

Cette charité est véritablement extraordinaire, mon Père, de sauver la perte de l’un par le dommage de l’autre. Mais je crois qu’il faudrait la faire entière, et que celui qui a donné ce conseil serait ensuite obligé en conscience de rendre à ce riche le bien qu’il lui aurait fait perdre. Point du tout, me dit-il, car il ne l’a pas volé lui-même, il n’a fait que le conseiller à un autre. Or écoutez cette sage résolution de notre Père Bauny sur un cas qui vous étonnera donc encore bien davantage, et où vous croiriez qu’on serait beaucoup plus obligé de restituer. C’est au ch. 13 de sa Somme. Voici ses propres termes français : Quelqu’un prie un soldat de battre son voisin, ou de brûler la grange d’un homme qui l’a offensé. On demande si, au défaut du soldat, l’autre qui l’a prié de faire tous ces outrages doit réparer du sien le mal qui en sera issu. Mon sentiment est que non. Car à restitution nul n’est tenu, s’il n’a violé la justice. La viole-t-on quand on prie autrui d’une faveur ? Quelque demande qu’on lui en fasse, il demeure toujours libre de l’octroyer ou de la nier. De quelque côté qu’il encline, c’est sa volonté qui l’y porte ; rien ne l’y oblige que la bonté, que la douceur et la facilité de son esprit. Si donc ce soldat ne répare le mal qu’il aura fait, il n’y faudra astreindre celui à la prière duquel il aura offensé l’innocent. Ce passage pensa rompre notre entretien : car je fus sur le point d’éclater de rire de la bonté et douceur d’un brûleur de grange, et de ces étranges raisonnements qui exemptent de restitution le premier et véritable auteur d’un incendie, que les juges n’exempteraient pas de la mort ; mais si je ne me fusse retenu, le bon Père s’en fût offensé ; car il parlait sérieusement, et me dit ensuite du même air :

Vous devriez reconnaître par tant d’épreuves combien vos objections sont vaines ; cependant vous nous faites sortir par là de notre sujet. Revenons donc aux personnes incommodées, pour le soulagement desquelles nos Pères, comme entre autres Lessius, l. 2, c. 12, n. 12, assurent qu’il est permis de dérober non seulement dans une extrême nécessité, mais encore dans une nécessité grave, quoique non pas extrême. Escobar le rapporte aussi au tr. I, ex. 9, n. 29. Cela est surprenant, mon Père : il n’y a guère de gens dans le monde qui ne trouvent leur nécessité grave, et à qui vous ne donniez par là le pouvoir de dérober en sûreté de conscience. Et quand vous en réduiriez la permission aux seules personnes qui sont effectivement en cet état, c’est ouvrir la porte à une infinité de larcins, que les juges puniraient nonobstant cette nécessité grave, et que vous devriez réprimer à bien plus forte raison, vous qui devez maintenir parmi les hommes non seulement la justice, mais encore la charité, qui est détruite par ce principe. Car enfin n’est-ce pas la violer, et faire tort à son prochain, que de lui faire perdre son bien pour en profiter soi-même ? C’est ce qu’on m’a appris jusqu’ici. Cela n’est pas toujours véritable, dit le Père ; car notre grand Molina nous a appris, t. 2, tr. 2, dis. 328, n. 8, que l’ordre de la charité n’exige pas qu’on se prive d’un profit pour sauver par là son prochain d’une perte pareille. C’est ce qu’il dit pour montrer ce qu’il avait entrepris de prouver en cet endroit-là : Qu’on n’est pas obligé en conscience de rendre les biens qu’un autre nous aurait donnés, pour en frustrer ses créanciers. Et Lessius, qui soutient la même opinion, la confirme par ce même principe au l. 2, c. 20, d. 19, n. 168.

Vous n’avez pas assez de compassion pour ceux qui sont mal à leur aise ; nos Pères ont eu plus de charité que cela. Ils rendent justice aux pauvres aussi bien qu’aux riches. Je dis bien davantage, ils la rendent même aux pécheurs. Car encore qu’ils soient fort opposés à ceux qui commettent des crimes, néanmoins ils ne laissent pas d’enseigner que les biens gagnés par des crimes peuvent être légitimement retenus. C’est ce que Lessius enseigne généralement, l. 2, c. 14, d. 8. On n’est point, dit-il, obligé, ni par la loi de nature, ni par les lois positives, c’est-à-dire par aucune loi de rendre ce qu’on a reçu pour avoir commis une action criminelle, comme pour un adultère, encore même que cette action soit contraire à la justice. Car, comme dit encore Escobar en citant Lessius, tr. I, ex. 8, n. 59 : Les biens qu’une femme acquiert par l’adultère sont véritablement gagnés par une voie illégitime, mais néanmoins la possession en est légitime ; Quamvis mulier illicite acquirat, licite tamen retinet acquisita. Et c’est pourquoi les plus célèbres de nos Pères décident formellement que ce qu’un juge prend d’une des parties qui a mauvais droit pour rendre en sa faveur un arrêt injuste, et ce qu’un soldat reçoit pour avoir tué un homme, et ce qu’on gagne par les crimes infâmes, peut être légitimement retenu. C’est ce qu’Escobar ramasse de nos auteurs, et qu’il assemble au tr. 3, ex. I, num. 23, où il fait cette règle générale : Les biens acquis par des voies honteuses, comme par un meurtre, une sentence injuste, une action déshonnête, etc., sont légitimement possédés, et on n’est point obligé à les restituer. Et encore au tr. 5, ex. 5, n. 53 : On peut disposer de ce qu’on reçoit pour des homicides, des sentences injustes, des péchés infâmes, etc., parce que la possession en est juste, et qu’on acquiert le domaine et la propriété des choses que l’on y gagne. Ô mon Père ! Lui dis-je, je n’avais jamais ouï parler de cette voie d’acquérir, et je doute que la justice l’autorise et qu’elle prenne pour un juste titre l’assassinat, l’injustice et l’adultère. Je ne sais, dit le Père ce que les livres du droit en disent ; mais je sais bien que les nôtres, qui sont les véritables règles des consciences, en parlent comme moi. Il est vrai qu’ils en exceptent un cas auquel ils obligent à restituer. C’est quand on a reçu de l’argent de ceux qui n’ont pas le pouvoir de disposer de leur bien, tels que sont les enfants de famille et les religieux. Car notre grand Molina les en excepte au t. I, De Just. tr. 2, disp. 94, nisi mulier accepisset ab eo qui alienare non potest, ut a religioso et filiofamilias. Car alors il faut leur rendre leur argent. Escobar cite ce passage au tr. I, ex. 8, n. 59, et il confirme la même chose au tr. 3, ex. I, n. 23.

Mon Révérend Père, lui dis-je, je vois les religieux mieux traités en cela que les autres. Point du tout, dit le Père ; n’en fait-on pas autant pour tous les mineurs généralement, au nombre desquels les religieux sont toute leur vie ? Il est juste de les excepter. Mais à l’égard de tous les autres, on n’est point obligé de leur rendre ce qu’on reçoit d’eux pour une mauvaise action. Et Lessius le prouve amplement au I. 2, De Just., c. 14, d. 8, n. 52. Car, dit-il, une méchante action peut être estimée pour de l’argent, en considérant l’avantage qu’en reçoit celui qui la fait faire, et la peine qu’y prend celui qui l’exécute ; et c’est pourquoi on n’est point obligé à restituer ce qu’on reçoit pour la faire, de quelque nature qu’elle soit, homicide, sentence injuste, action sale (car ce sont les exemples dont il se sert dans toute cette matière), si ce n’est qu’on eût reçu de ceux qui n’ont pas le pouvoir de disposer de leur bien. Vous direz peut-être que celui qui reçoit de l’argent pour un méchant coup, pèche, et qu’ainsi il ne peut ni le prendre ni le retenir. Mais je réponds qu’après que la chose est exécutée, il n’y a plus aucun péché ni à payer, ni à en recevoir le payement. Notre grand Filiutius entre plus encore dans le détail de la pratique. Car il marque qu’on est obligé en conscience de payer différemment les actions de cette sorte, selon les différentes conditions des personnes qui les commettent, et que les unes valent plus que les autres. C’est ce qu’il établit sur des solides raisons, au tr. 31, c. 9, n. 231 : Occultoe fornicarioe debetur pretium in conscientia, et multo majore ratione, quam publicoe. Copia enim quam occulta facit mulier sui corporis, multo plus valet quam ea quam publica facit meretrix ; nec ulla est lex positiva quoe reddat eam incapacem pretii. Idem dicendum de pretio promisso virgini, conjugatoe, moniali, et cuicumque alii. Est enim omnium eadem ratio.

Il me fit voir ensuite, dans ses auteurs, des choses de cette nature si infâmes, que je n’oserais les rapporter, et dont il aurait eu horreur lui-même (car il est bon homme), sans le respect qu’il a pour ses Pères, qui lui fait recevoir avec vénération tout ce qui vient de leur part. Je me taisais cependant, moins par le dessein de l’engager à continuer cette matière, que par la surprise de voir des livres de religieux pleins de décisions si horribles, si injustes et si extravagantes tout ensemble. Il poursuivit donc en liberté son discours, dont la conclusion fut ainsi. C’est pour cela, dit-il, que notre illustre Molina (je crois qu’après cela vous serez content) décide ainsi cette question : Quand on a reçu de l’argent pour faire une méchante action, est-on obligé à le rendre ? Il faut distinguer, dit ce grand homme ; si on n’a pas fait l’action pour laquelle on a été payé, il faut rendre l’argent ; mais si on l’a faite, on n’y est point obligé : si non fecit hoc malum, tenetur restituere ; secus, si fecit. C’est ce qu’Escobar rapporte au tr. 3, ex. 2, n. 138.

Voilà quelques-uns de nos principes touchant la restitution. Vous en avez bien appris aujourd’hui, je veux voir maintenant comment vous en aurez profité. Répondez-moi donc. Un juge qui a reçu de l’argent d’une des parties pour rendre un jugement en sa faveur est-il obligé à le rendre ? Vous venez de me dire que non, mon Père. Je m’en doutais bien, dit-il ; vous l’ai-je dit généralement ? je vous ai dit qu’il n’est pas obligé de rendre, s’il a fait gagner le procès à celui qui n’a pas bon droit. Mais quand on a bon droit, voulez-vous qu’on achète encore le gain de sa cause, qui est dû légitimement ? Vous n’avez pas de raison. Ne comprenez-vous pas que le juge doit la justice, et qu’ainsi il ne la peut pas vendre ; mais qu’il ne doit pas l’injustice, et qu’ainsi il peut en recevoir de l’argent ? Aussi tous nos principaux auteurs, comme Molina, disp. 94 et 99 ; Reginaldus, l. 10, n. 184, 185 et 178 ; Filiutius, tr. 31, n. 220 et 228 ; Escobar tr. 3, ex. I, n. 21 et 23 ; Lessius, Lib. 2, c. 14, d. 8, n. 52, enseignent tous uniformément : Qu’un juge est bien obligé de rendre ce qu’il a reçu pour faire justice, si ce n’est qu’on le lui eût donné par libéralité ; mais qu’il n’est jamais obligé à rendre ce qu’il a reçu d’un homme en faveur duquel il a rendu un arrêt injuste.

Je fus tout interdit par cette fantasque décision ; et, pendant que j’en considérais les pernicieuses conséquences, le Père me préparait une autre question, et me dit : Répondez donc une autre fois avec plus de circonspection. Je vous demande maintenant : Un homme qui se mêle de deviner est-il obligé de rendre l’argent qu’il a gagné par cet exercice ? Ce qu’il vous plaira, mon Révérend Père, lui dis-je. Comment, ce qu’il me plaira ! Vraiment vous êtes admirable ! Il semble, de la façon que vous parlez, que la vérité dépende de notre volonté. Je vois bien que vous ne trouveriez jamais celle-ci de vous-même. Voyez donc résoudre cette difficulté-là à Sanchez ; mais aussi c’est Sanchez. Premièrement il distingue en sa Som., l. 2, c. 38, n. 94, 95 et 96 : Si ce devin ne s’est servi que de l’astrologie et des autres moyens naturels, ou s’il a employé l’art diabolique : car il dit qu’il est obligé de restituer en un cas, et non pas en l’autre. Diriez-vous bien maintenant auquel ? Il n’y a pas là de difficulté, lui dis-je. Je vois bien, répliqua-t-il, ce que vous voulez dire. Vous croyez qu’il doit restituer au cas qu’il se soit servi de l’entremise des démons ? Mais vous n’y entendez rien ; c’est tout au contraire. Voici la résolution de Sanchez, au même lieu : Si ce devin n’a pris la peine et le soin de savoir, par le moyen du diable, ce qui ne se pouvait savoir autrement, si nullam operam apposuit ut arte diaboli id sciret, il faut qu’il restitue ; mais s’il en a pris la peine, il n’y est point obligé. Et d’où vient cela, mon Père, Ne l’entendez-vous pas ? me dit-il. C’est parce qu’on peut bien deviner par l’art du diable, au lieu que l’astrologie est un moyen faux. Mais, mon Père, si le diable ne répond pas à la vérité car il n’est guère plus véritable que l’astrologie, il faudra donc que le devin restitue par la même raison ? Non pas toujours, me dit-il. Distinguo, dit Sanchez sur cela. Car si le devin est ignorant en l’art diabolique, si sit artis diabolicae ignarus, il est obligé à restituer ; mais s’il est habile sorcier, et qu’il ait fait ce qui est en lui pour savoir la vérité, il n’y est point obligé ; car alors la diligence d’un tel sorcier peut être estimée pour de l’argent : diligentia a mago apposita est pretio aestimabilis. Cela est de bon sens, mon Père, lui dis-je : car voilà le moyen d’engager les sorciers à se rendre savants et experts en leur art, par l’espérance de gagner du bien légitimement, selon vos maximes, en servant fidèlement le public, je crois que vous raillez, dit le Père ; cela n’est pas bien : car si vous parliez ainsi en des lieux où vous ne fussiez pas connu, il pourrait se trouver des gens qui prendraient mal vos discours, et qui vous reprocheraient de tourner les choses de la religion en raillerie. Je me défendrais facilement de ce reproche, mon Père ; car je crois que, si on prend la peine d’examiner le véritable sens de mes paroles, on n’en trouvera aucune qui ne marque parfaitement le contraire, et peut-être s’offrira-t-il un jour, dans nos entretiens, l’occasion de le faire amplement paraître. Ho ! Ho ! dit le Père, vous ne riez plus. Je vous confesse, lui dis-je, que ce soupçon que je me voulusse railler des choses saintes me serait bien sensible, comme il serait bien injuste. Je ne le disais pas tout de bon, repartit le Père ; mais parlons plus sérieusement. J’y suis tout disposé, si vous le voulez, mon Père ; cela dépend de vous. Mais je vous avoue que j’ai été surpris de voir que vos Pères ont tellement étendu leurs soins à toutes sortes de conditions, qu’ils ont voulu même régler le gain légitime des sorciers. On ne saurait, dit le Père, écrire pour trop de monde, ni particulariser trop les cas, ni répéter trop souvent les mêmes choses en différents livres. Vous le verrez bien par ce passage d’un des plus graves de nos Pères. Vous le pouvez juger, puisqu’il est aujourd’hui notre Père Provincial : c’est le R. P. Cellot, en son l. 8 de la Hiérarch., ch. 16, § 2. Nous savons, dit-il, qu’une personne qui portait une grande somme d’argent pour la restituer par ordre de son confesseur, s’étant arrêtée en chemin chez un libraire, et lui ayant demandé s’il n’y avait rien de nouveau, num quid novi ? il lui montra un nouveau livre de théologie morale, et que, le feuilletant avec négligence et sans penser à rien, il tomba sur son cas et y apprit qu’il n’était point obligé à restituer : de sorte que, s’étant déchargé du fardeau de son scrupule, et demeurant toujours chargé du poids de son argent, il s’en retourna bien plus léger en sa maison : objecta. scrupuli sarcina, retento auri pondere, levior domum, repetiit.

Eh bien, dites-moi, après cela, s’il est utile de savoir nos maximes ? En rirez-vous maintenant ? Et ne ferez-vous [pas] plutôt, avec le P. Cellot, cette pieuse réflexion sur le bonheur de cette rencontre : Les rencontres de cette sorte sont en Dieu l’effet de sa providence, en l’Ange gardien l’effet de sa conduite, et en ceux à qui elles arrivent, l’effet de leur prédestination. Dieu, de toute éternité, a voulu que la chaîne d’or de leur salut dépendît d’un tel auteur, et non pas de cent autres qui disent la même chose, parce qu’il n’arrive pas qu’ils les rencontrent. Si celui-là n’avait écrit, celui-ci ne serait pas sauvé. Conjurons donc, par les entrailles de Jésus-Christ, ceux qui blâment la multitude de nos auteurs de ne leur pas envier les livres que l’élection éternelle de Dieu et le sang de Jésus-Christ leur a acquis. Voilà de belles paroles, par lesquelles ce savant homme prouve si solidement cette proposition qu’il avait avancée : Combien il est utile qu’il y ait un grand nombre d’auteurs qui écrivent de la théologie morale : Quam utile sit de theologia morali multos scribere.

Mon Père, lui dis-je, je remettrai à une autre fois à vous déclarer mon sentiment sur ce passage, et je ne vous dirai présentement autre chose, sinon que, puisque vos maximes sont si utiles, et qu’il est si important de les publier, vous devez continuer à m’en instruire ; car je vous assure que celui à qui je les envoie les fait voir à bien des gens. Ce n’est pas que nous ayons autrement l’intention de nous en servir, mais c’est qu’en effet nous pensons qu’il sera utile que le monde en soit bien informé. Aussi, me dit-il, vous voyez que je ne les cache pas ; et pour continuer, je pourrai bien vous parler, la première fois, des douceurs et des commodités de la vie que nos Pères permettent pour rendre le salut aisé et la dévotion facile, afin qu’après avoir [appris] jusqu’ici ce qui touche les conditions particulières, vous appreniez ce qui est général pour toutes, et qu’ainsi il ne vous manque rien pour une parfaite instruction. Après que ce Père m’eut parlé de la sorte, il me quitta.

Je suis, etc.

J’ai toujours oublié à vous dire qu’il y a des Escobars de différentes impressions. Si vous en achetez, prenez de ceux de Lyon, ou il y a à l’entrée une image d’un agneau qui est sur un livre scellé de sept sceaux, ou de ceux de Bruxelles de 1651. Comme ceux-là sont les derniers, ils sont meilleurs et plus amples que ceux des éditions précédentes de Lyon, des années 1644 et 1646. Depuis tout ceci, on en a imprimé une nouvelle édition à Paris, chez Piget, plus exacte que toutes les autres. Mais on peut encore bien mieux apprendre les sentiments d’Escobar dans la Grande Théologie morale, dont il y a déjà deux volumes in-folio imprimés à Lyon. Ils sont très dignes d’être vus, pour connaître l’horrible renversement que les Jésuites font de la morale de l’Église.

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