Léon Blum en 1936 à la presse anglo-saxonne

Est exemplaire de l’idéologie de Léon Blum ce discours tenu le 23 décembre 1936, devant l’Association de la Presse anglo-américaine. Cela faisait suite à un déjeuner avec les correspondants parisiens des journaux de langue anglaise.

On retrouvera la même démarche, sur le plan des idées, dans le groupe Reconstruction qui transformera après 1945 la CFTC catholique en un syndicat « moderne », la CFDT. Naturellement, le Parti socialiste-SFIO d’après 1945 était de la partie dans ce processus.

« Mes chers confrères,

Je viens d’entendre un discours cordial et charmant. J’y veux répondre tout simplement ceci.

Je n’ai pas à dire ce que, pendant notre gouvernement, nous avons fait de bien ou de mal, je ne veux pas me poser comme un juge impartial de ce que j’ai fait moi-même.

Mais tout le monde, je crois, nous rendra cette justice que, si nous disparaissions demain, ce qui est une hypothèse absurde, nous laisserions les relations de la France avec la Grande-Bretagne et avec les États-Unis en meilleur état qu’elles ne l’étaient il y a un an.

Ces relations aujourd’hui sont plus étroites et surtout, ce qui est l’essentiel entre de grands peuples, l’intelligence réciproque est plus intime. Une grande partie de ce résultat vous est dû et je tiens à vous en remercier très sincèrement et très cordialement.

Votre président avait raison, à mon avis, de dire que ce que nous avons fait a été apprécié dans la presse anglo-saxonne avec plus d’impartialité et de vérité que dans une partie tout au moins de la presse française. Dans l’ensemble, notre œuvre a peut-être été plus exactement comprise chez vous qu’elle ne l’a été chez nous et je crois que l’on peut en voir les raisons.

Vous tous qui vivez en France, et beaucoup d’entre vous depuis de nombreuses années, vous savez que la France est un pays assez particulier et, à certains égards, assez étrange ; qu’une vieille tradition révolutionnaire y coexiste avec un sens profondément conservateur et surtout avec un besoin impérieux de stabilité et de continuité.

En réalité, ce ne sont pas les mêmes catégories sociales, les mêmes classes qui sont révolutionnaires et conservatrices. Ce ne sont même pas, en général, les mêmes hommes, bien qu’il soit assez courant, dans la vie française, que le même homme ait des idées révolutionnaires pendant une partie de sa vie et des idées conservatrices pendant la seconde.

Ce qui manque, en effet, à la bourgeoisie française et à une partie du patronat français, c’est de savoir mélanger intimement, dans une alliance constante et pratique, le sens révolutionnaire et le sens de la tradition.

La bourgeoisie anglo-saxonne, les classes dirigeantes anglo-saxonnes, les hommes d’affaires anglo-saxons, du fait même qu’ils possèdent peut-être un esprit d’entreprise plus énergique et parfois plus aventureux, ont, beaucoup plus que les nôtres, le sens de ce mélange nécessaire entre l’esprit conservateur et l’esprit innovateur qui est, à proprement parler, l’esprit révolutionnaire.

On est moins effrayé chez vous que chez nous quand on voit des changements, et même de grands changements, s’introduire, parce que chaque individu est d’avance plus habitué et plus disposé à admettre de grands changements, même dans sa vie personnelle.

C’est pour cela, je crois, que vous nous avez mieux compris, et que, dans l’ensemble, l’œuvre que nous essayons d’accomplir a été accueillie avec une véritable sympathie en Grande-Bretagne et aux États-Unis.

L’opinion anglo-saxonne a bien vu que notre gouvernement était vraiment un gouvernement de démocratie et que l’exercice qu’il a fait du pouvoir constitue un succès pour la démocratie internationale.

Vous tous qui êtes si familiers avec les affaires de France, vous savez comment est née cette formule : Front Populaire, qui suscite tant d’appréhensions, qui est si souvent mal comprise et mal jugée.

La formation d’un Front Populaire a été une sorte de réaction spontanée de notre peuple contre des tentatives qui, si elles s’étaient prolongées et si elles avaient réussi, auraient rangé la France au nombre des États autoritaires et totalitaires.

L’on ne peut donc pas comprendre la politique française si l’on ne se reporte pas aux événements qui eurent lieu en France il y a deux ans et demi et dans les mois qui ont suivi, si l’on n’interprète pas ce qui s’est passé depuis les élections dernières comme une sorte d’instinct de conservation de l’esprit démocratique, lequel a, chez nous, des origines si anciennes et plonge dans notre sol par des racines si puissantes.

Cette succession de faits a fourni la preuve que la France, dans son immense majorité, a la volonté de préserver intacte une tradition qui lui est commune avec vous ; car on ne pourrait pas expliquer historiquement la Révolution française en l’isolant de la guerre d’Indépendance américaine ou de cette longue suite d’événements qui a abouti, en Angleterre, à l’instauration du régime constitutionnel.

C’est cette tradition que le peuple français veut défendre ; c’est ce bien commun qu’il n’a pas souffert de voir attaquer, qu’il n’a pas voulu voir mettre en jeu. Toute l’histoire politique de la France, dans ces derniers mois, traduit cette réaction puissante de la tradition et de la volonté démocratiques.

Cela, vous pouvez, tout naturellement, le comprendre et le sentir et je suis profondément touché, profondément ému, d’avoir entendu, tout à l’heure, votre président rendre hommage en termes si pénétrants et si amicaux à l’effort que nous faisons pour préserver la paix en Europe. Là-dessus aussi, nous sommes d’accord les uns et les autres.

Ni en Grande-Bretagne, ni en Amérique, ni en France, personne ne veut croire à la fatalité de la guerre et nous sommes tous résolus à intensifier l’effort en vue d’écarter le péril.

Je peux ainsi invoquer le témoignage de chacun de vous. Vous vivez en France, vous connaissez la France. Est-il possible de concevoir au monde une nation plus résolument attachée à la paix que la France ?

Est-il possible à l’un quelconque de vous d’imaginer une guerre dont la France prendrait l’initiative, ou dont la France assumerait la responsabilité ? Y a-t-il une nation en Europe qui ait quoi que ce soit à redouter de la France ?

Je crois que pour quiconque nous connaît, vit parmi nous, ce sont là des hypothèses absurdes, inconcevables, et j’en peux dire autant, non seulement de la démocratie américaine séparée de l’Europe par une vaste étendue d’océan et par d’autres choses encore, mais de la démocratie anglaise.

S’il n’existait vraiment dans le monde que des pays comme les nôtres, qui est-ce qui pourrait concevoir un risque quelconque de conflagration ?

Les circonstances sont telles que nous ne pouvons pas exclure de nos esprits l’éventualité d’un danger ; mais nous sommes également décidés à tout faire pour le prévenir, pour le conjurer et c’est peut-être, en ce moment, dans cet instant précis de l’histoire, ce qui forme le lien le plus étroit entre nos peuples d’abord, et entre nos gouvernements ensuite.

Les uns et les autres, nous avons passé depuis six mois par des heures difficiles ; il y a eu un moment où l’on pouvait craindre en France de sérieux désordres ; vous y avez fait allusion tout à l’heure, mon cher Président et je vous remercie tous cordialement de les avoir réduits à leur juste mesure.

Grâce à vous, on sait tout de même dans le monde qu’il est possible de venir à Paris sans perdre son équilibre sur les flaques de sang, sans se heurter au coin de chaque rue à une barricade.

Vous êtes tous venus aujourd’hui paisiblement à cet aimable déjeuner qui nous rassemble et je pense bien que, dans quelques mois, nous pourrons recevoir l’Europe entière dans des conditions de paix et de concorde civiques qui nous mettront en état de ne rien envier à aucun autre peuple du monde.

Je consulte chaque matin les statistiques des grèves et je suis convaincu que le nombre d’ouvriers en grève en ce moment en France ne dépasse pas la moyenne de ce qui peut exister dans tout autre pays de grande industrie.

Voilà ce que je voulais vous dire.

Je n’ai pas besoin de vous remercier de m’avoir reçu. Vous savez que je vous en ai une profonde gratitude.

J’étais journaliste avant d’être chef de gouvernement. J’ai passé sans transition d’une profession à l’autre. Je repasserai encore probablement sans transition de l’autre à l’une.

Je vous demande de vouloir bien me considérer toujours comme un des vôtres et, soit vis-à-vis du journaliste, soit vis-à-vis du chef du gouvernement, de me conserver toujours les sentiments d’amitié fraternelle que je vous remercie de m’avoir témoignés aujourd’hui. »

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La dévaluation inassumée du Front populaire

Des élections à la mise en place du gouvernement, il y a un délai de quatre semaines. Le président de la république Albert Lebrun avait proposé à Léon Blum de faire sauter ce délai, en faisant en sorte que le président du Conseil sortant, Albert Sarraut, démissionne.

Léon Blum refusa, afin qu’il n’y ait pas de panique politique ou financière. Cela étant, la haute bourgeoisie profita de ce délai pour sortir des masses très importantes d’argent, par la Suisse ou les Pays-Bas.

La fuite des capitaux est immense : 3,6 milliards de francs en avril, 3,3 milliards en mai, 1,2 milliard en juin. Le processus ne s’arrêtera plus, avec même le vendredi 25 septembre 1936 où c’est 1,5 milliard de franc qui quitte le pays.

Au total, ce sont autour de 60 milliards de francs qui ont quitté le pays, à la fois du capital français et du capital étranger.

Le gouvernement décide alors d’une mesure terrible : la dévaluation. Il y en avait déjà eu une, en 1928, de 80 %, mais cela n’avait pas suffi, chaque gouvernement repoussant une nouvelle mesure en ce sens.

S’il voulait agir dans le capitalisme, le nouveau gouvernement ne pouvait que se placer dans la même perspective. Pour agir différemment, il aurait fallu fermer les frontières et placer l’État au centre du jeu, ce que seul le socialisme et son ennemi le fascisme étaient en mesure de faire.

Ainsi, même s’il a prétendu le contraire, le gouvernement du Front populaire est parti dès le départ du principe qu’il aurait à dévaluer la monnaie.

Il fallait toutefois trouver un moyen de le justifier, surtout que Léon Blum avait expliqué à l’Assemblée nationale, le 6 mai 1936, dans son discours d’investiture, que :

« Le pays n’a pas à attendre de nous ni à redouter de nous que nous couvrions un beau matin les murs des affiches blanches de la dévaluation. »

En réalité, dès le premier jour, c’était prévu, comme Léon Blum l’avouera lui-même à l’Assemblée nationale le 28 septembre 1936, en essayant de faire passer cela pour de la prévoyance quant à une éventuelle hypothèse.

« Or, à ce même moment, arrivait à maturité une conversation que, depuis trois mois déjà, nous avions engagée avec le Gouvernement des États-Unis et avec le Gouvernement britannique.

On nous a dit : « Vraiment, vous aviez commencé cette conversation dès le 6 juin ? Quelle hypocrisie ! Quelle contradiction avec vous-mêmes !… Quelle contradiction entre vos actes et vos paroles ! »

Messieurs, en toute conscience, n’était-ce pas le devoir d’un Gouvernement, même aussi fermement et aussi sincèrement résolu que nous l’étions à tout tenter pour empêcher toute opération monétaire, n’était-ce pas, malgré tout, son devoir de prendre les précautions nécessaires pour que si, malgré lui, il était un jour amené à cette extrémité, elle se présentât dans les conditions les plus favorables pour le pays ? N’était-ce pas le devoir d’hommes de Gouvernement, d’hommes d’état prévoyants ? »

Sur le plan du discours, cela fonctionnait ainsi : comme les États-Unis et le Royaume-Uni avaient déjà procédé à la dévaluation de leur monnaie, il faudrait bien s’entendre avec eux. Ce ne serait pas tant une dévaluation qu’un « alignement monétaire. »

Il était argumenté que cela mettrait fin à la spéculation sur les changes, que pour les exportations et les importations ce serait avantageux étant donné que les autres pays avaient déjà dévalué, etc.

Le haut fonctionnaire Emmanuel Monick raconte de la manière suivante dans ses mémoires quelle était la situation selon lui et comment Léon Blum fit son choix.

« Ou bien, il conservait la parité actuelle du franc, et dès lors la seule voie qui lui est ouverte – qu’il le voulût ou non – était la voie allemande, celle de l’autarcie.

Il serait contraint de recourir à un système toujours plus accentué de restriction des changes, à une économie toujours plus nationale-socialiste, à un réarmement toujours plus limité par les ressources propres de la France.

Dans la course avec l’Allemagne, il partait d’ailleurs battu, car notre pays ne disposait pas à beaucoup près, des ressources en hommes et en matières premières dont jouissait notre voisine d’Outre-Rhin.

Ou bien il décidait de jouer la partie, en accord et avec le soutien des deux grandes démocraties occidentales : l’Angleterre et les États-Unis.

Dès lors, il fallait placer l’économie française en état de symbiose avec le monde libre. La France pourrait ainsi se nourrir de toutes les ressources internationales nécessaires à son activité et à son réarmement.

Mais la condition nécessaire était un alignement du franc sur le dollar et sur la livre.
La vivacité de la réponse de M. Léon Blum me prouva que certains de mes coups étaient allés au but.

L. Blum. – C’est fort bien de présenter les deux branches d’un dilemme ! Encore faut-il qu’il y ait un choix ! Or, on m’affirme que la dévaluation du franc entraînera automatiquement des représailles de l’Angleterre et des États-Unis.
E. Mönick. – Nous sommes au cœur du problème. Je suis absolument sûr du contraire.
L. Blum. – Oui, mais moi, comment puis-je en être sûr ?
E. Mönick. – Sondez les États-Unis et l’Angleterre. Demandez-leur si un alignement du franc, excluant toute sous-dévaluation, et par suite toute concurrence indue, peut être acceptée par eux sans aucune contre-manœuvre économique ou monétaire.
L. Blum. – D’accord. Vous êtes attaché financier à Londres. Consultez la Trésorerie britannique. Et rapportez-moi la réponse.
E. Mönick. – C’est exactement le faux départ à éviter. L’homme qu’il faut consulter en premier lieu n’est pas le chancelier de l’Échiquier ; c’est le président des États-Unis.
L. Blum. – Pourquoi Roosevelt d’abord ?
E. Mönick. – Parce que si nous commençons par Londres, le gouvernement britannique consultera immédiatement Washington. De toute façon la réponse décisive viendra de la Maison Blanche. En commençant par la Grande-Bretagne nous perdons du temps. Nous perdons aussi l’occasion de présenter notre cas directement et sous le meilleur jour à Roosevelt. Or je connais assez le président des États-Unis pour croire qu’il dira « oui ». Et quand le président Roosevelt aura dit « oui », le gouvernement britannique ne pourra dire « non ». Mais Léon Blum demanda à réfléchir. »

Ce dont il s’agit ici en pratique, c’est de l’internationalisation du capital, et d’une tentative d’aligner économiquement la France sur les États-Unis et le Royaume-Uni. Immanquablement, on ne peut que remarquer que ce sera exactement la ligne des socialistes après 1945. L’alignement américain est une obsession socialiste dans les années 1950-1960.

Le 25 septembre 1936, un accord monétaire international est réalisé par la France avec le Royaume-Uni et les États-Unis, avec même l’espoir de parvenir à des compagnies privées de commerce et de finance qui soient communes aux trois pays.

Le gouvernement présente cela à la population comme un grand succès :

« La loi monétaire aligne le franc sur la plupart des monnaies des autres pays. Elle marquera le début d’une ère de redressement économique et de prospérité ; mais à la condition que ces prix demeurent relativement stables. Il n’y a d’ailleurs aucune raison qu’il en soit autrement. »

Le même jour, Léon Blum explique lors d’une conférence de presse à l’Hôtel Matignon que l’accord a une portée mondiale, faisant de l’alignement sur les États-Unis la garantie de la paix mondiale.

« Je crois que c’est la première fois dans l’histoire que trois grandes Puissances signifient à l’opinion universelle, par un acte public, leur volonté d’entreprendre un effort commun pour le rétablissement dans le monde de rapports monétaires et économiques normaux et d’arriver ainsi à cette espèce de pacification matérielle qui est la condition et le prodrome d’une pacification politique. »

Et au début du mois d’octobre 1936, le franc dit Poincaré, dont la valeur était 65 grammes d’or, est remplacé par le franc dit Auriol, dont la valeur est 43 à 49 grammes d’or. Le Franc a perdu 35 % de sa valeur.

Afin de stabiliser la situation, le commerce de l’or est gelé, ceux qui en possèdent plus de 200 grammes pouvant soit le vendre à la Banque de France (à la valeur pré-dévaluation), soit payer une taxe.

On est en effet encore à une époque où la valeur d’une monnaie se relie à la possession de l’or (les États-Unis possédaient la moitié de l’or mondial, cinq autres pays se partageant littéralement le reste : le Royaume-Uni, la Suisse, les Pays-Bas, la France et l’URSS).

Dans la foulée, trois pays modifieront le cours de leur monnaie pour suivre le rythme : les Pays-Bas (le florin, qui perd 22 % de sa valeur), l’Italie (la lire, qui perd 41 %) et la Suisse (le franc, qui perd 30 %).

Le gouvernement du Front populaire procède également à une baisse des droits de douanes, de 15-20 %, sur toute une série de marchandises, amenant un boom des importations (+37 % en six mois). C’est dans la même perspective de faire de la France un territoire accueillant pour l’économie capitaliste.

Cela fonctionne relativement : la production industrielle remonte de 30 % en trois mois, le nombre de chômeurs passe de 756 000 à 588 000. Mais si une bonne partie des nouveaux emplois est dans la moyenne et grande industrie (usines de plus de cent travailleurs), un tiers de ceux-ci sont dans les chemins de fer, preuve qu’on n’est pas dans une effervescence généralisée, mais bien davantage dans un aménagement.

Et cette tentative de relance par la dévaluation est bien sûr payée par les masses, au final. Celles-ci s’aperçoivent qui plus est que l’inflation est très forte, à quasiment 20 %, ce qui annule dans les faits les hausses de salaire obtenues.

La fin de l’année 1936 est donc marquée par une vive agitation, et dans ce contexte les organisations patronales refusèrent fin novembre de continuer les discussions avec les syndicats. On est dans une situation où il y a des licenciements massifs de délégués du personnel, comme réponse aux revendications toujours plus pressantes.

Cela obligea le gouvernement à rendre obligatoire en décembre 1936 la procédure d’arbitrage et de conciliation avant toute grève. Mais cette tentative « moderne » de résoudre les conflits se déroulait dans un contexte de crise générale du capitalisme. La déroute du Front populaire s’annonçait.

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Le Front populaire comme « New Deal »

Georges Boris est un journaliste radical ; par la suite, il rejoindra le gouvernement Léon Blum, comme directeur de cabinet au ministère du Trésor, en mars-avril 1938. C’est un grand admirateur du New Deal (« nouvelle donne ») mis en place en 1933 aux États-Unis par Franklin Roosevelt.

Et, concrètement, si on regarde le Front populaire, on peut voir qu’il a cette même approche, qui sera théorisée par la suite seulement par l’économiste britannique John Maynard Keynes. Pour que l’économie tourne, il faut qu’il y ait consommation, pour qu’il y ait consommation il faut qu’il y ait pouvoir.

En « donnant » de l’argent aux travailleurs, il y a aura une relance de la consommation, plus de production, davantage de recettes pour l’État car les impôts élargissent leur champ d’application.

Il y aura de l’inflation, mais cela forcera les gens ayant mis de l’argent de côté à l’investir par peur de le voir perdre sa valeur.

Le New Deal ne s’est pas fondé sur l’approche de Keynes, mais la précède et relève de la même approche, avec toutefois surtout, en pratique, des interventions étatiques en série pour réguler.

C’est une démarche absolument typique de l’époque, où les États capitalistes agissent sur le capitalisme, espérant formuler des « plans » ; en France, on peut citer ici comme tenants de cela les néo-socialistes, le groupe X-crise d’anciens élèves de Polytechnique, etc.

Cette conception sera par la suite reprise par l’URSS révisionniste (à la suite d’Eugen Varga) et le Parti Communiste Français (avec Paul Boccara) dans la thèse du « capitalisme monopoliste d’État », où l’État devenu neutre « sauverait » le capitalisme : il suffirait d’en prendre le contrôle par les élections et les syndicats pour faire la révolution.

Plus globalement, la théorie du « capitalisme organisé » avait déjà été la théorie principale des socialistes des années 1920-1930. Ce qui ressort du Front populaire est à placer dans cette perspective.

Georges Boris résume ici de la manière suivante ce que vise le Front populaire :

« Le gouvernement se met à l’œuvre. Tâche immense. Pour l’accomplir, le gouvernement se propose, [le ministre des Finances du Front populaire] Vincent Auriol l’a expliqué, de stimuler la consommation en distribuant un nouveau pouvoir d’achat aux masses laborieuses par le moyen des augmentations de salaires, des grands travaux.

La hausse des prix qui s’ensuivra déterminera le dégel de la thésaurisation ; car on achète toujours à la hausse. Dès lors, la machine aura été remise en marche : la vie économique reprendra.

L’augmentation du chiffre d’affaires et de l’ensemble des revenus se traduira rapidement au point de vue fiscal par un accroissement des recettes. Ce processus est bien celui du retour à la santé. »

Naturellement, il faut une certaine confiance de la part des capitalistes pour que cela fonctionne, et le Front populaire inquiète beaucoup : l’argent est discrètement, illégalement, placé à l’étranger. Mais, de toutes façons, le gouvernement n’instaura pas un contrôle des changes pourtant au programme du Front populaire.

Il s’agit de ne pas faire peur aux capitalistes et il existe une grande confiance sur ce point. Le ministre des Finances du Front populaire Vincent Auriol en est certain :

« D’ici quelques mois, la ruche s’animera. Les capitaux apeurés et cachés se mêleront à nouveau à l’activité économique. Le moteur, longtemps coincé, fonctionnera. »

Le terme de ruche est une allusion à la Fable des abeilles, une œuvre du 17e siècle du Néerlandais Bernard Mandeville. Il y affirme que les gens attirés par le gain, même pour de mauvaises raisons, apportent du dynamisme à l’économie d’un pays. Ainsi, les « vices privés font le bien public ».

L’idée du Front populaire, c’est que les capitalistes, même initialement inquiets, ne pourront s’empêcher de développer leurs activités.

Il n’empêche qu’il faut des rentrées d’argent, et celles-ci ne peuvent venir que des plus fortunés. C’est considéré comme un nécessaire sacrifice national. Le socialiste Paul Faure dit ainsi lors d’un meeting à Chalon-sur-Saône :

« Il faudra bien qu’on en arrive à résoudre cette contradiction insupportable de quelques centaines de privilégiés disposant des principales sources de la richesse.

Quand un État est en péril au point de vue financier, c’est à la classe riche de faire l’effort le plus important.

Si elle s’y refuse, si elle se livre à de coupables manœuvres pour saboter l’œuvre de relèvement entreprise, son action prend alors le caractère d’une haute trahison et doit être traitée comme telle. »

Dans ce cadre, le conseil de Régence de la Banque de France est aboli ; il était composé de quinze régents et trois censeurs, choisis parmi les plus grands capitalistes, et représentant de fait la haute bourgeoisie. On parle ici des 200 plus grands actionnaires (d’où les « 200 familles ») de la Banque, sur un total de 40 000.

Remplace le conseil de Régence un conseil de 20 membres, avec seulement 2 représentants des actionnaires : les autres sont des dirigeants d’organismes publics de crédit, des hauts fonctionnaires, et des représentants de la production. C’est à ce titre que Léon Jouhaux, le dirigeant de la CGT, rejoint ce conseil.

C’est là clairement une logique de modernisation du capitalisme, mettant fin à une certaine féodalité financière.

Autre décision de ce type, la mise en place en août 1936 d’un Office national interprofessionnel du blé (Onib), relevant à la fois du ministère de l’Agriculture et de celui des Finances. L’Onib agit tel un monopole : il fixe le prix du blé, lui seul peut en faire commerce, tant nationalement qu’internationalement.

Cette décision était extrêmement attendu : le blé avait atteint la cote 111 en 1931, pour passer à 51 en 1935 ; pour les mêmes années, la cote du vin passait de 110 à 49.

La France est alors à moitié paysanne et ce dont il s’agit ici, c’est ni plus ni moins que de mettre au pas le capitalisme dans le secteur, en cherchant à le réguler par la force. Il faut remarquer que ni le régime de Vichy ni la France d’après-guerre ne remettront en cause, bien au contraire même, l’intervention de l’État dans l’agriculture.

Un autre exemple de réforme modernisatrice au service du capitalisme touche l’enseignement. Pour faire simple, avant le Front populaire, il y avait deux types d’écoles. Le premier, le « primaire », était gratuit, et scolarisait jusqu’à 13 ans. La quasi-totalité des jeunes y passait.

Le second, le « secondaire », était un système parallèle. Il commençait à 6 ans, dans le cadre du « collège » et du « lycée » qui menait au baccalauréat. Cela ne concernait que 5 % des jeunes, faisant évidemment partie de couches supérieures de la bourgeoisie.

Le secondaire fut payant, puis progressivement gratuit à partir de 1928, avec un examen d’entrée cependant, afin de conserver la dimension sélective. En 1928-1929, il y avait 291 000 élèves dans le secondaire (dont 121 000 dans le privé), contre 4 millions dans le primaire.

Le Front populaire entreprit d’unifier les deux systèmes. Il mettra un peu de temps à le réaliser, puisque c’est en 1937 que sont instaurés deux « degrés ». Le passage du certificat d’études primaires permet de passer de l’un à l’autre, à 11-13 ans. Si on ne l’obtient pas, on suit une filière parallèle au second degré, où il y a trois filières : classique, moderne et technique.

Entre-temps, l’école obligatoire jusqu’à 14 ans fut voté, par 488 voix contre 80. Les méthodes d’apprentissage furent modifiées, afin de donner moins de place au par cœur. L’accent fut également mis sur la laïcité, pour contrer l’influence de la religion catholique, mais également des Ligues d’extrême-droite.

Il n’est pas difficile de comprendre que ce qu’on a là, c’est la mise en place d’une école pour les masses, ce qui était absolument nécessaire pour un capitalisme se développant et s’arrachant à une France encore largement agraire.

Il faut des formations toujours plus poussées, et cela le capitalisme n’est pas en mesure de le fournir : c’est l’État qui intervient, et toujours davantage, pour réguler, permettre aux rouages capitalistes de tourner.

Si on a conscience de cela, alors on peut comprendre le sens réel, historique, de ce qu’explique Léon Blum à la réunion du Conseil national du Parti socialiste SFIO, le 10 mai 1936.

« Le gouvernement de demain, ce sera un gouvernement de bien public ; ce sera un gouvernement qui essaiera de tirer, qui tirera ce pays de la torpeur, de l’anémie, de la défiance de lui-même.

Nous sortons d’une période sombre. Je ne veux ici, faire le procès de personne ; je sais que parmi les hommes qui ont gouverné depuis quatre ans, il y en a qui, de bonne foi, ont cru appliquer à la maladie sociale développée par la crise le traitement le plus efficace.

Ils l’ont cru honnêtement, on peut même dire pour beaucoup d’entre eux qu’ils l’ont cru courageusement, parce qu’ils savaient malgré tout, en fin de compte, qu’ils s’exposaient à l’impopularité. Ils croyaient évidemment réussir.

Or, ce n’est pas moi qui viens leur dire aujourd’hui qu’ils ont échoué, c’est le pays qui le leur a dit. Le verdict du pays est catégorique et définitif sur ce point.

Par conséquent, nous venons pour faire autre chose, nous venons pour que cela change, nous venons pour réaliser ce à quoi le pays aspire clairement : le pays est las des privations, il est las des pénitences parce qu’elles ne lui ont pas rendu la santé, parce qu’au contraire, elles ont aggravé le mal dont il souffrait, parce que, par surcroît, il sait qu’elles sont absurdes et qu’elles sont iniques, dans un moment de la civilisation où le progrès scientifique et technique au service de la justice suffirait pour tous.

Tous nos efforts vont tendre à créer, à régénérer, à stimuler au lieu de rationner, d’interdire et de détruire comme on l’a fait.

L’intervention de l’État, je le répète, nous voulons l’appliquer et nous l’appliquerons à tous les centres nerveux du corps économique pour lui rendre une vigueur, pour lui rendre une allégresse, cette allégresse qu’un convalescent éprouve quand il fait ses premières sorties, et qu’il sent à nouveau le sang affluer à la surface de son corps.

Aujourd’hui, il y a des centaines et des centaines de milliers d’hommes qui ne travaillent pas, il y en a des millions qui travaillent pour des salaires de famine. Toutes les classes paysannes, tous les commerçants ont presque perdu le goût du travail parce que le travail ne leur assure plus la sécurité et ne leur assure plus cette petite parcelle de bien-être nécessaire.

Il y a la jeunesse, dont le cas est plus tragique que tous les autres, car, je peux bien le dire à mon âge, qu’est-ce que c’est que la vie sans la jeunesse, et qu’est-ce que c’est que la jeunesse quand elle ne connaît plus l’espoir ?

Nous voulons ranimer l’espoir, nous voulons lutter contre la misère, comme le disait fortement notre ami Belin dans une suite d’articles du Peuple, car il n’y a pas une seule souffrance dans le pays dont nous ne soyons solidaires, parce qu’il n’y a pas une seule d’entre elles qui ne soit le produit de l’iniquité sociale. Nous voulons rendre le goût du travail à ceux qui sont en train de le perdre.

Nous voulons rouvrir les sources de la richesse, accroître la masse des revenus consommables, c’est-à-dire des salaires. Nous voulons le retour de la sécurité, et l’extension du bien-être, dans la pleine mesure où cela est possible avec le régime social à l’intérieur duquel nous allons agir.

Nous savons très bien qu’une nation ne peut pas se passer de finances saines et probes. Mais nous attendons précisément le retour à un équilibre réel et à un équilibre stable de l’accroissement de la richesse nationale, de l’accroissement de la masse des revenus consommables de la nation.

Comment donc pourrions-nous en même temps vouloir jeter ce pays dans le tumulte, dans le chaos, dans je ne sais quelle bagarre furibonde et sanglante ? Le succès de notre entreprise suppose la confiance, la vraie, non pas la confiance mercenaire, la confiance sous condition de telle ou telle catégorie de possédants, mais la confiance du pays en lui-même.

Nous voulons que la France reprenne confiance dans l’efficacité du travail, dans l’immensité de ses ressources, dans son intelligence dont elle vient presque à douter, dans ses facultés héréditaires de renouvellement et de régénération, dont tout son esprit révolutionnaire est le témoignage.

Par conséquent, notre œuvre doit être le contraire d’une destruction, d’une restriction ; elle sera, dans le sens plein et fort du terme, une construction et elle ne peut pas se réaliser sans que le pays y consacre une partie de ses ressources, sans qu’il s’ouvre par conséquent à lui-même un large crédit.

Elle suppose une avance à l’allumage ; elle suppose cette espèce d’anticipation confiante sur la réalité, que l’on appelle aujourd’hui une mystique. Tout cela est incompatible avec les desseins insensés qui nous sont prêtés par la malignité perfide des uns ou la crédulité naïve des autres. »

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Le Front populaire et la nationalisation de l’industrie de l’armement

Il va de soi que, même s’il se refusait à soutenir militairement de manière franche et décidée l’Espagne républicaine, le Front populaire devait tout de même procéder à une amélioration de la production d’armement. Les chiffres en ce domaine venant de l’Allemagne nazie faisaient froid dans le dos et forçaient la décision.

C’est surtout du point de vue de l’armée que l’inquiétude grandissait ; les nationalistes s’agitaient également en ce domaine, tout en dénonçant la guerre, par convergence avec le fascisme italien et le nazisme allemand.

Ici, les radicaux voulaient un renforcement de l’armée, les communistes maintenaient une ligne violemment anti-armée et anti-guerre, et les socialistes croyaient au désarmement, refusant tout ce qui pourrait apparaître comme une escalade.

Tout le monde était donc d’accord pour la nationalisation, mais pas précisément pour les mêmes raisons ; il s’agissait de mettre au pas les « marchands de canons », mais certains espéraient une modernisation là où d’autres espéraient une atténuation de la course aux armements.

C’est, au fur et à mesure, la ligne des radicaux qui l’emporta, c’est-à-dire celle de la modernisation, et on a ici un aspect essentiel qui va toujours davantage l’emporter. Le gouvernement du Front populaire, plus il agit, se pose en levier de ré-impulsion du capitalisme, sous une forme plus développée, plus avancée.

De toutes les réformes, celle concernant l’armement est cependant la plus ratée. En pratique, on a une nationalisation de l’industrie de l’armement, ou plus exactement d’une partie de celle-ci, son noyau dur.

Seulement 10 000 ouvriers travaillent dans les entreprises nationalisées, tout ce qu’il y a autour y échappe – il n’y a pas de centralisation généralisée de l’industrie de l’armement.

Ce qui se passe, c’est que l’armée disposait déjà de manufactures nationales, d’une vingtaine d’ateliers, d’arsenaux, et que de nombreuses productions les rejoignent. Mais il n’y a pas la mise en place d’un écosystème étatique.

Le vivier des 70 000 entreprises travaillant, sous une forme ou une autre, pour l’industrie de l’armement, reste non touché. On doit ici mentionner notamment la Compagnie des forges et aciéries de la Marine et d’Homécourt, à Saint-Chamond près de Saint-Étienne, qui a littéralement le monopole des tourelles (destinés aux chars, ainsi qu’aux cuirassés).

La nationalisation de début août 1936 – les propriétaires sont bien entendu dédommagées – concerne les entreprises suivantes.

On a la section « armement blindé » de Renault, qui devient AMX (Ateliers d’Issy-les-Moulineaux), en banlieue parisienne. Du côté de l’entreprise Schneider, on a une usine au Havre ainsi que deux ateliers du Creusot, pour la fabrication de canons surtout. On l’usine Hotchkiss de Levallois et de Clichy, encore en banlieue parisienne, qui produit des canons anti-char et anti-aérien.

On a l’usine de torpilles de Gassin, près de Saint-Tropez ; on a deux usines de Brandt, à Châtillon en banlieue parisienne et Vernon en Normandie, pour la fabrication de mortiers. On a encore la cartoucherie du Mans de l’entreprise Manurhin, une usine de masques à gaz à Saint-Priest, les Ateliers mécaniques de Normandie à Caen.

Seul le bureau d’études des armes automatiques Hotchkiss est intégré au cours de ce processus qui ne fait qu’arracher des productions à quelques entreprises, ce qui est terrible sur le plan de la recherche technologique.

D’ailleurs, les entreprises mettront tous les obstacles possibles, conservant certaines parties du personnel, procéderont à des déménagements et à des réaménagements des lieux, parviendront à empêcher une nationalisation formelle absolue, mèneront différents recours, etc.

On a également les usines d’aviation, alors que pour l’entreprise Gnome et Rhône, la seule à produire des moteurs d’avions, l’État prend une participation minoritaire (ainsi que dans Hispano-Suiza, qui n’est pas français).

Cela donna naissance à diverses structures : la Société Nationale de Construction Aéronautique du Nord (Amiot à Caudebec-en-Caux en Normandie, ANF-Les Mureaux et CAMS de Sartrouville en région parisienne, Breguet du Havre en, Potez de Méaulte en Picardie), la Société Nationale de Construction Aéronautique du Centre (usines Hanriot de Bourges et Arcueil, Farman de Boulogne-Billancourt), la Société Nationale de Construction Aéronautique du Midi (avec autour de Toulouse un aéroport, des magasins, les usines Dewoitine de Cugnaux et de Francazal, etc.), la Société Nationale de Construction Aéronautique de l’Ouest (usines Breguet de Nantes, Loire-Nieuport de Saint-Nazaire, Issy-les-Moulineaux en région parisienne), la Société Nationale de Construction Aéronautique du Sud-Est (CAMS de Vitrolles, Lioré-et-Olivier d’Argenteuil et Clichy-la-Garenne en région parisienne, Potez de Berre en Provence, Romano de Cannes, SPCA de Marignane), la Société Nationale de Construction Aéronautique du Sud-Ouest (usines Blériot de Suresnes, Bloch de Courbevoie et Villacoublay, tous en région parisienne, Lioré-et-Olivier de Rochefort en Poitou-Charente, SAB de Bacalan près de Bodeaux, SASO de Mérignac, UCA de Bègles).

On notera ici que Marcel Bloch devient l’administrateur délégué de la Société nationale des constructions aéronautiques du Sud-Ouest, qui a intégré son entreprise ; il fonde alors la Société des avions Marcel Bloch comme bureau d’études, qui va travailler pour la Société nationale des constructions aéronautiques du Sud-Ouest ! Marcel Bloch fera après-guerre fortune avec les commandes de l’Otan, se convertira au catholicisme et prendra le nom de Marcel Dassault.

Il faut ici saisir un aspect extrêmement important. Le progrès des forces productives a totalement modifié la question de l’armement. En ce sens, la guerre d’Espagne relève pour beaucoup des formes passées de guerre, car elle n’est pas réellement mécanisée, du moins dans ses modalités initiales.

La guerre moderne, à la fin des années 1930, exige que plus de 60 % des dépenses militaires aillent à la fabrication du matériel. Il y a ici une prime à qui dispose d’un appareil productif efficace.

Or, la production française est largement déficiente. Edouard Daladier raconte, après sa visite d’usines d’armement, sa stupéfaction à l’Assemblée nationale lorsqu’il a été obligé de « constater que, très souvent, le travail à la lime avait une importance plus considérable que le travail des machines ».

L’aviation surtout relève d’une production catastrophique, littéralement artisanale. On comprend que, dans un tel cadre, le passage de 48 heures à 40 heures de travail hebdomadaire a été un puissant facteur de désorganisation de la production dans le secteur. Cela est d’autant plus vrai de par la pénurie de main d’œuvre qualifiée.

La situation est tellement catastrophique que la France produit encore en 1938 des avions dont la construction a été lancée en 1934, et qui sont déjà totalement dépassés techniquement. C’est également que les entrepreneurs d’avions préféraient le cas échéant conserver les vieux modèles, car ils disposent des licences et que c’est donc rémunérateur pour eux.

La nationalisation va œuvrer ici à la modernisation, mais lentement, les effets ne se faisant sentir qu’au bout de quelques années, ce qui sera bien trop tard par rapport à l’Allemagne nazie. Il est vrai également que les effectifs ont très largement grandis, avec la réorganisation d’autres productions, surtout automobiles, pour la fabrication d’avions.

On a ainsi 20 821 personnes dans l’industrie aéronautique en 1934, 32 000 en 1935, 34 000 en 1936, 38 000 en 1937, 52 000 en 1938, 81 000 en en 1939, 250 000 en 1940.

Mais une telle organisation reflète une capacité d’organisation étatique et il faut noter ici l’aspect transformateur qu’a le Front populaire sur l’État.

En août 1936 est ainsi mis en place une caisse nationale des marchés de l’État des collectivités et des dépenses publiques. Il y avait notamment l’idée de réaliser par ce moyen des grands travaux, mais dès 1937 la quasi-totalité des dépenses va à l’armement.

Il y a toutefois ici le noyau dur du Front populaire : le principe de l’État-levier. L’intervention de l’État dans la production d’armement joue nécessairement sur l’industrie en général, et en allant dans le sens des financements par la caisse nationale des marchés de l’État des collectivités et des dépenses publiques, l’État devient un acteur capitaliste en tant que tel.

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Le Front populaire et la guerre d’Espagne

Le Front populaire avait triomphé en Espagne en 1936, mais le nouveau président du Conseil, Santiago Casares Quiroga, n’a pas cru en la possibilité d’un coup militaire, et ce jusqu’au bout. Il démissionna le 18 juillet 1936, remplacé très brièvement par Martínez Barrio qui essaya de négocier avec les putschistes.

C’est alors José Giral qui devient président du Conseil et arme les masses pour résister au coup d’État. Et il envoie un message à Léon Blum :

« Sommes surpris par dangereux coup de main militaire. Vous demandons de vous entendre avec nous pour fourniture d’armes, d’avions. Fraternellement. »

Initialement, Léon Blum est d’accord, ainsi que le ministre de la Défense Édouard Daladier et le ministre de l’air Pierre Cot. Ils décident que l’entreprise reste secrète, mais immédiatement la nouvelle de la visite de deux généraux espagnols à la base aérienne du Bourget s’évente dans la presse.

La question s’empare de tout le pays, la droite étant acharnée contre un soutien qui rendrait la frontière espagnole instable, refusant de soutenir le Front populaire espagnol de toutes façons.

Léon Blum se rend alors, naïvement, à Londres, en espérant le soutien britannique, mais le Premier ministre conservateur Stanley Baldwin refuse tout soutien. Et, dès son retour à Paris, les radicaux avec Édouard Herriot s’opposent à l’initiative de soutien à l’Espagne, ce qui est également la position du « président républicain » modéré Albert Lebrun.

Ce dernier expose le problème ainsi, en plein Conseil des ministres :

« Ce que vous voulez faire, ce que vous avez commencé à faire peut avoir des répercussions infinies. Cela risque de signifier ou bien la guerre extérieure ou bien la révolution intérieure. »

Léon Blum pense alors à quitter le gouvernement, cependant il cède. Il a alors une idée : proposer une non-intervention générale des différents pays. Cela lui permet de sauver l’honneur en apparence, d’aider au moins indirectement le Front populaire espagnol, de maintenir l’affirmation d’une ligne « pacifiste » sur le plan international.

Il se justifie de la manière suivante, lors d’un meeting de la Fédération socialiste de la Seine du Parti socialiste-SFIO, début septembre 1936. Au moment où il parle, la ville d’Irun vient précisément de tomber dans les mains des franquistes en raison du manque de munitions, alors que celles-ci sont en attente à quelques centaines de mètres, dans des wagons bloqués par les douanes françaises.

« Vous avez entendu l’autre soir, au Vélodrome d’Hiver, les délégués du Front Populaire espagnol ; je les avais vus le matin même. Croyez-vous que je les aie entendus avec moins d’émotion que vous ?

Quand je lisais comme vous dans les dépêches le récit de la prise d’Irun et de l’agonie des derniers miliciens, croyez-vous par hasard que mon cœur n’était pas moins déchiré que le vôtre ?

Et, est-ce que vous croyez, d’autre part, que j’aie été subitement destitué de toute intelligence, de toute faculté de réflexion et de prévision, de tout don de peser dans leurs rapports et dans leurs conséquences les événements auxquels j’assiste ? Vous ne croyez rien de tout cela, n’est-ce pas ?

Alors, si j’ai agi comme j’ai agi, si j’agis encore comme j’estime qu’il est nécessaire d’agir, il faut qu’il y ait des raisons à cela, il faut bien qu’il y ait tout de même à cette conduite des motifs peut-être valables, je le crois, en tout cas, intelligibles (…).

Ne vous étonnez pas si nous en sommes venus à cette idée : la solution, ce qui permettrait peut-être à la fois d’assurer le salut de l’Espagne et le salut de la paix, c’est la conclusion d’une convention internationale par laquelle toutes les puissances s’engageraient, non pas à la neutralité — il ne s’agit pas de ce mot qui n’a rien à faire en l’espèce — mais à l’abstention, en ce qui concerne les livraisons d’armes, et à l’interdiction de l’envoi en Espagne de matériel de guerre.

Nous sommes arrivés à cette idée par le chemin que je vous trace, chemin sur lequel nous avons connu, je vous l’assure, nous aussi, quelques stations assez cruelles. Je ne dis pas que nous n’ayons pas commis d’erreurs, je ne veux pas nous laver de toute faute possible. Qui n’en commet pas ? (…)

Je suis un Français — car je suis Français — fier de son pays, fier de son histoire, nourri autant que quiconque, malgré ma race, de sa tradition. Je ne consentirai à rien qui altère la dignité de la France républicaine, de la France du Front Populaire. Je ne négligerai rien pour assurer la sécurité de sa défense.

Mais, quand nous parlons de dignité nationale, de fierté nationale, d’honneur national, oublierons-nous, les uns et les autres, que, par une propagande incessante depuis quinze ans, nous avons appris à ce peuple qu’un des éléments constitutifs nécessaires de l’honneur national était la volonté pacifique.

Est-ce que nous lui laisserons oublier que la garantie peut-être la plus solide de la sécurité matérielle, il la trouvera dans les engagements internationaux, dans l’organisation internationale de l’assistance et du désarmement ?

Est-ce que nous avons oublié cela ? Je crois que vous ne l’avez pas oublié.

En tout cas, moi, je vous le répète, j’ai vécu trop près d’un homme et j’ai reçu trop profondément en moi son enseignement, j’ai gardé trop présent et trop vivant devant mes yeux le souvenir et le spectacle de certaines heures… j’ai tout cela en moi trop profondément pour l’oublier jamais, et y manquer jamais. »

La proposition de non-intervention fut officiellement acceptée par 27 pays (l’URSS socialiste ; les pays démocratiques : France, Belgique, Danemark, Irlande, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède, Tchécoslovaquie ; les dictatures : Albanie, Allemagne, Autriche, Bulgarie, Estonie, Finlande, Grèce, Hongrie, Italie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Portugal, Roumanie, Turquie, Yougoslavie).

Un comité, dont un moteur initial fut le président français Albert Lebrun, devait procéder aux vérifications, avec le Britannique Ivor Windsor-Cliv comme président. Les zones maritimes à la frontière franco-espagnoles étaient surveillées avec vigueur par le Royaume-Uni et l’Italie ; la France observait des zones à l’autre bout de l’Espagne.

En pratique, et ce dès le départ l’Allemagne, l’Italie et le Portugal ne se privèrent pas de soutenir militairement le coup d’État, et en conséquence l’URSS socialiste affirma très rapidement qu’elle envisageait les choses désormais différemment, fournissant une aide massive à la République espagnole.

Léon Blum décida alors d’une « non-intervention relâchée », tolérant de fait le trafic d’armes à la frontière franco-espagnole, et des achats de matériel français officiellement pour le Mexique, en pratique pour l’armée républicaine.

Quant à une intervention militaire française, il n’en fut jamais question. C’eût été provoquer la déchirure révolutionnaire dans le pays, et Léon Blum n’en voulait absolument pas.

L’épisode espagnol marque la première grande rupture au sein du Front populaire. Sa base ne comprend pas l’absence de soutien, et le Parti Communiste Français mène de son côté une campagne énorme en faveur de l’Espagne.

Les premiers engagés dans les Brigades Internationales quittent d’ailleurs Paris à la mi-octobre 1936, après avoir été recruté par l’intermédiaire des communistes.

On notera également que le Front populaire a également échoué à empêcher à une participation française aux jeux olympiques d’été à Berlin, capitale de l’Allemagne nazie. Les jeux alternatifs à Barcelone, mis en place par les communistes et leurs alliés, et dénommés « Olympiades populaires », furent immédiatement interrompus par le coup d’État fasciste, amenant nombre d’athlètes à prendre les armes en défense de la République.

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Front populaire : « Allons au-devant de la vie » et la peur des radicaux

Malgré la mise en place des nouvelles lois, la France connaît une profonde agitation sociale dans toute la seconde moitié de l’année 1936. Il y a en permanence des grèves significatives, des occupations des lieux de travail.

Les usines Michelin de Clermont-Ferrand se mettent en grève ; dans le Nord, 30 000 travailleurs font grève dans le textile et occupent leurs usines, schéma repris à Épinal avec 15 000 grévistes. La batellerie est en grève, les arboriculteurs, les fleuristes, etc.

Même en novembre, on a 3 000 grévistes occupant l’usine de Panhard-Levassor en banlieue parisienne, les usines de Fives-Lille qui sont occupées, les dockers de Bordeaux qui sont en grève, les chauffeurs d’autocar de Gap, etc.

Les socialistes ne cessent d’appeler à un retour au calme, c’est leur grand mot d’ordre, à l’instar de Paul Faure :

« Les ouvriers doivent se discipliner. Plus de mouvements chaotiques, plus d’occupations d’usines. C’est dans l’ordre, le calme, que les forces prolétariennes doivent marcher vers de nouvelles conquêtes. »

Mais les arguments ne prennent pas, au point qu’il n’en reste plus qu’un seul : un gouvernement qui remplacerait le Front populaire serait bien pire. Léon Blum, en meeting à Orléans, explique ainsi :

« Le salut de la République exige la continuité de l’ordre. Les secousses périodiques imprimées à la vie publique et généreusement amplifiées par nos adversaires finissent par exaspérer l’opinion.

La bourgeoisie et la paysannerie s’irritent, s’alarment. Avec les immenses changements que nous avons entrepris, la prospérité du pays, la santé du pays exigent impérieusement une période suffisante de stabilité, de normalité.

Ainsi, le gouvernement de Front populaire serait voué à l’impuissance et à l’échec s’il ne parvenait pas à établir dans les esprits et dans les choses l’ordre véritable. De notre impuissance, de notre échec, les plus dangereux adversaires de la République seraient seuls à bénéficier. »

C’est qu’une atmosphère flotte dans le pays, et rien n’est plus symbolique de l’ambiance régnante que la chanson « Allons au-devant de la vie ». C’est véritablement la bande musicale du Front populaire tel qu’il a été compris par les masses.

La chanson est initialement soviétique, dénommée « le chant du contre-plan ». Son succès en URSS fut absolument immense, et on la retrouve dans le film de 1932 « Le contre-plan » de Leo Archtam, Friedrich Ermler, Sergueï Youtkevitch.

La musique de la chanson est du jeune Dmitri Chostakovitch et les paroles sont conformes à l’esprit du film. Des ouvriers d’une usine de Leningrad travaillent d’arrache-pied sur une turbine et heureusement ils s’aperçoivent que l’ingénieur a sciemment fait une erreur.

La chanson exprime la joie de vivre, c’est une totale célébration de la vie en elle-même :

« Et la joie chante sans fin / Et la chanson continue encore et encore / Et les gens rient en se rencontrant / Et le soleil se lève pour rencontrer le jour ».

C’est exemplaire de la glorieuse URSS dirigée par Staline. Les paroles de la chanson française, écrites par Jeanne Perret en 1935, sont une sorte de décalqué ; il y manque l’envergure, la dimension profonde. Néanmoins, le résultat reste puissant.

Ma blonde, entends-tu dans la ville
Siffler les fabriques et les trains ?
Allons au-devant de la bise
Allons au-devant du matin

Refrain
Debout, ma blonde! chantons au vent !
Debout, amis !
Il va vers le soleil levant
Notre pays !

La joie te réveille, ma blonde
Allons-nous unir à ce chœur
Marchons vers la gloire et le monde
Marchons au-devant du bonheur.

Refrain

Et nous saluerons la brigade
Et nous sourirons aux amis
Mettons, en commun, camarades
Nos plans, nos travaux, nos soucis

Refrain

Dans leur triomphante allégresse
Les jeunes s’élancent en chantant
Bientôt une nouvelle jeunesse
Viendra au-devant de nos rangs

Refrain

Amis, l’univers nous envie
Nos cœurs sont plus clairs que le jour
Allons au-devant de la vie
Allons au-devant de l’amour

Au sens strict, cette chanson reflète bien que c’est le Parti Communiste Français qui a fourni les outils pour permettre aux masses de s’emparer de l’esprit de lutte, de la culture contestataire.

Il y a cependant un grand souci : la France n’a pas connu le basculement ; le cadre n’est pas celui de la construction du socialisme. Il ne s’agit pas d’une démocratie populaire, ou d’une République comme en Espagne qui est poussée vers une dimension révolutionnaire-démocratique.

Le Parti Communiste Français va ici d’ailleurs totalement basculer, cherchant à construire le socialisme depuis la situation française. Il va ainsi « importer » le réalisme socialiste des arts soviétiques pour promouvoir un « réalisme français », il va commencer à valoriser le parcours national français sans faire aucun tri.

C’est là une déviation de droite, portée par Maurice Thorez. Il n’en reste pas moins que par son idéologie et son appartenance à l’Internationale Communiste, le Parti Communiste Français porte, malgré l’erreur fondamentale de ligne, une dimension révolutionnaire.

Dans le contexte des grèves accompagnées d’occupations festives, cela devient explosif pour le camp de la bourgeoisie, fut-elle moderniste. Fin octobre 1936, à Biarritz, le congrès des radicaux et des radicaux-socialistes a par conséquent un ennemi très clair : les communistes.

Se félicitant de leur rôle historique de plus en plus grand, les « centristes » que sont les radicaux et radicaux-socialistes dénoncent dans leur déclaration de congrès la menace rouge.

« Fidèles à la parole donnée, nous avons, au lendemain des élections, accepté de collaborer au gouvernement de Rassemblement Populaire. Un contrat avait été conclu. Nous avons respecté le contrat. Nos élus ont été unanimes à appuyer de leur vote les projets du Gouvernement.

Notre Parti s’est pleinement associé à toutes les lois sociales. Il a voté la nationalisation des fabrications de guerre, la réforme de la Banque de France et tout une législation généreuse et humaine.

Mais il entend que le contrat et tous les contrats soient respectés. Profondément attaché aux principes de la liberté individuelle et de l’intangibilité des libertés publiques et privées, il est hostile aux manifestations de la violence et de la force.

Il veut, dans l’intérêt même des travailleurs, dans l’intérêt de la Nation, la légalité, non le désordre.

La grève, certes, est un droit, mais on ne saurait tolérer l’occupation des usines, des magasins et des fermes qui constitue une atteinte à la légalité. »

Les radicaux et radicaux-socialistes ne veulent plus être emportés dans le mouvement populaire : le grand représentant de leur aile droite, Léon Meyer, veut faire disparaître de partout le drapeau rouge et exige des ministres qu’ils ne se rendent plus dans les endroits où on chante l’Internationale.

Édouard Daladier parvient finalement à maintenir les radicaux et radicaux-socialistes dans le Front populaire, mais l’avertissement est là.

Surtout que l’extrême-droite commence une stratégie de la tension. De 11 en juin, juillet et août, on passe à 48 attentats pour septembre et octobre. Les découvertes par la police de caches d’armes ne s’arrêtent plus, parfois immenses comme dans l’Ain avec 28 caisses de munitions et 400 kilos de grenades.

Le Parti social français, fondé dans la foulée de l’interdiction des Croix-de-feu dissous par le Front populaire, est au cœur d’un processus de militarisation, avec même une aviation.

Et il profite d’une ligne paradoxale, tout comme l’Action française et le Parti populaire français de Jacques Doriot : ils se prétendent pour la paix, ils accusent le Front populaire de vouloir faire la guerre à l’Allemagne nazie, aux côtés de l’URSS.

La question de l’Espagne, alors en pleine guerre civile, est bien entendu au cœur des préoccupations.

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Le Front populaire et les Accords de Matignon

L’hôtel de Matignon est la résidence du Premier ministre ; les Accords de Matignon désignent ceux faits en cet endroit, dans la nuit du 7 au 8 juin 1936. Ces Accords furent supervisés par le premier ministre Léon Blum, mais ils concernent directement trois partenaires : les travailleurs avec la CGT, les patrons avec la CGPF (Confédération générale de la production française), l’État.

Le 5 juin 1936, Léon Blum avait annoncé à la radio la formation du gouvernement et les mesures immédiates qui seraient prises. Les Accords de Matignon concernent ces mesures.

« Le gouvernement de Front Populaire est constitué.

Appelé hier, à 6 heures du soir, par le Président de la République, je lui ai remis, séance tenante, la liste de mes collaborateurs.

Le gouvernement se présentera dès demain devant les Chambres.

Dès aujourd’hui, il veut prendre contact avec le pays.

Son programme est le programme de Front Populaire.

Parmi les projets dont il annoncera le dépôt immédiat et qu’il demandera aux deux Chambres de voter avant leur séparation figurent :

– La semaine de 40 heures,

– Les contrats collectifs,

– Les congés payés.

C’est-à-dire les principales réformes réclamées par le monde ouvrier.

Il est donc résolu à agir avec décision et rapidité… pour les travailleurs de la terre comme pour les travailleurs des usines.

Il fera tout son devoir. Il ne manquera à aucun des engagements qu’il a pris. Mais sa force réside avant tout dans la confiance qu’a mise en lui le peuple de France, et il en réclame aujourd’hui le témoignage aux millions d’électeurs qui l’ont porté au pouvoir.

L’action du gouvernement, pour être efficace, doit s’exercer dans la sécurité publique. Elle serait paralysée par toute atteinte à l’ordre, par toute interruption dans les services vitaux de la Nation. Toute panique, toute confusion serviraient les desseins obscurs des adversaires du Front Populaire, dont certains guettent déjà leur revanche.

Le gouvernement demande donc aux travailleurs de s’en remettre à la loi pour celles de leurs revendications qui doivent être réglées par la loi, de poursuivre les autres dans le calme, la dignité et la discipline.

Il demande au Patronat d’examiner ces revendications dans un large esprit d’équité. Il déplorerait qu’une tactique patronale d’intransigeance parût coïncider avec son arrivée au pouvoir. Il demande enfin au pays tout entier de conserver son sang-froid, de se défendre contre les exagérations crédules et les rumeurs perfides, d’envisager avec pleine maîtrise de lui-même une situation déjà dramatisée par les observateurs malveillants de la France, mais que les efforts d’une volonté commune doivent suffire à résoudre.

La victoire des 26 avril et 3 mai, reçoit aujourd’hui sa pleine consécration.

Un grand avenir s’ouvre devant la démocratie française.

Je l’adjure, comme Chef du Gouvernement, de s’y engager avec cette force tranquille qui est la garantie de victoires nouvelles. »

Le gouvernement du Front populaire prend donc les mesures suivantes, dès sa mise en place, ce qui lui confère historiquement une grande aura. La procédure est rapide, de fait : le Front populaire fait voter 135 lois en 73 jours.

On a la semaine de travail qui passe de 48 heures à 40 heures, pour le même salaire ; en théorie, cela ne relève pas des Accords de Matignon en soi, car c’était dans le programme du Front populaire : la loi est votée quelques jours après. Mais l’exigence est validée pareillement par les capitalistes et nécessairement dans ce cadre.

Car la transformation est énorme et c’est un acquis formidable pour les travailleurs. Mais c’est aussi l’expression inévitable du développement du capitalisme et de l’intensification du travail fourni.

Deux semaines de congés, payés, par an, c’est un minimum alors que le travail est devenu beaucoup plus intense. Une année sans pause était devenu impossible.

Les 48 heures de travail n’étaient tout simplement plus tenables, physiquement et psychiquement, par les masses de travailleurs. Une modernisation était inéluctable et si c’est un acquis social, c’est également un accompagnement de l’évolution technique de la production.

Il en va de même pour les salaires, qui obéissent désormais à des « contrats collectifs de travail », qui vont par la suite comme on le sait être appelées des conventions collectives. C’en est fini du capitalisme « sauvage » où les patrons agissaient de manière totalement isolée, séparée ; le travail modernisé exige une certaine clarté dans le niveau de formation, dans l’obtention des salaires.

Si les contrats collectifs mettent fin à une tyrannie locale, ils relèvent en même temps de la modernisation du joug capitaliste général.

Pour cette raison, la liberté syndicale est désormais considérée comme intangible. C’est un acquis au niveau des processus de revendication, et cela met fin aux incroyables abus où l’embauche, le licenciement, les mesures disciplinaires, la répartition du travail… étaient une vraie force pour les patrons pour empêcher tout activisme revendicatif.

Les syndiqués sont désormais protégés. Cependant, là aussi cela correspond à la modernisation du capitalisme, à la nécessité pour les patrons de disposer d’interlocuteurs ayant un vrai levier sur les travailleurs.

Les grèves de 1936 ont d’ailleurs été justement un grand traumatisme pour le patronat dans la mesure où ils se sont aperçus que les masses étaient livrées à elles-mêmes, qu’il n’y avait pas de structure syndicale à l’échelle globale du monde du travail.

La CGT était très minoritaire avant 1934, et c’était encore plus vrai pour la CFTC catholique. Tout a totalement changé désormais : les Accords de Matignon font donc de la CGT une centrale surpuissante (la CFTC étant mise de côté par l’État, qui profite parallèlement d’un grand gonflement de ses effectifs).

Dans le contexte du Front populaire, la CGT et la CGT-Unitaire (lié au Parti Communiste Français) se sont unifiés en mars 1936. La première s’appuyait sur à peu près 500 000 adhérents, la seconde sur autour de 250 000. L’unification amène la CGT réunifiée à s’appuyer sur 2,6 millions de membres, le chiffre atteignant 4 millions en 1937.

Et ce saut quantitatif a une portée qualitative. Au début de 1936, la CGT était forte chez les postiers (44 % d’entre eux), les cheminots (22 % d’entre eux), les services publics (36 % du personnel). Dans la métallurgie, le textile, le taux de syndicalisation consistait en moins de 5 %. Avec le Front populaire, la CGT unifiée s’implante partout, passant de 4 000 à 16 000 syndicats.

Cette masse organisée de travailleurs ne va toutefois avoir aucun poids politique ni historique malgré le caractère brûlant. Elle s’insère purement et simplement dans la vie capitaliste. Les Accords de Matignon instaurent d’ailleurs le principe du délégué du personnel, véritable pivot syndical dans le cadre de la vie quotidienne de l’entreprise. On est dans une logique d’encadrement moderne.

Seulement voilà : la France n’est pas encore moderne. Pratiquement les 3/4 des ouvriers exercent leurs activités dans des entreprises de moins de cent personnes, et il n’y a pas la même marge de manœuvre technique et financière que pour les plus grandes entreprises.

Cela est d’autant plus vrai qu’en plus du passage aux 40 heures hebdomadaires, les salaires sont revalorisés, de 7 % à 15 %. Les Accords de Matignon sont clairement le produit d’une double situation : celle marquée par une population ouvrière dans des grandes entreprises, celle où la classe ouvrière est massivement présente dans la région parisienne.

C’est cette particularité qui a produit le Front populaire, alors que le capitalisme est encore peu moderne, et que la moitié de la population encore rurale échappe pratiquement aux mesures des Accords de Matignon.

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La mise au pas des grèves du Front populaire

Le Front populaire avait pensé mener des mesures fortes, même très fortes, en profitant de l’appui extérieur des masses : un appui tacite, indirect. Cela permettait de se positionner de manière directe. Paul Faure, à la tête du Parti socialiste-SFIO avec Léon Blum prévenait ainsi avant la mise en place du gouvernement :

« L’un des tout premiers actes d’un gouvernement de Front populaire sera de museler les forces bancaires, et de dégager le crédit public du chantage de la haute finance.

C’est la première Bastille à enlever de haute lutte. Si l’on tergiverse, si l’on hésite, si l’on transige, toutes les espérances s’évanouiront. Les masses populaires ne nous pardonneraient pas.

Etablissons au plus vite la semaine de quarante heures sans diminution de salaires. Réquisitionnons les architectes, entrepreneurs, dessinateurs, hygiénistes, ouvriers de toutes professions pour exécuter un plan de travaux sur tout le territoire.

Sanatoria, logements salubres et confortables à édifier au lieu et place des taudis sordides. Ecoles restaurées, modernisées, ouvertes à tous. Elargissement des voies de communication, construction de ponts, suppression des passages à niveau gênants et meurtriers.

Il y a du travail, utile et fécond, pour une génération. Où trouver les milliards indispensables ? demanderont les sceptiques. Ah ! Oui, nous l’avons entendue cette très petite et ridicule objection.

On frappera la matière inerte et insensible des capitaux, autrement dit les deux cent familles. »

Seulement, tout ce programme « idéal » rentre désormais dans le contexte d’une agitation de masse, à l’échelle du pays. Il n’est plus possible d’imaginer des réformes savamment décidées au calme des ministères ; il y a désormais une tension historique.

Peu avant d’être nommé ministre de l’Intérieur, le socialiste Roger Salengro vient donc prévenir les communistes :

« Que ceux qui ont pour mission de guider les organisations ouvrières fassent leur devoir. Qu’ils s’empressent de mettre un terme à cette agitation injustifiée.

Pour ma part, mon choix est fait entre l’ordre et l’anarchie. Je maintiendrai l’ordre envers et contre tous. »

Et, dès sa nomination, Léon Blum appelle les grévistes à voir leurs revendications être satisfaites par la loi seulement. C’est une mise au pas, au nom de la stabilité à tout prix. Déjà, car c’est dans les mentalités socialistes que tout se passe « dans le calme », dans le cadre républicain, de manière formellement posée.

Ensuite, car la pression des forces de droite est immense pour que justement il y ait une ambiance artificiellement électrique. L’antisémitisme est utilisé sans bornes en France alors et il faut ici relater une scène très connue qui s’est déroulée à l’Assemblée nationale.

L’antisémitisme ici exposé est incohérent et malsain, criminel et pervers, une sorte de mélange d’antisémitisme racial et d’antisémitisme catholique traditionnel.

« M. Xavier Vallat. Pour faciliter la tâche de M. le président, je ne poursuivrai pas ce paragraphe et je passerai au dernier.

Il est une autre raison qui m’interdit de voter pour le ministère de M. Blum : c’est M. Blum lui-même.

Votre arrivée au pouvoir, monsieur le président du conseil, est incontestablement une date historique. Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain sera gouverné…

M. le président. Prenez garde, M. Vallat.

M. Xavier Vallat. …par un juif.

(Vives réclamations à l’extrême gauche et à gauche.)

A l’extrême gauche. A l’ordre !

(A l’extrême gauche et à gauche, MM. les députés se lèvent et applaudissent M. le président du conseil.)

M. le président. Monsieur Xavier Vallat, j’ai le regret d’avoir à vous dire que vous venez de prononcer des paroles qui sont inadmissibles à une tribune française.

(Vifs applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et sur divers bancs au centre.)

M. Xavier Vallat. Je n’ai pas pris cela pour une injure. (Interruption à l’extrême gauche).

M. le président. s’adressant à l’extrême gauche. Messieurs, seul votre silence peut donner quelque autorité à mes observations. (Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche.) Monsieur Vallat, je suis convaincu que, peut-être même chez vos amis, vous ne trouveriez pas une approbation complète de vos paroles qui, permettez-moi de vous le dire, contrastent un peu étrangement avec les déclarations d’un ton si élevé et si noble que nous avons entendues tout à l’heure tomber de la bouche de M. Le Cour Grandmaison.

M. Jean Le Cour Grandmaison. Je n’accepte pas cette opposition, monsieur le président.

(Applaudissements à droite.)

M. le président. Je voudrais donc, par égard pour cette solidarité nationale qui a été tout à l’heure plusieurs fois invoquée, vous prier, d’abord, monsieur Vallat, de retirer ces paroles.

(Vives interruptions à droite.)

A droite. Pourquoi?

M. le président. Messieurs, vous me ferez l’honneur de croire que le jour où l’on attaquerait l’un d’entre vous pour des questions de religion, je le défendrais de la même façon.

(Applaudissements.)

M. le président du conseil. Je demande la parole.

M. le président. Non. C’est à moi seul qu’il appartient de régler l’incident, j’en ai la responsabilité, je veux la prendre.

M. le président du conseil. Permettez-moi au moins de dire un mot.

M. le président. Non, monsieur le président du conseil. M. Xavier Vallat. Je vous demande donc de retirer vos paroles.

M. Xavier Vallat. Mais c’est une constatation historique, monsieur le président ; je demande à m’expliquer.

(Vives interruptions à gauche et à gauche.)

M. le président. Dans ces conditions, pour les paroles que j’ai entendues, je vous rappelle à l’ordre avec inscription au procès-verbal.

(Vifs applaudissements à l’extrême gauche et à gauche – Exclamations à droite.)

M. Xavier Vallat. Messieurs, je ne comprends pas bien cette émotion car, enfin, parmi ces coreligionnaires, M. le président du conseil est un de ceux qui ont toujours – et je trouve cela tout naturel – revendiqué avec fierté leur race et leur religion.

M. le président du conseil. C’est vrai.

M. Xavier Vallat. Alors, je constate que, pour la première fois, la France aura eu son Israël.

(Interruptions à l’extrême gauche.)

M. André Le Troquer. Cela nous change des jésuites.

M. Xavier Vallat. J’ajoute que, contrairement aux espérances de M. Jéroboan Rothschild, il ne se sera pas appelé Georges Mandel.

Messieurs, si notre ancien collègue M. Georges Weill, avec qui j’avais des relations fort cordiales, était ici, il ne manquerait pas de m’accuser, une fois de plus, d’antisémitisme à la Hitler. Mais, une fois de plus, il se tromperait.

Je n’entends pas oublier l’amitié qui me lie à mes frères d’armes israélites. Je n’entends pas dénier aux membres de la race juive qui viennent chez nous, le droit de s’acclimater comme tant d’autres qui viennent se faire naturaliser.

Je dis, parce que je le pense, – et j’ai cette originalité ici, qui quelquefois me fait assumer une tâche ingrate, de dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas –

(Applaudissements à droite. – Exclamations à gauche et à l’extrême gauche)

que, pour gouverner cette nation paysanne qu’est la France, il vaut mieux avoir quelqu’un dont les origines, si modestes soient-elles, se perdent dans les entrailles de notre sol, qu’un talmudiste subtil.

(Protestations à l’extrême gauche et à gauche.)

A gauche et à l’extrême gauche. La censure !

M. le président. Monsieur Vallat, président de cette Assemblée, je ne connais, quant à moi, dans ce pays, ni juifs, comme vous dites, ni protestants, ni catholiques. Je ne connais que des Français. (Vifs applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et sur divers bancs au centre.)

M. Xavier Vallat. Je n’ai pas dit le contraire. J’ajoute que lorsque le Français moyen pensera que les décisions de M. Blum auront été prises dans un cénacle où figureront, à leur ordre d’importance, son secrétaire, M. Blumel, son secrétaire général, M. Moch, ses confidents, MM. Cain et Lévy, son porteplume, M. Rosenfeld, il sera inquiet.

(Exclamations et bruit à l’extrême gauche et à gauche.) »

Toute cette pression, à moins d’y faire frontalement face, exige de louvoyer. Léon Blum pose donc un cadre où tout est neutralisé. Lors d’un meeting au vélodrome d’Hiver, il explique après avoir rencontré les dirigeants du patronat pour mettre un terme aux grèves et aux occupations :

« Au cours des conversations, j’ai constaté de la part des représentants du patronat, un esprit de conciliation, une intelligence de la situation auxquels je veux rendre hommage. »

Le Populaire, l’organe du Parti socialiste-SFIO, souligne que les choses peuvent recommencer, mais améliorées :

« Victoire ! Victoire ! Les patrons ont capitulé.

Quels patrons ? Tous. Une victoire ? Mieux : un triomphe. En vingt ans d’efforts la classe ouvrière n’avait jamais obtenu, jamais peut-être espéré cela. Victorieux, les ouvriers peuvent reprendre le travail. »

Maurice Thorez, à la conférence nationale du Parti Communiste Français, soutient totalement la légalité du processus :

« La classe ouvrière ne doit pas progresser à un rythme accéléré qui risque de l’isoler des autres travailleurs. Notre Parti n’a jamais préconisé l’occupation des usines. Les communistes ne sont pas les adversaires de toute propriété.

L’ordre, c’est le Front populaire. Les communistes ne renoncent à aucun de leurs buts ; mais, pour ne pas échouer en allant trop vite, ils estiment le Front populaire nécessaire pour le moment.

Notre Parti déclare solennellement que l’heure n’est pas à la révolution socialiste, mais à l’effort commun de tous les Républicains. L’heure est aux mesures légales. »

Les lois sont votées. Les congés payés sont votés par 563 voix contre 1, la procédure pour des conventions collectives par 571 voix contre 5, la semaine des quarante heures par 408 voix contre 160. Puis vient la dissolution des ligues d’extrême-droite, par 375 voix contre 192.

Le 14 juillet 1936, 400 000 personnes défilent à Paris des Tuileries à Vincennes, en passant par la place de la Nation où un immense drapeau français flotte depuis la statue de Philippe Auguste. On y retrouve tout le décorum du Front populaire : chants et danses ; drapeaux rouges et drapeaux tricolores ; un bas-relief représentant Staline et un immense portrait de Léon Blum ; des portraits de Marat et de Victor Hugo, de Jaurès et de Voltaire ; des ballons rouges lâchés et des bonnets phrygiens sur la tête.

Le Front populaire, c’est une grève, des revendications que le gouvernement comptait assumer, et toute une culture ambiguë, à la fois pro-gouvernementale et tendant finalement à la révolution.

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Front populaire : la vague de grèves et d’occupation comme détente

La victoire du Front populaire est prétexte à une vague de grèves massive, qui va conforter la dimension de masses du Front populaire. L’effervescence de la victoire a donné du baume au cœur, le courage est assumé, et il y en avait besoin.

Car être un travailleur, en France, dans les années 1930, c’était être mal payé, avec des cadences infernales, des calculs infiniment compliqués du temps et du travail effectués aboutissant à une paie jamais garantie en soi, des licenciements en cas de protestation appuyée, la nécessité parfois de trafiquer ses papiers pour pouvoir être embauché si on était sur une liste noire.

Le 3 mai 1936 avait eu lieu le second tour des élections ; le 11 mai, des grèves éclatent au Havre, dans des usines d’aviation, en soutien à deux ouvriers licenciés pour avoir fait grève le 1er mai. Le mouvement déborde en occupation d’usine et la police est repoussée.

La satisfaction des revendications est immédiatement accordée, grâce à l’intervention du maire radical, mais le mouvement fait tache d’huile. Il y a ainsi une grève à l’usine Latécoère à Toulouse le 13 mai pour la réintégration de trois ouvriers, et là encore le maire, un socialiste, sert d’intermédiaire pour le succès des revendications.

Suit l’usine Bloch à Courbevoie en banlieue parisienne le 14 mai, pour une hausse de salaires. Les aciéries de Longwy s’ajoutent au mouvement, des grèves éclatent à Vénissieux. Les grèves suivies d’occupation s’accumulent.

La démarche prend encore plus d’ampleur en région parisienne à la suite du rassemblement, le 24 mai, de 600 000 personnes à Paris en l’honneur de la Commune de 1871. Léon Blum et présent et Le Figaro se moque de ceux qui sont à ses côtés : le communiste Maurice Thorez (« le rubicond baryton communiste »), le socialiste Bracke (« l’helléniste » [car spécialiste du grec ancien]), le communiste André Marty (« en casquette très prolétaire »), le socialiste Morizet (« le richissime sénateur de Boulogne »).

Le Figaro peut se moquer, car il n’y a aucune tension, et c’est assumé de bout en bout. Voici comment L’Humanité relate l’événement :

« Le peuple de Paris a manifesté sa force immense et invincible. Cette foule magnifique, ardente, de bonne humeur, était animée d’un sentiment de confiance tranquille. La joie éclatait sur tous les visages et la certitude du prochain triomphe. »

Une nouvelle vague est alors apportée par la grève de 30 000 ouvriers de l’usine Renault de Billancourt le 28 mai.

Ce sont les grèves, les occupations, avec toujours la même impression : celle d’avoir, somme toute, le droit de le faire. Lorsque les usines Nieuport d’Issy-les-Moulineaux, en région parisienne, se mettent en grève, le maire communiste de Malakoff s’occupe de leur ravitaillement.

Dans les autres cas, ce sont les masses elles-mêmes qui apportent des vivres, des couvertures, qui passent par des cordes dans les usines occupées : Farman, Fiat, Caudron, Gnome et Rhône, Salmson, Rosengart, Panhard, Goodrich, Talbot, Alsthom…

Quant à la police, elle n’intervient pas, et Léon Blum affirme qu’il n’appellera ni à elle, ni à l’armée. Et pourquoi le ferait-elle ? Tout est extrêmement bon enfant.

Il n’y a pas de Conseils ouvriers, pas de discussions politiques. Les grévistes occupent en discutant de choses et d’autres, en jouant aux cartes ou aux boules, au son de la musique si des chansonniers, des accordéonistes ou des orchestres sont présents, ou bien encore des postes de TSF, des phonogrammes.

Les seules choses interdites réellement, ce sont les alcools forts et la présence des patrons, des directeurs, des ingénieurs. Et rien n’est abîmé, ni dans les usines, ni dans les bureaux.

Par contre, il faut être présent à la grève et à l’occupation, tout le monde est obligé de participer. La pression en ce sens est énorme ; sortir des lieux exige de dire pourquoi et de donner une plage horaire. On dort n’importe comment, à même le sol souvent, mais l’environnement est décoré, de drapeaux rouges et tricolores, et on chante l’Internationale et la Marseillaise.

Bertrand de Jouvenel, un agité sévère de l’extrême-droite, raconte de la manière suivante ce qu’il a vu :

« Tous les débuts de révolution donnent raison à Jean-Jacques Rousseau. Il n’est rien qui mette l’homme de meilleure humeur que d’échapper à l’ennui de sa routine et à la paresse de ses devoirs.

Il rit, il se promène et on se dit qu’il est naturellement bon. Durant trois jours, j’ai été d’usine en usine, j’ai vu des bousculades joyeuses autour de corbeilles de nourriture apportée du dehors.

J’ai entendu applaudir des voix de fausset des imitations de comiques. La grève sur le tas, c’est un pique-nique prolongé. Il faut un effort pour se rappeler qu’on assiste à une bataille. »

Le 2 juin 1936, des secteurs entiers sont en grève : l’alimentation, le textile, la chimie, l’ameublement, le pétrole, la teinturerie, le bâtiment, le papier, l’horlogerie, la métallurgie. Le 5 juin 1936, des travailleurs totalement inexpérimentés dans l’action gréviste basculent, tels les ouvriers agricoles, les coiffeurs, les garçons de café, les employés des salles de spectacles, les vendeurs de journaux, les tenanciers de kiosque.

Les cabarets sont en grève, tout comme les grands magasins parisiens, les cafés-concerts comme les maisons de haute couture, les cinémas comme les boucheries, les théâtres comme les pompes funèbres.

Sont de la partie les marbriers, les maraîchers. Et alors que la pénurie s’installe partout, les gardes mobiles prennent le contrôle des principales rues et des grands carrefours de la capitale.

La France compte alors deux millions de grévistes, avec 12 000 grèves organisées, les 3/4 étant caractérisées par des occupations.

Il y a ici la confluence de deux perspectives. Il y a d’un côté la dimension révolutionnaire populaire, qui a eu comme déclencheur le Front populaire, avec à l’arrière-plan le Parti Communiste Français. Les masses en mouvement portent la révolution.

Il y a de l’autre côté l’expression d’un immense soupir de soulagement dans le cadre d’une pause exigée par tous les travailleurs. On parle ici du rejet d’une pression extrême existante sur les travailleurs.

Cette dimension n’a été comprise par le Front populaire ; elle a été vue, sentie, mais jamais interprétée, et encore moins à haut niveau. Deux idéologies vont par contre se précipiter sur cette question : le catholicisme, d’une part, le fascisme, d’autre part, avec à chaque fois une dénonciation de la « vie moderne », qui va avoir un grand écho dans une France encore largement paysanne ou marquée par la paysannerie.

Les grandes figures de cette critique sont, chez les auteurs fascistes, comme Drieu La Rochelle dans ses innombrables articles, Céline (avec « Voyage au bout de la nuit »), et chez les auteurs catholiques Georges Bernanos et Simone Weil.

Le succès de la France de Pétain quelques années après le Front populaire ne s’explique pas sans saisir comment, malheureusement, les socialistes et les communistes sont totalement passés à côté de la contradiction entre la ville et la campagne, de la contradiction entre le travail manuel et le travail intellectuel.

Voici comment Simone Weil raconte, à sa manière, le sens de la grève de juin 1936, dans la revue gauchiste « La révolution prolétarienne ».

« Enfin, on respire ! C’est la grève chez les métallos. Le public qui voit tout ça de loin ne comprend guère. Qu’est-ce que c’est ? Un mouvement révolutionnaire ? Mais tout est calme. Un mouvement revendicatif ? Mais pourquoi si profond, si général, si fort, et si soudain ?

Quand on a certaines images enfoncées dans l’esprit, dans le cœur, dans la chair elle-même, on comprend. On comprend tout de suite. Je n’ai qu’à laisser affluer les souvenirs.

Un atelier, quelque part dans la banlieue, un jour de printemps, pendant ces premières chaleurs si accablantes pour ceux qui peinent. L’air est lourd d’odeurs de peinture et de vernis.

C’est ma première journée dans cette usine. Elle m’avait parue accueillante, la veille : au bout de toute une journée passée à arpenter les rues, à présenter des certificats inutiles, enfin ce bureau d’embauche avait bien voulu de moi. Comment se défendre, au premier instant, d’un sentiment de reconnaissance ?

Me voici sur une machine. Compter cinquante pièces… les placer une à une sur la machine, d’un côté, pas de l’autre… manier à chaque fois un levier… ôter la pièce… en mettre une autre…encore une autre… compter encore… je ne vais pas assez vite.

La fatigue se fait déjà sentir. Il faut forcer, empêcher qu’un instant d’arrêt sépare un mouvement du mouvement suivant.

Plus vite, encore plus vite ! Allons bon ! Voilà une pièce que j’ai mise du mauvais côté. Qui sait si c’est la première ? Il faut faire attention (…).

Le public, et les patrons, et Léon Blum lui-même, et tous ceux qui sont étrangers à cette vie d’esclave sont incapables de comprendre ce qui a été décisif dans cette affaire.

C’est que dans ce mouvement il s’agit de bien autre chose que de telle ou telle revendication particulière, si importante soit-elle.

Si le gouvernement avait pu obtenir pleine et entière satisfaction par de simples pourparlers, on aurait été bien moins content. Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser.

Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange.

Oui, une joie. J’ai été voir les copains dans une usine où j’ai travaillé il y a quelques mois. J’ai passé quelques heures avec eux. Joie de pénétrer dans l’usine avec l’autorisation souriante d’un ouvrier qui garde la porte. Joie de trouver tant de sourires, tant de paroles d’accueil fraternel.

Comme on se sent entre camarades dans ces ateliers où, quand j’y travaillais, chacun se sentait tellement seul sur sa machine ! Joie de parcourir librement ces ateliers où on était rivé sur sa machine, de former des groupes, de causer, de casser la croûte.

Joie d’entendre, au lieu du fracas impitoyable des machines, symbole si frappant de la dure nécessité sous laquelle on pliait, de la musique, des chants et des rires.

On se promène parmi ces machines auxquelles on a donné pendant tant et tant d’heures le meilleur de sa substance vitale, et elles se taisent, elles ne coupent plus de doigts, elles ne font plus de mal. Joie de passer devant les chefs la tête haute.

On cesse enfin d’avoir besoin de lutter à tout instant, pour conserver sa dignité à ses propres yeux, contre une tendance presque invincible à se soumettre corps et âme.

Joie de voir les chefs se faire familiers par force, serrer des mains, renoncer complètement à donner des ordres. Joie de les voir attendre docilement leur tour pour avoir le bon de sortie que le comité de grève consent à leur accorder.

Joie de dire ce qu’on a sur le cœur à tout le monde, chefs et camarades, sur ces lieux où deux ouvriers pouvaient travailler des mois côte à côte sans qu’aucun des deux sache ce que pensait le voisin.

Joie de vivre, parmi ces machines muettes, au rythme de la vie humaine – le rythme qui correspond à la respiration, aux battements du cœur, aux mouvements naturels de l’organisme humain – et non à la cadence imposée par le chronométreur.

Bien sûr, cette vie si dure recommencera dans quelques jours. Mais on n’y pense pas, on est comme les soldats en permission pendant la guerre. Et puis, quoi qu’il puisse arriver par la suite, on aura toujours eu ça.

Enfin, pour la première fois, et pour toujours, il flottera autour de ces lourdes machines d’autres souvenirs que le silence, la contrainte, la soumission. Des souvenirs qui mettront un peu de fierté au cœur, qui laisseront un peu de chaleur humaine sur tout ce métal.

On se détend complètement. On n’a pas cette énergie farouchement tendue, cette résolution mêlée d’angoisse si souvent observée dans les grèves.

On est résolu, bien sûr, mais sans angoisse.

On est heureux. On chante, mais pas l’Internationale, pas la Jeune Garde ; on chante des chansons, tout simplement, et c’est très bien. »

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Le succès électoral du Front populaire et la composition du gouvernement

Les élections législatives ont lieu les 26 avril et 3 mai 1936 ; la participation est de 83,49 %, ce qui est similaire aux élections précédentes. Il faut, par contre, bien se souvenir que les 11,7 millions d’inscrits sont tous des hommes, les femmes n’ayant pas encore le droit de vote.

Entre les deux tours, il y avait le premier mai : il fut presque anodin, Le Figaro, organe alors extrêmement à droite, s’en moquant : « Très calme, presque élégiaque ».

Chaque député se fait élire dans un arrondissement, en deux tours. Cela a son importance, car on n’est pas dans une élection proportionnelle : il y a un décalage entre les voix obtenues et le nombre de députés. Voici les résultats pour les partis membres du Front populaire :


votespourcentagesièges
Section française de l’Internationale ouvrière 
(SFIO)
1 878 51319,18 %149
Parti communiste français 
(SFIC)
1 492 02015,23 %72
Parti républicain radical et radical-socialiste 
(PRRRS)
1 486 46415,17 %115
Union socialiste républicaine 
(USR)
648 4066,62 %44
Parti d’unité prolétarienne 
(PUP)
184 7651,89 %6
Total5 690 16857,78 %386

Le Parti socialiste-SFIO devient le premier parti électoral ; le nombre de ses députés passe de 97 à 146. Les députés communistes étaient 10, ils sont désormais 72. Les radicaux voient leurs sièges passer de 159 à 116, mais ils sont les maîtres du jeu.

Du côté de la droite, il y a eu 4,1 millions de voix, avec 224 députés.

L’Humanité dresse la liste des acteurs de l’extrême-droite qui sont battus

Dans les faits, le Front populaire dépend des radicaux. C’est le fait qu’ils penchent à gauche qui détermine les possibilités du Front populaire, et cela correspond au manque de charge révolutionnaire.

Cela, le socialiste Léon Blum le regrette, mais il s’en accommode. D’ailleurs, les 2/3 des nommés au gouvernement appartiennent à la franc-maçonnerie, qu’ils soient radicaux ou socialistes. On est finalement dans la même philosophie.

Du côté du Parti Communiste Français, Maurice Thorez se place dans la même logique légitimiste. Il veut même que les communistes participent au gouvernement, mais le Bureau politique s’y oppose, ainsi que l’Internationale Communiste.

On a ici la double faiblesse des uns et des autres : Léon Blum pense pouvoir agir malgré tout, en sachant que c’est incohérent si on prend les objectifs du Parti socialiste. Il faudra bien basculer d’un côté ou de l’autre, du côté des institutions ou du côté des communistes. À ce moment-là, il est encore possible de faire illusion.

Léon Blum se justifiera ainsi en disant :

« Non seulement le Parti socialiste n’a pas la majorité, mais les partis prolétariens ne l’ont pas davantage. Il n’y a pas de majorité socialiste ; il n’y a pas de majorité prolétarienne.

Il y a la majorité du Front populaire dont le programme du Front populaire est le lieu géométrique.

Notre mandat, notre devoir, c’est d’accomplir et d’exécuter ce programme. Il s’ensuit que nous agirons à l’intérieur du régime actuel, de ce même régime dont nous avons montré les contradictions et les iniquités tout au long de notre campagne électorale. »

Quant au Parti Communiste Français, il a le problème inverse. Il s’est construit contre les institutions, puisqu’il veut la révolution, mais son dirigeant Maurice Thorez aimerait bien continuer la logique de participation, et toute la culture idéologique mise en avant dans le cadre du Front populaire tend à cela.

Cela va jouer sur la substance des partis : les socialistes se considéreront comme les meilleurs gestionnaires en attendant un hypothétique point de bascule au socialisme, et auront désormais toujours une logique gouvernementale. Quant au Parti Communiste Français, il ne sortira plus de sa quête de légitimité et de son espoir de se placer comme « aile gauche » d’une coalition populaire.

Ce qui ressort de cela en attendant, c’est une nécessaire centralisation, afin d’empêcher les incohérences de ressurgir trop fort. Pour tenir, le Front populaire doit fonctionner de manière quasi mécanique dans son rapport au programme… Cela va être sa force, chaque ministre se voyant charger de tâches bien particulières.

Ainsi, Léon Blum, qui normalement est un « primus inter pares », un super-ministre aux côtés d’autres ministres, se contente d’être le président du Conseil, afin de jouer le rôle qui sera effectivement celui du premier ministre dans la Ve République. Et les ministres sont choisis de manière très calibrée.

On a ainsi le dirigeant radical Édouard Daladier. Il est le garant d’une logique de soumission à la bourgeoisie moderne, aussi est-il à la fois vice-président du Conseil et ministre de la Défense nationale et de la Guerre. C’est là une garantie très claire apportée sur le plan de la stabilité capitaliste.

Autre garantie, il y a trois ministres sans portefeuille, dont le statut est supérieur à celui des ministres classiques, et qui se chargent donc d’encadrer la direction. Au président du Conseil Léon Blum et au vice-président du Conseil Édouard Daladier, il faut donc en quelque sorte associer le radical Camille Chautemps, le socialiste modéré Maurice Viollette, le socialiste Paul Faure.

D’autres ministères relèvent de la même logique rassurante. Le radical Yvon Delbos est ministre des Affaires étrangères. Le ministre des Colonies revient à Marius Moutet, un socialiste indépendant habitué des gouvernements. C’est encore un radical, Paul Bastid, qui est ministre du Commerce. C’est un socialiste indépendant, Alphonse Gasnier-Duparc, qui est ministre de la Marine.

Le radical Pierre Cot est ministre de l’Air (il sera par la suite un soutien de l’URSS) ; c’est lui qui a fondé Air France en 1933. Le radical Marc Rucart est ministre de la Justice ; le ministre de l’Éducation nationale est le radical Jean Zay.

Le reste est par contre plus notable, car l’efficacité va être au rendez-vous et on comprend tout de suite que la base de cela, c’est le « socialisme municipal ».

Comme ministre de la Santé, on a Henri Sellier, un socialiste réformiste à la pointe des questions d’urbanisme dans leur rapport avec la santé justement. Lui-même a été très actif comme maire de Suresnes, et le principal promoteur du principe des Cités-jardins.

On a dans une même perspective le socialiste Charles Spinasse, ministre de l’Économie nationale, qui est maire de la toute petite ville d’Égletons, de moins de deux mille habitants, où il est allé dans le sens d’une « planification » urbaine.

Le ministre des Postes, Télégraphes et Téléphones est un maire également, de Dijon : Robert Jardillier. Dans sa ville, il a notamment promu des chantiers municipaux et des restaurants populaires à bon marché.

Le ministre de l’Agriculture, Georges Monnet, maire de la toute petite commune Celles-sur-Aisne près de Soissons, est extrêmement proche de Léon Blum (et fut même parfois considéré comme son « héritier ») ; il a développé une ligne de défense à outrance des petits exploitants.

Si le socialiste Albert Rivière, ministre des Pensions, n’a pas de profil notable, ce n’est pas le cas avec le socialiste Jean-Baptiste Lebas, encore un maire. À Roubaix, il fut le premier à mettre en place des Habitations à bon marché. Son pote est parmi les plus importants, puisqu’il est ministre du Travail.

Dans une même orientation populaire, on a la mise en place d’un sous-secrétariat aux Sports et Loisirs, dépendant du ministère de la Santé avec le socialiste Léo Lagrange. L’objectif est que les masses aient accès au sport, mais il faut noter également qu’il est connu comme un moteur du mouvement des auberges de jeunesse, et qu’il instaure un billet de congés annuel, donnant 40 % de réduction sur les billets de train.

Trois autres sous-secrétaires sont par ailleurs des femmes. La radicale et féministe Cécile Brunschvicg est à l’Éducation nationale, la scientifique (et proche des communistes) Irène Joliot-Curie à l’Éducation nationale chargé de la Recherche scientifique, la socialiste Suzanne Lacore à la Santé publique chargée de la Protection de l’Enfance.

Le socialiste Albert Bedouce, ministre des Travaux publics, est maire de Toulouse ; Vincent Auriol, ministre des Finances, est maire de la petite ville de Muret. Le socialiste Roger Salengro, lui, est maire de Lille, une grande ville, et il devient le ministre de l’Intérieur, le poste le plus important qui revienne à un socialiste, dans le contexte de l’interdiction des ligues d’extrême-droite.

Mais, et c’est la première catastrophe, il se suicide au bout de quelques mois à la suite de la campagne de presse de l’extrême-droite qui l’accuse de désertion pendant la première guerre mondiale. Il sera remplacé par un autre socialiste, Marx Dormoy, maire de Montluçon.

Les manifestations en l’honneur de Roger Salengro

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L’absence de toute charge révolutionnaire dans le Front populaire

Il faut noter ici un terrible paradoxe, qui va résolument jouer sur la substance du Front populaire. Ses dirigeants sont, en effet, tous alignés sur un certain esprit tranquille. Cela, parce qu’ils sont franc-maçons, éduqués de façon bourgeoise… Ou bien parce qu’ils sont syndicalistes, habitués à un horizon particulièrement borné.

Tous ne connaissent qu’un train-train bien précis ; ils ont des certitudes propres à leur statut. Or, la vraie question de cet aspect extrêmement difficile, c’est : la transformation sociale peut-elle avoir comme principaux protagonistes des bourgeois extérieurs au travail manuel et des syndicalistes arc-boutés sur un minimalisme manuel ?

Il va de soi que non, et aussi désagréable que ça le soit, il faut bien en passer par là pour comprendre l’échec du Front populaire qui a suivi sa victoire si marquante.

Si celui-ci est vu comme une menace terrible par les bourgeois, il y a donc une part de jeu, car il est en même temps tout à fait compris qu’on ne parle pas ici de cadres révolutionnaires forgés dans l’acier.

Le symbole absolu de cela, c’est Léon Blum. Le 31 mai 1936, il s’exprime au Congrès socialiste au sujet du gouvernement qui va désormais être aux commandes en France. On lit déjà l’incohérence d’un Parti socialiste-SFIO qui se veut révolutionnaire sans l’être, avec un Léon Blum qui tergiverse quant à sa propre légitimité.

« Nos débats d’il y a dix ans sur la participation [au gouvernement], ces débats dans lesquels se sont succédé à la tribune presque tous ceux qui sont sur cette estrade ou dans cette assemblée, ces débats, voyez-vous, le problème qu’ils posaient n’est pas complètement éliminé par les circonstances actuelles.

Au fond, que disions-nous, quand nous montrions au Parti socialiste ce qu’il pouvait redouter de la participation ?

Nous lui disions : exercice du pouvoir dans le cadre de la société capitaliste, c’est une chose, conquête révolutionnaire du pouvoir, c’en est une autre.

N’y a-t-il pas à craindre que la classe ouvrière ne confonde l’une avec l’autre, qu’elle n’attende de l’exercice du pouvoir tout ce que doit, légitimement et nécessairement, lui procurer sa conquête ?

Eh bien, nous exercerons le pouvoir, nous ne l’avons pas conquis. Nous l’exercerons et même nous ne l’exercerons pas seuls, nous l’exercerons en société. Nous ne pouvons pas faire autre chose que de préparer, je le répète, dans les esprits et dans les choses, l’avènement du régime social qu’il n’est pas encore en notre pouvoir de réaliser à l’heure actuelle.

C’est cela le problème, et c’est cela qu’il faudra que tous ensemble, par tous les moyens de persuasion dont nous pouvons disposer, unis les uns et les autres par cette vérité commune, nous fassions comprendre aux masses ouvrières, si elles étaient disposées à l’oublier — ce dont je ne suis nullement sûr à l’heure actuelle, car cette confiance que nous demandons, je crois que nous la possédons. »

Au Sénat, quelques mois plus tard, en septembre, il soulignera bien qu’il n’est pas à la tête du gouvernement pour appliquer ses propres idées.

« Je préside un Gouvernement de coalition, chargé d’appliquer un programme dressé en commun entre les différents partis qui le composent et, dans cette collaboration avec les représentants d’autres partis, je ne crois pas avoir jamais manqué de loyauté. C’est toujours la pensée commune que j’ai essayé d’exprimer par une action commune.

Je ne suis donc pas, je le répète, un chef de Gouvernement dont l’intention, même secrète, même hypocrite, soit d’appliquer au pouvoir les doctrines de son parti.

Un jour viendra peut-être dans ce pays où le parti socialiste sera assez fort, assez puissant, aura poussé assez loin sa force de pénétration et de persuasion pour que d’autres actions soient possibles. Nous n’en sommes pas là. Ce n’est pas ce rôle que je joue.

Messieurs, on a beaucoup parlé des atteintes portées au droit de propriété, aux droits individuels.

Le Gouvernement que je préside n’est pas un Gouvernement d’expropriation, il n’a pas pour objet de réaliser directement ou obliquement une expropriation révolutionnaire de certaines formes de la propriété capitaliste.

Ce n’est pas le mandat que j’ai reçu et ce n’est pas l’intention que j’ai. »

Léon Blum au moment de la victoire du Front populaire

C’est que Léon Blum est un socialiste, mais un bourgeois ; il est cultivé, mais c’est plus exactement un lettré typique de la bourgeoisie intellectuelle déconnectée. Il est insupportablement caricatural quant à cette « touche » de bourgeois parisien éduqué et maniéré, avec des attitudes d’esthète à l’écart du monde et des postures fragiles. Il semble comme flotter à l’écart des exigences physiques.

Une émission de radio qui lui est consacrée sur France inter en 2024 est bien obligé de parler ainsi :

« les grandes étapes de la vie extraordinaire de l’apôtre du socialisme, qui fut d’abord un dandy parisien juif et critique littéraire. »

Et ainsi :

« Le disciple de Jaurès fut d’abord un dandy parisien, juif, critique littéraire le plus remarqué de son temps, ami d’André Gide et de Marcel Proust, un esthète de la Belle Époque profondément marqué par l’affaire Dreyfus.

Une fois entré dans l’arène politique, au sortir de la Première Guerre mondiale, Léon Blum fut adulé par les ouvriers, redouté par le patronat, insulté et menacé de mort par les antisémites tout au long de sa vie. »

L’homme est en effet charmant, intelligent, cultivé, engagé. Il est tourné vers une certaine préciosité : il fut collaborateur d’une revue artistique symboliste, les Cahiers de la Conque, et il a fréquenté les milieux « fin de siècle » composés de dandys et d’esthètes bourgeois.

Il cherche à combiner les choses, plutôt qu’à les séparer radicalement, à l’instar de son essai Du mariage, en 1907, où il fait l’éloge du mariage… considéré comme point culminant de multiples essais polygames de la part de l’homme et de la femme.

En ce sens, Léon Blum est tout à fait un bourgeois français, même s’il a sa culture religieuse juive, qui va être déterminante pour sa lecture morale de l’Histoire. C’est à juste titre qu’il a pu dire :

« Je suis né en France, dans le cœur même de Paris. J’ai été élevé en Français, dans des écoles françaises. Mes camarades sont français, et les fonctions que j’ai remplies l’ont été au service de la France.

La civilisation française fait partie intégrante de ma personnalité. Je possède le français entièrement, sans le moindre soupçon d’accent étranger. Jusqu’aux traits de mon visage qui n’ont aucun trait caractérisé de ma race d’origine.

J’ai le droit de me considérer comme parfaitement assimilé. Je sens nettement qu’aucun élément de l’esprit français ne m’est étranger, ni de l’honneur français, ni de la culture française, aussi raffinée soit-elle.

Eh bien, je n’en ai pas moins le sentiment d’être juif. Et jamais je n’ai remarqué entre ces deux phases de ma conscience la moindre contradiction, la moindre opposition… »

Léon Blum a suivi une carrière d’intellectuel parisien, devenant un « commissaire du gouvernement » en travaillant pour le Conseil d’État. Il n’y a aucune dimension dialectique et l’écrivain Jules Renard résume parfaitement la question en disant :

« Blum, très intelligent, mais sans un grain d’esprit. »

Et la question, c’est : que fait cet intellectuel esthète à la tête du gouvernement ? Georges Hourdin, un catholique républicain, s’étonne du succès électoral du Front populaire en 1936 :

« Il est paradoxal que les élections se traduisent légalement par l’arrivée au pouvoir de M. Léon Blum, subtil entre les subtils. Je ne méconnais pas les qualités du leader socialiste.

Je sais la force analytique de son intelligence et la qualité de l’émotion qui parfois l’étreint. Mais il n’a pas la voix assez forte, il manque de puissance.

Il avoue qu’il ne sait pas s’il est le chef que les circonstances exigent. Un Lénine, un Staline ne doutaient pas de leur destin. »

Le journaliste Jacques Chastenet, qui a travaillé comme directeur pour l’industrie capitaliste du charbon auquel il est lié, dira pareillement :

« Son extrême subtilité l’entraîne à des complications de pensée dont il ne se dégage qu’à coups de boutoir, tandis que sa frémissante sensibilité lui fait ressentir comme de cruelles blessures les moindres piqûres d’épingle.

Au total, un doctrinaire généreux, un théoricien abstrait, un stendhalien un peu égaré dans la politique et point un animal de gouvernement. »

Henri Jeanson écrit dans Le Canard enchaîné, alors que Léon Blum est à la tête du nouveau gouvernement et qu’il y a eu parallèlement un coup d’État militaire en Espagne :

« Léon Blum, vous êtes trop chic. Vous jouez les fair play avec des tricheurs. Vous leur prêtez une honnêteté, une franchise, un courage dont ils sont dépourvus.

Or, vous avez charge d’âmes. Si vous ne renoncez pas à votre charmante gentillesse, si vous n’enfermez pas à double tour les deux cents familles dans leur caverne, les deux cent familles vous grignoteront et la vieille France deviendra quelque chose comme une nouvelle Espagne.

Qui commande ? Vous avez la parole. »

Marc Vichniac, auteur d’une biographie de Léon Blum alors, dira :

« Il y a un mot dont j’aurais envie de me servir. Après tout, je ne vois pas pourquoi j’hésiterais à le faire.

C’était, en quelque manière, sa sainteté, je veux dire là l’absence, et l’absence complète, totale, de mobiles personnels, une pureté d’âme, une limpidité de cœur qui était, par moments, presque enfantine. »

Quiconque connaît la morale juive voit ici tout de suite que c’est cet aspect qui est ici mis en avant, avec la candeur de la « mitzvah », cette bonne action gratuite qui fait évaluer les juifs au jugement dernier (bar-mitzvah signifie « fils de la mitzvah », car désormais on sera jugé sur ses actes, bat-mitzvah étant la version féminine).

L’historienne Georgette Elgey décrit ainsi les réactions provoquées par Léon Blum :

« L’agacement causé souvent par Léon Blum provient sans doute de son éternelle bonne conscience, de sa croyance en son infaillibilité, assez exaspérante chez un homme si prompt à étaler ses scrupules et ses doutes.

À cela s’ajoute une sensibilité qui, l’âge aidant, devient de la sensiblerie. »

C’est que Léon Blum est socialiste ; il pense qu’en étant raisonnable, on peut réussir. C’est un bourgeois pétri de morale, de par sa culture juive, et il est allé jusqu’à l’universalisme socialiste.

La révolution reste cependant sa limite. Il abhorre le bolchevisme en qui il voit de la violence gratuite :

« Le communisme n’a pas seulement altéré les idées essentielles du socialisme ; il en a faussé, dévié la direction morale.

Quand nous nous efforçons de faire appel aux exigences les plus nobles de la raison, aux sentiments les plus purs de l’âme humaine, il exploite, lui, les instincts les plus vils. Nous cherchons à rehausser, il rabaisse.$Nous cherchons à ennoblir, il dégrade. Ses moyens sont le mensonge, la duplicité, la calomnie. Les passions qu’il attise sont l’envie, la haine. »

Autrement dit, Léon Blum est un idéaliste. Il relève de ces socialistes pour qui le marxisme a une philosophie morale, éducative. Il y a également la même problématique en Autriche, avec une social-démocratie bien plus puissante, bien plus radicale, dont le dirigeant Otto Bauer vient pareillement de la bourgeoisie juive.

Si l’on raisonne en termes de forces d’appoint à un basculement historique, cela pourrait aller. C’est évidemment par contre catastrophique si on considère qu’on parle ici du principal dirigeant du Front populaire, de celui qui va prendre la tête du gouvernement.

Le contexte rend cela d’autant plus aigu. Car l’absence d’affirmation transformatrice n’est alors pas le seul aspect : il y a également l’aspect négatif. La dimension « révolutionnaire », imperceptiblement, va changer de camp, en apparence seulement bien entendu, passant dans celui du fascisme démagogique.

Prenons ainsi Jean-Pierre Maxence, un activiste de l’extrême-droite de l’époque. C’est un ultra, comme le révèle ces propos de 1936 :

« Si jamais nous prenons le pouvoir, voici ce qui se passera : à six heures, suppression de la presse socialiste ; à sept heures, la franc-maçonnerie est interdite. À huit heures, on fusille Blum. »

Mais voici sa critique de Léon Blum, justement. On y reconnaît, outre le racisme, une tentative de formulation ultra-révolutionnaire.

« C’est un fait, M. Léon Blum, par toutes ses fibres, représente l’étranger. Au sens quasi chimique, au sens physiologique du mot, il est étranger à la France.

Cet esthète, ce dilettante, cette femme énervée pense, vit, aime, hait, hésite, s’exalte, s’affaisse en étranger parce qu’il est juif.

Il n’est pas étranger parce que socialiste. Il est étranger parce que Blum.

Cœur, esprit, chair, sang ; tout est étranger. Léon Blum eût été partout étranger.

Il appartient à cette tradition des talmudistes qui commentent à l’infini un texte qui n’est pas pour eux source de vie. Il relève de cette lignée de la social-démocratie juive qui discute les motions quand la ville est en flammes, quand meurent les hommes.

Nul n’est moins peuple que Léon Blum. Il a le corps et l’âme d’un aristocrate dégénéré. »

Si le prétexte de la critique est faux, car relevant de l’idéalisme antisémite, la portée est juste : Léon Blum n’a aucune envergure et il n’ose pas les grandes séparations, les grandes actions.

L’image d’un « aristocrate dégénéré » est bien vu s’il s’agit de parler de quelqu’un qui a de grandes idées « pures » et refuse de se confronter à la réalité, afin de rester dans sa zone de confort intellectuelle à prétention morale.

L’absence de soutien du gouvernement du front populaire français à son équivalent espagnol subissant le coup d’État militaire de Franco est l’exemple même de cette incapacité fondamentale et impardonnable portée par Léon Blum.

Daniel Guérin, une figure d’ultra-gauche de la période (connu par la suite pour mêler anarchisme et marxisme version trotskiste), résume cela de manière dévastatrice :

« Celui qui allait prendre le pouvoir [avec la victoire électorale du Front populaire] était bien plutôt Blum l’ancien ; c’était l’esthète venu à la politique comme au plus passionnant des jeux de l’esprit.

C’était un grand bourgeois, libéral, dernier représentant d’une grande lignée de debaters parlementaires et admirateur des mœurs politiques anglaises ; c’était le juriste éminent, conseiller d’État et avocat-conseil de grosses sociétés, rompu à considérer les problèmes sous leur seul aspect formel et juridique.

Sur le champ de bataille de la lutte de classes, Blum allait, pendant un an, faire figure d’écartelé, avec pour seule arme une extraordinaire aptitude à couvrir d’une séduisante dialectique, à la limite de la sincérité et de la mauvaise foi, ses oscillations et ses faiblesses. »

La critique d’ultra-gauche fonctionnera avec une certaine efficacité, avec une vraie émergence alors du trotskisme français, mais c’est à droite que les positions « ultras » vont être les plus agressives, les plus engagées.

Lucien Rebatet, qui travaille à l’ignoble hebdomadaire raciste et fasciste « Je suis partout », se moque ainsi d’une des principales figures communistes et de là du communisme :

« Avec son vieux pull-over, son pinceau de moustache, sa voix grasseyante et argotique, le camarade Marty ressemble à un lampiste qui aurait gagné à la loterie nationale.

Voilà le communisme pantouflard et pot-au-feu.

Votez pour nous camarades, vous payerez le gaz et l’électricité dix sous de moins. Vous n’aurez plus de contremaîtres et de sous-chefs au bureau.

Ah ! Ce sera la bonne vie pépère, le métro gratuit et la pêche à la ligne deux jours par semaine.

Tous petits bourgeois ; voilà le nouveau mot d’ordre à Moscou à l’égard de la France. La famille, la caisse d’épargne, le vide-ordure mécanique pour tous.

L’ancien mutin [des marins français de la Mer noire] Marty est patelin, cordial. Il s’inquiète de l’hygiène dans les pouponnières et des rhumatismes des vieux assurés sociaux. »

La critique est cynique et grossière, mais elle vise juste : le Parti Communiste Français s’est soumis au mode de vie petit bourgeois, lui qui auparavant vantait le style ouvrier syndicaliste au béret, dans la ligne d’ultra-gauche de type classe contre classe.

Parlant de son dirigeant Maurice Thorez, l’homme d’État anticommuniste acharné Albert Sarrault (« le communisme voilà l’ennemi ») se demande :

« Quelle grâce soudaine a conduit l’hérétique d’hier vers une si sage conversion ? Et quelle est exactement la mesure de sa sincérité ?

Si elle a pour cause la constatation évidente que notre pays est encore celui où on vit et où on respire le mieux, félicitons-nous du revirement de ceux qui en avaient tant douté. »

Le changement de ligne du Parti Communiste Français, qui passe d’une ligne gauchiste à une ligne droitière, permet alors la stabilisation des rangs et même un recrutement toujours plus grand. Mais il donne un espace immense aux courants d’ultra-gauche comme les trotskistes, ainsi qu’à l’extrême-droite contestataire avec Jacques Doriot épaulé par Pierre Drieu La Rochelle.

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Front populaire : le contexte de la première crise générale du capitalisme

La première crise générale du capitalisme, commencée à la fois avec la première guerre mondiale et la révolution d’Octobre en Russie, a atteint tardivement la France. Celle-ci profitait de sa base coloniale et de sa dimension agricole.

Le pays fut d’autant plus empêtré lorsque la crise s’installa. Si on prend l’année 1913 comme base 100 pour la production industrielle, on est à 139 en 1929, puis 94 en 1935. De 1929 à 1936, les revenus privés des Français reculent concrètement de 30 % environ. Cela tout le monde le sait, tout le monde le voit.

Il y a un étranglement des richesses, avec des couches supérieures qui échappent au processus d’appauvrissement, en décalage marquant avec le reste de la population. Les recettes touristiques sont par exemple passées de dix milliards de francs en 1929 à un milliard et demi en 1934 : seule une minorité conserve la tête hors de l’eau.

Mais tenir exige un travail et un phénomène « nouveau » dans sa dimension intervient : le chômage. Devenu massif, il apporte une misère terrible et également inattendue. Il n’y avait que quelques milliers de chômeurs en 1929, contre 465 000 en 1935, et encore s’agit-il ici des chiffres officiels, qu’il faut à peu près doubler (la population active était alors de 20 millions de personnes).

Mais cette dimension quantitative de la crise s’accompagne également d’une dimension qualitative. Le capitalisme recule, mais progresse dialectiquement en même temps, et ici l’irruption de la radio comme média est quelque chose qu’il faut absolument relever.

Il existait une redevance à payer quand on en avait une, donc on connaît au moins les chiffres minimums, si l’on omet les non-déclarations (qui devaient être autour de 10-15%). Il y avait ainsi en France 1,3 millions de postes radios en 1933, 2,6 millions en 1935, 5 millions en 1939.

Autrement dit, les masses deviennent les protagonistes d’une crise capitaliste non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur du capitalisme où elles vivent. Et elles suivent son rythme, qui est celui imposé par la presse. Paris Soir tire à un million d’exemplaires en 1933, 1,8 million en 1939 ; Le Petit Parisien tirait à plus de deux millions d’exemplaires en 1918, à 1,4 million dans les années 1930.

L’irruption de la crise est d’autant plus une catastrophe pour de multiples couches intellectuelles qui ont accompagné ce développement capitaliste, le portant dans une certaine mesure. Peintres, sculpteurs, décorateurs, artistes, enseignants… se voient du jour au lendemain marginalisés. Ils vont jouer un rôle immense dans le Front populaire, lui apportant une dimension « culturelle » particulièrement frappante.

Cela joue bien entendu dans tout le pays et il est significatif que, 1914 à 1935, le nombre de théâtres en province soit passé de 380 à 23.

C’est d’autant plus net que la France est culturellement arriérée. La France des années 1920-1930 est à rebours de la modernité furieuse, déchaînée, assumée aux États-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Tchécoslovaquie, en URSS, au Mexique, en Italie, de manière très différente et contradictoire.

Un exemple marquant est que malgré sa riche histoire à ce niveau, la France n’exporte pratiquement rien comme films aux États-Unis ; la moitié du personnel de production de films est au chômage, et le public ne suit pas : il y a 6,7 millions de spectateurs chaque année dans cent salles, contre 19,5 millions au Royaume-Uni pour le même nombre de salles.

Dialectiquement, il faut bien voir qu’en même temps, l’existence de l’empire et d’un pays encore à moitié agricole permettait à la France d’asseoir une vraie base industrielle. C’est le paradoxe qui fait que la France n’a été marquée que tardivement par la première crise générale du capitalisme.

Jusqu’en 1929, l’économie capitaliste française est en progrès. La part de la France dans la production industrielle mondiale est d’ailleurs passé de 5 % en 1920 à 8 % en 1930, pour aller immédiatement retomber à 5,1 %.

Il faut notamment souligner le développement des constructeurs automobiles français (Panhard & Levassor, Automobiles Citroën, Peugeot, Renault) : la production automobile passa de 40 000 véhicules en 1920 à 254 000 en 1929.

1929 est une césure pour la France, comme en témoignent les évolutions des productions de charbon, de fer, d’acier.

(milliers de tonnes)charbonferacier
19103 8406 7603 410
19134 0809 0704 960
19202 5303 4302 710
19295 50010 3009 720
19395 0207 3807 950

Cela joue tant pour l’industrie que pour l’agriculture.


Indice de la production industrielleIndice de la production agricole (100 en 1938)
191089
191310091
19206280
192913998
193972 (en 1938)99

Voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci.


1930
Production de charbon– 15,8
Production de fer– 46,6
Production d’acier– 41,9
Consommation de coton– 38,3
Indice des prix des gros– 45,1
Exportations– 69,1
Importations– 64

Il est ici intéressant de voir le nombre de grévistes, en milliers. Il y a une vraie agitation avant que la crise ne fasse irruption en tant que telle.

1918191919201921192219231924192519261927192819291930
1761 1511 317402290331275249349111204240582

Puis, quand la crise arrive, les revendications sont au point mort… avant 1936, où la brèche est ouverte. La France du travail a clairement été tétanisée par la crise. Elle s’est exprimée, car elle n’avait plus le choix, mais c’est une vaste opération défensive.

19311932193319341935193619371938
4872871011092 4233241 333

Cette tendance à la baisse s’accompagne, dialectiquement, d’une centralisation. Le système bancaire s’est ainsi largement centralisé, avec le Crédit lyonnais, le Comptoir National d’Escompte et la Société Générale (3 300 succursales en 1930 contre 1 700 en 1913).

1936 apparaît comme un tournant : la France qui a encaissé sans trop de soucis la première crise générale du capitalisme se heurte très brutalement à la seconde secousse.

Durant la première secousse, si faible, les socialistes ont accompagné le capitalisme et les communistes ont cherché en vain à forcer le cours des choses. Sont-ils prêts en 1936, alors que l’unité ouvrière à la base se forme contre le fascisme et que les larges masses sont prises à la gorge ?

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Les objectifs du Front populaire

À la suite du coup de force d’extrême-droite de février 1934, les ouvriers socialistes et communistes ont pris l’initiative de se confronter aux agitateurs fascistes ; dans la foulée s’initie un processus d’unité entre le Parti socialiste-SFIO et le Parti Communiste Français.

Pareillement, la CGT et la CGT-Unitaire se rapprochent, jusqu’à la fusion en mars 1936, alors que l’unité socialiste-communiste s’étend aux radicaux, pour former le Front populaire.

La tension est alors extrême dans une France touchée par la crise générale du capitalisme ; cette dernière a mis du temps à s’installer, mais sa pression est devenue très forte sur les masses sur le plan de l’économie.

Du côté de la bourgeoisie française, il y a l’inquiétude politique, dans la mesure où l’Allemagne nazie cherche clairement à gagner en dimension militaire. Une fraction est pour s’en rapprocher, par refus des « rouges », mais les valeurs traditionnelles de la République tendent plutôt à intégrer ceux-ci.

C’est en ce sens qu’il faut comprendre les revendications du Front populaire. On parle ici de :

– la dissolution des ligues fascistes, qui mènent des troubles et s’arment massivement ;

– l’élévation du pouvoir d’achat populaire ;

– la mise en place d’un fonds national pour les chômeurs ;

– l’aménagement des dettes des petits commerçants ;

– la réduction des heures de travail hebdomadaires sans baisse de salaire ;

– l’instauration d’une retraite minimale ;

– la programmation de grands travaux ;

– la nationalisation de l’industrie de l’armement ;

– des impôts plus importants pour les grandes fortunes ;

– l’arrêt du commerce privé des armes ;

– le contrôle des capitaux quant à une éventuelle sortie du pays,

– le soutien à la Société des nations pour la sécurité collective.

Dès son élection, le gouvernement du Front populaire, par la voix de Léon Blum, présenta ainsi les mesures devant être réalisées dans le plus bref délai :

« L’amnistie,

La semaine de quarante heures,

Les contrats collectifs,

Les congés payés,

Un plan de grands travaux, c’est-à-dire d’outillage économique, d’équipement sanitaire, scientifique, sportif et touristique,

La nationalisation de la fabrication des armes de guerre,

L’office du blé qui servira d’exemple pour la revalorisation des autres denrées agricoles, comme le vin, la viande et le lait,

La prolongation de la scolarité,

Une réforme du statut de la Banque de France, garantissant, dans sa gestion, la prépondérance des intérêts nationaux,

Une première révision des décrets-lois en faveur des catégories les plus sévèrement atteintes des agents des services publics et des services concédés, ainsi que des anciens combattants. »

Le Parti Communiste Français est celui qui a porté le Front populaire, doublement : de par la mobilisation de sa base contre les fascistes, en premier lieu, ensuite avec l’alignement sur une ligne d’unité la plus large possible.

Le prestige du Parti Communiste Français est alors immense dans l’Internationale Communiste, et tous les espoirs sont permis pour lui. Il peut enfin abandonner sa ligne sectaire, avec une hémorragie permanente de cadres et de militants, et se lancer dans la politique.

Cependant, Maurice Thorez ne le veut pas. Celui qui a porté le combat contre les ultra-gauchistes a déformé le Parti Communiste Français. Il se précipite dans une quête de légitimité sans bornes.

Sur Radio-Paris, il s’exprime ainsi, et il faut noter que c’est la première fois qu’un responsable du Parti Communiste Français a le droit de prendre la parole sur une antenne nationale.

« Nous travaillons à l’union de la nation française contre les deux cents familles et leurs mercenaires. Nous travaillons à une véritable réconciliation du peuple de France.

Nous te tendons la main, catholique, ouvrier, artisan, commerçant, nous qui sommes des laïques, parce que tu es notre frère, ancien combattant devenu Croix de feu, parce que tu es un fils de notre peuple, parce que tu souffres comme nous du désordre et de la corruption, parce que tu veux, comme nous, éviter que la paix ne glisse à la ruine et à la catastrophe.

Nous sommes le grand Parti communiste, aux militants dévoués et pauvres, dont les noms n’ont jamais été mêlés à aucun scandale et que la corruption ne peut atteindre. Nous sommes les partisans du plus noble idéal que puissent se proposer les hommes.

Nous communistes, qui avons réconcilié le drapeau tricolore de nos pères et le drapeau rouge de nos espérances, nous vous appelons tous. Oui, nous voulons et nous ferons une France dont les fils, unis et libérés du joug du capital, pourront dire : nous ne convoitons pas un pouce de territoire étranger, mais nous ne laisserons pas toucher à un pouce de notre territoire.

Il n’est pas vrai que notre histoire appartienne au passé. Nous combattons pour l’avenir. Nous croyons que la République française des Conseils ouvriers et paysans assurera à jamais à notre peuple le travail, le bien-être, le bonheur, la liberté et la paix. »

« Les deux cents familles » est un concept composé par les radicaux, pas par les communistes. C’est Édouard Daladier qui formule le concept lors du congrès du Parti radical-socialiste d’octobre 1934.

« Ce sont deux cents familles qui, par l’intermédiaire des conseils d’administration, par l’autorité grandissante de la banque qui émettait les actions et apportait le crédit, sont devenues les maîtresses indiscutables, non seulement de l’économie française mais de la politique française elle-même.

Ce sont des forces qu’un État démocratique ne devrait pas tolérer, que Richelieu n’eût pas tolérées dans le royaume de France.

L’empire des deux cents familles pèse sur le système fiscal, sur les transports, sur le crédit. Les deux cents familles placent leurs mandataires dans les cabinets politiques.

Elles agissent sur l’opinion publique car elles contrôlent la presse. »

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Les différents aspects du Front populaire

La tentative fasciste de coup de force de février 1934 a provoqué une réaction massive des ouvriers, et l’unité à la base des socialistes et des communistes, poussée par la ligne de Front de ces derniers, a abouti au Front populaire, qui triomphe aux élections de 1936.

Le Comité national du Front populaire pose ainsi le cadre d’action :

« La défaite du fascisme et de la réaction doit être décisive.

Il sortira de la compétition électorale une majorité résolue à ne soutenir qu’un gouvernement qui, sans tarder un jour et sans se laisser arrêter par les manœuvres coutumières, s’attellera à réaliser le programme élaboré. »

Et pourtant, le Front populaire qui a triomphé en 1936 n’existe pas sous une seule forme, qui serait populaire et antifasciste, mais sous quatre formes.

Les deux premières s’opposent : le Front populaire est un mouvement d’unité populaire, qui se concrétise par l’unification syndicale et par l’unification électorale. La victoire aux élections de 1936 et la mise en place du gouvernement est ce qui nous intéresse ici.

Mais il faudra alors ensuite affronter l’autre aspect : la déroute du Front populaire, dont le gouvernement va s’effondrer devant le manque de cohérence de sa politique tiraillée par les radicaux d’un côté, les communistes de l’autre.

Le Front populaire, pour faire simple, a mis en place des réformes de portée révolutionnaire, et il n’est pas allé au bout, ce qui a provoqué sa chute.

Léon Blum du Parti socialiste SFIO et Maurice Thorez du Parti Communiste Français au moment du Front populaire

Les deux autres aspects vont être abordés également, tant pour la victoire que pour la déroute. Ils ne sauraient être analysés en détail toutefois, car il faudrait une immense profusion de détail. Ils concernent en effet tous les deux la modernisation du pays.

On parle des masses françaises, leur mise à jour, d’un côté, et les modifications immenses dans l’appareil d’État de l’autre. Avec le Front populaire, les masses font irruption dans le capitalisme : il y a pour elles les vacances et les loisirs, la culture et l’éducation, une participation à la vie de l’entreprise (par les syndicats) et une reconnaissance de branches pour les emplois.

Il est possible de dire que la modernité capitaliste commence avec le Front populaire et ses mesures ; tout ce qui existe après dans la France capitaliste depuis n’est que le prolongement, l’amélioration, l’aménagement, l’approfondissement des mesures prises.

Avant le Front populaire, le travailleur était un individu face à un patron, avec une industrie qui conservait l’esprit de l’atelier, et un poids démesuré accordé à l’idéologie des campagnes. À partir du Front populaire, il y a une classe laborieuse divisée en différents secteurs d’activité, avec un encadrement généralisé par des accords de branches et une présence syndicale.

Le Front populaire n’est ainsi pas seulement une expression de la victoire populaire, avec un arrière-plan tendant au socialisme, au communisme. C’est également un succès de la bourgeoisie moderniste, avec un strict équivalent aux États-Unis qui est le « New Deal » sous la direction du président Franklin Roosevelt.

Il existe à la même période deux pays qui connaissent exactement la même problématique. Il y a ainsi l’Espagne, où le coup d’État de l’armée contre le nouveau gouvernement, également de Front populaire, provoque une onde de choc transformatrice. Et il y a le Mexique, où le président Lázaro Cárdenas élu en 1934 mène des réformes modernisatrices massives, tout en soutenant l’Espagne républicaine et se mettant relativement en phase avec la ligne internationale de l’URSS de Staline.

Un point est ici à considérer. La victoire du Front populaire a provoqué une vague immense de grève dans la partie urbaine du pays, en touchant même relativement les campagnes. Ce mouvement a été totalement pacifique et il n’y a pas eu de contestation ouverte du capitalisme, malgré un immense folklore révolutionnaire assumé.

Quand on voit le déroulement, on comprend que cela a été une véritable explosion à la suite d’une pression trop longtemps contenue. Or, on va retrouver exactement la même problématique avec le mouvement de mai-juin 1968.

Dans les deux cas, en 1936 et en 1968, on a une pression immense dans les masses et, subitement, l’affirmation qu’il n’est plus possible de vivre comme avant, qu’il faut changer de mode de vie, que le cadre général doit connaître une vaste adaptation.

Il y a certainement une réflexion à faire sur ce sujet, au sujet de Français trop raisonnables pour aller dans le sens de la révolution, et se retrouvant pris au piège, ce qui les force à agir de manière massive le dos au mur. On peut y voir au moins une clef culturelle de la question française.

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Dostoïevski, Hegel et Don Quichotte comme rêveur forcené

Dostoïevski a interprété Don Quichotte dans la veine de Calderon, prenant au pied de la lettre l’angoisse désespérée espagnole, qu’il ne relie pas à la question de la place dans le monde.

Voici ce qu’il écrit à ce sujet.

« LE MENSONGE SE SAUVE PAR UN MENSONGE

‘‘Un jour Don Quichotte, le chevalier si connu, le plus magnanime chevalier qui ait jamais existé, vagabondant avec son fidèle valet d’armes Sancho, eut un accès de perplexité. Il avait lu que ses prédécesseurs des temps anciens, Amadis de Gaule, par exemple, avaient eu parfois à combattre des années entières des cent mille soldats envoyés contre eux par les puissances des ténèbres ou de magiciens.

Ordinairement, un chevalier qui rencontrait une pareille armée de réprouvés tirait son glaive, appelait à son secours spirituel le nom de sa Dame et se jetait seul au milieu des ennemis qu’il exterminerait jusqu’au dernier.

Tout cela était fort clair ; mais ce jour-là, Don Quichotte demeura pensif. Comment voulait-on qu’un chevalier, si fort et si vaillant qu’il fut, exterminât cent mille adversaires en un seul combat de vingt-quatre heures ? Pour tuer chaque homme, il faut du temps ; pour en tuer cent mille, il faut un temps immense. Comment tout cela pouvait-il se passer ?

— Je suis sorti de ma perplexité, ami Sancho, dit à la fin Don Quichotte ; ces armées étaient diaboliques, partant imaginaire ; les hommes qui les composaient n’étaient qu’une création de la magie, leurs corps ne ressemblaient pas aux nôtres ; ils avaient plus d’analogie avec ceux des mollusques, des vers ou des araignées.

Si bien que le glaive des chevaliers les tranchait d’un seul coup, sans rencontrer plus de résistance que dans l’air. Et s’il en était ainsi, on pouvait tuer trois, quatre ou même dix de ces guerriers d’une seule estocade. C’est comme cela qu’il était facile de se défaire, en quelques heures, d’armées de ce genre.’’

En ceci, l’auteur de Don Quichotte, grand poète et profond observateur du cœur humain, a compris l’un des côtés les plus mystérieux de nos esprits. On n’écrit plus de livres pareils !

Vous verrez dans Don Quichotte les plus secrets arcanes de l’âme humaine révélés à chaque page. Remarquez que ce Sancho, le valet d’armes, est la personnification du bon sens, de la prudence, de la ruse, et qu’il est pourtant devenu le compagnon de l’homme le plus fou du monde ; lui précisément et nul autre !

À chaque instant, il trompe son maître, le trompe comme un petit enfant, mais en même temps il est plein d’admiration pour la grandeur de son cœur et croit réels tous ses rêves fantastiques ; il ne doute pas une minute que son maître n’arrive à lui conquérir une île.

Il est bien à désirer que notre jeunesse prenne une sérieuse connaissance des grandes œuvres de la littérature universelle.

Je ne sais pas ce que l’on apprend aujourd’hui aux jeunes gens en fait de littérature, mais l’étude de ce Don Quichotte, l’un des livres les plus géniaux et aussi les plus tristes qu’ait produit le génie humain, est fort capable d’élever l’esprit d’un adolescent.

Il y verra, entre autres choses, que les plus belles qualités de l’homme peuvent devenir inutiles, exciter la risée de l’humanité, si celui qui les possède ne sait pas pénétrer le sens véritable des choses et trouver la « parole nouvelle » qu’il doit prononcer…

D’ailleurs, je n’ai voulu dire qu’une chose, à savoir que l’homme qui a fait les rêves les plus fous, les plus fantastiques, en arrive tout à coup au doute et à la perplexité. Toute sa foi est partie, et ce n’est pas parce que l’absurdité de sa folie lui est révélée, mais bien parce qu’une circonstance secondaire l’éclaire momentanément.

Cet homme aux idées de l’autre monde éprouve subitement la nostalgie du réel. Si des livres qu’il vénère comme véridiques l’ont trompé une fois, ils peuvent le décevoir toujours ; tout en eux peut n’être que mensonge.

Comment revenir à la vérité ?

Il croit y revenir en imaginant une absurdité beaucoup plus forte que la première. Les centaines de mille hommes évoqués par des magiciens auront des corps de mollusques, et l’épée du bon chevalier ira dix fois plus vite en besogne. Son besoin de ressemblance sera satisfait. Il aura le droit de croire au premier rêve grâce à un second beaucoup plus ridicule.

Interrogez-vous vous-même et voyez si la même chose ne vous est pas arrivée cent fois.

Vous avez été épris d’une idée, d’un projet, d’une femme ? Eh bien, qu’un doute vous soit venu ?

Vous aurez eu soin de vous créer une illusion plus menteuse que la première, qui vous aura permis de continuer à être épris et de vous débarrasser du doute. »

Hegel, comme Tourgueniev après lui, a par contre compris qu’à travers son ridicule, il y a un positionnement qui est valorisé. C’est justement cela la clef pour comprendre l’esprit national espagnol, avec sa raideur et sa mobilité.

« Si la manière de l’Arioste [poète italien de la Renaissance] est celle du conte, l’œuvre de Cervantès tient davantage du roman.

Don Quichotte est une noble nature ; la chevalerie l’a rendu fou, parce qu’avec son caractère aventureux, il se trouve placé au milieu d’une société organisée, où tout est réglé.

C’est ce qui fournit la contradiction comique d’un monde régulièrement constitué et d’une âme isolée qui veut créer cet ordre régulier par la chevalerie, quand celle-ci ne pourrait que le renverser.

Mais, malgré cette plaisante aberration, Cervantès a fait de son héros un caractère naturellement noble, doué d’une foule de qualités de l’esprit et du cœur qui le rendent naïvement intéressant.

Don Quichotte est, malgré sa folie, parfaitement sûr de lui-même et de son but ; ou plutôt sa folie consiste dans cette conviction profonde et dans son idée fixe. Sans cette naïve sécurité, il ne serait pas un personnage réellement comique.

Cette imperturbable assurance dans la vérité de ses opinions est encore relevée d’une manière tout à fait grande et heureuse par les plus beaux traits de caractère.

Tout l’ouvrage n’en est pas moins une perpétuelle dérision de la chevalerie. Partout règne une véritable ironie, tandis que dans l’Arioste le récit de toutes ces aventures n’est qu’une plaisanterie frivole.

Mais, d’un autre côté, l’histoire de don Quichotte n’est que la trame dans laquelle s’entremêle toute une série de nouvelles vraiment romantiques.

L’institution que le roman détruit par le ridicule y conserve encore sa valeur et son importance. »