La constitution soviétique de 1936 précise les droits

Si la dimension démocratique ouverte unilatéralement de la constitution soviétique de 1936 pose ainsi une démarche de construction sur le long terme, elle permet en même temps une affirmation d’une importance historique et ce de grande ampleur.

Staline, dans son rapport au sujet de la constitution au huitième Congrès des Soviets, a tout à fait compris le sens historique de la démarche :

« Maintenant que le fascisme vomit ses flots troubles sur le mouvement socialiste de la classe ouvrière et traîne dans la boue les aspirations démocratiques des meilleurs hommes du monde civilisé, la nouvelle Constitution de l’U.R.S.S. sera un réquisitoire contre le fascisme, réquisitoire témoignant que le socialisme et la démocratie sont invincibles.

La nouvelle constitution de l’URSS constituera une aide morale et une aide réelle pour tous ceux qui luttent maintenant contre la barbarie fasciste. »

De fait, sans l’avancée de la constitution soviétique de 1936, il n’y aurait pas eu la capacité par la suite de saisir le principe de démocratie populaire, ni même auparavant celui de Front populaire, puisque c’est l’expérience soviétique qui, de par sa profondeur, a permis une réelle synthèse idéologique de ce concept.

Drapeau de l’URSS de 1936 à 1955

En réfutant le gauchisme avec Lénine, puis le trotskysme avec Staline, le Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) a levé le drapeau de la démocratie, naturellement dans un sens socialiste ; sans cela, le mouvement communiste n’aurait pas de substance.

À ce titre, il y a une mise en perspective différente de la constitution de 1936 par rapport à celle de 1924.

La première constitution de l’URSS, datant de 1924, consistait en deux parties. La première concernait la formation de l’URSS elle-même, sous forme d’une déclaration. La seconde était un contrat entre les différentes républiques socialistes soviétiques formant l’Union.

Elle ne précisait pas les droits et devoirs du citoyen, ni la réglementation-structuration de la structure étatique : cela était laissé aux constitutions de chaque république membre de l’Union.

La constitution de 1936 n’a pas cette approche. Elle précise tant les droits et devoirs du citoyen que l’organisation étatique elle-même, où les instances de l’Union sont comme auparavant supérieures à celles des républiques, y compris sur le plan juridique.

Elle se veut donc l’identité fondamentale de l’ensemble de la forme sociale, et pas simplement le témoignage d’une Union existant pour des raisons pratiques. La citoyenneté soviétique est présentée dans sa nature, au moyen des articles suivants :

Article 10.

Le droit des citoyens à la propriété personnelle des revenus et épargnes provenant de leur travail, de leur maison d’habitation et de l’économie domestique auxiliaire, des objets de ménage et d’usage quotidien, des objets d’usage et de commodité personnels, de même que le droit d’héritage de la propriété personnelle des citoyens, sont protégés par la loi.

Article 118.

Les citoyens de l’URSS ont droit au travail, c’est-à-dire le droit de recevoir un emploi garanti, avec rémunération de leur travail, selon sa quantité et sa qualité. Le droit au travail est assuré par l’organisation socialiste de l’économie nationale, par la croissance continue des forces productives de la société soviétique, par l’élimination de la possibilité des crises économiques et par la liquidation du chômage.

Article 119.

Les citoyens de l’URSS ont droit au repos. Le droit au repos est assuré par la réduction de la journée de travail à sept heures pour l’immense majorité des ouvriers, par l’établissement de congés annuels pour les ouvriers et les employés avec maintien du salaire, par l’affectation aux besoins des travailleurs d’un vaste réseau de sanatoria, de maisons de repos, de clubs.

Article 120.

Les citoyens de l’URSS ont le droit d’être assurés matériellement dans leur vieillesse, ainsi qu’en cas de maladie et de perte de la capacité de travail. Ce droit est garanti par un vaste développement de l’assurance sociale des ouvriers et des employés aux frais de l’État, par le secours médical gratuit pour les travailleurs, par la mise à la disposition des travailleurs d’un réseau de stations de cure.

Article 121.

Les citoyens de l’URSS ont droit à l’instruction. Ce droit est assuré par l’instruction primaire générale et obligatoire, par la gratuité de l’enseignement, y compris l’enseignement supérieur, par un système de bourses d’État dont bénéficie l’immense majorité des élèves des écoles supérieures, par l’enseignement à l’école donné dans la langue maternelle, par l’organisation de l’enseignement gratuit, professionnel, technique et agronomique pour les travailleurs dans les usines, les sovkhozes, les stations de machines et de tracteurs et les kolkhozes.

Sont également affirmés l’égalité entre l’homme et la femme, l’égalité quelle que soit la nationalité.

Ces droits sont bien entendu encadrés par la nature socialiste de la société, ce qu’exprime l’article suivant :

Article 131.

Tout citoyen de l’URSS est tenu de sauvegarder et d’affermir la propriété commune, socialiste, qui est la base sacrée et inviolable du régime soviétique, la source de la richesse et de la puissance de la patrie, la source d’une vie aisée et cultivée pour tous les travailleurs. Les personnes qui attentent à la propriété sociale, socialiste, sont les ennemis du peuple.

La constitution de 1936 présente ainsi le caractère de la citoyenneté soviétique.

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La substance démocratique unilatérale de la nouvelle constitution

La nouvelle constitution a donc comme identité :

– qu’il y ait seulement la classe ouvrière et la classe paysanne, ainsi que la couche des intellectuels ;

– qu’il n’y ait pas antagonisme et donc identité entre eux.

C’est une approche qui rate l’aspect contraire et la lutte entre la classe ouvrière, la classe paysanne et la couche des intellectuels.

La nouvelle constitution a ainsi une substance démocratique, mais qui ne s’élève pas à saisir la lutte des contraires au sein de la société socialiste ; elle ne voit que l’identité des contraires.

Pour cette raison, la différenciation dans les votes sont supprimés : le vote des ouvriers n’a désormais plus davantage d’importance que le vote des paysans.

Vive le dirigeant du peuple le grand Staline –
créateur de la constitution du socialisme victorieux et de la démocratie authentique !

De la même manière, tous les citoyens âgés de 18 ans peuvent voter et à partir de l’âge de 23 ans se présenter à la candidature. Il restait à ce moment-là 2 à 3 % de la population adulte dont le droit de vote était encore supprimé, cela est donc aboli. Le processus avait déjà commencé en 1931 maisi l connut une accélération : pendant une période de sept mois se terminant au premier mars 1936, 768 989 virent leur casier judiciaire effacé.

En raison du triomphe du principe de citoyenneté, il y a suppression de votes à plusieurs degrés, instances par instances, de soviets en soviets. On vote désormais au suffrage universel.

Comme le vote n’est plus lié à un soviet local, le vote ouvert disparaît également au profit du secret de l’isoloir.

Or, il existe de fait une incohérence avec la situation de l’URSS. En janvier 1948, celle-ci est composé de 16 républiques, de 126 oblasts (c’est-à-dire des régions), de 4248 rayons ruraux, de 1397 villes, de 74 855 villages, avec 177 groupes minoritaires parlant 125 langues différentes et historiquement liés à 40 religions.

Cela signifie que le poids de la paysannerie est significatif encore, tout comme inversement le poids des couches intellectuelles, nécessaire pendant à l’arriération paysanne dans la société soviétique.

Cela va avoir une conséquence terrible sur la réalisation de la constitution de 1936.

En effet, l’idée était qu’il y aurait plusieurs candidats pour chaque poste de député, qu’il y aurait donc des débats, de l’émulation, une discussion générale, etc. L’article 141 de la constitution prévoit ainsi :

« Aux élections les candidatures sont présentées par circonscriptions électorales. Le droit de présenter des candidats est garanti aux organisations sociales et aux associations de travailleurs : aux organisations du parti communiste, aux syndicats, aux sociétés coopératives, aux organisations de la jeunesse, aux sociétés culturelles. »

Or, on s’aperçut que de par la base paysanne du pays, de par l’activité intense des contre-révolutionnaires dans certaines zones, de par la tension qu’ils faisaient régner dans le pays par moment, alors les candidatures multiples risquaient de provoquer des troubles.

Par conséquent et contrairement à l’esprit de la constitution, il n’y eut au bout de deux mois de campagnes électorales à chaque fois qu’une liste qui se présenta, comme bloc de membres du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik) et de non-adhérents au Parti.

Les élections eurent lieu le 12 décembre 1937, la première session du Soviet suprême de l’URSS eut lieu le 12 janvier 1938.

Sur les 1143 députés du Soviet suprême de l’URSS, 870 étaient membres du PCUS(b) ou candidats à l’appartenance. Il y avait 460 ouvriers, 337 paysans, 326 membres des couches intellectuelles et de la couche des employés. Il n’y avait par contre que 180 femmes.

Il y eut également des votes concernant les soviets locaux, dont l’existence se perpétue puisqu’il s’agit de la structure d’État, même si maintenant leurs structures ne décident plus des élus à la structure centrale.

1 281 008 personnes furent élus responsables des soviets locaux, dont 878 000 de non-membres du PCUS(b). Ici, les femmes sont bien plus présentes, puisqu’elles sont 422 279.

Les élections elles-mêmes furent une très grande réussite, dans une ambiance festive. La participation fut de 96,8%, avec 93 639 458 électeurs.

L’adhésion des larges masses était là, cependant il était clair que la citoyenneté générale venait trop tôt, au sens où elles n’étaient pas encore en mesure de la porter elle-même. Or, c’était pourtant là la clef de la constitution, surnommée parfois « Constitution de Staline », voire « Constitution du socialisme victorieux ».

La preuve en est, le rôle et la nature du PCUS(b) ne sont présentées qu’une seule fois, à l’article 126, soit presque tout à la fin, la constitution ayant 146 articles. Le Parti est présenté simplement comme le regroupement des « citoyens les plus actifs et les plus conscients ».

Voici ce qui est dit :

« Conformément aux intérêts des travailleurs et afin de développer l’initiative des masses populaires en matière d’organisation, ainsi que leur activité politique, le droit est assuré aux citoyens de l’URSS de s’associer en organisations sociales : syndicats professionnels, unions coopératives, organisations de la jeunesse, organisations sportives et de défense, sociétés culturelles, techniques et scientifiques, alors que les citoyens les plus actifs et les plus conscients de la classe ouvrière et des autres couches de travailleurs s’unissent dans le Parti communiste de l’URSS, qui est l’avant-garde des travailleurs dans leur lutte pour l’affermissement et le développement du régime socialiste et qui représente le noyau dirigeant de toutes les organisations de travailleurs, tant sociales que d’État. »

On a ici en germe le XIXe congrès du PCUS(b) de 1952 où le Parti gère simplement les forces productives – de manière idéologique encore avec Staline, mais avec déjà présent l’idée de direction collective accompagnant l’évolution de la société annulant justement la primauté politique de l’idéologie.

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La thèse de la citoyenneté soviétique dans la constitution de 1936

Partant de l’identification des classes en URSS, marquant le dépassement de l’alliance ouvrière-paysanne, et soulignant que les intellectuels leurs sont liées, Staline aboutit à la thèse de la citoyenneté soviétique générale.

Vive la constitution de Staline !

Voici comment il présente cela dans son rapport au VIIIe congres extraordinaire des Soviets de l’URSS le 25 novembre 1936 concernant le projet de constitution de l’URSS :

« La cinquième particularité du projet de la nouvelle Constitution, c’est son démocratisme conséquent et sans défaillance. Du point de vue du démocratisme, on peut diviser les constitutions bourgeoises en deux groupes : un groupe de constitutions nie ouvertement ou, en fait, réduit à néant l’égalité en droits des citoyens et les libertés démocratiques.

L’autre groupe de constitutions accepte volontiers et affiche même les principes démocratiques ; mais en même temps il fait de telles réserves et restrictions que les droits et libertés démocratiques s’en trouvent complètement mutilés.

Ces constitutions parlent de droits électoraux égaux pour tous les citoyens, mais aussitôt les restreignent par les conditions de résidence et d’instruction, voire de fortune. Elles parlent de droits égaux pour les citoyens, mais aussitôt font cette réserve que cela ne concerne pas les femmes, ou ne les concerne que partiellement. Etc., etc.

Le projet de la nouvelle Constitution de l’U.R.S.S. a ceci de particulier qu’il est exempt de pareilles réserves et restrictions. Pour lui, il n’existe point de citoyens actifs ou passifs ; pour lui, tous les citoyens sont actifs.

Il n’admet point de différence de droits entre hommes et femmes, entre «domiciliés» et «non-domiciliés», entre possédants et non-possédants, entre gens instruits et non instruits. Pour lui, tous les citoyens ont des droits égaux.

Ce n’est pas la situation de fortune, ni l’origine nationale, ce n’est pas le sexe ni la fonction ou le grade, mais les qualités personnelles et le travail personnel de chaque citoyen, qui déterminent sa situation dans la société.

Enfin, une autre particularité du projet de la nouvelle Constitution.

Les constitutions bourgeoises se contentent habituellement de fixer les droits officiels des citoyens, sans se préoccuper des conditions garantissant l’exercice de ces droits, de la possibilité de les exercer, des moyens de les exercer.

Elles parlent de l’égalité des citoyens, mais oublient qu’il ne peut pas y avoir d’égalité véritable entre patron et ouvrier, entre grand propriétaire foncier et paysan, si les premiers ont la richesse et le poids politique dans la société, et les seconds sont privés de l’un et de l’autre ; si les premiers sont des exploiteurs et les seconds des exploités.

Ou encore : elles parlent de la liberté de la parole, de réunion et de la presse, mais elles oublient que toutes ces libertés peuvent n’être pour la classe ouvrière qu’un son creux, si elle est mise dans l’impossibilité de disposer de locaux appropriés pour tenir ses réunions, de bonnes imprimeries, d’une quantité suffisante de papier d’imprimerie, etc.

Le projet de la nouvelle Constitution a ceci de particulier qu’il ne se borne pas à fixer les droits officiels des citoyens, mais qu’il reporte le centre de gravité sur la garantie de ces droits, sur les moyens de les réaliser.

Il ne proclame pas simplement l’égalité des citoyens, mais il la garantit en consacrant par voie législative la suppression du régime d’exploitation, l’affranchissement des citoyens de toute exploitation.

Il ne proclame pas simplement le droit au travail, mais il le garantit en consacrant par voie législative l’absence de crises dans la société soviétique, la suppression du chômage. Il ne proclame pas simplement les libertés démocratiques, mais il les garantit par voie législative, avec des moyens matériels déterminés.

On conçoit, par conséquent, que le démocratisme du projet de la nouvelle Constitution ne soit pas un démocratisme en général, «habituel» et «généralement reconnu», mais le démocratisme socialiste. »

La constitution de 1936 se fonde ainsi sur la citoyenneté générale. Il n’y plus en URSS que des citoyens, qui de par la situation, ont le maximum de droits possibles. C’est ainsi « la constitution la plus démocratique au monde », car les droits sont réels et non formels.

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La thèse de l’identification des classes en URSS

Staline a présenté le rapport au VIIIe congres extraordinaire des Soviets de l’URSS le 25 novembre 1936 concernant le projet de constitution de l’URSS. Il y explique sa conception : il n’y a non seulement plus d’exploiteurs en URSS, mais en plus il faut partir du principe de l’identité des ouvriers, des paysans et des intellectuels, en raison de leur identification à l’URSS.

Il n’y a donc plus lieu de formuler de distinction politique entre eux. C’est une conception qui à la fois constate qu’effectivement l’URSS existe, cependant c’est en même temps la considération que l’alliance ouvrière-paysanne forme une nouvelle entité sociale.

Vive la constitution de Staline –
la constitution du socialisme victorieux !

Staline présente de la manière suivante la base de la justification de la modification de la constitution :

« Cela signifie que l’exploitation de l’homme par l’homme a été supprimée, liquidée, et que la propriété socialiste des instruments et moyens de production s’est affirmée comme la base inébranlable de notre société soviétique. (Applaudissements prolongés.)

Ces changements dans l’économie nationale de l’U.R.S.S. font que nous avons aujourd’hui une nouvelle économie, l’économie socialiste, qui ignore les crises et le chômage, qui ignore la misère et la ruine, et offre aux citoyens toutes possibilités d’une vie d’aisance et de culture.

Tels sont pour l’essentiel les changements survenus dans notre économie, de 1924 à 1936.

Ces changements dans l’économie de l’U.R.S.S. ont entraîné des changements dans la structure de classe de notre société. On sait que la classe des grands propriétaires fonciers avait déjà été liquidée à la suite de notre victoire finale dans la guerre civile. Les autres classes exploiteuses ont partagé le même sort.

Plus de classe des capitalistes dans l’industrie. Plus de classe des koulaks dans l’agriculture. Plus de marchands et spéculateurs dans le commerce.

De sorte que toutes les classes exploiteuses ont été liquidées. Est restée la classe ouvrière. Est restée la classe des paysans. Sont restés les intellectuels. »

Et, donc, Staline continue : les trois groupements sociaux qui restent ont changé de nature. On peut parler de leur identification :

« On aurait tort de croire que ces groupes sociaux n’ont subi aucun changement pendant la période envisagée et qu’ils sont demeurés ce qu’ils étaient, disons, à l’époque du capitalisme. Prenons, par exemple, la classe ouvrière de l’U.R.S.S.

On, l’appelle souvent, par vieille habitude, prolétariat. Mais qu’est-ce que le prolétariat ?

Le prolétariat est une classe privée des instruments et moyens de production dans le système économique où instruments et moyens de production appartiennent aux capitalistes, et où la classe des capitalistes exploite le prolétariat. Le prolétariat est une classe exploitée par les capitalistes.

Mais chez nous, on le sait, la classe des capitalistes est déjà liquidée ; les instruments et moyens de production ont été enlevés aux capitalistes et remis à l’Etat, dont la force dirigeante est la classe ouvrière.

Par conséquent, il n’y a plus de classe de capitalistes qui pourrait exploiter la classe ouvrière.

Par conséquent notre classe ouvrière, non seulement n’est pas privée des instruments et moyens de production ; au contraire, elle les possède en commun avec le peuple entier.

Et du moment qu’elle les possède, et que la classe des capitalistes est supprimée, toute possibilité d’exploiter la classe ouvrière est exclue. Peut-on après cela appeler notre classe ouvrière prolétariat ? Il est clair que non.

Marx disait : pour s’affranchir, le prolétariat doit écraser la classe des capitalistes, enlever aux capitalistes les instruments et moyens de production et supprimer les conditions de production qui engendrent le prolétariat. Peut on dire que la classe ouvrière de l’U.R.S.S. a déjà réalisé ces conditions de son affranchissement ?

On peut et on doit le dire incontestablement.

Et qu’est-ce que cela signifie ?

Cela signifie que le prolétariat de l’U.R.S.S. est devenu une classe absolument nouvelle, la classe ouvrière de l’U.R.S.S., qui a anéanti le système capitaliste de l’économie, affermi la propriété socialiste des instruments et moyens de production, et qui oriente la société soviétique dans la voie du communisme.

Comme vous voyez, la classe ouvrière de l’U.R.S.S. est une classe ouvrière absolument nouvelle, affranchie de l’exploitation, une classe ouvrière comme n’en a jamais connu l’histoire de l’humanité. Passons à la question de la paysannerie.

On a coutume de dire que la paysannerie est une classe de petits producteurs dont les membres, atomisés, dispersés sur toute la surface du pays, besognant chacun de leur côté dans leurs petites exploitations, avec leur technique arriérée, sont esclaves de la propriété privée et sont impunément exploités par les grands propriétaires fonciers, les koulaks, les marchands, les spéculateurs, les usuriers, etc.

En effet, la paysannerie des pays capitalistes, si l’on considère sa masse fondamentale, constitue précisément cette classe.

Peut-on dire que notre paysannerie d’aujourd’hui, la paysannerie soviétique, ressemble dans sa grande masse à cette paysannerie-là ?

Non, on ne peut le dire. Cette paysannerie là n’existe plus chez nous. Notre paysannerie soviétique est une paysannerie absolument nouvelle. Il n’existe plus chez nous de grands propriétaires fonciers ni de koulaks, de marchands ni d’usuriers, pour exploiter les paysans.

Par conséquent, notre paysannerie est une paysannerie affranchie de l’exploitation.

Ensuite notre paysannerie soviétique, dans son immense majorité, est une paysannerie kolkhozienne, c’est-à-dire qu’elle base son travail et son avoir non sur le travail individuel et une technique arriérée, mais sur le travail collectif et la technique moderne. Enfin l’économie de notre paysannerie est fondée, non sur la propriété privée, mais sur la propriété collective qui a grandi sur la base du travail collectif.

La paysannerie soviétique, vous le voyez, est comme n’en a pas encore connu l’histoire de l’humanité. une paysannerie absolument nouvelle.

Passons enfin à la question des intellectuels, des ingénieurs et techniciens, des travailleurs du front culturel, des employés en général, etc. Les intellectuels ont eux aussi subi de grands changements au cours de la période écoulée.

Ce ne sont plus ces vieux intellectuels encroûtés, qui prétendaient se placer au-dessus des classes, mais qui, dans leur masse, servaient en réalité les grands propriétaires fonciers et les capitalistes.

Nos intellectuels soviétiques, ce sent des intellectuels absolument nouveaux, liés par toutes leurs racines à la classe ouvrière et à la paysannerie.

Tout d’abord, la composition sociale des intellectuels a changé. Les éléments issus de la noblesse et de la bourgeoisie représentent un faible pourcentage de nos intellectuels soviétiques. 80 à 90 % des intellectuels soviétiques sont issus de la classe ouvrière, de la paysannerie et d’autres catégories de travailleurs.

Enfin le caractère même de l’activité des intellectuels a changé. Autrefois ils devaient servir les classes riches, parce qu’ils n’avaient pas d’autre issue. Maintenant ils doivent servir le peuple, parce qu’il n’existe plus de classes exploiteuses.

Et c’est précisément pourquoi ils sont aujourd’hui membres égaux de la société soviétique, où, avec les ouvriers et les paysans attelés à la même besogne, ils travaillent à l’édification d’une société nouvelle, de la société socialiste sans classes.

Ce sont, vous le voyez bien, des travailleurs intellectuels absolument nouveaux, comme vous n’en trouverez dans aucun pays du globe. Tels sont les changements survenus au cours de la période écoulée dans la structure sociale de la société soviétique.

Qu’attestent ces changements ?

Ils attestent, premièrement, que les démarcations entre la classe ouvrière et la paysannerie, de même qu’entre ces classes et les intellectuels, s’effacent et que disparaît le vieil exclusivisme de classe. C’est donc que la distance entre ces groupes sociaux diminue de plus en plus.

Ils attestent, deuxièmement, que les contradictions économiques entre ces groupes sociaux tombent, s’effacent.

Ils attestent enfin que tombent et s’effacent également les contradictions politiques qui existent entre eux. »

Staline fait ici une erreur : même si les démarcations et les distances s’estompent, les contradictions restent, au moins de nature culturelle, idéologique. C’est une contradiction au sein du peuple, non antagonique, pour utiliser le concept de Mao Zedong, mais c’est une contradiction tout de même.

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Staline et la différence entre ouvriers et paysans dans le projet de constitution

Staline fit des remarques importantes au sujet de quelques corrections proposées au projet de constitution. L’un des thèmes est extrêmement important, car il va littéralement définir la nature de la constitution de 1936 : celui de la définition de la composition sociale de la société soviétique.

Voici ce qu’il dit et comment il définit celle-ci :

« Les uns proposent au lieu des mots « État des ouvriers et des paysans», de dire : « État des travailleurs».

D’autres proposent d’ajouter aux mots « État des ouvriers et des paysans» les mots : «et des travailleurs intellectuels».

D’autres encore proposent au lieu des mots «État des ouvriers et des paysans», de dire : « État de toutes les races et nationalités peuplant le territoire de l’U.R.S.S.».

D’autres enfin proposent de remplacer les mots « des paysans » par les mots «des kolkhoziens» ou par les mots : « des travailleurs de l’agriculture socialiste ». Faut-il accepter ces amendements ?

Je pense que non.

De quoi parle l’article 1 du projet de Constitution ?

De la composition de classe de la société soviétique. Nous, marxistes, pouvons-nous dans la Constitution ne rien dire de la composition de classe de notre société ?

Évidemment non.

La société soviétique se compose, comme on sait, de deux classes : les ouvriers et les paysans. C’est de cela précisément que traite l’article 1 du projet de Constitution.

Par conséquent, l’article 1 reflète bien la composition de classe de notre société.

On peut demander : Et les travailleurs intellectuels ?

Les intellectuels n’ont jamais été et ne peuvent être une classe, ils ont été et demeurent une couche sociale recrutant ses membres parmi toutes les classes de la société.

Dans l’ancien temps, les intellectuels se recrutaient parmi les nobles, la bourgeoisie, en partie parmi les paysans et, seulement dans une proportion très insignifiante, parmi les ouvriers. A notre époque, à l’époque soviétique, les intellectuels se recrutent surtout parmi les ouvriers et les paysans.

Mais quelle que soit la façon dont ils se recrutent, quel que soit le caractère qu’ils revêtent, les intellectuels sont néanmoins une couche sociale, et non une classe.

Cet état de choses ne porte-t-il pas atteinte aux droits des travailleurs intellectuels ? Pas du tout !

L’article 1 du projet de Constitution parle, non des droits des diverses couches de la société soviétique, mais de la composition de classe de cette société. Quant aux droits des diverses couches de la société soviétique, y compris ceux des travailleurs intellectuels, il en est parlé principalement aux chapitres X et XI du projet de Constitution.

De ces chapitres il ressort que les ouvriers, les paysans et les travailleurs intellectuels sont complètement égaux en droits, dans toutes les sphères de la vie économique, politique, sociale et culturelle du pays. Par conséquent, il ne peut être question d’atteinte aux droits des travailleurs intellectuels (…).

On aurait également tort de remplacer le mot «paysan» par le mot « kolkhozien » ou par les mots « travailleur de l’agriculture socialiste ».

D’abord, il existe encore parmi les paysans, outre les kolkhoziens, plus d’un million de foyers de non-kolkhoziens.

Comment faire ? Les auteurs de cet amendement pensent-ils ne pas en tenir compte ? Ce ne serait pas raisonnable.

En second lieu, si la majorité des paysans ont passé à l’économie kolkhozienne, cela ne veut pas encore dire qu’ils aient cessé d’être des paysans, qu’ils n’aient plus d’économie personnelle, de foyer personnel, etc.

Troisièmement, il faudrait substituer également au mot « ouvrier » les mots « travailleur de l’industrie socialiste, ce que pourtant les auteurs de l’amendement ne proposent pas.

Enfin, est-ce que la classe des ouvriers et la classe des paysans ont déjà disparu chez nous ? Et si elles n’ont pas disparu, faut-il rayer du vocabulaire les dénominations établies pour elles ?

Les auteurs de l’amendement ont sans doute en vue, non pas la société actuelle, mais la société future, lorsqu’il n’y aura plus de classes et que les ouvriers et les paysans seront devenus les travailleurs d’une société communiste unique.

C’est dire qu’ils anticipent manifestement. Or, en rédigeant la Constitution, il faut prendre comme point de départ, non le futur, mais le présent, ce qui existe déjà. La Constitution ne peut ni ne doit anticiper.

Il y a donc des ouvriers, des paysans, appartenant à deux classes différentes, et une couche sociale, celle des intellectuels. Ils sont bien distingués. Or, la constitution de 1936 n’établit pas la nature de ces différences, affirmant une citoyenneté soviétique générale.

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La projet de nouvelle constitution soviétique

À l’origine, Staline aborda la question d’une nouvelle constitution à la session du Bureau Politique du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) du 10 mai 1934.

Le 4 février 1935, le président du Conseil des Commissaires du peuple, Viatcheslav Molotov, reçut la mission de la part du Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) de proposer la modification de la constitution de l’URSS au 7e congrès des soviets allant se tenir.

Il était considéré en effet que, comme les rapports socialistes avaient été établis en URSS, cela devait se refléter dans la constitution. De plus, les avancées effectuées permettaient de réaliser une vaste démocratisation, puisqu’une partie de la population liée aux anciennes couches exploiteuses avaient été mises de côté du droit de vote.

A cela s’ajoutait que dans la constitution précédente, les soviets des villes comptaient davantage que les soviets des campagnes.

Staline

Le 7e congrès des soviets fut d’accord avec la proposition et demanda à sa direction élue – le Comité exécutif central – de mettre en place une commission pour établir le texte de la nouvelle constitution.

Voici comment la chose était formulée :

1. Apporter à la Constitution de l’U.R.S.S. des modifications en vue

a) de démocratiser encore le système électoral, en remplaçant les élections incomplètement égales par des élections égales, les élections à plusieurs degrés par des élections directes, le vote public par le scrutin secret ;

b) de préciser la base sociale et économique de la Constitution, pour faire correspondre celle-ci avec l’actuel rapport des forces de classes en U.R.S.S. (création d’une nouvelle industrie socialiste ; écrasement de la classe des koulaks ; victoire du régime kolkhozien ; affermissement de la propriété socialiste comme base de la société soviétique, etc.)

2. Inviter le Comité exécutif central de l’U.R.S.S. à élire une Commission de la Constitution, chargée d’établir le texte rectifié de la Constitution sur les bases indiquées au paragraphe 1, et de le soumettre à l’approbation de la session du Comité exécutif central de l’U.R.S.S.

3. Procéder aux prochaines élections ordinaires des organes du pouvoir soviétique de l’U.R.S.S. sur la base du nouveau système électoral.

Cette commission avait 31 membres, Staline en étant le président, Viatcheslav Molotov et Mikhaïl Kalinine en étant les vice-présidents. Douze sous-commissions furent mises en place, avec à chaque fois un responsable :

– la forme générale avec Staline ;

– la ligne éditoriale avec Staline ;

– le droit avec Andreï Vychinski ;

– l’économie avec Molotov ;

– l’éducation avec Andreï Jdanov ;

– le travail avec Lazare Kaganovitch ;

– la défense avec Kliment Vorochilov ;

– le droit avec Nikolaï Boukharine ;

– la finance avec Vlas Chubar ;

– les élections avec Karl Radek ;

– les rapports entre le local et le centre avec Ivan Akulov ;

– les affaires étrangères avec Maksim Litvinov.

Un groupe rédactionnel fut également mis en place avec Iakov Iakovlev, Alexeï Steskii et B.M. Tal.

Ce groupe compila les travaux des sous-commissions qui furent prêts à la fin de l’année 1935 et présenta une première synthèse en février 1936, puis une seconde en avril, celle-ci étant révisée par le secrétariat constitutionnel du Congrès des Soviets. Le groupe finalisa alors, avec Staline, la version définitive du premier projet de constitution.

Ce projet connut des corrections puis fut étudié en commun par le Bureau Politique du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) et la Commission devant établir la constitution au mois de mai. Le 12 juin, la version finale fut rendue publique dans la presse, avec un appel à la discussion générale dans tout le pays.

Tout l’été et le printemps, la presse accorda une importance significative quant aux débats à ce sujet. Jusqu’au 21 novembre 1936, il y a eu 164 893 réunions d’organisées par les soviets, touchant 3,5 millions de personnes et aboutissant à 40 000 propositions de corrections.

Les organisations étatiques et les kolkhozes organisèrent 458 441 réunions, avec 38 900 000 participants et 83 571 propositions de corrections.

A la suite de la grande campagne populaire de débats au sujet du projet de constitution, le Comité exécutif central appela à un congrès extraordinaire des soviets pour la fin de l’année.

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Les Soviets et leurs congrès

La base de l’organisation politique de l’URSS était le soviet, le « conseil », du nom des comités ouvriers, des comités de paysans, des comités de soldats apparaissant lors de la révolution russe. Le mot d’ordre bolchevik était « tout le pouvoir aux soviets ! ».

Il y eut plusieurs congrès des soviets puis, une fois la révolution ayant triomphé, il fut donné naissance à l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, chaque république étant constitué d’un pouvoir des soviets.

La constitution de l’URSS de 1924 établit l’élection des délégués des soviets de la manière suivante. Dans les soviets des villes, chaque délégué est élu par 25 000 votants. Par contre, dans les soviets des campagnes, chaque délégué est élu par 125 000 votants.

Il y a un profond déséquilibre entre les villes et les campagnes ; à cela s’ajoute qu’une partie de la population, liée aux anciennes couches exploiteuses, est exclue du vote.

Les votes n’étaient pas non plus secrets ; ils se faisaient publiquement, à travers une succession de votes, en pyramide jusqu’à obtenir le nombre de voix exigés pour chaque délégué.

Les délégués se réunissaient alors en Soviet de l’Union, qui avec le Soviet des nationalités – avec un nombre fixe de délégués par république – forme le Congrès des Soviets. Ce Congrès met en place trois organismes essentiels :

– il élit un Comité exécutif central, qui se réunit plusieurs fois par an (il y eut 24 sessions entre 1922 et 1937) ;

– ce Comité exécutif central élisait le Conseil des commissaires du peuple de l’URSS, dont les membres étaient, grosso modo, l’équivalent des ministres (le terme étant par ailleurs adopté en 1946) et chaque congrès vérifie donc l’activité gouvernementale et lui confie les missions ;

– ce Comité exécutif central élisait la Cour suprême de l’URSS.

Emblème de la République Socialiste Soviétique
de l’Arménie, adopté en 1937

Le premier Congrès des Soviets a eu lieu en décembre 1922, donnant naissance à l’URSS, composée alors des républiques suivantes :

– Russie ;

– Biélorussie ;

– Ukraine ;

– Transcaucasie.

Le deuxième Congrès des Soviets a eu lieu en janvier-février 1924. C’est à cette occasion que Petrograd devient Leningrad et qu’est définitivement adoptée la constitution de l’URSS en fait déjà mise en place le 6 juillet 1923 par le Comité exécutif central.

Celle-ci était issu d’un projet rédigé par une commission mise en place par le Comité exécutif central, ainsi que validée lors d’une session du Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik).

Le troisième Congrès des Soviets eut lieu en mai 1925, validant notamment l’entrée dans l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques de Turkménistan et d’Ouzbékistan. Le quatrième Congrès eut lieu en avril 1927, aboutissant notamment à la demande de l’élaboration d’un plan quinquennal par le gouvernement.

Le cinquième Congrès a adopté le premier plan quinquennal en mai 1927 ; le sixième Congrès, en mars 1931, a notamment été marqué par l’admission de la République Socialiste Soviétique du Tadjikistan.

Le septième Congrès des Soviets, qui s’est déroulé en janvier-février 1935, a notamment accepté la mise en place d’une nouvelle constitution, qui fut approuvée par le huitième congrès, extraordinaire, de novembre-décembre 1936.

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La constitution soviétique de 1924

On parle de la constitution soviétique de 1924, car elle fut adoptée le 31 janvier 1924, mais en réalité elle fut mise en place en juillet 1923. Sa nature même s’appuie la fondation de l’URSS en décembre 1922 ; sa première partie est d’ailleurs une déclaration relative à ce sujet.

Il faut ici bien saisir la nature fédérale de la constitution. La constitution valide les deux niveaux – celui de l’Union avec ses prérogatives particulières, celui des républiques – existant lors de la fondation de l’URSS.

Il y a ce qui relève des compétences de l’Union, pour le reste :

« chaque république constitue ses pouvoirs publics d’une manière indépendante »

L’URSS est ainsi défini comme un « État fédéral ». Et en son sein, on a même deux républiques qui sont déjà des fédérations :

– la République socialiste fédérative des Soviets de Transcaucasie, fédérant l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie ;

– la République socialiste fédérative des Soviets de Russie, en raison de ses multiples peuples sur son immense territoire.

Emblème de la République Socialiste Soviétique
de Géorgie de 1921 à 1937

Ce fédéralisme fait que le Congrès des Soviets, comme prévu à la fondation de l’URSS est séparé en un Soviet de l’Union et un Soviet des nationalités.

Et dans ce dernier, chaque république a le même nombre de représentants (5), afin de souligner l’égalité dans l’Union. Pour parfaire le fédéralisme, les républiques socialistes soviétiques autonomes ont également cinq représentants, et les régions autonomes de Russie en ont un chacun.

Enfin, et c’est l’un des points les plus importants, le Soviet de l’Union et le Soviet des nationalités ont la même valeur. Toute décision doit être acceptée tant par l’un que par l’autre.

Les deux principaux organes centraux de l’URSS – le Comité exécutif central de l’URSS du Congrès des Soviets et le gouvernement dénommé Conseil des commissaires du peuple de l’URSS – sont issus du vote et de l’un, et de l’autre.

Cependant, le droit est une compétence de l’Union et la constitution institue un Tribunal suprême à la compétence sous l’égide du Comité exécutif central de l’URSS.

Cela signifie que toutes les décisions sont prises de manière unifiée-fédérale, mais que le noyau juridique est quant à lui unifié-centralisé, comme la sécurité d’État, les compétences militaires, les affaires étrangères, les infrastructures de communication et ferroviaires.

Le Comité exécutif central de l’URSS est d’ailleurs la plaque tournante de tout le système, puisqu’il peut bloquer tant le gouvernement que le Congrès des Soviets lui-même.

Il est considéré par la constitution de 1924 comme le lieu de la synthèse de la centralisation et de la démocratie.

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La fondation de l’URSS

L’Union des Républiques socialistes soviétiques existe en tant que structure depuis le 30 décembre 1922. L’Union est à sa naissance composée des pays suivant : Russie, Biélorussie, Ukraine. A cela s’ajoute trois pays unifiés dans ce qui est appelé la Transcaucasie : l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie.

Le Turkménistan et l’Ouzbékistan rejoignent l’Union en 1924, le Tadjikistan en 1929, le Kirghizistan en 1936. Il s’agit là de conséquences de modifications dans le découpage territorial. Pareillement, en 1936, les pays composant la Transcaucasie deviennent chacun une république socialiste soviétique membre de l’Union.

Emblème de la République Socialiste Soviétique
de l’URSS de 1929 à 1936

En 1940, l’Union fut rejoint par les républiques socialistes soviétiques de Lituanie, de Lettonie, d’Estonie, de Moldavie.

L’URSS naît comme État fédéral par l’unité de différentes républiques. A ce titre, sa structure étatique s’appuie sur un Congrès des Soviets qui a une double nature :

– d’un côté, il est composé par des représentants des soviets ;

– de l’autre, il est également composé par des représentants chaque république.

Le Congrès des Soviets est ainsi composé du Soviet de l’Union, synthèse des soviets locaux (puis régionaux, etc.), et du Soviet des nationalités, avec des représentants de chacune des républiques.

De la même manière, les instances mises en place par le Congrès des soviets et formant l’État voient leurs documents obligatoirement traduits en russe, en ukrainien, en biélorusse, en géorgien, en arménien et en turc.

Drapeau de l’URSS de 1924 à 1936

Il y a également deux types de Conseil des commissaires du peuple : celui au niveau de l’Union, celui pour chaque république.

Le premier s’occupe de domaines que n’a pas le second : les affaires étrangères, les affaires militaires et navales, le commerce extérieur, les chemins de fer, les postes et télégraphes.

Il s’occupe par contre également de domaines que l’on retrouve au niveau de ce dont s’occupe également le second : l’inspection des travailleurs et des paysans, le travail, l’alimentation, les finances, avec à chaque fois également un président du Conseil suprême de l’économie nationale (un donc au niveau de chaque république, un au niveau de l’Union).

Le second dispose, en plus, des affaires intérieures, de la justice, de l’éducation, de la santé, des assurances sociales, des affaires nationales.

Par contre, les décisions prises au niveau de l’URSS priment sur celles prises au niveau des républiques ; il y a également une citoyenneté unique fédérale.

La constitution de 1924 prolonge directement l’établissement de l’URSS.

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Lénine et la structuration du pouvoir des soviets

Le succès de la révolution d’Octobre 1917 se fonde sur le principe selon lequel les conseils, ce qu’on appelle en russe les soviets, c’est-à-dire les comités locaux, formés chez les ouvriers, les paysans, les soldats, sont la forme du pouvoir révolutionnaire.

Il n’y a plus de représentation nationale au moyen d’élections générales, mais des soviets dont les membres sont élus, ceux-ci élisant le niveau supérieur, et ainsi de suite, jusqu’au haut de la pyramide : le gouvernement, composé de ce qui était appelé les commissaires du peuple.

Or, pour que ce système puisse fonctionner, il faut une capacité administrative de décision et d’organisation de la part des soviets locaux. Sans cela, ils ne se maintiennent pas, ils ne développent pas leur structuration, ils ne peuvent pas choisir des responsables compétents, ils ne reflètent pas la vie des masses mobilisées.

Emblème de la République Socialiste Soviétique
d’Ouzbékistan en 194
7

Lénine accorde donc une insistance fondamentale sur la systématisation des soviets et de leur capacité à organiser l’ensemble des ouvriers et des paysans. Voici comment la chose est expliquée dans un texte important d’alors, Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets, en 1918 :

« Le caractère socialiste de la démocratie soviétique, c’est-à-dire prolétarienne, dans son application concrète, déterminée, consiste en ceci :

premièrement, les électeurs sont les masses laborieuses et exploitées, la bourgeoisie en est exceptée ;

deuxièmement, toutes les formalités et restrictions bureaucratiques en matière d’élections sont supprimées, les masses fixent elles-mêmes le mode et la date des élections et ont toute liberté pour révoquer leurs élus ;

troisièmement, on voit se former la meilleure organisation de masse de l’avant-garde des travailleurs, du prolétariat de la grande industrie, organisation qui lui permet de diriger la très grande masse des exploités, de les faire participer activement à la vie politique, de les éduquer politiquement par leur propre expérience, et de s’attaquer ainsi pour la première fois à cette tâche : faire en sorte que ce soit véritablement la population tout entière qui apprenne à gouverner et qui commence à gouverner.

Tels sont les principaux signes distinctifs de la démocratie appliquée en Russie, démocratie de type supérieur, qui brise avec sa déformation bourgeoise et marque la transition à la démocratie socialiste et aux conditions dans lesquelles l’État pourra commencer à s’éteindre.

Bien entendu, l’élément de la désorganisation petite-bourgeoise (qui se manifestera inévitablement plus ou moins dans toute révolution prolétarienne, et qui, dans notre révolution à nous, se manifeste avec une extrême vigueur en raison du caractère petit-bourgeois du pays, de son état arriéré et des conséquences de la guerre réactionnaire) doit forcément marquer les Soviets, eux aussi, de son empreinte.

Nous devons travailler sans relâche à développer l’organisation des Soviets et du pouvoir des Soviets. Il existe une tendance petite-bourgeoise qui vise à transformer les membres des Soviets en « parlementaires » ou, d’autre part, en bureaucrates.

Il faut combattre cette tendance en faisant participer pratiquement tous les membres des Soviets à la direction des affaires. En maints endroits, les sections des Soviets se transforment en organismes qui fusionnent peu à peu avec les commissariats.

Notre but est de faire participer pratiquement tous les pauvres sans exception au gouvernement du pays ; et toutes les mesures prises dans ce sens — plus elles seront variées, mieux cela vaudra — doivent être soigneusement enregistrées, étudiées, systématisées, mises à l’épreuve d’une expérience plus vaste, et recevoir force de loi.

Notre but est de faire remplir gratuitement les fonctions d’État par tous les travailleurs, une fois qu’ils ont terminé leur huit heures de « tâches » dans la production : il est particulièrement difficile d’y arriver, mais là seulement est la garantie de la consolidation définitive du socialisme (…).

La lutte contre la déformation bureaucratique de l’organisation soviétique est garantie par la solidité des liens unissant les Soviets au « peuple », c’est-à-dire aux travailleurs et aux exploités, par la souplesse et l’élasticité de ces liens.

Les parlements bourgeois, même celui de la république capitaliste la meilleure du monde au point de vue démocratique, ne sont jamais considérés par les pauvres comme des institutions « à eux ».

Tandis que, pour la masse des ouvriers et des paysans, les Soviets sont « à eux » et bien à eux (…).

C’est le contact des Soviets avec le « peuple » des travailleurs qui crée précisément des formes particulières de contrôle par en bas, comme, par exemple, la révocation des députés, formes que l’on doit maintenant développer avec un zèle tout particulier.

Ainsi les Soviets de l’instruction publique en tant que conférences périodiques des électeurs soviétiques et de leurs délégués, discutant et contrôlant l’activité des autorités soviétiques dans ce domaine, méritent toute notre sympathie et tout notre appui.

Rien ne serait plus stupide que de transformer les Soviets en quelque chose de figé, que d’en faire un but en soi.

Plus nous devons nous affirmer résolument aujourd’hui pour un pouvoir fort et sans merci, pour la dictature personnelle dans telles branches du travail, dans tel exercice de fonctions de pure exécution, et plus doivent être variés les formes et les moyens de contrôle par en bas, afin de paralyser la moindre déformation possible du pouvoir des Soviets, afin d’extirper encore et toujours l’ivraie du bureaucratisme. »

Lénine souligne bien que les soviets ne sont pas un but en soi ; ils sont le vecteur de l’implication des masses dans la société, sous la forme d’une puissance administrative. L’aspect principal n’est pas le moyen, mais l’implication.

Andreï Vychinski, dans La doctrine de Lénine et de Staline sur la révolution prolétarienne de l’État synthétise de la manière suivante cet aspect essentiel de la construction du socialisme :

« Les Soviets des travailleurs sont une grande école d’enseignement de l’administration et de l’État, un grand forum de l’activité politique, un grand atelier où l’on apprend la science de l’édification du socialisme.

Cependant, ce n’est pas un livre ouvert, où il suffit de lire tranquillement, une page après l’autre, afin de connaître la vérité et les moyens à l’aide desquels cette vérité peut prendre vie.

C’est une école de lutte, c’est un livre dont un grand nombre de pages ne sont pas encore écrites, un livre dans lequel il faut encore inscrire l’expérience de la lutte pour l’organisation de nouveaux rapports sociaux, entièrement différents de ceux qu’avaient légués le passé. »

La constitution de 1924 est le reflet de cette approche léniniste dans la situation d’alors.

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La critique à l’encontre de Lénine au sujet de la représentation nationale

La révolution socialiste instaure la dictature du prolétariat, c’est-à-dire qu’elle renverse le rapport de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat. La bourgeoisie dominait, c’est désormais le prolétariat.

Ainsi, le paragraphe 23 de la constitution de la République Socialiste Fédérative des Soviets de Russie, adoptée en 1919 au cinquième congrès panrusse des Soviets, dit la chose suivante :

« S’inspirant des intérêts de l’ensemble de la classe ouvrière, la République Socialiste Fédérative des Soviets de Russie prive les individus et les groupes des droits dont ils usent au préjudice de la révolution socialiste. »

Emblème de la République Socialiste Soviétique
de Russie de 1920 à 1956

Or, à la suite de la mort de Karl Marx et Friedrich Engels, il y a eut de nombreux débats quant à la forme que celle-ci pouvait prendre. Lorsque la révolution russe d’Octobre 1917 a lieu, un conflit se forme entre ceux qui sont d’accord avec Lénine comme quoi il n’y a plus de forme parlementaire possible, qu’il faut une répression socialement organisée, et ceux qui considèrent que c’est là abandonner le principe de démocratie.

Les seconds sont principalement représentés par Karl Kautsky et Otto Bauer, à qui il faut adjoindre Rosa Luxembourg. Cette dernière, en effet, les rejoint sur le fait que le pouvoir des soviets empêche la reconnaissance immédiate d’une représentation nationale. Cette dernière, de plus, doit pour exister forcément reposer sur la liberté la plus complète.

Dans ses écrits sur la révolution russe, publiés après sa mort, elle formule la chose ainsi :

« Lénine dit : l’État bourgeois est un instrument d’oppression de la classe ouvrière, l’État socialiste un instrument d’oppression de la bourgeoisie. C’est en quelque sorte l’État capitaliste renversé sur la tête.

Cette conception simpliste oublie l’essentiel : c’est que si la domination de classe de la bourgeoisie n’avait pas besoin d’une éducation politique des masses populaires, tout au moins au-delà de certaines limites assez étroites, pour la dictature prolétarienne, au contraire, elle est l’élément vital, l’air sans lequel elle ne peut vivre (…).

Précisément les tâches gigantesques auxquelles les bolcheviks se sont attelés avec courage et résolution nécessitaient l’éducation politique des masses la plus intense et une accumulation d’expérience qui n’est pas possible sans liberté politique.

La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la « justice », mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la »liberté » devient un privilège (…).

Bien loin d’être une somme de prescriptions toutes faites qu’on n’aurait plus qu’à appliquer, la réalisation pratique du socialisme en tant que système économique, juridique et social, est une chose qui reste complètement enveloppée dans les brouillards de l’avenir.

Ce que nous possédons dans notre programme, ce ne sont que quelques grands poteaux indicateurs qui montrent la direction générale dans laquelle il faut s’engager, indications d’ailleurs d’un caractère surtout négatif.

Nous savons à peu près ce que nous aurons à supprimer tout d’abord pour rendre la voie libre à l’économie socialiste.

Par contre, de quelle sorte seront les mille grandes et petites mesures concrètes en vue d’introduire les principes socialistes dans l’économie, dans le droit, dans tous les rapports sociaux, là, aucun programme de parti, aucun manuel de socialisme ne peut fournir de renseignement (…).

Le socialisme, d’après son essence même, ne peut être octroyé, introduit par décret. Il suppose toute une série de mesures violentes, contre la propriété, etc. Ce qui est négatif, la destruction, on peut le décréter, ce qui est positif, la construction, on ne le peut pas. Terres vierges. Problèmes par milliers. »

Rosa Luxembourg est ainsi d’accord avec les bolcheviks pour le rôle négatif de la dictature du prolétariat – Karl Kautsky et Otto Bauer sont ici en désaccord, de par leur esprit de conciliation, leur vain espoir en une bourgeoisie devant devenir finalement raisonnable sous la pression.

Mais elle n’est pas d’accord au niveau du rôle positif, qui passe selon elle non pas par les soviets, de manière administrative, mais par la représentation nationale, de manière politique par la confrontation, les débats, etc.

Le léninisme s’oppose radicalement à cette conception de la représentation nationale ; il voit le gouvernement comme le produit des masses organisées, dans un processus d’agrégation et d’organisation toujours plus élevée.

Andreï Vychinski, dans La doctrine de Lénine et de Staline sur la révolution prolétarienne de l’État souligne l’importance de ce fait :

« La différence fondamentale entre le régime d’État soviétique et la forme parlementaire consiste en ce que dans le régime soviétique la participation de l’ensemble des travailleurs au gouvernement de l’État est réalisée.

Ce principe général ne doit pas être adopté d’une façon abstraite, mais concrètement, c’est-à-dire dans les conditions historiques qui président à la réalisation pratique de ce grand principe.

Le processus de l’intégration des masses populaires au gouvernement est loin d’être aisé et ne se réalise que lentement, et avec des hésitations dans la première période de la révolution socialiste.

Lénine en a souligné le caractère nouveau et la difficulté, ce qui provoque un grand nombre de tâtonnements, un grand nombre d’hésitations et de fautes, sans lesquels – enseignait Lénine – ne peut s’effectuer aucun mouvement brusque en avant. »

C’est la question de la participation des masses qui est décisive.

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La conception léniniste de la dictature du prolétariat

Il est bien connu que c’est dans L’État et la révolution, écrit en 1917 et interrompu dans sa rédaction par la révolution d’Octobre, que Lénine a réaffirmé la conception marxiste de la dictature du prolétariat. S’appuyant notamment sur les travaux de Friedrich Engels et de Karl Marx, il présente la Commune de Paris de 1871 comme le premier exemple de dictature du prolétariat.

Lénine s’oppose tant aux anarchistes, qui ne veulent pas d’État dans la phase de transition entre capitalisme et communisme, ni d’ailleurs de transition, qu’aux révisionnistes qui prétendent qu’on peut réutiliser l’ancien État pour établir le socialisme et le développer.

Lénine explique alors comment ce sont les masses elles-mêmes qui doivent constituer l’État, qui est évidemment alors une forme d’État de type nouveau, entièrement différent du passé. La Commune de Paris en présente déjà la substance.

Lénine, dans Les tâches du prolétariat dans notre révolution, écrit en avril 1917, a souligné le fait suivant :

« Le type d’État bourgeois le plus parfait, le plus évolué, c’est la république démocratique parlementaire : le pouvoir y appartient au Parlement ; la machine d’État, l’appareil administratif sont ceux de toujours : armée permanente, police, bureaucratie pratiquement irrévocable, privilégiée, placée au-dessus du peuple.

Mais depuis la fin du XIX° siècle, les époques révolutionnaires offrent un type supérieur d’État démocratique, un État qui, selon l’expression d’Engels, cesse déjà, sous certains rapports, d’être un État, « n’est plus un État au sens propre du terme ».

C’est l’État du type de la Commune de Paris, qui substitue à l’armée et à la police séparées du peuple l’armement direct et immédiat du peuple lui-même. Telle est l’essence de la Commune, vilipendée et calomniée par les auteurs bourgeois, et à laquelle, entre autres choses, on a attribué à tort l’intention d’« introduire » d’emblée le socialisme.

C’est précisément un État de ce type que la révolution russe a commencé à créer en 1905 et en 1917 (…).

Le marxisme se distingue de l’anarchisme en ceci qu’il reconnaît la nécessité de l’État et d’un pouvoir d’État, pendant la période révolutionnaire en général, et pendant l’époque de transition du capitalisme au socialisme en particulier.

Le marxisme se distingue du « social‑démocratisme » petit‑bourgeois, opportuniste, de MM. Plékhanov, Kautsky et consorts en ceci qu’il reconnaît la nécessité, pour ces mêmes périodes, d’un Etat qui ne soit pas une république parlementaire bourgeoise ordinaire, mais tel que fut la Commune de Paris.

Les principaux traits qui distinguent ce type d’État de l’ancien sont les suivants :

Le retour est des plus faciles (l’histoire l’a prouvé) de la république parlementaire bourgeoise à la monarchie, car tout l’appareil d’oppression : armée, police, bureaucratie, demeure intact. La Commune et les Soviets des députés ouvriers, soldats, paysans, etc., brisent et suppriment cet appareil.

La république parlementaire bourgeoise entrave, étouffe la vie politique propre des masses, leur participation directe à l’organisation démocratique de toute la vie de l’État, de la base au sommet. Les Soviets des députés ouvriers et soldats font tout le contraire.

Ils reproduisent le type d’État élaboré par la Commune de Paris et que Marx a appelé la « forme politique enfin trouvée par laquelle peut s’accomplir l’affranchissement économique des travailleurs ». »

Lénine dit ainsi que les soviets – les comités locaux organisés par les ouvriers, les paysans, les soldats – établissent directement l’État, en formant une nouvelle administration. Cette administration empêche les ennemis de la révolution de s’exprimer et de s’organiser ; elle mobilise le plus largement possible en faveur de l’implication des masses dans les choix effectués ; elle établit les rapports sociaux socialistes à l’échelle du pays.

Les révisionnistes prétendent que l’ancien État peut faire de même ; les anarchistes récusent la nécessité d’une mise en place centralisée des rapports sociaux socialistes.

Staline, dans Du léninisme, en 1925, synthétise de la manière suivante les principes de la dictature du prolétariat :

« De là, trois côtés fondamentaux de la dictature du prolétariat :

1. Utilisation du pouvoir du prolétariat pour la répression des exploiteurs, la défense du pays, la consolidation des relations avec les prolétaires des autres pays, le développement et la victoire de la révolution dans tous les pays ;

2. Utilisation du pouvoir du prolétariat pour détacher définitivement de la bourgeoisie les travailleurs et les masses exploitées, pour renforcer l’alliance du prolétariat avec ces masses, pour faire participer ces dernières à la réalisation du socialisme et assurer leur direction politique par le prolétariat ;

3. Utilisation du pouvoir du prolétariat pour l’organisation du socialisme, l’abolition des classes, l’acheminement vers une société sans classes, sans État.

La dictature du prolétariat est la réunion de ces trois côté, dont aucun ne peut être considéré comme l’indice caractéristique unique de cette dictature, et dont l’absence d’un seul suffit pour que la dictature du prolétariat cesse d’être une dictature dans un pays encerclé par le capitalisme. »

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L’esprit des constitutions soviétiques

L’URSS socialiste a connu deux constitutions, tout à fait différentes dans leur approche et dans leur esprit. La première constitution considérait en effet qu’une partie de la population devait être mise à l’écart des décisions de l’État – celle ne vivant pas du fruit de son travail.

Tant les anciennes couches sociales dominantes (bourgeoisie, clergé, cadres militaires…) que la petite-bourgeoisie encore présente était exclue de toute possibilité d’influencer l’État.

A cela s’ajoute que le droit de vote, s’il concernait à la fois les ouvriers et les paysans, était organisé de telle manière à ce que les ouvriers aient l’hégémonie.

La seconde constitution a une démarche tout à fait contraire, puisqu’elle instaure la citoyenneté soviétique, concernant toutes les personnes vivant en URSS. Elle efface même la distinction entre ouvriers, paysans et les couches intellectuelles.

Emblème de la République Socialiste Soviétique de Biélorussie de 1938 à 1949

L’esprit des deux constitutions est donc très différent. La première instaure une démocratie uniquement pour les ouvriers et les paysans, en appuyant les ouvriers. La seconde instaure la démocratie la plus totale, aussi fut-il parlé de « la constitution la plus démocratique du monde ».

La première constitution est, à ce titre, très inégale dans sa conception. Elle instaure l’URSS, mais en tant qu’État en construction, dont les fondements ne sont pas encore réellement établis, et ce de manière assumée.

La seconde constitution est, par contre, résolument équilibrée. Elle l’est en fait tellement que, dans sa définition même, elle est d’ailleurs davantage démocratique que socialiste, le Parti venant simplement appuyer le caractère démocratique qui, selon la conception d’alors, allait naturellement, sans accrocs, de l’avant dans le développement du socialisme, jusqu’au communisme.

Il est bien connu qu’il y a ici une sous-estimation de la dimension culturelle – idéologique dans les étapes de développement du socialisme, ce que Mao Zedong corrigera avec le principe de la révolution culturelle.

Emblème de la République Socialiste Soviétique
d’Ukraine établi en 1949

Il est marquant d’ailleurs de noter ici la différence fondamentale entre la constitution soviétique de 1936 et la constitution chinoise de 1975.

La constitution soviétique de 1936 traite uniquement de l’État dans ses fondements démocratiques, le Parti étant présenté simplement, dans un article placé pratiquement vers la fin et de manière isolée, comme le regroupement des gens les plus avancés sur le plan de la conscience.

La constitution chinoise de 1975 affirme quant à elle dès le début que le Parti dirige la société et que son idéologie est le marxisme-léninisme Pensée Mao Zedong. Alors que la constitution soviétique de 1936 présente un cheminement graduel, linéaire, littéralement dépolitisé, la constitution chinoise affirme un chemin spécifique, dans les conditions chinoises, de la démarche à adopter (la Pensée Mao Zedong).

De manière fort logique, la constitution soviétique de 1936 aboutit ainsi aux thèses du XIXe congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) de 1952, caractérisées par une dépolitisation au profit d’une lecture mécanique de la croissance des forces productives.

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Jean Racine : Bajazet

ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE

Acomat, Osmin.

ACOMAT

Viens, suis-moi. La sultane en ce lieu se doit rendre.

Je pourrai cependant te parler, et t’entendre.

OSMIN

Et depuis quand Seigneur, entre-t-on dans ces lieux,

Dont l’accès était même interdit à nos yeux ?

Jadis une mort prompte eut suivi cette audace.

ACOMAT

Quand tu seras instruit de tout ce qui se passe,

Mon entrée en ces lieux ne te surprendra plus.

Mais laissons, cher Osmin, les discours superflus.

Que ton retour tardait à mon impatience !

Et que d’un oeil content je te vois dans Byzance !

Instruis-moi des secrets que peut t’avoir appris

Un voyage si long pour moi seul entrepris.

De ce qu’ont vu tes yeux parle en témoin sincère.

Songe que du récit, Osmin, que tu vas faire,

Dépendent les destins de l’empire ottoman.

Qu’as-tu vu dans l’armée, et que fait le sultan ?

OSMIN

Babylone, Seigneur, à son prince fidèle,

Voyait sans s’étonner notre armée autour d’elle,

Les Persans rassemblés marchaient à son secours,

Et du camp d’Amurat s’approchaient tous les jours.

Lui-même fatigué d’un long siège inutile,

Semblait vouloir laisser Babylone tranquille,

Et sans renouveler ses assauts impuissants,

Résolu de combattre, attendait les Persans.

Mais comme vous savez, malgré ma diligence,

Un long chemin sépare et le camp et Byzance.

Mille obstacles divers m’ont même traversé,

Et je puis ignorer tout ce qui s’est passé.

ACOMAT

Que faisaient cependant nos braves janissaires ?

Rendent-ils au sultan des hommages sincères ?

Dans le secret des cours, Osmin, n’as-tu rien lu ?

Amurat jouit-il d’un pouvoir absolu ?

OSMIN

Amurat est content, si nous le voulons croire,

Et semblait se promettre une heureuse victoire.

Mais en vain par ce calme il croit nous éblouir.

Il affecte un repos dont il ne peut jouir.

C’est en vain que forçant ses soupçons ordinaires

Il se rend accessible à tous les janissaires.

Il se souvient toujours que son inimitié

Voulut de ce grand corps retrancher la moitié,

Lorsque pour affermir sa puissance nouvelle

Il voulait, disait-il, sortir de leur tutelle.

Moi-même j’ai souvent entendu leurs discours :

Comme il les craint sans cesse ils le craignent toujours.

Ses caresses n’ont point effacé cette injure.

Votre absence est pour eux un sujet de murmure.

Ils regrettent le temps à leur grand coeur si doux,

Lorsque assurés de vaincre ils combattaient sous vous.

ACOMAT

Quoi ! Tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée

Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensée ?

Crois-tu qu’ils me suivraient encore avec plaisir,

Et qu’ils reconnaîtraient la voix de leur vizir ?

OSMIN

Le succès du combat réglera leur conduite.

Il faut voir du sultan la victoire ou la fuite.

Quoique à regret, Seigneur, ils marchent sous ses lois,

Ils ont à soutenir le bruit de leurs exploits.

Ils ne trahiront point l’honneur de tant d’années.

Mais enfin le succès dépend des destinées.

Si l’heureux Amurat secondant leur grand coeur

Aux champs de Babylone est déclaré vainqueur,

Vous les verrez soumis rapporter dans Byzance

L’exemple d’une aveugle et basse obéissance.

Mais si dans le combat le destin plus puissant

Marque de quelque affront son empire naissant ;

S’il fuit, ne doutez point que fiers de sa disgrâce

À la haine bientôt ils ne joignent l’audace,

Et n’expliquent, Seigneur, la perte du combat,

Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat.

Cependant, s’il en faut croire la renommée,

Il a depuis trois mois fait partir de l’armée

Un esclave chargé de quelque ordre secret.

Tout le camp interdit tremblait pour Bajazet.

On craignait qu’Amurat par un ordre sévère

N’envoyât demander la tête de son frère.

ACOMAT

Tel était son dessein. Cet esclave est venu.

Il a montré son ordre et n’a rien obtenu.

OSMIN

Quoi, Seigneur ! Le sultan reverra son visage,

Sans que de vos respects il lui porte ce gage ?

ACOMAT

Cet esclave n’est plus. Un ordre, cher Osmin,

L’a fait précipiter dans le fond de l’Euxin.

OSMIN

Mais le sultan surpris d’une trop longue absence,

En cherchera bientôt la cause et la vengeance.

Que lui répondrez-vous ?

ACOMAT

Peut-être avant ce temps

Je saurai l’occuper de soins plus importants.

Je sais bien qu’Amurat a juré ma ruine.

Je sais à son retour l’accueil qu’il me destine.

Tu vois pour m’arracher du coeur de ses soldats,

Qu’il va chercher sans moi les sièges, les combats.

Il commande l’armée. Et moi dans une ville

Il me laisse exercer un pouvoir inutile.

Quel emploi, quel séjour, Osmin, pour un Vizir !

Mais j’ai plus dignement employé ce loisir.

J’ai su lui préparer des craintes et des veilles.

Et le bruit en ira bientôt a ses oreilles.

OSMIN

Quoi donc ? Qu’avez-vous fait ?

ACOMAT

J’espère qu’aujourd’hui

Bajazet se déclare, et Roxane avec lui.

OSMIN

Quoi ! Roxane, Seigneur, qu’Amurat a choisie

Entre tant de beautés, dont l’Europe et l’Asie

Dépeuplent leurs États et remplissent sa cour ?

Car on dit qu’elle seule a fixé son amour.

Et même il a voulu que l’heureuse Roxane,

Avant qu’elle eut un fils, prît le nom de sultane.

ACOMAT

Il a fait plus pour elle, Osmin. Il a voulu

Qu’elle eut dans son absence un pouvoir absolu.

Tu sais de nos sultans les rigueurs ordinaires.

Le frère rarement laisse jouir ses frères

De l’honneur dangereux d’être sortis d’un sang,

Qui les a de trop près approchés de son rang.

L’imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance,

Traîne, exempt de péril, une éternelle enfance.

Indigne également de vivre et de mourir,

On l’abandonne aux mains qui daignent le nourrir.

L’autre trop redoutable, et trop digne d’envie,

Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie.

Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps.

La molle oisiveté des enfants des sultans.

Il vint chercher la guerre au sortir de l’enfance,

Et même en fit sous moi la noble expérience.

Toi-même tu l’as vu courir dans les combats

Emportant après lui tous les coeurs des soldats,

Et goûter tout sanglant le plaisir et la gloire

Que donne aux jeunes coeurs la première victoire.

Mais malgré ses soupçons le cruel Amurat,

Avant qu’un fils naissant eut rassuré l’État,

N’osait sacrifier ce frère à sa vengeance,

Ni du sang ottoman proscrire l’espérance.

Ainsi donc pour un temps Amurat désarmé

Laissa dans le sérail Bajazet enfermé.

Il partit, et voulut que fidèle a sa haine,

Et des jours de son frère arbitre souveraine,

Roxane au moindre bruit, et sans autres raisons,

Le fît sacrifier à ses moindres soupçons.

Pour moi, demeuré seul, une juste colère

Tourna bientôt mes voeux du côté de son frère.

J’entretins la sultane, et cachant mon dessein,

Lui montrai d’Amurat le retour incertain,

Les murmures du camp, la fortune des armes.

Je plaignis Bajazet. Je lui vantai ses charmes,

Qui par un soin jaloux dans l’ombre retenus,

Si voisins de ses yeux, leur étaient inconnus.

Que te dirai-je enfin ? La sultane éperdue

N’eut plus d’autres désirs que celui de sa vue.

OSMIN

Mais pouvaient-ils tromper tant de jaloux regards

Qui semblent mettre entre eux d’invincibles remparts ?

ACOMAT

Peut-être il te souvient qu’un récit peu fidèle

De la mort d’Amurat fit courir la nouvelle.

La sultane à ce bruit feignant de s’effrayer,

Par des cris douloureux eut soin de l’appuyer.

Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent.

De l’heureux Bajazet les gardes se troublèrent,

Et les dons achevant d’ébranler leur devoir,

Leurs captifs dans ce trouble osèrent s’entrevoir.

Roxane vit le prince. Elle ne put lui taire

L’ordre dont elle seule était dépositaire.

Bajazet est aimable. Il vit que son salut

Dépendait de lui plaire, et bientôt il lui plut.

Tout conspirait pour lui. Ses soins, sa complaisance,

Ce secret découvert, et cette intelligence,

Soupirs d’autant plus doux qu’il les fallait celer,

L’embarras irritant de ne s’oser parler,

Même témérité, périls, craintes communes,

Lièrent pour jamais leurs coeurs et leurs fortunes.

Ceux mêmes dont les yeux les devaient éclairer,

Sortis de leur devoir, n’osèrent y rentrer.

OSMIN

Quoi ! Roxane d’abord leur découvrant son âme,

Osa-t-elle a leurs yeux faire éclater sa flamme ?

ACOMAT

Ils l’ignorent encore ; et jusques à ce jour,

Atalide a prété son nom à cet amour.

Du père d’Amurat Atalide est la nièce,

Et même avec ses fils partageant sa tendresse,

Elle a vu son enfance élevée avec eux.

Du prince en apparence elle reçoit les voeux ;

Mais elle les reçoit pour les rendre à Roxane,

Et veut bien sous son nom qu’il aime la sultane.

Cependant, cher Osmin, pour s’appuyer de moi,

L’un et l’autre ont promis Atalide à ma foi.

OSMIN

Quoi ! Vous l’aimez, Seigneur ?

ACOMAT

Voudrais-tu qu’a mon âge

Je fisse de l’amour le vil apprentissage ?

Qu’un coeur qu’ont endurci la fatigue et les ans,

Suivît d’un vain plaisir les conseils imprudents ?

C’est par d’autres attraits qu’elle plaît à ma vue.

J’aime en elle le sang dont elle est descendue.

Par elle Bajazet, en m’approchant de lui,

Me va contre lui-même assurer un appui.

Un vizir aux sultans fait toujours quelque ombrage :

À peine ils l’ont choisi, qu’ils craignent leur ouvrage.

Sa dépouille est un bien, qu’ils veulent recueillir ;

Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir.

Bajazet aujourd’hui m’honore et me caresse.

Ses périls tous les jours réveillent sa tendresse.

Ce même Bajazet sur le trône affermi

Méconnaîtra peut-être un inutile ami.

Et moi, si mon devoir, si ma foi ne l’arrête,

S’il ose quelque jour me demander ma tête…

Je ne m’explique point, Osmin. Mais je prétends

Que du moins il faudra la demander longtemps.

Je sais rendre aux sultans de fidèles services.

Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices,

Et ne me pique point du scrupule insensé

De bénir mon trépas quand ils l’ont prononcé.

Voila donc de ces lieux ce qui m’ouvre l’entrée,

Et comme enfin Roxane à mes yeux s’est montrée.

Invisible d’abord elle entendait ma voix,

Et craignait du sérail les rigoureuses lois.

Mais enfin bannissant cette importune crainte

Qui dans nos entretiens jetait trop de contrainte,

Elle-même a choisi cet endroit écarté,

Ou nos coeurs a nos yeux parlent en liberté.

Par un chemin obscur une esclave me guide,

Et… Mais on vient. C’est elle, et sa chère Atalide.

Demeure. Et s’il le faut, sois prêt a confirmer

Le récit important dont je vais l’informer.

SCÈNE II

Roxane, Atalide, Zatime, Zaïre, Acomat, Osmin.

ACOMAT

La vérité s’accorde avec la renommée,

Madame, Osmin a vu le sultan, et l’armée.

Le superbe Amurat est toujours inquiet,

Et toujours tous les coeurs penchent vers Bajazet.

D’une commune voix ils l’appellent au trône.

Cependant les Persans marchaient vers Babylone,

Et bientôt les deux camps aux pieds de son rempart

Devaient de la bataille éprouver le hasard.

Ce combat doit, dit-on, fixer nos destinées.

Et même, si d’Osmin je compte les journées,

Le ciel en a déjà réglé l’événement,

Et le sultan triomphe, ou fuit en ce moment.

Déclarons-nous, Madame, et rompons le silence.

Fermons-lui dès ce jour les portes de Byzance.

Et sans nous informer s’il triomphe, ou s’il fuit,

Croyez-moi, hâtons-nous d’en prévenir le bruit.

S’il fuit, que craignez-vous ? S’il triomphe au contraire,

Le conseil le plus prompt est le plus salutaire.

Vous voudrez, mais trop tard, soustraire à son pouvoir

Un peuple dans ses murs prêt à le recevoir.

Pour moi, j’ai su déjà par mes brigues secrètes

Gagner de notre loi les sacrés interprètes.

Je sais combien crédule en sa dévotion

Le peuple suit le frein de la religion.

Souffrez que Bajazet voie enfin la lumière.

Des murs de ce palais ouvrez-lui la barrière.

Déployez en son nom cet étendard fatal,

Des extrêmes périls l’ordinaire signal.

Les peuples prévenus de ce nom favorable,

Savent que sa vertu le rend seule coupable.

D’ailleurs, un bruit confus, par mes soins confirmé,

Fait croire heureusement à ce peuple alarmé,

Qu’Amurat le dédaigne, et veut loin de Byzance

Transporter désormais son trône et sa présence.

Déclarons le péril dont son frère est pressé.

Montrons l’ordre cruel qui vous fut adressé.

Surtout qu’il se déclare et se montre lui-même,

Et fasse voir ce front digne du diadème.

ROXANE

Il suffit. Je tiendrai tout ce que j’ai promis.

Allez brave Acomat, assembler vos amis.

De tous leurs sentiments venez me rendre compte.

Je vous rendrai moi-même une réponse prompte.

Je verrai Bajazet. Je ne puis dire rien,

Sans savoir si son coeur s’accorde avec le mien.

Allez, et revenez.

SCÈNE III

Roxane, Atalide, Zatime, Zaïre.

ROXANE

Enfin, belle Atalide,

Il faut de nos destins que Bajazet décide.

Pour la dernière fois je le vais consulter.

Je vais savoir s’il m’aime.

ATALIDE

Est-il temps d’en douter,

Madame ? Hâtez-vous d’achever votre ouvrage.

Vous avez du vizir entendu le langage.

Bajazet vous est cher. Savez-vous si demain

Sa liberté, ses jours, seront en votre main ?

Peut-être en ce moment Amurat en furie

S’approche pour trancher une si belle vie.

Et pourquoi de son coeur doutez-vous aujourd’hui ?

ROXANE

Mais m’en répondez-vous, vous qui parlez pour lui ?

ATALIDE

Quoi, Madame ! Les soins qu’il a pris pour vous plaire,

Ce que vous avez fait, ce que vous pouvez faire,

Ses périls, ses respects, et surtout vos appas,

Tout cela de son coeur ne vous répond-il pas ?

Croyez que vos bontés vivent dans sa mémoire.

ROXANE

Hélas ! Pour mon repos que ne le puis-je croire ?

Pourquoi faut-il au moins que pour me consoler

L’ingrat ne parle pas comme on le fait parler ?

Vingt fois sur vos discours pleine de confiance,

Du trouble de son coeur jouissant par avance,

Moi-même j’ai voulu m’assurer de sa foi,

Et l’ai fait en secret amener devant moi.

Peut-être trop d’amour me rend trop difficile.

Mais sans vous fatiguer d’un récit inutile,

Je ne retrouvais point ce trouble, cette ardeur,

Que m’avait tant promis un discours trop flatteur.

Enfin si je lui donne et la vie et l’Empire

Ces gages incertains ne me peuvent suffire.

ATALIDE

Quoi donc ? À son amour qu’allez-vous proposer ?

ROXANE

S’il m’aime, des ce jour il me doit épouser.

ATALIDE

Vous épouser ! Ô ciel ! Que prétendez-vous faire ?

ROXANE

Je sais que des sultans l’usage m’est contraire.

Je sais qu’ils se sont fait une superbe loi

De ne point à l’hymen assujettir leur foi.

Parmi tant de beautés qui briguent leur tendresse,

Ils daignent quelquefois choisir une maîtresse,

Mais toujours inquiète avec tous ses appas,

Esclave, elle reçoit son maître dans ses bras ;

Et sans sortir du joug ou leur loi la condamne,

Il faut qu’un fils naissant la déclare sultane.

Amurat plus ardent, et seul jusqu’à ce jour

A voulu que l’on dut ce titre à son amour.

J’en reçus la puissance aussi bien que le titre,

Et des jours de son frère il me laissa l’arbitre.

Mais ce même Amurat ne me promit jamais

Que l’hymen dut un jour couronner ses bienfaits.

Et moi qui n’aspirais qu’a cette seule gloire,

De ses autres bienfaits j’ai perdu la mémoire.

Toutefois, que sert-il de me justifier ?

Bajazet, il est vrai, m’a tout fait oublier.

Malgré tous ses malheurs plus heureux que son frère

Il m’a plu, sans peut-être aspirer à me plaire.

Femmes, gardes, vizir, pour lui j’ai tout séduit.

En un mot vous voyez jusqu’où je l’ai conduit.

Grâces à mon amour, je me suis bien servie

Du pouvoir qu’Amurat me donna sur sa vie.

Bajazet touche presque au trône des sultans.

Il ne faut plus qu’un pas. Mais c’est où je l’attends.

Malgré tout mon amour, si dans cette journée

Il ne m’attache à lui par un juste hyménée,

S’il ose m’alléguer une odieuse loi,

Quand je fais tout pour lui, s’il ne fait tout pour moi,

Dès le même moment sans songer si je l’aime,

Sans consulter enfin si je me perds moi-même,

J’abandonne l’ingrat, et le laisse rentrer

Dans l’état malheureux, d’où je l’ai su tirer.

Voilà sur quoi je veux que Bajazet prononce.

Sa perte, ou son salut dépend de sa réponse.

Je ne vous presse point de vouloir aujourd’hui

Me prêter votre voix pour m’expliquer à lui.

Je veux que devant moi sa bouche, et son visage,

Me découvrent son coeur, sans me laisser d’ombrage,

Que lui-même en secret amené dans ces lieux,

Sans être préparé se présente à mes yeux.

Adieu, vous saurez tout après cette entrevue.

SCÈNE IV

Atalide, Zaïre.

ATALIDE

Zaïre, c’en est fait, Atalide est perdue.

ZAÏRE

Vous !

ATALIDE

Je prévois déjà tout ce qu’il faut prévoir.

Mon unique espérance est dans mon désespoir.

ZAÏRE

Mais, Madame, pourquoi ?

ATALIDE

Si tu venais d’entendre

Quel funeste dessein Roxane vient de prendre,

Quelles conditions elle veut imposer !

Bajazet doit périr, dit-elle, ou l’épouser.

S’il se rend, que deviens-je en ce malheur extrême ?

Et s’il ne se rend pas, que devient-il lui-même ?

ZAÏRE

Je conçois ce malheur. Mais à ne point mentir

Votre amour dès longtemps a dû le pressentir.

ATALIDE

Ah, Zaïre ! L’amour a-t-il tant de prudence ?

Tout semblait avec nous être d’intelligence.

Roxane se livrant toute entière à ma foi,

Du coeur de Bajazet se reposait sur moi,

M’abandonnait le soin de tout ce qui le touche,

Le voyait par mes yeux, lui parlait par ma bouche,

Et je croyais toucher au bienheureux moment,

Ou j’allais par ses mains couronner mon amant.

Le ciel s’est déclaré contre mon artifice.

Et que fallait-il donc, Zaïre, que je fisse ?

À l’erreur de Roxane, ai-je du m’opposer,

Et perdre mon amant pour la désabuser ?

Avant que dans son coeur cette amour fut formée,

J’aimais, et je pouvais m’assurer d’être aimée.

Dès nos plus jeunes ans, tu t’en souviens assez,

L’amour serra les noeuds par le sang commencés.

Élevée avec lui dans le sein de sa mère,

J’appris à distinguer Bajazet de son frère ;

Elle-même avec joie unit nos volontés ;

Et quoiqu’après sa mort l’un de l’autre écartés,

Conservant sans nous voir le désir de nous plaire,

Nous avons su toujours nous aimer et nous taire.

Roxane, qui depuis, loin de s’en défier,

À ses desseins secrets voulut m’associer,

Ne put voir sans amour ce héros trop aimable,

Elle courut lui tendre une main favorable.

Bajazet étonné rendit grâce à ses soins,

Lui rendit des respects. Pouvait-il faire moins ?

Mais qu’aisément l’amour croit tout ce qu’il souhaite !

De ses moindres respects Roxane satisfaite

Nous engagea tous deux, par sa facilité,

À la laisser jouir de sa crédulité.

Zaïre, il faut pourtant avouer ma faiblesse.

D’un mouvement jaloux je ne fus pas maîtresse.

Ma rivale accablant mon amant de bienfaits,

Opposait un empire à mes faibles attraits.

Mille soins la rendaient présente à sa mémoire.

Elle l’entretenait de sa prochaine gloire.

Et moi je ne puis rien. Mon coeur pour tous discours

N’avait que des soupirs qu’il répétait toujours.

Le ciel seul sait combien j’en ai versé de larmes.

Mais enfin Bajazet dissipa mes alarmes.

Je condamnais mes pleurs, et jusques aujourd’hui

Je l’ai pressé de feindre, et j’ai parlé pour lui.

Hélas ! Tout est fini. Roxane méprisée

Bientôt de son erreur sera désabusée.

Car enfin Bajazet ne sait point se cacher.

Je connais sa vertu prompte a s’effaroucher.

Il faut qu’a tous moments tremblante et secourable,

Je donne à ses discours un sens plus favorable.

Bajazet va se perdre. Ah ! Si comme autrefois,

Ma rivale eut voulu lui parler par ma voix !

Au moins si j’avais pu préparer son visage !

Mais, Zaïre, je puis l’attendre à son passage.

D’un mot, ou d’un regard je puis le secourir.

Qu’il l’épouse en un mot plutôt que de périr.

Si Roxane le veut, sans doute il faut qu’il meure.

Il se perdra, te dis-je. Atalide demeure.

Laisse, sans t’alarmer, ton amant sur sa foi.

Penses-tu mériter qu’on se perde pour toi ?

Peut-être Bajazet secondant ton envie,

Plus que tu ne voudras, aura soin de sa vie.

ZAÏRE

Ah dans quels soins, Madame, allez-vous vous plonger ?

Toujours avant le temps faut-il vous affliger ?

Vous n’en pouvez douter, Bajazet vous adore.

Suspendez, ou cachez l’ennui qui vous dévore.

N’allez point par vos pleurs déclarer vos amours.

La main qui l’a sauvé le sauvera toujours,

Pourvu qu’entretenue en son erreur fatale

Roxane jusqu’au bout ignore sa rivale.

Venez en d’autres lieux enfermer vos regrets,

Et de leur entrevue attendre le succès.

ATALIDE

Hé bien, Zaïre, allons. Et toi, si ta justice

De deux jeunes amants veut punir l’artifice,

Ô ciel ! Si notre amour est condamné de toi,

Je suis la plus coupable, épuise tout sur moi.

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE

Bajazet, Roxane.

ROXANE

Prince, l’heure fatale est enfin arrivée

Qu’a votre liberté le ciel a réservée.

Rien ne me retient plus, et je puis dès ce jour

Accomplir le dessein qu’a formé mon amour.

Non que vous assurant d’un triomphe facile,

Je mette entre vos mains un empire tranquille ;

Je fais ce que je puis, je vous l’avais promis.

J’arme votre valeur contre vos ennemis.

J’écarte de vos jours un péril manifeste.

Votre vertu, Seigneur, achèvera le reste.

Osmin a vu l’armée, elle penche pour vous.

Les chefs de notre loi conspirent avec nous.

Le vizir Acomat vous répond de Byzance.

Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance

Cette foule de chefs, d’esclaves, de muets,

Peuple que dans ses murs renferme ce palais,

Et dont à ma faveur les âmes asservies

M’ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies.

Commencez maintenant. C’est à vous de courir

Dans le champ glorieux que j’ai su vous ouvrir.

Vous n’entreprenez point une injuste carrière

Vous repoussez, Seigneur, une main meurtrière.

L’exemple en est commun. Et parmi les sultans

Ce chemin a l’Empire a conduit de tout temps.

Mais pour mieux commencer, hâtons-nous l’un et l’autre

D’assurer à la fois mon bonheur et le vôtre.

Montrez à l’univers, en m’attachant a vous,

Que quand je vous servais, je servais mon époux ;

Et par le noeud sacré d’un heureux hyménée

Justifiez la foi que je vous ai donnée.

BAJAZET

Ah ! Que proposez-vous, Madame ?

ROXANE

Hé quoi, Seigneur ?

Quel obstacle secret trouble notre bonheur ?

BAJAZET

Madame, ignorez-vous que l’orgueil de l’empire…

Que ne m’épargnez-vous la douleur de le dire ?

ROXANE

Oui, je sais que depuis qu’un de vos empereurs,

Bajazet d’un barbare éprouvant les fureurs,

Vit au char du vainqueur son épouse enchaînée,

Et par toute l’Asie à sa suite traînée ;

De l’honneur ottoman ses successeurs jaloux

Ont daigné rarement prendre le nom d’époux.

Mais l’amour ne suit point ces lois imaginaires,

Et sans vous rapporter des exemples vulgaires,

Soliman (vous savez qu’entre tous vos aïeux,

Dont l’univers a craint le bras victorieux,

Nul n’éleva si haut la grandeur ottomane)

Ce Soliman jeta les yeux sur Roxelane.

Malgré tout son orgueil, ce monarque si fier

À son trône, à son lit daigna l’associer.

Sans qu’elle eut d’autres droits au rang d’impératrice

Qu’un peu d’attraits peut-être, et beaucoup d’artifice.

BAJAZET

Il est vrai. Mais aussi voyez ce que je puis,

Ce qu’était Soliman, et le peu que je suis.

Soliman jouissait d’une pleine puissance :

L’Égypte ramenée a son obéissance,

Rhodes, des Ottomans ce redoutable écueil

De tous ses défenseurs devenu le cercueil,

Du Danube asservi les rives désolées,

De l’Empire Persan les bornes reculées,

Dans leurs climats brûlants les Africains domptés,

Faisaient taire les lois devant ses volontés.

Que suis-je ? J’attends tout du peuple, et de l’armée.

Mes malheurs font encor toute ma renommée.

Infortuné, proscrit, incertain de régner,

Dois-je irriter les coeurs, au lieu de les gagner ?

Témoins de nos plaisirs plaindront-ils nos misères ?

Croiront-ils mes périls, et vos larmes sincères ?

Songez, sans me flatter du sort de Soliman,

Au meurtre tout récent du malheureux Osman.

Dans leur rébellion les chefs des janissaires

Cherchant à colorer leurs desseins sanguinaires,

Se crurent à sa perte assez autorisés

Par le fatal hymen que vous me proposez.

Que vous dirai-je enfin ? Maître de leur suffrage,

Peut-être avec le temps j’oserai davantage.

Ne précipitons rien. Et daignez commencer

À me mettre en état de vous récompenser.

ROXANE

Je vous entends, Seigneur. Je vois mon imprudence.

Je vois que rien n’échappe a votre prévoyance.

Vous avez pressenti jusqu’au moindre danger

Ou mon amour trop prompt vous allait engager.

Pour vous, pour votre honneur vous en craignez les suites,

Et je le crois, Seigneur, puisque vous me le dites.

Mais avez-vous prévu, si vous ne m’épousez,

Les périls plus certains ou vous vous exposez ?

Songez-vous que sans moi tout vous devient contraire,

Que c’est a moi surtout qu’il importe de plaire ?

Songez-vous que je tiens les portes du palais,

Que je puis vous l’ouvrir, ou fermer pour jamais,

Que j’ai sur votre vie un empire supreme,

Que vous ne respirez qu’autant que je vous aime ?

Et sans ce même amour qu’offensent vos refus,

Songez-vous, en un mot, que vous ne seriez plus ?

BAJAZET

Oui, je tiens tout de vous, et j’avais lieu de croire,

Que c’était pour vous-même une assez grande gloire,

En voyant devant moi tout l’empire a genoux,

De m’entendre avouer que je tiens tout de vous.

Je ne m’en défends point. Ma bouche le confesse,

Et mon respect saura le confirmer sans cesse.

Je vous dois tout mon sang. Ma vie est votre bien.

Mais enfin voulez-vous…

ROXANE

Non, je ne veux plus rien.

Ne m’importune plus de tes raisons forcées.

Je vois combien tes voeux sont loin de mes pensées.

Je ne te presse plus, ingrat, d’y consentir.

Rentre dans le néant dont je t’ai fait sortir.

Car enfin qui m’arrête ? Et quelle autre assurance

Demanderais-je encor de son indifférence ?

L’ingrat est-il touché de mes empressements ?

L’amour même entre-t-il dans ses raisonnements ?

Ah ! Je vois tes desseins. Tu crois, quoi que je fasse,

Que mes propres périls t’assurent de ta grâce,

Qu’engagée avec toi par de si forts liens,

Je ne puis séparer tes intérêts des miens.

Mais je m’assure encore aux bontés de ton frère.

Il m’aime, tu le sais. Et malgré sa colère

Dans ton perfide sang je puis tout expier,

Et ta mort suffira pour me justifier.

N’en doute point, j’y cours, et dès ce moment même.

Bajazet, écoutez, je sens que je vous aime.

Vous vous perdez. Gardez de me laisser sortir.

Le chemin est encore ouvert au repentir.

Ne désespérez point une amante en furie.

S’il m’échappait un mot, c’est fait de votre vie.

BAJAZET

Vous pouvez me l’ôter, elle est entre vos mains.

Peut-être que ma mort, utile a vos desseins,

De l’heureux Amurat obtenant votre grâce,

Vous rendra dans son coeur votre première place.

ROXANE

Dans son coeur ? Ah ! Crois-tu, quand il le voudrait bien,

Que si je perds l’espoir de régner dans le tien,

D’une si douce erreur si longtemps possédée,

Je puisse désormais souffrir une autre idée,

Ni que je vive enfin, si je ne vis pour toi ?

Je te donne, cruel, des armes contre moi,

Sans doute, et je devrais retenir ma faiblesse.

Tu vas en triompher. Oui, je te le confesse,

J’affectais à tes yeux une fausse fierté.

De toi dépend ma joie et ma félicité.

De ma sanglante mort ta mort sera suivie.

Quel fruit de tant de soins que j’ai pris pour ta vie ?

Tu soupires enfin, et sembles te troubler.

Achève, parle.

BAJAZET

Ô ciel ! Que ne puis-je parler !

ROXANE

Quoi donc ! Que dites-vous ? Et que viens-je d’entendre ?

Vous avez des secrets que je ne puis apprendre !

Quoi ! De vos sentiments je ne puis m’éclaircir ?

BAJAZET

Madame, encore un coup, c’est à vous de choisir.

Daignez m’ouvrir au trône un chemin légitime,

Ou bien, me voila prêt, prenez votre victime.

ROXANE

Ah ! C’en est trop enfin, tu seras satisfait.

Hola, gardes, qu’on vienne.

SCÈNE II

Roxane, Acomat, Bajazet.

ROXANE

Acomat, c’en est fait.

Vous pouvez retourner, je n’ai rien à vous dire.

Du sultan Amurat je reconnais l’empire.

Sortez. Que le sérail soit désormais fermé,

Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé.

SCÈNE III

Bajazet, Acomat.

ACOMAT

Seigneur, qu’ai-je entendu ? Quelle surprise extrême !

Qu’allez-vous devenir ? Que deviens-je moi-même ?

D’où naît ce changement ? Qui dois-je en accuser ?

Ô ciel !

BAJAZET

Il ne faut point ici vous abuser.

Roxane est offensée et court a la vengeance.

Un obstacle éternel rompt notre intelligence.

Vizir, songez à vous, je vous en averti,

Et sans compter sur moi prenez votre parti.

ACOMAT

Quoi ?

BAJAZET

Vous et vos amis cherchez quelque retraite.

Je sais dans quels périls mon amitié vous jette,

Et j’espérais un jour vous mieux récompenser.

Mais c’en est fait, vous dis-je, il n’y faut plus penser.

ACOMAT

Et quel est donc, Seigneur, cet obstacle invincible ?

Tantôt dans le sérail j’ai laissé tout paisible.

Quelle fureur saisit votre esprit et le sien ?

BAJAZET

Elle veut, Acomat, que je l’épouse.

ACOMAT

Hé bien ?

L’usage des sultans à ses voeux est contraire.

Mais cet usage enfin, est-ce une loi sévère

Qu’aux dépens de vos jours vous deviez observer ?

La plus sainte des lois, ah ! C’est de vous sauver,

Et d’arracher, Seigneur, d’une mort manifeste

Le sang des Ottomans dont vous faites le reste.

BAJAZET

Ce reste malheureux serait trop acheté,

S’il faut le conserver par une lâcheté.

ACOMAT

Et pourquoi vous en faire une image si noire ?

L’hymen de Soliman ternit-il sa mémoire ?

Cependant Soliman n’était point menacé

Des périls évidents dont vous etes pressé.

BAJAZET

Et ce sont ces périls et ce soin de ma vie,

Qui d’un servile hymen feraient l’ignominie.

Soliman n’avait point ce prétexte odieux.

Son esclave trouva grâce devant ses yeux.

Et sans subir le joug d’un hymen nécessaire,

Il lui fit de son coeur un présent volontaire.

ACOMAT

Mais vous aimez Roxane.

BAJAZET

Acomat, c’est assez.

Je me plains de mon sort moins que vous ne pensez.

La mort n’est point pour moi le comble des disgrâces,

J’osai tout jeune encor la chercher sur vos traces.

Et l’indigne prison ou je suis renfermé

À la voir de plus près m’a même accoutumé.

Amurat a mes yeux l’a vingt fois présentée.

Elle finit le cours d’une vie agitée.

Hélas ! Si je la quitte avec quelque regret…

Pardonnez, Acomat, je plains, avec sujet,

Des cours dont les bontés trop mal récompensées

M’avaient pris pour objet de toutes leurs pensées.

ACOMAT

Ah ! Si nous périssons, n’en accusez que vous,

Seigneur. Dites un mot, et vous nous sauvez tous.

Tout ce qui reste ici de braves janissaires,

De la religion les saints dépositaires,

Du peuple byzantin ceux qui plus respectés

Par leur exemple seul règlent ses volontés,

Sont prêts de vous conduire à la porte sacrée

D’où les nouveaux sultans font leur première entrée.

BAJAZET

Hé bien, brave Acomat, si je leur suis si cher,

Que des mains de Roxane ils viennent m’arracher.

Du sérail, s’il le faut, venez forcer la porte.

Entrez accompagné de leur vaillante escorte.

J’aime mieux en sortir sanglant, couvert de coups,

Que chargé, malgré moi, du nom de son époux.

Peut-être je saurai dans ce désordre extrême,

Par un beau désespoir me secourir moi-même,

Attendre, en combattant, l’effet de votre foi,

Et vous donner le temps de venir jusqu’à moi.

ACOMAT

Hé ! Pourrai-je empêcher malgré ma diligence,

Que Roxane d’un coup n’assure sa vengeance ?

Alors qu’aura servi ce zèle impétueux,

Qu’a charger vos amis d’un crime infructueux ?

Promettez. Affranchi du péril qui vous presse,

Vous verrez de quel poids sera votre promesse.

BAJAZET

Moi !

ACOMAT

Ne rougissez point. Le sang des Ottomans

Ne doit point en esclave obéir aux serments.

Consultez ces héros, que le droit de la guerre

Mena victorieux jusqu’au bout de la terre.

Libres dans leur victoire, et maîtres de leur foi,

L’intérêt de l’État fut leur unique loi,

Et d’un trône si saint la moitié n’est fondée

Que sur la foi promise et rarement gardée.

Je m’emporte, Seigneur.

BAJAZET

Oui, je sais, Acomat,

Jusqu’où les a portés l’intérêt de l’État.

Mais ces mêmes héros prodigues de leur vie,

Ne la rachetaient point par une perfidie.

ACOMAT

Ô courage inflexible ! Ô trop constante foi

Que même en périssant j’admire malgré moi !

Faut-il qu’en un moment un scrupule timide

Perde… Mais quel bonheur nous envoie Atalide ?

SCÈNE IV

Bajazet, Atalide, Acomat.

ACOMAT

Ah, Madame ! venez avec moi vous unir.

Il se perd.

ATALIDE

C’est de quoi je viens l’entretenir.

Mais laissez-nous. Roxane à sa perte animée

Veut que de ce palais la porte soit fermée.

Toutefois, Acomat, ne vous éloignez pas.

Peut-être on vous fera revenir sur vos pas.

SCÈNE V

Bajazet, Atalide.

BAJAZET

Hé bien ! C’est maintenant qu’il faut que je vous laisse.

Le ciel punit ma feinte, et confond votre adresse.

Rien ne m’a pu parer contre ses derniers coups :

Il fallait, ou mourir, ou n’être plus à vous.

De quoi nous a servi cette indigne contrainte ?

Je meurs plus tard. Voilà tout le fruit de ma feinte.

Je vous l’avais prédit. Mais vous l’avez voulu.

J’ai reculé vos pleurs autant que je l’ai pu.

Belle Atalide, au nom de cette complaisance,

Daignez de la sultane éviter la présence.

Vos pleurs vous trahiraient, cachez-les à ses yeux,

Et ne prolongez point de dangereux adieux.

ATALIDE

Non, Seigneur. Vos bontés pour une infortunée

Ont assez disputé contre la destinée.

Il vous en coûte trop pour vouloir m’épargner.

Il faut vous rendre. Il faut me quitter, et régner.

BAJAZET

Vous quitter ?

ATALIDE

Je le veux. Je me suis consultée.

De mille soins jaloux jusqu’alors agitée,

Il est vrai, je n’ai pu concevoir sans effroi

Que Bajazet put vivre, et n’être plus à moi.

Et lorsque quelquefois de ma rivale heureuse

Je me représentais l’image douloureuse,

Votre mort (pardonnez aux fureurs des amants)

Ne me paraissait pas le plus grand des tourments.

Mais à mes tristes yeux votre mort préparée

Dans toute son horreur ne s’était pas montrée.

Je ne vous voyais pas ainsi que je vous vois,

Prêt à me dire adieu pour la dernière fois.

Seigneur, je sais trop bien avec quelle constance

Vous allez de la mort affronter la présence.

Je sais que votre coeur se fait quelques plaisirs

De me prouver sa foi dans ses derniers soupirs.

Mais hélas ! Épargnez une âme plus timide.

Mesurez vos malheurs aux forces d’Atalide,

Et ne m’exposez point aux plus vives douleurs,

Qui jamais d’une amante épuisèrent les pleurs.

BAJAZET

Et que deviendrez-vous, si dès cette journée

Je célèbre à vos yeux ce funeste hyménée ?

ATALIDE

Ne vous informez point ce que je deviendrai.

Peut-être à mon destin, Seigneur, j’obéirai.

Que sais-je ? À ma douleur je chercherai des charmes.

Je songerai peut-être au milieu de mes larmes,

Qu’a vous perdre pour moi vous étiez résolu,

Que vous vivez, qu’enfin c’est moi qui l’ai voulu.

BAJAZET

Non, vous ne verrez point cette fête cruelle.

Plus vous me commandez de vous être infidèle,

Madame, plus je vois combien vous méritez

De ne point obtenir ce que vous souhaitez.

Quoi ! Cet amour si tendre, et né dans notre enfance,

Dont les feux avec nous ont cru dans le silence,

Vos larmes que ma main pouvait seule arrêter,

Mes serments redoublés de ne vous point quitter,

Tout cela finirait par une perfidie ?

J’épouserais, et qui ? (s’il faut que je le die)

Une esclave attachée à ses seuls intérêts,

Qui présente à mes yeux les supplices tout prêts,

Qui m’offre ou son hymen, ou la mort infaillible ;

Tandis qu’a mes périls Atalide sensible,

Et trop digne du sang qui lui donna le jour,

Veut me sacrifier jusques à son amour.

Ah ! Qu’au jaloux sultan ma tête soit portée

Puisqu’il faut à ce prix qu’elle soit rachetée.

ATALIDE

Seigneur, vous pourriez vivre, et ne me point trahir.

BAJAZET

Parlez. Si je le puis, je suis prêt d’obéir.

ATALIDE

La sultane vous aime. Et malgré sa colère,

Si vous preniez, Seigneur, plus de soin de lui plaire,

Si vos soupirs daignaient lui faire pressentir

Qu’un jour…

BAJAZET

Je vous entends, je n’y puis consentir.

Ne vous figurez point que dans cette journée

D’un lâche désespoir ma vertu consternée

Craigne les soins d’un trône ou je pourrais monter,

Et par un prompt trépas cherche à les éviter.

J’écoute trop, peut-être, une imprudente audace.

Mais sans cesse occupé des grands noms de ma race,

J’espérais que fuyant un indigne repos

Je prendrais quelque place entre tant de héros.

Mais quelque ambition, quelque amour qui me brûle

Je ne puis plus tromper une amante crédule.

En vain pour me sauver je vous l’aurais promis.

Et ma bouche, et mes yeux du mensonge ennemis,

Peut-être dans le temps que je voudrais lui plaire,

Feraient par leur désordre un effet tout contraire,

Et de mes froids soupirs ses regards offensés

Verraient trop que mon coeur ne les a point poussés.

Ô ciel ! Combien de fois je l’aurais éclaircie,

Si je n’eusse à sa haine exposé que ma vie,

Si je n’avais pas craint que ses soupçons jaloux

N’eussent trop aisément remonté jusqu’à vous !

Et j’irais l’abuser d’une fausse promesse ?

Je me parjurerais ? Et par cette bassesse…

Ah ! Loin de m’ordonner cet indigne détour,

Si votre coeur était moins plein de son amour,

Je vous verrais sans doute en rougir la première.

Mais pour vous épargner une injuste prière,

Adieu, je vais trouver Roxane de ce pas,

Et je vous quitte.

ATALIDE

Et moi, je ne vous quitte pas.

Venez, cruel, venez, je vais vous y conduire,

Et de tous nos secrets c’est moi qui veux l’instruire.

Puisque malgré mes pleurs mon amant furieux

Se fait tant de plaisir d’expirer à mes yeux,

Roxane malgré vous nous joindra l’un et l’autre.

Elle aura plus de soif de mon sang que du vôtre,

Et je pourrai donner à vos yeux effrayés

Le spectacle sanglant que vous me prépariez.

BAJAZET

Ô ciel ! Que faites-vous ?

ATALIDE

Cruel, pouvez-vous croire

Que je sois moins que vous jalouse de ma gloire ?

Pensez-vous que cent fois en vous faisant parler

Ma rougeur ne fut pas prête à me déceler ?

Mais on me présentait votre perte prochaine.

Pourquoi faut-il, ingrat, quand la mienne est certaine,

Que vous n’osiez pour moi ce que j’osais pour vous ?

Peut-être il suffira d’un mot un peu plus doux.

Roxane dans son coeur peut-être vous pardonne.

Vous-même vous voyez le temps qu’elle vous donne.

A-t-elle en vous quittant fait sortir le vizir ?

Des gardes à mes yeux viennent-ils vous saisir ?

Enfin dans sa fureur implorant mon adresse,

Ses pleurs ne m’ont-ils pas découvert sa tendresse ?

Peut-être elle n’attend qu’un espoir incertain

Qui lui fasse tomber les armes de la main.

Allez, Seigneur. Sauvez votre vie, et la mienne.

BAJAZET

Hé bien. Mais quels discours faut-il que je lui tienne ?

ATALIDE

Ah ! Daignez sur ce choix ne me point consulter.

L’occasion, le ciel pourra vous les dicter.

Allez. Entre elle et vous je ne dois point paraître.

Votre trouble, ou le mien, nous feraient reconnaître.

Allez encore un coup, je n’ose m’y trouver.

Dites… tout ce qu’il faut, Seigneur, pour vous sauver.

ACTE III

SCÈNE PREMIERE

Atalide, Zaïre.

ATALIDE

Zaïre, il est donc vrai, sa grâce est prononcée.

ZAÏRE

Je vous l’ai dit, Madame, une esclave empressée,

Qui courait de Roxane accomplir le désir,

Aux portes du sérail a reçu le vizir.

Ils ne m’ont point parlé. Mais mieux qu’aucun langage

Le transport du vizir marquait sur son visage

Qu’un heureux changement le rappelle au palais,

Et qu’il y vient signer une éternelle paix.

Roxane a pris sans doute une plus douce voie.

ATALIDE

Ainsi de toutes parts les plaisirs et la joie

M’abandonnent, Zaïre, et marchent sur leurs pas.

J’ai fait ce que j’ai dû, je ne m’en repens pas.

ZAÏRE

Quoi, Madame ! Quelle est cette nouvelle alarme ?

ATALIDE

Et ne t’a-t-on point dit, Zaïre, par quel charme,

Ou pour mieux dire enfin, par quel engagement

Bajazet a pu faire un si prompt changement ?

Roxane en sa fureur paraissait inflexible.

A-t-elle de son coeur quelque gage infaillible ?

Parle. L’épouse-t-il ?

ZAÏRE

Je n’en ai rien appris.

Mais enfin, s’il n’a pu se sauver qu’a ce prix,

S’il fait ce que vous-même avez su lui prescrire,

S’il l’épouse en un mot…

ATALIDE

S’il l’épouse, Zaïre !

ZAÏRE

Quoi ! Vous repentez-vous des généreux discours,

Que vous dictait le soin de conserver ses jours ?

ATALIDE

Non, non, il ne fera que ce qu’il a dû faire.

Sentiments trop jaloux, c’est à vous de vous taire.

Si Bajazet l’épouse, il suit mes volontés.

Respectez ma vertu qui vous a surmontés.

À ces nobles conseils ne mêlez point le vôtre.

Et loin de me le peindre entre les bras d’une autre,

Laissez-moi sans regret me le représenter

Au trône où mon amour l’a forcé de monter.

Oui, je me reconnais, je suis toujours la même.

Je voulais qu’il m’aimât, chère Zaïre, il m’aime,

Et du moins cet espoir me console aujourd’hui,

Que je vais mourir digne, et contente de lui.

ZAÏRE

Mourir ! Quoi vous auriez un dessein si funeste ?

ATALIDE

J’ai cédé mon amant, tu t’étonnes du reste.

Peux-tu compter, Zaïre, au nombre des malheurs

Une mort, qui prévient et finit tant de pleurs ?

Qu’il vive, c’est assez. Je l’ai voulu sans doute,

Et je le veux toujours, quelque prix qu’il m’en coûte.

Je n’examine point ma joie ou mon ennui.

J’aime assez mon amant pour renoncer à lui.

Mais hélas ! Il peut bien penser avec justice,

Que si j’ai pu lui faire un si grand sacrifice,

Ce coeur, qui de ses jours prend ce funeste soin,

L’aime trop pour vouloir en être le témoin.

Allons, je veux savoir…

ZAÏRE

Modérez-vous de grâce.

On vient vous informer de tout ce qui se passe.

C’est le vizir.

SCÈNE II

Atalide, Acomat, Zaïre.

ACOMAT

Enfin nos amants sont d’accord,

Madame. Un calme heureux nous remet dans le port.

La sultane a laissé désarmer sa colère.

Elle m’a déclaré sa volonté dernière ;

Et tandis qu’elle montre au peuple épouvanté

Du prophète divin l’étendard redouté,

Qu’à marcher sur mes pas Bajazet se dispose,

Je vais de ce signal faire entendre la cause,

Remplir tous les esprits d’une juste terreur,

Et proclamer enfin le nouvel empereur.

Cependant permettez que je vous renouvelle

Le souvenir du prix qu’on promit à mon zèle.

N’attendez point de moi ces doux emportements,

Tels que j’en vois paraître au coeur de ces amants.

Mais si par d’autres soins plus dignes de mon âge,

Par de profonds respects, par un long esclavage,

Tel que nous le devons au sang de nos sultans,

Je puis…

ATALIDE

Vous m’en pourrez instruire avec le temps.

Avec le temps aussi vous pourrez me connaître.

Mais quels sont ces transports qu’ils vous ont fait paraître ?

ACOMAT

Madame, doutez-vous des soupirs enflammés

De deux jeunes amants l’un de l’autre charmés ?

ATALIDE

Non. Mais à dire vrai ce miracle m’étonne.

Et dit-on à quel prix Roxane lui pardonne ?

L’épouse-t-il enfin ?

ACOMAT

Madame, je le crois

Voici tout ce qui vient d’arriver devant moi.

Surpris, je l’avouerai, de leur fureur commune,

Querellant les amants, l’amour, et la fortune,

J’étais de ce palais sorti désespéré.

Déjà sur un vaisseau dans le port préparé,

Chargeant de mon débris les reliques plus chères,

Je méditais ma fuite aux terres étrangères.

Dans ce triste dessein au palais rappelé,

Plein de joie et d’espoir j’ai couru, j’ai volé.

La porte du sérail à ma voix s’est ouverte.

Et d’abord une esclave a mes yeux s’est offerte,

Qui m’a conduit sans bruit dans un appartement

Ou Roxane attentive écoutait son amant.

Tout gardait devant eux un auguste silence.

Moi-même résistant à mon impatience,

Et respectant de loin leur secret entretien,

J’ai longtemps immobile observé leur maintien.

Enfin avec des yeux qui découvraient son âme,

L’une a tendu la main pour gage de sa flamme,

L’autre avec des regards éloquents, pleins d’amour,

L’a de ses feux, Madame, assurée à son tour.

ATALIDE

Hélas !

ACOMAT

Ils m’ont alors aperçu l’un et l’autre.

« Voilà, m’a-t-elle dit, votre prince et le nôtre.

Je vais, brave Acomat, le remettre en vos mains.

Allez lui préparer les honneurs souverains.

Qu’un peuple obéissant l’attende dans le temple.

Le sérail va bientôt vous en donner l’exemple. »

Aux pieds de Bajazet alors je suis tombé,

Et soudain à leurs yeux je me suis dérobé.

Trop heureux d’avoir pu, par un récit fidèle,

De leur paix en passant vous conter la nouvelle,

Et m’acquitter vers vous de mes respects profonds,

Je vais le couronner, Madame, et j’en réponds.

SCÈNE III

Atalide, Zaïre.

ATALIDE

Allons, retirons-nous, ne troublons point leur joie.

ZAÏRE

Ah, Madame ! Croyez…

ATALIDE

Que veux-tu que je croie ?

Quoi donc ? À ce spectacle irai-je m’exposer ?

Tu vois que c’en est fait. Ils se vont épouser.

La sultane est contente, il l’assure qu’il l’aime.

Mais je ne m’en plains pas, je l’ai voulu moi-même.

Cependant croyais-tu, quand jaloux de sa foi,

Il s’allait plein d’amour sacrifier pour moi,

Lorsque son coeur tantôt m’exprimant sa tendresse,

Refusait à Roxane une simple promesse,

Quand mes larmes en vain tâchaient de l’émouvoir,

Quand je m’applaudissais de leur peu de pouvoir ;

Croyais-tu que son coeur contre toute apparence,

Pour la persuader trouvât tant d’éloquence ?

Ah ! Peut-être, après tout, que sans trop se forcer,

Tout ce qu’il a pu dire, il a pu le penser.

Peut-être en la voyant, plus sensible pour elle

Il a vu dans ses yeux quelque grâce nouvelle.

Elle aura devant lui fait parler ses douleurs,

Elle l’aime, un Empire autorise ses pleurs,

Tant d’amour touche enfin une âme généreuse.

Hélas ! Que de raisons contre une malheureuse !

ZAÏRE

Mais ce succès, Madame, est encore incertain.

Attendez.

ATALIDE

Non, vois-tu, je le nierais en vain.

Je ne prends point plaisir à croître ma misère.

Je sais pour se sauver tout ce qu’il a dû faire.

Quand mes pleurs vers Roxane ont rappelé ses pas,

Je n’ai point prétendu qu’il ne m’obéît pas.

Mais après les adieux que je venais d’entendre,

Après tous les transports d’une douleur si tendre,

Je sais qu’il n’a point dû lui faire remarquer

La joie et les transports qu’on vient de m’expliquer.

Toi-même juge-nous, et vois si je m’abuse :

Pourquoi de ce conseil moi seule suis-je excluse ?

Au sort de Bajazet ai-je si peu de part ?

À me chercher lui-même attendrait-il si tard,

N’était que de son coeur le trop juste reproche

Lui fait peut-être, hélas ! Éviter cette approche ?

Mais non, je lui veux bien épargner ce souci.

Il ne me verra plus.

ZAÏRE

Madame, le voici.

SCÈNE IV

Bajazet, Atalide, Zaïre.

BAJAZET

C’en est fait, j’ai parlé, vous êtes obéie.

Vous n’avez plus, Madame, à craindre pour ma vie.

Et je serais heureux, si la foi, si l’honneur

Ne me reprochait point mon injuste bonheur,

Si mon coeur, dont le trouble en secret me condamne,

Pouvait me pardonner aussi bien que Roxane.

Mais enfin je me vois les armes a la main.

Je suis libre, et je puis contre un frère inhumain,

Non plus par un silence aidé de votre adresse

Disputer en ces lieux le coeur de sa maîtresse,

Mais par de vrais combats, par de nobles dangers,

Moi-même le cherchant aux climats étrangers,

Lui disputer les coeurs du peuple et de l’armée,

Et pour juge entre nous prendre la Renommée.

Que vois-je ? Qu’avez-vous ? Vous pleurez !

ATALIDE

Non, Seigneur,

Je ne murmure point contre votre bonheur.

Le ciel, le juste ciel vous devait ce miracle.

Vous savez si jamais j’y formai quelque obstacle.

Tant que j’ai respiré, vos yeux me sont témoins

Que votre seul péril occupait tous mes soins,

Et puisqu’il ne pouvait finir qu’avec ma vie,

C’est sans regret aussi que je la sacrifie.

Il est vrai, si le ciel eut écouté mes voeux,

Qu’il pouvait m’accorder un trépas plus heureux.

Vous n’en auriez pas moins épousé ma rivale.

Vous pouviez l’assurer de la foi conjugale.

Mais vous n’auriez pas joint à ce titre d’époux,

Tous ces gages d’amour qu’elle a reçus de vous.

Roxane s’estimait assez récompensée,

Et j’aurais en mourant cette douce pensée,

Que vous ayant moi-même imposé cette loi,

Je vous ai vers Roxane envoyé plein de moi,

Qu’emportant chez les morts toute votre tendresse

Ce n’est point un amant en vous que je lui laisse.

BAJAZET

Que parlez-vous, Madame, et d’époux et d’amant ?

Ô ciel ! De ce discours quel est le fondement ?

Qui peut vous avoir fait ce récit infidèle ?

Moi j’aimerais Roxane, ou je vivrais pour elle,

Madame ! Ah croyez-vous que loin de le penser,

Ma bouche seulement eut pu le prononcer ?

Mais l’un ni l’autre enfin n’était point nécessaire,

La sultane a suivi son penchant ordinaire :

Et soit qu’elle ait d’abord expliqué mon retour

Comme un gage certain qui marquait mon amour,

Soit que le temps trop cher la pressât de se rendre :

À peine ai-je parlé, que sans presque m’entendre,

Ses pleurs précipités ont coupé mes discours.

Elle met dans ma main sa fortune, ses jours,

Et se fiant enfin a ma reconnaissance,

D’un hymen infaillible a formé l’espérance.

Moi-même rougissant de sa crédulité,

Et d’un amour si tendre et si peu mérité,

Dans ma confusion, que Roxane, Madame,

Attribuait encore à l’excès de ma flamme,

Je me trouvais barbare, injuste, criminel.

Croyez qu’il m’a fallu dans ce moment cruel,

Pour garder jusqu’au bout un silence perfide,

Rappeler tout l’amour que j’ai pour Atalide.

Cependant quand je viens après de tels efforts

Chercher quelque secours contre tous mes remords,

Vous-même contre moi je vous vois irritée

Reprocher votre mort à mon âme agitée.

Je vois enfin, je vois qu’en ce même moment

Tout ce que je vous dis vous touche faiblement.

Madame, finissons et mon trouble, et le vôtre.

Ne nous affligeons point vainement l’un et l’autre.

Roxane n’est pas loin. Laissez agir ma foi.

J’irai, bien plus content et de vous et de moi,

Détromper son amour d’une feinte forcée,

Que je n’allais tantôt déguiser ma pensée.

La voici.

ATALIDE

Juste ciel ! Où va-t-il s’exposer ?

Si vous m’aimez, gardez de la désabuser.

SCÈNE V

Bajazet, Roxane, Atalide.

ROXANE

Venez, Seigneur, venez. Il est temps de paraître,

Et que tout le sérail reconnaisse son maître.

Tout ce peuple nombreux, dont il est habité,

Assemblé par mon ordre attend ma volonté.

Mes esclaves gagnés, que le reste va suivre,

Sont les premiers sujets que mon amour vous livre.

L’auriez-vous cru, Madame, et qu’un si prompt retour

Fît à tant de fureur succéder tant d’amour ?

Tantôt à me venger fixe et déterminée,

Je jurais qu’il voyait sa dernière journée.

À peine cependant Bajazet m’a parlé,

L’amour fit le serment, l’amour l’a violé.

J’ai cru dans son désordre entrevoir sa tendresse,

J’ai prononcé sa grâce, et je crois sa promesse.

BAJAZET

Oui, je vous ai promis, et j’ai donné ma foi

De n’oublier jamais tout ce que je vous dois ;

J’ai juré que mes soins, ma juste complaisance,

Vous répondront toujours de ma reconnaissance.

Si je puis à ce prix mériter vos bienfaits,

Je vais de vos bontés attendre les effets.

SCÈNE VI

Roxane, Atalide.

ROXANE

De quel étonnement, ô ciel ! Suis-je frappée ?

Est-ce un songe ? Et mes yeux ne m’ont-ils point trompée ?

Quel est ce sombre accueil, et ce discours glacé

Qui semble révoquer tout ce qui s’est passé ?

Sur quel espoir croit-il que je me sois rendue,

Et qu’il ait regagné mon amitié perdue ?

J’ai cru qu’il me jurait que jusques à la mort

Son amour me laissait maîtresse de son sort.

Se repent-il déjà de m’avoir apaisée ?

Mais moi-même tantôt me serais-je abusée ?

Ah !… Mais il vous parlait. Quels étaient ses discours,

Madame ?

ATALIDE

Moi, Madame ! Il vous aime toujours.

ROXANE

Il y va de sa vie au moins que je le croie.

Mais de grâce, parmi tant de sujets de joie,

Répondez-moi, comment pouvez-vous expliquer

Ce chagrin, qu’en sortant il m’a fait remarquer ?

ATALIDE

Madame, ce chagrin n’a point frappé ma vue.

Il m’a de vos bontés longtemps entretenue.

Il en était tout plein quand je l’ai rencontré.

J’ai cru le voir sortir tel qu’il était entré.

Mais, Madame, après tout, faut-il être surprise,

Que tout prêt d’achever cette grande entreprise

Bajazet s’inquiète, et qu’il laisse échapper

Quelque marque des soins qui doivent l’occuper ?

ROXANE

Je vois qu’à l’excuser votre adresse est extrême.

Vous parlez mieux pour lui, qu’il ne parle lui-même.

ATALIDE

Et quel autre intérêt…

ROXANE

Madame, c’est assez.

Je conçois vos raisons mieux que vous ne pensez.

Laissez-moi. J’ai besoin d’un peu de solitude.

Ce jour me jette aussi dans quelque inquiétude.

J’ai, comme Bajazet, mon chagrin et mes soins,

Et je veux un moment y penser sans témoins.

SCÈNE VII

ROXANE, seule.

De tout ce que je vois que faut-il que je pense ?

Tous deux à me tromper sont-ils d’intelligence ?

Pourquoi ce changement, ce discours, ce départ ?

N’ai-je pas même entre eux surpris quelque regard ?

Bajazet interdit ! Atalide étonnée !

Ô ciel ! À cet affront m’auriez-vous condamnée ?

De mon aveugle amour seraient-ce là les fruits ?

Tant de jours douloureux, tant d’inquiètes nuits,

Mes brigues, mes complots, ma trahison fatale,

N’aurais-je tout tenté que pour une rivale !

Mais peut-être qu’aussi trop prompte à m’affliger

J’observe de trop près un chagrin passager.

J’impute à son amour l’effet de son caprice.

N’eut-il pas jusqu’au bout conduit son artifice ?

Prêt à voir le succès de son déguisement,

Quoi, ne pouvait-il pas feindre encore un moment ?

Non, non, rassurons-nous. Trop d’amour m’intimide.

Et pourquoi dans son coeur redouter Atalide ?

Quel serait son dessein ? Qu’a-t-elle fait pour lui ?

Qui de nous deux enfin le couronne aujourd’hui ?

Mais hélas ! De l’amour ignorons-nous l’empire ?

Si par quelque autre charme Atalide l’attire,

Qu’importe qu’il nous doive, et le sceptre, et le jour ?

Les bienfaits dans un coeur balancent-ils l’amour ?

Et sans chercher plus loin, quand l’ingrat me sut plaire,

Ai-je mieux reconnu les bontés de son frère ?

Ah ! Si d’une autre chaîne il n’était point lié,

L’offre de mon hymen l’eut-il tant effrayé ?

N’eut-il pas sans regret secondé mon envie ?

L’eut-il refusé même aux dépens de sa vie ?

Que de justes raisons… Mais qui vient me parler ?

Que veut-on ?

SCÈNE VIII

Roxane, Zatime.

ZATIME

Pardonnez si j’ose vous troubler.

Mais, Madame, un esclave arrive de l’armée ;

Et quoique sur la mer la porte fut fermée,

Les gardes sans tarder l’ont ouverte à genoux

Aux ordres du sultan qui s’adressent à vous.

Mais, ce qui me surprend, c’est Orcan qu’il envoie.

ROXANE

Orcan !

ZATIME

Oui, de tous ceux que le sultan emploie,

Orcan le plus fidèle a servir ses desseins,

Né sous le ciel brûlant des plus noirs Africains.

Madame, il vous demande avec impatience.

Mais j’ai cru vous devoir avertir par avance,

Et souhaitant surtout qu’il ne vous surprît pas

Dans votre appartement j’ai retenu ses pas.

ROXANE

Quel malheur imprévu vient encor me confondre ?

Quel peut être cet ordre ? Et que puis-je répondre ?

Il n’en faut point douter, le sultan inquiet

Une seconde fois condamne Bajazet.

On ne peut sur ses jours sans moi rien entreprendre.

Tout m’obéit ici. Mais dois-je le défendre ?

Quel est mon empereur ? Bajazet ? Amurat ?

J’ai trahi l’un. Mais l’autre est peut-être un ingrat.

Le temps presse. Que faire en ce doute funeste ?

Allons. Employons bien le moment qui nous reste.

Ils ont beau se cacher. L’amour le plus discret

Laisse par quelque marque échapper son secret.

Observons Bajazet. Étonnons Atalide.

Et couronnons l’amant, ou perdons le perfide.

ACTE IV

SCÈNE PREMIERE

Atalide, Zaïre.

ATALIDE

Ah ! Sais-tu mes frayeurs ? Sais-tu que dans ces lieux

J’ai vu du fier Orcan le visage odieux ?

En ce moment fatal que je crains sa venue !

Que je crains… Mais dis-moi, Bajazet t’a-t-il vue ?

Qu’a-t-il dit ? Se rend-il, Zaïre, à mes raisons ?

Ira-t-il voir Roxane, et calmer ses soupçons ?

ZAÏRE

Il ne peut plus la voir sans qu’elle le commande.

Roxane ainsi l’ordonne, elle veut qu’il l’attende.

Sans doute à cet esclave elle veut le cacher.

J’ai feint en le voyant de ne le point chercher.

J’ai rendu votre lettre, et j’ai pris sa réponse.

Madame, vous verrez ce qu’elle vous annonce.

ATALIDE, lit.

« Après tant d’injustes détours

Faut-il qu’à feindre encor votre amour me convie ?

Mais je veux bien prendre soin d’une vie,

Dont vous jurez que dépendent vos jours.

Je verrai la sultane. Et par ma complaisance,

Par de nouveaux serments de ma reconnaissance,

J’apaiserai, si je puis, son courroux.

N’exigez rien de plus. Ni la mort, ni vous-même,

Ne me ferez jamais prononcer que je l’aime,

Puisque jamais je n’aimerai que vous. »

Hélas ! Que me dit-il ? Croit-il que je l’ignore ?

Ne sais-je pas assez qu’il m’aime, qu’il m’adore ?

Est-ce ainsi qu’à mes voeux il sait s’accommoder ?

C’est Roxane, et non moi qu’il faut persuader.

De quelle crainte encor me laisse-t-il saisie ?

Funeste aveuglement ! Perfide jalousie !

Récit menteur ! Soupçons que je n’ai pu celer !

Fallait-il vous entendre, ou fallait-il parler ?

C’était fait, mon bonheur surpassait mon attente.

J’étais aimée, heureuse, et Roxane contente.

Zaïre, s’il se peut, retourne sur tes pas.

Qu’il l’apaise. Ces mots ne me suffisent pas.

Que sa bouche, ses yeux, tout l’assure qu’il l’aime.

Qu’elle le croie enfin. Que ne puis je moi-même

Échauffant par mes pleurs ses soins trop languissants,

Mettre dans ses discours tout l’amour que je sens !

Mais à d’autres périls je crains de le commettre.

ZAÏRE

Roxane vient à vous.

ATALIDE

Ah ! Cachons cette lettre.

SCÈNE II

Roxane, Atalide, Zatime, Zaïre.

ROXANE, à Zatime.

Viens. J’ai reçu cet ordre. Il faut l’intimider.

ATALIDE, à Zaïre.

Va, cours, et tâche enfin de le persuader.

SCÈNE III

Roxane, Atalide, Zatime.

ROXANE

Madame, j’ai reçu des lettres de l’armée,

De tout ce qui s’y passe êtes-vous informée ?

ATALIDE

On m’a dit que du camp un esclave est venu,

Le reste est un secret qui ne m’est pas connu.

ROXANE

Amurat est heureux, la fortune est changée,

Madame, et sous ses lois Babylone est rangée.

ATALIDE

Hé quoi, Madame ? Osmin…

ROXANE

Était mal averti.

Et depuis son départ cet esclave est parti.

C’en est fait.

ATALIDE

Quel revers !

ROXANE

Pour comble de disgrâces

Le sultan qui l’envoie est parti sur ses traces.

ATALIDE

Quoi ! Les Persans armés ne l’arrêtent donc pas ?

ROXANE

Non, Madame. Vers nous il revient à grands pas.

ATALIDE

Que je vous plains, Madame ! Et qu’il est nécessaire

D’achever promptement ce que vous vouliez faire !

ROXANE

Il est tard de vouloir s’opposer au vainqueur.

ATALIDE

Ô ciel !

ROXANE

Le temps n’a point adouci sa rigueur.

Vous voyez dans mes mains sa volonté suprême.

ATALIDE

Et que vous mande-t-il ?

ROXANE

Voyez. Lisez vous-même.

Vous connaissez, Madame, et la lettre, et le seing.

ATALIDE

Du cruel Amurat je reconnais la main.

Elle lit.

« Avant que Babylone éprouvât ma puissance,

Je vous ai fait porter mes ordres absolus.

Je ne veux point douter de votre obéissance,

Et crois que maintenant Bajazet ne vit plus.

Je laisse sous mes lois Babylone asservie,

Et confirme en partant mon ordre souverain.

Vous, si vous avez soin de votre propre vie,

Ne vous montrez a moi que sa tête à la main. »

ROXANE

Hé bien ?

ATALIDE

Cache tes pleurs, malheureuse Atalide.

ROXANE

Que vous semble ?

ATALIDE

Il poursuit son dessein parricide.

Mais il pense proscrire un prince sans appui.

Il ne sait pas l’amour qui vous parle pour lui,

Que vous et Bajazet vous ne faites qu’une âme,

Que plutôt, s’il le faut, vous mourrez…

ROXANE

Moi, Madame ?

Je voudrais le sauver, je ne le puis haïr.

Mais…

ATALIDE

Quoi donc ? Qu’avez-vous résolu ?

ROXANE

D’obéir.

ATALIDE

D’obéir !

ROXANE

Et que faire en ce péril extrême ?

Il le faut.

ATALIDE

Quoi ! Ce prince aimable… qui vous aime

Verra finir ses jours qu’il vous a destinés !

ROXANE

Il le faut. Et déjà mes ordres sont donnés.

ATALIDE

Je me meurs.

ZATIME

Elle tombe, et ne vit plus qu’a peine.

ROXANE

Allez, conduisez-la dans la chambre prochaine.

Mais au moins observez ses regards, ses discours,

Tout ce qui convaincra leurs perfides amours.

SCÈNE IV

ROXANE, seule.

Ma rivale à mes yeux s’est enfin déclarée.

Voila sur quelle foi je m’étais assurée.

Depuis six mois entiers j’ai cru que nuit et jour

Ardente elle veillait au soin de mon amour.

Et c’est moi qui du sien ministre trop fidèle

Semble depuis six mois ne veiller que pour elle,

Qui me suis appliquée à chercher les moyens

De lui faciliter tant d’heureux entretiens,

Et qui même souvent prévenant son envie

Ai hâté les moments les plus doux de sa vie.

Ce n’est pas tout. Il faut maintenant m’éclaircir,

Si dans sa perfidie elle a su réussir.

Il faut… Mais que pourrais-je apprendre davantage ?

Mon malheur n’est-il pas écrit sur son visage ?

Vois-je pas au travers de son saisissement,

Un coeur dans ses douleurs content de son amant ?

Exempte des soupçons dont je suis tourmentée,

Ce n’est que pour ses jours qu’elle est épouvantée.

N’importe. Poursuivons. Elle peut comme moi

Sur des gages trompeurs s’assurer de sa foi.

Pour le faire expliquer tendons-lui quelque piège.

Mais quel indigne emploi moi-même m’imposé-je ?

Quoi donc ! À me gêner appliquant mes esprits

J’irai faire a mes yeux éclater ses mépris ?

Lui-même il peut prévoir et tromper mon adresse.

D’ailleurs l’ordre, l’esclave, et le vizir me presse.

Il faut prendre parti, l’on m’attend. Faisons mieux.

Sur tout ce que j’ai vu fermons plutôt les yeux.

Laissons de leur amour la recherche importune.

Poussons à bout l’ingrat, et tentons la fortune.

Voyons, si par mes soins sur le trône élevé,

Il osera trahir l’amour qui l’a sauvé.

Et si de mes bienfaits lâchement libérale

Sa main en osera couronner ma rivale.

Je saurai bien toujours retrouver le moment

De punir, s’il le faut, la rivale, et l’amant.

Dans ma juste fureur observant le perfide

Je saurai le surprendre avec son Atalide.

Et d’un même poignard les unissant tous deux,

Les percer l’un et l’autre, et moi-même après eux.

Voilà, n’en doutons point, le parti qu’il faut prendre,

Je veux tout ignorer.

SCÈNE V

Roxane, Zatime.

ROXANE

Ah ! Que viens-tu m’apprendre,

Zatime ? Bajazet en est-il amoureux ?

Vois-tu dans ses discours qu’ils s’entendent tous deux ?

ZATIME

Elle n’a point parlé. Toujours évanouie,

Madame, elle ne marque aucun reste de vie

Que par de longs soupirs, et des gémissements,

Qu’il semble que son coeur va suivre à tous moments.

Vos femmes, dont le soin à l’envi la soulage,

Ont découvert son sein, pour leur donner passage.

Moi-même avec ardeur secondant ce dessein,

J’ai trouvé ce billet enfermé dans son sein.

Du prince votre amant j’ai reconnu la lettre,

Et j’ai cru qu’en vos mains je devais le remettre.

ROXANE

Donne. Pourquoi frémir ? Et quel trouble soudain

Me glace a cet objet et fait trembler ma main ?

Il peut l’avoir écrit sans m’avoir offensée.

Il peut même… Lisons, et voyons sa pensée.

«  ……………… Ni la mort, ni vous-même,

Ne me ferez jamais prononcer que je l’aime,

Puisque jamais je n’aimerai que vous. »

Ah ! De la trahison me voilà donc instruite.

Je reconnais l’appas, dont ils m’avaient séduite.

Ainsi donc mon amour était récompensé,

Lâche, indigne du jour que je t’avais laissé ?

Ah ! Je respire enfin. Et ma joie est extrême

Que le traître une fois se soit trahi lui-même.

Libre des soins cruels, ou j’allais m’engager,

Ma tranquille fureur n’a plus qu’à se venger.

Qu’il meure. Vengeons-nous. Courez. Qu’on le saisisse.

Que la main des muets s’arme pour son supplice.

Qu’ils viennent préparer ces noeuds infortunés,

Par qui de ses pareils les jours sont terminés.

Cours, Zatime, sois prompte à servir ma colère.

ZATIME

Ah Madame !

ROXANE

Quoi donc ?

ZATIME

Si sans trop vous déplaire,

Dans les justes transports, Madame, où je vous vois,

J’osais vous faire entendre une timide voix ;

Bajazet, il est vrai, trop indigne de vivre,

Aux mains de ces cruels mérite qu’on le livre.

Mais tout ingrat qu’il est, croyez-vous aujourd’hui

Qu’Amurat ne soit pas plus à craindre que lui ?

Et qui sait si déjà quelque bouche infidèle

Ne l’a point averti de votre amour nouvelle ?

Des coeurs comme le sien, vous le savez assez,

Ne se regagnent plus, quand ils sont offensés,

Et la plus prompte mort dans ce moment sévère

Devient de leur amour la marque la plus chère.

ROXANE

Avec quelle insolence, et quelle cruauté,

Ils se jouaient tous deux de ma crédulité !

Quel penchant, quel plaisir je sentais à les croire !

Tu ne remportais pas une grande victoire,

Perfide, en abusant ce coeur préoccupé,

Qui lui-même craignait de se voir détrompé.

Moi ! Qui de ce haut rang qui me rendait si fière,

Dans le sein du malheur t’ai cherché la première,

Pour attacher des jours tranquilles, fortunés,

Aux périls dont tes jours étaient environnés,

Après tant de bonté, de soin, d’ardeurs extrêmes,

Tu ne saurais jamais prononcer que tu m’aimes !

Mais dans quel souvenir me laissé-je égarer ?

Tu pleures malheureuse ? Ah ! Tu devais pleurer,

Lorsque d’un vain désir à ta perte poussée,

Tu conçus de le voir la première pensée.

Tu pleures ? Et l’ingrat tout prêt à te trahir

Prépare les discours dont il veut t’éblouir.

Pour plaire à ta rivale il prend soin de sa vie.

Ah ! Traître, tu mourras. Quoi ! Tu n’es point partie ?

Va. Mais nous-même allons, précipitons nos pas.

Qu’il me voie attentive au soin de son trépas,

Lui montrer à la fois, et l’ordre de son frère,

Et de sa trahison ce gage trop sincère.

Toi, Zatime, retiens ma rivale en ces lieux.

Qu’il n’ait en expirant que ses cris pour adieux.

Qu’elle soit cependant fidèlement servie.

Prends soin d’elle. Ma haine a besoin de sa vie.

Ah ! Si pour son amant facile à s’attendrir

La peur de son trépas la fit presque mourir,

Quel surcroît de vengeance et de douceur nouvelle,

De le montrer bientôt pâle et mort devant elle,

De voir sur cet objet ses regards arrêtés

Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés !

Va, retiens-la. Surtout garde bien le silence.

Moi… Mais qui vient ici différer ma vengeance ?

SCÈNE VI

Roxane, Acomat, Osmin.

ACOMAT

Que faites-vous, Madame ? En quels retardements

D’un jour si précieux perdez-vous les moments ?

Byzance par mes soins presque entière assemblée

Interroge ses chefs, de leur crainte troublée.

Et tous, pour s’expliquer, ainsi que mes amis,

Attendent le signal que vous m’aviez promis.

D’où vient que sans répondre à leur impatience,

Le sérail cependant garde un triste silence ?

Déclarez-vous, Madame, et sans plus différer…

ROXANE

Oui, vous serez content, je vais me déclarer.

ACOMAT

Madame, quel regard, et quelle voix sévère

Malgré votre discours m’assure du contraire ?

Quoi ! Déjà votre amour des obstacles vaincu…

ROXANE

Bajazet est un traître, et n’a que trop vécu.

ACOMAT

Lui !

ROXANE

Pour moi, pour vous-même également perfide,

Il nous trompait tous deux.

ACOMAT

Comment ?

ROXANE

Cette Atalide,

Qui même n’était pas un assez digne prix,

De tout ce que pour lui vous avez entrepris…

ACOMAT

Hé bien ?

ROXANE

Lisez. Jugez après cette insolence,

Si nous devons d’un traître embrasser la défense.

Obéissons plutôt à la juste rigueur

D’Amurat qui s’approche et retourne vainqueur,

Et livrant sans regret un indigne complice,

Apaisons le sultan par un prompt sacrifice.

ACOMAT, lui rendant le billet.

Oui, puisque jusque-là l’ingrat m’ose outrager,

Moi-même, s’il le faut, je m’offre à vous venger,

Madame. Laissez-moi nous laver l’un et l’autre

Du crime que sa vie a jeté sur la nôtre.

Montrez-moi le chemin, j’y cours.

ROXANE

Non, Acomat.

Laissez-moi le plaisir de confondre l’ingrat.

Je veux voir son désordre, et jouir de sa honte.

Je perdrais ma vengeance en la rendant si prompte.

Je vais tout préparer. Vous cependant allez

Disperser promptement vos amis assemblés.

SCÈNE VII

Acomat, Osmin.

ACOMAT

Demeure. Il n’est pas temps, cher Osmin, que je sorte.

OSMIN

Quoi ! Jusque-là, Seigneur, votre amour vous transporte ?

N’avez-vous pas poussé la vengeance assez loin ?

Voulez-vous de sa mort être encor le témoin ?

ACOMAT

Que veux tu dire ? Es-tu toi-même si crédule,

Que de me soupçonner d’un courroux ridicule ;

Moi jaloux ? Plut au ciel qu’en me manquant de foi,

L’imprudent Bajazet n’eut offensé que moi !

OSMIN

Et pourquoi donc, Seigneur, au lieu de le défendre…

ACOMAT

Et la sultane est-elle en état de m’entendre ?

Ne voyais-tu pas bien, quand je l’allais trouver,

Que j’allais avec lui me perdre, ou me sauver ?

Ah, de tant de conseils événement sinistre !

Prince aveugle ! Ou plutôt trop aveugle ministre !

Il te sied bien, d’avoir en de si jeunes mains

Chargé d’ans, et d’honneurs, confié tes desseins,

Et laissé d’un vizir la fortune flottante

Suivre de ces amants la conduite imprudente.

OSMIN

Hé ! Laissez-les entre eux exercer leur courroux.

Bajazet veut périr, Seigneur, songez à vous.

Qui peut de vos desseins révéler le mystere,

Sinon quelques amis engagés à se taire ?

Vous verrez par sa mort le sultan adouci.

ACOMAT

Roxane en sa fureur peut raisonner ainsi ;

Mais moi, qui vois plus loin, qui par un long usage

Des maximes du trône ai fait l’apprentissage,

Qui d’emplois en emplois vieilli sous trois sultans,

Ai vu de mes pareils les malheurs éclatants,

Je sais, sans me flatter, que de sa seule audace

Un homme tel que moi doit attendre sa grâce,

Et qu’une mort sanglante est l’unique traité

Qui reste entre l’esclave, et le maître irrité.

OSMIN

Fuyez donc.

ACOMAT

J’approuvais tantôt cette pensée,

Mon entreprise alors était moins avancée.

Mais il m’est désormais trop dur de reculer.

Par une belle chute il faut me signaler,

Et laisser un débris du moins après ma fuite,

Qui de mes ennemis retarde la poursuite.

Bajazet vit encor. Pourquoi nous étonner ?

Acomat de plus loin a su le ramener.

Sauvons-le, malgré lui, de ce péril extrême,

Pour nous, pour nos amis, pour Roxane elle-même.

Tu vois combien son coeur prêt à le protéger,

A retenu mon bras trop prompt à la venger.

Je connais peu l’amour. Mais j’ose te répondre

Qu’il n’est pas condamné puisqu’on le veut confondre,

Que nous avons du temps. Malgré son désespoir

Roxane l’aime encore, Osmin, et le va voir.

OSMIN

Enfin que vous inspire une si noble audace ?

Si Roxane l’ordonne, il faut quitter la place.

Ce palais est tout plein…

ACOMAT

Oui, d’esclaves obscurs,

Nourris loin de la guerre, à l’ombre de ses murs.

Mais toi, dont la valeur d’Amurat oubliée

Par de communs chagrins à mon sort s’est liée,

Voudras-tu jusqu’au bout seconder mes fureurs ?

OSMIN

Seigneur, vous m’offensez. Si vous mourez, je meurs.

ACOMAT

D’amis, et de soldats une troupe hardie

Aux portes du palais attend notre sortie.

La sultane d’ailleurs se fie à mes discours.

Nourri dans le sérail j’en connais les détours.

Je sais de Bajazet l’ordinaire demeure.

Ne tardons plus. Marchons. Et s’il faut que je meure,

Mourons, moi, cher Osmin, comme un vizir ; et toi,

Comme le favori d’un homme tel que moi.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE

ATALIDE, seule.

Hélas ! Je cherche en vain. Rien ne s’offre a ma vue.

Malheureuse ! Comment puis-je l’avoir perdue ?

Ciel, aurais-tu permis que mon funeste amour

Exposât mon amant tant de fois en un jour ?

Que pour dernier malheur, cette lettre fatale

Fut encor parvenue aux yeux de ma rivale ?

J’étais en ce lieu même, et ma timide main,

Quand Roxane a paru, l’a cachée en mon sein.

Sa présence a surpris mon âme désolée.

Ses menaces, sa voix, un ordre m’a troublée.

J’ai senti défaillir ma force, et mes esprits.

Ses femmes m’entouraient quand je les ai repris,

À mes yeux étonnés leur troupe est disparue.

Ah ! Trop cruelles mains qui m’avez secourue,

Vous m’avez vendu cher vos secours inhumains,

Et par vous cette lettre a passé dans ses mains.

Quels desseins maintenant occupent sa pensée ?

Sur qui sera d’abord sa vengeance exercée ?

Quel sang pourra suffire à son ressentiment ?

Ah ! Bajazet est mort, ou meurt en ce moment.

Cependant on m’arrête, on me tient enfermée.

On ouvre. De son sort je vais être informée.

SCÈNE II

Roxane, Atalide, Zatime.

ROXANE

Retirez-vous.

ATALIDE

Madame… Excusez l’embarras…

ROXANE

Retirez-vous, vous dis-je, et ne répliquez pas.

Gardes, qu’on la retienne.

SCÈNE III

Roxane, Zatime.

ROXANE

Oui, tout est pret, Zatime.

Orcan, et les muets attendent leur victime.

Je suis pourtant toujours maîtresse de son sort.

Je puis le retenir. Mais s’il sort, il est mort.

Vient-il ?

ZATIME

Oui, sur mes pas un esclave l’amène ;

Et loin de soupçonner sa disgrâce prochaine,

Il m’a paru, Madame, avec empressement

Sortir, pour vous chercher, de son appartement.

ROXANE

Âme lâche, et trop digne enfin d’être déçue,

Peux-tu souffrir encor qu’il paraisse à ta vue ?

Crois-tu par tes discours le vaincre ou l’étonner ?

Quand même il se rendrait, peux-tu lui pardonner ?

Quoi ! Ne devrais-tu pas être déjà vengée ?

Ne crois-tu pas encore être assez outragée ?

Sans perdre tant d’efforts sur ce coeur endurci,

Que ne le laissons-nous périr… Mais le voici.

SCÈNE IV

Bajazet, Roxane.

ROXANE

Je ne vous ferai point des reproches frivoles.

Les moments sont trop chers pour les perdre en paroles.

Mes soins vous sont connus. En un mot, vous vivez,

Et je ne vous dirais que ce que vous savez.

Malgré tout mon amour, si je n’ai pu vous plaire,

Je n’en murmure point. Quoique à ne vous rien taire,

Ce même amour peut-être, et ces mêmes bienfaits,

Auraient du suppléer à mes faibles attraits.

Mais je m’étonne enfin que pour reconnaissance,

Pour prix de tant d’amour, de tant de confiance,

Vous ayez si longtemps par des détours si bas,

Feint un amour pour moi que vous ne sentiez pas.

BAJAZET

Qui ? Moi, Madame ?

ROXANE

Oui, toi. Voudrais-tu point encore

Me nier un mépris que tu crois que j’ignore ;

Ne prétendrais-tu point par tes fausses couleurs

Déguiser un amour qui te retient ailleurs,

Et me jurer enfin d’une bouche perfide,

Tout ce que tu ne sens que pour ton Atalide ?

BAJAZET

Atalide, Madame ! Ô ciel ! Qui vous a dit…

ROXANE

Tiens, perfide, regarde, et démens cet écrit.

BAJAZET

Je ne vous dis plus rien. Cette lettre sincère

D’un malheureux amour contient tout le mystère.

Vous savez un secret que tout prêt à s’ouvrir

Mon coeur a mille fois voulu vous découvrir.

J’aime, je le confesse. Et devant que votre âme

Prévenant mon espoir m’eut déclaré sa flamme,

Déjà plein d’un amour des l’enfance formé

À tout autre désir mon coeur était fermé.

Vous me vîntes offrir, et la vie, et l’empire,

Et même votre amour, si j’ose vous le dire,

Consultant vos bienfaits, les crut, et sur leur foi

De tous mes sentiments vous répondit pour moi.

Je connus votre erreur. Mais que pouvais-je faire ?

Je vis en même temps qu’elle vous était chère.

Combien le trône tente un coeur ambitieux !

Un si noble présent me fit ouvrir les yeux.

Je chéris, j’acceptai sans tarder davantage,

L’heureuse occasion de sortir d’esclavage ;

D’autant plus qu’il fallait l’accepter, ou périr ;

D’autant plus que vous-même ardente à me l’offrir

Vous ne craigniez rien tant que d’être refusée,

Que même mes refus vous auraient exposée,

Qu’après avoir osé me voir et me parler,

Il était dangereux pour vous de reculer.

Cependant je n’en veux pour témoins que vos plaintes.

Ai-je pu vous tromper par des promesses feintes ?

Songez combien de fois vous m’avez reproché

Un silence témoin de mon trouble caché.

Plus l’effet de vos soins, et ma gloire étaient proches,

Plus mon coeur interdit se faisait de reproches.

Le ciel, qui m’entendait, sait bien qu’en même temps

Je ne m’arrêtais pas à des voeux impuissants.

Et si l’effet enfin suivant mon espérance

Eut ouvert un champ libre a ma reconnaissance,

J’aurais par tant d’honneurs, par tant de dignités,

Contenté votre orgueil, et payé vos bontés,

Que vous-même peut-être…

ROXANE

Et que pourrais-tu faire ?

Sans l’offre de ton coeur par ou peux-tu me plaire ?

Quels seraient de tes voeux les inutiles fruits ?

Ne te souvient-il plus de tout ce que je suis ?

Maîtresse du sérail, arbitre de ta vie,

Et même de l’État qu’Amurat me confie,

Sultane, et ce qu’en vain j’ai cru trouver en toi,

Souveraine d’un coeur qui n’eut aimé que moi.

Dans ce comble de gloire, ou je suis arrivée,

À quel indigne honneur m’avais-tu réservée ?

Traînerais-je en ces lieux un sort infortuné,

Vil rebut d’un ingrat que j’aurais couronné,

De mon rang descendue, à mille autres égale,

Ou la première esclave enfin de ma rivale ?

Laissons ces vains discours. Et sans m’importuner,

Pour la dernière fois veux-tu vivre et régner ?

J’ai l’ordre d’Amurat, et je puis t’y soustraire.

Mais tu n’as qu’un moment. Parle.

BAJAZET

Que faut-il faire ?

ROXANE

Ma rivale est ici. Suis-moi sans différer.

Dans les mains des muets viens la voir expirer.

Et libre d’un amour à ta gloire funeste

Viens m’engager ta foi ; le temps fera le reste.

Ta grâce est à ce prix, si tu veux l’obtenir.

BAJAZET

Je ne l’accepterais que pour vous en punir,

Que pour faire éclater aux yeux de tout l’empire

L’horreur et le mépris que cette offre m’inspire.

Mais à quelle fureur me laissant emporter

Contre ses tristes jours vais-je vous irriter ?

De mes emportements elle n’est point complice,

Ni de mon amour même, et de mon injustice.

Loin de me retenir par des conseils jaloux,

Elle me conjurait de me donner à vous.

En un mot séparez ses vertus de mon crime.

Poursuivez, s’il le faut, un courroux légitime,

Aux ordres d’Amurat hâtez-vous d’obéir.

Mais laissez-moi du moins mourir sans vous haïr.

Amurat avec moi ne l’a point condamnée.

Épargnez une vie assez infortunée.

Ajoutez cette grâce à tant d’autres bontés,

Madame. Et si jamais je vous fus cher…

ROXANE

Sortez.

SCÈNE V

Roxane, Zatime.

ROXANE

Pour la dernière fois, perfide, tu m’as vue,

Et tu vas rencontrer la peine qui t’est due.

ZATIME

Atalide à vos pieds demande à se jeter,

Et vous prie un moment de vouloir l’écouter,

Madame. Elle vous veut faire l’aveu fidèle,

D’un secret important qui vous touche plus qu’elle.

ROXANE

Oui, qu’elle vienne. Et toi, suis Bajazet qui sort,

Et quand il sera temps, viens m’apprendre son sort.

SCÈNE VI

Roxane, Atalide.

ATALIDE

Je ne viens plus, Madame, à feindre disposée

Tromper votre bonté si longtemps abusée.

Confuse, et digne objet de vos inimitiés,

Je viens mettre mon coeur, et mon crime à vos pieds.

Oui, Madame, il est vrai que je vous ai trompée.

Du soin de mon amour seulement occupée,

Quand j’ai vu Bajazet, loin de vous obéir,

Je n’ai dans mes discours songé qu’à vous trahir.

Je l’aimai des l’enfance. Et des ce temps, Madame,

J’avais par mille soins su prévenir son âme.

La sultane sa mère ignorant l’avenir,

Hélas ! Pour son malheur, se plut à nous unir.

Vous l’aimâtes depuis. Plus heureux l’un et l’autre,

Si connaissant mon coeur, ou me cachant le vôtre,

Votre amour de la mienne eut su se défier !

Je ne me noircis point, pour le justifier.

Je jure par le ciel, qui me voit confondue,

Par ces grands Ottomans, dont je suis descendue,

Et qui tous avec moi vous parlent à genoux,

Pour le plus pur du sang, qu’ils ont transmis en nous.

Bajazet à vos soins tôt ou tard plus sensible,

Madame, a tant d’attraits n’était pas invincible.

Jalouse, et toujours prête à lui représenter

Tout ce que je croyais digne de l’arrêter,

Je n’ai rien négligé, plaintes, larmes, colère,

Quelquefois attestant les mânes de sa mère ;

Ce jour même, des jours le plus infortuné,

Lui reprochant l’espoir qu’il vous avait donné,

Et de ma mort enfin le prenant à partie,

Mon importune ardeur ne s’est point ralentie,

Qu’arrachant, malgré lui des gages de sa foi,

Je ne sois parvenue à le perdre avec moi.

Mais pourquoi vos bontés seraient-elles lassées ?

Ne vous arrêtez point à ses froideurs passées.

C’est moi qui l’y forçai. Les noeuds que j’ai rompus

Se rejoindront bientôt, quand je ne serai plus.

Quelque peine pourtant qui soit due à mon crime,

N’ordonnez pas vous-même une mort légitime,

Et ne vous montrez point à son coeur éperdu,

Couverte de mon sang par vos mains répandu.

D’un coeur trop tendre encore épargnez la faiblesse.

Vous pouvez de mon sort me laisser la maîtresse,

Madame, mon trépas n’en sera pas moins prompt.

Jouissez d’un bonheur, dont ma mort vous répond.

Couronnez un héros, dont vous serez chérie.

J’aurai soin de ma mort, prenez soin de sa vie.

Allez, Madame, allez. Avant votre retour

J’aurai d’une rivale affranchi votre amour.

ROXANE

Je ne mérite pas un si grand sacrifice.

Je me connais, Madame, et je me fais justice.

Loin de vous séparer, je prétends aujourd’hui,

Par des noeuds éternels vous unir avec lui.

Vous jouirez bientôt de son aimable vue.

Levez-vous. Mais que veut Zatime tout émue ?

SCÈNE VII

Roxane, Atalide, Zatime.

ZATIME

Ah ! Venez vous montrer, Madame, ou désormais

Le rebelle Acomat est maître du palais.

Profanant des sultans la demeure sacrée,

Ses criminels amis en ont forcé l’entrée.

Vos esclaves tremblants, dont la moitié s’enfuit,

Doutent si le Vizir vous sert, ou vous trahit.

ROXANE

Ah les traîtres ! Allons, et courons le confondre.

Toi, garde ma captive, et songe à m’en répondre.

SCÈNE VIII

Atalide, Zatime.

ATALIDE

Hélas ! Pour qui mon coeur doit-il faire des voeux ?

J’ignore quel dessein les anime tous deux,

Si de tant de malheurs quelque pitié te touche,

Je ne demande point, Zatime, que ta bouche

Trahisse en ma faveur Roxane et son secret.

Mais de grâce, dis-moi ce que fait Bajazet.

L’as-tu vu ? Pour ses jours n’ai-je encor rien a craindre ?

ZATIME

Madame, en vos malheurs je ne puis que vous plaindre.

ATALIDE

Quoi, Roxane déjà l’a-t-elle condamné ?

ZATIME

Madame, le secret m’est sur tout ordonné.

ATALIDE

Malheureuse, dis-moi seulement s’il respire.

ZATIME

Il y va de ma vie, et je ne puis rien dire.

ATALIDE

Ah ! C’en est trop, cruelle. Achève, et que ta main

Lui donne de ton zèle un gage plus certain.

Perce toi-même un coeur que ton silence accable,

D’une esclave barbare esclave impitoyable.

Précipite des jours qu’elle me veut ravir,

Montre-toi, s’il se peut, digne de la servir.

Tu me retiens en vain. Et dès cette même heure

Il faut que je le voie, ou du moins que je meure.

SCÈNE IX

Atalide, Acomat, Zatime.

ACOMAT

Ah que fait Bajazet ? Où le puis-je trouver,

Madame ? Aurai-je encor le temps de le sauver ?

Je cours tout le sérail. Et même des l’entrée

De mes braves amis la moitié séparée

A marché sur les pas du courageux Osmin,

Le reste m’a suivi par un autre chemin.

Je cours, et je ne vois que des troupes craintives,

D’esclaves effrayés, de femmes fugitives.

ATALIDE

Ah ! Je suis de son sort moins instruite que vous.

Cette esclave le sait.

ACOMAT

Crains mon juste courroux.

Malheureuse, réponds.

SCÈNE X

Atalide, Acomat, Zatime, Zaïre.

ZAÏRE

Madame !

ATALIDE

Hé bien, Zaïre ?

Qu’est-ce ?

ZAÏRE

Ne craignez plus. Votre ennemie expire.

ATALIDE

Roxane ?

ZAÏRE

Et ce qui va bien plus vous étonner,

Orcan lui-même, Orcan vient de l’assassiner.

ATALIDE

Quoi ! Lui ?

ZAÏRE

Désespéré d’avoir manqué son crime,

Sans doute il a voulu prendre cette victime.

ATALIDE

Juste ciel ! L’innocence a trouvé ton appui.

Bajazet vit encor, vizir, courez à lui.

ZAÏRE

Par la bouche d’Osmin vous serez mieux instruite,

Il a tout vu.

SCÈNE XI

Atalide, Acomat, Zaïre, Osmin.

ACOMAT

Ses yeux ne l’ont-ils point séduite ?

Roxane est-elle morte ?

OSMIN

Oui, j’ai vu l’assassin

Retirer son poignard tout fumant de son sein.

Orcan qui méditait ce cruel stratagème,

La servait a dessein de la perdre elle-même,

Et le sultan l’avait chargé secrètement,

De lui sacrifier l’amante après l’amant.

Lui-même d’aussi loin qu’il nous a vus paraître.

« Adorez, a-t-il dit, l’ordre de votre maître.

De son auguste seing reconnaissez les traits,

Perfides, et sortez de ce sacré palais. »

À ce discours laissant la sultane expirante,

Il a marché vers nous, et d’une main sanglante

Il nous a déployé l’ordre, dont Amurat

Autorise ce monstre à ce double attentat.

Mais, Seigneur, sans vouloir l’écouter davantage,

Transportés à la fois de douleur, et de rage,

Nos bras impatients ont puni son forfait,

Et vengé dans son sang la mort de Bajazet.

ATALIDE

Bajazet !

ACOMAT

Que dis-tu ?

OSMIN

Bajazet est sans vie.

L’ignoriez-vous ?

ATALIDE

Ô ciel !

OSMIN

Son amante en furie

Près de ces lieux, Seigneur, craignant votre secours,

Avait au noeud fatal abandonné ses jours.

Moi-même des objets j’ai vu le plus funeste,

Et de sa vie en vain j’ai cherché quelque reste,

Bajazet était mort. Nous l’avons rencontré

De morts et de mourants noblement entouré,

Que vengeant sa défaite, et cédant sous le nombre,

Ce héros a forcés d’accompagner son ombre.

Mais puisque c’en est fait, Seigneur, songeons à nous.

ACOMAT

Ah ! Destins ennemis, où me réduisez-vous !

Je sais en Bajazet la perte que vous faites,

Madame. Je sais trop qu’en l’état où vous êtes,

Il ne m’appartient point de vous offrir l’appui

De quelques malheureux qui n’espéraient qu’en lui.

Saisi, désespéré d’une mort qui m’accable,

Je vais, non point sauver cette tête coupable,

Mais redevable aux soins de mes tristes amis

Défendre jusqu’au bout leurs jours qu’ils m’ont commis.

Pour vous, si vous voulez qu’en quelque autre contrée

Nous allions confier votre tête sacrée,

Madame, consultez. Maîtres de ce palais,

Mes fidèles amis attendront vos souhaits.

Et moi, pour ne point perdre un temps si salutaire,

Je cours ou ma présence est encor nécessaire,

Et jusqu’au pied des murs que la mer vient laver,

Sur mes vaisseaux tout prêts je viens vous retrouver.

SCÈNE DERNIÈRE

Atalide, Zaïre.

ATALIDE

Enfin c’en est donc fait. Et par mes artifices,

Mes injustes soupçons, mes funestes caprices,

Je suis donc arrivée au douloureux moment,

Où je vois par mon crime expirer mon amant.

N’était-ce pas assez, cruelle destinée,

Qu’a lui survivre hélas ! Je fusse condamnée ?

Et fallait-il encor que pour comble d’horreurs

Je ne pusse imputer sa mort qu’a mes fureurs ?

Oui, c’est moi, cher amant, qui t’arrache la vie,

Roxane, ou le sultan, ne te l’ont point ravie.

Moi seule, j’ai tissu le lien malheureux

Dont tu viens d’éprouver les détestables noeuds.

Et je puis, sans mourir, en souffrir la pensée ?

Moi, qui n’ai pu tantôt, de ta mort menacée,

Retenir mes esprits, prompts à m’abandonner !

Ah ! N’ai-je eu de l’amour que pour t’assassiner ?

Mais c’en est trop. Il faut par un prompt sacrifice

Que ma fidèle main te venge, et me punisse.

Vous, de qui j’ai troublé la gloire, et le repos,

Héros, qui deviez tous revivre en ce héros,

Toi, mère malheureuse, et qui dès notre enfance,

Me confias son coeur, dans une autre espérance,

Infortuné vizir, amis désespérés,

Roxane, venez tous contre moi conjurés,

Tourmenter à la fois une amante éperdue,

Elle se tue.

Et prenez la vengeance enfin qui vous est due.

ZAÏRE

Ah ! Madame… Elle expire. Ô ciel ! En ce malheur

Que ne puis-je avec elle expirer de douleur !

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Jean Racine : Bérénice

ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE

Antiochus, Arsace.

ANTIOCHUS

Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux,

Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux.

Souvent ce cabinet superbe et solitaire,

Des secrets de Titus est le dépositaire.

C’est ici quelquefois qu’il se cache à sa cour,

Lorsqu’il vient à la reine expliquer son amour.

De son appartement cette porte est prochaine,

Et cette autre conduit dans celui de la reine.

Va chez elle. Dis-lui qu’importun à regret,

J’ose lui demander un entretien secret.

ARSACE

Vous, Seigneur, importun ? Vous cet ami fidèle,

Qu’un soin si généreux intéresse pour elle ?

Vous, cet Antiochus, son amant autrefois ;

Vous, que l’Orient compte entre ses plus grands rois :

Quoi ! Déjà de Titus épouse en espérance,

Ce rang entre elle et vous met-il tant de distance ?

ANTIOCHUS

Va, dis-je, et sans vouloir te charger d’autres soins,

Vois si je puis bientôt lui parler sans témoins.

SCÈNE II

ANTIOCHUS, seul.

Hé bien, Antiochus, es-tu toujours le même ?

Pourrai je sans trembler lui dire : je vous aime ?

Mais quoi ! Déjà je tremble, et mon coeur agité

Craint autant ce moment que je l’ai souhaité.

Bérénice autrefois m’ôta toute espérance.

Elle m’imposa même un éternel silence.

Je me suis tu cinq ans. Et jusques à ce jour

D’un voile d’amitié j’ai couvert mon amour.

Dois-je croire qu’au rang où Titus la destine,

Elle m’écoute mieux que dans la Palestine ?

Il l’épouse. Ai-je donc attendu ce moment

Pour me venir encor déclarer son amant ?

Quel fruit me reviendra d’un aveu téméraire ?

Ah ! Puisqu’il faut partir, partons sans lui déplaire.

Retirons-nous, sortons, et sans nous découvrir,

Allons loin de ses yeux l’oublier, ou mourir.

Hé quoi ! Souffrir toujours un tourment qu’elle ignore ?

Toujours verser des pleurs qu’il faut que je dévore ?

Quoi ? Même en la perdant redouter son courroux ?

Belle reine : et pourquoi vous offenseriez-vous ?

Viens-je vous demander que vous quittiez l’Empire ?

Que vous m’aimiez ? Hélas ! je ne viens que vous dire

Qu’après m’être longtemps flatté que mon rival

Trouverait à ses voeux quelque obstacle fatal ;

Aujourd’hui qu’il peut tout, que votre hymen s’avance,

Exemple infortuné d’une longue constance,

Après cinq ans d’amour, et d’espoir superflus,

Je pars, fidèle encor quand je n’espère plus.

Au lieu de s’offenser, elle pourra me plaindre.

Quoi qu’il en soit, parlons, c’est assez nous contraindre.

Et que peut craindre, hélas ! un amant sans espoir

Qui peut bien se résoudre à ne la jamais voir ?

SCÈNE III

Antiochus, Arsace.

ANTIOCHUS

Arsace, entrerons-nous ?

ARSACE

Seigneur, j’ai vu la reine.

Mais pour me faire voir, je n’ai percé qu’à peine

Les flots toujours nouveaux d’un peuple adorateur

Qu’attire sur ses pas sa prochaine grandeur.

Titus après huit jours d’une retraite austère

Cesse enfin de pleurer Vespasien son père.

Cet amant se redonne aux soins de son amour.

Et si j’en crois, Seigneur, l’entretien de la cour,

Peut-être avant la nuit l’heureuse Bérénice

Change le nom de reine au nom d’impératrice.

ANTIOCHUS

Hélas !

ARSACE

Quoi ! Ce discours pourrait-il vous troubler ?

ANTIOCHUS

Ainsi donc sans témoins je ne lui puis parler ?

ARSACE

Vous la verrez, Seigneur. Bérénice est instruite

Que vous voulez ici la voir seule, et sans suite.

La reine d’un regard a daigné m’avertir

Qu’à votre empressement elle allait consentir.

Et sans doute elle attend le moment favorable

Pour disparaître aux yeux d’une cour qui l’accable.

ANTIOCHUS

Il suffit. Cependant n’as-tu rien négligé

Des ordres importants dont je t’avais chargé ?

ARSACE

Seigneur, vous connaissez ma prompte obéissance.

Des vaisseaux dans Ostie armés en diligence,

Prêts à quitter le port de moments en moments,

N’attendent pour partir que vos commandements.

Mais qui renvoyez-vous dans votre Comagène ?

ANTIOCHUS

Arsace, il faut partir quand j’aurai vu la reine.

ARSACE

Qui doit partir ?

ANTIOCHUS

Moi.

ARSACE

Vous ?

ANTIOCHUS

En sortant du palais,

Je sors de Rome, Arsace, et j’en sors pour jamais.

ARSACE

Je suis surpris sans doute, et c’est avec justice.

Quoi ! Depuis si longtemps la reine Bérénice

Vous arrache, Seigneur, du sein de vos États,

Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas,

Et lorsque cette reine assurant sa conquête

Vous attend pour témoin de cette illustre fête,

Quand l’amoureux Titus devenant son époux,

Lui prépare un éclat qui rejaillit sur vous…

ANTIOCHUS

Arsace, laisse-la jouir de sa fortune,

Et quitte un entretien dont le cours m’importune.

ARSACE

Je vous entends, Seigneur. Ces mêmes dignités

Ont rendu Bérénice ingrate à vos bontés.

L’inimitié succède à l’amitié trahie.

ANTIOCHUS

Non, Arsace, jamais je ne l’ai moins haïe.

ARSACE

Quoi donc ! De sa grandeur déjà trop prévenu,

Le nouvel empereur vous a-t-il méconnu ?

Quelque pressentiment de son indifférence

Vous fait-il loin de Rome éviter sa présence ?

ANTIOCHUS

Titus n’a point pour moi paru se démentir,

J’aurais tort de me plaindre.

ARSACE

Et pourquoi donc partir ?

Quel caprice vous rend ennemi de vous-même ?

Le ciel met sur le trône un prince qui vous aime,

Un prince qui jadis témoin de vos combats

Vous vit chercher la gloire et la mort sur ses pas,

Et de qui la valeur par vos soins secondée

Mit enfin sous le joug la rebelle Judée.

Il se souvient du jour illustre et douloureux

Qui décida du sort d’un long siège douteux :

Sur leur triple rempart les ennemis tranquilles

Contemplaient sans péril nos assauts inutiles,

Le bélier impuissant les menaçait en vain.

Vous seul, Seigneur, vous seul, une échelle à la main,

Vous portâtes la mort jusque sur leurs murailles.

Ce jour presque éclaira vos propres funérailles,

Titus vous embrassa mourant entre mes bras,

Et tout le camp vainqueur pleura votre trépas.

Voici le temps, Seigneur, où vous devez attendre

Le fruit de tant de sang qu’ils vous ont vu répandre.

Si, pressé du désir de revoir vos États,

Vous vous lassez de vivre où vous ne régnez pas,

Faut-il que sans honneur l’Euphrate vous revoie ?

Attendez pour partir que César vous renvoie

Triomphant, et chargé des titres souverains

Qu’ajoute encore aux rois l’amitié des Romains.

Rien ne peut-il, Seigneur, changer votre entreprise ?

Vous ne répondez point.

ANTIOCHUS

Que veux-tu que je dise ?

J’attends de Bérénice un moment d’entretien.

ARSACE

Hé bien, Seigneur ?

ANTIOCHUS

Son sort décidera du mien.

ARSACE

Comment ?

ANTIOCHUS

Sur son hymen j’attends qu’elle s’explique.

Si sa bouche s’accorde avec la voix publique,

S’il est vrai qu’on l’élève au trône des Césars,

Si Titus a parlé, s’il l’épouse, je pars.

ARSACE

Mais qui rend à vos yeux cet hymen si funeste ?

ANTIOCHUS

Quand nous serons partis, je te dirai le reste.

ARSACE

Dans quel trouble, Seigneur, jetez-vous mon esprit !

ANTIOCHUS

La reine vient. Adieu, fais tout ce que j’ai dit.

SCÈNE IV

Bérénice, Antiochus, Phénice.

BÉRÉNICE

Enfin je me dérobe à la joie importune

De tant d’amis nouveaux, que me fait la fortune.

Je fuis de leurs respects l’inutile longueur,

Pour chercher un ami, qui me parle du coeur.

Il ne faut point mentir, ma juste impatience

Vous accusait déjà de quelque négligence.

Quoi ! Cet Antiochus, disais-je, dont les soins

Ont eu tout l’Orient et Rome pour témoins,

Lui que j’ai vu toujours constant dans mes traverses

Suivre d’un pas égal mes fortunes diverses;

Aujourd’hui que le ciel semble me présager

Un honneur, qu’avec vous je prétends partager,

Ce même Antiochus se cachant à ma vue,

Me laisse à la merci d’une foule inconnue ?

ANTIOCHUS

Il est donc vrai, Madame ? Et selon ce discours

L’hymen va succéder à vos longues amours ?

BÉRÉNICE

Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes.

Ces jours ont vu mes yeux baignés de quelques larmes.

Ce long deuil que Titus imposait à sa cour,

Avait même en secret suspendu son amour.

Il n’avait plus pour moi cette ardeur assidue

Lorsqu’il passait les jours, attaché sur ma vue.

Muet, chargé de soins, et les larmes aux yeux,

Il ne me laissait plus que de tristes adieux.

Jugez de ma douleur, moi dont l’ardeur extrême,

Je vous l’ai dit cent fois, n’aime en lui que lui-même,

Moi, qui loin des grandeurs, dont il est revêtu,

Aurais choisi son coeur, et cherché sa vertu.

ANTIOCHUS

Il a repris pour vous sa tendresse première ?

BÉRÉNICE

Vous fûtes spectateur de cette nuit dernière,

Lorsque, pour seconder ses soins religieux,

Le Sénat a placé son père entre les dieux.

De ce juste devoir sa piété contente

A fait place, Seigneur, au soin de son amante.

Et même en ce moment, sans qu’il m’en ait parlé,

Il est dans le Sénat par son ordre assemblé.

Là, de la Palestine il étend la frontière,

Il y joint l’Arabie, et la Syrie entière.

Et si de ses amis j’en dois croire la voix,

Si j’en crois ses serments redoublés mille fois

Il va sur tant d’États couronner Bérénice,

Pour joindre à plus de noms le nom d’impératrice ;

Il m’en viendra lui-même assurer en ce lieu.

ANTIOCHUS

Et je viens donc vous dire un éternel adieu.

BÉRÉNICE

Que dites-vous ? Ah ciel ! Quel adieu ? Quel langage ?

Prince, vous vous troublez, et changez de visage ?

ANTIOCHUS

Madame, il faut partir.

BÉRÉNICE

Quoi ? ne puis-je savoir

Quel sujet…

ANTIOCHUS

Il fallait partir sans la revoir.

BÉRÉNICE

Que craignez-vous ? Parlez, c’est trop longtemps se taire.

Seigneur, de ce départ quel est donc le mystère ?

ANTIOCHUS

Au moins, souvenez-vous que je cède à vos lois,

Et que vous m’écoutez pour la dernière fois.

Si dans ce haut degré de gloire et de puissance,

Il vous souvient des lieux où vous prîtes naissance,

Madame, il vous souvient que mon coeur en ces lieux

Reçut le premier trait qui partit de vos yeux.

J’aimai, j’obtins l’aveu d’Agrippa votre frère.

Il vous parla pour moi. Peut-être sans colère

Alliez-vous de mon coeur recevoir le tribut,

Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut.

Il parut devant vous dans tout l’éclat d’un homme

Qui porte entre ses mains la vengeance de Rome.

La Judée en pâlit. Le triste Antiochus

Se compta le premier au nombre des vaincus.

Bientôt de mon malheur interprète sévère,

Votre bouche à la mienne ordonna de se taire.

Je disputai longtemps, je fis parler mes yeux.

Mes pleurs et mes soupirs vous suivaient en tous lieux.

Enfin votre rigueur emporta la balance,

Vous sûtes m’imposer l’exil, ou le silence :

Il fallut le promettre, et même le jurer.

Mais, puisqu’en ce moment j’ose me déclarer,

Lorsque vous m’arrachiez cette injuste promesse,

Mon coeur faisait serment de vous aimer sans cesse.

BÉRÉNICE

Ah ! que me dites-vous ?

ANTIOCHUS

Je me suis tu cinq ans,

Madame, et vais encor me taire plus longtemps.

De mon heureux rival j’accompagnai les armes.

J’espérai de verser mon sang après mes larmes,

Ou qu’au moins jusqu’à vous porté par mille exploits,

Mon nom pourrait parler, au défaut de ma voix.

Le ciel sembla promettre une fin à ma peine.

Vous pleurâtes ma mort, hélas ! trop peu certaine.

Inutiles périls ! Quelle était mon erreur !

La valeur de Titus surpassait ma fureur.

Il faut qu’à sa vertu mon estime réponde.

Quoique attendu, Madame, à l’empire du monde,

Chéri de l’univers, enfin aimé de vous,

Il semblait à lui seul appeler tous les coups,

Tandis que sans espoir, haï, lassé de vivre,

Son malheureux rival ne semblait que le suivre.

Je vois que votre coeur m’applaudit en secret,

Je vois que l’on m’écoute avec moins de regret,

Et que trop attentive à ce récit funeste,

En faveur de Titus vous pardonnez le reste.

Enfin après un siège aussi cruel que lent,

Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant

Des flammes, de la faim, des fureurs intestines,

Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines.

Rome vous vit, Madame, arriver avec lui.

Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !

Je demeurai longtemps errant dans Césarée,

Lieux charmants, où mon coeur vous avait adorée.

Je vous redemandais à vos tristes États,

Je cherchais en pleurant les traces de vos pas.

Mais enfin succombant à ma mélancolie,

Mon désespoir tourna mes pas vers l’Italie.

Le sort m’y réservait le dernier de ses coups.

Titus en m’embrassant m’amena devant vous.

Un voile d’amitié vous trompa l’un et l’autre ;

Et mon amour devint le confident du vôtre.

Mais toujours quelque espoir flattait mes déplaisirs,

Rome, Vespasien, traversaient vos soupirs.

Après tant de combats Titus cédait peut-être.

Vespasien est mort, et Titus est le maître.

Que ne fuyais-je alors ! J’ai voulu quelques jours

De son nouvel empire examiner le cours.

Mon sort est accompli. Votre gloire s’apprête,

Assez d’autres sans moi, témoins de cette fête,

À vos heureux transports viendront joindre les leurs.

Pour moi, qui ne pourrais y mêler que des pleurs,

D’un inutile amour trop constante victime,

Heureux dans mes malheurs, d’en avoir pu sans crime

Conter toute l’histoire aux yeux qui les ont faits,

Je pars plus amoureux que je ne fus jamais.

BÉRÉNICE

Seigneur, je n’ai pas cru que dans une journée

Qui doit avec César unir ma destinée,

Il fût quelque mortel qui pût impunément

Se venir à mes yeux déclarer mon amant.

Mais de mon amitié mon silence est un gage,

J’oublie en sa faveur un discours qui m’outrage.

Je n’en ai point troublé le cours injurieux.

Je fais plus. À regret je reçois vos adieux.

Le ciel sait qu’au milieu des honneurs qu’il m’envoie,

Je n’attendais que vous pour témoin de ma joie.

Avec tout l’univers j’honorais vos vertus,

Titus vous chérissait, vous admiriez Titus.

Cent fois je me suis fait une douceur extrême

D’entretenir Titus dans un autre lui-même.

ANTIOCHUS

Et c’est ce que je fuis. J’évite, mais trop tard,

Ces cruels entretiens où je n’ai point de part.

Je fuis Titus. Je fuis ce nom qui m’inquiète,

Ce nom qu’à tous moments votre bouche répète.

Que vous dirai-je enfin ? Je fuis des yeux distraits

Qui me voyant toujours ne me voyaient jamais.

Adieu, je vais le coeur trop plein de votre image,

Attendre en vous aimant la mort pour mon partage.

Surtout ne craignez point qu’une aveugle douleur

Remplisse l’univers du bruit de mon malheur,

Madame, le seul bruit d’une mort que j’implore,

Vous fera souvenir que je vivais encore.

Adieu.

SCÈNE V

Bérénice, Phénice.

PHÉNICE

Que je le plains ! Tant de fidélité,

Madame, méritait plus de prospérité.

Ne le plaignez-vous pas ?

BÉRÉNICE

Cette prompte retraite

Me laisse, je l’avoue, une douleur secrète.

PHÉNICE

Je l’aurais retenu.

BÉRÉNICE

Qui moi ? Le retenir ?

J’en dois perdre plutôt jusques au souvenir.

Tu veux donc que je flatte une ardeur insensée ?

PHÉNICE

Titus n’a point encore expliqué sa pensée.

Rome vous voit, Madame, avec des yeux jaloux,

La rigueur de ses lois m’épouvante pour vous.

L’hymen chez les Romains n’admet qu’une Romaine.

Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine.

BÉRÉNICE

Le temps n’est plus, Phénice, où je pouvais trembler.

Titus m’aime, il peut tout, il n’a plus qu’à parler.

Il verra le Sénat m’apporter ses hommages,

Et le peuple de fleurs couronner ses images.

De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?

Tes yeux ne sont-ils pas tous pleins de sa grandeur ?

Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,

Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,

Cette foule de rois, ces consuls, ce Sénat,

Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ;

Cette pourpre, cet or que rehaussait sa gloire,

Et ces lauriers encor témoins de sa victoire.

Tous ces yeux, qu’on voyait venir de toutes parts

Confondre sur lui seul leurs avides regards ;

Ce port majestueux, cette douce présence.

Ciel ! avec quel respect, et quelle complaisance,

Tous les coeurs en secret l’assuraient de leur foi !

Parle. Peut-on le voir sans penser comme moi,

Qu’en quelque obscurité que le sort l’eût fait naître,

Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître ?

Mais, Phénice, où m’emporte un souvenir charmant ?

Cependant Rome entière, en ce même moment,

Fait des voeux pour Titus, et par des sacrifices

De son règne naissant célèbre les prémices.

Que tardons-nous ? Allons pour son empire heureux

Au ciel qui le protège offrir aussi nos voeux.

Aussitôt sans l’attendre, et sans être attendue,

Je reviens le chercher, et dans cette entrevue

Dire tout ce qu’aux coeurs l’un de l’autre contents

Inspirent des transports retenus si longtemps.

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE

Titus, Paulin, Suite.

TITUS

A-t-on vu de ma part le roi de Comagène ?

Sait-il que je l’attends ?

PAULIN

J’ai couru chez la reine,

Dans son appartement ce prince avait paru,

Il en était sorti lorsque j’y suis couru.

De vos ordres, Seigneur, j’ai dit qu’on l’avertisse.

TITUS

Il suffit. Et que fait la reine Bérénice ?

PAULIN

La reine, en ce moment, sensible à vos bontés,

Charge le ciel de voeux pour vos prospérités.

Elle sortait, Seigneur.

TITUS

Trop aimable princesse !

Hélas !

PAULIN

En sa faveur d’où naît cette tristesse ?

L’Orient presque entier va fléchir sous sa loi.

Vous la plaignez ?

TITUS

Paulin, qu’on vous laisse avec moi.

SCÈNE II

Titus, Paulin.

TITUS

Hé bien, de mes desseins Rome encore incertaine

Attend que deviendra le destin de la reine,

Paulin, et les secrets de son coeur et du mien

Sont de tout l’univers devenus l’entretien.

Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique.

De la reine et de moi que dit la voix publique ?

Parlez. Qu’entendez-vous ?

PAULIN

J’entends de tous côtés

Publier vos vertus, Seigneur, et ses beautés.

TITUS

Que dit-on des soupirs que je pousse pour elle ?

Quel succès attend-on d’un amour si fidèle ?

PAULIN

Vous pouvez tout. Aimez, cessez d’être amoureux.

La cour sera toujours du parti de vos voeux.

TITUS

Et je l’ai vue aussi cette cour peu sincère,

À ses maîtres toujours trop soigneuse de plaire,

Des crimes de Néron approuver les horreurs,

Je l’ai vue à genoux consacrer ses fureurs.

Je ne prends point pour juge une cour idolâtre,

Paulin. Je me propose un plus noble théâtre ;

Et sans prêter l’oreille à la voix des flatteurs,

Je veux par votre bouche entendre tous les coeurs.

Vous me l’avez promis. Le respect et la crainte

Ferment autour de moi le passage à la plainte.

Pour mieux voir, cher Paulin, et pour entendre mieux,

Je vous ai demandé des oreilles, des yeux.

J’ai mis même à ce prix mon amitié secrète,

J’ai voulu que des coeurs vous fussiez l’interprète,

Qu’au travers des flatteurs votre sincérité

Fît toujours jusqu’à moi passer la vérité.

Parlez donc. Que faut-il que Bérénice espère ?

Rome lui sera-t-elle indulgente, ou sévère ?

Dois-je croire qu’assise au trône des Césars

Une si belle reine offensât ses regards ?

PAULIN

N’en doutez point, Seigneur. Soit raison, soit caprice,

Rome ne l’attend point pour son impératrice.

On sait qu’elle est charmante. Et de si belles mains

Semblent vous demander l’empire des humains.

Elle a même, dit-on, le coeur d’une Romaine.

Elle a mille vertus. Mais, Seigneur, elle est reine.

Rome, par une loi, qui ne se peut changer,

N’admet avec son sang aucun sang étranger,

Et ne reconnaît point les fruits illégitimes,

Qui naissent d’un hymen contraire à ses maximes.

D’ailleurs, vous le savez, en bannissant ses rois,

Rome à ce nom si noble, et si saint autrefois,

Attacha pour jamais une haine puissante ;

Et quoique à ses Césars fidèle, obéissante,

Cette haine, Seigneur, reste de sa fierté,

Survit dans tous les coeurs après la liberté.

Jules, qui le premier la soumit à ses armes,

Qui fit taire les lois dans le bruit des alarmes,

Brûla pour Cléopâtre, et sans se déclarer,

Seule dans l’Orient la laissa soupirer.

Antoine qui l’aima jusqu’à l’idolâtrie,

Oublia dans son sein sa gloire et sa patrie,

Sans oser toutefois se nommer son époux.

Rome l’alla chercher jusques à ses genoux,

Et ne désarma point sa fureur vengeresse,

Qu’elle n’eût accablé l’amant et la maîtresse.

Depuis ce temps, Seigneur, Caligula, Néron,

Monstres, dont à regret je cite ici le nom,

Et qui ne conservant que la figure d’homme,

Foulèrent à leurs pieds toutes les lois de Rome,

Ont craint cette loi seule, et n’ont point à nos yeux

Allumé le flambeau d’un hymen odieux.

Vous m’avez commandé surtout d’être sincère.

De l’affranchi Pallas nous avons vu le frère,

Des fers de Claudius Félix encor flétri,

De deux reines, Seigneur, devenir le mari ;

Et s’il faut jusqu’au bout que je vous obéisse,

Ces deux reines étaient du sang de Bérénice.

Et vous croiriez pouvoir, sans blesser nos regards,

Faire entrer une reine au lit de nos Césars,

Tandis que l’Orient dans le lit de ses reines

Voit passer un esclave au sortir de nos chaînes ?

C’est ce que les Romains pensent de votre amour.

Et je ne réponds pas avant la fin du jour

Que le Sénat chargé des voeux de tout l’empire,

Ne vous redise ici ce que je viens de dire :

Et que Rome avec lui tombant à vos genoux,

Ne vous demande un choix digne d’elle et de vous.

Vous pouvez préparer, Seigneur, votre réponse.

TITUS

Hélas ! À quel amour on veut que je renonce !

PAULIN

Cet amour est ardent, il le faut confesser.

TITUS

Plus ardent mille fois que tu ne peux penser,

Paulin. Je me suis fait un plaisir nécessaire

De la voir chaque jour, de l’aimer, de lui plaire.

J’ai fait plus. Je n’ai rien de secret à tes yeux.

J’ai pour elle cent fois rendu grâces aux dieux,

D’avoir choisi mon père au fond de l’Idumée,

D’avoir rangé sous lui l’Orient et l’armée,

Et soulevant encor le reste des humains,

Remis Rome sanglante en ses paisibles mains.

J’ai même souhaité la place de mon père,

Moi, Paulin, qui cent fois, si le sort moins sévère

Eût voulu de sa vie étendre les liens,

Aurais donné mes jours pour prolonger les siens.

Tout cela (qu’un amant sait mal ce qu’il désire !)

Dans l’espoir d’élever Bérénice à l’empire,

De reconnaître un jour son amour et sa foi,

Et de voir à ses pieds tout le monde avec moi.

Malgré tout mon amour Paulin, et tous ses charmes,

Après mille serments appuyés de mes larmes,

Maintenant que je puis couronner tant d’attraits,

Maintenant que je l’aime encor plus que jamais,

Lorsqu’un heureux hymen joignant nos destinées

Peut payer en un jour les voeux de cinq années ;

Je vais, Paulin… Ô ciel ? puis-je le déclarer ?

PAULIN

Quoi, Seigneur ?

TITUS

Pour jamais je vais m’en séparer.

Mon coeur en ce moment ne vient pas de se rendre,

Si je t’ai fait parler, si j’ai voulu t’entendre,

Je voulais que ton zèle achevât en secret

De confondre un amour qui se tait à regret.

Bérénice a longtemps balancé la victoire.

Et si je penche enfin du côté de ma gloire,

Crois qu’il m’en a coûté, pour vaincre tant d’amour,

Des combats dont mon coeur saignera plus d’un jour.

J’aimais, je soupirais dans une paix profonde,

Un autre était chargé de l’empire du monde ;

Maître de mon destin, libre dans mes soupirs,

Je ne rendais qu’à moi compte de mes désirs.

Mais à peine le ciel eut rappelé mon père,

Dès que ma triste main eut fermé sa paupière,

De mon aimable erreur je fus désabusé,

Je sentis le fardeau qui m’était imposé.

Je connus que bientôt loin d’être à ce que j’aime,

Il fallait, cher Paulin, renoncer à moi-même,

Et que le choix des dieux, contraire à mes amours,

Livrait à l’univers le reste de mes jours.

Rome observe aujourd’hui ma conduite nouvelle.

Quelle honte pour moi ? Quel présage pour elle,

Si dès le premier pas renversant tous ses droits,

Je fondais mon bonheur sur le débris des lois ?

Résolu d’accomplir ce cruel sacrifice,

J’y voulus préparer la triste Bérénice.

Mais par où commencer ? Vingt fois depuis huit jours,

J’ai voulu devant elle en ouvrir le discours,

Et dès le premier mot ma langue embarrassée

Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée.

J’espérais que du moins mon trouble et ma douleur

Lui ferait pressentir notre commun malheur.

Mais sans me soupçonner, sensible à mes alarmes,

Elle m’offre sa main pour essuyer mes larmes,

Et ne prévoit rien moins dans cette obscurité

Que la fin d’un amour, qu’elle a trop mérité.

Enfin j’ai ce matin rappelé ma constance.

Il faut la voir, Paulin, et rompre le silence.

J’attends Antiochus, pour lui recommander

Ce dépôt précieux que je ne puis garder.

Jusque dans l’Orient je veux qu’il la remène.

Demain Rome avec lui verra partir la reine.

Elle en sera bientôt instruite par ma voix,

Et je vais lui parler pour la dernière fois.

PAULIN

Je n’attendais pas moins de cet amour de gloire

Qui partout après vous attacha la victoire.

La Judée asservie, et ses remparts fumants,

De cette noble ardeur éternels monuments,

Me répondaient assez que votre grand courage

Ne voudrait pas, Seigneur, détruire son ouvrage,

Et qu’un héros vainqueur de tant de nations

Saurait bien, tôt ou tard, vaincre ses passions.

TITUS

Ah ! Que sous de beaux noms cette gloire est cruelle !

Combien mes tristes yeux la trouveraient plus belle,

S’il ne fallait encor qu’affronter le trépas !

Que dis-je ? Cette ardeur que j’ai pour ses appas,

Bérénice en mon sein l’a jadis allumée.

Tu ne l’ignores pas, toujours la Renommée

Avec le même éclat n’a pas semé mon nom,

Ma jeunesse nourrie à la cour de Néron

S’égarait, cher Paulin, par l’exemple abusée,

Et suivait du plaisir la pente trop aisée.

Bérénice me plut. Que ne fait point un coeur

Pour plaire à ce qu’il aime, et gagner son vainqueur ?

Je prodiguai mon sang. Tout fit place à mes armes.

Je revins triomphant. Mais le sang et les larmes

Ne me suffisaient pas pour mériter ses voeux.

J’entrepris le bonheur de mille malheureux.

On vit de toutes parts mes bontés se répandre ;

Heureux ! Et plus heureux que tu ne peux comprendre

Quand je pouvais paraître à ses yeux satisfaits

Chargé de mille coeurs conquis par mes bienfaits.

Je lui dois tout, Paulin. Récompense cruelle !

Tout ce que je lui dois va retomber sur elle.

Pour prix de tant de gloire et de tant de vertus,

Je lui dirai, partez, et ne me voyez plus.

PAULIN

Hé quoi, Seigneur ! Hé quoi ! Cette magnificence

Qui va jusqu’à l’Euphrate étendre sa puissance,

Tant d’honneurs, dont l’excès a surpris le Sénat,

Vous laissent-ils encor craindre le nom d’ingrat ?

Sur cent peuples nouveaux Bérénice commande.

TITUS

Faibles amusements d’une douleur si grande !

Je connais Bérénice, et ne sais que trop bien

Que son coeur n’a jamais demandé que le mien.

Je l’aimai, je lui plus. Depuis cette journée,

(Dois-je dire funeste, hélas ! Ou fortunée ?)

Sans avoir en aimant d’objet que son amour,

Étrangère dans Rome, inconnue à la cour,

Elle passe ses jours, Paulin, sans rien prétendre

Que quelque heure à me voir, et le reste à m’attendre.

Encor si quelquefois un peu moins assidu

Je passe le moment où je suis attendu,

Je la revois bientôt de pleurs toute trempée.

Ma main à les sécher est longtemps occupée.

Enfin tout ce qu’Amour a de noeuds plus puissants,

Doux reproches, transports sans cesse renaissants,

Soin de plaire sans art, crainte toujours nouvelle,

Beauté, gloire, vertu, je trouve tout en elle.

Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,

Et crois toujours la voir pour la première fois.

N’y songeons plus. Allons, cher Paulin, plus j’y pense,

Plus je sens chanceler ma cruelle constance.

Quelle nouvelle, ô ciel ! Je lui vais annoncer !

Encore un coup, allons, il n’y faut plus penser.

Je connais mon devoir, c’est à moi de le suivre.

Je n’examine point si j’y pourrai survivre.

SCÈNE III

Titus, Paulin, Rutile.

RUTILE

Bérénice, Seigneur, demande à vous parler.

TITUS

Ah Paulin !

PAULIN

Quoi ! Déjà vous semblez reculer !

De vos nobles projets, Seigneur, qu’il vous souvienne,

Voici le temps.

TITUS

Hé bien, voyons-la. Qu’elle vienne.

SCÈNE IV

Bérénice, Titus, Paulin, Phénice.

BÉRÉNICE

Ne vous offensez pas, si mon zèle indiscret

De votre solitude interrompt le secret.

Tandis qu’autour de moi votre cour assemblée

Retentit des bienfaits dont vous m’avez comblée,

Est-il juste, Seigneur, que seule en ce moment

Je demeure sans voix et sans ressentiment ?

Mais, Seigneur, (car je sais que cet ami sincère

Du secret de nos coeurs connaît tout le mystère)

Votre deuil est fini, rien n’arrête vos pas,

Vous êtes seul enfin, et ne me cherchez pas.

J’entends que vous m’offrez un nouveau diadème,

Et ne puis cependant vous entendre vous-même.

Hélas ! Plus de repos, Seigneur, et moins d’éclat.

Votre amour ne peut-il paraître qu’au Sénat ?

Ah Titus ! Car enfin l’amour fuit la contrainte

De tous ces noms, que suit le respect et la crainte,

De quel soin votre amour va-t-il s’importuner ?

N’a-t-il que des États qu’il me puisse donner ?

Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche ?

Un soupir, un regard, un mot de votre bouche,

Voilà l’ambition d’un coeur comme le mien.

Voyez-moi plus souvent et ne me donnez rien.

Tous vos moments sont-ils dévoués à l’empire ?

Ce coeur après huit jours n’a-t-il rien à me dire ?

Qu’un mot va rassurer mes timides esprits !

Mais parliez-vous de moi, quand je vous ai surpris ?

Dans vos secrets discours étais-je intéressée,

Seigneur ? Étais-je au moins présente à la pensée ?

TITUS

N’en doutez point, Madame, et j’atteste les dieux

Que toujours Bérénice est présente à mes yeux.

L’absence, ni le temps, je vous le jure encore,

Ne vous peuvent ravir ce coeur qui vous adore.

BÉRÉNICE

Hé quoi ! Vous me jurez une éternelle ardeur,

Et vous me la jurez avec cette froideur ?

Pourquoi même du ciel attester la puissance ?

Faut-il par des serments vaincre ma défiance ?

Mon coeur ne prétend point, Seigneur, vous démentir,

Et je vous en croirai sur un simple soupir.

TITUS

Madame…

BÉRÉNICE

Hé bien, Seigneur ? Mais quoi, sans me répondre

Vous détournez les yeux, et semblez vous confondre !

Ne m’offrirez-vous plus qu’un visage interdit ?

Toujours la mort d’un père occupe votre esprit ?

Rien ne peut-il charmer l’ennui qui vous dévore ?

TITUS

Plût au ciel que mon père, hélas, vécût encore !

Que je vivais heureux !

BÉRÉNICE

Seigneur, tous ces regrets

De votre piété sont de justes effets :

Mais vos pleurs ont assez honoré sa mémoire,

Vous devez d’autres soins à Rome, à votre gloire :

De mon propre intérêt je n’ose vous parler.

Bérénice autrefois pouvait vous consoler.

Avec plus de plaisir vous m’avez écoutée.

De combien de malheurs pour vous persécutée

Vous ai-je pour un mot sacrifié mes pleurs ?

Vous regrettez un père. Hélas, faibles douleurs !

Et moi (ce souvenir me fait frémir encore)

On voulait m’arracher de tout ce que j’adore,

Moi, dont vous connaissez le trouble et le tourment,

Quand vous ne me quittez que pour quelque moment,

Moi, qui mourrais le jour qu’on voudrait m’interdire

De vous…

TITUS

Madame, hélas ! Que me venez-vous dire ?

Quel temps choisissez-vous ? Ah de grâce ! Arrêtez.

C’est trop pour un ingrat prodiguer vos bontés.

BÉRÉNICE

Pour un ingrat, Seigneur ! Et le pouvez-vous être ?

Ainsi donc mes bontés vous fatiguent peut-être ?

TITUS

Non, Madame. Jamais, puisqu’il faut vous parler,

Mon coeur de plus de feux ne se sentit brûler.

Mais…

BÉRÉNICE

Achevez.

TITUS

Hélas !

BÉRÉNICE

Parlez.

TITUS

Rome… L’empire.

BÉRÉNICE

Hé bien ?

TITUS

Sortons, Paulin, je ne lui puis rien dire.

SCÈNE V

Bérénice, Phénice.

BÉRÉNICE

Quoi me quitter sitôt, et ne me dire rien ?

Chère Phénice, hélas ! Quel funeste entretien !

Qu’ai-je fait ? Que veut-il ? Et que dit ce silence ?

PHÉNICE

Comme vous je me perds d’autant plus que j’y pense.

Mais ne s’offre-t-il rien à votre souvenir

Qui contre vous, Madame, ait pu le prévenir ?

Voyez, examinez.

BÉRÉNICE

Hélas, tu peux m’en croire,

Plus je veux du passé rappeler la mémoire,

Du jour que je le vis, jusqu’à ce triste jour,

Plus je vois qu’on me peut reprocher trop d’amour.

Mais tu nous entendais. Il ne faut rien me taire.

Parle. N’ai-je rien dit qui lui puisse déplaire ?

Que sais-je ? J’ai peut-être avec trop de chaleur

Rabaissé ses présents, ou blâmé sa douleur.

N’est-ce point que de Rome il redoute la haine ?

Il craint peut-être, il craint d’épouser une reine.

Hélas ! S’il était vrai… Mais non, il a cent fois

Rassuré mon amour contre leurs dures lois.

Cent fois… Ah ! Qu’il m’explique un silence si rude.

Je ne respire pas dans cette incertitude.

Moi, je vivrais, Phénice, et je pourrais penser

Qu’il me néglige, ou bien que j’ai pu l’offenser ?

Retournons sur ses pas. Mais quand je m’examine,

Je crois de ce désordre entrevoir l’origine,

Phénice, il aura su tout ce qui s’est passé.

L’amour d’Antiochus l’a peut-être offensé.

Il attend, m’a-t-on dit, le roi de Comagène.

Ne cherchons point ailleurs le sujet de ma peine.

Sans doute ce chagrin qui vient de m’alarmer,

N’est qu’un léger soupçon facile à désarmer.

Je ne te vante point cette faible victoire,

Titus. Ah, plût au ciel, que sans blesser ta gloire,

Un rival plus puissant voulût tenter ma foi,

Et pût mettre à mes pieds plus d’empires que toi,

Que de sceptres sans nombre il pût payer ma flamme,

Que ton amour n’eût rien à donner que ton âme ;

C’est alors, cher Titus, qu’aimé, victorieux,

Tu verrais de quel prix ton coeur est à mes yeux.

Allons, Phénice, un mot pourra le satisfaire.

Rassurons-nous, mon coeur, je puis encor lui plaire.

Je me comptais trop tôt au rang des malheureux.

Si Titus est jaloux, Titus est amoureux.

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE

Titus, Antiochus, Arsace.

TITUS

Quoi, prince ! Vous partiez ? Quelle raison subite

Presse votre départ, ou plutôt votre fuite ?

Vouliez-vous me cacher jusques à vos adieux ?

Est-ce comme ennemi que vous quittez ces lieux ?

Que diront avec moi, la cour, Rome, l’empire ?

Mais comme votre ami que ne puis-je point dire ?

De quoi m’accusez-vous ? Vous avais-je sans choix

Confondu jusqu’ici dans la foule des rois ?

Mon coeur vous fut ouvert tant qu’a vécu mon père.

C’était le seul présent que je pouvais vous faire.

Et lorsqu’avec mon coeur ma main peut s’épancher,

Vous fuyez mes bienfaits tout prêts à vous chercher ?

Pensez-vous qu’oubliant ma fortune passée

Sur ma seule grandeur j’arrête ma pensée ?

Et que tous mes amis s’y présentent de loin

Comme autant d’inconnus, dont je n’ai plus besoin ?

Vous-même, à mes regards qui vouliez vous soustraire,

Prince, plus que jamais vous m’êtes nécessaire.

ANTIOCHUS

Moi, Seigneur ?

TITUS

Vous.

ANTIOCHUS

Hélas ! D’un prince malheureux,

Que pouvez-vous, Seigneur, attendre que des voeux ?

TITUS

Je n’ai pas oublié, Prince, que ma victoire

Devait à vos exploits la moitié de sa gloire,

Que Rome vit passer au nombre des vaincus

Plus d’un captif, chargé des fers d’Antiochus,

Que dans le Capitole elle voit attachées

Les dépouilles des Juifs par vos mains arrachées,

Je n’attends pas de vous de ces sanglants exploits,

Et je veux seulement emprunter votre voix.

Je sais que Bérénice à vos soins redevable

Croit posséder en vous un ami véritable.

Elle ne voit dans Rome et n’écoute que vous.

Vous ne faites qu’un coeur et qu’une âme avec nous,

Au nom d’une amitié si constante, et si belle,

Employez le pouvoir que vous avez sur elle.

Voyez-la de ma part.

ANTIOCHUS

Moi, paraître à ses yeux ?

La reine pour jamais a reçu mes adieux.

TITUS

Prince, il faut que pour moi vous lui parliez encore.

ANTIOCHUS

Ah ! Parlez-lui, Seigneur, la reine vous adore.

Pourquoi vous dérober vous-même en ce moment

Le plaisir de lui faire un aveu si charmant ?

Elle l’attend, Seigneur, avec impatience.

Je réponds en partant de son obéissance,

Et même elle m’a dit que prêt à l’épouser,

Vous ne la verrez plus que pour l’y disposer.

TITUS

Ah ! Qu’un aveu si doux aurait lieu de me plaire !

Que je serais heureux, si j’avais à le faire !

Mes transports aujourd’hui s’attendaient d’éclater.

Cependant aujourd’hui, Prince il faut la quitter.

ANTIOCHUS

La quitter ! Vous, Seigneur ?

TITUS

Telle est ma destinée,

Pour elle, et pour Titus, il n’est plus d’hyménée.

D’un espoir si charmant je me flattais en vain.

Prince, il faut avec vous qu’elle parte demain.

ANTIOCHUS

Qu’entends-je ? Ô ciel !

TITUS

Plaignez ma grandeur importune.

Maître de l’univers je règle sa fortune.

Je puis faire les rois, je puis les déposer.

Cependant de mon coeur je ne puis disposer.

Rome contre les rois de tout temps soulevée,

Dédaigne une beauté dans la pourpre élevée,

L’éclat du diadème, et cent rois pour aïeux

Déshonorent ma flamme, et blessent tous les yeux.

Mon coeur libre d’ailleurs sans craindre les murmures,

Peut brûler à son choix dans des flammes obscures,

Et Rome avec plaisir recevrait de ma main,

La moins digne beauté, qu’elle cache en son sein.

Jules céda lui-même au torrent qui m’entraîne.

Si le peuple demain ne voit partir la reine,

Demain elle entendra ce peuple furieux

Me venir demander son départ à ses yeux.

Sauvons de cet affront mon nom, et sa mémoire.

Et puisqu’il faut céder, cédons à notre gloire.

Ma bouche, et mes regards muets depuis huit jours,

L’auront pu préparer à ce triste discours.

Et même en ce moment, inquiète, empressée,

Elle veut qu’à ses yeux j’explique ma pensée.

D’un amant interdit soulagez le tourment.

Épargnez à mon coeur cet éclaircissement.

Allez, expliquez-lui mon trouble et mon silence,

Surtout qu’elle me laisse éviter sa présence.

Soyez le seul témoin de ses pleurs et des miens

Portez-lui mes adieux, et recevez les siens.

Fuyons tous deux, fuyons un spectacle funeste

Qui de notre constance accablerait le reste.

Si l’espoir de régner et de vivre en mon coeur,

Peut de son infortune adoucir la rigueur,

Ah Prince ! Jurez-lui que toujours trop fidèle,

Gémissant dans ma cour, et plus exilé qu’elle,

Portant jusqu’au tombeau le nom de son amant,

Mon règne ne sera qu’un long bannissement,

Si le ciel non content de me l’avoir ravie

Veut encor m’affliger par une longue vie.

Vous, que l’amitié seule attache sur ses pas,

Prince, dans son malheur ne l’abandonnez pas.

Que l’Orient vous voie arriver à sa suite ;

Que ce soit un triomphe, et non pas une fuite ;

Qu’une amitié si belle ait d’éternels liens ;

Que mon nom soit toujours dans tous vos entretiens.

Pour rendre vos États plus voisins l’un de l’autre,

L’Euphrate bornera son empire et le vôtre.

Je sais que le Sénat tout plein de votre nom,

D’une commune voix confirmera ce don.

Je joins la Cilicie à votre Comagène.

Adieu ne quittez point ma princesse, ma reine !

Tout ce qui de mon coeur fut l’unique désir,

Tout ce que j’aimerai jusqu’au dernier soupir.

SCÈNE II

Antiochus, Arsace.

ARSACE

Ainsi le ciel s’apprête à vous rendre justice.

Vous partirez Seigneur, mais avec Bérénice.

Loin de vous la ravir on va vous la livrer.

ANTIOCHUS

Arsace, laisse-moi le temps de respirer.

Ce changement est grand, ma surprise est extrême !

Titus entre mes mains remet tout ce qu’il aime !

Dois-je croire, grands dieux ! Ce que je viens d’ouïr ?

Et quand je le croirais, dois-je m’en réjouir ?

ARSACE

Mais moi-même, Seigneur, que faut-il que je croie ?

Quel obstacle nouveau s’oppose à votre joie ?

Me trompiez-vous tantôt au sortir de ces lieux,

Lorsque encor tout ému de vos derniers adieux,

Tremblant d’avoir osé s’expliquer devant elle,

Votre coeur me contait son audace nouvelle ?

Vous fuyez un hymen qui vous faisait trembler.

Cet hymen est rompu. Quel soin peut vous troubler ?

Suivez les doux transports où l’amour vous invite.

ANTIOCHUS

Arsace, je me vois chargé de sa conduite.

Je jouirai longtemps de ses chers entretiens,

Ses yeux même pourront s’accoutumer aux miens.

Et peut-être son coeur fera la différence

Des froideurs de Titus à ma persévérance.

Titus m’accable ici du poids de sa grandeur.

Tout disparaît dans Rome auprès de sa splendeur.

Mais quoique l’Orient soit plein de sa mémoire,

Bérénice y verra des traces de ma gloire.

ARSACE

N’en doutez point, Seigneur, tout succède à vos voeux.

ANTIOCHUS

Ah ! Que nous nous plaisons à nous tromper tous deux !

ARSACE

Et pourquoi nous tromper ?

ANTIOCHUS

Quoi ! Je lui pourrais plaire !

Bérénice à mes voeux ne serait plus contraire ?

Bérénice d’un mot flatterait mes douleurs ?

Penses-tu seulement que parmi ses malheurs,

Quand l’univers entier négligerait ses charmes,

L’ingrate me permît de lui donner des larmes.

Ou qu’elle s’abaissât jusques à recevoir

Des soins, qu’à mon amour elle croirait devoir ?

ARSACE

Et qui peut mieux que vous consoler sa disgrâce ?

Sa fortune, Seigneur, va prendre une autre face.

Titus la quitte.

ANTIOCHUS

Hélas ! De ce grand changement

Il ne me reviendra que le nouveau tourment

D’apprendre par ses pleurs à quel point elle l’aime.

Je la verrai gémir, je la plaindrai moi-même.

Pour fruit de tant d’amour j’aurai le triste emploi

De recueillir des pleurs qui ne sont pas pour moi.

ARSACE

Quoi ! Ne vous plairez-vous qu’à vous gêner sans cesse ?

Jamais dans un grand coeur vit-on plus de faiblesse ?

Ouvrez les yeux, Seigneur, et songeons entre nous

Par combien de raisons Bérénice est à vous.

Puisque aujourd’hui Titus ne prétend plus lui plaire,

Songez que votre hymen lui devient nécessaire.

ANTIOCHUS

Nécessaire !

ARSACE

À ses pleurs accordez quelques jours,

De ses premiers sanglots laissez passer le cours.

Tout parlera pour vous, le dépit, la vengeance,

L’absence de Titus, le temps, votre présence,

Trois sceptres, que son bras ne peut seul soutenir,

Vos deux États voisins, qui cherchent à s’unir.

L’intérêt, la raison, l’amitié, tout vous lie.

ANTIOCHUS

Oui, je respire, Arsace, et tu me rends la vie.

J’accepte avec plaisir un présage si doux.

Que tardons-nous ? Faisons ce qu’on attend de nous,

Entrons chez Bérénice ; et puisqu’on nous l’ordonne,

Allons lui déclarer que Titus l’abandonne.

Mais plutôt demeurons. Que faisais-je ? Est-ce à moi,

Arsace, à me charger de ce cruel emploi ?

Soit vertu, soit amour, mon coeur s’en effarouche.

L’aimable Bérénice entendrait de ma bouche,

Qu’on l’abandonne ! Ah Reine ! Et qui l’aurait pensé,

Que ce mot dût jamais vous être prononcé ?

ARSACE

La haine sur Titus tombera toute entière.

Seigneur, si vous parlez, ce n’est qu’à sa prière.

ANTIOCHUS

Non, ne la voyons point. Respectons sa douleur.

Assez d’autres viendront lui conter son malheur.

Et ne la crois-tu pas assez infortunée

D’apprendre à quel mépris Titus l’a condamnée,

Sans lui donner encor le déplaisir fatal

D’apprendre ce mépris par son propre rival ?

Encore un coup fuyons. Et par cette nouvelle

N’allons point nous charger d’une haine immortelle.

ARSACE

Ah ! La voici, Seigneur, prenez votre parti.

ANTIOCHUS

Ô ciel !

SCÈNE III

Bérénice, Antiochus, Arsace, Phénice.

BÉRÉNICE

Hé quoi, Seigneur vous n’êtes point parti ?

ANTIOCHUS

Madame, je vois bien que vous êtes déçue,

Et que c’était César que cherchait votre vue.

Mais n’accusez que lui, si malgré mes adieux.

De ma présence encor j’importune vos yeux.

Peut-être en ce moment je serais dans Ostie,

S’il ne m’eût de sa cour défendu la sortie.

BÉRÉNICE

Il vous cherche vous seul. Il nous évite tous.

ANTIOCHUS

Il ne m’a retenu que pour parler de vous.

BÉRÉNICE

De moi, Prince!

ANTIOCHUS

Oui, Madame.

BÉRÉNICE

Et qu’a-t-il pu vous dire ?

ANTIOCHUS

Mille autres, mieux que moi, pourront vous en instruire.

BÉRÉNICE

Quoi, Seigneur…

ANTIOCHUS

Suspendez votre ressentiment.

D’autres loin de se taire en ce même moment,

Triompheraient peut-être, et pleins de confiance

Céderaient avec joie à votre impatience.

Mais moi, toujours tremblant, moi, vous le savez bien,

À qui votre repos est plus cher que le mien,

Pour ne le point troubler, j’aime mieux vous déplaire,

Et crains votre douleur plus que votre colère.

Avant la fin du jour vous me justifierez.

Adieu, Madame.

BÉRÉNICE

Ô ciel ! Quel discours ! Demeurez.

Prince, c’est trop cacher mon trouble à votre vue.

Vous voyez devant vous une reine éperdue,

Qui la mort dans le sein, vous demande deux mots.

Vous craignez, dites-vous, de troubler mon repos.

Et vos refus cruels, loin d’épargner ma peine,

Excitent ma douleur, ma colère, ma haine.

Seigneur, si mon repos vous est si précieux,

Si moi-même jamais je fus chère à vos yeux,

Éclaircissez le trouble où vous voyez mon âme.

Que vous a dit Titus ?

ANTIOCHUS

Au nom des dieux, Madame…

BÉRÉNICE

Quoi ! Vous craignez si peu de me désobéir ?

ANTIOCHUS

Je n’ai qu’à vous parler, pour me faire haïr.

BÉRÉNICE

Je veux que vous parliez.

ANTIOCHUS

Dieux ! Quelle violence !

Madame, encore un coup, vous louerez mon silence.

BÉRÉNICE

Prince, dès ce moment contentez mes souhaits,

Ou soyez de ma haine assuré pour jamais.

ANTIOCHUS

Madame, après cela je ne puis plus me taire.

Hé bien, vous le voulez, il faut vous satisfaire.

Mais ne vous flattez point. Je vais vous annoncer

Peut-être des malheurs, où vous n’osez penser.

Je connais votre coeur. Vous devez vous attendre

Que je le vais frapper par l’endroit le plus tendre.

Titus m’a commandé…

BÉRÉNICE

Quoi ?

ANTIOCHUS

De vous déclarer

Qu’à jamais l’un de l’autre il faut vous séparer.

BÉRÉNICE

Nous séparer ? Qui ? Moi ? Titus de Bérénice !

ANTIOCHUS

Il faut que devant vous je lui rende justice.

Tout ce que dans un coeur sensible et généreux

L’amour au désespoir peut rassembler d’affreux,

Je l’ai vu dans le sien. Il pleure ; il vous adore.

Mais enfin que lui sert de vous aimer encore ?

Une reine est suspecte à l’empire romain.

Il faut vous séparer, et vous partez demain.

BÉRÉNICE

Nous séparer ! Hélas, Phénice !

PHÉNICE

Hé bien, Madame ?

Il faut ici montrer la grandeur de votre âme.

Ce coup sans doute est rude, il doit vous étonner.

BÉRÉNICE

Après tant de serments Titus m’abandonner !

Titus qui me jurait… Non, je ne le puis croire,

Il ne me quitte point, il y va de sa gloire.

Contre son innocence on veut me prévenir.

Ce piège n’est tendu que pour nous désunir.

Titus m’aime. Titus ne veut point que je meure.

Allons le voir. Je veux lui parler tout à l’heure.

Allons.

ANTIOCHUS

Quoi ? Vous pourriez ici me regarder…

BÉRÉNICE

Vous le souhaitez trop pour me persuader.

Non, je ne vous crois point. Mais quoi qu’il en puisse être,

Pour jamais à mes yeux gardez-vous de paraître.

À Phénice.

Ne m’abandonne pas dans l’état où je suis,

Hélas ! Pour me tromper je fais ce que je puis.

SCÈNE IV

Antiochus, Arsace.

ANTIOCHUS

Ne me trompé-je point ? L’ai-je bien entendue ?

Que je me garde, moi, de paraître à sa vue ?

Je m’en garderai bien. Et ne partais-je pas,

Si Titus malgré moi n’eût arrêté mes pas ?

Sans doute, il faut partir. Continuons, Arsace.

Elle croit m’affliger. Sa haine me fait grâce.

Tu me voyais tantôt inquiet, égaré.

Je partais amoureux, jaloux, désespéré.

Et maintenant, Arsace, après cette défense

Je partirai peut-être avec indifférence.

ARSACE

Moins que jamais, Seigneur, il faut vous éloigner.

ANTIOCHUS

Moi, je demeurerai pour me voir dédaigner ?

Des froideurs de Titus je serai responsable ?

Je me verrai puni parce qu’il est coupable ?

Avec quelle injustice, et quelle indignité

Elle doute à mes yeux de ma sincérité ?

Titus l’aime, dit-elle, et moi je l’ai trahie.

L’ingrate ! M’accuser de cette perfidie ?

Et dans quel temps encor ! Dans le moment fatal

Que j’étale à ses yeux les pleurs de mon rival,

Que pour la consoler je le faisais paraître

Amoureux et constant, plus qu’il ne l’est peut-être.

ARSACE

Et de quel soin, Seigneur, vous allez-vous troubler ?

Laissez à ce torrent le temps de s’écouler.

Dans huit jours, dans un mois, n’importe, il faut qu’il passe.

Demeurez seulement.

ANTIOCHUS

Non, je la quitte, Arsace.

Je sens qu’à sa douleur je pourrais compatir,

Ma gloire, mon repos, tout m’excite à partir.

Allons. Et de si loin évitons la cruelle,

Que de longtemps, Arsace, on ne nous parle d’elle.

Toutefois il nous reste encore assez de jour.

Je vais dans mon palais attendre ton retour.

Va voir si la douleur ne l’a point trop saisie.

Cours. Et partons du moins assurés de sa vie.

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE

BÉRÉNICE, seule.

Phénice ne vient point ? Moments trop rigoureux,

Que vous paraissez lents à mes rapides voeux !

Je m’agite, je cours, languissante, abattue,

La force m’abandonne, et le repos me tue.

Phénice ne vient point ? Ah que cette longueur

D’un présage funeste épouvante mon coeur !

Phénice n’aura point de réponse à me rendre.

Titus, l’ingrat Titus n’a point voulu l’entendre.

Il fuit, il se dérobe à ma juste fureur.

SCÈNE II

Bérénice, Phénice.

BÉRÉNICE

Chère Phénice, hé bien ! As-tu vu l’empereur ?

Qu’a-t-il dit ? Viendra-t-il ?

PHÉNICE

Oui, je l’ai vu, Madame,

Et j’ai peint à ses yeux le trouble de votre âme.

J’ai vu couler des pleurs qu’il voulait retenir.

BÉRÉNICE

Vient-il ?

PHÉNICE

N’en doutez point, Madame, il va venir.

Mais voulez-vous paraître en ce désordre extrême ?

Remettez-vous, Madame, et rentrez en vous-même.

Laissez-moi relever ces voiles détachés,

Et ces cheveux épars dont vos yeux sont cachés.

Souffrez que de vos pleurs je répare l’outrage.

BÉRÉNICE

Laisse, laisse, Phénice, il verra son ouvrage.

Et que m’importe, hélas ! De ces vains ornements ?

Si ma foi, si mes pleurs, si mes gémissements ;

Mais que dis-je, mes pleurs ? si ma perte certaine,

Si ma mort toute prête enfin ne le ramène,

Dis-moi, que produiront tes secours superflus,

Et tout ce faible éclat qui ne le touche plus ?

PHÉNICE

Pourquoi lui faites-vous cet injuste reproche ?

J’entends du bruit, Madame, et l’empereur s’approche,

Venez, fuyez la foule, et rentrons promptement.

Vous l’entretiendrez seul dans votre appartement.

SCÈNE III

Titus, Paulin, Suite.

TITUS

De la reine, Paulin, flattez l’inquiétude.

Je vais la voir. Je veux un peu de solitude.

Que l’on me laisse.

PAULIN

Ô ciel ! Que je crains ce combat !

Grands dieux, sauvez sa gloire, et l’honneur de l’État.

Voyons la reine.

SCÈNE IV

TITUS, seul.

Hé bien, Titus, que viens-tu faire ?

Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?

Tes adieux sont-ils prêts ? T’es-tu bien consulté ?

Ton coeur te promet-il assez de cruauté ?

Car enfin au combat, qui pour toi se prépare,

C’est peu d’être constant, il faut être barbare.

Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur,

Sait si bien découvrir les chemins de mon coeur ?

Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,

Attachés sur les miens, m’accabler de leurs larmes,

Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?

Pourrai-je dire enfin : je ne veux plus vous voir ?

Je viens percer un coeur que j’adore, qui m’aime.

Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? Moi-même.

Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?

L’entendons-nous crier autour de ce palais ?

Vois-je l’État penchant au bord du précipice ?

Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?

Tout se tait, et moi seul trop prompt à me troubler,

J’avance des malheurs que je puis reculer.

Et qui sait si sensible aux vertus de la reine,

Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?

Rome peut par son choix justifier le mien.

Non, non, encore un coup ne précipitons rien.

Que Rome avec ses lois mette dans la balance

Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance,

Rome sera pour nous. Titus, ouvre les yeux.

Quel air respires-tu ? N’es-tu pas dans ces lieux

Où la haine des rois avec le lait sucée,

Par crainte, ou par amour, ne peut être effacée ?

Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.

N’as-tu pas en naissant entendu cette voix ?

Et n’as-tu pas encore ouï la renommée

T’annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?

Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,

Ce que Rome en jugeait, ne l’entendis-tu pas !

Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?

Ah lâche ! Fais l’amour, et renonce à l’empire.

Au bout de l’univers va, cours te confiner,

Et fais place à des coeurs plus dignes de régner.

Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire

Qui devaient dans les coeurs consacrer ma mémoire ?

Depuis huit jours je règne. Et jusques à ce jour

Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour.

D’un temps si précieux quel compte puis-je rendre ?

Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?

Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits

Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?

L’univers a-t-il vu changer ses destinées ?

Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?

Et de ce peu de jours si longtemps attendus,

Ah malheureux ! Combien j’en ai déjà perdus !

Ne tardons plus. Faisons ce que l’honneur exige.

Rompons le seul lien…

SCÈNE V

Bérénice, Titus.

BÉRÉNICE, en sortant.

Non, laissez-moi, vous dis-je.

En vain tous vos conseils me retiennent ici.

Il faut que je le voie. Ah Seigneur ! Vous voici.

Hé bien, il est donc vrai que Titus m’abandonne ?

Il faut nous séparer. Et c’est lui qui l’ordonne.

TITUS

N’accablez point, Madame, un prince malheureux ;

Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.

Un trouble assez cruel m’agite et me dévore,

Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.

Rappelez bien plutôt ce coeur, qui tant de fois

M’a fait de mon devoir reconnaître la voix.

Il en est temps. Forcez votre amour à se taire,

Et d’un oeil que la gloire et la raison éclaire,

Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.

Vous-même contre vous fortifiez mon coeur.

Aidez-moi, s’il se peut, à vaincre sa faiblesse,

À retenir des pleurs qui m’échappent sans cesse.

Ou si nous ne pouvons commander à nos pleurs,

Que la gloire du moins soutienne nos douleurs,

Et que tout l’univers reconnaisse sans peine

Les pleurs d’un empereur, et les pleurs d’une reine.

Car enfin, ma Princesse, il faut nous séparer.

BÉRÉNICE

Ah cruel ! Est-il temps de me le déclarer ?

Qu’avez-vous fait ? Hélas ! Je me suis crue aimée.

Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée

Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois,

Quand je vous l’avouai pour la première fois ?

À quel excès d’amour m’avez-vous amenée ?

Que ne me disiez-vous : Princesse infortunée,

Où vas-tu t’engager, et quel est ton espoir ?

Ne donne point un coeur, qu’on ne peut recevoir.

Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre

Quand de vos seules mains ce coeur voudrait dépendre ?

Tout l’empire a vingt fois conspiré contre nous.

Il était temps encor. Que ne me quittiez-vous ?

Mille raisons alors consolaient ma misère.

Je pouvais de ma mort accuser votre père,

Le peuple, le Sénat, tout l’empire romain,

Tout l’univers plutôt qu’une si chère main.

Leur haine dès longtemps contre moi déclarée,

M’avait à mon malheur dès longtemps préparée.

Je n’aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel

Dans le temps que j’espère un bonheur immortel,

Quand votre heureux amour peut tout ce qu’il désire,

Lorsque Rome se tait, quand votre père expire,

Lorsque tout l’univers fléchit à vos genoux,

Enfin quand je n’ai plus à redouter que vous.

TITUS

Et c’est moi seul aussi qui pouvais me détruire.

Je pouvais vivre alors, et me laisser séduire.

Mon coeur se gardait bien d’aller dans l’avenir

Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.

Je voulais qu’à mes voeux rien ne fût invincible,

Je n’examinais rien, j’espérais l’impossible.

Que sais-je ? J’espérais de mourir à vos yeux

Avant que d’en venir à ces cruels adieux.

Les obstacles semblaient renouveler ma flamme.

Tout l’empire parlait. Mais la gloire, Madame,

Ne s’était point encor fait entendre à mon coeur

Du ton dont elle parle au coeur d’un empereur.

Je sais tous les tourments où ce dessein me livre.

Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre,

Que mon coeur de moi-même est prêt à s’éloigner.

Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner.

BÉRÉNICE

Hé bien régnez, cruel, contentez votre gloire.

Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire,

Que cette même bouche, après mille serments

D’un amour, qui devait unir tous nos moments,

Cette bouche à mes yeux s’avouant infidèle,

M’ordonnât elle-même une absence éternelle.

Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu.

Je n’écoute plus rien, et pour jamais adieu.

Pour jamais ! Ah Seigneur, songez-vous en vous-même

Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?

Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,

Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?

Que le jour recommence et que le jour finisse,

Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,

Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?

Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !

L’ingrat de mon départ consolé par avance,

Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?

Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.

TITUS

Je n’aurai pas Madame, à compter tant de jours.

J’espère que bientôt la triste Renommée

Vous fera confesser que vous étiez aimée.

Vous verrez que Titus n’a pu sans expirer…

BÉRÉNICE

Ah Seigneur ! S’il est vrai, pourquoi nous séparer ?

Je ne vous parle point d’un heureux hyménée :

Rome à ne vous plus voir m’a-t-elle condamnée ?

Pourquoi m’enviez-vous l’air que vous respirez ?

TITUS

Hélas ! Vous pouvez tout, Madame. Demeurez,

Je n’y résiste point. Mais je sens ma faiblesse.

Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse,

Et sans cesse veiller à retenir mes pas,

Que vers vous à toute heure entraînent vos appas.

Que dis-je ? En ce moment mon coeur hors de lui-même

S’oublie, et se souvient seulement qu’il vous aime.

BÉRÉNICE

Hé bien, Seigneur, hé bien, qu’en peut-il arriver ?

Voyez-vous les Romains prêts à se soulever ?

TITUS

Et qui sait de quel oeil ils prendront cette injure ?

S’ils parlent, si les cris succèdent au murmure,

Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ?

S’ils se taisent, Madame, et me vendent leurs lois,

À quoi m’exposez-vous ? Par quelle complaisance

Faudra-t-il quelque jour payer leur patience !

Que n’oseront-ils point alors me demander ?

Maintiendrai-je des lois, que je ne puis garder ?

BÉRÉNICE

Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice.

TITUS

Je les compte pour rien ! Ah ciel, quelle injustice !

BÉRÉNICE

Quoi, pour d’injustes lois que vous pouvez changer,

En d’éternels chagrins vous-même vous plonger ?

Rome a ses droits, Seigneur. N’avez-vous pas les vôtres ?

Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ?

Dites, parlez.

TITUS

Hélas ! Que vous me déchirez !

BÉRÉNICE

Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez ?

TITUS

Oui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire,

Je frémis. Mais enfin quand j’acceptai l’empire,

Rome me fit jurer de maintenir ses droits ;

Il les faut maintenir. Déjà plus d’une fois

Rome a de mes pareils exercé la constance.

Ah ! Si vous remontiez jusques à sa naissance,

Vous les verriez toujours à ses ordres soumis.

L’un jaloux de sa foi va chez les ennemis

Chercher avec la mort la peine toute prête.

D’un fils victorieux l’autre proscrit la tête.

L’autre avec des yeux secs, et presque indifférents,

Voit mourir ses deux fils par son ordre expirants.

Malheureux ! Mais toujours la patrie et la gloire

Ont parmi les Romains remporté la victoire.

Je sais qu’en vous quittant le malheureux Titus

Passe l’austérité de toutes leurs vertus ;

Qu’elle n’approche point de cet effort insigne.

Mais, Madame, après tout, me croyez-vous indigne

De laisser un exemple à la postérité,

Qui sans de grands efforts ne puisse être imité ?

BÉRÉNICE

Non, je crois tout facile à votre barbarie.

Je vous crois digne, ingrat, de m’arracher la vie.

De tous vos sentiments mon coeur est éclairci.

Je ne vous parle plus de me laisser ici.

Qui moi ? J’aurais voulu honteuse, et méprisée,

D’un peuple qui me hait soutenir la risée ?

J’ai voulu vous pousser jusques à ce refus

C’en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus.

N’attendez pas ici que j’éclate en injures,

Que j’atteste le ciel ennemi des parjures.

Non, si le ciel encore est touché de mes pleurs,

Je le prie en mourant d’oublier mes douleurs.

Si je forme des voeux contre votre injustice,

Si devant que mourir la triste Bérénice

Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur,

Je ne le cherche, ingrat, qu’au fond de votre coeur.

Je sais que tant d’amour n’en peut être effacée,

Que ma douleur présente, et ma bonté passée,

Mon sang, qu’en ce palais je veux même verser,

Sont autant d’ennemis que je vais vous laisser.

Et sans me repentir de ma persévérance,

Je me remets sur eux de toute ma vengeance.

Adieu.

SCÈNE VI

Titus, Paulin.

PAULIN

Dans quel dessein vient-elle de sortir,

Seigneur ? Est-elle enfin disposée à partir ?

TITUS

Paulin, je suis perdu, je n’y pourrai survivre.

La reine veut mourir. Allons, il faut la suivre.

Courons à son secours.

PAULIN

Hé quoi ? N’avez-vous pas

Ordonné dès tantôt qu’on observe ses pas ?

Ses femmes à toute heure autour d’elle empressées

Sauront la détourner de ces tristes pensées.

Non, non, ne craignez rien. Voilà les plus grands coups,

Seigneur, continuez, la victoire est à vous.

Je sais que sans pitié vous n’avez pu l’entendre ;

Moi-même en la voyant je n’ai pu m’en défendre.

Mais regardez plus loin. Songez en ce malheur

Quelle gloire va suivre un moment de douleur,

Quels applaudissements l’univers vous prépare,

Quel rang dans l’avenir.

TITUS

Non, je suis un barbare.

Moi-même je me hais. Néron tant détesté

N’a point à cet excès poussé sa cruauté.

Je ne souffrirai point que Bérénice expire.

Allons, Rome en dira ce qu’elle en voudra dire.

PAULIN

Quoi ! Seigneur ?

TITUS

Je ne sais, Paulin, ce que je dis.

L’excès de la douleur accable mes esprits.

PAULIN

Ne troublez point le cours de votre renommée.

Déjà de vos adieux la nouvelle est semée.

Rome qui gémissait, triomphe avec raison.

Tous les temples ouverts fument en votre nom.

Et le peuple élevant vos vertus jusqu’aux nues,

Va partout de lauriers couronner vos statues.

TITUS

Ah Rome ! Ah Bérénice ! Ah prince malheureux !

Pourquoi suis-je empereur ? Pourquoi suis-je amoureux ?

SCÈNE VII

Titus, Antiochus, Paulin, Arsace.

ANTIOCHUS

Qu’avez-vous fait, Seigneur ? L’aimable Bérénice

Va peut-être expirer dans les bras de Phénice.

Elle n’entend ni pleurs, ni conseil, ni raison.

Elle implore à grands cris le fer et le poison.

Vous seul vous lui pouvez arracher cette envie.

On vous nomme, et ce nom la rappelle à la vie.

Ses yeux toujours tournés vers votre appartement

Semblent vous demander de moment en moment,

Je n’y puis résister, ce spectacle me tue.

Que tardez-vous ? Allez vous montrer à sa vue.

Sauvez tant de vertus, de grâces, de beauté,

Ou renoncez, Seigneur, à toute humanité.

Dites un mot.

TITUS

Hélas ! Quel mot puis-je lui dire ?

Moi-même en ce moment sais-je si je respire ?

SCÈNE VIII

Titus, Antiochus, Paulin, Arsace, Rutile.

RUTILE

Seigneur, tous les tribuns, les consuls, le Sénat,

Viennent vous demander au nom de tout l’État.

Un grand peuple les suit qui plein d’impatience

Dans votre appartement attend votre présence.

TITUS

Je vous entends, grands dieux. Vous voulez rassurer

Ce coeur que vous croyez tout prêt à s’égarer.

PAULIN

Venez, Seigneur, passons dans la chambre prochaine,

Allons voir le Sénat.

ANTIOCHUS

Ah ! Courez chez la reine.

PAULIN

Quoi vous pourriez, Seigneur, par cette indignité,

De l’empire à vos pieds fouler la majesté ?

Rome…

TITUS

Il suffit, Paulin, nous allons les entendre,

Prince de ce devoir je ne puis me défendre.

Voyez la reine. Allez. J’espère à mon retour

Qu’elle ne pourra plus douter de mon amour.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE

ARSACE, seul.

Où pourrai-je trouver ce prince trop fidèle ?

Ciel, conduisez mes pas, et secondez mon zèle,

Faites qu’en ce moment je lui puisse annoncer

Un bonheur où peut-être il n’ose plus penser.

SCÈNE II

Antiochus, Arsace.

ARSACE

Ah quel heureux destin en ces lieux vous renvoie,

Seigneur ?

ANTIOCHUS

Si mon retour t’apporte quelque joie,

Arsace, rends-en grâce à mon seul désespoir.

ARSACE

La reine part, Seigneur.

ANTIOCHUS

Elle part ?

ARSACE

Dès ce soir.

Ses ordres sont donnés. Elle s’est offensée

Que Titus à ses pleurs l’ait si longtemps laissée.

Un généreux dépit succède à sa fureur.

Bérénice renonce à Rome, à l’empereur,

Et même veut partir, avant que Rome instruite

Puisse voir son désordre, et jouir de sa fuite.

Elle écrit à César.

ANTIOCHUS

Ô ciel ! Qui l’aurait cru ?

Et Titus ?

ARSACE

À ses yeux Titus n’a point paru.

Le peuple avec transport l’arrête, et l’environne,

Applaudissant aux noms que le Sénat lui donne.

Et ces noms, ces respects, ces applaudissements,

Deviennent pour Titus autant d’engagements,

Qui le liant, Seigneur, d’une honorable chaîne,

Malgré tous ses soupirs, et les pleurs de la reine,

Fixent dans son devoir ses voeux irrésolus.

C’en est fait. Et peut-être il ne la verra plus.

ANTIOCHUS

Que de sujets d’espoir, Arsace, je l’avoue !

Mais d’un soin si cruel la Fortune me joue :

J’ai vu tous mes projets tant de fois démentis,

Que j’écoute en tremblant tout ce que tu me dis ;

Et mon coeur prévenu d’une crainte importune,

Croit même, en espérant, irriter la Fortune.

Mais que vois-je ? Titus porte vers nous ses pas.

Que veut-il ?

SCÈNE III

Titus, Antiochus, Arsace.

TITUS, en entrant.

Demeurez, qu’on ne me suive pas.

Enfin, Prince, je viens dégager ma promesse.

Bérénice m’occupe, et m’afflige sans cesse.

Je viens le coeur percé de vos pleurs, et des siens,

Calmer des déplaisirs moins cruels que les miens.

Venez, Prince, venez. Je veux bien que vous-même,

Pour la dernière fois vous voyiez si je l’aime.

SCÈNE IV

Antiochus, Arsace.

ANTIOCHUS

Hé bien ! Voilà l’espoir que tu m’avais rendu.

Et tu vois le triomphe où j’étais attendu.

Bérénice partait justement irritée ?

Pour ne la plus revoir Titus l’avait quittée ?

Qu’ai-je donc fait, grands dieux ! Quel cours infortuné

À ma funeste vie aviez-vous destiné ?

Tous mes moments ne sont qu’un éternel passage

De la crainte à l’espoir, de l’espoir à la rage.

Et je respire encor ? Bérénice ! Titus !

Dieux cruels ! De mes pleurs vous ne vous rirez plus.

SCÈNE V

Titus, Bérénice, Phénice.

Bérénice se laisse tomber sur un siège.

BÉRÉNICE

Non, je n’écoute rien. Me voilà résolue.

Je veux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue ?

Pourquoi venir encore aigrir mon désespoir ?

N’êtes-vous pas content ? Je ne veux plus vous voir.

TITUS

Mais de grâce, écoutez.

BÉRÉNICE

Il n’est plus temps.

TITUS

Madame,

Un mot.

BÉRÉNICE

Non.

TITUS

Dans quel trouble elle jette mon âme !

Ma Princesse, d’où vient ce changement soudain ?

BÉRÉNICE

C’en est fait. Vous voulez que je parte demain.

Et moi, j’ai résolu de partir tout à l’heure.

Et je pars.

TITUS

Demeurez.

BÉRÉNICE

Ingrat, que je demeure !

Et pourquoi ? Pour entendre un peuple injurieux,

Qui fait de mon malheur retentir tous ces lieux ?

Ne l’entendez-vous pas cette cruelle joie,

Tandis que dans les pleurs moi seule je me noie ?

Quel crime, quelle offense a pu les animer ?

Hélas ! Et qu’ai-je fait que de vous trop aimer ?

TITUS

Écoutez-vous, Madame, une foule insensée ?

BÉRÉNICE

Je ne vois rien ici dont je ne sois blessée.

Tout cet appartement préparé par vos soins,

Ces lieux, de mon amour si longtemps les témoins,

Qui semblaient pour jamais me répondre du vôtre,

Ces festons, où nos noms enlacés l’un dans l’autre

À mes tristes regards viennent partout s’offrir,

Sont autant d’imposteurs que je ne puis souffrir.

Allons, Phénice.

TITUS

Ô ciel ! Que vous êtes injuste !

BÉRÉNICE

Retournez, retournez vers ce Sénat auguste

Qui vient vous applaudir de votre cruauté.

Hé bien, avec plaisir l’avez-vous écouté ?

Êtes-vous pleinement content de votre gloire ?

Avez-vous bien promis d’oublier ma mémoire ?

Mais ce n’est pas assez expier vos amours.

Avez-vous bien promis de me haïr toujours ?

TITUS

Non, je n’ai rien promis. Moi, que je vous haïsse !

Que je puisse jamais oublier Bérénice !

Ah dieux ! Dans quel moment son injuste rigueur

De ce cruel soupçon vient affliger mon coeur !

Connaissez-moi, Madame, et depuis cinq années

Comptez tous les moments, et toutes les journées

Où par plus de transports, et par plus de soupirs,

Je vous ai de mon coeur exprimé les désirs ;

Ce jour surpasse tout. Jamais, je le confesse,

Vous ne fûtes aimée avec tant de tendresse.

Et jamais…

BÉRÉNICE

Vous m’aimez, vous me le soutenez.

Et cependant je pars, et vous me l’ordonnez ?

Quoi ! Dans mon désespoir trouvez-vous tant de charmes ?

Craignez-vous que mes yeux versent trop peu de larmes ?

Que me sert de ce coeur l’inutile retour ?

Ah cruel ! Par pitié montrez-moi moins d’amour.

Ne me rappelez point une trop chère idée.

Et laissez-moi du moins partir persuadée

Que déjà de votre âme exilée en secret,

J’abandonne un ingrat qui me perd sans regret.

Il lit une lettre.

Vous m’avez arraché ce que je viens d’écrire.

Voilà de votre amour tout ce que je désire.

Lisez, ingrat, lisez, et me laissez sortir.

TITUS

Vous ne sortirez point, je n’y puis consentir.

Quoi ? ce départ n’est donc qu’un cruel stratagème ?

Vous cherchez à mourir ? Et de tout ce que j’aime

Il ne restera plus qu’un triste souvenir ?

Qu’on cherche Antiochus, qu’on le fasse venir.

SCÈNE VI

Titus, Bérénice.

TITUS

Madame, il faut vous faire un aveu véritable.

Lorsque j’envisageai le moment redoutable

Où pressé par les lois d’un austère devoir

Il fallait pour jamais renoncer à vous voir ;

Quand de ce triste adieu je prévis les approches,

Mes craintes, mes combats, vos larmes, vos reproches,

Je préparai mon âme à toutes les douleurs

Que peut faire sentir le plus grand des malheurs.

Mais quoi que je craignisse, il faut que je le die,

Je n’en avais prévu que la moindre partie.

Je croyais ma vertu moins prête à succomber,

Et j’ai honte du trouble où je la vois tomber.

J’ai vu devant mes yeux Rome entière assemblée.

Le Sénat m’a parlé. Mais mon âme accablée

Écoutait sans entendre, et ne leur a laissé,

Pour prix de leurs transports, qu’un silence glacé.

Rome de votre sort est encore incertaine.

Moi-même à tous moments je me souviens à peine

Si je suis empereur, ou si je suis Romain.

Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein.

Mon amour m’entraînait, et je venais peut-être

Pour me chercher moi-même, et pour me reconnaître.

Qu’ai-je trouvé ? Je vois la mort peinte en vos yeux.

Je vois pour la chercher que vous quittez ces lieux.

C’en est trop. Ma douleur à cette triste vue

À son dernier excès est enfin parvenue.

Je ressens tous les maux que je puis ressentir.

Mais je vois le chemin par où j’en puis sortir.

Ne vous attendez point, que las de tant d’alarmes,

Par un heureux hymen je tarisse vos larmes.

En quelque extrémité que vous m’ayez réduit,

Ma gloire inexorable à toute heure me suit.

Sans cesse elle présente à mon âme étonnée

L’empire incompatible avec votre hyménée ;

Me dit, qu’après l’éclat et les pas que j’ai faits,

Je dois vous épouser encor moins que jamais.

Oui, Madame. Et je dois moins encore vous dire

Que je suis prêt pour vous d’abandonner l’empire,

De vous suivre, et d’aller trop content de mes fers

Soupirer avec vous au bout de l’univers.

Vous-même rougiriez de ma lâche conduite.

Vous verriez à regret marcher à votre suite

Un indigne empereur sans empire, sans cour,

Vil spectacle aux humains des faiblesses d’amour.

Pour sortir des tourments, dont mon âme est la proie,

Il est, vous le savez, une plus noble voie ;

Je me suis vu, Madame, enseigner ce chemin

Et par plus d’un héros, et par plus d’un Romain :

Lorsque trop de malheurs ont lassé leur constance,

Ils ont tous expliqué cette persévérance

Dont le sort s’attachait à les persécuter,

Comme un ordre secret de n’y plus résister.

Si vos pleurs plus longtemps viennent frapper ma vue,

Si toujours à mourir je vous vois résolue,

S’il faut qu’à tous moments je tremble pour vos jours,

Si vous ne me jurez d’en respecter le cours ;

Madame, à d’autres pleurs vous devez vous attendre.

En l’état où je suis je puis tout entreprendre,

Et je ne réponds pas que ma main à vos yeux

N’ensanglante à la fin nos funestes adieux.

BÉRÉNICE

Hélas !

TITUS

Non, il n’est rien dont je ne sois capable.

Vous voilà de mes jours maintenant responsable.

Songez-y bien, Madame. Et si je vous suis cher…

SCÈNE DERNIÈRE

Titus, Bérénice, Antiochus.

TITUS

Venez, Prince, venez, je vous ai fait chercher.

Soyez ici témoin de toute ma faiblesse.

Voyez si c’est aimer avec peu de tendresse.

Jugez nous.

ANTIOCHUS

Je crois tout. Je vous connais tous deux.

Mais connaissez vous-même un prince malheureux.

Vous m’avez honoré, Seigneur, de votre estime,

Et moi, je puis ici vous le jurer sans crime,

À vos plus chers amis j’ai disputé ce rang.

Je l’ai disputé même aux dépens de mon sang.

Vous m’avez, malgré moi, confié l’un et l’autre,

La reine son amour, et vous, Seigneur, le vôtre.

La reine, qui m’entend, peut me désavouer,

Elle m’a vu toujours ardent à vous louer,

Répondre par mes soins à votre confidence.

Vous croyez m’en devoir quelque reconnaissance.

Mais le pourriez-vous croire en ce moment fatal,

Qu’un ami si fidèle était votre rival ?

TITUS

Mon rival !

ANTIOCHUS

Il est temps que je vous éclaircisse.

Oui, Seigneur, j’ai toujours adoré Bérénice.

Pour ne la plus aimer, j’ai cent fois combattu.

Je n’ai pu l’oublier, au moins je me suis tu.

De votre changement la flatteuse apparence

M’avait rendu tantôt quelque faible espérance.

Les larmes de la reine ont éteint cet espoir.

Ses yeux baignés de pleurs demandaient à vous voir.

Je suis venu, Seigneur, vous appeler moi-même.

Vous êtes revenu. Vous aimez, on vous aime ;

Vous vous êtes rendu, je n’en ai point douté.

Pour la dernière fois je me suis consulté.

J’ai fait de mon courage une épreuve dernière,

Je viens de rappeler ma raison toute entière.

Jamais je ne me suis senti plus amoureux.

Il faut d’autres efforts pour rompre tant de noeuds.

Ce n’est qu’en expirant que je puis le détruire.

J’y cours. Voilà de quoi j’ai voulu vous instruire.

Oui, Madame, vers vous j’ai rappelé ses pas.

Mes soins ont réussi, je ne m’en repens pas.

Puisse le ciel verser sur toutes vos années

Mille prospérités l’une à l’autre enchaînées.

Ou s’il vous garde encore un reste de courroux,

Je conjure les dieux d’épuiser tous les coups,

Qui pourraient menacer une si belle vie,

Sur ces jours malheureux que je vous sacrifie.

BÉRÉNICE, se levant.

Arrêtez. Arrêtez. Princes trop généreux,

En quelle extrémité me jetez-vous tous deux !

Soit que je vous regarde, ou que je l’envisage,

Partout du désespoir je rencontre l’image.

Je ne vois que des pleurs. Et je n’entends parler

Que de trouble, d’horreurs, de sang prêt à couler.

À Titus.

Mon coeur vous est connu, Seigneur, et je puis dire

Qu’on ne l’a jamais vu soupirer pour l’empire.

La grandeur des Romains, la pourpre des Césars

N’a point, vous le savez, attiré mes regards.

J’aimais, Seigneur, j’aimais, je voulais être aimée.

Ce jour, je l’avouerai, je me suis alarmée.

J’ai cru que votre amour allait finir son cours.

Je connais mon erreur, et vous m’aimez toujours.

Votre coeur s’est troublé, j’ai vu couler vos larmes.

Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d’alarmes,

Ni que par votre amour l’univers malheureux,

Dans le temps que Titus attire tous ses voeux,

Et que de vos vertus il goûte les prémices,

Se voie en un moment enlever ses délices.

Je crois depuis cinq ans jusqu’à ce dernier jour

Vous avoir assuré d’un véritable amour.

Ce n’est pas tout, je veux en ce moment funeste

Par un dernier effort couronner tout le reste.

Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.

Adieu, Seigneur, régnez, je ne vous verrai plus.

À Antiochus.

Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-même

Que je ne consens pas de quitter ce que j’aime,

Pour aller loin de Rome écouter d’autres voeux.

Vivez, et faites-vous un effort généreux.

Sur Titus, et sur moi, réglez votre conduite.

Je l’aime, je le fuis. Titus m’aime, il me quitte.

Portez loin de mes yeux vos soupirs, et vos fers.

Adieu, servons tous trois d’exemple à l’univers

De l’amour la plus tendre, et la plus malheureuse,

Dont il puisse garder l’histoire douloureuse.

Tout est prêt. On m’attend. Ne suivez point mes pas.

À Titus.

Pour la dernière fois, adieu, Seigneur.

ANTIOCHUS

Hélas !

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