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  • Alexandre Rodtchenko et les portraits

    La question de la perspective cubiste-futuriste poids – vitesse – mouvement se révèle dans les portraits pris par Alexandre Rodtchenko.

    Si la captation du réel est également le but recherché, Alexandre Rodtchenko, peintre devenu photographe, a d’un côté conscience de la portée historique de son œuvre car il prend en photographie des gens importants… De l’autre, ces gens sont eux-mêmes liés à la scène cubiste-futuriste.

    La photographie va alors rester comme témoignage de la figure célèbre dont a été fait le portrait…. On obtient ici un dimension classique.

    Mais en même temps, il y a une volonté de forcer le trait, d’amener la composition dans un certain sens formel.

    Voici par exemple un portrait très réussi d’Alexandre Vesnine, un important architecte, même si on voit que Rodtchenko n’a pu s’empêcher de forcer le trait avec le déséquilibre dans le cadrage et l’arrière-plan, pour donner un côté « moderniste ».

    Rodtchenko aura effectivement un mal fou à ne pas inlassablement revenir au constructivisme et à sa fétichisation de certains aspects esthétiques qui sont en fait esthétisants dans un sens expressionniste.

    A l’arrière-plan, on aura toujours le même problème : son incompréhension de la peinture réaliste, du portrait défini par le peinture comme cadre général synthétique. Rodtchenko se veut un expérimentateur lié au concret – en fait, dans une perspective cubo-futuriste, à la modernité, à la rue, aux artistes de la bohème artistique, etc.

    Cela ressort dans les années 1920 avec un ton moqueur et agressif. Voici ce qu’il dit dans l’article Contre le portrait-type et pour la photo instantanée, publié dans Novi Lef n°4, en 1928 :

    « Ce n’était pas les intellectuels qu’on peignait [avant la révolution], mais les riches et les puissants. On ne faisait même plus de portraits des savants.

    Et vous, messieurs et mesdames de l’intelligentsia, ne vous attendez pas, encore aujourd’hui, à ce que les artistes de l’AKhRR [Association des artistes de la Russie révolutionnair] fassent le vôtre. »

    On retrouve ici l’esprit décalé du style cubo-futuriste, avec son radicalisme anti-élites et son volontarisme moderniste. Il était inévitable dans cette perspective que Rodtchenko a particulièrement visé à réussir les portraits de Vladimir Maïakovski, grande figure de ce courant.

    Les portraits de Vladimir Maïakovski réalisés entre avril et mai 1924 montrent d’infimes variations du visage, de son expression, de la couleur de la peau, etc. Les prises de vue sont effectuées dans l’atelier de Rodtchenko. Comme pour les images fixées en extérieur, il n’y a pas de mise en scène, l’arrière-plan n’est pas un décor peint comme c’est la coutume chez les portraitistes traditionnels.

    Le sujet est pris, tel quel, pour renforcer la densité personnelle de la personne prise en photographie.

    Le crâne rasé de Vladimir Maïakovski, son regard intense, l’incroyable tension qu’il dégage, aide évidemment à la force de ces portraits, qui correspondent bien à l’esprit de sa poésie cubiste-futuriste. C’est là une esthétisation, un formalisme.

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  • Alexandre Rodtchenko : poids, vitesse, mouvement, comme méthode cubo-futuriste

    L’activité photographique de Rodtchenko consiste en un dépassement de son activité cubo-futuriste. D’un côté, il profite de son expérience pour apporter des éléments nouveaux ; de l’autre, les restes cubo-futuristes empêchent parfois un vrai saut qualitatif et Rodtchenko, par incapacité à saisir le réalisme socialiste conceptuellement, a également tendance à toujours revenir à une interprétation cubo-futuriste de l’esthétique.

    Le cubo-futurisme est un formalisme est il serait erroné de chercher dans les thèmes ou l’approche son sens fondamental, comme le font les interprétations bourgeoises. Il faut au contraire, dans une perspective matérialiste historique, y voir une méthode, axée sur trois principes, comme chez le futurisme italien :

    – le poids,

    – la vitesse,

    – le mouvement.

    C’est cela qui fait la dignité de ce mouvement par ailleurs, qui exprime une vision bourgeoise-rationaliste dans une société féodale. Il y a une dimension progressiste, et une dimension subjectiviste. Rodtchenko va osciller entre les deux aspects.

    Voici un exemple de cette approche poids – vitesse – mouvement. Le bâtiment – par ailleurs d’architecture cubiste – est cadré de telle manière qu’il semble en mouvement, comme s’il tombait. On a l’impression que par sa masse, sa chute va être imposante, à la fois lente mais brutale.

    A l’opposé de cette lecture formaliste, voici un exemple de cette expérience cubo-futuriste dans une tentative de mise au service du réalisme. La photographie suivante de sportives en action lors d’un défilé est intéressante ; elle n’atteint pas une profondeur pleinement artistique, mais elle permet de saisir un aspect nouveau, jusque-là non saisi.

    On remarque qu’on retrouve ici pleinement l’approche poids – vitesse – mouvement.

    La célèbre photo du plongeur parvient, quant à elle, à une expression classique.

    Cela tient à ce que le mouvement du plongeur est naturel dans sa chute, à l’opposé des athlètes bravant la gravité dans leurs expressions de gymnastes. Cela aurait pu être différemment, mais comme Rodtchenko se focalise sur le mouvement dans le rapport avec la vitesse et le mouvement, il a besoin que la réalité l’épaule assez fortement pour qu’il dépasse son formalisme.

    C’est ici le cas.

    Ce qui est marquant dans la photographie du plongeur, c’est la simplicité de la représentation. C’est là quelque chose de très fort, cependant si l’on en restait là Rodtchenko ne ferait que préfigurer les photos montrant des sportifs de haut niveau en pleine utilisation de leurs skate-boards.

    Il faut bien entendu davantage d’éléments pour obtenir un réalisme plus complexe, plus prenant, même si cela ne veut pas dire que la simplicité n’a pas son sens. Cela aide par contre Rodtchenko à s’extirper du cubo-futurisme.

    Le réalisme de Rodtchenko s’exprime ainsi pleinement dans un cadre qui le force à échapper à son formalisme et pour cela, il faut de nombreux éléments, le forçant à un esprit de synthèse, comme c’est le cas ici. On a ici quelque chose qui relève du reportage et en même temps du portrait.

    Seule la dignité du réel, dans sa complexité, permet à Alexandre Rodtchenko de s’extirper du formalisme.

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  • La rectification d’Alexandre Rodtchenko

    Le développement de la photographie était tout récent en Russie soviétique, naturellement. Le pays sortait d’une profonde arriération, alors que la photographie était encore jeune qui plus est.

    En 1918, le commissariat du peuple à l’instruction avait formé un Fotokinokomitet, un comité chargé de la photographie et du cinéma, à Petrograd et Moscou, chargé de l’industrie de ces deux activités, de l’archivage ainsi que de la couverture des grands événements, notamment de la guerre civile. En octobre de la même année par ailleurs, il fut exigé la remise systématique des négatifs ayant comme sujet les révolutions de février et octobre 1917.

    Un département panrusse de la photographie et du cinéma fut structuré ensuite, ainsi qu’un équivalent ukrainien, avec une soixantaine de vitrines d’exposition placées dans Moscou, le tout donnant naissance en décembre 1922 au Goskino, qui cependant ne se focalisa plus que sur le cinéma à partir de 1924.

    Publicité d’Alexandre Rodtchenko pour le grand magasin GOUM

    Les photographes agirent alors autour des journaux et des revues, avec comme nœud central l’Agence centrale d’Information, la TASS, créée en 1925, qui finit par ailleurs par unir tous les regroupements de photographes.

    Entre-temps, les photographes soviétiques avaient déjà acquis une renommée mondiale, eux-même participant à de nombreuses expositions internationales (Londres de 1922 à 1925, New York en 1923, Los Angeles en 1925, Paris en 1924 et en 1925, Turin en 1925, etc.).

    L’URSS se mit à produire elle-même des pellicules à partir de 1933, tout comme parallèlement était mis en place une capacité de produire du papier pour photographies, alors que des appareils de photographie furent produits localement à partir de 1930. Le grand succès fut la naissance de l’appareil FED (acronyme de Felix Edmundovitch Dzerjinski, le fondateur de la Tchéka), un équivalent du Leica, à l’initiative d’adolescents dans des camps d’éducations pour orphelins.

    Un appareil FED

    Tout cela n’alla évidemment pas sans mal ; ces industries devraient être formées par en haut, par l’État soviétique lui-même, même s’il existait une certaine expérience, un patrimoine intellectuel, des photographes professionnels. Il fallait de lourds moyens, comme par exemple pour donner naissance à l’usine optico-mécanique GOMZ, à Leningrad. Il fallait également former les correspondants à la photographie, élever le niveau technique, aider matériellement les clubs amateurs.

    Ce qui témoigne de l’engagement communiste d’Alexandre Rodtchenko, c’est son soutien à la massification. En 1936, il appelle à placer « le langage photographique au service du réalisme socialiste », ce qui demande un appui matériel :

    « Nous sommes très peu nombreux, on aimerait être davantage. Il faut des écoles, des établissements d’enseignement supérieur. Nous voudrions faire des photos étonnantes, il faut du papier, des produits chimiques, des organisations.

    Nous aimerions présenter nos réalisations dans des expositions, nous réunir dans des clubs. Il faut un musée de la photographie soviétique. »

    Pareillement, Alexandre Rodtchenko avait initialement une conception futuriste, au sens où il considère qu’à une époque où la connaissance scientifique et technique passe par les journaux, les magazines, les catalogues, les prospectus, les guides, les annuaires, il ne peut plus y avoir de représentation composée, mais simplement un cliché instantané, une prise sur le vif.

    En 1932, il voit les choses bien différemment, admettant ce qu’il rejetait auparavant, à savoir un lien entre peinture et photographie, même s’il maintient la recherche d’une mise à distance de l’une par rapport à l’autre :

    « Dans la photographie, la composition joue un rôle immense et peut-être essentiel. Comme elle est un art jeune et qu’elle se rapproche de la peinture, elle a naturellement beaucoup emprunté à la peinture dans le domaine de la composition : aussi bien le bon que le mauvais (le plus souvent)…

    On pense habituellement que la composition, c’est la disposition de figures et d’objets à la surface du tableau. Ce n’est pas exact.

    La composition, c’est tout cela, plus la construction isolée de chaque figure ; c’est aussi la lumière, le ton, la construction générale de la lumière et la tonalité globale ; et il peut se faire que toute la composition soit bâtie sur la seule lumière ou sur le ton uniquement…

    La plupart du temps, nous prenons des photos horizontales ; cela s’explique par le fait que dans la peinture aussi on trouve davantage de tableaux horizontaux ; la vieille culture se fait sentir.

    Et puis il y a aussi que nous avons deux yeux horizontaux et que la nature elle-même a surtout des horizontales.

    La verticale, c’est la ville, la technique.

    Voilà pourquoi nous manquons de photos de couverture. »

    Alexandre Rodtchenko s’extirpe du futurisme, tout en étant influencé par son goût pour la modernité, pour la forme. Cela va produire une oeuvre puissante dans la mesure où il se tourne vers le réalisme socialiste, et en même temps de grandes faiblesses là où il ne dépassera pas l’ancien.

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  • Alexandre Rodtchenko et le formalisme

    Pour comprendre la critique qu’a reçu Alexandre Rodtchenko de la part des communistes, il faut saisir l’aboutissement de son parcours.

    Après une première phase cubo-futuriste, Alexandre Rodtchenko s’inséra donc dans les activités de la jeune Russie soviétique. Il participa à la réalisation de publicités pour des organismes d’État, comme le grand magasin Gum, les épiceries Mossel’prom, la compagnie aérienne Dobrolet, de produits en caoutchouc de Rezinotrest, les éditions Gosizda, Krasnaïa Nov, Transpetchat, Molodaïa Gvardiïa. Entre 1923 et 1925, il réalisa plus d’une centaine d’entre elles, notamment en coopération avec le poète Vladimir Maïakovsky, qui se chargea des slogans.

    Ce poète russe s’était en effet tourné, dans un esprit futuriste, vers des mots qui claquent pour servir la Cause révolutionnaire, tels :

    « Moi,

    toute mon éclatante force de poète,

    je te la donne,

    classe attaquante »

    Publicité d’Alexandre Rodtchenko et de Vladimir Maïakovsky pour les tétines de Rezinotrest, tellement de qualité qu’on a envie de les utiliser même devenu âgé!

    A cela s’ajoute pour Alexandre Rodtchenko des affiches politiques, mais également certaines pour la promotion de films, voire même des décors de films (ainsi pour La journaliste de Lev Koulechov, La poupée aux millions de Sergueï Komarov, Albidum de Leonid Obolenski), de spectacle, de théâtre, etc.

    Parallèlement, il assume sa position de « constructiviste » et reste un activiste du milieu cubo-futuriste. Il est membre de la revue LEF (acronyme du Front gauche de l’art) puis Novyi Lef qui, De 1923 à 1928, assembla les éléments les plus dynamiques de cette mouvance. C’est Vladimir Maïakovski lui-même qui en fut à l’initiative, Alexandre Rodtchenko se chargeant notamment de toutes les couvertures de la revue.

    Portrait d’Ossip Brik par Alexandre Rodtchenko.
    Sur le verre, on lit les lettres LEF.

    Exemple du caractère gauchiste de l’initiative, Alexandre Rodtchenko demanda par exemple que des émissions de radio diffusent les bruits d’une gare, d’une salle de restaurant, d’une administration, d’un chantier, de la rue, d’une salle de cours, etc.

    Par la suite, Alexandre Rodtchenko rejoignit Octobre, l’Union panrusse des travailleurs des nouvelles formes du labeur artistique, dont les membres se définissaient comme :

    « des artistes de premier plan, producteurs dans le domaine de l’architecture, des arts industriels, de la cinématographie, de la photographie, de la peinture, du graphisme et de la sculpture, capables de subordonner leur activité créatrice aux besoins spécifiques du prolétariat dans le domaine de la propagande idéologique, de la production et de la conception de la vie collective dans le but de élever le niveau culturel et idéologique des travailleurs. »

    Rapidement, la section photographique du groupe Octobre fut autonome. Or, la photographie soviétique s’était parallèlement elle-même mise en place.

    En 1923 sont lancés les magazines illustrés Ogoniok (La flamme), Projektor, Kransaia niva (Le champ rouge). En avril 1926 commence la publication de Sovetskoe foto, la revue principale consacrée à la photographie soviétique.

    L’éditorial anonyme du premier numéro présenta la situation comme la suivante :

    – il y a les professionnels, artisans de la « photographie artistique » ;

    – il y a les « cercles étroits des photos-artistes raffinés, des gastronomes de la photographie » ;

    – il y a un petit nombre de reporters photos ;

    – il y a une masse de photographes amateurs, livrés à eux-mêmes.

    Le groupe Octobre, Alexandre Rodtchenko en tête, fut alors critiqué. Il lui fut reproché le formalisme. Il était considéré que cela correspondait à une conception élitiste, avec une fascination pour la forme.

    Alexandre Rodtchenko voyait son travail placé comme convergeant directement avec ceux de l’Allemand Albert Renger-Patzsch, ainsi que du Hongrois László Moholy-Nagy. Il suffit de fait de voir les photographies d’Albert Renger-Patzsch pour voir effectivement le rapprochement, le formalisme étant flagrant chez celui-ci, le contenu n’étant qu’un très lointain arrière-plan.

    Album de photographies d’Albert Renger-Patzsch,
    Le monde est beau, 1928

    Alexandre Rodtchenko se défendit en 1928 par un article de la Novy Lef, Grande inculture ou petite vilenie ?, cherchant à montrer que ses photographies étant même antérieures à celles occidentales, ratant ici le fond du problème qui était la convergence de son activité avec le formalisme des pays capitalistes.

    Il parvint cependant à se remettre en cause. Ses initiatives seront alors incessantes, comme par exemple les reportages photographiques aux usines de camion Amo et de machines-outils et d’instruments Kasnyï proletariï en 1929, ou sur la construction du canal de mer blanche à la Baltique en 1933, la construction du canal Moscou-Volga en 1934.

    La réorganisation des organisations artistiques en 1932 sous l’égide du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) permit également de poser un cadre solide.

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  • Alexandre Rodtchenko et sa théorie de la ligne comme clef esthétique

    Pour comprendre l’arrivée d’Alexandre Rodtchenko à la photographie dans un sens réaliste socialiste, il faut saisir l’ensemble du mouvement. Initialement, c’est un cubiste-futuriste, un membre de la bohème artistique cherchant à témoigner de la transformation du monde par une transformation esthétique.

    En avril 1918, il écrivit un texte destiné « aux artistes prolétaires » dont il se veut un représentant lui-même, où il exprime une vision petite-bourgeoise radicale :

    « Nous sommes les prolétaires du pinceau ! Des créateurs martyrs ! Des artistes exploités !

    Nous logeons dans des greniers froids et dans des caves humides ! (…)

    Nous dont la situation est pire que celle des ouvriers exploités, car nous sommes des ouvriers pour gagner notre pain, et des créateurs au service de l’art, le tout en même temps ! »

    Après la révolution russe, il est l’une des figures majeures des constructivistes, qui oppose la composition artistique propre à l’art du passé à la construction du présent désormais industriel.

    Au tout début des années 1920, la lecture esthétique d’Alexandre Rodtchenko est la suivante :

    « L’espace pictural se construit sur un rapport de PLANS (ou de coulisses), constitués de :

    1. Lignes

    2. Surfaces

    3. Volumes

    dans leur :

    1. Rythme

    2. Étendue

    3. Couleur

    4. Facture »

    La couleur n’est pas une réalité, mais un appui à la mise en valeur de l’espace. Elle ne vise pas à coloriser, mais à soutenir une forme en trois dimensions, qui part de la ligne, passe par la surface, arrive au volume, le tout possédant un rythme permettant un agencement vivant des rapports spatiaux entre les volumes.

    Reproduction d’une construction spatiale
    d’Alexandre Rodtchenko

    Alexandre Rodtchenko considéra que l’art était ainsi une occupation de l’espace par une construction. Tout est ainsi une question de ligne. On est là très précisément dans la perspective cubiste-futuriste.

    La perspective cubiste-futuriste a comme critères esthétiques – ce que la bourgeoisie n’a jamais compris – le poids, la vitesse, le mouvement. Les différents courants cubistes-futuristes s’affrontent sur les priorités et les modes opératoires.

    Alexandre Rodtchenko pense avoir résolu le problème avec la ligne. Dans un article intitulé Dynamisme du plan, datant de 1918, Alexandre Rodtchenko décrit de la manière suivante sa fascination pour les lignes :

    « Dessinant des plans verticaux, fixés avec la couleur adéquate, et coupant ces plans par des lignes dirigées en profondeur, je découvre que la couleur n’est qu’un moyen conventionnel de distinguer les plans, de distinguer un plan d’un autre, et aussi de distinguer un plan par rapport aux indices de profondeur et aux intersections (…).

    Quand j’étudie une projection dans sa profondeur, sa hauteur, sa largeur, je découvre une infinie possibilité de projections en dehors du temps. En travaillant de cette façon, j’appelle mes dernières œuvres des « compositions de mouvements de plans colorés et projetés ».

    Dans l’article La ligne, en 1921, il présente ainsi l’histoire de la représentation de l’objet en peinture, avec cette obsession moderniste de dépassement de l’objet par une représentation abstraite censée être plus « profonde », réelle, authentique, etc.

    « Après s’être servi de l’objet en l’interprétant de toutes les façons possibles, depuis le réalisme et le naturalisme jusqu’au futurisme, la peinture en passant au cubisme a décomposé l’objet avec une science presque anatomique, jusqu’à ce qu’elle se libère enfin complètement de ce dernier barrage en débouchant sur la non-figuration.

    Après avoir rejeté l’objet et le sujet, la peinture s’est souciée exclusivement de ses problèmes propres, qui, en grandissant, ont largement pris la place de l’objet et de son interprétation, tous deux exclus de la peinture.

    Ensuite la non-figuration a également rejeté le mode d’expression ancien de la peinture, elle a introduit des procédés d’écriture absolument nouveaux, mieux adaptés à ses formes géométriquement simples, claires et précises.

    Elle a eu recours à la peinture au couteau, au rouleau, à la presse, etc. Le pinceau a cédé la place à de nouveaux instruments avec lesquels il est commode, simple et plus fonctionnel de travailler la surface (…).

    Ces derniers temps, travaillent exclusivement sur la construction des formes et sur le système de leur structure, j’ai commencé à introduire la ligne dans le plan en tant que nouvel élément de construction.

    La signification de la ligne s’est enfin complètement révélée : d’une part, son aspect arête, bord extrême ; et d’autre part, en tant que facteur essentiel de la construction de tout organisme en général, le squelette, pourrait-on dire (ou l’assise, l’armature, le système).

    La ligne est le premier et le dernier élément, aussi bien en peinture que dans toute construction en général (…).

    En mettant l’accent sur la ligne, comme seul élément à l’aide duquel on puisse construire et créer, nous rejetons par là-même toute esthétique de la couleur, la facture et le style, parce que tout ce qui masque la construction est style (par exemple, le carré de Malévitch).

    Avec la ligne apparaît une nouvelle idée de la construction ; il s’agit véritablement de construire et non pas de figurer, de façon concrète ou abstraite, il s’agit de construire de nouvelles structures constructives fonctionnelles, dans la vie et non pas depuis la vie en dehors de la vie.

    La construction est un système, grâce auquel un objet est exécuté en utilisant fonctionnellement le matériau ; le but recherché étant fixé à l’avance. Chaque système exige son propre matériau et l’utilisation spécifique de ce matériau, chaque système sera une invention ou bien un perfectionnement.

    La construction, s’agissant de constructions dans un plan, c’est la conception d’une structure réelle possible, ou alors c’est la conception de formes découlant l’une de l’autre régulièrement (selon un système), ou la construction de formes qui ne se « mangent » pas l’une l’autre ; et chaque forme, distincte en elle-même, ne diminue pas l’importance de l’autre, toutes ensemble elles fonctionnent rationnellement selon un seul système, tout en traitant de façon fonctionnelle le matériau et l’espace dans lequel elles se trouvent (…).

    Travailler pour la vie et non pas pour les palais, pour les églises, pour les cimetières et les musées.

    Travailler au milieu de tous, pour tous et avec tous.

    Il n’est rien d’éternel, tout est provisoire.

    La prise de conscience, l’expérience, le but, les mathématiques, les techniques, l’industrie et la construction, voilà ce qui est au-dessus de tout.

    Vive la technique constructive.

    Vive l’attitude constructive envers toute chose.

    Vive le CONSTRUCTIVISME. »

    Alexandre Rodtchenko est ainsi un constructiviste, mais le constructivisme est pour lui un mode concret d’intervention artistique utilisant la ligne. C’est essentiel pour saisir comment ce principe va être transformé dans le sens réaliste socialiste de la photographie.

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  • La théorie constructiviste d’Alexandre Rodtchenko

    La figure d’Alexandre Rodtchenko est indissociable de l’artiste russe Varvara Stepanova, née en 1894. Le couple s’installa ensemble à Moscou en 1916 et devint une véritable entité productive.

    Initialement, le couple fut également très proche de Vassily Kandinsky, leur atelier étant même dans l’appartement de celui-ci.

    Alexandre Rodtchenko et Varvara Stepanova

    Tant Alexandre Rodtchenko que Varvara Stepanova étaient des théoriciens de l’art, ce qui était aussi le cas de Vassily Kandinsky. Dans le prolongement de la révolution russe, il y avait différents regroupements qui s’étaient structurés, certains devenant même des institutions.

    Kasimir Malevitch, le théoricien du suprématisme, s’appuyait ainsi sur l’UNOVIS (Utverditeli Novogo Iskusstva – les Champions du Nouvel Art), structure liée à l’Inkhuk (Institut de culture artistique) dont le responsable était Vassily Kandinsky.

    De manière plus générale, toute la scène cubiste-futuriste était porée de 1921 à 1931 par la RAKhN (Académie Russe des Sciences Artistiques), devenue en 1925 la GAKhN (Académie d’Etat des Sciences Artistiques).

    Cette institution servait de laboratoire d’idées et de base arrière aux idéologies cubistes-futurises se concurrençant de manière acharnée, se divisant en différentes chapelles s’excommuniant, etc.

    Alexandre Rodtchenko et Varvara Stepanova

    Il faut bien parler d’idéologie, car les mouvements cubistes-futuristes prétendaient représenter le contenu réel de la révolution russe. Ils se posaient ici en concurrents du proletkult, tous ces mouvements étant écrasés comme gauchistes, formaliste, cosmopolites.

    La RAKhN / GAKhN prétendait trouver une panoplie sociologique, psychophysique et philosophique à l’art abstrait, avec une prétention scientifique-industrielle. L’esthétique était censée céder la place à la logique de l’organisation, de la construction, de la conception, etc.

    C’était là une lecture formaliste du socialisme, propre aux couches intellectuelles liées historiquement à la bourgeoisie.

    Il faut noter ici qu’il existe strictement rien en français sur la RAKhN / GAKhN et ce justement car le contenu idéologique des cubistes-futuristes y est très clair, ce que la bourgeoisie veut masquer à tout prix pour prétendre valoriser de manière libérales les prétendues avant-gardes, etc.

    Alexandre Rodtchenko était, de son côté, membre de l’OBMOChU (Organisation des Jeunes Artistes) et professeur aux Vkhoutemas (Ateliers supérieurs d’art et de technique), un autre bastion du mouvement cubiste-futuriste. On y trouve également comme professeur Vladimir Tatline.

    Maquette du projet de monument à la Troisième-Internationale de Vladimir Tatline, devant atteindre les 400 mètres de hauteur

    Alexandre Rodtchenko et Varvara Stepanova relèvent, aux côtés de de l’anarchiste Alexeï Gan, d’un groupe spécifique parmi ces fractions, dit constructiviste. Voici comment, dans un article de 1921 intitulé À bas l’art !, Alexandre Rodtchenko présente cette conception cubiste-futuriste :

    Il s’agit véritablement de construire de nouvelles structures constructives fonctionnelles, dans la vie et non pas depuis la vie et en dehors de la vie.

    Dans la vie réelle, les choses (les objets) se présentent avec une forme utilitaire, ou alors on leur applique de l’art ; quand le matériau est utilisé fonctionnellement, l’objet lui aussi sert clairement le but qu’on lui avait assigné, en n’ayant rien de superflu ou presque ; quant aux exceptions, on n’a pas pris conscience de leur signification dans la vie.

    Nous sommes entourés d’objets de ce genre (faussement décoratifs) et à cause d’eux on se précipite dans les églises, dans les musées et dans les théâtres. C’est la vie en tant que telle qui n’est pas comprise, qui n’est pas prise en compte, qui n’est pas organisée.

    Les gens s’ennuient, les gens parlent de leur travail comme de quelque chose de lugubre, d’ennuyeux, où l’on perd son temps. Les gens disent de leur vie qu’elle est monotone et vide, à quelques exceptions près, parce qu’ils ne savent pas apprécier en eux-mêmes l’homme qui peut construire, bâtir et détruire.

    Ils vont à l’église, au théâtre, au musée, pour « échapper à la vie », pour prendre des leçons de vie… Comment ? Mais en apprenant à rendre la vie « jolie », décorative, au lieu de construire, d’organiser, de structurer. Ces gens-là avaient besoin de l’opium de l’art ou de la religion. Et tous les anciens de l’art « sans objets », à présent constructivistes ou constructeurs, se sont mis à travailler pour la vie et dans la vie. Leur premier objectif, ce fut le travail sur des constructions concrètes.

    Est-ce que nous n’en avons pas assez de cette vie stupide, où l’on ne prend conscience de rien, où l’on ne donne valeur à rien, dans laquelle tout est carton pâté et décor : l’homme est enjolivé, son logis est enjolivé, ses pensées sont enjolivées, tout est enjolivé de choses dont on n’a que faire, et cela pour dissimuler le vide de l’existence.

    La vie, cette chose si simple, on ne sait toujours pas la voir, on ne sait pas qu’elle est si simple, si claire, qu’il suffit simplement de l’organiser et de la débarrasser de tout ce qui est art appliqué et enjolivures.

    A BAS L’ART comme moyen de fuite d’une vie qui n’en vaut pas la peine. La vie consciente et organisée, qui peut voir et construire, est l’art moderne. L’être humain qui a organisé sa vie, son travail et lui-même est un artiste moderne.

    Travailler pour la vie et non pas pour les palais, pour les églises, pour les cimetières et les musées. Travailler au milieu de tous, pour tous et avec tous. Il n’est rien d’éternel, tout est provisoire. La prise de conscience, l’expérience, le but, les mathématiques, les techniques, l’industrie et la construction, voilà qui est au-dessus de tout.

    Vive la technique constructive. Vive l’attitude constructive envers toute chose. Vive le CONSTRUCTIVISME.

    Pour les constructivistes, on passe de la composition à la construction. Pour cette raison, Varvara Stepanova et Alexandre Rodtchenko abandonnèrent tous deux la peinture en 1921.

    Ils passèrent alors à des projets se voulant concrets, visant à occuper la surface, au moyen de la ligne.

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  • Alexandre Rodtchenko et le graphisme pour l’industrie

    Le jeune État soviétique souleva un très grand enthousiasme chez les jeunes artistes, avec parfois une large incompréhension. En effet, Lénine avait toujours souligné l’importance de l’héritage national, alors que les artistes happés par le futurisme ne voyaient les choses que par le prisme de la modernité la plus totale, avec une interprétation plus ou moins délirante.

    Le kiosque à journaux conçu par Alexandre Rodtchenko en 1919 reflète cette vision très forcée des choses ; à l’esthétique ultra-géométrique s’associe un idéalisme très prononcé, puisque le kiosque dispose d’une plate-forme où peut prendre place un propagandiste.

    Dans cette autre version, on peut lire inscrit en grand : « L’avenir est notre seul but ».

    Le club ouvrier imaginé en 1925 est déjà d’un esprit beaucoup plus concret, avec son journal mural profitant de bandes mobiles pour faire défiler automatiquement les pages, un éclairage puissant, un endroit pour les annonces, etc. Les couleurs employés sont uniquement le gris, le rouge, le noir et le blanc.

    En voici l’entrée et les panneaux de présentation, montré lors de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, à Paris la même année.

    Voici la table avec double fauteuil imaginée pour le jeu d’échecs, ainsi que la bibliothèque.

    De manière bien plus concrète, Alexandre Rodtchenko réalisa de nombreuses affiches pour la compagnie aérienne Dobrolet et la promotion de son financement.

    Fondée en 1923, Dobrolet devint Aeroflot en 1932.

    Sur l’affiche suivante, on peut lire :

    « Ayez honte que votre nom ne soit pas encore sur la liste des actionnaires de Dobrolet. Tout le pays accorde de l’intérêt à cette liste. Un rouble fait de chacun un actionnaire. Dobrolet. Vente d’actions. Moscou, Prombank, Iljinka, place de la bourse 2/7, et dans toutes les agences de Dobrolet et de la banque industrielle d’État. »

    La participation d’Alexandre Rodtchenko à un projet aussi important que l’établissement d’une compagnie aérienne dans le pays montre le passage de l’artiste se voulant d’avant-garde, mais sans perspective, à une dimension active dans le cadre de l’État soviétique. C’était tout une nouvelle dynamique qui se mettait en place.

    Alexandre Rodtchenko mena une activité ininterrompue en faveur de l’imagerie de l’industrie nouvelle et sa diffusion. Il fit également les couvertures de numéros de la revue L’auditeur de la radio, en 1929.

    Voici deux paquets conçus par lui pour les confiseries de l’usine d’État Octobre rouge.

    Cependant, c’est sa collaboration avec l’écrivain Vladimir Maïakovski qui va donner un élan marquant à son activité. Le graphisme de celui qui est devenu un designer se combine avec les slogans du poète pour former des affiches en faveur de l’industrie naissante.

    Voici une affiche expliquant que « la presse est notre arme », avec des titres de la presse publié par le Mospoligraf, puis une autre en faveur des crayons diffusés par cet organisme.

    Le photomontage réalisé pour l’oeuvre Pro èto (Au sujet de cela) de Vladimir Maïakovski de 1923 est particulièrement célèbre. On peut y voir Lilya Brik, connue pour également être sur l’affiche des éditions Lengiz.

    Les illustrations pour Pro èto se révèlent par contre encore totalement imprégnés de futurisme, avec l’approche expressionniste dans le collage.

    Alexandre Rodtchenko travailla également pour le Mosselprom, l’administration moscovite des coopératives rurales, imaginant leur design, façonnant avec sa femme Varva Stepanova, elle-même une artiste, des slogans pour le bâtiment.

    Alexandre Rodtchenko réalisa également des affiches pour le cinéma, comme pour Le cuirassé Potemkine, le classique de Sergeï Eisenstein.

    Voici ses affiches pour le réalisateur Dziga Vertov, notamment son film intitulé Ciné-Oeil.

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  • Alexandre Rodtchenko et les milieux futuristes

    Alexandre Rodtchenko, avant d’être un photographe au travail dans l’URSS construisant le socialisme sous la direction de Staline, vient des milieux cubistes-futuristes, c’est-à-dire de cette couche intellectuelle petite-bourgeoise happée par la modernité capitaliste dans une Russie encore totalement arriérée.

    Fils d’un membre des milieux du théâtre et d’une blanchisseuse, Alexandre Mikhaïlovitch Rodtchenko est né le 23 novembre 1891 à Saint-Pétersbourg ; il fit ses études d’art à Kazan, puis à Moscou, à l’école de sculpture et d’arhitecture Stroganov. Il appartient au milieu des étudiants tournés vers la « modernité » occidentale et expose pour la première fois des œuvres à « l’exposition futuriste magasin » organisé par Vladimir Tatline en 1916 dans un magasin vide, rue Petrovka à Moscou.

    Sa peinture à l’huile consistant en un autoportrait de la même année est tout à fait représentative de cette approche du futurisme russe, qui se situe à la croisée de l’impressionnisme et de l’expressionnisme. Les traits sont flous, et pourtant marqués en même temps, l’atmosphère se veut pesante et déjà on a l’accent mis sur les espaces géométriques, que ce soit avec le costume et la chemise, ou bien le visage.

    Alexandre Rodtchenko, Autoportrait, 1915

    Le futurisme se voudra supérieur à ses prédécesseurs impressionnistes ou expressionnistes en supprimant toute trace d’objet dans ses œuvres ; le suprématisme de Kazimir Malevitch en sera l’aboutissement le plus formalisé.

    Alexandre Rodtchenko a un cheminement strictement parallèle, il est partie prenante de cette tendance à l’abstraction, même s’il se posera en concurrent du suprématisme. Voici par exemple Composition n°50, de la série des « mouvements compositionnels colorés et des espaces projetés ».

    Alexandre Rodtchenko, Composition n°50, 1918

    On retrouve les mêmes obsessions que chez Kazimir Malevitch, la même tentative de former des surfaces qui s’insèrent les unes dans les autres, avec une disposition colorée cherchant à contribuer au rythme d’une sorte de représentation abstraite censée avoir une vie en soi.

    Les œuvres d’Alexandre Rodtchenko ne sont ici pas originelles en soi, même si elles témoignent d’une compréhension très approfondie de la problématique futuriste d’une représentation s’appuyant sur le triptyque poids – vitesse – mouvement.

    Voici une œuvre 1919, une « construction », une œuvre exprimant cela de la manière la plus incisive, la plus vigoureuse.

    Alexandre Rodtchenko, Composition, 1919

    Alexandre Rodtchenko n’échappe pas non plus évidemment à la perspective russe issue des icônes, avec tout ce que cela sous-tend comme force du symbolique dans la représentation. Il y a à la fois une quête de mouvement de la représentation, mais aussi de pureté.

    On retrouve particulièrement cet aspect dans la Composition n°68 (nature morte ») de 1918, ou encore notamment avec la Composition n°65 de la série « concentration de couleur », de la même année.

    Alexandre Rodtchenko, Composition n°68 (nature morte »), 1918
    Alexandre Rodtchenko, Composition n°65, 1918

    Alexandre Rodtchenko travailla aussi de manière significative les lignes et c’est ici un aspect d’importance pour ses activités photographiques ultérieurs. Les lignes qu’il conçoit sont toujours spatialisées, elles ne sont pas tant abstraction que tentative de représentation graphique. On retrouve ici tout à fait un esprit bourgeois cartésien, soucieux de géométrisation.

    Voici les Lignes sur une base verte n°92, de 1919, ainsi que des Etudes pour une construction de 1921, ainsi que Construction no. 126 de 1920.

    Alexandre Rodtchenko, Lignes sur une base verte n°92, 1919
    Alexandre Rodtchenko, Etudes pour une construction, 1921
    Alexandre Rodtchenko, Construction no. 126, 1920

    Enfin, Alexandre Rodtchenko fit naturellement, dans cet esprit, des tentatives assumant directement l’abstraction. Voici Deux cercles n°127, de 1920, ainsi qu’une réponse directe au carré blanc sur fond blanc de Kazimir Malevitch : Peinture non-objective n°80 (noir sur noir) de 1918.

    Alexandre Rodtchenko, Deux cercles n°127, 1920
    Alexandre Rodtchenko, Peinture non-objective n°80 (noir sur noir), 1918.

    Cette démarche radicale-nihiliste culmina avec trois dernières peintures, exposées lors de l’exposition futuriste 5×5=25.

    Pure couleur rouge, Pure couleur jaune et Pure couleur bleue symbolisaient pour Alexandre Rodtchenko la fin de la peinture comme expression artistique. Les couleurs pures écrasaient toute possibilité de représentation de l’objet. On en arrive à la même abstraction que le suprématisme, le même cul-de-sac idéaliste.

    Alexandre Rodtchenko, Pure couleur rouge, Pure couleur jaune et Pure couleur bleue, 1921

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  • La charge photographique d’Alexandre Rodtchenko

    Ce qui caractérise la photographie d’Alexandre Rodtchenko, c’est sa reconnaissance de la dignité du réel, sa capacité donner à l’image une charge photographique. Cette charge est à mi-chemin de la prise de vue sur le vif et d’une reconnaissance du mouvement réel.

    L’une des photographies les plus emblématiques de cette capacité est le portrait de Lili Brik.

    Portrait de Lili Brik, 1924

    L’oeuvre est très connue à travers la publicité pour la maison d’éditions Knigi qu’Alexandre Rodtchenko réalisa la même année.

    Alexandre Rodtchenko vise à capter le sens de ce qu’il portraitise. Il procède pour cela à des adéquations entre l’image et la personne.

    Cela se voit ici avec le portrait de Simeon Kirsanov. Le portrait devait être déconcertant pour les observateurs de son époque, en particulier en dehors de la Russie soviétique.

    En effet, il adopte un point de vue à hauteur d’homme, alors qu’à l’époque la plupart des images sont prises à hauteur de nombril, en partie à cause du matériel utilisé, mais aussi par convention académique.

    Le cadrage d’Alexandre Rodtchenko met en valeur le regard du poète, fixe un point en dehors du cadre. Il se dégage de cette œuvre une grande modernité qui coïncide parfaitement avec le profil de l’intellectuel socialiste, engagé dans son activité, nullement dans un laisser-aller d’esprit bohème bourgeois.

    Portrait de Simeon Kirsanov, en 1928

    Une oeuvre emblématique d’Alexandre Rodtchenko est La jeune fille au Leica, en 1934. Le photographe a alors cessé sa prétention cubiste-formaliste et accepter de remettre en cause ce que l’URSS a défini comme du formalisme de gauche.

    On a ici alors une photographie particulièrement dense, à la fois un instantané mais s’appuyant sur une profonde maîtrise des questions graphiques.

    Alexandre Rodtchenko, La jeune fille au Leica, 1934

    S’extirpant du cubisme-futurisme et abandonnant une prétention photographique forcée, formelle, Alexandre Rodtchenko a concrétisé une activité témoignant du réel dans sa dignité.

    Cela permet une oeuvre comme La pionnière. C’est l’une des photos plus connue de Rodtchenko. L’image fonctionne immédiatement. Elle n’a besoin ni d’une note d’accompagnement de l’auteur, ni de connaissance artistique particulière de la part de celui qui la voit.

    A la lecture de cette image, le spectateur est ému par la dignité qui s’en dégage.  L’approche réaliste de Rodtchenko lui permet de trouver au sein du groupe de pionniers rassemblés ce jour-là, la jeune personne qui donnera son visage à la synthèse qu’il cherche à composer.

    Alexandre Rodtchenko, La pionnière, 1930

    Il s’agit d’une jeune fille à la beauté simple, dont le regard droit est éclairé par la dureté du soleil. Elle porte en elle la fierté de participer à l’évènement, dans son l’uniforme de pionnier. Le léger pli de son front est la marque du sérieux, du solennel.

    Rodtchenko va, par son travail, rendre tout cela évident au regard du spectateur. Le visage est tourné vers la droite, donc vers l’avenir selon le sens de lecture occidental. Par le mouvement de la caméra, il expose le sujet en contre-plongée. Le visage apparait alors monumental, le spectateur est comme face à une statue antique. Cet effet est contre-balancé par le mouvement du vent dans la chevelure qui caresse le visage de la jeune fille et lui rend son caractère enfantin.

    La pionnière, c’est l’image de la jeunesse socialiste, confiante dans un avenir abordé avec sérieux et détermination dans la noblesse des sentiments.

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  • Alexandre Rodtchenko et le sens de la prise de vue

    Alexandre Rodtchenko est une photographe soviétique devenue une figure de la photographie mondiale. La raison de cela est qu’il a cherché à conférer à la photographie une nouvelle dignité en la reliant de manière ouverte au réel et à sa transformation.

    Il y a ici un paradoxe en apparence, qui tient en réalité au processus inégal de développement. Initialement, Alexandre Rodtchenko appartient à la bourgeoisie intellectuelle qui, juste avant la révolution d’Octobre 1917, est attiré par deux choses. Tout d’abord, il y a un regard ému, attendri, sympathique avec la cause ouvrière et même, au-delà, avec les principes socialistes. De l’autre, il y a une fascination pour le remue-ménage provoqué par le développement du capitalisme en Russie.

    Alexandre Rodtchenko est ainsi un fervent partisan des bolcheviks, mais de l’autre il est un peintre cubiste-futuriste, produisant des œuvres abstraites coupées de l’histoire du peuple et du peuple lui-même.

    Alexandre Rodtchenko,
    Construction n°95, 1919

    Il rompt alors avec sa peinture pour passer dans la photographie et élabore une conception qui est celle qui deviendra au début du 21e siècle celle d’Instagram, tout au moins si la démarche d’Instagram n’avait pas été entièrement corrompu par le capitalisme.

    Alexandre Rodtchenko dit en effet la chose suivante. La peinture peut synthétiser un portrait, car elle est une mise en scène. La photographie ne le peut pas, à moins d’être finalement une peinture mise en photographie. Il ne faut par conséquent pas qu’une seule photo, mais beaucoup de photos.

    Une seule photographie ne peut pas saisir le portrait de quelqu’un. Mais si on en a beaucoup, alors on obtient ce portrait. C’est la base de la portraitisation par série, étant la matrice culturelle d’un réseau social axé sur l’image comme présentation, tel Instagram avant son inévitable retournement en son contraire par les mises en scène, la retouche photo, la présentation d’une vie fictive.

    C’est la base également du principe de la prise sur le vif comme reflet d’une partie du réel.

    L’architecte Alexandre Vesnine photographié par Alexandre Rodtchenko en 1924

    Dans un article pour la revue gauchiste Novi LEF, Alexandre Rodtchenko donne la conclusion suivante à son article Contre le portrait « synthétique, pour la prise de vue, en 1928 :

    « Dites sincèrement, qu’est-ce qui doit rester de Lénine : des bronzes artistiques, des portraits par des peintures à l’huile, des gravures, des aquarelles, le journal quotidien de son secrétaires, les souvenirs de ses amis, ou bien un dossier de photographies, qui le montrent dans son travail et dans son temps libre, une archive de ses ouvrages, de ses notes, de ses carnets, des enregistrements à l’écrit de ses propos, des enregistrements filmés, des enregistrements pour tourne-disques ?

    Je veux dire que le choix n’est pas difficile. Contre l’art, tout être humain cultivé moderne doit se mettre à lutter.

    Ne mentez pas ! Photographiez, photographiez ! Fixer l’être humain non pas avec un portrait « synthétique », mais dans une pluralité de prises de vue, à l’occasion de moments les plus différents et des conditions les plus distinctes.

    Peignez la vérité. Appréciez chaque chose dans sa vérité et sa modernité. Alors nous serons vrais et pas simplement des figurines. »

    La mère d’Alexandre Rodtchenko,
    prise par lui en photo en 1924

    Le discours sur la prise de vue que tient Alexandre Rodtchenko est profondément inégal. En effet, par la prise de vue de moments différents, il vise lui-même une perspective synthétique.

    On a ici une incohérence propre au constructivisme, dont il fut le principal chef de file. Le courant cubiste-futuriste en concurrence avec le constructivisme était le suprématisme de Kazimir Malevitch. Ce dernier se tournait avec l’abstraction pure.

    Alexandre Rodtchenko était en désaccord. Le constructivisme était au contraire très volontaire pour se tourner vers le concret, pour se poser comme un accompagnement de la révolution technique et industrielle, appelant l’art à s’adapter à une perspective de planification et d’organisation.

    La dimension subjectiviste était évidente, mais supervisée par le Parti dans le cadre du socialisme, la photographie d’Alexandre Rodtchenko put devenir productive.

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  • Lénine : Du mot d’ordre des États-Unis d’Europe (1915)

    Social-Démocrate, n° 44, 23 août 1915

    Dans le n° 40 du Social-Démocrate, nous annoncions que la Conférence des sections de notre Parti, à l’étranger, avait décidé d’ajourner la question relative au mot d’ordre des « États-Unis d’Europe », jusqu’à ce que le côté économique de la question fût examiné dans la presse.

    Les débats sur cette question avaient pris à notre conférence un caractère politique unilatéral. En partie cela tenait peut-être à ce que le manifeste du Comité Central formulait expressément ce mot d’ordre comme un mot d’ordre politique (« mot d’ordre politique immédiat… » y est-il dit) ; non seulement il préconisait les États-Unis républicains d’Europe, mais il soulignait spécialement que « sans le renversement révolutionnaire des monarchies allemande, autrichienne et russe », ce mot d’ordre était absurde, mensonger.

    On aurait absolument tort d’objecter à cette façon de poser la question dans les limites d’une appréciation politique de ce mot d’ordre, par exemple, en disant qu’il éclipse ou affaiblit, etc., le mot d’ordre de révolution socialiste.

    Les transformations politiques dans un sens véritablement démocratique, et à plus forte raison les révolutions politiques, ne peuvent en aucun cas, jamais, quelles que soient les conditions, ni éclipser, ni affaiblir le mot d’ordre de révolution socialiste.

    Au contraire elles la rapprochent toujours, élargissant sa base, entraînant à la lutte socialiste de nouvelles couches de la petite bourgeoisie et des masses de semi-prolétaires.

    D’autre part les révolutions politiques sont inéluctables dans le cours de la révolution socialiste que l’on ne doit pas regarder comme un acte unique, mais comme une époque de commotions politiques et économiques orageuses, de luttes de classe très aiguës, de guerre civile, de révolution et de contre-révolution.

    Mais si le mot d’ordre des États-Unis républicains d’Europe formulé en connexion avec le renversement révolutionnaire des trois monarchies les plus réactionnaires d’Europe, la monarchie russe en tête, est absolument invulnérable comme mot d’ordre politique, il reste encore une question éminemment importante : le contenu et la portée économiques de ce mot d’ordre.

    Au point de vue des conditions économiques de l’impérialisme, c’est-à-dire des exportations de capitaux et du partage du monde par les puissances coloniales « avancées » et « civilisées », les États-Unis d’Europe sont, en régime capitaliste, ou bien impossibles, ou bien réactionnaires.

    Le capital est devenu international et monopolisateur. Le monde se trouve partagé entre une poignée de grandes puissances, c’est-à-dire de puissances qui s’enrichissent dans le pillage en grand et dans l’oppression des nations.

    Quatre grandes puissances d’Europe : Angleterre, France, Russie et Allemagne, avec une population de 250-300 millions d’habitants et une superficie de près de 7 millions de kilomètres carrés, possèdent des colonies dont la population est d’environ un demi-milliard de personnes (494,5 millions), et la superficie est de 64,6 millions de kilomètres carrés, soit près de la moitié du globe (133 millions de kilomètres carrés sans les régions polaires).

    Ajoutez à cela les trois pays d’Asie : la Chine, la Turquie, la Perse actuellement déchirées par les forbans qui font la guerre « émancipatrice » : le Japon, la Russie, l’Angleterre et la France.

    Ces trois pays asiatiques, que l’on peut appeler semi-colonies (en réalité ils sont maintenant, pour les neuf dixièmes, des colonies) comptent 360 millions d’habitants et 14,5 millions de kilomètres carrés de surface (c’est-à-dire près d’une fois et demie la surface de toute l’Europe).

    Poursuivons. L’Angleterre, la France et l’Allemagne ont placé à l’étranger un capital d’au moins 70 milliards de roubles. Pour toucher un appréciable profit « légitime » sur cette agréable somme, – profit qui dépasse trois milliards de roubles par an, – il existe des comités nationaux de millionnaires, appelés gouvernements, qui sont pourvus d’une armée et d’une flotte militaire et qui « installent » dans les colonies et semi-colonies, fils et frères de « monsieur le milliard », en qualité de vice-rois, consuls, ambassadeurs, fonctionnaires de toute sorte, popes et autres vampires.

    Ainsi est organisée, à l’époque du développement supérieur du capitalisme, la spoliation par une poignée de grandes puissances, de près d’un milliard d’habitants du globe. Et en régime capitaliste, toute autre organisation est impossible. Renoncer aux colonies, aux « zones d’influence » à l’exportation des capitaux ?

    Y songer serait descendre au niveau d’un petit pope qui, tous les dimanches, prêche aux riches la grandeur du christianisme et leur recommande de donner aux pauvres… sinon quelques milliards, du moins quelques centaines de roubles par an.

    Les États-Unis d’Europe, en régime capitaliste, seraient comme une entente pour le partage des colonies. Or en régime capitaliste le partage ne peut avoir d’autre base, d’autre principe que la force.

    Le milliardaire ne peut partager le « revenu national » du pays capitaliste avec qui que ce soit, autrement que « en proportion du capital » (avec encore cette addition que le plus gros capital recevra plus qu’il ne lui revient). Le capitalisme c’est la propriété privée des moyens de production et l’anarchie dans la production. Prêcher le partage « équitable » du revenu sur cette base, c’est du proudhonisme, du béotisme de petit bourgeois et de philistin. On ne peut partager autrement que « selon la force ».

    Or la force change avec le progrès économique. Après 1871 l’Allemagne s’est renforcée trois ou quatre fois plus vite que l’Angleterre et la France. Le Japon, dix fois plus vite que la Russie. Pour vérifier la force réelle de l’État capitaliste, il n’y a et il ne peut y avoir d’autre moyen que la guerre.

    La guerre n’est pas en contradiction avec les principes de la propriété privée ; elle en est le développement direct et inévitable. En régime capitaliste, le développement égal des différentes économies et des différents États est impossible.

    Les seuls moyens possibles de rétablir de temps en temps l’équilibre compromis, ce sont en régime capitaliste les crises dans l’industrie, les guerres en politique.

    Certes, des ententes provisoires sont possibles entre capitalistes et entre puissances. En ce sens, les États-Unis d’Europe sont également possibles, comme une entente de capitalistes européens … dans quel but ?

    Dans le seul but d’étouffer en commun le socialisme en Europe, de protéger en commun les colonies accaparées contre le Japon et l’Amérique, extrêmement lésés dans l’actuel partage des colonies, et qui se sont renforcés au cours de ces cinquante dernières années infiniment plus vite que l’Europe monarchique, arriérée, laquelle déjà pourrit de vieillesse.

    Comparée aux États-Unis d’Amérique, l’Europe dans son ensemble signifie stagnation économique. Sur la base économique d’aujourd’hui, c’est-à-dire en régime capitaliste, les États-Unis d’Europe signifieraient organisation de la réaction en vue de contenir le développement plus rapide de l’Amérique. Les temps sont révolus où l’œuvre de la démocratie et celle du socialisme étaient liées uniquement à l’Europe.

    Les États-Unis du monde (et non de l’Europe) sont cette forme d’État – forme d’union et de liberté des nations, – que nous rattachons au socialisme, – en attendant que la victoire totale du communisme amène la disparition définitive de tout État, y compris l’État démocratique.

    Toutefois, comme mot d’ordre indépendant, celui des États-Unis du monde ne serait guère juste, d’abord parce qu’il se confond avec le socialisme ; en second lieu, parce qu’il pourrait donner lieu à une fausse interprétation de l’impossibilité de la victoire du socialisme dans un seul pays et de l’attitude de ce pays envers les autres.

    L’inégalité du développement économique et politique est une loi absolue du capitalisme. Il s’ensuit que la victoire du socialisme est possible au début dans un petit nombre de pays capitalistes ou même dans un seul pays capitaliste pris à part.

    Le prolétariat victorieux de ce pays, après avoir exproprié les capitalistes et organisé chez lui la production socialiste, se dresserait contre le reste du monde capitaliste en attirant à lui les classes opprimées des autres pays, en les poussant à s’insurger contre les capitalistes, en employant même, en cas de nécessité, la force militaire contre les classes d’exploiteurs et leurs États.

    La forme politique de la société dans laquelle le prolétariat est victorieux, en renversant la bourgeoisie, sera la République démocratique, qui centralise de plus en plus les forces du prolétariat d’une nation ou de nations dans la lutte contre les États qui ne sont pas encore passés au socialisme. La suppression des classes est impossible sans la dictature de la classe opprimée, du prolétariat.

    La libre union des nations dans le socialisme est impossible sans une lutte opiniâtre, plus ou moins longue, des Républiques socialistes contre les États arriérés.

    C’est pour cette raison et à la suite de nombreuses discussions sur ce point, pendant et après la Conférence des sections du P.O.S.D.R. à l’étranger, que la rédaction de l’organe central en a conclu à la fausseté du mot d’ordre des États-Unis d’Europe.

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  • Lénine : La faillite de l’internationalisme platonique (1915)

    Nous avons déjà dit (voir le n° 41 du Social‑Démocrate [1] que Naché Slovo devait, à tout le moins, exposer nettement sa plate‑forme, s’il voulait que son internationalisme pût être pris au sérieux.

    Comme pour nous répondre, le n° 85 de Naché Slovo (daté du 9 mai) publie une résolution adoptée à une réunion commune du comité de rédaction et du groupe des collaborateurs parisiens de Naché Slovo ; notons que, « tout en étant d’accord avec la teneur de la résolution dans son ensemble, deux membres de la rédaction ont déclaré réserver leur opinion à propos des méthodes d’organisation de la politique intérieure du parti en Russie ».

    Cette résolution est un témoignage tout à fait remarquable de panique et d’impuissance politiques.

    Le mot internationalisme revient très souvent ; on proclame « une rupture idéologique complète avec toutes les variétés du nationalisme socialiste » ; on cite les résolutions de Stuttgart et Bâle. Les intentions sont excellentes, sans aucun doute.

    Mais… mais il est visible qu’on se grise de mots, car, en réalité, il n’est ni possible ni nécessaire de rompre « complètement » avec « toutes » les variétés de social‑nationalisme, de même qu’il n’est ni possible ni nécessaire d’énumérer toutes les variétés de l’exploitation capitaliste pour devenir un ennemi du capitalisme.

    Mais il est possible et nécessaire de briser sans ambiguïté avec ses principales variétés, par exemple avec celles de Plékhanov, de Potressov (Naché Diélo), du Bund, d’Axelrod, de Kautsky. La résolution promet trop, mais ,ne donne rien ; elle menace de rompre complètement avec toutes les variétés, mais elle n’ose môme pas nommer les principales d’entre elles.

    … Au Parlement anglais, il est de mauvais ton de désigner les gens nommément, et on n’y parle que des « nobles lords » et des « très honorables députés de telle ou telle circonscription ». Quels parfaits anglomanes, quels diplomates raffinés que les collaborateurs de Naché Slovo !

    Avec quelle élégance ils éludent le fond du problème, avec quelle politesse ils nourrissent les lecteurs de formules qui servent à dissimuler leurs pensées ! Ils disent vouloir entretenir des « rapports amicaux » (de vrais Guizot, comme dit un héros de Tourgéniev) avec toutes les organisations, « pour autant qu’elles appliquent… les principes de l’internationalisme révolutionnaire »… et ils restent en « rapports amicaux » justement avec celles qui n’appliquent pas ces principes.

    La « rupture idéologique », que les gens de Naché Slovo mettent d’autant plus d’emphase à proclamer qu’ils ont moins le désir et le pouvoir de l’appliquer, consiste à élucider la question des origines du social‑nationalisme, des conditions qui l’ont consolidé, des moyens de le combattre.

    Les social‑nationalistes ne se donnent pas eux-mêmes ce nom et ne se reconnaissent pas comme tels.

    Ils ont tout, et ils sont obligés de tout faire, pour se couvrir d’un pseudonyme, pour jeter de la poudre aux yeux des asses ouvrières, pour effacer les traces de leurs liaisons avec l’opportunisme, pour masquer leur trahison, c’est‑à‑dire leur ralliement de fait au camp de la bourgeoisie, leur alliance avec les gouvernements et les états‑majors.

    Forts de cette alliance et détenant toutes les positions, les social‑nationalistes sont aujourd’hui les premiers à invoquer à grands cris l’« unité » des partis social‑démocrates, et à accuser les ennemis de l’opportunisme d’être des scissionnistes ‑ voir la dernière circulaire officielle de la direction (« Vorstand ») de la social‑démocratie allemande contre les revues vraiment internationalistes : Lichistrahlen (Les Rayons de Lumière) et Die Internationale (l’Internationale).

    Ces revues n’ont eu besoin de proclamer ni leurs « rapports amicaux » avec les révolutionnaires, ni la « rupture idéologique complète avec toutes les variétés du social‑nationalisme » ; elles s’en sont carrément désolidarisées, et elles l’ont fait de telle manière que « toutes les variétés » d’opportunistes sans exception ont poussé de furieux hurlements, montrant ainsi que les flèches ont bien atteint leur but.

    Et Naché Slovo ?

    Il déclenche contre le social‑nationalisme une révolte à genoux, car Naché Slovo ne démasque pas les avocats les plus dangereux de ce courant bourgeois (tel Kautsky), il ne déclare pas la guerre à l’opportunisme ; au contraire, il n’en parle pas, il n’entreprend ni n’indique la moindre démarche à faire pour libérer le socialisme de sa honteuse sujétion à l’égard du patriotisme.

    En disant : l’unité n’est pas obligatoire avec ceux qui sont passés du côté de la bourgeoisie, mais la scission ne l’est pas non plus, le Naché Slovo se rend en fait à la merci des opportunistes, en faisant néanmoins un joli geste que l’on peut interpréter comme une menace terrible à l’égard des opportunistes, mais tout aussi bien comme un signe d’amitié.

    Il est très probable que les opportunistes vraiment habiles, ceux qui savent apprécier la conjonction d’une phraséologie de gauche et d’une action pratique modérée, auraient répondu à la résolution de Naché Slovo (si on les avait obligés à y répondre) à peu près de la même façon que les deux membres précités de la rédaction : nous sommes d’accord avec la « teneur générale » (car nous ne sommes pas du tout des social‑nationalistes, pas le moins du monde !) ; quant aux « méthodes d’organisation de la politique intérieure du parti », nous « réservons notre opinion » et la ferons connaître en temps opportun. C’est ce qu’on appelle ménager la chèvre et le chou.

    La subtile diplomatie de Naché Slovo s’est complètement effondrée lorsqu’il a fallu parler de la Russie.

    « L’unification du parti s’était révélée impossible en Russie dans les conditions de l’époque précédente », déclare la résolution. Lire : l’unification du parti ouvrier avec le groupe des liquidateurs‑légalistes s’était révélée impossible. C’est reconnaître indirectement la faillite du bloc réalisé à Bruxelles pour sauver les liquidateurs.

    Pourquoi Naché Slovo craint‑il de le reconnaître ouvertement ? Pourquoi craint‑il d’expliquer clairement aux ouvriers les raisons de cette faillite ? N’est‑ce, pas parce que celle‑ci a prouvé dans les faits que la politique suivie par tous ses participants était à base d’hypocrisie ? N’est‑ce pas parce que Naché Slovo désire conserver des « rapports amicaux » avec deux « variétés » (au moins) du social­-nationalisme, à savoir les bundistes et le Comité d’organisation (Axelrod), dont les déclarations publiées dans la presse attestent l’intention et l’espoir de ressusciter le bloc de Bruxelles ?

    « Les nouvelles conditions… minent le terrain sur lequel reposaient les anciennes fractions »…

    N’est‑ce pas le contraire ? Les nouvelles conditions n’ont en rien éliminé le courant liquidateur, elles n’en ont même pas ébranlé le noyau fondamental (Nacha Zaria) en dépit de toutes les hésitations et de toutes les palinodies de telles ou telles personnalités ; elles ont approfondi et aggravé la divergence avec ce noyau, car il est devenu maintenant non seulement liquidateur, mais aussi social‑nationaliste !

    La question du courant liquidateur est désagréable pour Naché Slovo : il la tient donc pour nulle et non avenue, puisque l’ancien selon lui, est miné par le nouveau, et ne souffle mot du nouveau terrain, social‑nationaliste, sur lequel repose l’ancien… courant liquidateur !

    La dérobade est plaisante. On ne dit rien de Nacha  Zaria parce qu’elle n’existe plus, ni de Naché Diélo, apparemment parce que Potressov, Tchérévanine, Maslov et Cie peuvent être considérés comme des nouveaux‑nés en matière de politique…

    Mais ce n’est pas seulement Potressov et Cie que les rédacteurs de Naché Slovo voudraient considérer comme des nouveaux‑nés ; ils voudraient se faire passer eux‑mêmes pour tels. Ecoutez‑les :

    « Les groupes fractionnels et interfractionnels créés au cours de l’époque précédente étant aujourd’hui encore, dans cette période de transition, les seuls » (notez cela !) « points de ralliement ‑ bien imparfaits, certes ‑ des ouvriers d’avant‑garde, Naché Slovo estime que les intérêts de son activité essentielle pour l’union des internationalistes excluent la subordination organique du journal, sous une‑forme directe ou indirecte, à l’un des anciens groupements de parti, aussi bien que l’unification artificielle de ses partisans au sein d’une fraction particulière, s’opposant sur le plan politique aux anciens groupements ».

    Comment cela ? Qu’est‑ce à dire ? 

    Etant donné que les conditions nouvelles minent les anciens groupements, nous reconnaissons par conséquent ces derniers comme les seuls réels ! 

    Etant donné que les conditions nouvelles exigent un nouveau regroupement par rapport, non pas au courant liquidateur, mais à l’internationalisme, nous renonçons par conséquent àrassembler les internationalistes car ce serait « artificiel » ! C’est là une véritable apothéose de l’impotence politique.

    Après avoir prêché l’internationalisme pendant 200 jours, Naché Slovo a avoué sa faillite politique totale : ne pas « se subordonner » aux anciens groupements (pourquoi ce mot si impressionnant ? Pourquoi ne pas dire « ne pas adhérer », « ne pas accorder son soutien » aux anciens groupements, « ne pas s’en déclarer solidaire » ?), ni en créer de nouveaux.

    On vivra, comme par le passé, au sein des groupements définis par rapport au courant liquidateur, on «se subordonnera » à eux ; quant à Naché Slovo, qu’il continue d’exister pour faire office, en quelque sorte, d’enseigne criarde ou de promenade du dimanche dans les jardins du verbalisme internationaliste. Les rédacteurs de Naché Slovo y écriront ce que bon leur semblera et les lecteurs de Naché Slovo y liront ce qui leur plaira 107.

    Pendant 200 jours on a parlé du rassemblement des internationalistes, et on a fini par conclure qu’on ne pouvait rassembler personne, même pas soi‑même, les rédacteurs et les collaborateurs de Naché Slovo, et on déclare qu’un tel rassemblement est « artificiel ».

    Quel triomphe pour Potressov, pour les bundistes, pour Axelrod ! Et comme les ouvriers sont habilement mystifiés : côté face les brillantes phrases internationalistes de Naché Slovo, sincèrement hostile aux fractions et libéré des anciens groupements périmés ; côté pile ‑ les « seuls » points de ralliement sont les anciens groupements…

    La faillite politique et idéologique avouée aujourd’hui par Naché Slovo n’est pas le fruit du hasard, mais l’inévitable résultat des tentatives de nier verbalement les rap­ports réels des forces.

    Au sein du mouvement ouvrier de Russie, ces rapports se ramènent à la lutte entre le courant des liquidateurs et des social‑patriotes (Naché Diélo), et le parti ouvrier social‑démocrate marxiste, reconstitué par la conférence de janvier 1912, renforcé par les élections à la IV° Douma d’Etat (curie ouvrière), raffermi par les journaux pravdistes entre 1912 et 1914, et qui est représenté par la Fraction ouvrière social‑démocrate de Russie.

    Ce parti a prolongé sa lutte contre le courant bourgeois liquidateur par une lutte contre le courant non moins bourgeois du social­-patriotisme.

    La justesse de la ligne de ce parti, de notre Parti, est confirmée par la grande expérience d’une portée historique universelle de la guerre européenne, et par la petite, la minuscule expérience qu’est la mille et unième tentative d’unification non fractionnelle entreprise par Naché Slovo : cette tentative a fait fiasco, confirmant ainsi la résolution. de la conférence de Berne (n° 40 du Social‑Démocrate) sur les internationalistes « platoniques » [2].

    Les véritables internationalistes se refuseront aussi bien à siéger (en le cachant aux ouvriers) au sein des anciens groupements liquidateurs qu’à rester en dehors de tous groupements. Ils rejoindront les rangs de notre Parti.

    Notes

    [1] Voir l’article « Le problème de l’unification des internationalistes » du 1° mai 1915.

    [2] Cf. Lettre du comité Central du P.O.S.D.R. à la rédaction de Naché Slovo.

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  • Lénine : La Corruption des ouvriers par un nationalisme raffiné (1914)

    Pout Pravdy n°82, 10 mai 1914

    Plus le mouvement ouvrier se développe, et plus sont acharnées les tentatives de la bourgeoisie et des féodaux pour l’écraser ou le disloquer. Ces deux procédés, l’écrasement par la force et la dislocation sous l’influence bourgeoise, sont constamment pratiqués dans le monde entier, dans tous les pays, la priorité étant accordée tantôt à l’un, tantôt à l’autre, par les différents partis des classes dominantes.

    En Russie, notamment après 1905, lorsque les plus intelligents des bourgeois ont vu clairement combien la force brutale était insuffisante à elle seule, toutes sortes de partis et de groupes bourgeois «progressistes» usent de plus en plus souvent du procédé de la division des ouvriers par la diffusion de diverses idées et doctrines bourgeoises qui affaiblissent la lutte de la classe ouvrière.

    Au nombre de ces idées, il faut ranger un nationalisme raffiné, qui prêche la division et l’émiettement du prolétariat sous les prétextes les plus spécieux et les plus séduisants ; par exemple, sous prétexte de défendre les intérêts de la «culture nationale» de l’«autonomie ou de l’indépendance nationale» etc., etc.

    Les ouvriers conscients s’efforcent de rejeter tout nationalisme, aussi bien le nationalisme grossier, violent, à la Cent-Noir, que le nationalisme le plus raffiné, celui qui prêche l’égalité en droits des nations en même temps que… la dislocation du camp ouvrier, des organisations ouvrières, du mouvement ouvrier, par nationalités.

    Mettant en pratique les résolutions adoptées à la dernière conférence des marxistes (été 1913), ils défendent – à la différence de toutes les couches de la bourgeoisie nationaliste – non seulement l’égalité en droits la plus complète, la plus conséquente, une égalité poussée jusqu’au bout, des nations et des langues, mais aussi la fusion des masses ouvrières des différentes nationalités dans toutes sortes d’organisations prolétariennes uniques.

    Là est la différence radicale entre le programme national du marxisme et celui de n’importe quelle bourgeoisie, fût-elle la plus «avancée».

    La reconnaissance de l’égalité en droits des nations et des langues est chère aux marxistes non seulement parce qu’ils sont les plus conséquents des démocrates.

    Les intérêts de la solidarité prolétarienne, de l’unité fraternelle de la lutte de classe des ouvriers, exigent la plus complète égalité en droits des nations, afin d’éliminer la moindre méfiance, le moindre particularisme, la moindre suspicion, la moindre animosité d’ordre national. Et la pleine égalité des droits implique aussi la répudiation de tout privilège en faveur d’une langue quelconque, elle implique la reconnaissance du droit à la libre disposition de toutes les nations.

    Au contraire, pour la bourgeoisie, la revendication de l’égalité en droits des nations revient bien souvent à prêcher en fait l’exclusivisme national et le chauvinisme, et s’associe très fréquemment à une propagande en faveur de la division et de l’isolement des nations.

    L’internationalisme prolétarien est absolument inconciliable avec cette position, car il enseigne, non seulement le rapprochement des nations, mais la fusion des masses ouvrières de toutes les nationalités d’un Etat donné au sein d’organisations prolétariennes uniques.

    C’est pourquoi les marxistes condamnent résolument ce qu’on appelle l’«autonomie nationale culturelle», c’est-à-dire le retrait de l’école du ressort de l’Etat pour la remettre entre les mains des différentes nationalités. Ce plan de division revient à confier l’école, les questions de «culture nationale» à des unions nationales, ayant leurs propres diètesleurs finances scolaires, leurs conseils scolaires, leurs institutions scolaires.

    C’est un plan d’un nationalisme raffiné qui corrompt et divise la classe ouvrière. A ce plan (qui est celui des bundistes, des liquidateurs et des populistes [1], c’est-à-dire des différents groupes petits-bourgeois) les marxistes opposent le principe suivant : égalité absolue en droits des nations et des langues, jusques et y compris la négation de la nécessité d’une langue officielle, mais, en même temps, prise de position en faveur du rapprochement le plus complet des nations, de l’unité des institutions d’Etat pour toutes les nations, de l’unité des conseils scolaires et de la politique scolaire (école laïque !), de l’unité des ouvriers des différentes nations dans leur lutte contre le nationalisme de toute bourgeoisie nationale, contre ce nationalisme que, pour tromper les naïfs, on présente sous la forme du mot d’ordre de «culture nationale».

    Que les nationalistes petits-bourgeois, les bundistes, les liquidateurs, les populistes, les publicistes du Dzvin, défendent au grand jour leurs principes d’un nationalisme bourgeois raffiné, c’est leur droit. Mais qu’ils n’essaient pas de tromper les ouvriers, comme le fait, par exemple, Madame V.O., dans le n° 35 de la Sévernaïa Rabotchaïa Gazéta [2], en s’appliquant à persuader les lecteurs que le journal Za Pravdou [3] rejette l’enseignement dans la langue maternelle ! ! !

    C’est une grossière calomnie, car non seulement les pravdistes reconnaissent ce droit, mais ils le font d’une façon plus conséquente que quiconque. Ils ont été les premiers en Russie à admettre intégralement les droits de la langue maternelle quand ils se sont joints à la conférence des marxistes qui se prononça pour la suppression de la langue officielle obligatoire!

    Confondre l’enseignement dans la langue maternelle avec «la division de l’école par nationalités dans les limites d’un même Etat», avec l’«autonomie nationale culturelle» , avec le «retrait de l’école du ressort de l’Etat», c’est faire preuve de l’ignorance la plus crasse.

    Nulle part dans le monde les marxistes (et même les démocrates) ne rejettent l’enseignement dans la langue maternelle. Et nulle part dans le monde les marxistes n’ont adopté un programme d’«autonomie nationale culturelle» ; c’est seulement en Autriche qu’il a été proposé.

    L’exemple de la Finlande, invoqué par Madame V.O., se retourne contre elle, car dans ce pays l’égalité en droits des nations et des langues (que nous reconnaissons sans réserve et plus résolument que quiconque) est proclamée et réalisée, mais il n’y est seulement question de «retirer l’école du ressort de l’Etat», de créer des unions nationales particulières chargées de régler toutes les questions scolaires, de cloisonner l’école d’Etat par des barrières nationales, etc.

    Notes

    Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

    [1] Populistes, partisans du populisme, courant petit–bourgeois dans le mouvement révolutionnaire de Russie, formé dans les années 60 et 70 du XIXe siècle. Les populistes luttaient contre l’autocratie, pour la remise des terres seigneuriales aux paysans. Mais en même temps ils niaient la nécessité légitime du développement des rapports capitalistes en Russie et, partant, c’est dans la paysannerie et non dans le prolétariat qu’ils voyaient la force révolutionnaire principale. Ils considéraient la communauté rurale comme l’embryon du socialisme. Pour soulever les paysans contre l’autocratie, les populistes se rendaient à la campagne, allaient « au peuple» pour y faire de l’agitation, mais ils n’y trouvèrent pas d’appui

    Dans les années 80-90 du XIXe siècle les populistes s’engagèrent dans la voie de la réconciliation avec le tsarisme, défendirent les intérêts des koulaks et luttèrent contre le marxisme. [N.E.]

    [2] Sévernaïa Rabotchaïa Gazéta (Journal ouvrier du Nord), quotidien légal des menchéviks liquidateurs paraissant à Pétersbourg de janvier à mai 1914. [N.E.]

    [3] Za Pravdou (Pour la vérité), titre sous lequel parut la Pravda du 1er octobre au 5 décembre 1913. [N.E.]

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  • Lénine : Projet de loi sur l’égalité des nations (1914)

    Pout Pravdy n°48, 28 mars 1914

    Camarades,

    La Fraction ouvrière social-démocrate de Russie a décidé de déposer à la IVe Douma d’Etat le projet de loi que vous trouverez ci-après et qui tend à abroger les restrictions aux droits des Juifs et des autres « allogènes».

    Ce projet de loi est consacré à l’abrogation de toutes les restrictions de caractère national frappant toutes les nations: Juifs, Polonais, etc. Mais il s’arrête plus particulièrement sur les restrictions imposées aux Juifs. Cela se conçoit : aucune nationalité de Russie n’est aussi opprimée et persécutée que la nation juive. L’antisémitisme pousse de racines toujours plus profondes parmi les couches possédantes.

    Les ouvriers juifs gémissent sous le poids d’un double joug, qui les frappe en tant qu’ouvriers et en tant que juifs. Les persécutions contre les Juifs ont pris, dans les dernières années, des proportions absolument invraisemblables. Il suffit de rappeler les pogromes antisémites et l’affaire Beylis [1].

    Ceci étant, les marxistes organisés doivent accorder à la question juive toute l’attention qu’elle mérite.

    Il va de soi que cette question ne peut être résolue de façon valable que conjointement avec les questions fondamentales qui attendent leur solution en Russie. On conçoit que nous n’attendons pas de la IVe Douma influencée par les nationalistes à la Pourichkévitch qu’elle abroge les restrictions à l’encontre des Juifs et des autres «allogènes». Mais la classe ouvrière se doit d’élever la voix. Et l’oppression nationale doit être résolument condamnée par la voix de l’ouvrier russe.

    En publiant notre projet de loi, nous espérons que les ouvriers juifs, polonais et les ouvriers des autres nationalités opprimées feront savoir ce qu’ils en pensent et qu’ils proposeront des amendements, s’ils le jugent nécessaire.

    Et nous espérons, en même temps, que les ouvriers russes soutiendront notre projet de loi avec la plus grande énergie par des déclarations, etc.

    Nous joindrons à ce projet de loi, conformément à l’article 4, une liste rédigée à part, des règlements et des dispositions à abroger. Ce supplément comportera environ 100 dispositions légales concernant les seuls juifs.

    Projet de loi sur l’abrogation de toutes les restrictions aux droits des Juifs et, d’une façon générale, de toutes les restrictions liées à l’origine ou à l’appartenance à quelque nationalité que ce soit

    1. Les citoyens de toutes les nationalités qui peuplent la Russie sont égaux devant la loi.

    2. Aucun citoyen de Russie, sans distinction de sexe ni de religion, ne peut être lésé dans ses droits politiques et, d’une façon générale, dans aucun de ses droits, du fait de son origine ou de son appartenance à quelque nationalité que ce soit.

    3. Sont abrogés toutes les lois, tous les règlements temporaires, tous les additifs aux lois, etc., limitant les droits des Juifs dans tous les domaines de la vie sociale et publique. Est abrogé l’article 767 t. IX stipulant que «les Juifs relèvent des lois générales dans tous les cas où il n’a pas été établi de règlements particuliers à leur sujet».

    Sont abrogées les restrictions de toutes sortes imposées aux Juifs en ce qui concerne le droit de résidence et de déplacement, le droit à l’instruction, le droit d’être employé dans les services d’Etat et les services publics, le droit de vote, l’obligation militaire ; le droit d’acquérir et de prendre en location des biens immobiliers dans les villes, les villages, etc. ; sont abrogées toutes les restrictions imposées aux juifs dans l’exercice de professions libérales, etc., etc.

    4. Ci-joint la liste des lois, dispositions, règlements temporaires, etc., ayant pour objet la limitation des droits des Juifs et qui sont à abroger.

    Notes

    Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

    [1] Affaire Beylis, procès provocateur monté en 1913 à Kiev par le gouvernement tsariste contre le juif Beylis faussement accusé l’assassinat rituel d’un jeune garçon chrétien nommé Youchtchinski ( en réalité le crime fut perpétré par les Cent-Noires). En inspirant ce procès, le gouvernement tsariste cherchait à attiser l’antisémitisme et à provoquer des pogromes antijuifs pour détourner les masses du mouvement révolutionnaire qui montait dans le pays. Le procès suscita une vive réaction de la part de l’opinion. Dans plusieurs villes furent organisées des manifestations ouvrières de protestation. Beylis fut acquitté.

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  • Lénine : L’Europe arriérée et l’Asie avancée (1913)

     Pravda n°113, 18 mai 1913

    Ces mots juxtaposés semblent un paradoxe. Qui ne sait pas que l’Europe est avancée et que l’Asie est arriérée ? Pourtant, les mots qui ferment le titre de cet article renferment une amère vérité.

    L’Europe civilisée et avancée, avec sa technique brillamment développée, avec sa riche et multiple culture et sa Constitution, est arrivée à un moment historique où la bourgeoisie qui commande, soutient, par crainte du prolétariat grandissant en nombre et en force, tout ce qui est arriéré, agonisant, moyenâgeux. La bourgeoisie en voie de disparition s’allie à toutes les forces périmées ou périclitantes pour maintenir l’esclavage salarié ébranlé.

    Dans l’Europe avancée commande la bourgeoisie, qui soutient tout ce qui est arriéré. De nos jours l’Europe est avancée, non pas grâce à la bourgeoisie, mais malgré elle ; car seul le prolétariat voit augmenter les millions de combattants qui forment son armée en lutte pour un avenir meilleur ; lui seul garde et répand une haine implacable pour tout ce qui est arriéré, pour la sauvagerie, les privilèges, l’esclavage et l’humiliation de l’homme par l’homme.

    Dans l’Europe « avancée », seul le prolétariat est une classe avancée . Tandis que la bourgeoisie encore en vie est prête à tous les actes de sauvagerie, de férocité et à tous les crimes pour sauvegarder l’esclavage capitaliste en perdition.

    On ne saurait guère fournir un exemple plus frappant de cette putréfaction de toute la bourgeoisie européenne que celui de son soutien de la réaction en Asie, pour les buts égoïstes des brasseurs d’affaires de la finance et des escrocs capitalistes.

    En Asie croît, s’étend et se fortifie partout un puissant mouvement démocratique. La bourgeoisie y est encore avec le peuple contre la réaction. Des centaines de millions d’hommes s’éveillent à la vie, à la lumière, à la liberté. Quel enthousiasme ce mouvement universel provoque dans le cœur de tous les ouvriers conscients, qui savent que le chemin du collectivisme passe par la démocratie ! De quelle sympathie sont pénétrés tous les démocrates honnêtes pour la jeune Asie !

    Et l’Europe « avancée » ? Elle pille la Chine et aide les ennemis de la démocratie, les ennemis de la liberté en Chine !

    Voici un petit calcul simple, mais édifiant. Le nouvel emprunt de Chine a été contracté contre la démocratie chinoise. L’ »Europe » est pour Yuan Chi-kaï qui prépare la dictature militaire. Et pourquoi le soutient-elle ? Par ce qu’elle fait une bonne affaire. L’emprunt a été contracté pour une somme d’environ 250 millions de roubles, au cours de 84 pour 100.

    Cela veut dire que les bourgeois d’ »Europe » payent aux Chinois 210 millions de roubles, tandis qu’ils font payer au public 225 millions. Voilà d’un seul coup, en quelques semaines, un bénéfice net de 15 millions de roubles ! N’est-ce pas, en effet, un bénéfice « net  » ?

    Et si le peuple chinois ne reconnaît pas l’emprunt ? La Chine n’est-elle pas une République, et la majorité du parlement n’est-elle pas contre l’emprunt ?

    Oh, alors, l’Europe « avancée » poussera des cris à propos de « civilisation », d’ »ordre », de « culture », de « patrie » ! Alors elle fera donner du canon et écrasera la République de l’Asie « arriérée », en alliance avec l’aventurier, le traître et l’ami de la réaction Yuan Chi-kaï !

    Toute l’Europe qui commande, toute la bourgeoisie européenne fait alliance avec toutes les forces de la réaction et du moyen âge, en Chine.

    En revanche toute la jeune Asie, c’est-à-dire des centaines de millions de travailleurs d’Asie ont un allié sûr dans le prolétariat de tous les pays civilisés. Nulle force au monde ne pourra empêcher sa victoire, qui affranchira les peuples d’Europe comme les peuples d’Asie.

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