Le réalisme socialiste et le caractère national de l’art

Le caractère néo-classique du réalisme socialiste correspond au fait que le socialisme vit par un peuple en particulier. Pour cette raison, la forme néo-classique change selon les républiques soviétiques et, dans tous les cas, l’art atteint une reconnaissance nationale.

Il faut saisir le réalisme socialiste comme l’expression culturelle démocratique des masses, par et dans le socialisme. Le peintre et théoricien de l’art Konstantin Juon explique que 

« C’est sur son sol natal que l’art peut développer ses formes et ses traits nationaux authentiques, en liaison avec le nouveau contenu socialiste.

Le coloris spécifique de la vie et de la nature, les types humains, la richesse architecturale, ornementale, celle de l’habillement, le caractère unique du style, des formes et des couleurs propres aux différents lieux sont susceptibles de créer de nouvelles valeurs artistiques qui constitueront un apport original à l’art mondial. »

C’est la reconnaissance de la dignité du réel, et Konstantin Juon parle également de

« la subordination du principe intuitif à la pensée consciente, laquelle n’entre pas en contradiction avec l’intuition, mais ne fait au contraire que la préciser. »

Konstantin Juon mentionne également

« l’appréhension synthétique ou universelle, selon le terme de Léonard de Vinci, des phénomènes. »

Cette unité fait que le trait distinctif du réalisme socialiste est

« la liquidation des contradictions entre l’artiste et le spectateur, entre le talent et la conception du monde (…), le réalisme compris non seulement comme la représentation véridique du monde visible, mais aussi comme l’expression de la pensée critique et des sentiments de l’homme par rapport aux phénomènes de la vie. »

Voici, en ce sens, une œuvre de Nikolaï Karakhin. C’est un peintre ouzbek, ce qui explique l’approche picturale particulière, présente ici la construction du lac Komosomol, à Tachkent.

La représentation des ouvrières estoniennes est, par définition, différente sur le plan pictural.

Le Dictionnaire philosophique abrégé de 1951, publié en Union Soviétique, donne la définition suivante de l’art en URSS :

« L’art soviétique est profondément populaire non seulement par son contenu et son orientation idéologique, mais aussi par sa forme.

Lénine disait que le nouvel art doit être compris des masses. En 1948, la Résolution du Comité central du PC(b) sur l’opéra La grande amitié de V. Muradeli a donné des directives claires en cette matière.

On y indique que les fondements de l’orientation réaliste dans la musique soviétique sont l’alliage « d’un contenu élevé et d’une perfection artistique de la forme musicale, la véracité et le caractère réaliste de la musique, son lien profondément organique avec la création musicale du peuple et l’art du chant de ce dernier, une haute maîtrise professionnelle accompagnée d’une simplicité et d’une accessibilité des œuvres musicales. »

La méthode du réalisme socialiste postule la fusion organique de l’élément national et de l’élément international dans l’art.

La position élaborée par le camarade Staline oriente ici l’art soviétique : la culture soviétique est une culture socialiste par son contenu et nationale par sa forme. »

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Le réalisme socialiste et le classicisme nouveau

L’ère des masses, le fait que l’art soit reconnu comme relevant de leur culture, tout cela implique un classicisme réaffirmé. Le réalisme socialiste a toujours souligné qu’il assumait de prendre la position d’une systématisation nouvelle, harmonieuse de la réalité. Cette représentation allégorique du XVIe congrès du PCUS(b) reflète parfaitement l’idée de masses organisées assumant la culture, son exigence de classicisme, face aux barbares capitalistes.

Voici le théâtre académique central de l’Armée rouge. On y retrouve la même démarche dite néo-classique, au sens où le réalisme socialiste, en architecture, cherche à combiner le principe décoratif pour les éléments, caractérisant la dimension culturelle populaire, avec un caractère harmonieux et imposant, pour marquer le caractère général du socialisme.

L’approche ne consiste donc pas directement en une direction « monumentale », qui inversement caractérise strictement l’art fasciste (qui de ce fait préfère l’architecture, la sculpture), cette sinistre caricature du socialisme. On le voit très bien avec le fameux métro de Moscou, qui se construit à l’époque de Staline et combine néo-classicisme et art déco, formant une œuvre magistrale.

Ici, le bâtiment résidentiel des travailleurs du MGB (le ministère des affaires intérieures), à sa construction à Moscou en 1949.

Voici également des panneaux de mosaïque octogonaux qui ornent la voûte du hall central de la station de métro Novokuznetskaya à Moscou, réalisé par Alexandre Deïneka.

Il faut bien entendu mentionner les bâtiments moscovites souvent surnommés les « sept sœurs », qu’il faut rapprocher du Palais de la culture et des sciences offert par l’URSS à la Pologne.

Cette perspective architecturale du réalisme socialiste sera officiellement remis en cause par le révisionnisme au moyen du décret n ° 1871 du 4 novembre 1955 du Comité central du PCUS et du Conseil des ministres de l’URSS, intitulé À propos de l’élimination des excès de conception et de construction.

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Le réalisme socialiste et l’ère des masses

Le réalisme socialiste accorde sa pleine reconnaissance au caractère de masse de la société. Il présente par conséquent l’ensemble des masses comme la réalité sociale la plus haute, la plus véritable. Il y a le peuple, dans sa réalité quotidienne, mais il y a également dialectiquement le peuple comme force historique.

Voici deux peintures d’Isaak Brodsky reflétant cette exigence : Manifestation et Lénine aux usines Poutilov en mai 1917.

Voici, encore d’Isaak Brodsky, Le jour de la constitution.

Le tableau de Petr Krivonogov intitulé Victoire!, de 1948, confère également toute sa plénitude au caractère de masse du triomphe de 1945.

Il existe, de par l’irruption des masses dans l’histoire, une dimension épique dans la représentation des événements marquants, des phénomènes sociaux, politiques, culturels. Le socialisme inaugure l’ère des masses ; on change de dimension pour ce qui est de la manière de percevoir la réalité, on atteint une dimension de grande ampleur, de valeur mondiale. La dimension universelle se confond avec les événements mondiaux.

La victoire du peuple conquérant, par Mykhaylo Khmelko, en est un excellent exemple.

La présentation par Alexandre Deïneka en 1952 de l’ouverture d’une centrale hydro-électrique d’une ferme collective reflète tout à fait cette ère de masses, dans le cadre de la construction du socialisme, de son établissement comme société organisée.

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Le réalisme socialiste et la dimension socialiste

La nature socialiste du réalisme socialiste ne tient nullement à une dimension propagandiste, mais à sa dimension morale-culturelle portant les valeurs conformes à la tendance historique consistant en la marche au communisme. L’œuvre de Kerzhner Alexander Haskelevich montrant des élèves dans la première classe, en 1950, reflète cette exigence d’une vie rationnelle tournée vers la connaissance, la participation collective, l’esprit d’édification propre au socialisme.

Le Dictionnaire philosophique abrégé de 1951 publié en Union Soviétique dit à ce sujet que :

« L’exigence fondamentale du réalisme socialiste est la représentation véridique, historiquement concrète, de la réalité dans son développement révolutionnaire.

La véracité et le caractère historiquement concret de la représentation artistique de la réalité doivent se coupler avec la tâche de transformation idéologique et d’éducation des travailleurs dans l’esprit du socialisme.

Le réalisme socialiste n’exclut pas, mais au contraire inclut en lui comme un de ses éléments constitutifs le romantisme révolutionnaire, la faculté de percevoir à l’état embryonnaire ce qui appartient à l’avenir, car comme l’a montré A. Jdanov au premier congrès de l’Union des écrivains soviétiques, « toute la vie de notre Parti, toute la vie de la classe ouvrière et sa lutte sont une combinaison du travail pratique le plus lucide et rigoureux et des perspectives héroïques et grandioses les plus sublimes. »

Le camarade Staline a appelé les écrivains et artistes les « ingénieurs des âmes », voués à éduquer les masses laborieuses dans l’esprit du communisme, du dévouement sans réserve au parti communiste, dans l’esprit du patriotisme soviétique et de l’amour pour la grande patrie socialiste.

Par leurs œuvres, les écrivains et artistes soviétiques mènent la lutte contre les survivances du capitalisme dans les consciences et inculquent à l’homme soviétique les principes de la morale socialiste. »

On retrouve tout à fait cette expression du caractère socialiste de la morale dans le tableau de Grigory Gavrilenko présentant le fait d’Apprendre de l’excellence.

La dimension socialiste n’est jamais une apologétique, mais toujours l’expression d’une tendance au sein de la réalité, une expression de la réalité elle-même, une présentation des faits correspondant à l’affirmation du nouveau, contre l’ancien.

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Le réalisme socialiste et le caractère populaire

Le réalisme socialiste s’appuie sur la réalité du byt, de la vie quotidienne, mais cela ne prend son sens que de par la considération que l’art n’existe que dans le cadre de la narodnost, c’est-à-dire de la réalité populaire.

Il ne s’agit pas simplement d’une vie quotidienne concrète et non abstraite, il s’agit d’une vie quotidienne vécue par le peuple. Tout passe par le peuple, tout n’existe que par le peuple, tout part du peuple et doit retourner au peuple. Le réalisme socialiste implique que l’art n’existe que par le peuple et pour le peuple, de par un rapport dialectique entre l’artiste et lui.

Et ce peuple a connu des transformations, qui se reflète dans l’art ; Andreï Jdanov souligna ainsi au congrès des écrivains :

« Nous ne sommes plus les mêmes Russes qu’avant 1917, la Russie n’est plus la même et notre caractère n’est plus le même. »

Pour cette raison, le réalisme socialiste conjugue à la fois la mise en avant du plus haut niveau civilisationnel – avec comme références ouvertes à la fois l’Antiquité et la Renaissance – et l’expression du « sentiment nouveau », de la « signification intérieure. » Mais tout cela en liaison avec le caractère populaire de l’existence.

Le tableau Le grain de Tatiana Yablonskaya, de 1949, reflète cette exigence de l’art comme reflet du peuple, de la signification intérieure de sa réalité, du sentiment nouveau dans son rapport à l’existence.

Tatiana Yablonskaya expliquera en février 1950 dans la revue La culture et la vie, dans son article Le réalisme socialiste en peinture, que :

« Avant ma visite à la ferme collective, me faire le reproche de formalisme [ainsi que de soumission à l’impressionnisme] me faisait un peu mal. Maintenant, je suis d’accord avec cette critique…

Ma vision du monde a été renversée. J’ai abordé ma dernière peinture, « Le grain », différemment.

J’ai fait de mon mieux pour exprimer le sentiment qui m’a submergé lorsque j’étais à la ferme collective. Je me suis efforcé d’exprimer le joyeux travail communautaire de notre beau peuple, la richesse et le pouvoir de nos fermes collectives, ainsi que le triomphe des idées de Lénine et de Staline dans la reconstruction socialiste du village. »

L’artiste au travail pour son oeuvre

Ce que Tatiana Yablonskaya pose ici, c’est que l’artiste ne peut se prétendre tel sans être capable de se mettre à l’école du peuple, de ressentir dans sa propre existence les facettes et la profondeur de la vie populaire.

Ce n’est qu’ainsi que l’artiste trouve une dynamique réelle et ne décroche pas de la culture pour sombrer dans le formalisme voire même le subjectivisme.

C’est le peuple qui fournit la matière de l’existence même de l’art, et par conséquent l’artiste ne peut exister qu’en s’impliquant dans la réalité populaire elle-même, en apportant sa contribution.

Pour réaliser Le grain, Tatiana Yablonskaya resta de juin à septembre 1948 à Letava, réalisant 300 dessins et études.

Les œuvres de Fedot Sychkov possèdent également en ce sens une haute charge artistique, tout à fait dans l’esprit des ambulants russes, lui-même ayant été un disciple d’Ilia Répine. On a ici un portrait de la vie populaire, sur les collines enneigées et au retour de l’école.

La vie populaire, de fait, porte en elle une vraie joie, une réelle allégresse, et cela de manière tout à fait nette et expressive dans le cadre d’une société socialiste. La vie populaire et sa réalité impose la célébration de la vie.

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Le réalisme socialiste et la vie quotidienne

La reconnaissance de la vie quotidienne des masses va avec celle de la dignité du réel, c’est-à-dire la reconnaissance de l’universel dans le particulier. Le réalisme socialiste n’est pas un simple « portrait », une photographie à la mode du matérialisme vulgaire ; il révèle le monde intérieur, sa richesse, sa portée universelle.

Le tableau d’Alexander Laktionov, Lettre du front, de 1947, témoigne de la valeur de la vie quotidienne dans sa réalité même. Le caractère pauvre du lieu s’oppose à la luminosité des figures présentes, reflétant la richesse de la situation, son humanité.

Il en va de même pour sa peinture de 1952, Déménagement dans un nouvel appartement. Le caractère relevant de la vie quotidienne se conjugue avec une portée universelle. L’arrivée dans le nouvel appartement est représenté sous différents aspects matériels et psychologiques, avec une dimension socialiste marquée pour caractériser la situation. Il y a à la fois de la complexité et une puissante simplicité, ce qui est une marque du réalisme socialiste.

Le terme pour désigner cette vie quotidienne ayant une valeur en soi de portée universelle est celui de byt, le verbe être, exister. Le réalisme socialiste présente l’existence telle qu’elle est, dans sa tendance l’emportant. Nina Dmitrieva, lors de l’Exposition pansoviétique de 1952, explique au sujet de la peinture du byt :

« Montrer la richesse des aspirations individuelles, l’ampleur de la pensée et des horizons intellectuels, la beauté des qualités morales des Soviétiques, tout en dénonçant et en raillant impitoyablement les états d’arriération, la routine, l’inculture, la bassesse des intérêts, où qu’ils puissent se manifester, tel est le pathos de la peinture du byt.

Là sont sa signification et sa fonction en tant qu’instrument de l’éducation communiste.

C’est pourquoi l’on ne saurait indiscutablement réduire la spécificité du genre du byt à la représentation d’anecdotes futiles dont ne découle aucune façon ni tendance et qui ne proposent même pas des possibilités minimes pour révéler le typique, pour caractériser franchement l’état psychique des personnages. »

Le fait de reconnaître la richesse de la vie quotidienne, en plus de la reconnaître, fait que le matérialisme dialectique implique une profondeur de champ tout à fait marqué, une subjectivité impliquée dans le processus lui-même. Sans cela, il n’y a pas de matérialisme, mais seulement un regard abstrait.

Le réalisme socialiste implique le caractère concret du byt, comme ici dans Une sacrée surprise, par Adolf Gugel et Raisa Kudrevich, de 1951.

Ici encore, les différents aspects de la situation sont bien montrés, avec toujours la complexité et la simplicité.

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Le réalisme socialiste et la combinaison de l’universel et du particulier

L’œuvre d’art est une représentation particulière, mais il y a de l’universel dans ce qui est représenté. L’œuvre d’art reflète non seulement ce particulier, mais également l’universel en lui. Sa valeur en tant que reflet est d’autant plus forte.

Voici une œuvre d’Anatoli Yurevich Nikich-Krilichevski de 1951, intitulée Nature morte avec les médailles de Maria Isakova. Surnommée la cendrillon de Vyatka, elle fut la première à triompher à trois championnats du monde de patinage de vitesse – les premiers auxquels participa l’URSS- en 1948, 1949, 1950, alors qu’elle fut également première aux championnats d’URSS de 1945, 1946, 1947, 1948, 1949, 1951, seconde en 1944 et 1950.

Les médailles présentées, dans un contexte bien précis et qu’on redécouvre tout au long des détails de l’œuvre – la ville, le grand bâtiment soviétique à l’arrière-plan, le symbole du club de sport du Dynamo de Moscou, les objets de valeur avec une belle esthétique, les fleurs savamment agencés, les rideaux, les lettres reçues, les coupes, etc. – accordent à ce tableau une très forte charge artistique.

C’est en tant que sportive émérite que Maria Isakova, dont voici un portrait en 1950, porte une dimension universelle. C’est cette dimension qui est montrée dans le tableau.

Maria Isakova

Il y a la femme, la femme sportive, la femme sportive qui atteint un haut niveau, la femme sportive qui atteint un haut niveau et qui est une composante de la société socialiste. Le particulier et l’universel sont ici bien montrés dans leur liaison interne.

Georg Lukacs, dans la période où il assuma le réalisme socialiste (il fut toute sa vie un intellectuel bourgeois oscillant), explique de la manière suivante, en 1951 dans Balzac et le réalisme français, l’importance de la richesse intérieure de la figure montrée dans une œuvre :

« La catégorie centrale et le critère de la conception réaliste de la littérature, à savoir le type par rapport au caractère et à la situation est une synthèse particulière qui lie organiquement le général et l’individuel.

Le type ne devient pas tel parce qu’il est moyen, pas plus que pour son caractère uniquement individuel, quelque prononcé qu’il soit, mais du fait que tous les moments d’une période historique qui, du point de vue humain et social, sont essentiels et déterminants, concourent en lui et s’y croisent, du fait que la création du type montre ces moments dans leur degré d’évolution le plus élevé et dans l’extrême déploiement de ses possibilités virtuelles, dans l’extrême représentation d’extrêmes qui concrétise en même temps le sommet et les limites de la totalité de l’homme et de l’époque. »

Georg Lukacs surestime certainement ici la question de la « totalité » qui serait à montrer, ce thème étant son obsession, par incapacité à saisir la dialectique, et donc le caractère à la fois relatif et « total » des phénomènes. Cependant, il a raison de montrer qu’il faut que soit clair le passage de l’histoire à travers la figure montrée, l’entrelacement des facteurs propres à une époque, le déploiement de ce qui est sous-jacent à une époque.

Nature morte avec les médailles de Maria Isakova n’est à ce titre pas un témoignage particulier sur une sportive, mais le reflet d’une réalité historique tout à fait caractérisée, avec sa tendance, ici l’URSS socialiste.

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L’art comme cours d’eau historique de la culture

Comme l’art consiste en une représentation synthétique de la réalité, il n’est pas qu’un reflet de la vérité, il devient vérité lui-même car il la porte en elle. C’est ce qu’on appelle la culture, où tous les éléments matériels artistiques se reflètent, dans un long flux historique.

C’est pour cette raison que les œuvres de Lénine et de Mao Zedong sont parsemées de références littéraires. Leur nombre est important et la démarche systématique. Mao Zedong explique de nombreux faits et phénomènes au moyen de références littéraires classiques chinoises. Il les mentionne en considérant qu’il est impossible de ne pas les connaître, de ne pas les avoir assimilé.

Voici la liste des auteurs cités par Lénine, avec leurs occurrences, dans une statistique de 1934, alors que les 29 premiers volumes de ses œuvres complètes de Lénine étaient disponibles :

  • Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine : 320 fois
  • Nikolaï Gogol : 99 fois
  • Ivan Krylov : 60 fois
  • Ivan Tourgueniev : 46 fois
  • Nikolaï Nekrassov : 26 fois
  • Alexander Pouchkine : 19 fois
  • Anton Tchekhov : 18 fois
  • Alexander Ostrovsky : 17 fois
  • Gleb Ouspensky : 16 fois
  • Ivan Gontcharov : 11 fois

Il est d’autant plus marquant que Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine soit la référence la plus systématique, que son œuvre elle-même s’appuie sur la reconnaissances des figures typiques classiques et qu’il les prolonge.

Le grand écrivain russe Maxime Gorki, à l’origine avec Staline du concept de réalisme socialiste, constate ainsi dans son Histoire de la littérature russe la chose suivante au sujet du romancier le plus cité par Lénine dans ses œuvres :

« Prendre un héros de la littérature, un type littéraire du passé et le montrer dans la vie de tous les jours, c’est le procédé favori de Chtchedrine. Depuis 1870, ses héros sont les descendants de Khlestakov, Motchaline, Mitrophane, Prostakov, qui avaient conquis toute la société avec une force particulière après 1881. »

C’est que Lénine, Mao Zedong, Maxime Gorki voient le travail artistique comme une production, et non pas comme une « création » à partir de rien. Ils considèrent qu’il y a une continuité historique, un flux ininterrompu, non linéaire, de l’expression artistique, dans le cadre de la culture.

Mao Zedong, dans son Intervention aux causeries sur la littérature et l’art à Yenan en mai 1942, nous explique cela de la manière suivante :

« Quelle est en dernière analyse la source de tous les genres littéraires et artistiques ?

En tant que formes idéologiques, les œuvres littéraires et les œuvres d’art sont le produit du reflet, dans le cerveau de l’homme, d’une vie sociale donnée.

La littérature et l’art révolutionnaires sont donc le produit du reflet de la vie du peuple dans le cerveau de l’écrivain ou de l’artiste révolutionnaire. La vie du peuple est toujours une mine de matériaux pour la littérature et l’art, matériaux à l’état naturel, non travaillés, mais qui sont en revanche ce qu’il y a de plus vivant, de plus riche, d’essentiel.

Dans ce sens, elle fait pâlir n’importe quelle littérature, n’importe quel art, dont elle est d’ailleurs la source unique, inépuisable. Source unique, car c’est la seule possible ; il ne peut y en avoir d’autre.

Certains diront : Et la littérature et l’art dans les livres et les œuvres des temps anciens et des pays étrangers ? Ne sont-ils pas des sources aussi ?

A vrai dire, les œuvres du passé ne sont pas des sources, mais des cours d’eau ; elles ont été créées avec les matériaux que les auteurs anciens ou étrangers ont puisés dans la vie du peuple de leur temps et de leur pays.

Nous devons recueillir tout ce qu’il y a de bon dans l’héritage littéraire et artistique légué par le passé, assimiler d’un esprit critique ce qu’il contient d’utile et nous en servir comme d’un exemple, lorsque nous créons des œuvres en empruntant à la vie du peuple de notre temps et de notre pays les matériaux nécessaires. »

L’art relève de la culture et la culture est portée par le mouvement historique. L’art reflète ce mouvement, de là vient sa dignité, sa valeur et par conséquent son appréciation. Il n’existe pas d’œuvres d’art séparées du processus général de la société, du mouvement général de la matière.

Le plaisir artistique tient au reflet : en voyant le haut niveau de reflet de la réalité dans une œuvre d’art, on apprécie celle-ci, parce que toute conscience est elle-même reflet. L’œuvre d’art se présente ici comme un reflet à portée universelle d’une réalité particulière.

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Le réalisme socialiste et la vérité comme critère esthétique

La vérité implique une certaine disposition de la réalité, la vérité étant le reflet dans la présentation de la réalité. Pour qu’un artiste soit authentique, il faut donc qu’il porte la vérité dans son œuvre, et donc qu’il porte un regard réel.

C’est pourquoi, dans la Literaturnaja Gazeta du 23 mai 1932, Ivan Gronski qui était le directeur des Izvestia explique que :

« Le problème de la méthode ne doit pas être posé de façon abstraite, l’écrivain n’aura pas à suivre des cours de matérialisme dialectique avant de pouvoir écrire.

Le principe de base à inculquer à chaque écrivain est le suivant: écrivez la vérité, reflétez de façon véridique notre réalité, qui est dialectique en elle-même. La méthode fondamentale de la littérature soviétique est donc celle du réalisme socialiste. »

La réalité est « dialectique en elle-même », il n’y a pas besoin de « forcer » le trait ou d’imposer un mouvement à la réalité. L’agencement de la réalité obéit forcément à des rapports dialectique ; ce qui compte, c’est de reconnaître la dignité du réel et de saisir les moments justes.

On le voit bien dans le tableau d’Irina Shevandronova, Rendez-vous chez le médecin. Altaï. Ce tableau date de 1954, donc un an après la mort de Staline et déjà la remise en cause du réalisme socialiste. On en a cependant ici encore les caractéristiques générales.

Le cadre est posé dans toute sa complexité, toute sa candeur également avec les enfants présents en de multiples endroits. Le docteur est une femme, reflétant le haut niveau culturel dans le cadre du socialisme. Les habits sont typiques, le portrait témoigne de la bienveillance, de la bienfaisance, dans un cadre concret, de la vie quotidienne.

La vérité est ainsi le critère esthétique, non pas au sens d’une vérité générale, abstraite et impersonnelle, mais au contraire dans la reconnaissance de la saisie subjective matérielle de la réalité.

L’artiste synthétise les moments clefs de la réalité de par sa sensibilité. Reconnaissant sa dignité au réel, il en montre la nature au moyen d’une expression artistique.

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Lénine et Tolstoï, Friedrich Engels et Honoré de Balzac

Lénine a écrit un ouvrage sur Tolstoï, qu’il présente comme un écrivain qui fut le miroir de la révolution russe. Or, le paradoxe, c’est que Tolstoï n’a pas compris la révolution russe, si l’on prend les faits de manière extérieure.

Lénine lit en fait la tendance qui existe dans l’œuvre de Tolstoï, il en voit la valeur en tant que reflet historique. Voici comment il explique cela :

« Il peut sembler, à première vue, étrange et artificiel d’accoler le nom du grand artiste à la révolution qu’il n’a manifestement pas comprise et dont il s’est manifestement détourné. On ne peut tout de même pas nommer miroir d’un phénomène ce qui, de toute évidence, ne le reflète pas de façon exacte.

Mais notre révolution est un phénomène extrêmement complexe ; dans la masse de ses réalisateurs et de ses participants immédiats, il existe beaucoup d’éléments sociaux qui, eux aussi, ne comprenaient manifestement pas ce qui se passait et qui, de même, se détournaient des tâches historiques véritables qui leur étaient assignées par le cours des événements.

Et si nous sommes en présence d’un artiste réellement grand, il a dû refléter dans ses œuvres quelques-uns au moins des côtés essentiels de la révolution. »

Friedrich Engels a fait exactement la même chose avec Honoré de Balzac. Le fidèle aide de Karl Marx, lui-même un éminent marxiste, constate le même paradoxe : Honoré de Balzac n’a pas compris ni soutenu la tendance historique l’emportant alors, mais son œuvre la reflète.

Voici ce qu’il écrit dans une lettre d’avril 1888 à Margaret Harkness, un écrivain britannique auteur du roman A City Girl datant du 1887.

« Votre Mister Grant est un chef d’œuvre. Si je trouve quand même quelque chose à critiquer, c’est peut-être uniquement le fait que votre récit n’est pas suffisamment réaliste.

Le réalisme, à mon avis, suppose, outre l’exactitude des détails, la représentation exacte des caractères typiques dans des circonstances typiques.

Vos caractères sont suffisamment typiques dans les limites où ils sont dépeints par vous ; mais on ne peut sans doute pas dire la même chose des circonstances où ils se trouvent plongés et où ils agissent (…).

Je suis loin de vous reprocher de ne pas avoir écrit un récit purement socialiste, un « roman de tendance », comme nous le disons, nous autres Allemands, où seraient glorifiées les idées politiques et sociales de l’auteur.

Ce n’est pas du tout ce que je pense. Plus les opinions [politiques] de l’auteur demeurent cachées mieux cela vaut pour l’œuvre d’art. Permettez-moi [de l’illustrer par] un exemple.

Balzac, que j’estime être un maître du réalisme infiniment plus grand que tous les Zola passés, présents et à venir, nous donne dans La Comédie humaine l’histoire la plus merveilleusement réaliste de la société française, [spécialement du monde parisien], en décrivant sous forme d’une chronique de mœurs presque d’année en année, de 1816 à 1848, la pression de plus en plus forte que la bourgeoisie ascendante a exercée sur la noblesse qui s’était reconstituée après 1815 et qui [tant bien que mal] dans la mesure du possible relevait le drapeau de la vieille politesse française (…).

Sans doute, en politique, Balzac était légitimiste ; sa grande œuvre est une élégie perpétuelle qui déplore la décomposition irrémédiable de la haute société ; toutes ses sympathies vont à la classe condamnée à disparaître.

Mais malgré tout cela, sa satire n’est jamais plus tranchante, son ironie plus amère que quand il fait précisément agir les aristocrates, ces hommes et ces femmes pour lesquelles il ressentait une si profonde sympathie.

Et [en dehors de quelques provinciaux], les seuls hommes dont il parle avec une admiration non dissimulée, ce sont ses adversaires politiques les plus acharnés, les héros républicains du Cloître Saint-Merri, les hommes qui à cette époque (1830-1836) représentaient véritablement les masses populaires.

Que Balzac ait été forcé d’aller à l’encontre de ses propres sympathies de classe et de ses préjugés politiques, qu’il ait vu l’inéluctabilité de la fin de ses aristocrates chéris, et qu’il les ait décrit comme ne méritant pas un meilleur sort ; qu’il n’ait vu les vrais hommes de l’avenir que là seulement où l’on pouvait les trouver à l’époque, cela, je le considère comme un des plus grands triomphes du réalisme et l’une des caractéristiques les plus marquantes du vieux Balzac.

Je dois cependant arguer pour votre défense que nulle part dans le monde civilisé la classe ouvrière ne manifeste moins de résistance active, plus de passivité à l’égard de son destin, que nulle part les ouvriers ne sont plus hébétés que dans l’East End de Londres.

Et qui sait si vous n’avez pas eu d’excellentes raisons de vous contenter, pour cette fois-ci, de ne montrer que le côté passif de la vie de la classe ouvrière, en réservant le côté actif pour un autre ouvrage ? »

Ce que disent ici Friedrich Engels et Lénine, c’est qu’il faut voir comment la tendance historique qui se déploie se retrouve dans une œuvre. Il ne s’agit pas de chercher un reflet de manière formelle – il faut que le contenu possède une haute complexité, témoignant de la richesse du processus en cours, en lui étant fidèle et pour cela en en présentant les traits caractéristiques.

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Le réalisme socialiste et la conception matérialiste dialectique du reflet

Le réalisme socialiste s’appuie sur la vision du monde du matérialisme dialectique. Le matérialisme affirme que tout est matériel, que l’univers n’est que matière, que les conceptions, les pensées, les réflexions… reflètent la réalité. Rien n’est indépendant, isolé.

Le matérialisme dialectique est plus développé que le simple matérialisme : il affirme qu’il y a un mouvement général, des tendances qui s’affirment dans l’histoire, dans la réalité matérielle. Connaître ces tendances, les épouser, est la position active de qui a compris le matérialisme dialectique.

Pour toutes ces raisons, l’artiste n’est pas quelqu’un d’isolé. Il existe dans un contexte, qu’il reflète. Ce qui fait la valeur de son travail, c’est sa haute technicité dans la représentation de la réalité, dans la synthèse des moments importants dans la réalité. Son œuvre est d’autant plus réussie qu’elle exprime la tendance l’emportant.

Ce qui fait la valeur du tableau Nous allons à une nouvelle vie, d’Ahmed Kitaev datant de 1953, c’est qu’il exprime une situation caractéristique en la plaçant dans une tendance générale : celle de jeunes femmes finissant un cycle de leur vie, possédant une certaine qualité de vie, un avenir plein de richesses se proposant à elles.

On a la dimension collective, un ton à la fois joyeux mais sans ostentation ; à l’arrière-plan il y a les félicitations des anciennes générations. L’ambiance printanière conforte l’image de bienveillance et de bienfaisance, caractérisant précisément le socialisme.

L’un des grands mots d’ordre de l’URSS lancé par Staline et correspondant à cet état d’esprit était justement :

« La vie est devenue meilleure, camarades, la vie est devenue plus joyeuse. »

Il y a ainsi toujours un contenu qui s’allie dialectiquement à la forme ; l’un sans l’autre, ce n’est pas de la culture. Il y a donc une exigence qui se pose, celle de la compréhension réelle des faits, de l’importance des situations, sur le plan humain, culturel, historique, naturel, etc.

Si l’on prend le tableau de Vladimir Aleksandrovich Serov datant de 1950 où Lénine converse avec des paysans à Smolny, on peut voir une situation empreinte de gravité, mais en même temps un portrait vivant. On y voit le besoin de bienveillance de la part du paysan âgé, l’attitude tendue et bienveillante de Lénine, la fixation énergique des deux paysans sur Lénine.

Le sac posé au premier plan témoigne de la situation des paysans, dont les habits (de la fourrure en peau de mouton), la coupe de cheveux, les barbes, la peau, etc. sont typiques. Le tableau reflète la réalité, mais il ne le fait pas en la prenant comme une matière brute, il en prend le caractère synthétique, par la figure de Lénine.

L’œuvre d’art est ici le reflet de la réalité, la synthèse d’un de ses moments, en exprimant une tendance historique l’emportant, ce qui fait sa valeur sensible.

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Gauche Prolétarienne: Revue Fédayin (1970)

[Ces 2 textes sont parues dans la revue « Fédayin » d’octobre 1970, juste après le septembre noir. La revue était distribuée en France par la Gauche Prolétarienne et les Comités Palestine et avait été fondée par Mahmoud Hamchari.]

NON A L’ETAT PALESTINIEN FANTOCHE

En juin 1970, les forces armées royales jordaniennes ont tenté, sur le conseil de leurs maîtres de Washington, d’écraser la Révolution palestinienne. Leur échec, total, a été vivement ressenti par les forces réactionnaires et par les capitulards du Moyen­-Orient et du monde entier. 

Aussi ces forces, conscientes du danger que la Révolution palestinienne représente pour leurs intérêts dans cette région du monde, ont essayé de regrouper leurs dispositifs, d’oublier provisoirement leurs contradictions, et de former un front assez vaste pour pallier l’impuissance des forces jordaniennes  fantoches. 

C’est pourquoi le plan Rogers a été proposé aux gouvernements arabes capitulards et au gouvernement sioniste ; l’auteur le souligne dans le premier paragraphe de son projet : « Les derniers développements au Proche­-Orient, y compris les derniers événements de Jordanie m’ont convaincu que nous devons réagir vite pour résoudre l’impasse actuelle qui empêche une solution pacifique. 

Je crois que la situation est critique et grave, que la Jordanie et les États-Unis ont des rapports amicaux et étroits et que nous devons collaborer pour notre commun bénéfice.

Nous nous adressons particulièrement aux milieux responsables de votre gouvernement, qui peuvent jouer un rôle important, pour qu’ils collaborent avec nous, et que nous saisissions cette occasion, dont la perte entraînera des résultats douloureux que nous regretterons ».

En dépit de ces efforts de coordination, de la complicité des régimes capitulards, en dépit de la collaboration de l’aviation israélienne, les forces fascistes étaient incapables d’anéantir les forces de la révolution.

Aussi, comme la défaite de juin avait donné naissance au plan Rogers, la défaite de septembre a obligé les forces réactionnaires à changer de tactique et à chercher une autre issue. Selon les journaux et les milieux « bien informés », elles l’ont trouvée  dans la création d’un « Etat palestinien ».

POURQUOI UN « ETAT PALESTINIEN » ?

Le but principal des ennemis du peuple palestinien est l’anéantissement des forces de la révolution palestinienne, par une bataille indirecte, par un affrontement sanglant, ou par un complot international.

L’héroïsme des combattants, la participation des masses palestino-­jordaniennes au combat, l’appui des masses arabes, l’émotion de l’opinion mondiale, qui voyait clairement le génocide, ont fait échouer l’opération décisive. 

Il fallait désormais faire face à cette « réalité nouvelle » (selon l’expression même de la presse liée à l’impérialisme) qu’est le peuple palestinien : vingt­-deux ans après le crime commis contre lui par les impérialistes et les sionistes, vingt-­deux ans pendant lesquels on a nié son existence même, pendant lesquels on l’a rejeté au rang de masse de réfugiés contraints de chercher un abri dans les Etats arabes, à mendier un morceau de pain, à émigrer loin, vingt­-deux ans de dépossession continue et aggravée dans les territoires colonisés par les immigrants sionistes, voilà que de « petit problème empirique », le peuple palestinien se hausse au niveau de « réalité indiscutable ». 

On affirme, ici et là, son « droit à l’auto­détermination » ­pourvu qu’il ne s’exerce qu’en­dehors de la Palestine : on lui cherche un coin de terre à baptiser « Palestine », au Nord de la Jordanie (proposition du journal « Economist »), en Cisjordanie (18% de la Palestine, 82% formant l’Etat « auto­déterminé » d’Israël). Quel est l’objectif de ces divers plans ?

Isoler les Palestiniens des masses arabes, les mettre sous le contrôle des Puissances, leur interdire définitivement le retour dans leur pays, dans leurs villages, dans leurs maisons, donner enfin à Israël la possibilité de les frapper à coup sûr, s’ils bougeaient. 

Il y a bien sûr quelques divergences : les uns (les dirigeants sionistes) voient cette « Palestine »­là comme un Etat­tampon, contrôlé de toutes parts, économiquement intégré à Israël. Le roi d’Amman, au contraire, veut le garder, fédéré ou confédéré, dans son royaume.

Une troisième solution prévoit une indépendance garantie par les Américains et les Russes : les premiers apaiseraient les craintes israéliennes, les seconds réconforteraient ainsi les capitulards arabes soumis aux critiques de leurs peuples.  

Dans tous les cas, le peuple palestinien accepterait de renoncer à sa patrie pour toujours ; on ouvrirait en échange pour lui un « Etat­-camp », une « réserve », le « Bantoustan » où crever lentement. Comme il faut tâter le terrain avant d’avancer, le premier pas pourrait être d’inviter les Palestiniens à envoyer leurs représentants à New York participer aux négociations Jarring.  

Le but est complexe, et se veut habile : Les palestiniens acceptent, ce qui est bien improbable, et renoncent à leur combat : la « solution pacifique » serait imposée. Ils refusent : ils s’isoleraient alors (c’est l’espoir des forces impérialistes) des masses arabes et de l’opinion publique mondiale qui les appuie.

L’ATTITUDE DE LA REVOLUTION PALESTINIENNE

Dès les premiers jours de sa lutte, la révolution palestinienne avait proclamé clairement que son but n’était pas d’obtenir un territoire, mais de recouvrer son propre pays. Les révolutionnaires palestiniens ne cherchent pas une région où s’installer, mais visent la libération de leur Palestine.

Ils savaient que tôt ou tard capitulards et fantoches s’opposeraient à ce but, ils voient aujourd’hui toutes ces forces s’unir contre lui. Mais ils savaient aussi que toute autre solution n’était qu’illusoire : leur but n’est pas la simple reconquête de la terre, mais la libération des masses arabes et juives opprimées.  

L’ « Etat palestinien » prolongerait l’exploitation économique, remplaçant l’oppression directe des forces féodales jordaniennes par celle des impérialismes qui se partagent le monde, sous le contrôle d’une police « internationale ».

Il maintiendrait et il renforcerait le fait colonial. D’où que vienne cette proposition, la Révolution palestinienne ne peut que la repousser.

En même temps, elle comprend que la situation au Proche-­Orient est changée, que la modification des rapports de force exige en particulier des changements radicaux dans la structure de ses organisations, dans les formes de soutien des peuples arabes, qui doivent devenir plus actives, plus militantes, car la lutte entre la révolution et la contre­ révolution devient chaque jour plus acharnée. 

Second article:

POURQUOI LE CESSEZ-­LE-­FEU EN JORDANIE ?

 Dès 1957, à l’époque où le Fath avait commencé à organiser ses premières cellules, la Révolution s’était donné comme but la libération de la Palestine, la destruction de l’appareil raciste de l’Etat sioniste et la création d’un Etat démocratique où  musulmans, juifs et chrétiens vivraient ensemble.

Mais elle savait aussi qu’elle se heurterait à plusieurs obstacles avant de réaliser son but final. En effet, ses ennemis ne se limitaient pas au mouvement sioniste, mais englobaient aussi l’impérialisme mondial et les forces réactionnaires arabes.  Ce n’est donc pas un hasard que les premiers martyrs palestiniens soient tombés sous les balles des réactionnaires jordaniens.

Ce n’est pas non plus un hasard que les prisons jordaniennes aient été remplies de militants palestiniens avant même que les sionistes n’emprisonnent les premiers combattants révolutionnaires. 

Ainsi dès le début, la Révolution palestinienne ne se faisait pas d’illusion sur le régime hachémite et savait parfaitement qu’il visait la liquidation des forces révolutionnaires. Pourtant, elle ne tomba pas dans le piège de faire du régime jordanien son  ennemi principal. 

Après la défaite de juin 1967, les rapports entre le régime jordanien et les autres régimes arabes d’un côté, la révolution palestinienne de l’autre, sont devenus plus complexes.

Ces régimes essayaient d’utiliser les forces révolutionnaires comme atout contre l’Etat sioniste en même temps qu’ils essayaient de les contenir : en effet, comme la Révolution bénéficiait de l’appui des masses, les forces réactionnaires qui  persistaient dans leurs attaques durent le faire d’une façon plus camouflée. 

La dernière tentative des réactionnaires arabes pour contenir les forces révolutionnaires ayant échoué en juin 1970, les impérialistes ont fait pression sur les gouvernements arabes et israéliens pour qu’ils s’arrangent entre eux face au danger commun que représentait la révolution palestinienne : ainsi est né le plan Rogers. En quoi consiste ce plan ?

Le prix que les régimes arabes devaient payer était simple : l’écrasement de la Révolution  palestinienne. De son côté, l’Etat sioniste devait retirer ses forces de certains territoires occupés. Ayant lui aussi accepté ce plan, Hussein prépara ses forces pour le moment propice qui fut le détournement des quatre avions.

LES POINTS EN FAVEUR DES FORCES FASCISTES JORDANIENNES

1. Elles ont choisi le moment et le lieu de l’affrontement.

 2. Le moment choisi paraissait propice à la liquidation de la Révolution en raison du détournement des avions (action qui avait suscité un courant hostile dans l’opinion mondiale).  

3. Les conditions paraissaient favorables à une armée régulière car les révolutionnaires étaient encerclés dans les villes. 

4. Les forces armées patriotiques dans l’Armée royale étaient cantonnées dans le désert et seules les forces bédouines, plus sûres, furent engagées dans la bataille.

LES POINTS FAIBLES DE LA RÉVOLUTION

1. Ses forces n’étaient pas bien unifiées politiquement avant le déclenchement des hostilités.

Plusieurs organisations et même une partie des cadres du Fath ne croyaient pas que le roi tenterait  de liquider les forces de la Révolution. Ils pensaient que si le régime se lançait dans une telle aventure, il s’effondrerait en deux jours sous les coups des masses arabes, des masses  palestino-­jordaniennes et des soldats et officiers patriotes de l’armée jordanienne.

2. L’Armée de Libération de la Palestine était morcelée : une partie sur le Canal, une autre en Syrie, une troisième en Irak. 

3. Alors que classiquement, la guérilla a ses bases dans les campagnes, au contraire, en Jordanie, la révolution a dû mener une guerre d’auto­défense avec les villes pour base.

Elle n’a pas choisi cette nouvelle forme de lutte mais y a été amenée parce que les masses palestino-­jordaniennes sont principalement  concentrées dans les villes. Une telle guerre a besoin d’une nouvelle tactique qui ne peut se préciser que dans la bataille elle­-même. Mais malgré ces désavantages, les forces réactionnaires furent impuissantes devant l’héroïsme du peuple.

Leurs tentatives pour occuper les villes échouèrent l’une après l’autre. L’artillerie, les avions, les chars et les blindés avaient la puissance mécanique, tandis que les révolutionnaires étaient protégés par le peuple. 

L’émotion et la mobilisation des masses dans tous les pays arabes dans tous les pays arabes et dans le monde aboutissent à un isolement politique des fascistes jordaniens.

Les autres  régimes arabes, même ceux qui auraient souhaité une victoire rapide du roi, durent se désolidariser de lui et Hussein fut acculé à demander le cessez-­le-­feu. 

D’un autre côté, la guerre d’auto­-défense ne pouvait durer indéfiniment. Comme la Révolution ne pouvait pas remporter une victoire rapide et décisive, il lui a fallu faire des concessions. 

En acceptant le cessez­-le-­feu, le régime jordanien a dû renoncer provisoirement à son objectif principal qui était l’anéantissement des forces révolutionnaires, tandis que les fédayin n’abandonnaient provisoirement qu’un but secondaire, la chute de Hussein, et pouvaient se regrouper et se renforcer.

De toute façon, la victoire d’une révolution populaire ne peut pas être assurée par une insurrection de courte durée. Elle nécessite une lutte populaire prolongée. Dans une telle lutte, les peuples arabes prendront les armes eux aussi et se rangeront du côté du peuple palestino-­jordanien.

C’est pourquoi la révolution devait éviter un affrontement avec plusieurs régimes arabes à la fois et sauvegarder ses forces pour préparer l’avenir, c’est pourquoi elle a accepté le cessez-­le-­feu.

Et cette concession, elle l’a expliqué aux masses avec franchise parce qu’elle a une entière confiance en elles. 

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Gauche Prolétarienne: Syndicats, comités de chaîne, comités de lutte (1972)

[Février 1972 -Philippe O.]

PETITE HISTOIRE

«D’où viennent les idées justes ? de la pratique sociale.» Mao.

Nous n’avons pas décidé, un beau matin, de dire non au syndicat. Avant toute pratique, la connaissance est nécessairement livresque.

Et tous les livres nous enseignaient la nécessité du syndicat. Nous étions donc, comme tout le monde, syndicalistes.

Mais comme nous étions, dès avant mai 68, opposés au P.C., au révisionnisme, nous étions pour le syndicalisme prolétarien.

Comme nous voyions les choses de très loin, nous admettions cette évidence « pratiques » : la C.G.T., c’est une forteresse ouvrière, le syndicat le plus fort, et le plus riche de traditions.

Donc nous avons choisi : le syndicalisme prolétarien à la C.G.T.Le raisonnement est simple : nous opposerons à la doctrine et à la tradition « de lutte de classes » de la C.G.T.la réalité de ses actions, ou plutôt de ses inactions, de ses trahisons.

D’où le mot d’ordre clair et frappant : « Contre les bradeurs, vive la C.G.T.de lutte de classes. » Ce mot d’ordre eut de l’écho. Pourquoi ? pas tant parce qu’il correspond à une thèse célèbre de Lénine sur la lutte à l’intérieur du syndicat conservateur ; mais, parce que dans la classe ouvrière il existe des syndicalistes prolétariens.

Ce mot d’ordre permettait de rallier les syndicalistes prolétariens.

Nous n’avons pas eu le temps de trop délirer sur ce mot d’ordre, d’imaginer le réseau vaste et complexe des fractions syndicalistes prolétariennes au sein de toutes les fédérations C.G.T.d’industrie, la scission de masse de la grande C.G.T., désormais passée aux mains des porte-serviettes.

En effet le printemps de l’année 68 allait nous surprendre et nous réserver une de ses petites malices.

La scission de masse s’est bien produite, mais pas exactement comme on l’imaginait.

Une partie des masses ouvrières se libérait de la tutelle des bradeurs, mais sur les barricades, à la Sorbonne, à Flins, à Sochaux, dans les groupes d’auto-défense des usines occupées.

Au moment de la résistance à la capitulation d’après-Grenelle, nous disions : Résistons aux traîtres, mais ne déchire pas ta carte de la C.G.T.car les salopards en profiteraient pour continuer à régner dans la C.G.T.

Mais la partie des ouvriers qui découvrait la nature du syndicat ne l’entendait pas de cette oreille, elle ne s’embarrassait pas de ce raisonnement tordu : elle déchirait sa carte de la C.G.T.

Dans le désespoir de la reprise du travail, déchirer sa carte c’était au moins un acte de résistance qu’on pouvait faire massivement, qui signifiait : « On ne m’y reprendra plus.

» Un acte de la force autonome dans la classe ouvrière, qui avait répondu à l’appel au soulèvement.

Nous avons alors commencé à comprendre qu’il ne fallait pas faire un mauvais usage des livres ; qu’il ne fallait pas masquer avec un beau texte de Lénine son ignorance profonde, et son absence de liaison réelle avec les masses.

Depuis lors, nous avons pris en horreur ces personnages, qui malheureusement ont pullulé après 68, et qui vont d’Université en meetings professer le vrai marxisme.

Parfois, rarement, nous nous retrouvons avec ces gens pour une manifestation, mais plus jamais nous ne nous sommes entendus avec eux.

Nous ne pensons pas de la même manière.

Tout notre effort après mai 68 consista à comprendre cette scission de masse survenue en 68 et à en tirer toutes les conséquences.

Ce fut long et difficile (un an).

Inutile de préciser que cet effort a été fait dans la pratique.

Nous avons compris la chose suivante : c’est parfaitement vrai que les syndicalistes prolétariens constituent une avant-garde interne de masse dans de nombreuses usines.

Dans certaines régions, actuellement, tous les militants qui forment l’ossature des groupes antisyndicalistes, des comités de lutte, ont été des syndicalistes prolétariens.

Mais ce n’est pas la seule avant-garde interne de masse.

La gauche ouvrière dans la jeunesse et chez les immigrés échappe au syndicalisme prolétarien.

Or c’est elle qui, depuis 68, a mis en évidence les revendications et les formes d’action les plus radicales.

Ce n’est pas tout : non seulement les syndicalistes prolétariens ça ne suffit pas, mais aussi et surtout la pratique des syndicalistes prolétariens ça ne va plus tout à fait.

Les syndicalistes prolétariens ne peuvent pas proposer une pratique de masse nouvelle, celle précisément qui a été ébauchée en 68.

Ils apportent des éléments à cette pratique (d’anciennes formes d’action « dure ») : dans la région de Nantes-Saint-Nazaire c’est parfaitement clair : grandes lessives de Batignolles (janvier 71) et visites des usines par les gars des Chantiers Navals en lutte contre un lock-out n’ont été possibles que grâce à l’apport du syndicalisme prolétarien.

Au fond le syndicalisme prolétarien apporte une tradition.

Elle n’est précieuse que si elle est mise au service d’une pratique nouvelle.

Maintenant nous le savons : les luttes de masse autonomes les plus authentiques s’inspirent de toute l’histoire du mouvement ouvrier, y compris l’histoire de ses origines.

Nous avons donc compris en 69 qu’il fallait une pratique de masse autonome.

Plus question d’ « entrer dans le syndicat ».

Mais c’est l’aspect somme toute superficiel de la question.

L’autonomie ce n’est pas essentiellement l’indépendance formelle par rapport à l’appareil syndical.

L’autonomie c’était une pratique de masse différente de la pratique du syndicalisme, pratique différente qui répondait aux aspirations encore confuses de la masse et qui allait entraîner dans l’action les nouvelles avant-gardes internes de masse : en particulier les jeunes et les immigrés.

Nous avons mis au point alors la pratique des petits noyaux de résistance dans les ateliers.

Nous ne l’avons pas fait parce que nous serions partisans des « minorités agissantes ».

Au contraire, nous pensons profondément que pour faire la révolution il faut entraîner « 90 % de la population ».

C’est dire que nous n’avons aucun goût pour la théorie des minorités (nous incluons dans la théorie des minorités celle des gens qui pensent que la révolution est possible avec la classe ouvrière seule).

Pourquoi faut-il alors commencer par des petits noyaux de résistance ? C’est simple, au départ, il y a la dictature patronale et la dictature syndicale.

Il n’y a pas d’autre moyen de commencer si on ne part pas d’un petit noyau de résistance.

Evidemment si on ne considère pas le syndicalisme comme un appareil répressif, on peut toujours y entrer, alors on aura l’illusion de partir des masses et de faire des actions de masse.

De temps en temps on voit des « gauchistes » entrés dans le syndicat s’imaginer « être dans » les masses.

Leur inaction prolongée, et les coups de poings des flics syndicaux moins romantiques que ces naïfs, finiront pas leur faire perdre leurs illusions.

Au fond les premières associations ouvrières, les premiers comités d’action, les premiers syndicats ont d’abord été des petits centres de résistance aux empiétements du capital.

Les débuts de la contestation ouvrière moderne renouent avec l’origine du syndicalisme.

On nous a d’ailleurs reproché de « ramener le mouvement ouvrier » à ses origines : les actions contre les petits chefs, cela rappelait les patrons arrosés au vitriol dans l’Angleterre des années 40, les coups de feu qui partaient dans les champs contre les fabricants.

A ce compte-là on pourrait aussi se rappeler les actions de justice des esclaves ou des populations germaniques.

Nous, on veut bien.

Les sabotages visant à l’arrêt de chaîne par introduction d’une barre de fer par exemple, cela rappelait les premiers bris de machine.

Tous ces souvenirs viennent à l’esprit de « chroniqueurs » du mouvement ouvrier, type Nouvel Observateur.

Ils visent évidemment à déconsidérer cette contestation ouvrière.

Ils sont quand même emmerdés maintenant : les séquestrations sont devenus une forme régulière de la guerre de classe.

Au point que des syndicalistes C.G.T.sont obligés de les singer (Chantiers de Brest, janvier 72).

Alors on ne voit plus ces chroniqueurs rapprocher la séquestration des actions sauvages du XIXème siècle.

Ils s’écrasent.

Espérons que cela durera.

Mais comme nous ne sommes pas sectaires, même vis-à-vis de ces journalistes prétentieux, mettons les choses au point.

Les ouvriers ont toujours raison de se révolter contre les patrons.

« Dès lors qu’il ne reste à l’ouvrier pour tout champ d’activité humaine que l’opposition à toutes ses conditions de vie, il est naturel qu’il apparaisse le plus sympathique, le plus noble et le plus humain, lorsqu’il se rebelle contre elles.

C’est vers ce seul point que tendent toute l’énergie et toute l’activité des ouvriers, et même les efforts pour acquérir par ailleurs une culture humaine sont tous en rapport direct avec ce point unique.» (Engels).

Dans l’histoire de toutes les révoltes ouvrières et populaires, les ouvriers d’aujourd’hui ont quelque chose a apprendre.

Les oeuvres du syndicat périssent, pas l’oeuvre de l’instinct prolétarien.

Nous sommes convaincus, par expérience, qu’un récit d’une révolte des débuts du mouvement ouvrier a une vertu pratique bien plus grande pour les luttes de masses que les fascicules de la C.G.T.sur le fonctionnement d’un comité d’entreprise.

Cela dit, l’action contre le petit chef ou la séquestration d’un directeur, si elles peuvent à juste titre rappeler les premières actions ouvrières n’ont pas le même contenu.

Marx disait à propos de ce phénomène « le débutant qui apprend une nouvelle langue la retraduit toujours dans sa langue maternelle ».

La séquestration du patron, par exemple, provoque une révolution très moderne dans les esprits : à savoir : sous l’autorité du patron, il n’y a rien ; le patron est un parasite.

Et quand les gars de Richard Continental à Villeurbanne (février 72) après avoir séquestré le patron, le mettent à la porte, ce qu’ils disent est très simple : le patronat est une classe inutile (même dans la filiale d’une entreprise « nationalisée »).

Autre exemple : introduire une barre de fer sur la chaîne cela peut rappeler le luddisme ; mais cela prépare une action de masse contre le système de travail à la chaîne, qui est aujourd’hui grâce à l’initiative des « sauvages », des O.S., à l’ordre du jour.

Car le patronat et les syndicats ont désormais compris d’où partait la subversion.

Et ils vont s’employer à des réformes pour canaliser la «sauvagerie».

Les petits noyaux de résistance ont donc ouvert une voie : par le bris des cadences, par les actions contre les chefs, par les révélations qu’ils apportaient sur la condition ouvrière : par exemple sur l’assassinat quotidien conscient dans les entreprises.

Aujourd’hui même dans le « Monde » on peut lire que les usines sont des « bagnes ».

Il y a deux ans la Cause du Peuple était saisie, parce qu’elle le disait.

Maintenant il faut largement entrer dans la voie ainsi ouverte.

Il faut élargir la résistance.

Les petits noyaux de résistance ont fait leur temps.

Soumis à une répression systématique de la police, du patron, du syndicat, ils ne tiendraient d’ailleurs pas longtemps.

Mais cette répression sanctionnait le fait que les idées des petits noyaux devenaient une force matérielle dans les masses.

Il s’agissait donc d’avoir de nouvelles méthodes puisque la réalité était transformée.

Le texte qui suit présente un bilan abrégé de l’expérience acquise depuis un an.

Il s’appuie principalement sur l’expérience avancée du comité de lutte de Renault-Billancourt.

Mais dans ce texte nous n’allons pas exposer nos méthodes d’élaboration des formes d’action dans les usines.

Nous voulons seulement dégager les principes qui distinguent le syndicalisme de la contestation.

« Lutter contre l’égdisme et critiquer le révisionnisme.

» Mao.

I. – « LA SPONTANÉITÉ N’EXISTE PAS »

C’est une citation de la C.G.T.(p. 13 de « Un complot manqué ». Renault, mai 71).

C’est plus qu’une citation. C’est la philosophie de la C.G.T.

On se souvient des analyses du p.C.G.T. sur les « événements de 68 » : le principal mérite des «communistes», à cette époque, c’est d’avoir déjoué un complot contre leur parti.

Cette extraordinaire analyse faite en juillet 68 est devenue, depuis, une méthode fondamentale de pensée des dirigeants révisionnistes.

Tous les mouvements de masse autonomes sont aux yeux de ces dirigeants ou bien une « invention » ou bien un « complot ».

De deux choses l’une : ou bien la C.G.T.expliquera que le mouvement de masse a été préparé de main de maître par le travail infatigable de ses délégués et militants, donc le mouvement n’a rien de « sauvage », il est syndical ; c’est pure invention que de le caractériser comme mouvement «spontané».

Ou bien, comme on ne peut nier qu’il y ait des forces autonomes à l’oeuvre dans le mouvement, il s’agit d’un complot, qui vise à détruire l’organisation syndicale, donc le « mouvement ouvrier ».

La grande lessive des Batignolles (début 71) a été l’oeuvre de ces forces de complot.

Les sabotages des trains de riches par les cheminots dans la région Est au moment de leur grève de 71 (juin), c’est pareil.

Dans les deux cas : il n’y a pas de spontanéité ; le mouvement est l’oeuvre du syndicat ou de comploteurs.

La spontanéité n’existe pas.

On assiste alors à ce triste spectacle : les militants « drogués » de la C.G.T.(une poignée) font la chasse au « spontané ».

Fini le vieux réflexe syndicaliste « dur » : « on a toujours raison de revendiquer contre le patron ».

Désormais quand il y a mouvement, on se demande : la C.G.T.est-elle dans le coup ? ou non ? si non, il faut chercher le complot.

Le cégétiste ainsi éduqué devient nerveux et méfiant.

Mais pour conjurer la révolte ou plutôt pour « déjouer le complot », il faut une formation spéciale.

Il ne suffit pas d’être méfiant, il faut être vigilant.

La C.G.T.constitue alors un comité de vigilance contre la spontanéité : une POLICE SYNDICALE.

Nous savons bien que cette notion n’est pas couramment admise dans les « milieux intellectuels marxistes ».

Ceux-ci en général préfèrent la notion douceâtre de « bureaucratie ».

Nous n’y pouvons rien.

La violence qu’exercé l’appareil syndical n’est pas « bureaucratique » (?), c’est une activité répressive.

Elle vise à encercler et à anéantir une force représentative d’aspirations qui s’opposent violemment aux « intérêts » de l’appareil syndical.

Dire que la direction syndicale est « bureaucratique », c’est parler pour ne rien dire.

Les directions révolutionnaires les plus éprouvées sont constamment menacées de « bureau-cratisme », de coupure avec les masses.

Cette notion ne permet pas de distinguer la fonction jouée par l’appareil syndical dans les luttes de classes.

Nous proposons à ces milieux de réfléchir sur la thèse : « la spontanéité n’existe pas ».

Qu’est-ce que cela veut dire ? cela signifie que la C.G.T.n’ « a pas la prétendue confiance qui flatte l’impulsion irréfléchie sous couvert de spontanéité » (broc, citée p. 48).

En clair, la classe ouvrière n’a pas « d’instinct de résistance » créateur.

La classe ouvrière n’a pas de capacité autonome de réfléchir à partir de sa pratique de production et de lutte de classes.

La classe ouvrière ne produit pas (« spontanément ») d’idées justes.

Les idées lui viennent soit du délégué soit de la « tradition syndicale » ( = éducation et mémoire du délégué).

Les idées qui ne viennent pas de là constituent « l’impulsion irréfléchie », erreur d’enfance qu’on veut bien excuser et « couvrir » si les comploteurs ne s’en mêlent pas.

Quel est le caractère de classe de cette thèse ? C’est une pensée produite par le capitalisme.

En effet, le capitalisme dépossède complètement l’ouvrier.

Non seulement l’ouvrier n’a plus que sa force de travail à vendre, mais l’ouvrier perd son intelligence dans l’atelier.

Comme Marx l’a montré, s capital lui arrache toute sa force culturelle et la retourne contre lui ; la science dans l’usine apparaît comme une puissance étrangère, hostile à l’ouvrier (Cf.Capital, livre I, tome 2, pp. 49 et suiv. Éditions sociales).

Elle anime la machine qui asservit l’ouvrier, elle loge dans les bureaux de méthodes d’où sortent d’étranges techniciens, chrono en mains, qui viennent fixer des « cadences théoriques instantanées » étrangères à la perception ouvrière, totalement mystérieuses, oppressives.

Pour le capital, la spontanéité ouvrière ne doit plus exister.

Pour le capital l’ouvrier doit être un con.

La thèse « la spontanéité n’existe pas » soit encore « les ouvriers sont des cons » est produite par le capitalisme.

Les appareils qui servent à reproduire cette thèse sont des appareils bourgeois.

On sait que l’appareil despotique dans l’atelier, ou l’appareil scolaire visent à entretenir cette thèse.

Il faut reconnaître aussi que l’appareil syndical joue à sa manière la même fonction.

Dans certains ateliers immigrés, le délégué C.G.T.est confondu avec le chef.

L’oeil de l’ouvrier voit juste.

Comme tous les appareils bourgeois, l’appareil syndical est répressif ; il assume les deux fonctions de répression ; la répression idéologique avec la thèse « la spontanéité n’existe pas » et la répression violente avec sa police.

Car la réalité de la révolte infirme la thèse « la spontanéité n’existe pas » ; alors il faut une police pour remettre les choses dans l’ordre.

Quand la répression idéologique ne suffit pas il faut la répression violente.

Nier la capacité d’autonomie ouvrière c’est se condamner à faire la police contre les ouvriers.

La C.G.T.est donc antidémocratique ; mais pas parce qu’elle a une déviation « bureaucratique », qu’il faudrait condamner au nom de ses statuts et de la démocratie syndicale.

Elle est antidémocratique comme tous les appareils bourgeois.

Voilà pourquoi le mouvement démocratique des ouvriers affronte l’appareil syndical.

Qu’on y réfléchisse : le premier comité de chaîne (atelier de peinture de l’Ile Seguin, chaîne de pisto-letteurs) organe de décision de l’assemblée de chaîne, révocable à tout moment, s’est créé après un mouvement sur la paie où la masse s’est affrontée au délégué.

Quand nous disons que la C.G.T.n’est pas démocratique nous ne nions pas qu’elle sache manier l’urne aussi bien que le régime Pompidou.

Nous nions quelle sache concentrer les idées des masses, qu’elle pratique la démocratie de masse.

D’ailleurs c’est elle-même qui le dit : « la spontanéité n’existe pas ».

II. – ÉGOÏSME ou COLLECTIVISME ?

Tout est fait dans l’atelier pour que les ouvriers soient vidés de leur intelligence ; la machine comme le chef sont là pour dire à l’ouvrier : tais-toi, ne pense pas, c’est superflu, c’est nuisible.

Asservi à la chaîne ou à la machine, l’ouvrier doit être isolé, il doit avoir conscience continuellement qu’il est isolé.

Avoir cette conscience, c’est être une machine parmi les machines.

C’est au fond perdre toute conscience ; alors la rébellion se forme contre cet état d’anéantissement ; « prendre conscience », c’est rompre l’isolement, c’est inventer une expression collective contre la chaîne, contre la machine, contre le chef.

Cette expression peut surprendre : une barre de fer qui bloque la chaîne, et voilà la conscience qui triomphe.

Le triomphe de la conscience est toujours collectif.

Il rassemble, contre la division objective instaurée par l’organisation du travail.

Il y a dans l’atelier une lutte constante entre l’isolement et le rassemblement ; une lutte constante entre le concept d’égoïsme et le concept du collectif.

L’organisation du travail fondée sur la propriété privée et la séparation de l’ouvrier par rapport à son travail produit l’idée de l’égoïsme, de l’isolement, l’idéologie de la soumission.

La révolte contre cette dépossession produit l’idéologie collectiviste.

C’est dans l’atelier que se déroule le plus puissamment, le plus crûment, la lutte entre l’égoïsme et le collectivisme.

L’égoïsme est produit par le capital, le collectivisme par la rébellion du travail.

La base de la doctrine communiste, c’est la rébellion du travail.

En ce sens, le communisme est bien produit par la classe ouvrière.

Tombe-t-il du ciel ? non, il vient de la pratique sociale de la classe ouvrière.

Pour former une conscience communiste, il faut partir de l’idéologie collectiviste propre au prolétariat et répudier l’égoïsme, propre au capitalisme.

Dès le stade élémentaire de la conscience de classe, à travers la lutte d’atelier, il faut que le collectif triomphe de l’égoïsme.

Au stade le plus élevé, lorsque la classe ouvrière prend conscience de son rôle dirigeant dans la lutte du peuple dans son ensemble contre la dictature des classes exploiteuses, il faut aussi que le collectif l’emporte sur l’égoïsme.

A tous les stades de la conscience, il faut que la voie du collectivisme l’emporte sur la voie bourgeoise de l’égoïsme.

A tous les stades de développement de la conscience de classe, il faut donc forger des instruments qui fassent triompher le collectif sur l’égoïsme.

Prenons le stade élémentaire de la lutte, la lutte dans l’atelier.

Dans l’atelier, au départ, dans les conditions immédiates produites par le capitalisme, il y a la division : la division extrême entre tous les ouvriers par exemple dans l’atelier « moderne », la division « à l’infini » qu’instauré le système de cotation de poste ; la division en nationalités qu’entretient le racisme, la division en catégories (production/contrôle…) et la soumission générale à l’ordre répressif qui garantit ces divisions (l’ordre répressif ce n’est pas seulement le contremaître c’est déjà le mouchard sur la chaîne, le poste de travail/flic).

Comment organiser la lutte immédiate pour un changement partiel, pour une petite « réforme »? Il y a deux manières : ou bien on part de ces divisions et on demande telle ou telle chose ; ou on demande telle ou telle chose en remettant dès le départ en question ces divisions.

Toute lutte exige un minimum d’union (à l’exception de la « lutte » qui consiste pour le délégué à aller voir le chef pour qu’il donne un avantage à un de ses potes ou à un élément combattit pour le neutraliser); toute lutte exige donc un mouvement visant à surmonter certaines divisions et donc à lutter contre certains aspects de l’appareil répressif qui garantit ces divisions).

Toute lutte authentique remet en question les « rapports immédiats » qui se déroulent dans l’atelier.

Avoir une position prolétarienne dans la lutte immédiate pour une « petite réforme », c’est développer au maximum l’élément collectiviste et réduire au minimum l’élément « égoïste ».

Avoir une position bourgeoise c’est faire le contraire : réduire au maximum l’élément collectiviste.

Mais développer au maximum l’élément collectiviste c’est remettre en question les divisions inscrites dans les rapports objectifs capitalistes (divisions sur la chaîne par exemple), et c’est d’un même mouvement attaquer l’appareil répressif.

L’unité de classe se conquiert dans un mouvement de lutte contre le système des divisions garanti par l’appareil répressif.

Ce système de division garanti par l’appareil répressif porte un nom : la hiérarchie capitaliste.

Toute lutte prolétarienne immédiate est anti-hiérarchique.

La C.G.T.réduit au maximum cet élément collectiviste, antihiérarchique : elle propage l’esprit de catégorie et la soumission à la légalité.

En effet, la hiérarchie c’est un système de catégories légalisé par un appareil répressif.

Il y a des chefs parce qu’il y a des catégories hiérarchisées du « personnel » ; il y a ces catégories parce que les producteurs immédiats sont des cons, qui n’ont pas les capacités nécessaires pour les fonctions « de responsabilité ».

Les capacités ou les « compétences » ; parce que toute cette salade se veut bien sûr « scientifique », dictée par les lois naturelles du progrès industriel.

La C.G.T.donc qui défend la hiérarchie, même si bien sûr elle est contrainte d’en demander des remaniements, est le défenseur le plus acharné de l’esprit de catégorie et du légalisme.

Elle trouvera ses points d’appui les plus solides dans les « catégories supérieures ».

En témoignent ses progrès rapides chez les agents de maîtrise.

Mais surtout elle doit consolider son pouvoir dans une catégorie proprement ouvrière (car elle ne peut décemment pas devenir pour le moment le syndicat de masse des agents de maîtrise) : les ouvriers professionnels.

Les O.p. c’est « la forteresse dans la forteresse » comme elle dit des O.p. de Billancourt.

Un des facteurs clés du « verrou » cégétiste, c’est le pouvoir exercé sur les O.p.

Résumons-nous : La C.G.T.n’est pas seulement antidémocratique, elle propage l’esprit de catégorie viciant profondément le mouvement de conquête de l’unité de classe et elle propage l’esprit de soumission à la légalité (c’est-à-dire à « l’ordre » hiérarchique).

Par ces trois moyens (refus de la démocratie, esprit de catégorie, légalisme) la C.G.T.consolide les « rapports immédiats » dans l’atelier, c’est-à-dire consolide l’idéologie « égoïste » propre au capitalisme.

La contestation au contraire libère l’idéologie collectiviste, base du communisme.

III. – SYNDICALISME ET POLITIQUE

Si la C.G.T.propage l’esprit de catégorie et de soumission à la légalité, c’est qu’elle défend la hiérarchie capitaliste.

Si elle défend la hiérarchie, c’est pour une raison POLITIQUE.

Le syndicalisme est politique.

Le secret de la C.G.T., il faut le chercher dans le p.C.

Dans le programme politique révisionniste.

Ce programme réclame la nationalisation des secteurs-clés de l’économie nationale dans une première étape et dans une deuxième l’extension de l’appropriation collective des moyens de production.

Fort bien.

Mais la question qui se pose : c’est une fois que la propriété est devenue « collective », que devient l’organisation du travail dans l’usine et l’organisation sociale ? Pour le dire autrement : les Chantiers Navals de Gdansk sont « propriété collective ».

Pourtant, en été, la température monte jusqu’à 70 degrés et en hiver les installations sont gelées.

Par temps de pluie il y a danger mortel d’électrocution pour les soudeurs et les monteurs.

La paie est misérable.

Après 15 ans c’est le cimetière.

(Extraits d’un document publié par le Nouvel Observateur du 6 au 12 décembre) Enfin quand les ouvriers se révoltent, « on attrape les ouvriers comme des rats ».

Une « milice ouvrière » (police syndicale devenue police d’Etat) tire à la mitrailleuse pour rétablir l’ordre socialiste.

Ces faits terribles montrent que la véritable question, c’est : que devient l’organisation du travail, une fois la propriété privée abolie.

De toute façon la masse des ouvriers réfléchit à ces expériences de Pologne et d’ailleurs.

Jamais elle n’identifiera la libération à l’expérience polonaise.

Elle dit non à la Pologne par « instinct », et nous devons expliquer contre le p.C.

C.G.T.qu’elle dit non à une variante du capitalisme.

Que le socialisme c’est tout à fait différent.

Nous ne nous avilissons pas à dire que la Pologne est socialiste mais qu’elle a de graves déviations bureaucratiques.

L’essence du capitalisme, la dépossession de l’ouvrier, peut se perpétuer même quand la direction des entreprises est « publique ».

Entendons-nous bien : il va de soi que tout pouvoir prolétarien adoptera le décret d’appropriation des « secteurs-clés » de l’économie nationale.

C’est un début nécessaire.

Mais dans un pays comme la France aujourd’hui qui a l’expérience des « nationalisations > et qui réfléchit à l’expérience des pays de l’Est, là n’est pas la seule véritable question.

Le critère pour apprécier les forces de classe n’est plus seulement et principalement : le nombre de nationalisations qui figurent à leur programme.

Le critère de distinction c’est leur position par rapport à la division du travail, au type de « hiérarchie » dans l’entreprise et donc à la conception générale des rapports sociaux.

Il va de soi en effet que si on adhère au principe de la hiérarchie capitaliste (en la remaniant) on adhère au principe de l’Ecole actuelle (en la réformant), donc on a une certaine conception des rapports entre les producteurs et les « intellectuels ».

L’école actuelle sert à perpétuer ce type de hiérarchie.

Si on ne veut pas démolir ce type de hiérarchie on ne veut pas détruire l’Ecole.

Si on ne veut pas détruire la séparation entre production immédiate et Ecole, si on ne veut pas abolir la division entre travail manuel et travail intellectuel, on perpétue toutes les autres séparations : séparation de l’usine et de la cité, séparation de la ville et de la campagne.

Marx disait que l’organisation dans la fabrique était un modèle pour l’organisation de la société.

Si on accepte l’organisation « hiérarchique » (dans la définition précise que nous avons donnée) dans l’atelier on accepte l’essentiel des principes de la société de type bourgeois.

L’expérience de la révolution culturelle est lumineuse : La ligne de Liou Chao Chi prônait dans l’entreprise la théorie « tout le pouvoir au directeur et aux experts », et dans la société : « l’école pour l’élite », la « culture pour une aristocratie ».

La critique de la voie bourgeoise en Chine porte sur TOUS les aspects de la vie sociale, de la base et de la superstructure.

Il est donc clair qu’il y a harmonie préétablie entre la tactique syndicaliste et le programme de « nationalisations » du p.C.

A la tête du p.C.G.T. il y a une POLITIQUE, c’est-à-dire une certaine conception du pouvoir et de la société.

Pour nationaliser les secteurs-clés de l’économie, il suffit d’un autre « gouvernement » qui adoptera un décret.

Il n’y a pas besoin de destruction de tous les appareils qui maintiennent l’organisation actuelle du travail.

Quand il y aura un gouvernement de gauche on pourra changer le conseil d’administration des entreprises, devenues nationales, en particulier on pourra y faire entrer en masse les syndicalistes qui auront fait leurs preuves dans la gestion de ces entreprises que constituent les comités d’entreprises des grosses boîtes.

On pourra « réformer » l’école… Si donc il suffit « pour changer de cap » d’avoir un nouveau gouvernement, il est tout à fait logique, tout à fait réaliste, de lutter par la voie électorale.

La politique révisionniste est une pyramide dont la base est l’égoïsme et le sommet un gouvernement sorti des urnes.

De toute façon si on refuse la démocratie de masse dans l’atelier, on la refuse dans la société ; si on accepte le légalisme dans l’usine on adhère à l’électoralisme.

Un même principe anime le légalisme et l’électoralisme : le refus de former dans la classe ouvrière un mouvement de masse collectiviste.

Le légalisme dans l’usine c’est l’acceptation des divisions objectives dans l’atelier garanties par l’appareil répressif patronal, c’est « l’atomisation » des ouvriers.

L’électoralisme achève ce mouvement dans la société : il transforme l’ouvrier en individu solitaire dans la Cité hostile.

IV.- UN SUPPLÉMENT D’ÂME POUR LE SYNDICALISME : LA C.F.D.T.

Dans le climat étouffant créé par la C.G.T., un petit syndicat aux origines douteuses essaie de se faire une place au soleil.

La C.F.D.T. multiplie les efforts « doctrinaux » pour mettre en évidence ses profondes différences avec la C.G.T.Au syndicalisme moribond (idéologiquement ; nous ne nions pas qu’il y ait des centaines de milliers de syndiqués.

C’est vraiment peu de choses d’avoir une carte.

Ça coûte un peu), la C.F.D.T. propose un supplément d’âme.

La C.F.D.T. crie partout qu’elle est pour la démocratie, et pour le socialisme démocratique et même qu’elle se bat contre la hiérarchie.

On pourrait évidemment se contenter d’analyser la misérable pratique de la C.F.D.T. quand elle est « majoritaire » par exemple dans certains coins de l’Ouest, ou bien sa pratique-croupion quand elle est « minoritaire ».

Mais nous allons commencer par la « doctrine ».

La question théorique à lui poser est claire désormais : au point de vue de la doctrine politique, la C.F.D.T. adhère-t-elle au principe de la hiérarchie capitaliste ?

Nous ne nous sommes pas amusés à prendre au sérieux les affirmations de la C.G.T.sur le « respect des libertés », « l’approfondissement de la démocratie » etc.

, nous nous sommes concentrés sur le point essentiel, le critère déterminant : la C.G.T.refuse-t-elle le type d’organisation capitaliste du travail ? nous avons vu qu’elle adhérait aux principes de l’organisation capitaliste du travail.

Nous n’allons pas non plus nous amuser à prendre au sérieux les professions de foi dans la « démocratie » de la C.F.D.T. La question déterminante est simple : sa doctrine politique c’est « l’autogestion ».

Cette autogestion s’accommode-t-elle des principes de base de la hiérarchie capitaliste ? la réponse est donnée officiellement par Ed.

Maire (Ces citations sont extraites d’une interview au Nouvel Observateur) : « Je dis que la meilleure forme d’autogestion d’entreprise actuellement – et qui pourrait n’être que transitoire – c’est un régime de double assemblée : assemblée politique et assemblée technique.

On conserverait dans cette dernière la hiérarchie, c’est-à-dire la gradation des compétences techniques.

» Plus haut il explique : « A l’intérieur de l’entreprise autogérée c’est le schéma de la démocratie parlementaire : chaque travailleur de l’entreprise, de l’ingénieur en chef au travailleur immigré a le même droit… »

Malgré la phrase « de gauche » et la prudence (« forme transitoire », sous-entendu : après on fera mieux), cette doctrine est très claire : accepter « la gradation des compétences », la hiérarchie technique », c’est accepter les principes de base de la division capitaliste du travail.

Si les producteurs immédiats n’arrachent pas « le pouvoir » de la technique (et c’est vrai c’est « tout un processus » ; encore faut-il le caractériser clairement et l’enclencher), la « voix » de l’ouvrier ne pèse pas lourd à côté de la « voix » de l’ingénieur en chef même si en principe en bonne « démocratie parlementaire », les deux voix sont égales.

On demande : quelle différence fondamentale y a-t-il entre le parti syndical révisionniste et ce parti syndical-bis (plus « attachant » pour les milieux intellectuels) ? Qu’est-ce qu’apporté ce terme-foutoir d’autogestion ? les révisionnistes veulent maintenir la gradation des compétences et prônent la démocratie parlementaire dans l’entreprise.

Mais ils sont plus clairs, plus nets.

Us disent : nationalisons d’abord, ensuite on démocratisera, on donnera plus de pouvoir aux techniciens et aux syndicalistes dans les conseils d’administration de l’entreprise nationale et on recourra bien sûr à la consultation parlementaire du personnel pour toutes les importantes décisions.

Ce que M. Maire apporte de plus c’est un langage de « gauche » très touchant : « Il est en effet permis de penser que les compétences techniques risquent à un moment ou à un autre, d’échapper au contrôle, de conditionner les décisions dites politiques.

Mais pour nous l’autogestion ne peut être une perspective crédible que si un accord profond existe entre la technique et la politique.

» Redisons les choses carrément : la doctrine politique remet-elle en question les principes de base de la hiérarchie capitaliste (le savoir est monopolisé par des catégories du personnel distinctes des producteurs immédiats ; ce qui a pour conséquence : les ouvriers sont dépossédés de leur force culturelle, et opprimés par la hiérarchie « technique » qui donc pour se protéger se double d’un appareil répressif) ? Si oui, cette doctrine est socialiste prolétarienne.

Si la doctrine politique ne remet pas en question ces principes de base, elle n’est pas socialiste prolétarienne.

Mais au mieux une doctrine socialiste petite-bourgeoise (qui vise à donner plus de pouvoir aux couches intermédiaires, « techniciennes » dans l’entreprise).

En fait, cette doctrine est incohérente, car en définitive et en réalité ce n’est pas « le petit-bourgeois » (fût-il technicien) qui prendra le pouvoir au niveau de la société.

Il n’en a pas les forces.

C’est la classe capitaliste qui conservera le pouvoir en effectuant en son sein .

des remaniements (par exemple son alliance avec les « experts sera plus solide ; plus de pouvoir leur sera conféré).

Quelque chose comme la Hongrie avec un supplément d’âme.

Nous avons vu comment dans son fond la doctrine politique de la C.F.D.T. ne rompt pas avec le révisionnisme.

C’est bien sûr ce qui fonde le front unique syndical.

Ce front unique freine la révolution idéologique dans les usines : la campagne C.G.T./C.F.D.T. sur la retraite est une campagne commune-bidon.

Qu’on ne nous dise pas : la retraite à 60 ans c’est populaire.

C’est parfaitement exact : et même à 60 ans pour certaines catégories de producteurs c’est trop tard : ils seront usés à la tâche ou morts avant d’avoir la retraite.

C’est la campagne qui est bidon.

La seule chose que la C.F.D.T. peut faire c’est de lui apporter un supplément d’âme.

Par exemple lors de l’offensive des O.S. du Mans en 71 ou plus récemment chez les conducteurs de métro, la C.F.D.T. voulait lancer un mot d’ordre « unifiant pour généraliser la grève » : la retraite à 60 ans.

C’est plein de bonnes intentions, ça a le mérite de reconnaître indirectement qu’on n’arrachera pas cette revendication avec deux heures de grèves-bidon.

Mais l’inconvénient c’est que ça n’avait rien à voir avec les aspirations du moment ni des O.S. ni des conducteurs.

Bref, c’était une phrase en l’air.

Ce qui nous amène à analyser la pratique ambiguë de la C.F.D.T. Précisons bien que nous ne parlons pas des militants ou même de certains syndicats de base de la C.F.D.T. (De nombreux éléments de la gauche ouvrière sont entrés à la C.F.D.T. après mai 68.

Comme les syndicalistes prolétariens de la C.G.T., ils sont nos alliés naturels les plus proches).

Nous voulons parler de la pratique C.F.D.T. « orthodoxe ».

Elle est limitée par le front syndical commun (il y a un fondement commun aux deux syndicats : l’acceptation de la hiérarchie capitaliste).

Donc il y a des limites que la C.F.D.T. ne franchira pas.

Par exemple ; elle qui dit pourtant : « la démarche de l’autogestion c’est d’inverser les fondements du pouvoir, de l’autorité » (Maire) n’a jamais pris position en tant que Confédération pour la séquestration des patrons.

C’est pourtant la pierre de touche du « renversement de l’autorité ».

Pourtant à l’intérieur de ces limites, la C.F.D.T. pourra faire un petit bout de chemin : elle soutiendra en partie et pour un temps la séquestration sans le dire nettement, ou bien d’autres actions de contrôle ouvrier direct : un bris de cadences… par exemple.

Mais jamais, surtout après que la C.G.T.contre-attaque, elle ne revendiquera totalement la signification de ces actions.

Elle les « couvrira » comme des actions désespérées.

Dans le meilleur des cas.

En d’autres termes elle fait un pas en avant parce qu’il faut bien inverser les fondements de l’autorité pour « autogérer » ; deux pas en arrière parce qu’elle ne peut franchir la limite de la hiérarchie capitaliste.

Il est un intellectuel de gauche, M. Bosquet, qui a fait l’éloge de cette incohérence.

Assis dans un bureau, il a décidé de nommer cette incohérence contradiction féconde.

En gros, la CF.D.T. serait prête à être révolutionnaire, à s’abolir pour faire place aux comités de chaîne, aux organes de pouvoir élus et révocables par les masses ; donc la C.F.D.T. serait un svndicat-qui-tend-à-se-détruire-comme-syndicat.

Il faut avouer que la phrase de gauche devient sous la plume de Bosquet une phrase sublime.

On est tout émerveillé : on avait sans le savoir, à vrai dire, un syndicat antisyndicaliste et on n’est pas encore satisfait.

Comment Bosquet explique-t-il ce miracle ? La C.F.D.T. serait prête à donner tout le pouvoir aux ouvriers mais comme ce n’est possible qu’en situation prérévolutionnaire (du type 1917 en Russie) elle se réserve et se conserve pour ce grand jour.

Entre temps il faut bien un instrument de médiation entre ouvriers/patrons pour négocier l’épreuve de force, il faut bien un syndicat.

Mieux vaut que ce soit la C.F.D.T. qui nous promet, le jour J, de se détruire en tant que tel.

Conclusion : la C.F.D.T. a une pratique contradictoire mais c’est parce que la C.F.D.T. c’est une contradiction en acte.

Une contradiction parfaitement féconde pour la révolution.

[N.D.L.R. – Ces remarques visent un article de Michel Bosquet qui, dans le Nouvel Observateur du 24 janvier 1972, analysait comme suit à l’adresse de la C.F.D.T., les contradictions d’un syndicat qui voudrait se transformer en mouvement révolutionnaire de masse : « Dans les périodes creuses qui séparent les situations chaudes, le syndicat, par la force des choses, ne peut être qu’un organisme de négociation et de médiation, représentant les travailleurs auprès du patronat et de l’État.

Son intervention demeure alors centrale, quasi institutionnelle et bureaucratique, comme aux États-Unis et en Allemagne, par exemple, mais aussi en France.

Or le type de militants et de dirigeants « institutionnels » que produisent ces périodes creuses est totalement différent des militants et cadres de masse (en gros : « gauchistes ») capables d’exploiter à fond les situations « chaudes ».

« Inversement, pas plus que les groupes « gauchistes », les organes de démocratie directe et de pouvoir ouvrier (conseils, délégués de base révocables) ne peuvent être récupérés et formalisés par la structure syndicale : s’ils deviennent de nouvelles institutions (comme ce fut le cas, en Italie, l’année dernière), ils perdent aussitôt leur puissance de rupture et se vident de leurs meilleurs éléments.

Ces organes de « double pouvoir », autrement dit, ne peuvent exister que par éclipses, comme une négation vivante du pouvoir patronal, pour disparaître – jusqu’à la prochaine fois – si ce pouvoir n’a pas pu être vaincu pour de bon.

« En fin de compte, un syndicat qui, comme la C.F.D.T., se veut révolutionnaire, doit assumer deux fonctions contradictoires qu’il est impossible d’exercer simultanément.

D’une part, il doit avoir la permanence d’une institution reconnue, négociant des compromis et des accords avec le patronat et l’État, oeuvrant dans le cadre d’un système qu’il rejette et dont, dans la pratique, il lui faut cependant accepter les limites puisqu’il ne peut l’abattre.

D’autre part, il doit être prêt, dans les situations chaudes, à devenir autre chose qu’un syndicat, à savoir : un mouvement politique de masse, prêt à se liquider en tant qu’institution et appareil, prêt à donner la parole à la base, aux groupes de militants politisés et aux cadres de masse s’affirmant dans la lutte.

« II n’y a pas de solution à cette contradiction.

Il faut vivre avec elle, en acceptant une effervescence et des tensions permanentes, en considérant les conflits entre les groupes politisés et l’appareil comme un ferment utile.

Les dirigeants de la C.F.D.T. paraissent conscients que tel est bien leur destin.

Tout comme Pierre Carniti, leur homologue italien, ils semblent convaincus que « tant que le syndicat est obligé de mener des négociations de sommet, c’est pure illusion de croire que la bataille contre les tendances à la bureaucratisation pourra être gagnée une fois pour toutes ».]

Nous sommes obligés de revenir sur terre après ce magnifique voyage dans les cieux.

Où est le vice dans la démonstration ? dans la référence à la « situation pré-révolutionnaire ».

En effet c’est dès maintenant que les actes de contrôle ouvrier sont possibles et nécessaires.

Et il n’y a aucune raison pour que la négociation de l’épreuve de force soit confiée à des « instruments de médiation syndicaux ».

Un comité de chaîne ou un comité de grève peut négocier.

Il n’y a pas des moments « creux » où la négociation est laissée au syndicat et des moments forts (d’ailleurs un moment fort, le moment pré-insurrectionnel) où l’on fait du « contrôle ouvrier » et où l’on n’a plus besoin du syndicat.

Les actes de contrôle constituent la pratique constante et continue de la contestation et les organes élus par les ouvriers à travers cette pratique du « contrôle » peuvent parfaitement comme cela se fait tous les jours dans de nombreux ateliers négocier directement avec le patron.

Pour finir, nous reconnaissons l’utilité des contradictions de la C.F.D.T. En effet, bien exploitées, elles permettent de faire éclater le front syndical contre-révolutionnaire.

Nous disons donc : quand la C.F.D.T. fait un pas en avant dans la perspective du « renversement de l’autorité », nous la soutenons, en nous préparant aux deux pas en arrière qu’elle fera, quand la lutte de classe se radicalisera.

Quand elle est deux pas en arrière, au coude à coude avec la police C.G.T., il n’y a plus d’unité possible.

V .- LE COMITÉ DE LUTTE, LE COMITÉ DE CHAÎNE

La critique du syndicalisme va nous permettre de présenter de manière synthétique et concise les principes du comité de lutte.

En effet critiquer la ligne erronée c’est dégager la ligne juste.

Il suffit de présenter explicitement ce qui était parfois implicite dans la critique du syndicalisme.

I. Le comité de lutte ne fait pas de « politique », dans le sens où l’entendent partis et syndicats, vise à conquérir l’unité de classe des ouvriers sur la base de l’atelier, quelles que soient « les opinions politiques ».

Nous affirmons que la conquête de l’unité de classe, donc la lutte contre la hiérarchie despotique dans l’atelier est POLITIQUE dans un sens nouveau.

Elle vise à renverser le pouvoir dans l’atelier.

Cette lutte d’atelier prépare donc l’élargissement de la lutte dans la cité pour que s’édifie un pouvoir populaire.

C’est dans l’atelier, par la lutte antihiérarchique antidespotique, que la masse ouvrière commence la lutte pour un pouvoir populaire.

La politique ne va pas venir du dehors à la masse ouvrière.

Elle s’élabore à partir de l’intelligence collective des ouvriers dans l’atelier puis elle sort de la sphère ouvrier/patron, elle s’élargit à l’échelle de la cité.

H est parfaitement vrai comme le disait Lénine que pour accéder à une conscience politique de classe il faut sortir de la sphère ouvrier/patron.

Mais c’est une masse ouvrière rendue consciente par la lutte dans l’atelier, lutte collectiviste, lutte visant à renverser le pouvoir dans l’atelier, qui sort de la sphère ouvrier/patron.

Ce ne sont pas les intellectuels qui viennent apporter la conscience politique à la masse ouvrière.

Les intellectuels peuvent aider à élargir le point de vue de la masse des ouvriers rendue d’abord consciente POLITIQUEMENT par les luttes de contestation.

Par exemple un intellectuel qui vient à la porte de l’usine pour discuter avec les ouvriers et se mettre à leur école, ça élargit le point de vue politique des ouvriers, puisque ça apporte une démonstration pratique que l’antique division travail manuel/travail intellectuel peut disparaître.

Donc la politique, c’est-à-dire la lutte pour le pouvoir, la politique révolutionnaire, c’est-à-dire la lutte pour une société collectiviste, cela commence dans la contestation d’atelier [Débarrassons-nous une fois pour toutes de l’hypothèque de Que faire ?, grand ouvrage marxiste de Lénine, manipulé par des petits professeurs marxistes en vue de dénaturer le marxisme.

La thèse centrale de Lénine dans cet ouvrage, c’est : «La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons.»

Cette thèse est juste : tant que l’ouvrier n’est pas sorti de la sphère étroite ouvrier/patron, il n’a pas une conscience politique de classe qui le rende donc conscient de son devoir d’abattre le pouvoir bourgeois central.

Mais dans la première partie de cet ouvrage Lénine emprunte une thèse philosophique à l’opportuniste allemand Kautsky qui semble fonder la thèse précédente : « Le porteur de la science n’est pas le prolétariat mais les intellectuels bourgeois… La conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat et non quelque chose qui en surgit spontanément.»

Cette thèse est fausse, dépassée par le marxisme, démentie par la vie.

En effet, elle « éternise » la division travail manuel/travail intellectuel.

Lénine, dans la pratique, l’a en partie réfutée.

La réfutation complète a été rendue possible par l’expérience ultérieure, en particulier l’expérience soviétique du principe « tout le pouvoir aux experts » qui fut un des grands principes de la dégénérescence de l’expérience soviétique.

Mao Tsé-Toung a fait le bilan de cette expérience.

Il n’est plus question d’accepter la thèse : « Le porteur de la science c’est l’intellectuel bourgeois.

» Ce n’est pas l’intellectuel bourgeois qui importe la conscience politique dans une masse ouvrière dont la conscience serait spontanément fausse].

II. Le comité de lutte peut être au départ une forme de regroupement des ouvriers révoltés, antisyndicalistes mais son objectif n’est pas de se former en petit syndicat antisyndicaliste ; son objectif c’est d’encourager la formation de comités de chaîne et de comités d’atelier ; c’est-à-dire d’une organisation démocratique de masse d’action directe.

Le comité de chaîne s’appuie sur l’unité de classe élémentaire (tous les ouvriers d’une chaîne moins le mouchard sauf s’il accepte d’être rééduqué), il est élu directement par l’assemblée de chaîne et révocable par elle.

Son rôle est d’impulser la pratique du contrôle ouvrier continu sur la chaîne.

III. La pratique du contrôle continu c’est la lutte contre la hiérarchie capitaliste, c’est la pratique du renversement de pouvoir, c’est imposer ce qui est juste pour l’ouvrier contre ce qui est légal pour le patron mais oppressif [Précisons, pour qu’il n’y ait pas de malentendu : nous n’hésitons pas quand il le faut à utiliser la loi bourgeoise contre la loi patronale.

Par exemple, l’acte de justice des mineurs marocains, c’est de réclamer la « liberté du travail », l’application de la loi : on veut une carte de travail].

Un acte de contrôle ouvrier c’est un acte de justice à force ouverte.

Il brise en un point la hiérarchie capitaliste ; il libère l’unité de classe et l’idéologie collectiviste : c’est un acte de justice.

Mais comme il brise, comme il affronte l’appareil répressif c’est un acte de justice à force ouverte.

On reconnaît bien un acte de contrôle ouvrier au petit air de renversement des rôles qu’il a.

Voici quelques exemples mentionnés par ordre d’importance.

(On trouvera dans le texte suivant l’analyse de plusieurs d’entre eux.)

– On a raison de licencier le patron (qui veut licencier les ouvriers) : Richard Continental, filiale de Renault à Villeurbanne.

Le patron est chassé et interdit de séjour dans l’usine pendant plusieurs jours.

– On a raison de séquestrer les patrons.

Exemples désormais par centaines.

– On a raison de tourner sur les postes dans une chaîne, afin d’éliminer les différences de paie, les différences dans le travail qui divisent, et les postes de mouchards.

Exemple (mais il y en a d’autres) : 5ème étage peinture de l’Ile Seguin.

– On a raison de chronométrer nous-mêmes le rythme de la chaîne pour s’opposer à la « cadence théorique instantanée ».

1er étage mécanique de l’Ile Seguin.

– On a raison de mettre un chef à la chaîne pour lui faire comprendre ; rez-de-chaussée mécanique de l’Ile Seguin.

– On a raison de reprendre son poste de travail quand on a été licencié arbitrairement (exemples fréquents à Renault ou exemple de Saint-Nazaire).

– On a raison de juger les chefs (exemple d’actions antichefs).

Les exemples tirés de Renault seront étudiés dans le rapport d’enquête qui suit.

Nous avons simplement voulu les énumérer, pour donner une image claire de la pratique du contrôle.

On peut d’ailleurs dans certains cas élargir la pratique du contrôle et abolir la séparation entre l’usine et la population : c’est l’exemple des délégations qui sont entrées dans la Régie pour contrôler au nom des citoyens ce qui se passait dans une entreprise nationale.

Ce n’est pas la veille du petit matin du grand soir que les ouvriers commenceront à contrôler le travail.

C’est dès main-tenant.

L’union des comités de lutte d’atelier constitue l’instrument de cette pratique continue de la contestation.

La nouvelle démocratie que nous voulons conquérir dans la société, la société libérée de l’organisation capitaliste hiérarchique que nous voulons, il faut savoir qu’elle prend sa source dans ces actes de contrôle ouvrier, dans ces actes de justice à force ouverte, dans ces premiers comités de chaîne ou d’atelier encore embryonnaires qui sont comme les premières lueurs dans la France d’aujourd’hui soumise au règne de la racaille.   

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Gauche Prolétarienne: Renault Billancourt, quatre actes de contrôle ouvrier (1972)

[Février 1972 -Jean-Pierre B.]

A Renault-Billancourt, les ouvriers inventent tous les jours de nouvelles formes de lutte.

Les quatre actes de contrôle ouvrier qui sont décrits et analysés montrent comment.

Comment, chaque jour, la pensée ouvrière poursuit son cheminement.

Qu’est-ce qui la fait progresser ? L’affrontement des ouvriers avec l’ennemi de classe et la pratique dans les ateliers.

Depuis 1969, la force ouvrière autonome a trouvé sa voie.

Alors que la farce électorale se voyait de plus en plus démasquée (aux dernières élections de délégués de janvier 72, c’est 30 % des ouvriers qui n’ont pas voté ou ont voté nul; les syndicats, avec en tête la C.G.T.

ont pris leur claque) la démocratie directe, au travers des luttes, pénétrait l’usine.

En novembre 71, c’est l’apparition du premier comité de chaîne, élu par des ouvriers en assemblée de chaîne.

En janvier et février 72, la force ouvrière autonome impose, face à la maîtrise fasciste et la police syndicale C.G.T. qui, à Renault, cautionne à fond le nouveau fascisme, des actes de contrôle ouvrier; ils attestent que cette force autonome se destine à exercer un véritable pouvoir ouvrier dans l’usine et qu’elle en exerce, dès maintenant, des parcelles.

– La rotation des postes de travail pour éliminer toutes les divisions.

– Le contrôle par les ouvriers des cadences.

– Le contrôle par les ouvriers des chefs; les ouvriers d’une chaîne tiennent un cahier de toutes les infractions des chefs.

– Ils en mettent un à travailler sur la chaîne.

Ces actes de contrôle sont tous issus de l’île Seguin.

L’île Seguin, c’est le coeur de Renault-Billancourt.

Le département 74, le plus important de l’usine.

Un bâtiment colossal, construit sur l’île du même nom, avec, dans sa partie centrale, cinq étages où sont réparties des chaînes de mécanique, sellerie, ponçage, peinture.

Pour l’ensemble de l’île, 14 000 ouvriers (Renault-Billancourt en compte 35 000) qui travaillent en deux équipes, du matin et du soir.

Des O.S. principalement, dont la grande majorité sont des travailleurs immigrés et de jeunes ouvriers français.

En réponse à une protestation des syndicats « contre les changements de cadence en sellerie 1er et 2ème étages de l’île », la direction de la Régie a fait savoir que « les engagements de personnel aux postes de travail peuvent aller jusqu’à 100 % ».

A 100 %, il ne reste plus la moindre miette de temps pour souffler.

Le temps de chacun des gestes qui composent une tâche a été mesuré.

A 100 %, pas un geste, durant 9 heures, qui n’appartienne aux cadences infernales.

A 100 %, pas de temps « libre » entre les gestes.

Les ouvriers sont prisonniers de la chaîne.

Si la direction de la Régie a fait établir les électrocardiogrammes et encéphalogrammes d’ouvriers en plein effort, c’est uniquement pour déterminer le seuil (et la cadence qui lui correspond) au-delà duquel la fatigue est irrécupérable, et par conséquent l’ouvrier.

En février 72, sur les chaînes de mécanique, « l’engagement » était de 97 %.

Chez Fiat, l’engagement est de 85 %; 90 % chez Citroën (Citroën, connu des ouvriers de la région parisienne pour ses méthodes fascistes).

Renault, entreprise dite nationalisée, entreprise de la « concertation sociale », est l’une des entreprises automobiles européennes où l’exploitation est la plus violente.

Sans oublier la violence de l’éclairage juste au-dessus de chaque poste de travail; le bruit.

Aux endroits les plus éprouvants des chaînes, la Direction a fait mettre des « points d’eau»… «Il n’est plus besoin de Cayenne, il y a l’île Seguin » a jeté à la figure de son chef, un ouvrier.

Quatre actes de contrôle ouvrier.

Ils sont décrits et analysés par des ouvriers du comité de lutte Renault.

Les deux premières interviews sont celles d’ouvriers emprisonnés à cette date.

Ils appartenaient, comme un autre des cinq emprisonnés, aux chaînes qui ont contrôlé.

Là encore, c’est le contrôle ouvrier qui a été visé.

« Tournons sur les postes dans les ateliers et sur les chaînes pour éliminer toutes les divisions entre nous ».

En mai 71, les syndicats ont bradé l’occupation de l’usine.

L’idée alors chez beaucoup d’ouvriers : « Si on laisse faire les syndicats, on se fait de plus en plus avoir.

Il faut s’organiser nous- mêmes.

» En novembre 71, la création, par les ouvriers d’une chaîne, du premier comité de chaîne à Renault, c’est une réponse aux questions laissées latentes après l’occupation de mai 71, et une victoire pour tous les ouvriers.

En janvier 72, c’est en comité de chaîne que les travailleurs d’une autre chaîne s’organisent, pour décider démocratiquement, et pour imposer de tourner sur les différents postes de travail.

De l’accord signé en mai 71 entre les syndicats et la direction de la Régie, il n’est resté que des sous en moins : ceux que la Direction a retenu sur les paies des mois suivants pour rattraper « les journées perdues ».

Les accords syndicalistes, c’est une chose; la colère ouvrière, une autre.

Ça se voit en novembre, au cinquième étage peinture de l’île Seguin, sur la chaîne des pistoletteurs.

(Parallèle à celle-ci, qui est côté « Meudon », il y a une autre chaîne, côté « Billancourt », où travaillent aussi une vingtaine de pistoletteurs.

Des fours où les voitures sont cuites après avoir été peintes, séparent les deux chaînes).

Sur la chaîne « Meudon », les pistoletteurs reçoivent comme chaque fois le papier annonçant la paie ; mais « la paie ça va pas ».

Depuis mai, la vie a augmenté; c’est la paie complète qu’ils veulent.

De colère, ils posent les pistolets et sans s’occuper des délégués, descendent dans le bureau de Vacher, le grand chef de l’île.

Vacher refuse de les recevoir.

Le délégué C.G.T. Nicou, du 4e étage, les a suivis; il se sait haï des ouvriers à cause de son racisme, alors il s’est fait accompagner de délégués arabes.

Les délégués entrent dans le bureau de Vacher.

Dehors les ouvriers scandent : « La paie ça va pas ».

Nicou sort pour leur dire : « C’est juste de demander 6 % d’augmentation; depuis mai la vie a augmenté de 10 %, mais Vacher ne veut rien savoir ».

De toute façon, les ouvriers demandent autre chose : la paie complète.

Vacher sort à son tour pour dire : « Enfin! C’est vous, les syndicats, qui avez signé avant les vacances l’accord sur le rattrapage ».

Tout est ouvertement ridicule.

Les délégués et Vacher sont hués par les ouvriers qui retournent dans leur atelier.

Ce jour-là, ils n’iront pas à la cantine; ils restent à casser la croûte ensemble sur la chaîne; à discuter; à jouer au foot.

Nicou a disparu.

Et quand Montagu, un grand caïd de la répression dans l’île passe, les ouvriers le suivent, le poussent à marcher plus vite et finissent par lui courir aux fesses.

Le « tilt » se produit le lendemain, quand quatre pistoletteurs (qui se sont distingués la veille) sont convoqués au bureau.

Ils y vont.

Ils répondent du tac au tac alors qu’on veut leur faire la morale.

Ils interviennent au nom de leurs camarades; laissent entendre que les chefs sont racistes.

Ils ont « pris» la parole, et c’est pour en dire plus qu’un délégué n’ose jamais le faire.

Quand ils reviennent, c’est l’heure de la pose.

Les ouvriers les attendaient, prêts à débrayer en cas de sanctions contre eux.

Ils les convoquent en assemblée pour leur dire ce qui s’est passé.

Une assemblée sans délégués, c’est illégal; les chefs rôdent autour d’eux.

Cette première assemblée, ils la tiennent dans le fond de l’atelier.

Alors les quatre racontent comment ça s’est passé; comment les ouvriers n’ont pas besoin des syndicats pour se défendre.

C’est le point de départ d’un débat qui va durer trois jours.

Trois jours de discussions, à chaque pose, sur la chaîne, en sortant du travail.

« Un exemple de ce que peut être la démocratie ».

« Durant trois jours, il y a eu lutte sans arrêt pour savoir « Comment on va faire? », « Comment ça va être? ».

On sentait qu’ils avaient décidé d’y répondre.

Des tas d’idées syndicalistes tombaient à l’eau.

Le thème c’était : bon, le délégué pourri, il ne se bat pas pour nous; il nous fait du tort; on s’organise entre nous ».

Qu’est-ce que les ouvriers ont vaincu alors? Leurs idées syndicalistes, une conception des luttes pour une autre qui, de fait, est illégaliste.

Un débat tel que « certains ouvriers en ressortent épuisés ».

Ce qui est gagné alors, c’est surtout « l’idée du comité de chaîne ».

Une idée qui veut précisément dire pour les pistoletteurs : – La parole aux ouvriers.

– Pour donner la parole aux ouvriers, il faut s’organiser en assemblée de chaîne, qui regroupe l’ensemble des ouvriers, syndiqués ou non, et cette assemblée est souveraine.

On peut la convoquer à tous moments.

– Il faut élire des « représentants » des ouvriers, qui puissent parler réellement, au nom des ouvriers, au chef et à la direction.

Ces représentants directement élus forment le « comité de chaîne » – Ce doit être les plus combatifs dans la lutte.

On doit pouvoir les révoquer à tous moments et à chaque fois qu’ils font quelque chose, ils doivent en rendre compte à l’assemblée.

« Même sur le mot, il y a eu lutte.

D’abord, ils disaient « délégué ».

Après, non, n’en veut plus, c’est « responsable ».

Chacun discutait en pensant qu’il pouvait être ce « responsable.

 » C’est en assemblée, le mardi, au pied des chaînes cette fois, qu’ils ont élu quatre responsables, pris parmi les plus combatifs; l’en plus de façon qu’avec eux chaque langue de la chaîne, autre que le français, soit représentée : arabe, espagnol, portugais.

Les chefs voient disparu.

Le premier comité de chaîne de Renault venait d’être créé.

» Mais les pistoletteurs de la chaîne « Meudon » ne vont pas directement l’appliquer.

La lutte n’est pas venue étayer ce premier comité de chaîne.

C’en est surtout l’idée qui alors a été gagnée.

Une idée que la C.G.T. a combattu en faisant pression sur les responsables, les menaçant ou leur proposant des postes de délégués du personnel aux élections de janvier 72.

Le comité de lutte Renault, lui, a fait circuler l’idée dans ses tracts, dans les discussions d’atelier, dans les prises de parole aux changements d’équipe.

Parce que cette idée arme les ouvriers, libère leur initiative, en janvier 72 (en pleine époque des élections de délégués) les pistoletteurs de la chaîne « Billancourt » s’en emparent; ils s’organisent en comité de chaîne et font plus : ils passent aussitôt à l’action; ils décident, contre l’avis des chefs et des délégués, de tourner chaque semaine sur les différents postes de travail.

(Sur cette chaîne, la dernière grande lutte remontait à 69.

Trois jours de grève pour passer PI.

Des intérimaires étaient venus les remplacer.

Ils n’avaient rien obtenu ou presque.

Ils en avaient été écoeurés.

Depuis, au niveau de la chaîne, pas de mouvement important).

« Depuis longtemps, chez les pistoletteurs, tu as l’idée : on devient des robots, de vraies machines.

Tu peux fermer les yeux, tu vas peindre ta bagnole.

Des vieux, ça fait des années qu’ils font le même poste.

Ils voudraient bien changer.

Ils voient aussi qu’ils sont divisés.

Un gars a deux fois à faire sur la bagnole et l’autre dix fois.

C’est clair.

Il y a des postes sur la chaîne où les gars bouffent beaucoup de peinture; d’autres où Us n’en bouffent pas.

Ils avaient depuis toujours l’idée : faut changer de poste, faut qu’on tourne.

En plus, les bonnes places – par exemple à l’arrêtage – sont réservées aux copains des chefs; à des gars que les chefs achètent plus ou moins, qui deviennent des mouchards.

Après, sur la chaîne, l’ambiance est mauvaise.

Les gars combatifs, au contraire, sont aux postes les plus durs.

Ils y restent des années.

Les chefs se basent sur les différences entre les postes pour diviser et terroriser les ouvriers.

Les gars voyaient bien qu’il fallait en terminer avec ce système-là.

Et puis, ils ont vu sur la chaîne d’à côté : les ouvriers s’étaient rassemblés et avaient décidé tout seul.

Comment s’organiser pour faire tourner ? Chez quelques gars, ça ne passait pas.

Le mouchard en bout de chaîne repérait les gars qui faisaient des coulures ou des « manques » de peinture.

C’est sous cette pression que la décision de tourner a été prise; en même temps, chacun prendrait le poste du mouchard.

Alors ils se sont réunis, en assemblée de chaîne, et ils ont élu quatre d’entre eux qui sont allés dire au chef : maintenant, on va tourner chaque semaine.

Et le lendemain, ils changeaient de postes.

Le chef les a alors convoqués deux par deux, un Arabe avec un Espagnol, etc.

Il leur a dit : « Vous n’y arriverez pas, certains postes sont plus délicats.

Je vous avertis : s’il y a des conneries de faites sur les bagnoles, je vais sanctionner et déclasser les mecs.»

Ca été bon.Les gars ont répondu : la répression, on n’en veut pas.

Puisque, comme vous le dites, il va y avoir des gars qui vont faire des coulures, et bien ce qu’il faut, c’est un temps d’adaptation.

C’est logique.

En plus sur cette chaîne, les gars font une peinture : « la laque », qui vient sur la peinture « d’apprêt ».

En « apprêt », c’est donc un travail de peinture.

Et bien, les gars veulent même aller là.

Ils pensent à changer de chaîne.

Si bien que les ouvriers qui sont « en apprêt » se retrouveront « en laque ».

Ce qui a aidé, c’est que tous les gars sont payés pareil.

Alors qu’il y a des chaînes où pas un ouvrier n’est payé pareil.

Si ces gars-là se mettent à tourner, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire : à travail égal, salaire égal.

Tandis que chez les pistoletteurs, c’est à salaire égal, travail égal.

Il faut se représenter ce que c’est comme solidarité physique.

Avant, tu avais l’égoïsme : Moi j’ai un bon poste tranquille, je ne fous presque rien; c’est éliminé puisque tous les huit jours il va changer de poste.

Comme il y a vingt postes sur la chaîne, il retrouvera son poste initial toutes les vingt semaines.

En quelque sorte, ils se sont battus parce que : « Toi, t’es mon copain, et moi je fais quatre gestes avec le pistolet pendant que toi t’en fais quatorze.»

Quand ils se sont abordés pour discuter, c’est exactement ça.

Ce qu’il a fallu que les gars combattent, discutent, pour unifier celui qui en faisait le plus avec celui qui en faisait le moins.

Pour que le gars qui ne bossait presque pas et celui qui bossait à mort fassent l’unité.

Ils ont fait un bond en avant; dans certains ateliers, il faudra eut-être des années pour qu’ils en fassent un pareil.

Eux, ils sont passés des idées syndicalistes à un sens contraire.

Des ouvriers qui font une assemblée de chaîne sans délégués, c’est illégal Des ouvriers qui élisent directement quatre responsables pour aller négocier au bureau du chef, c’est illégal.

Des ouvriers qui, d’eux-mêmes, tournent sur les postes, c’est illégal.

Tu ne peux pas savoir la réaction des chefs, de la direction, de la répression.

Quand tu as dix ou quinze ans de maison, t’as des primes, des « avantages » si on peut appeler ça comme ça… Le premier pas est dur.

Sur une chaîne, généralement, tu n’as pas un ouvrier qui soit payé pareil.

Malgré ça et malgré les divisions, il existe une solidarité, « l’esprit de chaîne ».

Tu veux allumer une cigarette, c’est le régleur qui l’allume.

Tu veux aller aux toilettes, il faut attendre le bon vouloir du remplaçant; c’est souvent un copain du chef.

Tout le monde sait bien qu’on est là, bloqués.

Là-dedans, ils sont solidaires les gars.

Jusqu’à présent, c’est sur le boulot que les ouvriers ne l’étaient pas.

Ils y en avaient qui tiraient la bulle.

D’autres qui bossaient comme des nègres toute la journée; qui sortaient le soir à quatre pattes pour prendre le métro.

Maintenant, on est tous égaux dans le boulot, on fait les mêmes postes, on est tous payés pareil.

Tu avais même la division : Moi je fais ça parce que je suis plus intelligent que l’autre.

Sur une chaîne, il y a des millions de divisions.

Un chef qui donne une combinaison blanche et à l’autre une moins blanche, ça peut mettre la discorde.

Mais là, ça les supprime.

L’atmosphère de la chaîne est changée.

Dans un acte comme ça, le chef perd son autorité.

« Tu disais que c’est impossible, nous, on montre que c’est possible.

Ferme ta gueule, tu ne sers à rien.»

La preuve ? On l’a fait.

Un chef sert à quoi dans une usine ? Il ne te montre jamais le boulot.

Il faut un temps d’adaptation ? C’est ton copain qui a bossé avant toi sur le poste qui te dira : « Tu tournes ta tête de pistolet comme ça…»

Le chef, qu’est-ce qu’il viendra dire ? Le gars lui dira : « Quoi ? Tu veux me dire quelque chose ? Tiens, prends le pistolet ».

Le chef, il ne sait pas.

Il apparaît totalement pour ce qu’il est : flic.

Le mouchard, lui, n’a pas voulu tourner.

Il reste à son poste pendant que les autres tournent.

Tout le monde se fout de lui.

Il est complètement isolé.

L’objectif : il faut l’exterminer.

T’as en plus les révisos.

Ils ne soutiennent pas ça.

Quand ils ont vu ça, ils se sont barrés aussitôt.

Nico est venu une fois : il s’est fait jeter.

Leur autorité de petit-chef, elle s’écroule en même temps que l’autorité des vrais chefs.

Les ouvriers réalisent une victoire sur deux fronts : le front révisionniste et le front réactionnaire.

« Contrôlons les cadences.»

Rien n’est moins une pure pensée que ce mot d’ordre.

Tous les ouvriers ont ça en tête.

En février, les ouvriers de la chaîne 74-66 de Billancourt contrôlent, avec un chronomètre, la cadence instantanée de la chaîne.

L’année dernière, ils effectuaient, à la montre, un contrôle horaire de la production.

En un an, ils ont progressé par paliers, toujours en se heurtant à la maîtrise, ou à la suite de débrayages.

Un sabotage arrête une chaîne, « brise les cadences ».

Mais un sabotage peut ne pas unifier la gauche des ouvriers qui sont pour, aux ouvriers qui forment politiquement le « centre ».

Le contrôle des cadences tel qu’il s’est fait dans l’atelier 74-66 de l’île a uni la « gauche » et Je « centre ».

Ensemble, ils ont pu vérifier que la cadence affichée sur la chaîne est en-dessous de la cadence réelle.

C’est que la Direction exploite, en le cachant, les ouvriers jusqu’à la corde.

Un sabotage, s’il survient après, s’explique mieux; il doit recevoir un consentement plus grand de tous les ouvriers.

« Vidée de chronométrer les cadences, c’est une idée qui vient assez rapidement aux ouvriers.

Tu vois passer les bagnoles, tu t’aperçois à un moment que tu as beaucoup plus d’efforts pour faire ton travail; tu coules… [«Couler» veut dire ne plus tenir la cadence, la voiture passe sans que le travail soit fait : «on coule».

«Dériver» : un ouvrier «dérive» quand il dépasse, pour faire son travail, les limites de son poste.]

Le boulot même que tu fais t’oblige à te demander si les chefs augmentent ou pas les cadences.

Les seuls points de repère, ce sont les numéros marqués à la craie sur tous les châssis.

Tu as un numéro d’ordre : 1, 2, 3, etc.

Le gars arrive à son poste : il note le numéro du premier châssis qu’il fait; puis il regarde en une heure combien de châssis passent.

C’est un truc que tous les ouvriers font.

Tu vas sur une chaîne, c’est crayonné partout.

Sur cent gars, t’as quinze à vingt gars qui le font systématiquement.

Les copains d’à côté regardent, ils demandent, ça fait que tout le monde est au courant et peut comparer avec la cadence officielle.

Mais le contrôle horaire n’est juste que s’il n’y a pas eu d’arrêts sur la chaîne.

Or, il y a toujours des petits arrêts; d’où tu n’arrives pas à savoir exactement combien de voitures tu fais à l’heure.

En plus, t’as le chef qui dit « Le jour où vous me prouverez que la chaîne tourne trop vite, on la baisse.

» Mais si on fait un contrôle sur une heure, c’est long; ils sont capables d’en profiter pour baisser la cadence.

A partir de ce moment-là, on a pensé chronométrer chariot par chariot; mesurer le temps qu’un chariot reste devant un poste.

C’est le chronométrage instantané; on avait retrouvé la méthode que les chefs gardent jalousement.

Déjà, en juin, on avait eu une première idée, plus compliquée.

C’était de voir si tu ne dérivais pas sur l’espace de ton poste.

En gros, t’es comme un ours en cage quand tu es sur un poste à la chaîne.

Tu vas et viens sur cinq mètres toute la journée.

Ces cinq mètres-là, on avait eu Vidée de les fixer en mettant deux coups de craie par terre et de voir si on dérivait.

L’idée c’était : on ne chronomètre pas, mais on voit comment on travaille; c’est-à-dire on va travailler sans forcer, sans rattraper et si on coule et bien on coule; c’était pas viable.

La seule méthode, c’est de mettre un seul trait de craie et chaque fois qu’un châssis passe de regarder sa montre.

L’idée, c’était : ils nous baisent, on veut savoir de combien.

On s’était aperçu qu’ils en rajoutaient par rapport au nombre officiel de voitures.

Il y avait 4, 5, 6 voitures en plus.

Sans compter les voitures marquées bis.

Par exemple 152, 152 bis.

Tous les gars qui voient passer la bagnole disent : « Ça, c’est une voiture volée; elle est complètement gratuite pour le patron.»

En juillet, on a eu une première grève.

Les gars disaient : la cadence tourne trop vite; on n’est pas Eddy Merckx.

On savait par le régleur que la cadence officielle était de 40 voitures à l’heure.

Les gars disaient : Elle tourne à 42.

On n’a pas pu trancher.

A la rentrée, en septembre, les cadences étaient affichées.

Mais ce qu’ils ont affiché, c’est le temps exprimé en centièmes et la cadence « instantanée théorique » : 36,6 voitures par heure.

Ça nous embrouillait; on croyait à l’époque que c’était la cadence réelle.

En même temps, ils avaient changé l’organisation du travail.

Tu peux tourner moins vite et avoir une cadence plus forte s’ils diminuent de beaucoup le nombre d’ouvriers et si en changeant l’organisation de ton poste, ils t’en donnent plus à faire.

Tu ne t’en rends pas compte; simplement, t’as ton effort comme étalon.

Les gars disaient : « J’y arrive pas.»

Il y a eu un scandale comme ça : un ouvrier a refusé de prendre son poste.

La constante restait la même.

Les gars disaient : « Ça tourne trop vite » et le contremaître : «Le jour où vous me prouverez que la chaîne tourne trop vite, on la baisse immédiatement.»

Alors l’idée : « Faut l’obliger à faire descendre.»

Mais on voyait bien, une voiture de plus à l’heure, ça fait 1 à 2 secondes en moins par voiture.

C’est sensible quand tu travailles mais difficile à mesurer avec une montre.

Par contre, c’est très facile au chrono.

L’idée de masse, c’était : Ils nous feintent même avec le contrôle du nombre total de la production; et le contrôle horaire, c’est insuffisant.

Alors l’idée affinée par le comité de lutte a été : Il faut faire le chronométrage instantané.

On a repris l’idée à partir d’une bagarre entre ouvriers; les gars se gênaient; ils mordaient les uns sur les autres.

A partir d’une certaine vitesse, tu te cognes la gueule.

On pourrait parfaitement exiger de ne plus se gêner dans les postes.

Tu as même des trucs aberrants.

Des gars sont obligés défaire 10 mètres avec 25 kg en main.

C’est un poste où tu t’écroules.

Un vieux au poste, c’est-à-dire un gars qui fait ça depuis 6 mois, ça se voit parce qu’il se déplace sur 4 à 5 mètres.

Le gars a trouvé des astuces pour s’économiser.

Alors, on a amené des chronos.

Déjà au moment des fortes chaleurs, l’année dernière, on avait amené des thermomètres parce que les gars disaient : On ne peut pas travailler par cette chaleur-là; la gauche des ouvriers : II faut faire quelque chose; et le centre : On ne sait pas la température.

Alors on a amené des thermomètres.

Tout le monde venait voir avant de bosser : Combien ? La maîtrise foutait de l’eau par terre; ça enlevait un degré pendant dix minutes.

Ils nous faisaient travailler dans la boue toute la journée pour ne pas mettre des ventilateurs.

A deux degrés près, on faisait grève pour en avoir.

Dans une autre partie de l’usine, au Bas-Meudon, la température était de sept degrés de plus que chez nous.

Les gars ont fait grève et ont obligé la maîtrise à casser les carreaux avec des bâtons pour avoir de l’air.

Le thermomètre, c’était simple; tu peux en avoir un chez toi; tout le monde l’a utilisé.

Avec le chrono, c’a été tout de suite une autre question.

C’était fantastique : Un chrono, c’est un chrono du patron.

Les nous faisaient, en rigolant : Ça y est, t’es un chef.

En dehors des camarades du comité de lutte, pas un gars n’a de s’en servir tant qu’on n’a pas eu fait le souk avec, vis-à-vis de la maîtrise.

A partir de ce moment-là, c’était bon : C’était effectivement un instrument au service des ouvriers.

La maîtrise a accepté, si l’on peut dire, déjouer le jeu.

Pourquoi? La différence entre Renault et Citroën est relativement simple.

A Citroën, on te dit : «T’es un chien, tu fermes ta gueule.»

Si t’es pas heureux, tu reçois un coup de matraque : Ils ont un syndicat indépendant pour ça.

A Renault, ils répondent d’abord technique.

N’importe quoi que tu poses, ils te disent : On va voir techniquement.

Nous, on ne fait pas de la répression, on fait de la technique.

Toutes les directives de Vacher sont formulées de cette manière : Par exemple, il faut vérifier les visseuses; ça veut dire : il faut foutre un avertissement à tous les mecs qui ont des pannes de visseuses.

C’est un pur masque.

On a chronométré; quand le chef d’atelier est passé, nous lui avons demandé de venir voir : il a refusé de venir sur le terrain de la chaîne.

Il craignait l’attroupement, les gueulantes.

Tous les chefs ont refusé et ils ont convoqué un des gars qui chronométrait au bureau.

Ils l’amènent sur le terrain des chefs pour lui dire : « De toute manière, on n’a pas à répondre à vos sommations; vous n’êtes pas délégué.»

Puis ils cherchent à embrouiller le gars; ils lui parlent en centièmes, se servent de leur machine à calculer.

Ils sont quand même obligés d’avouer que la cadence affichée n’est pas la cadence réelle, mais « la cadence instantanée théorique ».

Ils sont obligés de dire cyniquement : En réalité, elle tourne à 31; puis, 37,5.

Le gars répondait : C’est 38.

La maîtrise en est arrivée à avouer que dans la cadence réelle, les poses, l’absentéisme, le châssis étalon, sont rattrapés.

Le temps où le remplaçant tient notre poste quand on va pisser, aussi.

T’as comme ça des voitures qui sortent et qui représentent le temps collectif que les ouvriers ont Pris pour aller pisser.

Et même, le comble, c’est qu’on a quarante minutes pour bouffer et sur ces quarante minutes, t’as dix minutes pour aller et revenir de la cantine.

Et bien, ces dix minutes, ils les récupèrent aussi.

En réalité, ils règlent la chaîne jusqu’au niveau où tu n’as pas d’explosion.

Le contrôle des cadences devient une opération intéressante à partir du moment où ils t’ont rempli.

S’ils essayent une seconde par châssis, ça devient explosif pour n’importe quel accrochage.

On devient hargneux; on veut effectivement contrôler.

Maintenant les gars disent : Il faudra accrocher les chefs sur la chaîne, à 38 parce que « je » l’ai vérifié.

Après le souk avec la maîtrise, plusieurs gars ont pris d’autorité le chrono, et l’ont fait.»

« Contrôlons les chefs »

Une chaîne comporte, dans l’ordre des tâches, des « monteurs » (les plus nombreux; ils montent les pièces), des « contrôleurs » (les moins nombreux, ils contrôlent le travail des monteurs) et des « retoucheurs » (qui, suivant les indications des contrôleurs, retouchent ou non le travail des monteurs).

Au rez-de-chaussée de l’île Seguin, chacune des deux chaînes de mécanique compte environ cent-cinquante ouvriers : des O.S.

Ils sont monteurs ou retoucheurs.

Il y a aussi les dix-huit contrôleurs, répartis sur les deux chaînes.

Français, jeunes (leur moyenne d’âge est de 23 ans), six d’entre eux sont ouvriers professionnels, les douze autres O.S.

En mai 68, la plupart n’étaient pas chez Renault.

Ceux qui y étaient n’ont pas participé à la lutte.

Par rapport au monteur et au retoucheur, un contrôleur a une place à part.

Il fait un boulot différent : il contrôle les autres ouvriers.

On lui fait croire que c’est technique, en fait il aide la maîtrise.

Jouerait-il un rôle de flic? Des contrôleurs le ressentent ainsi; et des monteurs le pensent.

Pourtant, les contrôleurs sont des ouvriers, ouvriers par la chaîne, la paie, les brimades.

Eux aussi font vivre « la pensée collective de chaîne », « l’esprit de chaîne » (cf. l’interview sur les rotations de postes).

Il n’est pas rare qu’un contrôleur préfère indiquer de la voix ce qui est à revoir au retoucheur (au lieu, comme il le doit, de l’indiquer sur un carton à cet effet), de façon à éviter de faire repérer par la maîtrise le monteur concerné.

C’est pour cette raison que des contrôleurs s’arrangent pour travailler à côté des retoucheurs.

Mais la maîtrise n’aime pas ce qui met une réelle union entre contrôleurs et monteurs.

Sur ces deux chaînes de mécanique, la coupure entre les contrôleurs et l’ensemble de la production s’est même nettement atténuée au moment des élections de délégués de janvier 72.

Tous les contrôleurs et les monteurs et retoucheurs les plus combatifs ont ensemble critiqué le système électoraliste.

A partir d’eux, la discussion a parcouru toute la chaîne.

Mais la contradiction entre la production et le contrôle devait réapparaître alors que, pour la première fois, les contrôleurs s’organisaient d’une manière autonome des syndicats.

Ils décidaient de tenir un cahier où ils portent toutes les brimades des chefs, y compris leurs fautes techniques.

Dedans, en plus, une idée se dégage : celle d’élaborer un règlement ouvrier.

(Avant déjà, les contrôleurs avaient voulu établir une sorte de « cahier de revendications » où ils diraient « tout ce qu’ils pensent ». Depuis : « on veut avoir des blouses et des espadrilles » jusqu’à : « on ne veut plus de chaînes ». Mais ce premier cahier n’avait pas vu le jour.)

Un contrôleur, membre du comité de lutte Renault : « Le cahier, c’est mon copain qui y a pensé.

C’était une idée des ouvriers de la FIAT en 69, ils avaient fait un grand cahier de revendications centrales.

Il connaît très bien le problème de la FIAT, il a des copains là-bas.

Lui comme moi, on sentait qu’il y avait beaucoup de ces idées de la FIAT dans ce qui se passait chez nous, même au ralenti.

L’idée, par exemple, que les gars avaient eu au moment des dernières élections.

Chez moi, ils sont contre les délégués désignés par les syndicats.

Ils voudraient que les élections se passent de la façon suivante : tel jour, après une discussion entre tous les ouvriers, les gars de la chaîne se réunissent en assemblée et élisent des délégués.

Ils insistent, et c’est ça qui ressemble à la FIAT, pas « un » délégué pour tout l’atelier.

A chaque secteur de chaîne les problèmes changent; ils veulent un délégué par secteur.

Syndiqué ou pas syndiqué, tout le monde peut demander à être délégué; seulement, chez certains, l’objection : un délégué qui n’est pas syndiqué, c’est embêtant parce qu’il est seul; mais ce qu’ils veulent : que les gars votent pour celui en qui ils ont le plus confiance; vote sur la chaîne, à main levée.

On vote pour un gars tant qu’il est bien; et si un jour il fait une connerie, on le remplace.

C’est l’idée depuis les élections.

Je ne pense pas qu’il y ait un rapport avec le comité de chaîne.

Ça venait aussi d’une idée qu’avait fait passer le délégué C.F.D.T. du coin qui voulait placer ses billes.

Sur la chaîne, un mec s’est présenté comme délégué C.G.T.

aux dernières élections.

C’est un parfait con.

Un mec que les gars n’apprécient pas du point de vue boulot.

Un mec qui confond un culbuteur avec un régulateur.

Tu peux regarder dans un bouquin technique, c’est vraiment très différent.

C’est un mec plus ou moins raciste, pas combatif, qu’a pas fait les grèves, qu’a pas occupé en Mai 71.

C’est un mec qui est trouillard.

Les gars disaient : Il n’est pas capable d’être délégué et pourtant tous savaient qu’il serait élu, vu comment on vote.

On vote pour une liste, une liste pour toute l’usine.

Il suffit que son syndicat le place à un certain endroit de la liste; cette liste obtient tant de voix; ça fait tant en %; on prend tant de noms sur la liste.

Donc, il serait élu alors que pas un gars de son atelier ne voterait pour lui.

(En plus que cette fois, aux élections de janvier, quand il a vu que la C.G.T.

prenait sa claque, il a d’abord cru qu’il ne serait pas élu.

Sans attendre il est allé voir la C.

F.

D.

T.

Il a même demandé un bulletin d’adhésion.

Après il a appris qu’il était élu.

Alors il a gueulé contre la C.F.D.T. : « Ils marchent avec les gauchistes »; « La C.F.D.T. elle est antigrève ».

Le mec s’appelle Guignes, les ouvriers l’appellent Guignol).

Le délégué C.F.D.T. qui voulait qu’on vote pour lui avait donné les idées de la FIAT dans un tract; d’un côté c’était Renault : voilà comment on est organisé et voilà ce qu’on a obtenu; de l’autre la FIAT.

Nous, on a continué d’en discuter.

Et pour en revenir au cahier, c’est venu surtout avec les brimades des chefs.

Par exemple, ils ont instauré un système qu’aucun règlement ne dit, apparemment; quand on a trois retards dans un mois, on a un avertissement.

Mais eux, les chefs, arrivent systématiquement en retard et ils n’ont rien-Us sont bien mal placés pour venir nous dire l’histoire du retard.

On en a discuté.

Des gars ont dit : « Comment prouver qu’ils arrivent en retard? » Le copain qui avait l’idée du cahier a dit : C’est simple, on prend une feuille et on écrit le jour, l’heure, la date, exactement, et on lui présente sous le nez après.

Et il a commencé à le faire, sur des bouts de carton, même pas un cahier.

C’est comme ça : quand un gars a une idée, il l’écrit sur un carton, et fait passer.

Après, les cartons, on les recopie sur un cahier.

D’autres trucs ont fait naître le cahier.

Souvent le chef vient, et à propos de ton attitude au boulot te fait une remarque.

Par exemple, quand tu fais plusieurs bagnoles d’avance, tu t’assois.

La chaîne tourne et tu es assis.

Le chef est venu un jour et a dit à un gars : « Vous n’avez pas le droit de vous asseoir.»

C’est devenu on veut connaître les droits que nous donne le règlement.

Mais les droitssont restreints; il y a surtout des devoirs, et les devoirs, en général on ne les accepte pas.

Après tout, c’est nous qui connaissons le mieux le travail, qui connaissons le mieux nos conditions, pourquoi ne ferait-on pas nous-mêmes une sorte de règlement.

Ça va déjà plus loin que le cahier; pour le moment c’est dans les têtes, les en discutent.

Mais le premier pas, ça a été défaire le cahier où font notés les griefs et toutes les fautes des chefs, même les fautes techniques.

Sur les dix-huit contrôleurs, les trois quarts sont l’accord.

On a aussi décidé que ce ne soit pas toujours le même qui l’ait, ce cahier.

Il circule depuis que les chefs sont à sa recherche, parce qu’on en a parlé dans un tract.

En embryon déjà, il y a dedans l’idée d’une sorte de règlement ouvrier.

Par exemple, du moment que le travail est fait, on a le droit de s’asseoir.

Il y a déjà des phrases comme ça.

« Les seuls capables de faire le boulot c’est nous », c’est l’autre idée.

Même si ce n’est pas forcément clair dans la tête des gars, ça implique effectivement que c’est nous qui devant diriger.

C’est comme ça que ça naît.

Les gars ne sont pas des maos.

Ce ne sont pas des activistes non plus.

Ce sont des ouvriers très conscients et qui ont une susceptibilité extrême à l’égard de ce qu’ils appellent la politique.

Ils ont pris vraiment à la lettre le mot d’ordre : force ouvrière autonome.

On est autonome de tout le monde; même si ça se réfère à certaines idées.

On ne veut pas d’étiquette, on prévient tout le monde, on est pas « syndicat », on est « anti-syndicat ».

On est ni anti-maos ni pro-maos.

La nuance est importante.

Dans le mouvement des contrôleurs, le seul truc qui soit tombé à l’eau et qu’il y avait au départ : C’est la liaison totale avec la production, c’est-à-dire avec les monteurs.

Pour les monteurs, on est des planqués, pourtant on a une tension nerveuse aussi grande qu’eux.

L’idée, c’était que nous, contrôleurs, on s’explique; qu’est-ce qu’on est, qu’est-ce qu’on fait, qu’est-ce qu’on ne veut pas être, c’est-à-dire des flics.

Il y avait eu un tract, là-dessus, qui avait été très bien pris par tous.

On voulait tenir une réunion contrôleurs-monteurs.

Des tas de gars étaient d’accord mais beaucoup de contrôleurs, dont un gars influent parce qu’il est capable, ont été hostiles.

Leur argument : eux et nous, c’est pas pareil; nous, on a débrayé, eux, ils ne débrayent pas.

C’est un peu du mépris et de la rancune de ne pas avoir été suivis à certains débrayages.

Que chez eux se dégagent des gars comme nous, et qu’on ait des relations entre nos deux mini-organisations, d’accord Mais que nous on les aide à s’en sortir, non.

On n’a pas de leçons à donner.

Par contre, les gars sont prêts à entraîner les contrôleurs des autres étages.

Le danger dans tout ça, on est trois à le voir ce sont les idées syndicalistes qui ressortent, comme l’idée catégorielle.

L’idée catégorielle vient aussi du fait que le mouvement est impulsé par les six professionnels.

C’est eux qui ont fait la première unité des dix-huit contrôleurs.

Il y a encore trois mois, on était isolé au milieu des monteurs.

Un jour, sous l’impulsion des professionnels, on a débrayé.

Un débrayage apparemment sans queue ni tête; on n’avait pas de revendications.

Ça a permis aux gars de se connaître, de discuter et de s’apercevoir que tous avaient les mêmes problèmes et les mêmes pensées.

On a débrayés comme ça, parce qu’on en avait marre.

Ras-le-bol.

Un gars avait dit à un chef : «On débraye parce qu’on est des ouvriers. C’est une bonne habitude qu’on a perdu.»

Du début à la fin, un carton reste accroché à chaque châssis sur lequel les monteurs travaillent.

C’est sur ce carton que les contrôleurs répartis tout au long des chaînes de mécanique, sellerie, ponçage, peinture, notent leurs observations.

Les retoucheurs, placés à la suite des contrôleurs, et par conséquent eux aussi répartis tout au long, interviennent d’après les cartons.

Arrivée en fin de chaîne, si la voiture est défectueuse, le premier responsable, aux yeux des chefs, en est le contrôleur, soupçonné de ne pas avoir effectué un contrôle correct (ou de ne pas avoir joué son rôle de flic); après, le retoucheur.

Comme l’un et l’autre sont tenus d’apposer leur tampon sur les pièces contrôlées puis retouchées, ils sont donc facilement repérables.

Comme est repérable, à partir de là, le monteur.

Le 22 janvier 71, un grand mouvement sauvage a secoué toute l’île Seguin.

Plusieurs milliers d’ouvriers ont manifesté dans l’usine.

Si des voitures ont été cassées à coups de barres de fer, tous les cartons étaient arrachés des voitures (une voiture sans carton représente pour la Direction, une perte énorme, puisque la voiture doit être alors contrôlée pièce par pièce dans un atelier à part).

Il existe même, venant après les chefs-flics, la police syndicale, et les mouchards sur la chaîne, les OUTILS-FLICS.

Certains contrôleurs en ont eu entre leurs mains.

Ils permettent de contrôler le contrôleur sans qu’il le sache, en imprimant une marque parfaitement différenciée sur la pièce qu’il doit vérifier.

Par exemple, en vérifiant le serrage d’un boulon, il imprime sans le savoir une marque sur le boulon.

Chaque contrôleur doit suivre, selon le poste qu’il occupe, une gamme de vérifications.

La marque absente c’est la preuve que le contrôle n’a pas été fait.

Un contrôleur de Renault-Billancourt a été licencié de cette façon; un huissier est venu constater que la marque n’y était pas.

Ce système, cette succession de repères, de vérifications, de mouchardages, ouvrent la voie à l’arbitraire de la maîtrise.

La riposte des ouvriers existe; surtout dans une période où la critique radicale du syndicalisme les amène à se réunir sur la chaîne ou dans l’atelier, à comparer leurs idées, à collectiviser ce qu’ils pensent, à tenter de le mettre en application.

« Les chefs nous contrôlent sans rien connaître du travail; ils ne sont que des flics », « Contrôlons nous-mêmes les chefs ».

Les dix-huit contrôleurs des deux chaînes de mécanique au rez-de-chaussée de l’île ont aussi « contrôlé » leur chef direct en le mettant à travailler sur la chaîne.

Le caïd, l’homme fort, a été incapable de faire le boulot.

La hiérarchie autoritaire a été atteinte.

Après, tous les contrôleurs l’ont envoyé balader.

C’est un peu toute la chaîne qui est dans le coup; les monteurs font signe aux autres contrôleurs, situés plus loin, quand leur chef s’intéresse un peu trop à l’un des leurs.

Contrôle ouvrier? Un ouvrier du comité de lutte qui a vécu l’action répond.

« Toute la journée le chef a fait rappeler des contrôleurs sur l’esplanade; c’est l’endroit où les voitures défectueuses sont ramenées, avec une inscription sur le pare-brise.

Nos caïds vont les voir, et appellent le gars qui a fait la faute.

Le chef sait très bien qui contrôle telle ou telle pièce et en plus, sur la pièce qu’un contrôleur vérifie, il y a son tampon : un M avec un numéro derrière.

Le gars y va; il est tout seul sur l’esplanade avec en général le chef d’atelier, le contremaître, et le chef d’équipe.

Il est énervé parce que les chefs prennent leur temps pour l’engueulade.

Pendant ce temps la chaîne tourne et quand tu reviens, il faut que tu remontes toutes les voitures et les remonter avec la trouille, comme tu dois aller plus vite, d’oublier encore des défauts.

Deux des contrôleurs de la chaîne travaillent en fosse; les voitures leur passent au-dessus de la tête; ils vérifient le serrage de tous les boulons et les points de sécurité.

Ce jour-là, c’est parti de tirants de châsse.

Très techniquement, voilà comment ça se passe : en amont d’eux plus haut sur la chaîne, un monteur visse avec une clé dynamométrique les boulons des tirants de châsse.

Cette clé, en plus, marque automatiquement en rouge le boulon.

Donc, quand le contrôleur en fosse voit le boulon marqué au rouge, vu qu’en plus c’est une clé dynamométrique, à moins qu’elle se dérègle complètement, le boulon est forcément serré.

Malgré tout, le contrôleur – c’est son boulot – a une clé anglaise toute bête et il essaye de desserrer le boulon.

En principe, ça ne se desserre pas et le contrôleur marque le boulon au jaune.

Juste avant la pose de 9 h du soir, un des deux contrôleurs en fosse – ils font une voiture sur deux – est appelé Sur l’esplanade.

Le gars revient en faisant une sale gueule : Qu’est-ce qu’il y a eu ? Un tirant de châsse absolument pas serré.

Tellement pas serré que le boulon tournait à la main.

Et pourtant le boulon était marqué au rouge, par conséquent la clé dynamométrique était passée; et marqué au jaune, donc il l’avait vérifié.

Le gars soutenait que ce n’était pas possible que ça se soit passé.

Malgré tout, il avait reçu un avertissement.

Dix minutes après, le deuxième gars en fosse se fait appeler pour exactement la même chose.

A ce moment-là, la pose de 9 h arrive.

Tous les contrôleurs de la chaîne se regroupent; on était tous assis au-dessus de la fosse, en train de discuter de ça.

La chaîne allait redémarrer.

Le chef nous dit : « Et les gars, l’heure ! » A ce moment-là, spontanément, sans que personne n’ait vraiment lancé l’idée, on s’est mis autour de lui et on lui a dit : « On n’est pas d’accord, ce n’est pas possible.»

Si jamais, lui, il avait travaillé en fosse, il l’aurait très bien vu.

Seulement, il ne l’avait jamais fait.

Là-dessus, il dit : « Vous êtes des petits rigolots.

Moi aussi j’ai travaillé sur la chaîne.»

« Si c’est comme ça, on te croit; en tout cas tu l’as oublié.

Tu ne t’en souviens plus maintenant.»

La tension montait un peu.

« Puisque tu dis que tu as été à la chaîne, puisque tu dis que c’est possible, le meilleur moyen, c’est de nous le montrer : Tu descends dans la fosse et tu fais des voitures.»

Sans doute qu’on ne devait pas avoir l’air de rigoler : II descend dans la fosse.

Il a eu peur qu’on aille trouver les contrôleurs de l’autre chaîne; il a eu peur du débrayage, du bordel.

De loin en loin ça zyeutait.

Il s’est dit : Comme ça, ils vont retourner à leur travail.

Il descend dans la fosse avec les deux contrôleurs mais ce qu’il espérait ne se passe pas : Les autres ne retournent pas à leur boulot, ils restent au-dessus de la fosse.

Évidemment, les retoucheurs et les monteurs rigolaient parce qu’un chef dans la fosse, c’est très rare.

Certains sont venus au-dessus avec les contrôleurs.

Les gars lançaient : « Allez vas-y, plus vite.»

C’était sérieux, mais ils disaient ça sur un ton rigolard pour ne vas se faire trop sanctionner.

Alors le chef essaye; il fait une voiture, puis il fait mine de ressortir de la fosse, mais les gars restent autour.

Il fait une deuxième voiture : même cinéma.

Les gars restent, les bras croisés.

De fait, ils l’empêchaient de sortir de la fosse.

Il fait une troisième voiture qu’il coule à moitié, la coulure grave : Quand le capot est encagé en dehors de la fosse.

Il coulait parce qu’il en avait marre et parce que c’est assez dur à avoir ces tirants de châsse.

On le voyait peiner physiquement.

A ce moment, il déclare : « Effectivement, c’est impossible qu’un boulon marqué au rouge et marqué au jaune soit desserré.»

Ce qui veut dire, vous avez fait votre travail, donc il y a quelque chose de louche là-dessous, donc vous n’êtes pas en tort : « Je vais prévenir que ce n’est pas possible.»

Le lendemain, un contrôleur sur l’autre chaîne, a fait le même coup.

C’est le professionnel en bout de chaîne; normalement il doit être là pour jouer le rôle de flic et d’allié des chefs; en fait, c’est un gars très bien, il ne le joue pas du tout.

Lui, il apprécie si mécaniquement la voiture est en bon état; si d’aspect elle l’est aussi, c’est ce qu’on appelle les affleurages, si le capot n’est pas trop haut par rapport aux ailes… Le lendemain donc, le chef vient trouver un des contrôleurs et il lui demande quelle est la tolérance pour les capots.

Une pièce n’est jamais bonne à 100 %; u y a une tolérance de tant de mm en moins ou en plus.

Le contrôleur ne pense pas à mal, il lui donne la tolérance.

Fort de ce truc, le chef va trouver le contrôleur sur l’autre chaîne et l’accuse de faire mal son travail.

Ce qu’a fait le gars, il a d’abord envoyé balader le chef; et puis il a parlé avec les deux autres professionnels qui sont avant lui et Qui ont dit : « Il n’y a qu’à lui faire le même coup qu’hier.»

Alors le gars, un peu désarmé, tout seul, a eu le culot de dire au chef : « Si tu dis que je fais mal mon travail, c’est que je ne sais pas contrôler.

Si je ne sais pas contrôler, je demande à apprendre. »

Le chef lui montre sur une voiture et va pour se barrer; le contrôleur le retient par la manche : «Ça ne marche pas.

Toi, tu l’as montré sur une voiture; tu n’es pas soumis à la cadence.

Il est 10 h moins le quart, tu vas me remplacer jusqu’à 11 h; moi je reste là à te regarder.»

Le chef voyait que les gars, sans être directement autour de lui ce coup-là, regardaient, commençaient à rigoler; il est resté à la chaîne jusqu’à 10 h et demie.

Il a fait toutes les voitures.

Évidemment, ça n’a pas loupé; il coulait monstrueusement sur plusieurs mètres; il faisait des fautes.

Alors le contrôleur s’est mis de mèche avec des retoucheurs et des essayeurs qui ont engueulé le chef : « Et ça, c’est pas fait… C’est le bordel ici.»

Petit à petit, de plus en plus affolé, il a même fini par faire des conneries sur le fait précis qu’il reprochait au gars.

A 10 h et demie, il a pu se barrer parce qu’un renfort est venu; le chef d’atelier et le contremaître.

Total, il n’y a pas eu de sanction et depuis ce jour-là, on a eu la paix à 95 %.

– A partir de cet exemple, est-ce qu’il est juste de dire : contrôle ouvrier? Ou est-ce prématuré? Défait, il y en a un.

Il y a un bout qui montre l’oreille.

S’il l’était à 100 %, on serait libérés.

Il y a un bout qui le montre sérieusement parce que ça entraîne des tas d’autres trucs.

Ça entraîne déjà une attitude générale vis-à-vis du chef.

Avant, quand un gars se faisait engueuler, à part le gars nerveux qui répond, en général les types, soit s’écrasaient complètement et avaient peur; soit s’écrasaient formellement : «D’accord, oui chef», et puis par derrière lui montraient le poing et ne tenaient pas compte de ce qu’il venait de dire.

Mais de toute façon, l’autorité du chef était là.

Même le gars qui par derrière n’en tenait plus compte, il avait quand même dit « oui-oui ».

En fait, c’est ce qui compte pour le chef.

Maintenant, on peut dire que sur les 18 contrôleurs des deux chaînes, il y en a 16 qui l’envoient balader carrément.

Et balader sur le thème : « Si tu n’es pas content, tu n’as qu’à le faire.»

Maintenant, comment les gars ont reçu le truc quand on leur parle de contrôle ouvrier ?

Chez moi, c’est un peu spécial, tous les contrôleurs sont français, avec un tiers de professionnels.

Les gars sont dégoûtés depuis longtemps par ce qu’ils appellent « Ie politique ».

C’est un truc spécialisé.

Ça ne vient pas d’eux.

Ils n’ont pas prise dessus; ils se font toujours rouler.

Ils en ont marre des partis et des syndicats; ils n’aiment pas du tout ce qui peut rappeler la politique.

Entre eux, discuter, c’est discuter de foot, de boxe, de moto et de ce qu’ils font sur la chaîne.

C’est exactement dans la même lignée.

D’un côté la politique, de l’autre la vie.

Aussi bien leur dignité sur la chaîne que le foot, pour eux c’est la vie.

Ils ne feulent pas se laisser marcher sur les pieds.

Alors, contrôle ouvrier, ça sent la politique.

Ça n’est pas qu’ils soient contre, ça les hérisse un peu, ça les gêne en tout cas.

Entre eux, ils ne disent pas « contrôle ouvrier », ils disent : « dignité »; on doit nous respecter.

De toute façon, on ne veut pas être commandés par des incapables.

A la limite, ils accepteraient d’être commandés par un gars capable.

Quoique maintenant, ils commencent à dire : « Un chef capable… »

Avant, là où on est, le mot chef-flic, ça n’existait pas.

C’était chef-salaud, chef-emmerdeur.

Maintenant, c’est net : chef-flic, les gars le reprennent.

En ce moment, la grande presse : « Le Monde », « L’Express », « le Nouvel Observateur » parlent des O.S.

Le C.N.P.F. leur consacre des « documents officieux », la C.G.T.

un congrès et Dreyfus une expérience : « Au Mans, six O.S. expérimentent une formule d’humanisation du travail » («France-Soir»).

Au Mans, si les ouvriers changent de postes, d’un poste à l’autre le travail change peu.

Au Mans, la hiérarchie capitaliste n’est pas brisée en des points.

La hiérarchie capitaliste dans l’usine, c’est tout un système d’organisation du travail; c’est les ouvriers divisés entre eux, tenus prisonniers de la chaîne, des cadences; c’est des chefs-flics dans leurs dos; des mouchards sur la chaîne; un système d’arbitraire où le nouveau fascisme trouve sa voie.

Sur une chaîne, même les divisions techniques, y compris les plus petites, créent des divisions entre les ouvriers.

De fait, la division du travail est toujours politique.

Par exemple, sur une chaîne de mécanique de l’île Seguin, un ouvrier taraude un trou (c’est pratiquer un pas de vis).

Un second, plus loin, y visse un taulon.

Un troisième (un retoucheur) peut être amené à intervenir si les deux premières tâches n’ont pas été faites.

Ce qui s’est duit.

Le premier ouvrier n’avait pas le temps matériel d’effectuer le taraudage; le suivant ne plaçait donc plus le boulon et le retoucheur devait intervenir systématiquement.

Il a fini par s’engueuler avec l’ouvrier du milieu (qui n’y était pour rien) et celui-ci s’est retourné vers le premier pour lui expliquer de tarauder le trou.

Alors que l’ouvrier du centre peut très bien tarauder le trou, visser le boulon et de fait, alors, il n’y a pas lieu que le retoucheur intervienne.

Avec l’expérience des pistoletteurs, la chaîne, lieu de division, devient un lieu d’unité.

Cette unité de classe, les ouvriers l’ont gagnée en combattant la hiérarchie capitaliste et les divisions que cette hiérarchie a mises en place.

« L’Humanité » (très tardivement, comme par hasard au moment où toutes les polices voulaient occuper la Régie) a parlé de la rotation de postes des pistoletteurs de l’île Seguin : « Une expérience semblable à celle en cours au Mans se déroule au cinquième étage du département 74 de l’île : les ouvriers « tournent » sur les divers postes de la chaîne » (L’Humanité du 7 mars) « L’Humanité », comme les technocrates du C.N.P.F., essaye de désamorcer tout ce qu’a de radical la rotation de postes dans l’île Seguin.

« Le Monde » à propos des O.S., notait dans son numéro des 6-7 février : « Heureuse coïncidence ? La plupart des réformes que la C.G.T.

réclame se retrouvent, sous une présentation et avec un vocabulaire différents, dans le document « officieux du C.N.P.F.».

Que veut le C.N.P.F.?

« L’enrichissement des tâches ».

Il s’agit de confier aux O.S. plusieurs opérations de telle sorte qu’ils interviennent aux trois niveaux : de la production, de la fabrication, et du contrôle.

Un rapport du C.N.P.F. nous dit : que les travailleurs devront eux-même « identifier les problèmes, discuter les solutions possibles et parvenir ensuite à des décisions communes.

Les rapports ne seraient plus de supérieurs à subordonnées ».

« L’enrichissement des tâches » part d’une idée juste : atténuer la robotisation des O.S.

Mais mise en pratique, l’idée se transforme.

On découvre qu’elle sert l’autorité patronale.

La pratique des O.S. de l’île Seguin nous l’apprend : c’est en combattant concrètement la hiérarchie capitaliste que « l’esprit de chaîne » a changé, que l’unité des ouvriers s’est transformée.

L’idéologie collectiviste s’est libérée en combattant sur la chaîne l’égoïsme petit-bourgeois sécrété par la hiérarchie capitaliste.

Les formules « d’enrichissement des tâches » visent à supprimer ces acquis prodigieux en prônant la collaboration de classe, et finalement, le respect de l’ordre patronal.

D’ailleurs, ça n’est pas par hasard si le programme de lutte des O S de Billancourt ne réclame pas l’enrichissement des tâches.

Et pour cause : la pratique des O.S.

dans les ateliers a dégagé tout autre chose.

Les axes de ce programme, ce sont les actes de contrôle ouvrier, la création de nouveaux comités de chaîne et d’atelier, l’unité des ouvriers.

Les revendications sur les salaires en sont transformées : « On veut tourner sur les postes et on veut l’alignement des paies sur la cotation du poste le plus élevé ».

Ce qui fait plus de 150 000 AF.

Les O.S. n’attendent rien qui vienne de la hiérarchie capitaliste.

D’autant qu’à travers ces quatre actes de contrôle on voit le pouvoir ouvrier montrer le bout de l’oreille; un pouvoir qui, dès maintenant, se destine à détruire la hiérarchie capitaliste.

« L’enrichissement des tâches » et les autres thèses du même ordre : un vocabulaire technique et humaniste au service du pouvoir patronal.

Un masque technique et humaniste au moment précis où le nouveau fascisme veut s’implanter dans les usines.

Quatre actes de contrôle qui ont uni la gauche des ouvriers, aux ouvriers qui forment politiquement le centre.

C’est qu’un mûrissement de la pensée ouvrière a précédé chacun de ces actes; un cheminement continu mais heurté a mené jusqu’à eux.

Ils attestent que le contrôle de l’organisation du travail par les ouvriers de Renault a commencé.

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