La confluence de Wyclif l’averroïste politique et des oppositions laïques populaires

Après Marsile de Padoue, c’est l’anglais John Wyclif qui va de nouveau mettre en avant la thèse de la prédominance de la royauté sur l’Église.

Ayant étudié à Oxford, puis devenu docteur en théologie en 1371/1372, John Wyclif étudia par la suite la philosophie dans l’esprit dominant à Oxford, opposé au « nominalisme » dominant en Europe et considérant que les concepts ne représentaient pas authentiquement la réalité (le concept humanité représentant, par exemple, de manière synthétique, ou pas, l’humanité elle-même).

Portrait de John Wyclif
dans Scriptor Majoris Britanniae (1548)

En pratique, John Wyclif était un religieux ayant conscience du caractère foncièrement opportuniste de l’Église. Il rejetait le confessionnal comme n’ayant pas existé au temps du Christ, ainsi que la transsubstantiation (la conversion du pain et du vin en corps et sang du Christ lors de l’Eucharistie).

Il n’acceptait pas le pape et son avidité, il considérait les prêtres comme des menteurs opportunistes et il affirmait que la grande qualité d’un croyant était la prédication.

Il rejetait les textes écrits sur la Bible, celle-ci étant « le livre de vie, la loi du Seigneur très complète et très salubre » et se suffisant à elle-même.

À ses yeux, toute personne ayant commis un péché mortel ne pouvait plus être évêque, prélat, ou même seigneur séculier, comme il le formulera, « Nul n’est seigneur s’il est en état de péché mortel. »

Pour cette raison, en 1403, 45 articles furent proclamés hérétiques par l’Église. Par la suite, l’ensemble de ses œuvres furent interdites d’étude et, enfin, en 1410, ses ouvrages furent brûlés.

Portrait de John Wyclif gravé en 1714 par le graveur français protestant Bernard Picart, avec une représentation de l’autodafé de ses livres

Cependant, le point de vue de John Wyclif en faveur d’une séparation de l’Église et du pouvoir terrestre allait tout à fait dans le sens de la pointe de l’aristocratie anglaise, qui entendait s’approprier les biens de l’Église.

De fait, la position de John Wyclif correspondait simplement à la transformation de l’averroïsme philosophique en averroïsme politique. Déjà Averroès avait développé sa conception de la « double vérité » afin de s’appuyer sur la royauté contre le clergé, ce qui échoua.

John Wyclif, quant à lui, rencontra un écho favorable, ce qui fit son succès. Toutefois, les choses n’en restèrent pas là car le mouvement réel de l’histoire avait charrié une opposition populaire au sein du christianisme.

Les béguins et les béghards, les Pauvres de Lyon qui devinrent les vaudois, etc., sont les plus connus des mouvements considérés comme « hérétiques » par l’Église catholique, mouvements qui essaimèrent cependant dans toute l’Europe.

Oppositions laïques au catholicisme, ces mouvements exigeaient un retour à la pauvreté des apôtres, plaçant la foi au cœur de la croyance et rejetant la primauté du clergé.

Il est à noter ici que le catharisme n’était pas du tout un mouvement de ce type, mais bien une religion différente du christianisme. Les mouvements laïcs et populaires d’opposition (encore « interne » au catholicisme) sont nés dans la période d’installation de la religion catholique en Europe, aux âges roman et gothique.

Il y a ainsi une rencontre entre l’averroïsme politique, issu de l’averroïsme philosophique et directement produit au sein des intellectuels religieux des universités, et la protestation populaire contre la constitution par l’Église d’une caste au-dessus des masses populaires, alors que la religion avait été portée par les masses justement pour sortir de la barbarie des périodes précédentes.

C’est l’aspect principal et involontaire du « wyclifisme ». En effet, John Wyclif n’avait formulé sa conception que dans le sens de la royauté. Il comptait simplement ouvrir un espace intellectuel en mettant hors-jeu l’Église catholique et il n’était pas du tout sur une ligne populaire-révolutionnaire.

Il va pourtant réaliser une confluence : celle des protestations anti-féodales des masses avec une idéologie politique avancée de rejet ouvert du clergé.

Dans un contexte de crise du mode de production féodal, une telle confluence est explosive – dans ce qui sera la France a lieu la « Grande Jacquerie » en 1358, réprimée de manière atroce par les féodaux.

Les jacques et leurs alliés parisiens sont surpris et massacrés
par une charge de chevalerie de Gaston Phébus et Jean de Grailli
le 9 juin 1358, alors qu’il assiégeaient la forteresse du marché de Meaux
où est retranchée la famille du dauphin Charles.
Jean Froissart, Chroniques, XVe siècle

Mais il mit également en branle les forces populaires, dans un contexte où la royauté pressurise massivement les paysans avec trois taxes spéciales pour financer la guerre de cent ans, en 1373, en 1379, et en 1380–1381 (les taxes étaient appelées « poll tax » et l’expression ne fut plus jamais employée par la suite, sauf par les détracteurs d’un nouvel impôt communal durant les années 1990, pour faire référence au caractère injuste de celui-ci).

Les tisserands notamment, issus d’une immigration hollandaise faite à l’appel de la royauté anglaise, étaient déjà influencés par des courants religieux mystiques et égalitaires : ils devinrent l’épicentre de la révolte.

Ceux qui furent appelés les lollards organisèrent un véritable soulèvement. Un grand rôle fut joué par John Ball, disciple de John Wyclif.

John Ball revendiquait une église égalitaire dans l’esprit d’un retour aux valeurs d’origine du christianisme. Dans un de ses sermons qui fut prononcé à Blackheath (Londres), il posa une question devenue célèbre en Angleterre : « Quand Adam bêchait et Ève filait, où donc était le gentilhomme ? ».

Emprisonné pour ses prêches contre les classes dominantes, il fut rapidement libéré à l’occasion d’une grande révolte des paysans en 1381, mené par Wat Tyler, qui parvint même à prendre le contrôle de Londres.

John Ball haranguant les rebelles en 1381,
dans un manuscrit des Chroniques de Jean Froissart de 1470

Le roi feignit de négocier d’abolir « la servitude, le service féodal, les monopoles du marché et les restrictions sur les achats et les ventes » puis organisa très rapidement le massacre des insurgés.

C’en était fini du wyclifisme anglais. La devise de John Wyclif pourtant – « Je crois que la vérité finira par triompher » – deviendra pratiquement celui d’un mouvement similaire en Bohême.

Ses positions se diffusèrent en effet à l’étranger, et notamment en Bohême à partir de 1390.

Dans le royaume de Bohême, il y avait le même besoin qu’en Angleterre d’une idéologie affirmant la primauté de la royauté.

Ainsi, en 1409, à l’université de Prague, le roi renforça les positions wyclifistes grâce au Décret de Kutna Hora donnant trois voix, au lieu d’une seule, aux Tchèques contre une seule pour toutes les autres nations (Bavarois, Saxons, Polonais). Cela aboutit au départ des étudiants allemands, qui fondirent l’université de Leipzig, fournissant ainsi une prépondérance au courant wyclifiste.

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« Defensor pacis» de Jandun et Marsile de Padoue

Pour rendre plus clairs les principes exprimés par Aristote et aussi pour résumer toutes les manières d’instituer les autres types de gouvernement, nous dirons que tout gouvernement s’exerce avec le consentement de sujets ou non. Le premier est le genre des gouvernements droits, le second le genre des gouvernements déviants. »

Defensor pacis, I, 9, §5

Lorsque l’averroïsme, idéologie la plus avancée de la Falsafa arabo-persane, pénétra en Europe, notamment à Paris, elle provoqua une grande crise dans l’Église catholique.

La couche d’intellectuels formée par l’Église catholique, au cours des âges roman et gothique, avait en son sein de brillants penseurs, reconnaissant ou tendant au matérialisme radical affirmé par Averroès, dans le prolongement de l’interprétation d’Aristote par Avicenne et Al-Farabi.

L’université de Paris devint le bastion du matérialisme dans la bataille contre l’Église et ses thèses idéalistes. Cependant, les penseurs de l’averroïsme latin ne disposaient pas d’une couche sociale progressiste pouvant porter leur conception.

Pour cette raison, l’averroïsme dans sa version la plus radicale fut principalement éliminée. Seule une poignée d’éléments radicaux subsistaient, de manière éparse.

Mais, en tant que concept, son affirmation avait été inébranlable : l’affirmation de la séparation du spirituel et du temporel avait eu un formidable écho au sein des couches cultivées.

Dans ce cadre, les forces féodales en contradiction avec l’Église dominante depuis l’âge gothique vont directement utiliser l’averroïsme politique.

Pour cette raison, Marsile de Padoue (vers 1280-1343), recteur de l’université de Paris en 1313, et Jean de Jandun (vers 1250-1328), professeur de la même université, avaient publié Defensor pacis en 1324.

Une page du Defensor pacis
de la première moitié du XIVe siècle

Cette œuvre est un soutien direct à Louis de Bavière (Louis IV du Saint-Empire), en conflit total avec le pape. Louis de Bavière est par ailleurs salué de la manière suivante dans Defensor pacis :

« Comme ministre de Dieu, [tu] donneras à cette entreprise la fin qu’elle souhaite recevoir de l’extérieur, très illustre Louis, Empereur des Romains, en vertu du droit du sang antique et privilégié, non moins qu’eu égard à ta nature singulière et héroïque, et à ton éclatante vertu, toi qui es animé d’un zèle inné et inébranlable pour détruire les hérésies, imposer et maintenir la vraie doctrine catholique et toute autre doctrine savante, détruire les vices, propager l’ardeur pour la vertu, éteindre les litiges, répandre partout la paix et la tranquillité et la fortifier. »

Defensor pacis attribue une fonction civile, voire religieuse, essentielle à l’État, face à l’Église. En fait, deux idées dominaient ce manifeste. Tout d’abord l’idée que l’Église était subordonnée à l’État, celui-ci se fondant sur la légitimité populaire, en tant que république dans l’idéal. A cela s’ajoutait le refus de la hiérarchie au sein de l’Église.

Couverture d’une version du Defensor pacis imprimé à Bâle en 1522

L’ouvrage se fonde sur la philosophie d’Aristote, où l’être humain est un « animal social » qui recherche la paix. Pour cette raison, si l’Église s’affirme tel un corps extérieur, elle trouble la paix.

L’État issu du peuple est légitime, pas la théocratie religieuse. Dans Defensor pacis, on lit ainsi :

« Selon la vérité et l’opinion d’Aristote exprimée dans la Politique, livre III, chapitre 6, nous affirmerons que le législateur ou la cause efficiente et première de la loi est le peuple, c’est-à-dire le corps (universitas) des citoyens ou la partie prévalente (valentior pars) de ceux-ci, par le moyen de l’élection c’est-à-dire de la volonté exprimée dans l’assemblée générale des citoyens, prescrivant ou spécifiant ce qui doit être fait ou non concernant les actions civiles des hommes, soumis à la menace d’une peine ou d’une punition temporelle : je dis la partie prévalente, considérée comme quantité de personnes et selon leur qualité dans cette communauté politique pour laquelle a été promulguée une loi, soit que l’ait réalisé le corps entier des citoyens ou sa partie prévalente directement, soit que la tâche de la réaliser ait été donnée à une ou plusieurs personnes qui ne sont ni ne peuvent être le législateur au sens strict mais le sont en un sens relatif ou pour une certaine période de temps et par autorité du législateur premier. » (Defensor pacis, I, xii, §3)

La conception « familiale » de la paix sociale affirmée par Aristote est un prétexte à l’affirmation de la décentralisation :

« Car il n’y a pas la même nécessité à ce qu’il y ait un seul administrateur dans une seule famille et dans la cité tout entière ou dans plusieurs provinces, car ceux qui ne se trouvent pas dans la même famille domestique n’ont pas besoin de l’unité numérique d’un administrateur, du fait qu’ils ne partagent pas la nourriture et les autres nécessités de la vie (maison, lit, et le reste) et qu’ils ne s’associent pas en une telle unité, comme ceux qui font partie d’une même famille domestique.

Car cet argument amènerait à conclure qu’il faut également un seul administrateur en nombre pour le monde entier, ce qui n’est pas utile, ni vrai. En effet, les unités numériques des principats selon les provinces suffisent pour une vie humaine dans la tranquillité. » (Defensor pacis, I, 17, §10)

Pour cette raison, le pape est soumis au monde temporel :

« Il appartient au législateur humain ou au prince par son autorité, non seulement de porter décret coercitif touchant l’observance des décisions du Concile, mais aussi d’établir la forme et le mode d’établissement au siège apostolique romain, ou élection du pontife romain. » (Defensor pacis, II, 21, §5)

L’ouvrage aura un écho retentissant, porté par l’affrontement ouvert de Louis de Bavière avec le pape, avec même la tentative de mettre en avant un anti-pape.

Le 23 octobre 1327, l’Église condamnera naturellement fermement les thèses de Marsile de Padoue, dans la constitution Licet Iuxta Doctrinam :

« 2) Ces enfants de Bélial osent enseigner que le bienheureux apôtre Pierre ne fut pas plus chef de l’Eglise que chacun des autres apôtres ; qu’il n’eut pas plus d’autorité qu’eux; que Jésus-Christ n’en a fait aucun son vicaire ni chef de l’Eglise. (…)

3) Les mêmes imposteurs osent soutenir que c’est à l’empereur de corriger et de punir le Pape, de l’instituer et de le destituer. Ce qui est contre tout droit. (…)

4) [Ils affirment également que] Tous les prêtres, que ce soit le pape, un archevêque ou un simple prêtre ont, de par l’institution du Christ, une autorité et une juridiction égales. »

Mais la vague de l’averroïsme politique, prolongement de l’averroïsme philosophique, était lancée.

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Affirmation historique de l’averroïsme politique à travers l’hussitisme

Prenons un pays qui est très avancé à l’époque médiévale. Prenons ses classes sociales et considérons les toutes comme hautement combatives.

On a alors la situation en Bohême au début du 15e siècle : la royauté puissante luttant pour établir la monarchie absolue, la noblesse tentant d’arracher au clergé ses propriétés terriennes, la bourgeoisie essayant d’arracher des prérogatives aux patriciens par ailleurs puissants dans les villes, les artisans et commerçants bataillant pour s’affirmer…

Et, plus de 350 ans avant Gracchus Babeuf en France, une plèbe en quête d’une république sociale. Cela donna, il y a six cent ans de cela, des masses issues de tisserands, d’artisans, de paysans, pratiquant la guerre de guérilla pour établir l’égalité sociale la plus complète, dans le collectivisme.

La technique du chariot développé par la guérilla hussite, le mouvement étant symbolisé par une oie et un calice. Oie se dit Hus en tchèque ce qui forme un jeu de mot avec le nom du premier théologien d’esprit protestant Jan Hus. Le calice désigne le fait d’avoir le droit d’y boire lors de la cérémonie religieuse chrétienne, et non simplement le prêtre.

C’est une période formidable, d’une importance historique capitale. D’ailleurs, la tempête hussite – terme venant de Jan Hus, prédicateur rejetant la hiérarchie au sein de l’Eglise, ainsi que l’intervention politique de celle-ci – pava directement la voie à Martin Luther.

À côté de Martin Luther, on trouvera également Thomas Müntzer, l’autre titan de la Réforme allemande, qui développait des thèmes collectivistes directement en référence à la révolution « taborite », du nom d’une colline de Bohême où les paysans en armes avaient établi une communauté égalitaire.

Friedrich Engels parle ainsi de ce siècle :

« C’est l’époque qui commence avec la deuxième moitié du XVe siècle.

La royauté, s’appuyant sur les bourgeois des villes, a brisé la puissance de la noblesse féodale et créé les grandes monarchies, fondées essentiellement sur la nationalité, dans le cadre desquelles se sont développées les nations européennes modernes et la société bourgeoise moderne; et, tandis que la bourgeoisie et la noblesse étaient encore aux prises, la guerre des paysans d’Allemagne a annoncé prophétiquement les luttes de classes à venir, en portant sur la scène non seulement les paysans révoltés, – ce qui n’était plus une nouveauté, – mais encore, derrière eux, les précurseurs du prolétariat moderne, le drapeau rouge au poing et aux lèvres la revendication de la communauté des biens.  »

Engels, Dialectique de la Nature

Naturellement, la complexité vient du fait que la religion a été utilisée comme drapeau servant aux intérêts des uns et des autres. L’averroïsme philosophique, ce matérialisme arabo-persan assumé par les meilleurs intellectuels européens médiévaux, s’est transformé en averroïsme politique, utilisé par la royauté et la noblesse pour réfuter la primauté du clergé.

L’exigence des deux vérités – une laïque, une religieuse – servant le matérialisme, s’est transformée en outil politique aristocrate face au clergé, mais également aux masses pour exiger le contrôle de la religion, rejetant catégoriquement le clergé.

L’averroïsme philosophique rejetant la religion est ainsi devenu, et c’est là le paradoxe, le détonateur de masses revendiquant leur propre interprétation de la religion. Friedrich Engels note cela de la manière suivante :

« L’histoire du christianisme primitif offre de curieux points de contacts avec le mouvement ouvrier moderne.

Comme celui-ci, le christianisme était à l’origine le mouvement des opprimés. Il apparut tout d’abord comme la religion des esclaves et des affranchis, des pauvres et des hommes privés de droits, des peuples subjugués ou dispersés par Rome. Tous deux, le christianisme aussi bien que le socialisme ouvrier, prêchent une délivrance prochaine de la servitude et de la misère (…).

Déjà au moyen-âge le parallélisme des deux phénomènes s’impose lors des premiers soulèvements de paysans opprimés, et notamment, des plébéiens des villes. Ces soulèvements, ainsi, que tous les mouvements des masses au moyen-âge portèrent nécessairement un masque religieux, apparaissaient comme des restaurations du christianisme primitif à la suite d’une corruption envahissante, mais derrière l’exaltation religieuse se cachaient régulièrement de très positifs intérêts mondains.

Cela ressortait d’une manière grandiose dans l’organisation des Taborites de Bohème sous Jean Zizka, de glorieuse mémoire ; mais ce trait persiste à travers tout le moyen-âge, jusqu’à ce qu’il disparaît petit à petit, après la guerre des paysans en Allemagne, pour reparaître chez les ouvriers communistes après 1830.

Les communistes révolutionnaires français, de même que Weitling et ses adhérents, se réclamèrent du christianisme primitif, bien longtemps avant que Renan ait dit :  » Si vous voulez vous faire une idée des premières communautés chrétiennes, regardez une section locale de l’Association internationale des travailleurs ». »

Engels, Contributions à l’Histoire du Christianisme primitif

Avec l’averroïsme politique débouchant sur la tempête hussite et la révolution taborite s’ouvre la période moderne. Les contours du drapeau rouge commencent à se dessiner.

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L’effondrement du Parti Socialiste SFIO en 1914

La question paysanne, largement incomprise ou refusée, malgré une bonne analyse de la situation, devait ôter au Parti Socialiste SFIO la lecture d’une large pan de la réalité. Mais ce ne sont pas seulement les paysans qui manquent à l’appel : il y a également les femmes.

Au congrès de 1907, l’extension du suffrage universel aux femmes est considérée comme « légitime et urgente ». Cependant, il n’y eut pas de campagne massive en ce sens, le Parti étant réticent à lutter pour le droit de vote à des personnes considérées comme prisonnières de la réaction sur le plan culturel et intellectuel.

Le Parti capitulait devant ce qui le dérangeait, déléguant au syndicat l’organisation des ouvriers, espérant que par les élections il y aurait des vagues d’adhérents, mettant de côté les questions éminemment politiques. La seule politique qui existait, c’est celle de l’attente de quelque chose produisant un écho puissant.

Le second congrès exprime bien cette attente, dans sa salutation aux révolutionnaires russes, au-delà de la dimension internationaliste :

« Le Congrès de Chalon envoie son salut fraternel à l’héroïque prolétariat de la Russie et de la Pologne qui, au prix de sacrifices douloureux et sans nombre, use et brise les forces d’oppression de l’autocratie.

Il envoie également son salut fraternel aux partis socialistes et révolutionnaires qui, depuis des années, supportent, avec une vaillance sans pareille, les fureurs sanguinaires du despotisme et qui, traqués, persécutés, martyrisés, mais jamais vaincus, se battent dans les rangs de la classe ouvrière.

Il acclame avec enthousiasme le prochain triomphe de la révolution qui, en abattant le tsarisme, cette formidable forteresse de la réaction européenne et qui, en nationalisant la propriété capitaliste, émancipera, en Russie, les travailleurs, et déchaînera en Europe la révolution sociale.

Vive le prolétariat de la Russie et de la Pologne !

Vivent les socialistes et les révolutionnaires de la Russie et de la Pologne !

Vive la révolution internationale ! »

En dehors de cette attente, de ce grand soir ne venant pas, et dans la reconnaissance en 1914 avec la crise du déclenchement de la guerre mondiale d’une situation minoritaire, sans perspective, la capitulation ne pouvait que se produire en cas de coup de pression de la société et de l’État. La mobilisation ne pouvait que balayer ce qui était une forme sans réel contenu.

Le manifeste de la « section française » de l’Internationale, publié dans l’Humanité du 28 juillet 1914, se met ainsi à la remorque du gouvernement, en qui il faudrait faire confiance dans la situation de crise :

« CITOYENS, 

L’anarchie fondamentale du système social, les compétitions des groupes capitalistes, les convoitises coloniales, les intrigues et les violences de l’impérialisme, la politique de rapine des uns, la politique d’orgueil et de prestige des autres, ont créé depuis dix ans dans toute l’Europe une tension permanente, un, risque constant et croissant de guerre. 

Le péril a été subitement accru par la démarche agressive de la diplomatie austro-hongroise. Quels que puissent Etre les griefs de l’État austro-hongrois contre la Serbie, quels qu’aient pu être les excès du nationalisme panserbe, l’Autriche, comme l’ont dit bien haut nos camarades autrichiens, pouvait obtenir les garanties nécessaires sans recourir à une note comminatoire et brutale qui a fait surgir soudain la menace de la plus révoltante et de la plus effroyable des guerres.

Contre la politique de violence, contre les méthodes de brutalité qui peuvent à tout instant déchaîner sur l’Europe une catastrophe sans précédent, les prolétariats de tous les pays se lèvent et protestent. Ils signifient leur horreur de la guerre et leur volonté de la prévenir.

Les socialistes, les travailleurs de France font appel au pays tout entier pour qu’il contribue de toutes ses forces au maintien de la paix. Ils savent que le gouvernement français dans la crise présente a le souci très net et très sincère d’écarter ou d’atténuer les risques de conflit.

Ce qu’ils lui demandent, c’est de s’employer à faire prévaloir une procédure de conciliation et de médiation rendue plus facile par l’empressement de la Serbie à accorder une grande partie des demandes de l’Autriche. Ce qu’ils lui demandent, c’est d’agir sur son alliée, la Russie, afin qu’elle ne soit pas entraînée à chercher dans la défense des intérêts slaves un prétexte à opérations agressives.

Leur effort correspond ainsi à celui des socialistes allemands demandant à l’Allemagne d’exercer auprès de l’Autriche son alliée une action modératrice. Les uns et les autres à leur poste d’action, font la même œuvre, vont vers le même but. 

C’est cette forte, c’est cette impérieuse volonté de paix que vous affirmerez, citoyens, dans les réunions que nous vous invitons à multiplier. C’est pour affirmer avec plus de vigueur et d’ensemble la commune volonté de paix du prolétariat européen, c’est pour concerter une vigoureuse action commune que l’Internationale se réunit demain à Bruxelles.

En elle et avec elle, nous lutterons de toute notre énergie contre l’abominable crime dont le monde est menacé. La seule possibilité de ce crime est la condamnation et la honte de tout un régime.

A bas la guerre !

Vive la République sociale !

Vive le Socialisme international !

BEUCHAHD, BRAEMER, BRACKE, CAMÉLINAT, COMPÈRE-MOREL, DORMOY, DUBREUILH, DUCOS DE LA HAILLE, GÉRARD, GRANVALLET, GROUSSIER, GUESDE, HELIES, HERVE, JAURES, MAILLET, PEDRON, POISSON, RENAUDEL, ROLAND, ROLDES, SEMBAT, VAILLANT, UHRY »

L’assassinat de Jean Jaurès finira de faire capituler le Parti. Le 4 août 1914, l’Humanité racontait les obsèques de Jean Jaurès en décrivant celui-ci comme « un pur Français de la pure France » qui a servi à « maintenir intact, au cœur des prolétaires meurtris, la confiance dans la République », lui qui a été « assassiné par un soi-disant patriote ».

Deux jours auparavant, le groupe parlementaire, la commission administrative permanente du Parti et le conseil d’administration de l’Humanité acceptaient l’Union Sacrée, Marcel Sembat devenant ministre des Travaux Publics, Jules Guesde ministre d’État sans portefeuille, et par la suite, en mai 1915, Albert Thomas sous-secrétaire d’État aux munitions.

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Le Parti Socialiste SFIO et la question des campagnes

Le Parti Socialiste SFIO était largement influencé par l’esprit de regroupement ouvrier des villes, avec les influences de l’esprit de l’ateliers, de la boutique, dans la tradition parisienne. Pour cette raison, il était proche des coopératives qui se formaient. En septembre 1910, une campagne commune avec les coopératives socialistes fut même menée dans la région parisienne avec comme mot d’ordre « Contre la vie chère ! Sus aux affameurs », avec l’utilisation de 15 000 affiches et 100 000 tracts, pour une série de meetings.

Les coopératives furent inévitablement à l’origine d’un vaste débat, qui occupa les esprits lors du 7e congrès, en 1910. La motion qui l’emporta de peu – avec 202 voix contre 142 – attribuait aux coopérations une « valeur propre dans l’effort général d’éducation et d’organisation des prolétaires », demandant donc un appui aux socialistes, tout en avertissant des limites de cette forme, conjointement à la nécessité de s’organiser en priorité dans le syndicat et dans le Parti.

La seconde motion rejetait la nature de classe des coopératives, mais appelaient à y faire un travail politique pouvant être efficace, prévenant toutefois que de par leur démarche, les coopératives se heurteraient à un mur dans leur existence même dans une société capitaliste.

Cet état d’esprit reflète bien la recherche systématique de voies pour s’exprimer à travers les interstices de la société capitaliste, dans l’oubli complet de la paysannerie regroupant pourtant plus de la moitié du pays. Il y eut pourtant beaucoup d’exigences pour un positionnement clair, qui mit du temps à se mettre en place.

La question agraire fut ainsi très longuement étudiée au 6e congrès en 1909, tenu à Saint-Étienne les 11, 12, 13 et 14 avril 1909 ; à ce moment, il y a pratiquement trois millions d’ouvriers agricoles qui échappent au Parti Socialiste SFIO, tout en formant un appel d’air évident. Les possibilités d’organiser également les paysans les plus pauvres étaient soulignées. Le Parti disposait d’ailleurs en général d’un aperçu très net, avec des informations très concrètes et des cadres ayant une lecture tout à fait précise des situations locales.

Cependant, au-delà de très intéressantes analyses concrètes témoignant d’un véritable travail de fond dans les villages et les campagnes, il se posait la question des mots d’ordre, avec la problématique de la petite propriété à l’arrière-plan. Comment combiner le socialisme avec des paysans qui, lorsqu’ils étaient des petits propriétaires, entendaient bien le rester ?

Au 6e congrès, Hubert Lagardelle, très marqué par le syndicalisme révolutionnaire dont il participa à la conceptualisation par ailleurs, et qui ira jusqu’au soutien au fascisme, constate de la manière suivante cet attachement à la propriété où viennent se buter les socialistes :

« Mais là où le problème est dramatique, c’est à l’égard de la seule classe vis-à-vis de laquelle nous sommes dans un état d’inquiétude, c’est la propriété paysanne, le faire-valoir direct ou qui utilise quelques bras pour le complément de l’exploitation elle-même.

Voilà la difficulté : le propriétaire paysan, lui qui possède et qui a le sentiment de la possession ; et celui-là, si nous l’observons psychologiquement, nous voyons la différence fondamentale, nous n’avons pas à le nier, qu’il y a entre lui et l’ouvrier de la grande industrie.

Il n’est pas hors de la propriété, il est dans la propriété, il tient à la terre, comme la plante, par la racine, il est pleinement imbibé du désir de posséder, d’améliorer sa situation économique, de s’émanciper dans la mesure du possible dans les cadres mêmes de la société actuelle ; il n’est pas rejeté par les conditions de sa vie en dehors des limites mêmes du capitalisme, il s’y est incorporé, et tous ceux qui ont étudié la psychologie paysanne depuis Balzac ont pu démontrer quel âpre sentiment de propriétaire est au fond de l’âme rurale, quel désir farouche il a de posséder et de défendre son sol.

Et c’est pour cela que Marx a parlé – et on le lui a reproché si souvent – des sentiments mauvais du paysan et de l’imbécillité paysanne. C’est qu’il voyait ces hommes ainsi enterrés dans une forme antérieure et rétrograde de propriété, ne participant en rien au mouvement de la culture moderne, précisément parce qu’ils sont ainsi dans un individualisme absolu, dans des forme déjà dépassées de l’évolution économique (…).

Ces paysans sont là, ils sont près de nous vivant et agissant, et comme en France il y en a dix-huit millions, nous sommes bien obligés de dire quelle va être notre attitude en face d’eux, qui appartiennent à un milieu si différent du milieu ouvrier, qui ont une psychologie si passionnément antisocialiste.

Comment les prendre, puisqu’il faut les prendre ? Nous ne pouvons évidemment être des sauveurs, ni des naufrageurs (…). On ne peut pas se poser comme des sauveurs d’une petite propriété qui peut-être même menace, qui en tout cas développe des sentiments qui ne sont pas socialistes, et d’autre part, on ne peut pas être des naufrageurs et aller de village en village prononcer la même oraison funèbre de la petite propriété. »

Il est significatif que Hubert Lagardelle, ayant constaté cela, ne trouve pas de solution, par manque de dialectique et de compréhension des différenciations au sein des paysans, qui ne sont pas une classe sociale. Lui envisage au mieux une sorte de compromis, avec un soutien aux paysans propriétaires par un assainissement de l’État sur le plan financier.

Cette tendance finira de s’exprimer dans la logique corporatiste et planiste du fascisme dont il deviendra un partisan, Benito Mussolini le considérant par ailleurs comme quelqu’un en ayant pavé la voie.

Au même congrès, Gustave Hervé, qui passa également dans le camp du fascisme, avertit le Parti en ce qui concerne le rapport aux paysans :

« Je constate que l’abus que vous avez fait de la méthode parlementaire les uns et les autres vous a fait perdre la direction morale de la classe ouvrière dans les villes, et que l’abus qu’en ont fait d’autres compromet votre avenir parlementaire dans les campagnes, et je dis que lorsque vous promettez à de paysans la réforme totale par le Parlement, lorsque vous venez à la tribune de ce Congrès leur parler comme Maxence Roldes hier, de réglementer la production agricole, en disant qu’on pourrait truster tout cela comme si le trust était possible avec des millions de petits propriétaires…

Oui, le trust est possible quand l’évolution économique a groupé toute une industrie entre les mains d’une vingtaine, d’une trentaine de Sociétés ; mais faire le trust avec ds millions de paysans, si vous croyez établir cela par le régime parlementaire, si vous faites des promesses pareilles aux paysans, avec votre Sénat ou même sans votre Sénat conservateur, si vous croyez que vous réaliserez ces réformes par voie parlementaire, vous vous apprêtez à vous perdre aux yeux de la classe paysanne des petits propriétaires, beaucoup plus vite encore que se sont perdus les radicaux, aux yeux des ouvriers des villes, pour n’avoir pas fait assez vite ou pour n’avoir pu réaliser leurs réformes. »

Malheureusement, la question de la dialectique classe ouvrière – paysannerie ne fut pas posée de manière adéquate, et vue par des gens qui ne surent pas comment y arriver. Cela devait être très lourd de conséquences, puisque le Parti ne parvenait de ce fait pas à se relier à la moitié du pays, d’un poids capital sur le plan idéologique et culturel.

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Le Parti Socialiste SFIO et les campagnes anti-guerre

Le refus de la guerre fut au coeur de l’identité des socialistes. Le 24 septembre 1911, 60 000 personnes se réunirent notamment à Paris contre la guerre, malgré l’interdiction et la présence de la police et de l’armée, alors qu’en même temps se réunissait à Zurich, en Suisse, le Bureau socialiste international, représentant 14 pays.

Le 17 novembre 1912, des meetings eurent lieu dans différents pays pour s’opposer à la guerre, Jean Jaurès étant à Berlin, Jean Longuet et Rognon à Londres, Compère-Morel à Milan, Gustave Hervé à Rome, Cachin à Strasbourg. Furent présents au meeting parisien – qui rassembla 100 000 personnes et qui fut boycotté par la CGT -, le belge Vandervelde, le russe Roubanovitch, l’Allemand Scheidemann, le Britannique Mac Donald, l’Autrichien Pernerstorfer.

Le 21 novembre 1912 se tint dans la salle parisienne de la Bellevilloise un congrès extraordinaire préparatoire au congrès extraordinaire contre la guerre des 24 et 25 novembre à Bâle.

Voici la résolution prise alors à Paris :

« Le Congrès national du Parti socialiste constate avec joie que les prolétaires français, répondant à l’appel de l’Internationale contre la guerre, ont manifesté avec force. Il voit dans ces manifestations le prélude d’un effort d’organisation qui seul permettra à la classe ouvrière de notre pays de remplir tout son devoir.

Jamais ne fut plus impérieuse la nécessité de lutter contre les menaces de conflit. Jamais guerre plus monstrueuse, plus anti-nationale et plus antihumaine, n’aurait éclaté sur l’Europe.

Si les grandes nations européennes y étaient entraînées, ce ne serait ni par le souci de leur indépendance, ni par des raisons vitales, mais par l’aberration la plus folle et les combinaisons les plus artificielles.

Ni les travailleurs, ni les démocrates de France ne permettront que notre pays soit jeté dans le conflit le plus horrible par des traités secrets dont la démocratie ne connaît aucune clause.

C’est pour épargner à la civilisation le plus cruel désastre, à la race humaine la plus douloureuse épreuve, à la raison l’humiliation la plus funeste que les prolétaires français lutteront à fond contre toute tentative de guerre.

Ils useront, pour la prévenir, de tous les moyens légaux. Dans le Parlement, ils appelleront la lumière sur les traités secrets ; ils insisteront pour les procédures d’arbitrage total ; ils dénonceront les vues exclusives et étroites de la diplomatie. Dans le pays ils multiplieront les réunions, les manifestations de masse, pour éveiller les citoyens de leur torpeur et pour les préserver du mensonge.

Et si, malgré leurs efforts, des minorités imprudentes déchaînaient le conflit, si la France est jetée à la guerre par des combinaisons de diplomatie occulte, les travailleurs et les socialistes de France auront le droit de dire bien haut, avec la pleine conscience de leur responsabilité, que jamais ne fut plus justifié, pour les peuples qu’on tenterait de mettre aux prises, le recours aux moyens révolutionnaires, grève générale et insurrection, afin de prévenir ou d’arrêter le conflit et d’arracher le pouvoir aux classes dirigeantes qui auraient déchaîné la guerre.

Le Congrès est convaincu que la meilleure garantie de la paix est que tous les Gouvernements sachent bien qu’ils ne pourront sans péril pour eux-mêmes provoquer les désastres d’un conflit universel.

Il espère que l’effort commun de propagande et d’action des prolétaires de tous les pays préviendra l’explosion de la guerre générale dont le monde est périodiquement menacé.

Il donne mandat à ses délégués au Congrès de Bâle de travailler en plein accord avec l’Internationale et par une résolution unanime, à intensifier partout la propagande et l’action contre la guerre. »

A Bâle, 12 000 personnes manifestent ainsi avant de se diriger vers la cathédrale, devant laquelle sont érigées à la hâte des tribunes en raison de l’affluence trop nombreuse. 26 orateurs prirent ensuite la parole pour commencer un congrès rassemblant 550 délégués représentant 23 pays.

Congrès socialiste international, Bâle, 24-26 novembre 1912, avec une allégorie discutable de l’ennemi représenté par un serpent

Jean Jaurès fit partie de ces orateurs, voici son discours prononcé dans la cathédrale.

« Citoyens! Nous sommes réunis ici en une heure de soucis et de responsabilités. Le poids des responsabilités a d’abord pesé le plus lourdement sur les épaules de nos frères des Balkans. Mais, finalement, cette responsabilité inouïe pèse sur l’Internationale tout entière, d’abord à cause de notre solidarité et ensuite parce que nous devons empêcher que le conflit s’étende, qu’il dégénère en incendie et que les flammes enveloppent tous les travailleurs d’Europe.

Empêcher cela c’est le devoir de tous les travailleurs du monde entier.

Il ne s’agit pas d’une question nationale, mais d’une question internationale.

Récemment, la presse bourgeoise de France raillait en parlant du Congrès et elle était d’avis qu’il s’agissait uniquement d’une parade socialiste et que les socialistes savaient même très bien que la paix n’était pas du tout menacée; ils voulaient seulement se donner, après coup, l’air d’avoir, par leurs protestations, sauvé la patrie.

Mais, dans les derniers jours, ces mêmes journaux furent obligés de publier les nouvelles les plus sérieuses.

La vérité est que l’insécurité et la confusion règnent partout; la vérité est que la classe capitaliste est elle-même divisée et séparée en deux camps, qu’elle ignore si elle a plus à gagner ou à perdre à un choc général; la vérité est que tous les gouvernements, de crainte des conséquences immenses, ne peuvent arriver à prendre une résolution.

Dans tous les pays il y a des courants contraires. Les uns sont contre la paix, les autres sont contre la guerre. La balance du Destin oscille dans les mains des gouvernements. Mais subitement le vertige peut saisir ceux qui hésitent encore.

C’est pourquoi nous, les travailleurs et les socialistes de tous les pays, nous devons rendre la guerre impossible en jetant notre force dans la balance de la paix. Oh! je l’espère, nous ne serons pas seuls pour livrer ce combat.

Ici, à Bâle, les chrétiens nous ont ouvert leur cathédrale. Notre but répond à leur pensée et à leur volonté: maintenir la paix. Mais, puissent tous les chrétiens, qui suivent encore sérieusement les paroles de leur maître, nourrir le même espoir que nous.

Ils s’opposeront avec nous à ce que les peuples soient saisis par les griffes du démon de la guerre. La nature des souhaits de bienvenue qui nous ont été adressés ce matin à Bâle nous donne également réconfort et espérance.

Et le salut adressé par le gouvernement de Bâle à l’Internationale évoqua la mêmes sentiments. Ce fut un bon signe; là où l’esprit de la Démocratie a pu, comme à Bâle, pénétrer profondément, là où cet esprit a derrière lui un prolétariat bien organisé, là existe une noble conviction répandue dans tout le peuple et cela nous fait espérer à chaque instant.

Nous avons été reçus dans cette église au son des cloches qui me parut, tout à l’heure, comme un appel à la réconciliation générale. Il me rappela l’inscription que Schiller avait gravée sur sa cloche symbolique: Vivos voco, mortuos plango, fulgura frango! Vivos voco: j’appelle les vivants pour qu’il se défendent contre le monstre qui apparaît à l’horizon. 

Mortuos plango: je pleure sur les morts innombrables couchés là-bas vers l’Orient et dont la puanteur arrive jusqu’à nous comme un remords. Fulgura frango: je briserai les foudres de la guerre qui menacent dans les nuées.

Mais il ne suffit pas qu’il y ait ici et là, dispersée et hésitante, une bonne volonté pour la lutte. Il nous faut l’unité de volonté et d’action du prolétariat militant et organisé. L’heure est sérieuse et tragique. Plus le péril se précise, plus les menaces approchent, et plus urgente devient la question que le prolétariat nous pose, non, se pose à lui-même: Si la chose monstrueuse est vraiment là, s’il sera effectivement nécessaire de marcher pour assassiner ses frères, que ferons-nous pour échapper à cette épouvante?

Nous ne pouvons répondre à cette question dictée par l’effroi, attendu que nous prescrivons un mouvement déterminé pour une heure déterminée. Quand les nuages s’accumulent, quand les vagues se soulèvent, le marin ne peut prédire les mesures déterminées à prendre pour chaque instant. Mais l’Internationale doit veiller à faire pénétrer partout sa parole de paix, à déployer partout son action légale ou révolutionnaire qui empêchera la guerre, ou sinon à demander des comptes aux criminels qui en seront les fauteurs.

Les gouvernements d’Europe doivent comprendre que la véritable signification du Congrès est de souligner, de réaliser et de fortifier notre unité. Nous échangeons des opinions, des idées, des connaissances, des promesses, des décisions et des espoirs. Et cette action ne peut cesser le lendemain du Congrès.

Nous devons nous rendre partout pour porter dans les masses la conscience de notre action, nous devons encore une fois confirmer dans tous les Parlements que nous voulons la paix.

La pensée et la paix remplit toutes les têtes et si les gouvernements sont indécis et hésitent, nous devons mettre en œuvre l’action prolétarienne. C’est là l’œuvre de ce Congrès. Il n’y en a pas de plus noble!

Déjà tant de pensées, déjà tant d’espoirs se sont élevés vers cette voûte. Mais quelque haut que puissent s’être envolés ces rêves, il ne peut rien y avoir de plus sublime que la volonté de faire vivre la Justice et la Paix.

Cette même église a vu siéger une assemblée d’évêques qui s’est déchirée dans la lutte contre le schisme et la désagrégation. Quel contraste avec la séance d’aujourd’hui! Nous ne sommes pas divisés ici du fait d’antagonismes d’intérêts, mais nous unis par le cœur, la pensée, la doctrine, l’action ou la volonté. Et nous quitterons cette salle en jurant de sauver la paix et la civilisation.

Nous penserons à ces mots qu’un Allemand a prononcés récemment: « Les gouvernements réfléchiront que s’ils amènent le danger de la guerre, les peuples pourront facilement faire le calcul que leur propre révolution leur coûterait moins de victimes que la guerre des autres ». »

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Le Parti Socialiste SFIO et la position quant à la guerre avant 1914

La guerre est un des thèmes récurrents de la réflexion des socialistes. Les seuls débats qui existent tournent autour de la question de savoir comment la contrecarrer. La guerre envisagée est celle entre la France et l’Allemagne, mais de par la constatation de la force de la social-démocratie allemande et la croyance en la nature républicaine de la France, elle apparaît comme virtuel. Elle se présente plus pour le Parti Socialiste SFIO comme une espèce de vaste conflagration qui provoquerait un vaste soulèvement.

Lors du troisième congrès, en 1906 à Limoges, trois motions furent proposées au vote :

– celle de l’Yonne obtenant 31 mandats,

– celle du Nord obtenant 98 mandats,

– celle de la Seine, 153 mandats.

La première proposait de répondre à une déclaration de guerre « par la grève militaire et l’insurrection ». De manière intéressante, elle fut rédigée par Gustave Hervé, la grande figure d’alors de l’anti-militarisme et du refus du principe de nation. Il deviendra par la suite un ultra-nationaliste en 1914, puis un partisan acharné du fascisme.

La seconde affirmait que pour combattre une éventuelle guerre, il suffisait de lutter le plus à fond pour le socialisme.

La troisième, que voici en entier, est très clairement ambiguë avec l’établissement d’une notion de « défense » de la nation attaquée.

« Le Congrès confirme à nouveau les résolutions des Congrès internationaux antérieurs :

1° Pour l’action contre le militarisme et l’impérialisme qui ne sont autre chose que l’armement organisé de l’Etat pour le maintien de la classe ouvrière sous le joug économique et politique de la classe capitaliste ;

2° Pour rappeler à la classe ouvrière de tous les pays qu’un gouvernement ne peut menacer l’indépendance d’une nation étrangère, sans attentat contre cette nation, sa classe ouvrière, et aussi contre la classe ouvrière internationale ; que la nation et sa classe ouvrière menacées ont le devoir impérieux de sauvegarder leur indépendance et autonomie contre cet attentat, et le droit de compter sur le concours de la classe ouvrière de tous les autres pays ; que la politique antimilitariste et uniquement défensive du Parti socialiste lui commence de poursuivre, à cet effet, le désarmement militaire de la bourgeoisie et l’armement de la classe ouvrière par l’armement général du peuple. »

Cette motion allait de paire avec la demande à l’Internationale, pour son prochain congrès, d’une « action préparée et combinée » pour mobiliser « pour la prévention et l’empêchement de la guerre par tous les moyens, depuis l’intervention parlementaire, l’agitation publique, les manifestations populaires, jusqu’à la grève générale ouvrière et l’insurrection ».

Cette motion de Limoges connut par la suite un nouveau vote, après de très âpres débats. La première partie reçoit 251 voix pour, avec 23 contre et 30 abstentions, tandis que la seconde partie, consistant en la demande à l’Internationale, fut adoptée avec 169 voix pour, 126 contre et 9 abstentions.

Cependant, tout cela fut très formel. Les propos de Jules Guesde reflète la non-mise en perspective du Parti Socialiste SFIO de ce qu’est la guerre, qui est vu non pas comme une expression du capitalisme, mais comme un simple militarisme jusqu’au boutiste.

Jules Guesde peut donc tenir un discours en apparence ultra-radical :

« Je dis que ce n’est pas à propos de la guerre qu’il faut parler d’insurrection, bien plus possible en temps de paix ! Ce sont les bourgeois, bien gavés, qui prêtent aux prolétaires leur horreur de la guerre.

Mais la paix, pour les prolétaires, est plus cruelle que la guerre. Ah ! les millions de cadavres, de blessés, de veuves, d’orphelins, c’est dans la paix qu’ils s’entassent, et l’industrie moderne est un immense champ de massacre.

Si, contre tout cet amas de souffrances dont est faite la paix, malgré toute notre propagande, le prolétariat n’est pas capable de s’insurger pour s’affranchir, il en sera encore moins capable contre la guerre, au moment de la guerre. »

Ou bien encore :

« Mais, ajoute Jaurès, il faut que cette action contre la guerre, pour la paix, soit déterminée comme devant aller jusqu’à l’extrême, jusqu’à l’insurrection, et c’est pourquoi il y a lieu de voter la deuxième partie dans la motion de Limoges.

Et moi, je demande comment et pourquoi cette action ouvrière socialiste, que vous voulez affirmer devoir être poussée jusqu’à l’insurrection contre la guerre, contre une guerre problématique, lointaine et qui ne viendra peut-être jamais, vous ne la poussez pas, dans vos formules et vos déclarations, jusqu’à l’insurrection, lorsqu’il s’agit de l’exploitation capitaliste à faire disparaître, en arrachant le pouvoir politique à la bourgeoisie pour socialiser la propriété.

Il y a là quelque chose de vraiment étrange et sur quoi je dois insister : vous ne demandez au prolétariat d’être héroïque, de se préparer à une Révolution violente que pour le cas où la paix serait en péril, qu’en vue de sa peau à défendre, et vous ne lui demandez pas d’être héroïque, de se préparer à la même Révolution violente, pour sa complète et définitive libération, dès qu’il le pourra ! (Applaudissements)

[Vaillant intervient : Nous l’avons toujours demandé.]

Vous ne l’avez mis dans aucune résolution de Congrès socialiste. »

Cependant, malgré la nature vaine de ces propos insurrectionnalistes ne reflétant que le blanquisme, le culte de la minorité agissante, le Parti Socialiste SFIO n’hésita pas à systématiser ses campagnes anti-guerre, dans le cadre de l’Internationale. Il y a ici une incohérence profonde, tenant à la nature même du Parti Socialiste SFIO comme projet.

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Le Parti Socialiste SFIO et le refus social-démocrate de l’alcool

Un autre exemple important de dilemme pour les parlementaires fut la proposition de loi faite par le radical Joseph Reinach sur la limitation des débits d’alcool et de liqueurs alcooliques à consommer sur place et la réglementation des débits de boisson de toute nature. En effet, le Parti Socialiste SFIO se situait ici tout à fait dans la tradition social-démocrate de réfutation totale de l’alcool.

On retrouve cependant une démarche tout à fait opportuniste, pour des raisons pratiques. En effet, lorsque des socialistes se faisaient licencier en raison de leurs activités et qu’ils ne retrouvaient plus de travail pour cette raison, ils devenaient marchands de journaux ou bien ouvraient un début de boisson. Cela leur permettait de vivre et de pouvoir discuter avec des ouvriers, de diffuser leurs idées en jouant le rôle de tenancier.

Évidemment, cela rentrait en profonde contradiction avec le sens de leur démarche initiale. Toutefois, l’importance de la démarche sur le plan de l’écho pratique était telle que cela apparaissait comme intouchable.

Dans le grand bastion de Roubaix, environ 1/4 des adhérents tenaient eux-mêmes des débits de boisson. Le dilemme était donc très grand et seule une réelle orientation culturelle alliée à un esprit social-démocrate aurait pu amener une sortie par le haut.

Au congrès de 1912, Georges Mauranges reprocha donc à certains députés de ne pas avoir soutenu une loi pour limiter le nombre de bistros. On l’accusa alors de croire en la possibilité de progresser dans le capitalisme, et Adéodat Compère-Morel, une figure importante du Parti, expliqua ainsi :

« Si la proposition avait dû limiter la consommation de l’alcool, nous aurions été les premiers à la voter, et nous pouvons dire que le jour où on déposera une proposition pour supprimer la consommation de l’alcool, nous la voterons tous… (Très bien !)

Ce que nous avons craint, comme toujours, c’est que sous couleur de faire une action soi-disant antialcoolique, on dupe encore une fois de plus les travailleurs !

Et puis avons-nous besoin de nous prêter à ces faces gouvernementales pour lutter contre l’alcoolisme ? Est-ce qu’en faisant du socialisme, nous ne faisons pas de l’antialcoolisme ?

Et puis, est-ce que nous ne donnons pas tous l’exemple par nous-mêmes… »

Jules Guesde justifia également le refus de soutenir la loi, au motif qu’aucune réforme ne peut aboutir.

« Compère-Morel vous l’a dit, et je le répète, le jour où, nous serons saisis d’une proposition de loi portant interdiction de la fabrication et de la vente de l’absinthe, interdiction de la vente de l’alcool, une pareille proposition réunira l’unanimité de nos voix… (Exclamations sur certains bancs.) »

Les socialistes reconnaissaient bien que l’alcool était un puissant obstacle au développement de la conscience socialiste, ils entendaient le supprimer, mais furent incapables d’entrevoir une possibilité de formuler cela politiquement, d’en voir la valeur idéologique. Et ils se retrouvaient enserrés dans le piège parlementaire posé par les radicaux.

Voici une anecdote des débats, avec des blagues qui retranscrivent bien une certaine atmosphère des congrès socialistes, où les orateurs se chamaillent, voire s’invectivent, dans une sorte de marché politque tournant à la foire et à la synthèse :

« Lafont. – Il est d’accord avec toi, Braemer…

Braemer. – Cela n’empêche que c’est encore un bourgeois !

Lafont. – Je suis sûr que tu es, en effet, comme moi peiné de trouver trop souvent dans ces élus antialcooliques des noms de bourgeois, au lieu de noms de socialistes…

Braemer. – Je constate que tu fais de la propagande par le fait, parce que s’il y avait quelques camarades qui veulent boire l’apéro, il sera trop tard… (Rires)

Lafont. – Tu sais que j’ai toujours été un partisan de l’action directe. (Nouveaux rires et applaudissements.) »

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Le Parti Socialiste SFIO et les nationalisations

Le soutien aux modernisations républicaines faisait inévitablement naître des forces cherchant à impulser elles-mêmes, au sein du Parti Socialiste SFIO, des initiatives modernistatrices.

On trouve à ce sujet un débat intéressant lors du neuvième congrès, qui s’est tenu à Lyon en février 1912. Il oppose Jules Guesde à Albert Thomas.

Si les deux soutiendront l’Union Sacrée, Jules Guesde sera ministre d’Etat, alors que le modernisateur Albert Thomas deviendra une figure centrale de la gestion de la production d’armement.

« Albert Thomas. – Il y a quelques jours, au Congrès des Mineurs, nos camarades de la Fédération nationale des Mineurs demandaient la nationalisation ou, comme ils disaient, la socialisation des mines. C’est la thèse que je voudrais voir unanimement soutenue par le Parti socialiste.

Mais là encore nous touchons à la question essentielle dont Jaurès parlait tout à l’heure. Pour que la nationalisation des mines soit possible dans ce pays, pour qu’un politique systématique de nationalisation s’institue, la condition essentielle…

Jules Guesde. – C’est qu’il n’y ait plus de classes !

Albert Thomas. – Votre interruption, camarade Guesde, établit une fois de plus que Jaurès indiquait tout à l’heure. Qu’il n’y ait plus de classes ! C’est-à-dire que, selon vous, la nationalisation des mines n’est possible qu’après la révolution !

Eh bien ! Nous, nous estimons, malgré tout, que pour les travailleurs et pour l’État il est bon, il est nécessaire que, dès aujourd’hui, il y ait des services publics organisés et contrôlés…

Jules Guesde. – Dites étatisés…

Albert Thomas. – Et, que vous le vouliez ou non, notre effort quotidien, le vôtre aussi bien que le nôtre, celui de nous tous, tend à transformer, dès maintenant par le dedans, l’État d’aujourd’hui.

Jules Guesde. – Vous ne le transformerez qu’en le prenant, après l’avoir pris… (Applaudissements), mais pas, j’imagine, en introduisant des Briand et des Viviani dans les ministères ! (Rires.)

Albert Thomas. – Voilà, une fois encore, que sous les mêmes mots nous mettons des choses différentes. Lorsque vous dites « transformer », pour nous, bien souvent, cela signifie « prendre ».

Ce que j’ai dit, ce que je maintiens, c’est que notre conception féconde de la nationalisation ne pourra triompher dans le pays que s’il y a un Parti socialiste décidé unanimement à la soutenir, si ce Parti socialiste a créé l’opinion publique indispensable, s’il a créé la foi dans les services publics, même ceux de l’État bourgeois d’aujourd’hui, s’il a démontré enfin, par son action quotidienne, que ces services publics sont déjà, au point de vue des conditions de travail, au point de vue des droits garantis à la collectivité, supérieurs à ce qu’est la concession privée, concessions de chemins de fer, concessions de mines telles qu’elles existent aujourd’hui.

Jules Guesde. – Les mines d’État existent en Allemagne sous les noms de mines d’Empire. Demandez aux mineurs des mines de l’Empire ou de l’État prussien, s’ils sont mieux traités que les mineurs des mines privées.

Vous multipliez la force du capital par la force de l’État, en les coalisant contre les travailleurs. (Applaudissements.)

Albert Thomas. – Il est vrai que les mineurs prussiens font entendre aujourd’hui des revendications aussi fortes et souvent même plus fortes que les mineurs des mines privées du bassin rhénan ou westphalien.

Mais je vous dis : même dans ces conditions, même alors que les travailleurs de l’État prussien constatent que la défense de leurs droits est pénible contre l’État monarchique et féodal de Prusse, je vous demande si les socialistes allemands sont décidés à renoncer à l’exploitation par l’État.

Jules Guesde. – Les socialistes allemands ont toujours refusé de considérer comme du socialisme les services prétendus publics dans la société capitaliste ; ils ont donné sa véritable signification à la chose, en disant que c’était du capitalisme d’État.

Leur mot, je l’ai toujours repris parce qu’il est le terme exact.

Quand vous augmentez les attributions économiques de l’État, vous augmentez les attributions du capital et du capital le plus dangereux, celui qui est concentré, celui qui n’est plus divisé, qui ne se fait plus concurrence à lui-même, – capital qui, ne faisant plus qu’un avec l’État, n’a plus, pour se défendre contre les revendications ouvrières, à implorer l’intervention de la police, de la magistrature, de l’armée, mais dominant ainsi, magistrature, police, peut écraser directement, par lui-même, les travailleurs qui sont debout, réclamant leur droit en attendant de le prendre. (Applaudissements.)

Albert Thomas. – (…) Vous opposez le capitalisme d’État et ce que vous appelez le capitalisme privé, disséminé, en opposition contre lui-même, comme il l’est aujourd’hui.

Ah ! Citoyen Guesde, si vous aviez suivi, par le détail, l’histoire économique des dernières années, vous auriez constaté avec nous ce que devient le capitalisme moderne, vous auriez constaté la concentration d’organisation à laquelle il aboutit aujourd’hui.

Jules Guesde. – Vous lui apportez son couronnement, c’est merveilleux !

Albert Thomas. – Non, tout au contraire ! Je dis qu’aujourd’hui il n’y a plus lutte entre le capitalisme d’État d’une part, et d’autre part un capitalisme disséminé, divisé, se faisant concurrence à lui-même, comme vous le décriviez à l’instant même – c’est le grand fait social des dernières années – il n’est plus disséminé.

Il est concentré dans son Comité des Forges pour la Métallurgie. Il est concentré dans son Comité des Houillères, concentré même dans le Textile que vous connaissez bien.

Et alors « le capitalisme d’État », comme vous dites, le service public dans une démocratie devrait apparaître désormais à tous comme un moyen suprême de résistance au capitalisme privé ainsi concentré dans son organisation (…).

Jules Guesde. – En attendant je réponds à Thomas qui nous a montré le capitalisme essentiellement divisé et concurrent d’autrefois, faisant place de plus en plus à un capitalisme unifié, trusté et d’autant plus dangereux pour la classe ouvrière à laquelle il résiste et qu’il attaque avec plus de force : comment, après avoir ainsi constaté vous-même le péril suprême que représente, pour les travailleurs, la concentration du capital qui va ainsi s’opérant, pouvez-vous donner à ces travailleurs devenus conscients, comme principale réforme à accomplir, cette concentration du capital entre les mains de l’État ?

Mais l’État, c’est l’ennemi, c’est l’arsenal et la forteresse de la classe ennemie, que le prolétariat devra avant tout emporter s’il veut s’affranchir, pour s’affranchir !

Et lorsque vous voulez étendre le domaine de cet État, doubler l’État-Gendarme de l’État-Patron, je ne comprends plus ; c’est à un véritable suicide que vous nous provoquez.

Lorsque vous penchant sur les prolétaires, vous leur dites que pour améliorer leurs conditions, pour se créer plus de liberté, le moyen supérieur est de remplacer le capitalisme privé par le capitalisme d’État – de l’État qui n’est qu’un vaste organe de compression au profit de la classe possédante – je me mets à leur place et je vous demande pour eux : comment peut-on faire ainsi le jeu de l’ennemi ? (Applaudissements.) »

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Le Parti Socialiste SFIO et le dilemme du groupe parlementaire

Il est évident que, de par la faiblesse de la base, sa nullité théorique, la soumission à la CGT, il était inévitable que le groupe parlementaire acquière une place prépondérante dans le Parti, dans sa vie, dans son actualité. En principe, cela n’aurait pas dû être le cas, puisque l’unité s’était faite avec la soumission de Jean Jaurès à l’Internationale impliquant le refus du ministérialisme.

D’ailleurs, lors du second congrès, en 1906, la motion suivante fut votée :

« Le Congrès, considérant qu’aucun changement dans le personnel du gouvernement bourgeois ne saurait en rien modifier la politique fondamentale du Parti, met le prolétariat en garde contre l’insuffisance du programme même le plus avancé de la démocratie bourgeoise.

Il rappelle aux travailleurs que leur libération ne sera possible que par l’avènement de la propriété sociale ; qu’il n’y a de socialisme que dans le Parti socialiste organisé et unifié, et que sa représentation au Parlement, tout en s’efforçant de réaliser les réformes qui pourront accroître la force d’action et de revendication du prolétariat, doit opposer sans cesse à tous les programmes restreints et trop souvent illusoires, la réalité et l’intégrité de l’idéal socialiste. »

Le Parti Socialiste SFIO fut pourtant inéluctablement happé par les radicaux, la franc-maçonnerie, les principes de République sociale. La grande figure tutélaire de cette orientation est bien entendu Jean Jaurès, chef de file du courant de droite, qui en se posant comme le héraut de l’unification, en étant un orateur hors pair et en apportant l’Humanité, dont il est le directeur politique, a su verrouiller l’orientation du Parti.

A cause du fédéralisme du Parti, l’unité de vote ne fut pas acquise, et les débats quant au rapport avec les institutions posaient le souci de fond : le fait que huit députés votèrent favorablement aux crédits pour recevoir la reine de Hollande fut un excellent exemple de cas de conscience pour la base, qui voyait bien le problème mais ne fut jamais en mesure de le gérer. A cela s’ajoute les nombreux transfuges allant rejoindre les rangs des députés radicaux.

Pour cette raison, le Parti Socialiste SFIO avait dans ses rangs une forte tendance socialiste insurrectionnaliste, farouchement antiparlementaire, porté par Gustave Hervé, qui dans La guerre sociale aidait les anarchistes à porter des critiques massives des élections et d’une participation à celle-ci. Cela se déroulait au grand dam d’une partie de la base du Parti, qui exigeait l’exclusion de Gustave Hervé, qui lui se défaussait en disant qu’il ouvrait seulement les pages du journal à d’autres.

Le Parti Socialiste SFIO apparaît ainsi comme bloqué entre une aile anarchiste et une aile réformiste, avec des parlementaires très actifs, mais coupés de toute liaison réelle avec les initiatives de terrain du Parti et sans s’apercevoir qu’avec leur démarche, ils contribuaient à la modernisation de l’Etat bourgeois, tout en aidant en même temps les ouvriers.

Il interpellaient à de nombreuses reprises le gouvernement, concernant toute une foule de sujets allant de l’application du repos hebdomadaire dans les chemins de fer de l’État aux incidents du pénitencier militaire d’Albertville, en passant par l’emploi d’enfants dans les verreries à la Plane-Saint-Denis, la politique coloniale, l’organisation de l’armée (Jaurès demandant des milices populaires), la hausse du prix du blé, etc.

Voici des exemples de propositions de loi faites par le groupe parlementaire du Parti Socialiste SFIO, en 1912-1913 :

Paul Aubriot. Proposition tendant à modifier l’article 36 du Livre 2, Code du travail. Renvoyé à la Commission du travail.

Basly. Proposition tendant à modifier l’article 6, loi sur les délégués mineurs. Renvoyée à la Commission des mines. 

Briquet. Proposition .tendant à modifier les articles 68 et 620, Code procédure civile. 

Doizy. Proposition tendant à rendre obligatoire la création d’inspecteurs départementaux d’hygiène. Renvoyée à la Commission d’hygiène. 

Doizy. Proposition tendant à la création d’une école d’infirmiers et infirmières. Renvoyée à la Commission d’administration générale. 

Doizy. Proposition portant modification à la loi sur la protection de la santé publique. Renvoyée à la Commission d’hygiène. 

Doizy. Proposition portant modification à la loi sur la gestion des deniers pupillaires. Renvoyée à la Commission.

Dozy et Lauche. Proposition portant modification à la loi sur les accidents du travail. Renvoyée à la Commission du travail. 

Henri Ghesquière. Proposition portant modification à la loi sur les accidents du travail. Renvoyée à la Commission du travail. 

Henri Ghesciuière. Proposition créant l’assistance maternelle obligatoire. Renvoyée à la Commission de prévoyance sociale. 

Henri Ghesquière. Proposition sur le travail à domicile. Renvoyée à la Commission du travail. 

Henri de la Porte. Proposition tendant à simplifier la procédure d’appel des jugements des tribunaux de paix. Renvoyée à la Commission de réforme judiciaire. 

Lauche. Proposition tendant à la réglementation de la profession de chauffeur mécanicien dans l’industrie. Renvoyée à la Commission du travail. 

C. Reboul. Proposition tendant à modifier la loi municipale de Renvoyée à la Commission d’administration générale. 

E. Rognon. Proposition tendant à modifier le tarif général des douanes. 

Edouard Vaillant. Proposition tendant à l’institution d’un domaine agricole industriel national et commercial, pour atténuer la crise de chômage et de cherté de la vie. Renvoyée à la Commission de prévoyance sociale. 

Edouard Vaillant. Proposition tendant à l’institution de la semaine anglaise. Renvoyée à la Commission du travail. 

Adrien Véber. Proposition tendant à modifier la procédure civile. Renvoyée à la Commission de réforme judiciaire.

Le groupe parlementaire se retrouva, par la force des choses, dans la nécessité de faire face aux mesures modernisatrices des radicaux. Le dilemme était terrible, puisque les accepter c’était se soumettre à ceux-ci, mais les refuser impliquait de se mettre en porte-à-faux par rapport à des mesures sociales satisfaisant le prolétariat.

Le grand défi consista en l’établissement de retraites ouvrières et paysannes par René Viviani, le ministre du travail. Socialiste indépendant, il avait été très proche de Jean Jaurès dans le Parti socialiste français, tout comme d’ailleurs le président du conseil Aristide Briand.

Les retraites qu’il proposait devaient consister en un service public formé par les cotisations des ouvriers, des patrons, avec un appui de l’Etat. Ces cotisations devaient être investis dans les obligations d’État ou bien des emprunts d’Etat, avec le droit de les retirer à 65 ans.

Les problèmes que cela posait était multiple. Outre l’appui à l’Etat lui-même, que le Parti Socialiste SFIO ne vit pas, il y avait le souci que la cotisation mensuelle était de 9 francs pour les ouvriers, à une époque où un facteur touche deux francs par jour, une femme de chambre 1,50 franc, un mineur 4 francs, dans une société où la consommation était particulièrement étranglée. A cela s’ajoutait que les vieux travailleurs ne pouvaient pas profiter d’un système ne faisant que s’établir, sans parler du fait d’atteindre tout simplement l’âge de 65 ans, une chose extrêmement difficile alors.

La loi sera toutefois votée à l’unanimité moins une voix, celle de Jules Guesde, en avril 1910. Ce fut auparavant la source d’un vaste débat, lors du septième congrès, qui s’était tenu à Nîmes les 6, 7, 8 et 9 février 1910. Il est assez symbolique que les deux motions représentent l’un la soumission à la CGT, l’autre le soutien à la perspective d’une république sociale.

Voici la motion de type syndicaliste, récusant le soutien au projet de retraite, proposé notamment par Eugène Fiancette et Alexandre Luquet :

« Le Congrès affirme une fois de plus la volonté du Parti socialiste de réaliser au plus tôt un régime de retraites ouvrières qui donne satisfaction au prolétariat.

Considérant que la loi, telle qu’elle ressort des délibérations du Sénat, n’est pas une réforme, mais une spéculation bourgeoise qui est masquée sous l’apparence d’une loi de retraites ouvrières,

S’inspirant des décisions de la Confédération Générale du Travail, il repousse comme dangereux et insuffisant le projet voté par le Sénat. »

Voici la motion d’Edouard Vaillant, qui l’emporta.

« Si critiquables que soient nombre de dispositions de la loi sur les retraites ouvrières élaborée au Sénat, cette loi malgré ses imperfections notoires et considérables, n’en reste pas moins une reconnaissance par le Parlement du droit à l’existence du prolétaire atteint par l’âge.

En conséquence, le Congrès charge les élus du Parti de voter la loi en discussion.

Il les charge, en outre, de faire précéder leur vote d’une déclaration dans laquelle ils annonceront la ferme intention du Parti socialiste d’appeler la classe ouvrière à une énergique campagne de propagande destinée à obliger le Parlement à combler les lacunes de la loi et à en atténuer les vices.

Le Parti et ses élus feront immédiatement tous leurs efforts pour l’améliorer dans le sens d’une véritable assurance ouvrière contre l’invalidité, la maladie, le chômage.

Ils auront à faire abaisser la limite d’âge.

Ils auront à faire augmenter la part contributive de l’État, c’est-à-dire la part de la répartition, pour donner à la loi tout son effet dès le commencement, et pour obtenir l’augmentation du taux de la retraite.

Ils réclameront l’organisation du contrôle ouvrier par l’attribution de l’administration et de la gestion de la Caisse des retraites ouvrières aux délégués des assurés.

Ils réclameront, en outre,que les fonds de la Caisse des retraites ne puissent, en aucun cas, être attribués à des particuliers ou à des sociétés d’industrie privée, mais soient placés sur la décision et sous le contrôle de l’association des assurés, dans des œuvres d’intérêt ouvrier pour la prévention des risques et l’amélioration de la vie des travailleurs. »

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Le Parti Socialiste SFIO comme une minorité très isolée avec un écho électoral

Tout comme les brochures du Parti ne se vendent pas vraiment comme il le faudrait, que l’organe théorique du Parti n’est même pas acheté par la base, il n’y a pas de réelle presse de masse. L’Humanité, fondé par Jean Jaurès en 1904 est pourtant devenu l’organe de masse de la presse du Parti en 1911 ; il passe de quatre à six pages en juillet 1913. A cette occasion est d’ailleurs posé le principe de la fête de l’Humanité :

« Le Conseil national, heureux des résultats qu’a donnés le lancement de l’Humanité à six pages, remercie les militants de tout le Parti dont les efforts soutenus ont assuré ce succès, et félicite les camarades de la commission nommée pour le préparer, ainsi que les camarades de l’administration et de la rédaction de l’Humanité,

Décide l’organisation, à Paris, au nom du Parti, par les soins de la Commission administrative permanente et d’accord avec la Fédération de la Seine, d’une grande fête-manifestation pour célébrer et accroître l’extension rapide de l’Humanité ; engage les fédérations à organiser, dans le même esprit, des manifestations dans les centres urbains ou ruraux les plus favorables. »

Cependant, s’il tirait à 130 000 exemplaires à sa fondation juste avant la naissance du Parti, il s’effondre l’année d’après à 15 000, et tire seulement à un peu plus de 100 000 exemplaires à la veille de la guerre.

Il s’en vend environ 25 000 exemplaires à Paris, à quoi s’ajoutent 6 000 exemplaires environ dans les métros de la capitale, 9 000 exemples environ en banlieue. Les ventes en province sont d’environ 30 000 et il y a plusieurs milliers d’abonnés. On peut donc tabler sur environ 80 000 exemplaires réellement en circulation. Cela ne dépasse pas la base du Parti.

Le Parti Socialiste SFIO est, de fait, avant 1914, une simple minorité, sans influence historique.  Il y a alors plus de vingt millions de travailleurs adultes, hommes et femmes, en France, et autour d’un un million d’électeurs socialistes. Ce n’est pas un chiffre sans importance, et il y a une progression certaine : le Parti Socialiste SFIO obtient 10% des voix (877 221 votes) en 1906, 13,3% des voix (1 110 561) en 1910, 16,8% des voix (1 413 044) en 1914.

Néanmoins, le nombre d’adhérents est sans comparaison avec cela, le Parti n’ayant pas prise sur ces électeurs, sa base d’adhérents ne formant que bien moins de 1% de ceux-ci, et moins de 0,5% du prolétariat.

Il y a bien une avancée du nombre d’adhérents, en soi. Au 4e congrès qui se tint à Nancy du 11 au 14 août 1907, le Parti socialiste a un peu moins de 50 000 adhérents ; il y en avait 43 000 environ au congrès de Limoges de novembre 1906, 40 000 au second congrès et un peu plus de 34 000 lors de la fondation, en 1905.

Au 11 e Congrès, tenu à Amiens les 25, 26, 27 et 28 janvier 1914, le Parti Socialiste revendique 72 765 adhérents. La question de la guerre va lui permettre de davantage recruter – en juillet 1914, il y a 93 218 adhérents, soit une progression très forte en quelques mois -, mais le Parti est déjà en échec par rapport au militarisme et la guerre. C’est en réalité que la progression des effectifs de 1905 à 1914 tient surtout aux grandes vagues d’adhésion à la suite d’élections.

Et, de toutes façons, il est isolé sur le terrain national. Il y a deux blocs formant le noyau dur de la vie du Parti : la fédération du Nord, place-forte des ouvriers et des mineurs, relativement unifiée sous l’égide de Jules Guesde, et la fédération de la Seine, avec une base très remuante tout à fait dans l’esprit scissionniste parisien des travailleurs des ateliers et des boutiques.

Ces deux fédérations écrasent les autres de leur poids. En 1909, le Nord dispose de 10 400 cotisants, la Seine c’est-à-dire la région parisienne 8 125 ; suivent le Pas-de-Calais avec 2 500 cotisants, puis le Gard avec 1 500 cotisants.

La proportion des mandats est par conséquent extrêmement significative de la main-mise sur le Parti. Au 10e congrès, à Brest en 1913, sur 2819 mandats, l’Aisne en a 33, la Corrèze 12, le Gers 5, la Marne 20, le Var 61, mais le Nord 494 et la Seine c’est-à-dire la région parisienne, 401. A ce moment-là, sur 81 fédérations, une cinquantaine progressent numériquement, 7 sont stationnaires et 22 en recul.

Cela ne veut pas dire par contre que les fédérations les plus puissantes soient d’un grand poids. Celle du Nord ne rassemble environ qu’entre 6 et 7 adhérents pour mille habitants ; à la veille de la première guerre mondiale, la fédération de la Seine a moins de trois adhérents pour mille habitants et il n’y a qu’en fait réellement le nord-est de Paris où le Parti a une base solide, le 20e arrondissement formant son seul bastion.

De même, alors qu’il y a 36 000 communes, le Parti Socialiste ne parvient à avoir qu’autour de 300 – 500 maires, autour de 400 adjoints au maire, moins de 3 000 – 4 000 conseillers municipaux. Les villes où le Parti a une présence marquée sont avant tout Roubaix, la première ville de 100 000 habitants gagnés, Saint-Etienne, mais également, Nîmes, Toulouse, Calais, Brest, Montluçon, Dijon.

Le Parti Socialiste SFIO est né sur un certain terrain, où il se renforce, mais il ne parvient pas à capitaliser sa présence ; il ne parvient à faire un saut qualitatif jusqu’à une présence historique dans l’histoire du pays.

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Le Parti Socialiste SFIO et le refus catégorique de la théorie

Le Parti Socialiste SFIO ne s’est pas unifié en faisant un saut qualitatif. Ce n’est pas un parti de type social-démocrate ; il n’a pas d’orientation déterminée. Et, d’ailleurs, il est possible de dire que la base du Parti s’en moque littéralement. La seule chose qu’il fait, c’est réagir au coup par coup, sur la base de principes communs, combinant collectivisme et internationalisme. Mais il ne procède pas de manière matérialiste historique.

Voici par exemple la résolution sur l’antisémitisme, adopté en 1912 :

« Le Parti socialiste dénonce la manoeuvre antisémitique, diversion grossière qui tend à pousser les travailleurs seulement contre le capital juif ; déclare qu’il n’a pas à connaître les travailleurs en tant que juifs, catholiques ou autres, mais en tant qu’exploités victimes du capitalisme qui n’est ni juif ni chrétien; invite les travailleurs de toutes les races, juifs ou autres, à se débarrasser des préjugés nationalistes et à rejoindre les organismes réguliers de lutte prolétarienne. »

C’est pour le moins léger dans un contexte où l’antisémitisme est virulent encore, mais le Parti ne dispose pas d’une capacité d’analyse, de synthèse. Il ne maîtrise pas le marxisme, qu’il entrevoit mal et qu’il saisit au mieux comme un prétexte pour l’action, dans le prolongement des traditions françaises faisant du syndicalisme la méthode suffisante en soi pour lutter.

Le catalogue du Parti

Normalement, les structures du Parti ont comme obligation de se procurer la revue théorique du Parti, Le Socialiste. Elles ne le font pas. Au 4e congrès, en 1907, le rapport se demande avec une ironie emprunte d’inquiétude :

« Malgré les décisions de nos Congrès, rendant obligatoires pour tous les groupes l’abonnement au Socialiste, beaucoup de ces groupes échappent à cette obligation.

Le Socialiste publiant toutes les communications du Parti, nous nous demandons de quelle façons les militants des groupes non abonnés sont mis au courant de ce qui se passe dans le Parti, et si c’est par révélation qu’ils peuvent prendre des décisions sur les questions soumises au Congrès annuel. »

Lors du Congrès de 1909, le rapporteur traitant de la situation de l’organe du Parti, Le Socialiste, s’exprime de manière ahurissante :

« Est-il besoin de répéter que malgré les décisions des Congrès, malgré le règlement, beaucoup de secrétaires de groupes négligent de prendre un abonnement au Socialiste, et qu’ils sont ainsi responsables de l’ignorance de beaucoup de nos camarades en ce qui concerne les décisions du Parti ?

Je l’ai écrit dans les rapports précédant les Congrès de Limoges, de Nancy et de Toulouse ; je l’ai dit à la tribune de ces congrès. Je le répète par acquis de conscience et sans trop espérer que nos camarades feront leur devoir. »

Lors du 9e Congrès national du Parti Socialiste (Section française de l’Internationale ouvrière), à Lyon en février 1912, il est ainsi encore une fois de plus constaté les problèmes d’abonnements :

« Beaucoup de critiques ont été élevées à propos des conditions où se rédige et se publie l’organe central du Parti, le Socialiste. Il est certain que le fonctionnement de ce service est défectueux.

N’en eût-on pas d’autres preuves, il n’y aurait qu’à constater la manière dont s’applique l’article des statuts qui le concerne. En effet, d’après cet article, l’abonnement est obligatoire pour toutes les Fédérations, Sections et Groupes du Parti.

Or, si toutes les Fédérations s’acquittent sans doute du prix d’un abonnement au Socialiste, il n’en est pas de même des Sections, et à plus forte raison des Groupes.

Le nombre des Groupes du Parti est d’environ 1800. Or, le chiffre total des abonnés à l’organe central hebdomadaire dépasse à peine 1300, en comprenant dans les abonnés individuels en France et à l’étranger.

Il suffit, du reste, de jeter un coup d’œil sur la colonne du tableau annexe au rapport annuel du secrétariat pour se rendre compte que le nombre d’abonnés dans chaque département n’est nullement en rapport avec celui des Groupes.

D’autre part, la vente au numéro est fort peu de chose. D’où cette conclusion que l’organe du Parti reste à peu près ignoré d’un grand nombre de ses membres et même de ses groupements. »

Le 10e congrès de 1913 constate ainsi amèrement :

« La situation de notre organe central [Le « Socialiste »] ne s’améliore pas. La baisse des abonnements s’accentue. De nombreux groupes et sections refusent l’abonnement statutaire. Les raisons invoquées sont : les dettes électorales et les sacrifices consentis en faveur de l’Humanité. »

Malgré la progression des effectifs, les ventes des ouvrages de la librairie du Parti, servant de diffuseur, ne progressent pas suffisamment.

36000 brochures et volumes sont vendus en 1906, 80 000 l’année suivante, 130 000 en 1909, chiffre le plus élevé pour la période, et 90 000 en 1912, 1911 étant par ailleurs une année de stagnation du Parti. Entre 1906 et 1912, la moyenne se situe autour de 90 000 livres et brochures par an.

A la veille de la première guerre mondiale, il n’y a donc environ un peu plus qu’une brochure ou livre vendu par adhérent ; 200 000 attendent dans les stocks de se voir diffuser. Le problème de la diffusion se posait d’ailleurs de manière générale. En 1912, seulement 6 000 cartes postales furent vendues, ainsi que 35 000 coquelicots et églantines, 3 500 insignes.

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Le Parti Socialiste SFIO: collectiviste et non pas social-démocrate

Si le Parti Socialiste SFIO se soumet à la CGT, c’est qu’au fond il est collectiviste, et non pas social-démocrate. Sa vision de la révolution sociale ne procède pas d’une lecture matérialiste historique, avec le parti social-démocrate dirigeant le processus, mais d’une approche collectiviste, où il y aurait une sorte de grève générale portant une collectivisation fédérale de l’économie.

Voici à tire d’exemple ce qu’on lit dans Le réveil socialiste, un organe officiel du Parti Socialiste (S.F.I.O.), qui se définit comme collectiviste-révolutionnaire. En mars 1906, dans l’article « Action syndicaliste Action politique ». Il est raisonné en termes en termes d’initiatives individuelles, tout à fait dans l’esprit communiste libertaire du syndicalisme révolutionnaire.

« Le vocable « Révolution sociale » ne peut désigner qu’un transfert, plus ou moins violent, des moyens de production appropriés individuellement à une collectivité de coopérateurs libres.

On ne peut donc évoquer l’hypothèse d’un transfert des moyens de production sans être amené à envisager l’organisme qui recueillera l’héritage de la bourgeoisie industrielle et son rôle directeur dans la production.

Cet organisme, c’est le syndicat, qui dès maintenant, apparaît comme la cellule constitutive d’une société nouvelle basée sur l’universel travail. Un mode de production ne disparaît qu’à la condition que se trouvent déjà constitués des embryons d’organisations susceptibles de se développer et d’assurer à leur tour une sorte de constitution économique nouvelle.

La transformation du mode de production implique donc l’instauration et le perfectionnement de l’organisme syndical.

C’est ce que beaucoup de socialistes seulement électeurs ne comprennent pas. Ils croient à une substitution fortuite d’un régime à un autre. Ils se figurent que la transformation de la société bourgeoisie en société collectiviste s’opérera d’une façon toute magique, que l’organisation sortira toute vivante de la bouche des rhéteurs et des théoriciens plus ou moins décadents du marxisme.

Évidemment, cela ne peut être. Tout s’organise, mais avec de longs et pénibles efforts. Et la production moderne est un phénomène si compliqué et si intense qu’il est nécessaire de préparer avec méthode les organes nouveaux qui devront en assurer le fonctionnement.

Le syndicat, arme de lutte et de révolution, doit donc s’assimiler la technique industrielle, s’initier à l’organisation de l’atelier autonome de demain, instituer petit à petit la discipline volontaire indispensable, améliorer la mentalité des futurs coopérateurs, réunis plutôt dans un but de défense immédiat actuellement.

Le syndicalisme ainsi compris est donc spécifiquement révolutionnaire. Il n’entre pas seulement en opposition avec le patronat bourgeois pour la conquête du mieux-être dans le salariat, mais il aspire à la suppression du salariat lui-même en revendiquant la direction de la production et en se préparant à l’exercer.

Le syndicalisme devrait donc concentrer en lui la meilleure partie de l’activité prolétarienne. Car, en effet, en dehors de la fin qu’il se propose, le syndicalisme est l’arme par excellence pour abattre les privilèges patronaux.

Le prolétariat n’acquiert des avantages nouveaux que par coalition et lutte. Le droit ouvrier ne peut s’élargir par simple représentation parlementaire. Les codes n’enregistrent que des états de faits qu’il faut créer par la force.

D’ailleurs, les lois ne signifient rien quand elles n’ont aucune sanction et quand le patronat peut passer outre impunément, comme il le fait en ce qui touche le repos hebdomadaire, la durée de la journée de travail et les dispositions sur l’hygiène industrielle.

Les seuls avantages acquis irrémédiablement sont ceux que les organisations ouvrières imposent par leur cohésion et leur ténacité. Quand tous les prolétaires auront compris cela et rejoindront leurs compagnons organisés au sein de leurs syndicats et fédérations, l’effort collectif de la classe ouvrière pourra s’exercer « directement » sur la classe patronale et arracher à cette dernière des améliorations importantes qu’il est inutile d’attendre des gouvernants les mieux intentionnés.

N’oublions pas que nous devons nous sauver nous-mêmes et que ce n’est agir qu’à moitié que de donner une délégation politique à qui que ce soit.

L’action véritablement efficace est celle qui exerce tous les individus ; le faisceau des forces individuelles vraiment conscientes et agissantes constitue le levier le plus puissant.

Le parti socialiste unifié vient ensuite comme un adjuvant dont on ne peut nier la valeur, s’il s’érige résolument en défenseur de la classe ouvrière organisée économiquement.

Il doit chercher à lui faciliter son action en empêchant les bourgeois affolés d’assommer le syndicalisme par des lois d’exception. Il doit se faire le défenseur hardi des militants syndicalistes traqués et persécutés dans les bourses du travail ; protester continuellement contre les jugements de classe, contre les perquisitions et arrestations arbitraires, contre l’envoi de la troupe dans les grèves, etc.

Surtout, les élus ne doivent pas craindre d’abandonner souvent les démocrates bourgeois à leurs lois fumistes pour s’en aller porter la parole émancipatrice aux quatre vents du pays et prendre la place d’honneur dans les conflits du genre de ceux de Limoges ou Longwy.

Aujourd’hui que les forces socialistes sont unifiées et disciplinées, nous pouvons espérer des résultats satisfaisants aux élections prochaines. C’est alors que le parti aura au Parlement la puissance suffisante pour s’opposer à tous les coups de force contre les organisations syndicales dont nous avons été témoins pendant cette fin de législature.

Il s’appliquera à neutraliser le milieu bourgeois pour permettre au syndicalisme de vivre, de se développer et d’affirmer la force révolutionnaire qu’il porte en lui. »

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Le Parti Socialiste SFIO et la soumission à la CGT

En 1907, au Congrès de Stuttgart, la seconde Internationale décida dans une motion concernant les rapports dans chaque pays entre le Parti et les syndicats, que ceux-ci devaient avoir des « relations étroites » et « rendues permanentes ». Mais les Français se défaussèrent ; après le vote, Marcel Sembat prit la parole et expliqua la chose suivante :

« La majorité de la délégation française déclare que dans la France, l’évolution des rapports entre les organisations syndicale et politique de la classe ouvrière, a subi un cours différent et que l’indépendance réciproque et l’autonomie du Parti socialiste et de la C. G. T., sont une condition nécessaire de leur développement et de leur action et de la possibilité ultérieure d’un rapprochement spontané. »

Les Français, ne voyant pas de protestation après avoir affirmé cela, considérèrent qu’ils pouvaient faire comme ils l’entendaient. Mais en réalité, c’était le masque d’une soumission entière à la CGT. Non pas seulement en raison de la très forte influence anarchiste ou syndicaliste dite révolutionnaire, mais tout simplement parce que la majorité des socialistes considère alors que la révolution sera le produit d’une agitation électorale combinée à une grève générale menée par le syndicat lui-même.

Jean Jaurès expliquait ainsi au congrès de 1912 du Parti Socialiste SFIO que ce serait amener « la guerre civile dans la classe ouvrière » que d’appliquer les principes de la social-démocratie internationale ; Edouard Vaillant parla lui de « crime » si l’on appliquait ces principes, de « déclaration de guerre à la C.G.T. ».

On a ici une différence fondamentale entre les collectivistes à la française et la social-démocratie internationale.

C’est d’ailleurs une double intoxication, tant du Parti Socialiste SFIO sur son importance historique, que de la part de la CGT. Car celle-ci ne représente qu’une toute petite minorité agissante, d’où justement son apparente radicalité et ses discours de minorité agissante au nom de tous.

Ce n’est pas seulement une question de taux de syndicalisation : si la France a un faible taux, elle n’est pas si mal lotie. Le vrai problème est la division syndicale, l’importance mineure de la CGT : seulement 35 % des syndiqués sont membres de la CGT. Sur un peu plus d’un million de syndiqués en général, 400 000 étant dans des syndicats patronaux. Il faut également compter 5 407 syndicats agricoles, réunissant plus de 910 000 syndiqués, à l’écart des socialistes.

Le taux d’appartenance au syndicat lié à l’Internationale est par contre de 100 % en Espagne, de 100 % aussi en Serbie et aux Etats-Unis, de pratiquement 100 % en Hongrie, de plus de 97 % en Norvège et en Bosnie-Herzégovine, de 89 % en Croatie, de presque 89 % en Autriche, de presque 83 % au Danemark, de 78 % en Allemagne, de 73 % en Belgique, de 69 % en Suède.

Numériquement, les chiffres ont leur importance aussi : il y a, avant 1914, seulement 355 000 syndiqués CGT sur plus de 11 millions de travailleurs. Ainsi, non seulement la CGT est largement marginale dans la classe ouvrière, malgré que 40 % des entreprises aient plus de cent ouvriers, mais la paysannerie qui forme la moitié du pays est entièrement coupée d’elle.

La répression est également brutale. En 1906, c’est l’armée qui est envoyée pour mater la grève générale du bassin minier à la suite de la catastrophe de Courrières, ayant tué un millier de mineurs. Les gendarmes tirent en 1908 sur les carriers des sablières à Draveil, tuant deux ouvriers, puis quatre lors de l’écrasement de la manifestation de la CGT à Villeneuve. La grève dans les PTT, en mars – mai 1909, voit également une défaite complète de la CGT.

Cela n’empêche pas celle-ci de s’imaginer au centre de tout le processus de transformation sociale. Elle est grisée par son développement : le nombre de syndicats CGT est de 1043 en 1902, 1220 en 1903, 1792 en 1904, 2399 en 1906, 2590 en 1908, 3012 en 1910. Elle s’imagine que le processus ne peut pas être interrompu et même qu’elle peut déjà se placer au centre de l’initiative, d’où l’adoption de la charte dite d’Amiens en octobre 1906.

Cette adoption provoqua un vaste au débat au congrès du Parti socialiste (SFIO) qui se déroula du 1er au 4 novembre de la même année, d’ailleurs le moment de la charte visait évidemment à provoquer une certaine rupture entre la CGT et le Parti, avec paradoxalement l’accord de la majorité des socialistes, qui avaient par ailleurs l’obligation statutaire d’adhérer à la CGT si c’était possible dans leur activité salariale.

Car la charte d’Amiens est très claire : il est interdit en d’amener les questions politiques dans le syndicat, ce dernier ne doit aborder que les questions économiques, ce qui serait en soi une préparation aux grandes transformations sociales, avec bien entendu à l’arrière-plan le mythe de la grève générale.

La politique est résumée à une activité de partis et de sectes à la marge du mouvement :

« En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre, en toute liberté, la transformation sociale. »

Le socialiste Victor Renard avait pourtant proposé une motion disant que :

« Le Comité Confédéral est invité à s’entendre toutes les fois que les circonstances l’exigeront, soit par des délégations intermittentes ou permanentes, avec le conseil national du Parti socialiste pour faire plus facilement triompher ces principales réformes ouvrières. »

Cependant, 774 voix du congrès de la CGT s’y opposèrent, contre 34 pour, alors que le positionnement anti-politique de la Charte d’Amiens aura, lors du même congrès, 834 pour, 8 contre (et une abstention). Cela signifie que non seulement les socialistes apparaissent ici comme une minorité politique très faible au congrès alors qu’ils sont physiquement massivement présents. Ils sont en fait d’accord sur cette répartition : la CGT s’appropriait la dimension économique et il ne restait plus que le terrain parlementaire pour le Parti.

Jean Jaurès avait déjà affirmé cette ligne lors du second congrès du Parti Socialiste SFIO :

« Ayons confiance dans la classe ouvrière agissant par l’action politique et par l’action économique, ou plutôt par une seule et grande action politique qui a deux organes, le syndicalisme et l’action parlementaire, et allons ainsi à la bataille.

A mesure que nous agirons, le vice de chaque méthode s’éliminera et seule la partie efficace de chacune subsistera. »

Cela ne pouvait que renforcer l’économisme syndical et l’électoralisme du Parti ; cela signifiait que le Parti socialiste (SFIO) non seulement ne dirigeait pas le syndicat comme c’est le cas en Allemagne, mais qu’en plus le terrain syndical asséchait entièrement désormais tout ce qui ressemblerait à une discussion politique. C’était là dépolitiser la classe ouvrière française et donner des ailes à l’esprit insurrectionnaliste blanquiste, anarchiste. Karl Kautsky était très clair à ce sujet :

« Quant à la résolution de la majorité française, elle est totalement inacceptable.

D’une part, parce qu’elle représente la grève générale comme un moyen suprême dans la lutte économique, tandis que la majorité des camarades allemands reconnaît simplement la grève générale comme un moyen de lute éventuel dans la bataille politique.

Ensuite, c’est qu’elle conçoit l’autonomie syndicale dans l’esprit anarchiste. »

Jules Guesde avait de son côté conscience de cela, expliquant avec justesse au second congrès :

« On peut laisser croire à la Bourgeoisie qu’il y a là une véritable force, mais en fait, au point de vue numérique, vous savez bien que nos syndicats sont tout à faits insuffisants, que, comparés à ce qu’ils sont en Allemagne, en Angleterre, en Belgique, ils n’existent à peu près pas. »

Cela n’empêcha pas le choix de la soumission à la CGT, de toutes façons. Deux résolutions se firent face alors au troisième congrès du Parti socialiste SFIO, en 1906, pour tenter de répondre à cette crise imposée par la ligne anti-Parti de la CGT.

La première, proposée par le guesdiste Charles Dumas soutenu par les 42 délégués du Nord acquis à Jules Guesde, affirme une tentative d’esprit d’unité :

« Considérant que c’est la même classe, le même prolétariat qui s’organise et agit, qui doit s’organiser et agir en Syndicats ici, sur le terrain corporatif, en parti socialiste là, sur le terrain politique ;

Que si ces deux modes d’organisation et d’action de la même classe ne sauraient être confondus, distincts qu’ils sont et doivent rester de but et de moyens, ils ne sauraient s’ignorer, s’éviter, à plus forte raison s’opposer sans diviser mortellement le prolétariat contre lui-même et le rendre incapable d’affranchissement ;

Le Congrès déclare :

Il y a lieu de pourvoir à ce que, selon les circonstances, l’action syndicale et l’action politique des travailleurs puissent se concerter et se combiner. »

Cette proposition reçut 130 voix et échoua par conséquent face à la résolution suivante, faite par la Fédération du Tarn et recevant 148 voix (pour 9 abstentions). Il s’agit ici d’une capitulation ouverte et d’un appel à une sorte de « parallélisme » fondamentalement opposé aux principes socialistes.

« Le Congrès, convaincu que la classe ouvrière ne pourra s’affranchir pleinement que par la force combinée de l’action politique et de l’action syndicale, par le syndicalisme allant jusqu’à la grève générale et par la conquête de tout le pouvoir politique en vue de l’expropriation générale du capitalisme ;

Convaincu que cette double action sera d’autant plus efficace que l’organisme politique et l’organisme économique auront leur pleine autonomie ;

Prenant acte de la résolution du Congrès d’Amiens, qui affirme l’indépendance du syndicalisme à l’égard de tout parti politique et qui assigne en même temps au syndicalisme un but que le socialisme seul, comme parti politique, reconnaît et poursuit ;

Considérant que cette concordance fondamentale de l’action politique et de l’action économique du prolétariat amènera nécessairement, sans confusion, ni subordination, ni défiance, une libre coopération entre les deux organismes ;

Invite tous les militants à travailleur de leur mieux à dissiper tout malentendu entre la Confédération du Travail et le Parti socialiste. »

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Le Parti Socialiste SFIO et les liens ouverts avec la franc-maçonnerie

L’ouverture aux radicaux avait comme arrière-plan l’immense influence de la franc-maçonnerie, qui se présentait comme la grande représentante de la lutte contre l’obscurantisme, dans le prolongement des Lumières. Les socialistes français n’ayant pas de lecture matérialiste historique, ils acceptaient au moins le principe, même si eux-mêmes se considéraient comme les vrais représentants de cette perspective.

De plus, la franc-maçonnerie jouait un important rôle de frein à la répression anti-socialiste, dans la mesure où les franc-maçons, c’est-à-dire les radicaux, appuyaient les socialistes contre les conservateurs. L’appel d’air était d’autant plus grand.

L’aile droite du Parti Socialiste SFIO présentait donc systématiquement la franc-maçonnerie comme une sorte de club de pensée, où il serait possible de porter un discours socialiste, et dans tous les cas le coeur du front en faveur de la laïcité.

Il faut se souvenir ici que les deux manifestations les plus marquantes eurent lieu, dans toute la France, à la suite de l’exécution par l’Espagne du pédagogue anarchiste espagnol Francisco Ferrer, grande figure de la laïcité. Le 13 octobre 1909, la manifestations parisienne de 40 000 personnes tourna à l’émeute, avec des scènes de pillage ; le 17 octobre, le Parti Socialiste SFIO organisa la manifestation où vinrent 100 000 personnes, avec un service d’ordre extrêmement organisé.

Le mot d’ordre du rassemblement était :

Travailleurs de Paris, socialistes et républicains de Paris, préparez-vous avec toutes les grandes villes d’Europe et de France à flétrir la domination cléricale et militaire sous laquelle étouffé l’Espagne, à dire votre espoir d’un relèvement qui fera de l’Espagne une République de plus dans le monde.

Les radicaux faisaient de la laïcité le cœur de leur stratégie anti-conservatrice. La franc-maçonnerie en était l’un des vecteurs idéologiques. Voilà pourquoi une partie des socialistes assumait, au nom de la réflexion nécessaire et qui ne trouverait pas sa place dans le Parti, d’aller dans la franc-maçonnerie.

Marcel Sembat est ici l’exemple le plus significatif. Marié à la peintre Georgette Agutte, membre de la mouvance post-impressionniste, il présente la franc-maçonnerie comme une œuvre « extrêmement passionnante » et justifie sa participation à celle-ci en expliquant que :

« Il y a dans l’esprit humain toute une portion qui, dans la société présente, demeure en jachère et n’est défrichée que chez quelques bourgeois. »

Il faut avoir en tête que de tels propos sont tenus dans une période historique où les franc-maçons verrouillent l’Etat républicain. D’ailleurs, en 1912, alors que le débat se pose enfin à un congrès du Parti Socialiste SFIO, huit ministres sont maçons, pratiquement tous les préfets et sous-préfets, et même des généraux, ainsi que des hauts responsables de la police.

On est là, au sens strict, aux antipodes de la social-démocratie allemande, avec Karl Kautsky et l’affirmation du matérialisme historique, et des bolchéviks russes, avec Lénine valorisant le matérialisme dialectique, ayant déjà publié Matérialisme et empiriocriticisme en 1909.

Il y avait bien entendu et heureusement des opposants à la franc-maçonnerie, qui dénonçaien non seulement le rôle de vecteur du radicalisme, mais également la neutralisation des contradictions politiques joués par les rapports entre « frères », le tout se déroulant évidemment en-dehors de toute supervision du Parti. Ils furent cependant écrasésau neuvième congrès tenu à Lyon les 18, 19, 20 et 21 février 1912, où quatre motions furent présentés.

La première fut la motion de la minorité de la Seine :

Le Congrès, considérant que la franc-maçonnerie est, contrairement à ses affirmations, non une organisation philosophique et mutualiste, mais la véritable organisation de classe de la petite-bourgeoisie et du parti radical.

Décide que les membres francs-maçons du Parti devront démissionner de cette organisation dans un laps de temps de six mois, au maximum.

La seconde fut une synthèse des motions de la majorité du Nord et du Gard:

Le Congrès constate que ces membres du Parti socialiste ont une tendance à éparpiller leurs efforts dans toutes sortes de groupements.

Que si ces groupements ont pour but le développement moral et matériel de l’ensemble des membres de la société, il n’en est pas moins certain que l’éparpillement de ces efforts est une cause d’amoindrissement de l’action socialiste, seule capable d’orienter le prolétariat vers son émancipation intégrale ;

en conséquence, il rappelle à tous les membres qu’au lieu d’adhérer à des groupements même ne faisant pas de politique au bénéfice d’un parti, ils devraient consacrer tous leurs efforts à la propagande socialiste, à l’éducation, à l’organisation politique et économique du prolétariat.

La troisième motion fut celle de la majorité de la Seine : 

Le Congrès, en rappelant aux travailleurs que leur devoir est de se grouper dans le Parti socialiste qui est le seul parti de classe du prolétariat, déclare qu’il n’entend pas limiter à la seule action politique l’activité de ses membres, du moment où celle-ci ne les met pas en contradiction avec la doctrine, les principes et les décisions du Parti ; 

Il déclare particulièrement qu’il ne se préoccupe pas de savoir si ses membres adhèrent à des organisations d’ordre philosophique, éducatif ou moral, telles que franc-maçonnerie, libre pensée, Universités populaires, Ligue des Droits de l’Homme, qui n’ont pas
pour but la conquête du pouvoir politique ; 

Il déclare en outre que, lorsque des défaillances individuelles se produisent, elles relèvent purement et simplement du contrôle réglementaire du Parti.

La quatrième motion fut présentée par la Fédération du Gers :

Les membres du Parti ont le devoir d’appartenir au Syndicat ouvrier de leur profession, à la Coopérative de leur localité et à la franc-maçonnerie.

Seuls les 5 délégués du Gers votèrent pour cette dernière motion, le vote connaissant par ailleurs 32 abstentions. La grande majorité, soit 1505 voix, soutint la motion d’ouverture à la franc-maçonnerie. La seconde motion, plus circonspecte et se contentant d’appeler à éviter l’éparpillement, reçut 927 voix.

La première motion, appelant à rejeter la franc-maçonnerie, n’eut que 103 voix : 7 mandats des Alpes-Maritimes, 1 du Cher, 1 d’Eure-et-Loir, 3 de l’Hérault, 2 du Maine-et-Loire, 3 de la Marne, 2 de Seine-et-Marne, 7 du Vaucluse, 21 de la Haute-Vienne et 56 de la Seine, c’est-à-dire de la région parisienne.

Ce dernier point est significatif : les mandats de la Seine allèrent également aux autres motions, 52 pour la seconde, 233 pour la troisième, témoignant d’une hégémonie idéologique très claire de la franc-maçonnerie.

Les mandats du Nord furent quant à eux 312 pour la seconde motion, 150 pour la troisième, aucune pour la première : au mieux, la ligne était celle des concessions.

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