La périodisation du culte des hallucinations des Indiens des grandes plaines

Puisqu’il a existé un culte des hallucinations des Indiens des grandes plaines, reste maintenant à étudier de quelle période historique on parle.

On a ici l’avantage que la situation des Amérindiens a été étudié. On parle ici des Amérindiens de l’époque de la colonisation européenne, mais le culte des hallucinations y est encore présent, même si l’utilisation nouvelle des chevaux a bouleversé le mode de vie amérindien.

Friedrich Engels, dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, nous dit la chose suivante au sujet des Amérindiens :

« Le mot latin gens, que Morgan emploie d’une façon générale pour désigner ce groupe de consanguins, vient, tout comme le mot grec correspondant genos, de la racine aryenne commune gan (en germanique ou, d’après la règle, k remplace le g aryen, kan) qui signifie engendrer.

Gens, genos, en sanscrit djanas, en gothique (selon la règle précitée) kuni, en norois et en anglo-saxon kyn, en anglais kin, en moyen haut-allemand künne veulent uniformément dire race, lignée.

Mais gens en latin, genos en grec s’appliquent spécialement au groupe consanguin qui se vantent d’une descendance commune (ici, d’un ancêtre commun de la tribu), et qui est uni par certaines institutions sociales et religieuses en une communauté particulière, mais dont l’origine et la nature étaient cependant restées obscures jusqu’ici pour tous nos historiens (…).

À l’époque de la découverte, les Indiens de toute l’Amérique du Nord étaient organisés en gentes, selon le droit maternel. Dans quelques tribus seulement, comme celle des Dakotas, les gentes avaient disparu, et dans quelques autres, chez les Ojibwas, les Omahas, elles étaient organisées selon le droit paternel. »

Les Amérindiens étaient socialement organisés en clans, mais sur la base du droit maternel. Être du clan passe par la mère. On n’est plus dans le matriarcat, car les hommes décident, mais la femme a encore une place essentielle, étant le socle familial. Elle peut d’ailleurs chasser son mari, la tente étant à elle, etc.

On n’est donc plus dans le matriarcat, mais pas encore dans le patriarcat avancé. Il n’y a pas encore d’État comme institution séparée, c’est la gens dans son ensemble qui gère toutes les questions sociales et les décisions à prendre. Cependant, les hommes ont pris les prérogatives. Dès que cela ira dans l’esclavagisme, ils prendront entièrement le dessus.

La société amérindienne était ainsi une société de chasseurs cueilleurs avancés. Sur le plan matériel, c’est misérable, la seule richesse tenant en des vêtements, des bijoux grossièrement confectionnés, des outils, des armes. On n’est pas au niveau d’une société ayant systématisé la culture avec un niveau civilisationnel.

On n’est toutefois plus dans le cas d’êtres humains isolés, vivant à l’écart dans un cadre matriarcal immédiat.

Friedrich Engels dit au sujet de cette période charnière :

« La constitution gentilice à son apogée, telle que nous l’avons vue en Amérique, impliquait une production tout à fait embryonnaire et, par suite, une population extrêmement clairsemée sur un vaste territoire, donc un asservissement presque complet de l’homme à la nature extérieure qui se dresse devant lui en étrangère et qu’il ne comprend pas, asservissement qui se reflète dans ses puériles représentations religieuses.

La tribu restait pour l’homme la limite, aussi bien en face de l’étranger que vis-à-vis de soi-même : la tribu, la gens et leurs institutions étaient sacrées et intangibles, constituaient un pouvoir supérieur donne par la nature, auquel l’individu restait totalement soumis dans ses sentiments, ses pensées et ses actes.

Autant les hommes de cette époque nous paraissent imposants, autant ils sont indifférenciés les uns des autres, ils tiennent encore, comme dit Marx, au cordon ombilical de la communauté primitive. »

Friedrich Engels précise également à quoi conduit cette période charnière : à la confédération des tribus. Il dit :

« Nous voyons, chez les Indiens de l’Amérique du Nord, comment une peuplade, unie à l’origine, se répand peu à peu sur un immense continent ; comment des tribus, en se scindant, deviennent des peuples, des groupes entiers de tribus.

Comment les langues se transforment non seulement jusqu’à devenir incompréhensibles entre elles, mais aussi jusqu’à ce que disparaisse presque toute trace de leur unité primitive.

Comment, par ailleurs, au sein des tribus, les différentes gentes se scindent en plusieurs tronçons, les gentes-mères se maintiennent en tant que phratries, et comment les noms de ces plus anciennes gentes se perpétuent dans des tribus fort éloignées les unes des autres et depuis longtemps séparées, – le Loup et l’Ours sont encore des noms gentilices dans la majorité des tribus indiennes.

Et la constitution précédemment décrite s’applique en général à toutes ces tribus, – à cette différence – près que beaucoup d’entre elles ne sont pas arrivées jusqu’à la confédération entre tribus parentes. »

Et là, justement, on a un exemple de confédération entre tribus parentes qui existe et qui va nous aider à établir une période de manière précise. Il s’agit des peuples mésoaméricains. Le culte des hallucinations des Indiens des grandes plaines a en effet été repris par le prolongement historique des Amérindiens : les Aztèques, les Mayas, les Toltèques, les Mixtèques, etc.

Et là on a des confédérations se faisant la guerre et organisant l’asservissement des peuples concurrents, ce qu’on n’a pas du tout chez les Amérindiens, qui vivaient à l’étape de développement pré-confédérationnel.

On va ainsi savoir précisément jusqu’où le culte des hallucinations va aller historiquement, car comme on le sait la civilisation méso-américaine a été écrasée du jour au lendemain par la conquête espagnole, alors que la civilisation méso-américaine n’était justement pas parvenue à dépasser le stade pré-confédérationnel.

Le fait que le monothéisme imposé par l’Espagne ait remplacé, littéralement du jour au lendemain, le culte des hallucinations de la civilisation méso-américaine montre qu’on avait là la dernière étape avant le saut – ce saut étant impulsé par la domestication des animaux importée d’Europe.

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Le culte des hallucinations des Indiens des grandes plaines

Il existe un moyen d’aller plus en avant dans la périodisation du culte des hallucinations ; pour ce faire il faut se tourner vers le continent américain. On y trouve en effet un phénomène qui est connu de très loin en Europe, mais particulièrement saisissant si on en cerne les contours de manière nette.

Il existe au début du 21e siècle en Amérique du Nord un mouvement dénommé la Native American Church, une forme religieuse née en 1918 aux États-Unis, en Oklahoma. On pourrait traduire par Église amérindienne, bien que le terme employé parle de Native American, d’Américains natifs.

Il y a actuellement 6,79 millions de personnes se définissant comme amérindiennes lors du recensement américain, 1,8 million au Canada, 23,2 millions au Mexique. Or, parmi ces gens 250 000 appartiennent à la Native American Church, ce qui en fait la religion « Native American » ayant le plus de partisans.

Là où les choses perdent tout sens du point de vue européen, c’est que le noyau dur de la religion prônée par la Native American Church est… l’assimilation d’un cactus à Jésus-Christ. On parle ici d’un cactus dénommé peyotl en français, de son nom en nahuatl (la langue des Aztèques), dont la consommation a des effets hallucinogènes.

Le peyotl

Un observateur avisé comprendra immédiatement deux choses : tout d’abord, qu’on a ici affaire à des restes du culte des hallucinations ayant été la religion chamanique des chasseurs cueilleurs amérindiens. Ensuite, que le mouvement hippie aux États-Unis est en fait un romantisme se tournant vers cet arrière-plan historique.

La Native American Church n’est, évidemment, pas directement un chamanisme. Déjà, elle intègre, pour la plupart de ses regroupements du moins, le christianisme à son système religieux. Ensuite, elle est monothéiste, vénérant le « grand esprit ».

Cependant, il est évident que la démarche de la Native American Church repose sur la tradition amérindienne, qu’on trouve dans les grandes plaines, consistant en le culte des hallucinations.

Les Amérindiens des grandes plaines, ce sont des tribus parfois connues en Europe en raison surtout des Westerns ; on a les Arapahos, les Sioux, les Shoshones, les Cheyennes, les Comanches, les Pieds-Noirs, les Crows…

Le territoire des Indiens des grandes plaines (wikipedia)

Cependant, à l’époque des westerns, le mode de vie des Amérindiens avait grandement changé, en raison de la découverte et de l’utilisation des chevaux avec la colonisation espagnole. Certaines tribus pratiquèrent alors le nomadisme, d’autre un début d’agriculture, alors qu’avant la colonisation européenne, on doit parler d’un mode de vie chasseurs cueilleurs s’entremêlant avec le mode de production esclavagiste.

Les Amérindiens étaient ainsi isolés et divisés ; ils utilisaient 37 langues différentes, et pour communiquer entre eux au-delà des barrières linguistiques sur un territoire de 2,6 millions de km², ils utilisaient des langues des signes communes sur de grandes zones. On ne sait pratiquement rien sur leur origine, la plus ancienne version étant celle découverte par les Européens au début du 16e siècle au Texas et au Nord du Mexique.

Le grand souci était en fait qu’il y a peu de précipitation dans la zone des grandes plaines, et cela implique une grande difficulté à faire pousser le maïs. On parle ici d’une population humaine ne connaissant ni les outils en fer, ni l’utilisation d’animaux de trait.

Campement cri au 19e siècle

Il a été analysé que dans le Nebraska, du 11e au 15e siècle, l’alimentation se fondait à 30 % sur la viande de bison, à 30 % sur le maïs et à 20 % sur le tournesol, les courges et les haricots, à 20 % sur la cueillette de plantes sauvages.

C’est là représentatif d’une société de chasseurs cueilleurs ayant commencé l’agriculture de manière élémentaire, sans réelle domestication des animaux, avec ainsi une entrée particulièrement inégale dans le mode de production esclavagiste.

Certaines tribus indiennes menaient de ce fait des razzias pour récupérer des esclaves, parfois mutilés pour les empêcher de s’enfuir. Ces esclaves ne restaient qu’une petite minorité de la population de la tribu, servant surtout en fait pour les tâches les plus ingrates.

Illustration moderne du sacrifice rituel par strangulation au 10e siècle de 53 jeunes femmes au tertre 72 de Cahokia, à l’Est des Grandes plaines (wikipedia)

Les sacrifices humains avaient également lieu, le dernier tenté étant sans doute empêché par le Pawnee Petalesharo sauvant en 1817 une jeune fille comanche devant être tuée à l’occasion de la cérémonie de célébration de l’étoile du matin. La jeune fille, après être « purifiée », était brûlée, frappée et la cible de flèches, etc.

On a ici évidemment un culte patriarcal, avec en point de mire la soumission de la femme. C’est également le cas de la principale cérémonie de la zone des grandes plaines, la « danse du soleil », une fantasmagorie chamanique typique.

Voici comment est raconté, par Frederick Schwatka à la fin du 19e siècle, le principe de la cérémonie :

« Chacun des jeunes hommes se présentait à un homme-médecine. Celui-ci, prenait la peau de la poitrine du guerrier entre le pouce et l’index pour former un pli qu’il transperçait à l’aide d’un couteau à lame très étroite et tranchante, puis y insérait un os solide, de la taille d’un crayon de charpentier.

Ce dernier était attaché à une longue corde fixée, à son autre extrémité, au sommet du mât du soleil situé au centre de l’arène.

Le but à atteindre pour l’adepte était de se libérer de cette entrave. Pour cela, il devait faire en sorte que la peau de sa poitrine se déchire sous la traction des broches qui transpercent sa chair, atroce épreuve qui, même pour les plus résolus pouvait nécessiter de longues heures de torture. »

Les femmes peuvent participer en se pratiquant une incision le haut du bras où est alors plantée une plume d’aigle. Surtout, elles sont celles qui coupent les branches de l’arbre formant le mât du soleil, qui va symboliquement être attaqué par les hommes, dans une cérémonie générale dont l’arrière-plan fondamental est le jeûne, l’absence de prise d’eau, l’automutilation, avec un chamane comme élément central.

On est ici en plein culte des hallucinations pour se lier à ce que les Lakotas appellent Wakan Tanka, le « grand mystère », le « grand esprit ».

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Le dispositif chamanique

Il est bien connu que le chamanisme s’est maintenu, sous différentes formes et en connaissant bien entendu des profondes modifications, jusqu’au 21e siècle. Tout un culte des hallucinations s’est maintenu très tardivement dans l’histoire de l’humanité dans certaines régions du monde. On parle là des zones où l’humanité est restée coincée à un niveau mêlant chasseurs cueilleurs, système esclavagiste, domination féodale ou semi-féodale, le tout s’enchevêtrant de manière très prononcée.

Il s’agit de pays hors du champ du développement du capitalisme, hors d’Europe, et on sait que la colonisation du 15e au 19e siècle a largement bouleversé la situation mondiale. Cependant, le capitalisme ne s’est pas imposé, instaurant une situation coloniale, puis semi-coloniale, toujours en alliance dialectique avec un cadre féodal ou néo-féodal.

Cela fait que les zones les plus isolées ont conservé jusqu’au début du 21e siècle un culte des hallucinations, que l’on désigne de manière la plus commune sous le terme de « chamanisme ».

Cérémonie funéraire dogon au Mali en 1974, avec la société secrète des masques formant la caste chamanique d’hommes circoncis

Le terme de « chamane » vient de la langue toungouse en Sibérie, une région du monde où le chamanisme a su se maintenir, tout comme au Tibet et en fait la plupart des zones hostiles tant à l’agriculture qu’à la domestication des animaux, ou à l’une des deux seulement.

Par chamane, on entend une personne faisant office de guérisseur sur le plan médical et de voyant disposant d’intuitions supra-sensibles, d’accompagnateur des esprits des morts dans l’au-delà, ainsi que de prêtre pour les sacrifices destinés à avoir les bons offices des esprits.

Toutes ces activités sont permises par des « visions », en fait des hallucinations. On parle ici d’un culte des hallucinations alors que l’humanité a atteint un certain niveau de stabilité : seul le chamane a le droit aux hallucinations.

Chamane Yup’ik en Alaska pratiquant l’exorcisme d’un enfant, fin du 19e siècle

Cependant, pour que les gens y croient, on comprend bien que leur situation physiologique était très problématique, les amenant à être crédules sur ce plan. Et s’ils en ont fait un fétiche, c’est qu’auparavant leur vécu correspondait à de telles hallucinations.

La tradition des chamanes force d’ailleurs le trait sur ce plan élitiste. Le recrutement et la formation des chamanes sont des choses extrêmes. Être un chamane, ce n’est pas simplement halluciner, c’est être mis en situation de l’être.

Les futurs chamanes sont ainsi sélectionnés parmi les gens hyper sensibles, ayant déjà des aspects psychologiques problématiques comme la colère, l’évanouissement, des crises de nerfs, des crises d’hystérie, etc.

Femme Kwagu’ł au Canada, fin 19e siècle

Ils passent ensuite par une formation s’appuyant sur des drogues très puissantes : les futurs chamanes sont ainsi drogués pendant plusieurs jours ; selon le chamanisme, il y a un processus de torture pour soi-disant faire face au démon, connaître une mort rituelle, pour aboutir à une résurrection ».

Les descriptions des tortures « vécues » spirituellement parlent de yeux arrachés, d’os mis à nu avec la chair arrachée et bouillie, l’eau étant enlevée au corps qui est démembré et décapité.

Dans la tradition yakoute, cet épisode de quelques jours est considéré comme durant spirituellement une année complète, et même trois pour les chamans de niveau supérieur. On imagine le degré de puissance des drogues employées ; il va de soi que ce « dérapage contrôlé » dans le rituel amène à massivement modifier la personnalité du futur chamane.

Celui-ci est d’ailleurs censé, après sa « résurrection » et son intronisation qui en découle, être en mesure de communiquer avec les esprits, les dieux et les démons.

Camazotz, esprit chauve-souris du sacrifice dans la civilisation mésoaméricaine

Le monothéisme s’est acharné contre ce culte des esprits, des dieux, des démons, car lui-même reflétait une humanité au mode de vie plus développé. Le chamanisme a disparu dans les zones où le monothéisme a historiquement émergé et inversement, dans un rapport dialectique.

Cela signifie donc qu’il s’est maintenu pendant une longue période en Australie et en Océanie, dans l’ensemble de l’Amérique pré-colombienne (donc l’Amérique du Nord, centrale et du Sud), en Sibérie, en Extrême-Orient, en Asie centrale, dans pratiquement toute l’Afrique.

Toutes ces zones ont été bouleversées par les colonisations, néanmoins quelque chose nous aide ici : le maintien du chamanisme dans certaines zones. Si l’on regarde en effet, le chamanisme s’est systématiquement maintenu, même si de manière relative, auprès des populations dont le mode de vie relève de celui des chasseurs – cueilleurs, même si avec des modifications notables vue l’avancée générale de l’humanité.

Peinture japonaise représentant un sacrifice d’ours par les Aïnous, fin 19e siècle

Les traits communs des zones concernées sont : une grande aridité – qu’elle soit en raison du caractère polaire ou désertique -, une dispersion marquée de la population se maintenant à un niveau clanique, une tendance marquée au déplacement.

On peut ajouter ici les peuples des forêts amazoniennes ou de certaines zones d’Asie-Océanie, comme la Papouasie Nouvelle-Guinée, où l’aridité est remplacée par une luxuriance sans bornes en fait strictement équivalentes concrètement.

Il existe d’autres facteurs, restant souvent encore à déterminer, néanmoins ce sont là les traits généraux des zones marquées par la persistance de démarches « chamaniques », qui tournent toujours autour de groupes humains restés au niveau des chasseurs – cueilleurs, à un niveau faible de développement agricole ou de domestication d’animaux.

Il est bien connu par exemple que la civilisation méso-américaine, avec notamment les Mayas et les Aztèques, ne connaissait pas la roue ; en fait, elle connaissait le principe, mais ne l’utilisait pas, en l’absence d’animaux de trait. Cette absence de domestication a joué un rôle majeur au niveau du faible développement des forces productives et c’est cela qui en a fait une zone particulièrement marquée par le chamanisme.

Plus ancienne représentation connue du serpent à plumes, civilisation olmèque, 1200-400 avant notre ère (wikipedia)

Il y a là une clef pour comprendre la nature historique du dispositif chamanique. Le chamanisme, qui pratique le culte des hallucinations, repose sur une arriération au niveau du développement de l’agriculture et / ou de la domestication des animaux.

Le monothéisme s’impose, avec son Dieu patriarcal, lorsque le processus d’agriculture, de domestication des animaux est complété ou relativement complété, permettant la combinaison de l’agriculture avec la domestication.

En fait, tant qu’il n’y a que l’un ou l’autre, le monothéisme ne peut pas s’imposer. C’est ce qui explique nécessairement l’échec du pharaon Akhenaton à instaurer le monothéisme.

Cela veut dire aussi que l’instauration d’une dialectique agriculture / domestication des animaux est essentielle pour la mise en place d’un marché, qui comme on le sait va être la base des tout débuts du capitalisme, et le socle pour l’émergence d’une nation.

C’est ce qui explique le maintien des Juifs comme communauté semi-nationale ou para-nationale, la religion servant de support à une alliance de l’agriculture et de la domestication des animaux qui a réussi à se mettre en place, sans être parvenu à se maintenir suffisamment, tout en étant bouleversé par des suites d’invasions, perses, grecques puis romaines.

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Le sens historique totémique du chamanisme

Historiquement, il y a eu une période où, les hallucinations provoquées par la détresse physique et psychique s’estompent, en raison du développement des forces productives. Se tourner vers des plantes ou champignons hallucinogènes comme expérience personnelle suprême n’a plus de sens comme refuge, mais cela reste un fétiche.

C’est pourquoi une caste a été formée comme prolongement l’expérience hallucinatoire, de manière organisée, religieuse. C’est le chamanisme.

Un chamane en Russie au début du 20e siècle

Il y a à la fois ici une manipulation liée aux couches dominantes en formation pour jouer de la crédulité des masses qu’une réelle mise en place de « fonctionnaires » de l’hallucination. Ainsi être un chamane passait très souvent par un apprentissage poussant à la folie (passer toute son enfance dans une grotte pratiquement sans lumière, consommer massivement des drogues, etc.).

Ces deux aspects – manipulation et dimension mystico-religieuse – font du chamanisme véritablement la religion de la période où les chasseurs-cueilleurs se sont lancés loin du matriarcat et parviennent à un patriarcat systématisé à tous les niveaux, ce qui aboutit alors au « Dieu le père » du monothéisme.

Les nuances et différences dans les approches chamanistes peuvent être particulièrement variées. On voit par exemple, en Asie centrale, des populations altaïques issues des forêts de la Sibérie orientale grimer en rênes des chevaux enterrés avec les guides des clans et tribus. Mais on a aussi les masques africains dogons, les dieux de l’hindouisme, les pyramides mayas, les dragons chinois, les fées et les génies de Méditerranée, les masques Kamen et la danse gagaku au Japon, etc.

Masques dogons (wikipedia)

C’est d’autant plus vrai que le chamanisme a comme base une humanité vacillante physiquement et psychiquement, connaissant une situation physiologique de détresse propice à l’altération des états de conscience, aux hallucinations. C’est cela la base du culte magique – animiste qu’on retrouve sur toute la planète pendant une longue période, et selon les situations matérielles bien différentes, les expressions en sont différentes.

On peut considérer même qu’il s’agit alors de conceptualiser à travers le chamanisme, par le rite et la fable, un parcours historique d’une intense intensité personnelle, impossible à raconter de manière linéaire de par sa complexité et de par la perte des données en raison du manque de capacités à stocker et transmettre des informations nombreuses et précises.

Plutôt que de pouvoir le raconter de manière linéaire et chronologique, l’effort de rationalisation réalisé par l’humanité primitive qui a accompagné relativement ce mouvement s’est concentré sur le sens et l’existence de ce nouveau rapport en fétichisant certaines des formes significatives, ou vues comme telles, qu’a pris le mouvement pour en faire des signes, des rites et des totems.

Totems haïda au Canada (wikipedia)

Le totem, c’est un esprit propre à un clan, avec au coeur de sa représentation la confusion entre animaux ou éléments naturels et humains, une confusion typique de l’hallucination et des sensations tourmentées d’une humanité affaiblie mentalement, psychiquement, physiquement.

Que le chamanisme reflète, en son sens profond, la précarité humaine, cela se lit dans le combat fanatique menée par le monothéisme contre lui. Dès sa mise en place, le monothéisme a systématisé à l’extermination des restes du chamanisme. Il s’agissait de se débarrasser d’une période considérée comme littéralement maudite.

À ce titre, l’acharnement monothéiste contre le chamanisme et ses restes est issu du long mouvement historique de dépassement de la situation arriérée des chasseurs-cueilleurs. Le monothéisme, c’est l’expression historique prolongée sur de longs siècles de l’extraction de l’humanité des conditions matérielles qui la ramenait régulièrement vers les souffrances et les privations alimentaires, de par la faiblesse des moyens de production.

Tissu haïda au Canada, 19e siècle

Le chamanisme correspondait, comme culte des hallucinations, aux carences alimentaires, au déficit calorique, au manque de chaleur, à l’absence de sommeil, aux blessures et aux maladies, à l’épuisement nerveux, à l’angoisse psychologique et à l’anxiété de l’esprit.

Lorsque le monothéisme combat le chamanisme, il s’imagine combattre non pas tant l’expression païenne que cette odieuse situation de l’humanité passée. Si on ne comprend pas ça, on ne peut pas comprendre l’engouement immense des évangélisateurs, mais également pourquoi les masses colonisées d’Afrique, d’Amérique, d’Asie… se sont tournées aussi aisément vers les monothéismes, abandonnant le chamanisme.

Le triomphe de l’Islam en Inde du Nord ne s’explique pas autrement, pas plus que la conversion des masses de l’Amérique devenue latine.

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Des mystères d’Éleusis au Soma

La construction mythologique dans la cadre de la culture grecque antique s’est systématisée entre les 8e et le 5e siècles avant notre ère, en élaborant des séries de textes devenant des « classiques » de cette culture : on a ainsi les séries de chants attribuées à Orphée, les plus anciennes, celles attribuées à Hésiode, et enfin celles attribuées à Homère.

La systématisation de ces séries visent sur le fond à établir une étiologie, soit une étude médicale des causes d’un trouble, c’est-à-dire ici à refléter le parcours historique signifiant la dialectique de la rupture entre l’Humanité et la Nature.

L’auteur supposé de l’Iliade et l’Odyssée, Homère, se voit ici attribuer également un peu plus d’une trentaine d’hymnes à des dieux, dont l’hymne à Déméter. Le fond de ce qu’on y lit se rapproche indéniablement de ce que reflète la sortie d’Adam et Eve du jardin d’Eden, et aboutit au culte dit des Mystères à Éleusis.

Restes du sanctuaire de Déméter et Perséphone à Éleusis (wikipedia)

Éleusis se situe non loin d’Athènes, et le culte qu’on y a trouvé constitue un élément clef sur le plan religieux non seulement de toute la Grèce antique, mais également de Rome par la suite. C’est un aspect « inconnu » des masses en ce qui concerne la Grèce et Rome, et est incontournable pourtant pour qui s’intéresse un tant soit peu à l’histoire de celles-ci.

Les rituels du culte sont restés secrets, mais son point culminant était, après un jeûne, la consommation d’une boisson, le Kykeon, dont on considère qu’elle contenait vraisemblablement de l’ergot de blé, un champignon parasite produisant des hallucinations du même type que le LSD.

Ce culte des Mystères était très ancien, datant d’environ 1600 avant notre ère, durant 1200 ans. Il était strictement parallèle aux Thesmophories, fête agraire de la fécondité célébrée par les femmes dans la Grèce antique. Il en formait en quelque sorte le socle mythique.

Homère, dans son Hymne, raconte sa genèse. Tout part de Déméter, clairement une déesse-mère de l’époque de la communauté humaine matriarcale primitive et intégrée au panorama religieux mystique des chasseurs cueilleurs tendant au patriarcat.

Déméter, vallée des temples d’Akragas désormais Agrigente, 550–500 avant notre ère (wikipedia)

Déméter est en effet la déesse de la fécondité et de la fertilité. En étant toutefois désormais marié au Dieu patriarcal Zeus, dont elle a une fille, Perséphone. Alors que cette dernière cueillait une fleur, un narcisse, elle est enlevée par son oncle Hadès qui entend en faire sa femme.

Cette partie du scénario conté est très important. Le fait de cueillir une fleur reflète le mode de vie des chasseurs-cueilleurs. Qui plus est, cela se déroule en Sicile, où Déméter l’avait placé afin de la protéger. C’est une sorte d’équivalent du jardin d’Eden.

Perséphone vivant tels Adam et Eve se retrouve donc enlevée hors de son cadre idéal, en raison d’une intervention extérieure. Ici, avec Hadès, on a un aspect toutefois particulier, puisqu’il s’agit de son oncle. Cet aspect incestueux est très important, car le développement historique de l’humanité passe par les gens, c’est-à-dire les communautés où un homme doit se marier en-dehors de celle d’où il provient.

Le fait que cette pratique incestueuse soit remise en cause est reflété par les deux conséquences : il en est appelé à Zeus, le dieu suprême, alors que Déméter part à la recherche de sa fille, et comme c’est une déesse chargée de la Terre, celle-ci ne fournit plus de nourriture aux hommes.

Un compromis est alors trouvé : Perséphone remontera à la surface huit mois de l’année. Et Déméter, pour remercier le bon accueil fait à Éleusis alors qu’elle cherchait sa fille, enseigne l’agriculture à Triptolème, fils du roi, qui la répand sur toute la Terre au moyen d’un char ailé tiré par des serpents.

Copie romaine du règne d’Auguste d’après un original grec de 450-425 avant notre ère, découvert à Éleusis et constituant des fragments du Grand relief d’Éleusis représentant Déméter (à gauche), Perséphone (à droite) et Triptolème (au centre) (wikipedia)

Triptolème est également celui qui, de manière mythique, fonde le culte des Mystères.

Cela se rapproche de la sortie d’Adam et Eve sur les plans suivants :

– on passe d’une situation où les êtres humains sont fournis par la Nature à une situation où désormais l’agriculture est nécessaire (on notera d’ailleurs que le retour temporaire de Perséphone à la surface correspond au cycle des saisons désormais primordial dans l’activité humaine) ;

– on passe d’une situation « indifférenciée », stable, à une individualisation forcée (tout comme Adam et Eve chassés du jardin d’Eden, Perséphone doit désormais « vive sa vie » personnellement) ;

– il y a une irruption du mal, ici non pas avec le serpent mais avec Hadès venu des enfers ;

– le mal s’oppose à un Dieu décisionnaire, qui décide de comment les choses doivent être dans la nouvelle situation.

Pour le parallèle avec le fruit de la connaissance du bien et du mal, si on l’assimile à un fruit (ou plus exactement une plante) hallucinogène, on peut voir que Perséphone fait un voyage dans les enfers pour finalement revenir triomphalement à sa mère : c’est le « bad trip » d’un côté, l’euphorie hallucinée de l’autre.

Triptolème, Déméter et Perséphone par le peintre de Triptolème, vers 470 avant notre ère (Musée du Louvre)

Le culte à Éleusis était, concrètement, un équivalent de celui pratiqué à Chavin au Pérou actuel. Et de par les nuances, les différences, il n’est pas forcément d’ailleurs besoin de temple. On trouve par exemple le Soma, une boisson non identifiée jouant un rôle fondamental dans le védisme, formant la première forme de l’hindouisme, pour la période 1500-900 avant notre ère.

Le mot Soma indique qu’il s’agit d’une plante qui a été écrasée pour en obtenir le suc, la boisson étant bue par les brahmanes lors des rituels.

Le Soma est présent tout au long du Rig-Veda ou Livre des hymnes ; on lit par exemple dans le onzième hymne de la troisième lecture :

« 7. Ô Soma, accorde-nous la fortune, l’abondance, et la force de cent personnes !

8. Ô Soma, que nul méchant, que nul ennemi n’ait prise sur nous ! ô Indou, donne-nous notre part de prospérité !

9. Ô Soma, viens dans ce foyer, dans cette noble demeure du sacrifice, te joindre (aux prières) qui naissent de toi ! Ô Soma, toi qui es comme le prince immortel (de cette fête), écoute (ces prières) qui célèbrent ta gloire ! »

On a ici très clairement la présentation de la boisson comme ayant comme utilité d’ouvrir pour ainsi dire l’esprit. Et de manière intéressante, le Soma a ensuite disparu, tout comme son strict équivalent dans l’Avesta persan, la plante Haoma.

Zoroastre a interdit en effet la boisson, alors que de manière légendaire lui-même est né de parents ayant chacun bu la moitié d’un verre mélangeant du lait à la plante Haoma.

Emplacement géographique concerné par le Rig-Veda, avec la Perse comme origine (wikipedia)

Et c’est là qu’on s’aperçoit de quelque chose de fondamental. La valorisation d’un hallucinogène comme fétiche de l’expérience individuelle s’est toujours plus réduite historiquement.

En fait, en sortant de la communauté matriarcale, les êtres humains deviennent des figures personnelles à part entière, mais leur mode de vie d’une extrême précarité accorde un vécu traumatisé à cette acquisition de la personnalité.

Il y a alors un fétiche de l’hallucination, point culminant de l’expérience physique-psychique personnelle. Mais au fur et à mesure du développement des forces productives, l’humanité se débarrasse de ce fétiche.

Lorsque ce fétiche est encore présent et valorisé, on a le chamanisme, sous différentes formes ; le monothéisme triomphe lorsque les forces productives établissent une humanité qui n’a plus besoin de ce fétiche et supprime le chamanisme, ou tentera de le supprimer.

Car même parvenu à ce stade, il restera des formes hallucinatoires fétichisées dans le rituels religieux, sous la forme de danse collective jusqu’à la transe hallucinatoire de l’enthousiasme (dont l’étymologie grecque signifie la possession hallucinatoire), dans les processions masquées et furieuses et même orgiaque des Dionysies grecques ou des Bacchanales romaines, mais aussi dans les jeux théâtraux, les jeux musicaux, ou les jeux sportifs, notamment les jeux du cirque romain, dans lesquels il n’était pas rare que l’enthousiasme dégénère jusqu’à l’émeute.

Bacchanale sur un sarcophage romain de 210-220 (wikipedia)

C’est aussi ce fétichisme prolongé que l’on retrouve dans la mystique arabe des futuwwa, turco-anatolienne des akhi ou arménienne des manuk, c’est-à-dire de fraternité initiatique prônant les danses, les réunions festives et secrètes, la musique obsédante et la consommation rituelle de vin voire de haschich, qui prendra dans la mystique chiite une forme encore plus poussée avec les Imams et les saints, ainsi que la confrérie des Assassins.

On mesure là l’immense champs d’anthropologie historique qu’ouvre cette découverte du matérialisme dialectique de notre époque et qui reste à explorer et à préciser.

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La détresse et le recours : les hallucinations et leur nature fétichisée

Les chasseurs cueilleurs, de par les difficultés de leur mode de vie, souffraient d’hallucinations. Un facteur immédiatement à prendre en compte, c’est l’absence de sommeil, les phases de micro-sommeil amenant une confusion entre le réel et le rêve, dans une tension extrême puisqu’il faut être sur le qui-vive tout en cherchant à se reposer.

Un autre facteur est la question de la luminosité. Durant la saison hivernale, les êtres humains devaient vivre dans l’isolement, par exemple dans des grottes ou des lieux en tout cas surtout hermétiques. Or, l’absence prolongée de luminosité provoque des hallucinations.

Ces deux aspects relèvent de la grande précarité de la vie quotidienne, et pour cela qu’il faut prendre en compte également le stress post-traumatique. Les événements brutaux ou terrifiants devaient immanquablement se produire, à une époque où d’ailleurs le cannibalisme était répandu. Les attaques de la part d’animaux ou de la part d’autres êtres humains provoquaient immanquablement des troubles majeurs dans les psychologies.

Cela est vrai de manière inversée. L’anxiété perpétuelle et les crises d’angoisses devaient se conjuguer en raison de ce qui pouvait arriver, tout en sachant que cela n’arrivait pas forcément, tout en pouvant se produire à n’importe quel moment. Cela forme une psychologie fragile, prête à être emportée, à basculer dans l’halluciné.

Femmes yanomamies au Venezuela (wikipedia) ; les Yanomamis sont très tournés vers la guerre inter-tribale, avec le viol collectif et l’enlèvement de femmes, ainsi que l’utilisation de violences physiques contre les femmes en général au sein de la tribu

Sur le plan de l’alimentation, le grand souci est l’absence de sucres. On parle de neuroglucopénie. Le corps est affaibli, le cerveau ne peut plus bien fonctionner, il se produit des sensations de vertige, des troubles du comportement avec un équivalent de l’ébriété, des troubles neurologiques et moteurs, etc.

Même si au fur et à mesure l’humanité a appris à stocker les sucres, pour une longue période historique les êtres humains devaient se retrouver sans sucre pendant des semaines, voire des mois.

Un autre aspect alimentaire est l’empoisonnement, avec la consommation de plantes comme la belladone, la jusquiame, le datura ou la mandragore, qui agissent comme des drogues hallucinogènes. Une telle expérience devait marquer profondément les chasseurs cueilleurs, qui devaient avoir l’impression de découvrir un monde parallèle, l’au-delà.

Les fièvres puissantes devaient pareillement marquer l’humanité.

Hutte hadza en Tanzanie, début du 21e siècle (wikipedia)

Dans tous les cas d’ailleurs, les êtres humains n’avaient alors pas les moyens de comprendre les hallucinations vécues ; ils devaient ressentir de la terreur et en même temps un sentiment de « fusion » avec ce qu’ils interprétaient comme l’au-delà.

Là est un aspect essentiel. En effet, il est inévitable que l’humanité valorisait ces hallucinations. D’elles viennent l’opposition entre le bien et le mal. Le « bad trip » c’est le mal, le diable qui intervient, le passage dans le monde inférieur ; l’euphorie correspond au divin, à l’aspect positif, au passage dans le monde supérieur.

Il y a ici une confusion entre l’aspect dialectique de toute chose et le « bien » opposé au « mal » comme conception issue d’un vécu « spirituel » emportant entièrement l’être humain le vivant de manière absolue, étant incapable tant d’avoir un recul sur son expérience que de se comporter autrement que comme halluciné.

Le culte des drogues comme « élargissement » de l’esprit qu’on trouve jusqu’au début du 21e siècle n’est pas un simple produit d’une bourgeoisie parasitaire cultivant l’oisiveté et l’idéalisme à prétention mystique ; c’est aussi un reste historique du long parcours de l’humanité où les êtres humains découvrent les nuances, les différences entre eux, élaborent des personnalités.

Un chamane pygmée avec
Kazimierz Nowak, qui parcourut toute l’Afrique au début du 20e siècle

Tant que l’humanité n’a pas atteint une dimension matérialiste dialectique au niveau de sa vision du monde, elle s’appuie sur une psychologie fragile sur certains aspects et une partie qui décroche cède aux « raccourcis » que forment les drogues pour obtenir une vie « intense », une vie purement « personnelle ».

Cette recherche d’intensité n’existait pas dans une société matriarcale ne laissant pas de place à l’individualisation, au développement des personnalités. Les chasseurs-cueilleurs vivant dans un cadre restreint, de type matriarcal, ne disposaient pas d’un mode de vie suffisamment élaboré pour que l’exténuation physique puisse s’exprimer de manière individuelle, tout comme d’ailleurs rien d’individuel ne pouvait s’exprimer au sens strict.

Par contre, la lente maturation des personnalités – déformée par un culte de l’individu – ne pouvait que produire le fétiche d’une « expérience » à prétention « absolue ».

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La détresse : le déficit nutritionnel des chasseurs-cueilleurs

L’expérience hallucinée a été valorisée par l’humanité des chasseurs-cueilleurs, comme fétiche de son propre vécu. La raison en est que les êtres humains commençaient alors à se différencier sur le plan personnel, et que l’expérience physique-psychique extrême était le marqueur le plus absolu de cette personnalisation.

Il faut bien comprendre le processus immensément long où la dialectique entre l’être humain et la Nature n’a pas fait que modifier la Nature : elle a modifié l’être humain et cela obéit à la loi du développement inégal.

L’être humain sortant de l’animalité a dû se faire une place et en se faisant une place il s’est forgé.

En se forgeant, il profitait d’une situation nouvelle, mais en même temps il était toujours dans un rapport contradictoire entre ce qu’il avait été et ce qu’il devenait.

Cérémonie de la Kirikoraha visant à se concilier les faveurs de la déesse de la chasse Kande Yaka chez les Veddas sur l’île de Ceylan, au début du 20e siècle, (wikipedia)

Tendanciellement, c’est l’amélioration qui primait, parce que l’humanité parvenait à trouver des voies non naturelles, dans la tendance à l’agriculture et à la domestication des animaux, pour satisfaire ses besoins et les élargir.

Mais sur le plan physique et psychique, la précarité était immense et cette situation est la base pour l’émergence d’hallucinations, qui ont été à la base des religions de type animistes. On parle ici des religions souvent qualifiées de « naturelles », celles portées par les populations dites « primitives ».

L’exemple le plus connu comme cliché d’une peuplade animiste-primitive est la tribu amazonienne vivant de manière totalement isolée jusqu’à aujourd’hui (et qui est par ailleurs un fruit du développement inégal d’une humanité qui, dans sa quasi-totalité, a continué d’avancer).

On a tendance, de manière idéalisée, à considérer cette tribu amazonienne comme vivant en équilibre avec la Nature. C’est strictement inexact. La tribu amazonienne n’est déjà plus en accord avec la Nature, elle n’est déjà plus animale. Les chasseurs cueilleurs existent déjà en contradiction avec la Nature, ne serait-ce à leurs débuts que de manière relative, dans la nuance, dans la différence avec une condition de vie purement animale.

Un habitat aborigène en Australie à la fin du 19e siècle

Il suffit de regarder la question nutritionnelle pour le comprendre.

La question nutritionnelle est centrale dans la question des états de conscience altérée, des hallucinations que l’humanité a connues, il faut voir quelle a été l’alimentation et la situation physiologique des chasseurs cueilleurs et des êtres humains dans le cadre du mode de production esclavagiste.

Dans les deux cas, il faut voir que le processus n’est pas figé mais qu’il y a élévation des forces productives, amélioration nutritionnelle et que les situations peuvent massivement diverger selon les environnements, les périodes, les moments dans l’année.

De fait, un être humain a besoin d’une certaine quantité d’aliments possédant certaines qualités.

La vitamine C est notamment un élément bien connu ; absolument nécessaire, cette vitamine exige principalement des fruits, ou bien certains légumes, dans tous les cas frais. Or, il est difficile pour les chasseurs cueilleurs, qui vivent littéralement au jour le jour, de profiter de ces fruits et de ces légumes, en particulier en automne et en hiver. Il faut être en mesure de les stocker, de savoir quoi stocker et comment, ce qui nécessite tout un apprentissage historique.

Et en l’absence de vitamine C, c’est l’épuisement. Il y a là quelque chose de fondamental, de par l’importance régulière de la vitamine C ; il faut la trouver tel quel et cela rend cette question incontournable.

Shoshones en Amérique du Nord, fin du 19e siècle

Pour la dimension quantitative, il faut se tourner vers le gras. Historiquement, il est pratiquement certain que les chasseurs cueilleurs se sont tournés tout d’abord vers la pêche, afin de se procurer du gras, coûte que coûte.

Pourquoi cela ? On sait que les glucides (le sucre) servent de carburant énergétique aux muscles. Toutefois, on parle là d’une dimension qualitative.

Pour la dimension quantitative, pour les efforts prolongés, c’est surtout dans les tissus adipeux (les tissus graisseux) que l’énergie est prélevée (en étant transformée au passage en sucre).

Dans une société humaine développée sur le plan des forces productives, on peut éviter d’avoir du gras dans son corps (bien qu’il en reste toujours de grandes quantités), car la nourriture ne risque pas de manquer. Dans le cadre d’une vie au quotidien particulièrement rude, avec la bataille permanente pour l’obtention de nourriture, le gras est fondamental.

C’est tellement vrai que par exemple jusqu’à la fin du 19e siècle en Europe, les corps gras sont assimilés à la bonne santé. C’est un marqueur historique du parcours de l’humanité.

Sandrine Costamagno et Camille Daujeard, universitaire pour le CNRS à l’Université de Toulouse et au Muséum national d’histoire naturelle à Paris, constatent ainsi avec justesse au sujet du régime dit « paléolithique » des chasseurs – cueilleurs que :

« Entre des chasseurs vivant des contextes glaciaires dont l’alimentation est fondée presque exclusivement sur des ressources d’origine animale, des populations de forêts luxuriantes où les fruits abondent ou encore des groupes établis dans les savanes africaines ou le bush australien, connus pour leur richesse en tubercules, rien de comparable dans les habitudes alimentaires, si ce n’est un goût insatiable pour le gras.

En effet, le registre archéologique montre que, quel que soit la période ou la zone géographique considérée, cette substance est la ressource alimentaire la plus activement recherchée et appréciée par les chasseurs-cueilleurs paléolithiques : un régime diététique de fait aux antipodes du régime paléo ! »

On a ici la dialectique entre le court terme et le moyen terme, entre l’humanité au quotidien et l’humanité cherchant à prolonger son existence sur le long terme. Les glucides doivent être trouvés au quotidien, cela peut être malaisé ou impossible, par exemple durant les saisons automnales et hivernales.

Il faut donc disposer de moyens de tenir, avec les acides gras qui sont très denses, le double des glucides (les sucres). Avec l’agriculture, il devient possible de produire largement ses propres acides gras en raison d’un apport massif de glucides qui sont transformés en graisse par l’organisme. Pour les chasseurs cueilleurs, ce n’est pas possible à grande échelle puisque les glucides sont le plus souvent directement métabolisés en raison de la pénurie.

Ce n’est pas tout. Le gras sert de support à certaines vitamines : les vitamines A, D et E, qui sont des vitamines « liposolubles », c’est-à-dire qu’elles se stockent dans les graisses. Cela signifie deux  choses : d’une part qu’on les trouve en mangeant des corps gras, d’autres part qu’il faut de la graisse dans son organisme pour les stocker et les métaboliser. La carence en ces vitamines pose de nombreux problèmes.

La carence en vitamine A affecte la vue, de la diminution de la vision nocturne à la cécité. C’est une carence courante à notre époque dans les populations les plus marginalisées. Par exemple, d’après les autorités canadiennes, le tiers des adolescents réfugiés du Népal et jusqu’aux deux tiers des enfants réfugiés africains, sont carencés à ce niveau.

La vitamine D est indispensable pour maintenir un taux de calcium suffisant dans les os, indispensable à la contraction musculaire efficace et à la transmission nerveuse. Elle est aussi impliquée dans la régulation hormonale et l’activité du système immunitaire.

La carence en vitamine E provoque la fragilité de globules rouges et une dégénérescence des neurones, en particulier des axones périphériques et des neurones de la colonne postérieure. Les troubles neurologiques causés par cette carence sont très connus, cette carence étant de nos jours encore très fréquente dans les couches à la marge du capitalisme.

Par ailleurs, outre le problème du stockage de la vitamine E dans les tissus adipeux, il y a bien sur le problème de l’apport en vitamine E, qui se trouve essentiellement dans les fruits oléagineux, les noix, ou encore les poissons. Les hommes préhistoriques trouvaient probablement très peu de vitamine E dans la graisse animale, et devaient en rechercher beaucoup.

Enfin, les lipides (le gras) forment la structure de toutes les membranes cellulaires de l’organisme, et ils sont présents et indispensables pour quasiment l’ensemble des fonctions vitales de l’organisme.

Ils sont indispensables notamment pour le système hormonal, qui conditionne directement et puissamment l’équilibre mental des individus, ainsi que leur efficacité intellectuelle. Le cerveau lui-même est d’ailleurs essentiellement constitué de graisses.

Il faut donc dire que les chasseurs cueilleurs étaient dans une solution terriblement difficile. Les fruits oléagineux (gras) sont rares, la graisse essentiellement, voire exclusivement, d’origine animale, est fastidieuse à obtenir, puisqu’il faut recueillir les tissus adipeux (gras) de la moelle osseuse des proies, pour peu de résultat quantitativement.

Sandrine Costamagno et Camille Daujeard, universitaire pour le CNRS, à l’Université de Toulouse et au Muséum national d’histoire naturelle à Paris, constatent ainsi que :

« Contrairement au prélèvement de la moelle qui ne nécessite pas de technique élaborée – seul un percuteur et une enclume sont nécessaires pour fracturer les ossements et en recueillir la moelle -, l’extraction de la graisse contenue dans les tissus osseux requiert la mise en place de procédés techniques laborieux et relativement complexe, bien décrit par les ethnologues qui travaillent dans les régions circumpolaires.

Cette pratique qui, en l’absence de récipient pouvant être directement exposé aux flammes au Paléolithique, nécessitait de plonger les fragments osseux dans de l’eau bouillante, requerrait probablement l’utilisation de galets chauffés. »

Il faut donc considérer que, forcément, les chasseurs cueilleurs connaissaient des hallucinations. C’est la contradiction entre un cerveau en développement et la capacité inégale à satisfaire ses exigences nutritionnelles.

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Le porteur de cactus San Pedro et le cactus aztèque

C’est un temple au Pérou actuel, au fond d’une vallée ; sa forme consiste en une pyramide à degrés, avec une place circulaire, une association qu’on retrouve dans toute la région.

Modèle réduit du temple (wikipedia)

Il relève d’une civilisation dont on ne sait que très peu de choses, aussi l’a-t-on appelée civilisation de Chavin, du nom du village de Chavín de Huántar où se trouve le temple.

On se situe ici à une altitude de 3200 mètres, au croisement de différentes routes commerciales, sans pour autant qu’il y ait une ville. On a affaire à un dispositif cérémoniel totalement indépendant, d’une superficie de 12 000 m².

Le temple lui-même, en forme de U, a été construit autour de 1000 avant notre ère, pour connaître différentes strates, un phénomène typique du continent américain avant la colonisation européenne. La civilisation de Chavin s’est quant à elle éteinte vers 200 avant notre ère, bien avant l’empire inca qui émergea au milieu du 15e siècle.

Le site de Chavin est entouré d’une cinquantaine de têtes clouées autour du temple qui servaient de représentation d’esprits mi-humains, mi-animaux, dans l’esprit typiquement chamanique de la possession ou de la transformation en animal que l’on trouve sur le continent américain d’avant la colonisation.

On retrouve de tels êtres comme sculptures sur des colonnes, des stèles, des linteaux (qui soutiennent les portes, les entrées), et le dieu principalement vénéré est d’ailleurs mi-homme mi-félin, que l’on trouve représenté sur un immense monolithe de 4,5 mètres, qu’il était peut-être possible de déplacer pour des rituels, et qui en tout cas profite largement de la lumière au moment du solstice d’été.

Ce dieu, avec des serpents comme chevelure, indique le haut avec la main droite, le bas avec la main gauche, soit on l’aura compris le monde supérieur et le monde inférieur. C’est là quelque chose de fondamental, car c’est le strict équivalent du fruit de la connaissance du bien et du mal du jardin d’Eden.

Pour une humanité vivant dans la précarité et avec une alimentation défaillante, le bien, c’est l’euphorie, le vécu où l’on s’extrait de sa réalité, en planant littéralement ; le mal c’est l’effondrement psychique et physique.

Et ce monolithe est au véritable coeur du temple lui-même. Son entrée est réduite, et immédiatement on est projeté dans un labyrinthe de tunnels, souvent à angles droits, avec des petites chambres obscures pouvant abriter quelques personnes, parfois une seule.

De manière très élaborée, le temple profite de tout un circuit d’aqueduc et de chutes d’eau d’une part, de conduits d’air de l’autre, qui contribuait à produire un son censé, pense-t-on, rappeler le rugissement du jaguar. Il a été analysé que le son produit avait une résonance qui a été mesurée à 110 Hertz, produisant un effet puissant sur l’être humain.

C’est là que se situe la clef du temple. L’iconographie est effet marquée par la présence du cactus San Pedro (« huachuma ») et de graines de l’arbre willka (Anadenanthera colubrina), dont la consommation a un effet hallucinogène.

Un obélisque du temple (wikipedia)
Jaguar, caïman, serpent, cactus San Pedro…

On a découvert justement, en 1972, sur la place circulaire, la stèle dite du « Porteur de cactus » ; un être en transformation, mi-humain mi-animal, tient un cactus San Pedro tel on tient une lance, avec différents êtres l’accompagnant : des jaguars, des rapaces, des serpents.

De par les restes de stèles découverts ensuite, on pense qu’il y avait quatre « porteurs de cactus » similaires au moins parmi 28 stèles entourant la place circulaire, qui est de 21 mètres de diamètre.

La décoction de San Pedro a un effet durant plusieurs heures ; la personne droguée, à travers des nausées, connaît un sentiment euphorique, lancinant, avec une sorte d’esprit de communion.

Et sur les lieux, on a retrouvé des boîtes à priser, avec des tubes en os, typiques de l’Amazonie dans le cadre d’utilisation de plantes contenant un hallucinogène, la DMT (diméthyltryptamine). Un effet de la DMT se retrouve dans la morve sortant du nez de différentes sculptures.

C’est que la DMT est immédiatement très violente sur le corps, produisant des contorsions, des convulsions, pour une demi-heure d’extase tout à fait similaire à l’expérience de la « mort imminente » vécue par des personnes dans le coma.

La présence de la DMT, qui ramène à l’Amazonie, est frappante car on est dans les Andes et donc à une distance notable de celle-ci, néanmoins le jaguar est omniprésent dans le temple, ce qui combine sur le plan de la civilisation le jaguar de l’Amazonie et l’aigle des Andes, alors qu’on retrouve également le serpent.

Jaguar du complexe pyramidal zapotèque de Monte Albán, au Mexique actuel (wikipedia)

On a ainsi deux sources civilisationnelles aboutissant à la mise en place d’un temple bâti pour qu’une personne ayant consommé un produit hallucinogène voit ses sens profondément troublés au niveau visuel par la faible luminosité et désorienté par les tunnels, perturbé au niveau du son par les cours d’eau provoquant un « rugissement ».

On a également retrouvé des coquillages faisant office d’instrument de musique, et il est tout à fait possible également que des odeurs diffusées de manière rituelle renforcent encore cette expérience hallucinée.

Car tout vise à la « vision », comme la stèle dite de Raimondi, du nom de celui qui l’a redécouvert utilisé comme table par un fermier de la région, qu’on est censé clairement admirer en étant drogué.

Le dieu représenté tient d’ailleurs deux cactus de San Pedro, et on notera également que la représentation, où l’on trouve dix paires d’yeux, 11 bouches et 50 serpents, peut être inversée pour obtenir une représentation tout aussi hallucinée.

Le temple de Chavin, qui est monté en puissance comme lieu de culte majeur dans toute la région, était entièrement concentré sur une expérience chamanique de l’existence. Cela montre comment l’humanité a fétichisé l’expérience de l’hallucination par la drogue.

C’est le sens des jaguars, des rapaces, des serpents qu’on trouve dans les cultes en Amérique pré-coloniale. Le jaguar représente la terre, la réalité, alors que les rapaces représentent le monde supérieur et les serpents le monde inférieur.

La ville de Mexico-Tenochtitlan a ainsi été fondée au début du 14e siècle, comme capitale de ce qui va devenir « l’empire » aztèque, sur une île du lac Texcoco, en raison de la légende suivante : les Mexicas errants depuis leur paradis perdu Aztlán devaient fonder leur foyer là où un aigle sur un cactus dévore un serpent.

Le mythe de la fondation de Mexico-Tenochtitlan sert de symbole national mexicain

C’est évidemment le reflet du triomphe du monde supérieur sur le monde inférieur, le cactus étant une allégorie de l’hallucination provoquée par sa consommation du cactus.

Dans la légende, le cactus n’a il est vrai pas de propriété hallucinogène : il s’agit du nopal, ou figue de barbarie. Mais ce nopal sur l’île a poussé à partir du coeur enterré de Copil, fils mythique du dieu de la guerre guidant les Mechicas et possédant des qualités de mage, astronome, divinateur, etc.

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L’intervalle entre le jardin d’Eden et Adam agriculteur

L’idéalisme considère que l’être humain pense, dispose du libre-arbitre. L’être humain serait en mesure de faire des choix. Le matérialisme considère inversement que l’être humain ne pense pas, qu’il relève du déterminisme historique : l’être humain réfléchit, sa pensée reflète la réalité.

Si l’on prend l’exemple de la sortie du jardin d’Eden, la différence de point de vue apparaît clairement. La Bible présente en effet la sortie du jardin d’Eden comme conduisant, du jour au lendemain, à ce qu’Adam se retrouve à pratiquer l’agriculture.

On avait auparavant Adam et Eve vivant dans une sorte de Paradis, puis ils se retrouvent dans la situation contraire, devenant des êtres humains formant le « début » d’une longue série d’êtres humains, pratiquant l’agriculture, la domestication des animaux, vivant en société, etc.

Le jardin d’Eden par Lucas Cranach l’Ancien  (1472–1553)

Or, du point de vue matérialiste, le jardin d’Eden reflète la communauté matriarcale, l’époque où les êtres humains vivaient comme des animaux au sens strict. Et ces êtres humains ne pouvaient pas passer à l’agriculture du jour au lendemain. Autrement dit, pour faire un raccourci conceptuel, on ne passe pas de l’âge des cavernes à l’agriculture aussi simplement que cela.

Il faut un long apprentissage qui prend… des années, des dizaines d’années, des centaines d’années, des milliers d’années. L’être humain que nous sommes, l’homo sapiens, apparaît il y a 300 000 ans, forme de réelles premières communautés humaines il y a un peu plus de 20 000 ans, découvre l’agriculture il y a un peu plus de 10 000 ans, alors que lui-même est l’aboutissement de sept millions d’années d’évolution de ses ancêtres directs.

Cela signifie que la Bible, avec le passage direct du jardin d’Eden à l’agriculture, escamote des centaines, des milliers d’années d’évolution. Il y a tout un espace historique qui manque et cet espace historique est vécu par des êtres humains qui ne sont plus des animaux vivant de manière immédiate, qui ne sont pas encore des agriculteurs et des pratiquants de la domestication d’animaux.

Le jardin d’Eden par Lucas Cranach l’Ancien  (1472–1553)

Ce sont des chasseurs cueilleurs, ce qu’ils étaient déjà auparavant, mais cette fois avec beaucoup plus d’élaboration technique, de saisie intellectuelle de leurs activités, de développement de leurs facultés. Et, à la différence d’auparavant où tout était répétitif et similaire pour tous, les êtres humains s’individualisent. Ils ne sont plus un simple aspect d’une communauté humaine primitive, ils existent de manière personnelle.

Mais cette manière personnelle d’exister est une découverte, incomprise. C’est une nouveauté qui a même un prix énorme. Car en ne vivant plus de manière immédiate, l’humanité découvre de terribles déséquilibres dans son mode de vie, puisqu’il fallait satisfaire les besoins vitaux sur une base rudimentaire.

Il a fallu tout découvrir, faire l’apprentissage de l’environnement. On parle ici de découvrir ce qui est utile ou pas, utile sur le court, le moyen, le long terme. Cela implique de comprendre le principe d’utilité, de le systématiser, ce qui donne par exemple la médecine, mais demande une expérience historique immense.

Une humanité dispersée, vivant en groupes restreints, a dû accumuler cette expérience dans de terribles difficultés, d’affreux tourments.

Le jardin d’Eden par Lucas Cranach l’Ancien  (1472–1553)

Lors de tout un processus historique particulièrement long, l’humanité a connu des carences physiologiques pour la dimension qualitative, un déficit calorique pour la dimension quantitative, des privations de sommeil et des blessures, l’épuisement nerveux, une fatigue extrême, etc.

En même temps, tout ce processus passe et renforce, de manière contradictoire, la nuance, la différence entre les personnes, au fur et à mesure des progrès acquis sur le plan de la vie quotidienne.

Autrement dit, lorsque l’humanité en est à ses tout débuts, elle vit de manière animale. Son horizon est restreint et il n’est pas de place pour la moindre dimension personnelle ; les êtres humains consomment ce qu’il y a dans leur environnement et cela suffit. Tout est partagé, rien ne distingue les êtres humains, si ce n’est le sexe, et la femme a un statut supérieur, car elle donne la vie.

Cependant, en modifiant son environnement, notamment au moyen de la main disposant d’un pouce opposable, en utilisant ainsi des outils, le feu, etc., l’humanité est sortie d’un cadre auto-suffisant. Il y a alors des activités différentes, toujours plus subtiles, des nuances, des différences entre les êtres humains.

Il n’y a pas eu de « création » de l’humanité, mais une production historique de l’humanité et il a fallu des centaines, des milliers d’années, des dizaines de milliers d’années, des centaines de milliers d’années pour cela.

Adam par Giuliano Bugiardini, fin du 15e siècle

Et l’existence des chasseurs-cueilleurs, entre la sortie de l’animalité et l’entrée dans l’agriculture et la domestication des animaux, a été tourmentée. Pendant une période particulièrement longue, l’humanité a donc cherché à combler ses besoins naturels, qui ne lui étaient plus fournis de manière naturelle de par le mouvement historique de l’humanité en-dehors de la Nature et même contre elle.

Dialectiquement, les deux pôles sont les suivants :

– D’un côté, la capacité à s’abriter, à utiliser le feu, à cuire des aliments, etc. a permis à l’être humain d’avoir moins d’énergie à puiser dans l’environnement afin de faire fonctionner son métabolisme.

– De l’autre côté, le fonctionnement du cerveau a un coût métabolique extrêmement élevé, amenant par exemple le taux métabolique des êtres humains à être bien supérieur à celui des grands singes.

Cela signifie qu’en même temps que l’être humain améliorait ses conditions de vie, où il développait ses facultés et par conséquent sa réalité personnelle nuancée, différente, il connaissait pourtant une détérioration de ses conditions de vie en raison des immenses difficultés éprouvées et incomprises.

Telle est la contradiction de la période où l’humanité vivait dans une situation de déséquilibre nutritionnel marqué, et cette période dure depuis la sortie du jardin d’Eden à Adam agriculteur – un immense intervalle que l’humanité a vécu sans aucun recul, d’où l’incapacité à la concevoir malgré son immense durée.

La qualité intellectuelle acquise par l’humanité s’oppose ici à la quantité immense d’années écoulées pour parvenir à celle-ci.

Il existe toutefois une trace historique de ce parcours du développement des facultés, avec l’émergence d’êtres humains possédant des nuances, des différences : le fétiche des hallucinations.

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Ce que sont Adam et Eve, le serpent, la pomme et le jardin d’Eden

Il est bien connu qu’Adam et Eve, le premier homme et la première femme, ont été chassés par Dieu du jardin d’Eden. La raison en est que, sur le conseil du serpent, ils ont croqué la pomme, en fait le fruit de la connaissance du bien et du mal.

Cette origine de l’humanité a été présentée comme une vérité ou un mythe, mais désormais grâce au matérialisme historique, application à l’Histoire du matérialisme dialectique, on peut parfaitement l’analyser.

Le plus simple pour cela est de prendre comment la Bible présente la chose, et d’en expliquer la signification réelle. Voici ce qu’on lit :

« 1  Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs, que le SEIGNEUR Dieu avait faits. Il dit à la femme : Dieu a-t-il réellement dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ? 

2  La femme répondit au serpent : Nous mangeons du fruit des arbres du jardin. 

3  Mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez.

4 Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point ; 

5 mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. »

La clef de ce passage, c’est lorsque le serpent dit que si on mange de ce fruit défendu, on a les yeux qui s’ouvrent, qu’on connaît le bien et le mal. Il a souvent été pris le texte au pied de la lettre pour tenter de l’expliquer, en disant que c’était une allégorie de la science, ainsi que du libre-arbitre avec la possibilité d’agir bien ou mal, selon.

Ce n’est pas du tout le cas. Le fruit dont il est parlé a en réalité une nature hallucinogène. C’est pour cela qu’il « ouvre les yeux ». Et la connaissance du bien et du mal, c’est d’un côté l’euphorie provoquée par les effets de ce fruit, de l’autre le « bad trip ».

La preuve de cela, c’est qu’Adam et Eve sont le premier homme et la première femme. C’est une chose absurde si on prend cette idée au pied de la lettre, il n’y a pas de premier homme ou de première femme.

Par contre, en tant que reflet dans la pensée d’une réalité, cela s’explique très bien. Dans la société communautaire matriarcale en effet, où les êtres humains vivent en petits groupes sans personnalité séparée, rien ne distingue les différentes personnes à part le sexe. Il y a des hommes et des femmes, c’est la seule différence dans une communauté où tout est partagé, dans une vie collective primitive où la seule différence est que la femme a plus d’importance, car elle donne la vie.

Adam et Ève, art islamique mongol, fin du 13e siècle

Adam n’est pas le premier homme et Eve n’est pas la première femme : en réalité, Adam représente le genre masculin et Eve représente le genre féminin. Ce sont des êtres génériques, l’homme et la femme comme catégories.

C’est d’ailleurs le sens primordial du terme hébreu אָדָם ou Adam qui signifie l’homme sur le plan de l’espèce, et Éve ou חַוָּה (Hawwah), qui signifie la vie.

S’ils sont les « premiers », c’est que lorsque l’humanité s’extrait de la communauté matriarcale, il y a le début des nuances et des différences entre les individus. On sort de l’être générique, il n’y a plus des hommes étant tous Adam et des femmes étant toutes Eve, étant seulement Adam et seulement Eve.

Et l’un des facteurs les plus marquant de cette prise de conscience de la nuance entre les êtres humains se révèle avec le fruit (ou la plante) hallucinogène, qui pousse à l’extrême le vécu de l’ego d’un être humain désormais séparé individuellement, personnellement, de la communauté.

Quant au serpent, c’est vraisemblablement car il rampe et se trouve tout simplement au niveau du fruit (ou de la plante) hallucinogène. On peut aussi prendre en compte que le serpent peut provoquer par sa morsure venimeuse un empoisonnement produisant un délire, une fièvre. Cela expliquerait pourquoi la Bible a plusieurs mots pour désigner les serpents, et que le serpent conseillant de manger le fruit est présenté au moyen du terme נָחָשׁ (nāḥāš), un mot est également utilisé pour désigner une forme de divination.

Voici la suite dans la Bible.

« 6 La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence; elle prit de son fruit, et en mangea; elle en donna aussi à son mari, qui était auprès d’elle, et il en mangea. 

7 Les yeux de l’un et de l’autre s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des ceintures.

8 Alors ils entendirent la voix du SEIGNEUR Dieu, qui parcourait le jardin vers le soir, et l’homme et sa femme se cachèrent loin de la face du SEIGNEUR Dieu, au milieu des arbres du jardin. 9  Mais le SEIGNEUR Dieu appela l’homme, et lui dit : Où es-tu ? 

10  Il répondit : J’ai entendu ta voix dans le jardin, et j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché. »

Ce passage est extrêmement simple à comprendre. Dans la communauté matriarcale, il n’y a pas de différences entre les êtres humains, qui vivent par ailleurs de manière totalement élémentaire. Ce sont au sens strict des animaux aux portes de l’Histoire.

Par conséquent, les êtres humains étaient nus. L’affirmation de nuances, de différences entre eux a produit un écart, une divergence entre eux, et l’intimité en fait partie. Il n’est donc plus possible d’étaler ses parties génitales devant les autres, ces organes reproducteurs étant au sens strict le plus personnel.

Ce processus ne tient bien entendu pas uniquement au fruit (ou à la plante) hallucinogène ; sa consommation n’est que le symbole ultime de « l’expérience » nouvelle qu’est la prise de conscience d’une nature personnelle, différente d’autrui.

Voici ce que raconte la Bible ensuite :

« 11  Et le SEIGNEUR Dieu dit : Qui t’a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger ? 

12  L’homme répondit : La femme que tu as mise auprès de moi m’a donné de l’arbre, et j’en ai mangé.

13  Et le SEIGNEUR Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : Le serpent m’a séduite, et j’en ai mangé.

14  Le SEIGNEUR Dieu dit au serpent: Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le bétail et entre tous les animaux des champs, tu marcheras sur ton ventre, et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie. 

15  Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité: celle-ci t’écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon.

16  Il dit à la femme: J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi. »

On voit ici très bien que le texte est construit. Le serpent devient un serpent, alors qu’il est censé être un serpent à la base, ce qui n’a pas de sens. Dieu qui sait tout pose des questions, ce qui n’a pas de sens non plus.

Et pour justifier le propos, le texte explique certaines réalités connues de tous par cette origine mythique, ce qui est clairement une manipulation pour persuader.

Voici la suite :

« 17  Il dit à l’homme: Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre au sujet duquel je t’avais donné cet ordre: Tu n’en mangeras point! le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, 

18  il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l’herbe des champs. 

19  C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. »

Ce passage reflète la sortie de la communauté matriarcale où les êtres humains se contentaient de ce qu’ils trouvaient, sans se poser de questions, par une vie élémentaire de chasseurs cueilleurs.

La preuve est qu’il est dit que c’est l’homme et seulement l’homme qui va pratiquer l’agriculture. Cela correspond au début du patriarcat, avec le renversement des valeurs naturelles prévalent jusque-là.

La Bible dit enfin :

« 20  Adam donna à sa femme le nom d’Eve: car elle a été la mère de tous les vivants. 

21  Le SEIGNEUR Dieu fit à Adam et à sa femme des habits de peau, et il les en revêtit.

22  Le SEIGNEUR Dieu dit : Voici, l’homme est devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Empêchons-le maintenant d’avancer sa main, de prendre de l’arbre de vie, d’en manger, et de vivre éternellement.

23 Et le SEIGNEUR Dieu le chassa du jardin d’Éden, pour qu’il cultivât la terre, d’où il avait été pris.

24 C’est ainsi qu’il chassa Adam; et il mit à l’orient du jardin d’Éden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l’arbre de vie. »

Dieu qui fait des habits de peau pour Adam et Eve : voilà quelque chose d’absurde. Cela reflète en réalité la systématisation des peaux d’animaux tués portés par les êtres humains développant leurs activités.

Il reste toutefois un important problème : pourquoi Dieu met-il à l’écart le jardin d’Eden, pour en interdire l’entrée ? Pourquoi dit-il même que « l’homme est devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal » ?

Il y a ici une contradiction dialectique. D’un côté, le jardin d’Eden représente la communauté matriarcale qui a été dépassée, et un retour en arrière est impossible historiquement. La porte du jardin d’Eden qui a été fermée, c’est la porte du passé qui a été historiquement fermée, marquant dialectiquement l’entrée dans l’Histoire humaine séparée de la Nature mais qui aboutira au retour à celle-ci comme point culminant – le Communisme.

De l’autre, les êtres humains ayant appris la connaissance du bien et du mal – en réalité un sentiment personnel de joie et de tristesse, des émotions particulières qui leur sont propres – deviennent « comme Dieu ».

Par « comme Dieu », il faut comprendre que lors de la consommation du fruit (ou de la plante) hallucinogène, ils peuvent « atteindre le divin » par l’hallucination, ou bien sombrer dans « le mal » lors du « bad trip ».

C’est le fétiche mystique du début de la différenciation personnelle. L’expérience la plus extrême de vécu psychologique, par les hallucinations, s’est imposée à la psychologie humaine comme un phénomène totalement prenant, emportant son existence.

Adam et Ève par
Albrecht Dürer (1471–1528)

Seulement, cela ne dure que la durée de l’hallucination : les êtres humains ne sont pas capables de rester dans le divin (ou dans le « bad trip »). Il faut donc théoriser un Dieu et un Diable qui restent ce qu’ils sont et qu’on peut « atteindre » par l’hallucination.

Il faut ici bien saisir une chose essentielle : l’arrière-plan que forme la vie quotidienne. L’humanité sortant de la communauté matriarcale connaît une précarité terrible.

Les chasseurs cueilleurs qui découvrent l’agriculture et la domestication des animaux connaissent pendant des millénaires la faim, la soif, le froid, les carences, le manque de sommeil, le tout produisant des angoisses, des anxiétés, des hallucinations, surtout lors de maladies fiévreuses et d’empoisonnements.

Incapables de comprendre ces ressentis « bons » et « mauvais », « divins » et « diaboliques », l’humanité a conceptualisé la religion à partir de là. Partout, avec des nuances, elle est chamanique au début, pour culminer de manière différenciée dans le monothéisme lorsque le patriarcat a systématisé la combinaison de l’agriculture et de la domestication des animaux.

C’est seulement alors qu’on s’arrache à la précarité nutritionnelle et existentielle, qu’on s’arrache aux hallucinations, à une psychologie déboussolée, à un esprit tourmenté.

A rebours de l’image d’une humanité « tranquille », l’humanité se retrouve à la sortie du communisme primitif littéralement sans points de repère, déstabilisée, et ce pour une très longue période – en fait, jusqu’au Communisme.

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Le matérialisme dialectique et le triangle comme cercle de la ligne droite

Il est bien connu que le triangle équilatéral est un symbole de l’idéalisme, étant associé à l’harmonie et l’éternité. On le trouve dans la forme des pyramides égyptiennes, dans l’étoile de David, le symbole de Dieu dans les églises, comme symbole du grand architecte de la franc-maçonnerie, etc.

Au-delà de cette utilisation mystico-religieuse, il y a lieu de se poser la question de savoir pourquoi le triangle a été conceptualisé par l’humanité. On ne le retrouve en effet pas dans la Nature et c’est pour cela d’ailleurs qu’il est un symbole idéaliste de la supériorité divine.

Pour parvenir à la notion de triangle, comment a procédé l’humanité ? C’est une tentative délicate que de reconstruire le cheminement effectué, mais on peut discerner quelques bases essentielles.

La base du triangle, c’est en effet la ligne droite. Pour parvenir à la forme du triangle, il faut déjà tracer une ligne droite, puis il en faut deux autres. On trouve alors deux aspects.

Le premier aspect, c’est la pratique. Dans la vie quotidienne, l’humanité ne comprenant pas la dialectique raisonne de manière unilatérale. Quand on mange une soupe, la soupe est mangée : il y a une ligne droite d’une étape à l’autre, ou si l’on veut une cause et conséquence. Il y a un résultat final, qui suit un point de départ, une origine.

Lorsqu’on se déplace de Rome à Athènes, on a réalisé quelque chose, on a suivi une ligne droite, puisque le résultat est le déplacement. Peu importe que le chemin réel n’ait pas été en ligne droite, qu’il y ait une série de contradictions dans le mouvement, etc. : l’humanité raisonnant de manière unilatérale voit un début et une fin.

L’exemple le plus connu de cette lecture unilatérale des choses, c’est « Dieu dit : que la lumière soit. Et la lumière fut ».

Cette notion de ligne droite est ainsi le produit de l’activité humaine. Les animaux ne peuvent pas conceptualiser cette notion de ligne droite, car leurs activités ne transforment pas leur environnement comme le fait l’être humain ; les animaux vivent la dialectique de manière immédiate, alors que l’humanité transformatrice fétichise son résultat de grande ampleur (au sens de grande pour lui, car non naturelle).

La pratique humaine a donc amené la systématisation de la notion de ligne droite. Une systématisation de ce type a abouti à sa fétichisation.

Le second aspect, c’est la théorie. Imaginons une ligne droite et chercherons à la faire se rejoindre elle-même. C’est impossible.

Si on a un cercle, on peut prendre un point et revenir à lui, en suivant simplement le cercle. Une ligne droite implique deux sens opposés et il n’y a pas de « retour ».

On peut bien ajouter une autre ligne droite pour impliquer un mouvement extérieur, mais alors on ne rejoint toujours pas la ligne droite initiale.

Par contre, si on ajoute une troisième ligne droite, alors on obtient un « retour » à la ligne droite. On part d’une ligne droite, on utilise une autre ligne droite qui amène à une troisième ligne droite ramenant à la première.

Seulement, le triangle équilatéral devient alors essentiel, car en accordant la même longueur aux trois côtés, aucun ne prime sur l’autre. On peut donc dire qu’on revient toujours à la ligne droite en général, quelle que soit la ligne droite qu’on prenne. Sans cela, on reviendrait à une ligne droite en particulier.

Le triangle (équilatéral) est donc le fétichisme de la ligne droite.

Pourquoi toutefois se fonder sur le triangle, plutôt que sur le carré ou le cercle ?

Ici on peut se tourner vers le « Tetraktys » de Pythagore, qui a vécu en Grèce antique au 6e siècle avant notre ère. Pythagore avait élaboré toute une mystique des nombres, qui ne nous intéresse pas ici. Ce qui compte, c’est qu’il valorise 1 + 2 + 3 + 4 = 10 comme clef pour comprendre le monde, et que dans la forme dite « Tetraktys » qu’il propose pour présenter cette clef, on retrouve le triangle.

Chaque élément étant à équidistance des autres, on peut en effet établir une série de triangles.

La tradition pythagoricienne associe le 1 au point, le 2 à la ligne, le 3 à la surface. Et effectivement, le moyen le plus court d’établir une surface est d’employer un triangle. On raisonne aujourd’hui en termes de carré, par exemple avec les m². Cependant, un carré, c’est deux triangles. Pour arriver au carré, on passe en fait par le triangle.

Le triangle précède le carré ; on a un exemple intéressant du rapport entre triangle et carré dans le théorème de Pythagore justement, qui dit que dans un triangle rectangle, le carré de la longueur de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des longueurs des deux autres côtés. Dans l’image suivante, l’aire du grand carré bleu est la somme des aires des deux autres carrés.

En fait, utiliser un triangle puis un autre triangle équivalent revient également à en utiliser deux similaires, ce qui donne un carré ou un rectangle. Et c’est important de voir que le triangle précède, car arriver à quatre côtés, c’est établir un volume, et non plus simplement une surface. Le tétraèdre est un triangle mais avec un volume, de par ses quatre côtés.

La tradition pythagoricienne connaît pour cette raison une prière à ces 1, 2, 3, 4 rassemblés en la figure « Tetraktys », qui « contiendrait » toutes les dimensions :

« Bénis-nous, nombre divin, toi qui as engendré les dieux et les hommes ! Ô sainte, sainte Tétractys, toi qui contient la racine et la source de la création qui coule éternellement !

Car le nombre divin commence par l’unité profonde et pure jusqu’au saint quatre ; puis il engendre la mère de tous, le tout-comprenant, tout-liant, le premier-né, le saint dix inébranlable, infatigable, le détenteur de la clé de tous. »

On comprend alors ici très bien la genèse du triangle. En fait, l’humanité a découvert la ligne droite en considérant de manière unilatérale le résultat de sa propre activité. L’association d’une ligne droite à une autre aboutit à l’utilisation d’une troisième pour revenir à une ligne droite qui ne cesse jamais.

Les lignes droites d’un triangle sont ainsi l’équivalent d’un cercle. Un cercle circonscrit une surface et si on prend un point d’un cercle et qu’on continue sur le cercle, on y retourne. On a la même chose avec le triangle, à la différence qu’avec ce « cercle » on conserve la ligne droite.

Et à la différence du cercle, le triangle permet aisément le calcul des surfaces. Le triangle a été fétichisé comme réalisation de la ligne droite, comme reflet de l’approche unilatérale et par son utilisation concrète comme base de calcul des surfaces.

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Le matérialisme dialectique et la dialectique des nombres positifs et négatifs et la base de la contradiction entre mathématiques et physique

Apprendre des paysans pauvres et des couches inférieures
des paysans intermédiaires, et les servir

Lors d’un calcul relevant de l’arithmétique, le positif s’oppose au négatif. Or, s’il y a contradiction, il y a également identité. Il est essentiel de voir cela pour ne pas sombrer dans une pratique unilatérale des mathématiques, ce qui est inévitable sans le matérialisme dialectique.

Cela est très facile à saisir. Imaginons qu’on ait d’un côté -1 et de l’autre côté +4. Les deux nombres s’opposent. Si on a quatre citrons d’un côté, et qu’on enlève un citron de l’autre, alors on se retrouve avec trois citrons. On oppose le nombre positif au nombre négatif et inversement.

On a : +4, on a -1, on a 4 – 1 = 3. On a d’un côté le nombre positif, de l’autre le nombre négatif. Ils sont séparés. On peut voir les choses ainsi. On a d’un côté 1, de l’autre 4.

Le 1 va basculer du côté du 4.

Ce faisant, de par sa nature contradictoire, il va s’opposer à un 1 formant le 4. On remarquera que l’opération implique l’identité contradictoire de 1 avec 1 ! Tout en maintenant l’identité puisque les 1 formant ce qui reste – le 3 – restent ce qu’ils sont.

Il a été dit qu’on oppose le nombre positif au nombre négatif et inversement. Or, il y a également lieu d’opposer le nombre positif au nombre négatif sans justement dire « et inversement ».

Il y a en effet lutte et identité dans une contradiction. Le nombre positif s’oppose au nombre négatif, et en même temps le nombre négatif ne s’oppose pas au nombre positif.

Il faut ainsi partir de leur identité. On peut voir les choses ainsi, en remplaçant la barre de séparation par le zéro, qui permet de cerner la nuance entre les deux, une nuance qui n’est pas différence. Il y a continuité entre les éléments, avec simplement une nuance puisqu’un élément est avant le 0, contrairement aux quatre autres.

Cela change naturellement le rapport interne. On ne peut plus avoir 4 – 1 = 3.

C’est là où la « magie » de la dialectique opère et qu’on retrouve un enchevêtrement de contradictions, entre les nombres, entre l’addition et la soustraction. C’est là où on a les mathématiques dans ce qu’elles sont vraiment.

D’une part, en effet, on retrouve bien 3, mais comme intervalle entre le 1 négatif et 4.

D’autre part, puisqu’il y a identité, alors il faut prendre l’ensemble des éléments en compte. On obtient alors 5, retombant sur la contradiction entre addition et soustraction. 4-1 est en rapport dialectique avec 4+1.

On peut également envisager les choses en utilisant les termes d’intervalle et d’écart, en opposant l’espace au temps. C’est là que les mathématiques rejoignent la physique et inversement.

3 est l’écart entre 1 et 5, on raisonne en termes d’espace. Dans la réalité physique, il y a pour ainsi dire trois éléments entre 1 et 5.

5 est l’intervalle entre le « bout » du 1 et le « bout » du 5, comme quand on dit que cinq secondes sont passées. Le « bout » du 1 qui est au début et s’oppose au « bout » du 5 qui est à la fin. On raisonne ici en termes de temps.

On a ici le fondement de la dialectique des nombres positifs et négatifs et celle entre les mathématiques et la physique. Comme en effet la matière se développe de manière infinie, il n’existe pas de développement en arrière, et donc au sens strict pas de mouvement négatif.

Mais relativement, il existe un mouvement négatif : le mouvement lui-même, car même s’il est positif, s’il est présent, il va se dérouler et devenir du passé. Le mouvement physique réel se déroule, il devient du passé, on peut le voir comme en arrière, comme négatif.

Cette contradiction du regard de la science sur le mouvement présent devenu passé, sur l’espace matériel éternel donnant naissance au temps dans son mouvement d’accomplissement – le temps n’étant qu’une durée propre à la matière composant tout l’espace – est la base de la contradiction entre mathématiques et physique.

La physique est l’aspect positif, car elle prend la matière dans son mouvement réel, reconnaissant sa dignité.

Les mathématiques forment l’aspect négatif, car elles « nient » le mouvement pour opérer statiquement, ce qui est impossible, ce qui montre qu’elles portent en réalité sur le mouvement passé.

Autrement dit, la physique porte sur le citron en tant que citron, en tant que 4 citrons peuvent s’opposer à un citron. Les mathématiques portent sur les 4 citrons s’étant déjà opposées à un citron.

La physique s’intéresse au début du mouvement, les mathématiques portent sur la fin du mouvement.

La physique se fonde sur l’émergence d’un mouvement, les mathématiques s’appuient sur le caractère accompli du mouvement.

Dans la physique, les choses sont en mouvement, dans les mathématiques les choses sont figées.

D’où leur rapport contradictoire, qui est de même nature que la contradiction entre les nombres positifs et les nombres négatifs.

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Le matérialisme dialectique et l’accumulation quantitative / l’accumulation qualitative

Dans les mathématiques, les nombres ont un ordre. Que ce soit dans le sens positif ou négatif, on a 1, 2, 3 4, 5 etc. ou bien -1, -2, -3, -4, -5, etc. Cet ordre est considéré comme implicite, au sens où il apparaît comme relevant d’une simple constatation, de la logique, de la reconnaissance psychologique de l’accumulation quantitative.

Or, il existe une contradiction entre la qualité et la quantité. Il y a alors deux possibilités. Soit la qualité est substantiellement différente de la quantité et alors une accumulation qualitative des nombres existe indépendamment de l’accumulation quantitative. Il resterait alors à voir quelle serait cette accumulation quantitative.

Soit la qualité n’est pas substantiellement différente de la quantité et alors une accumulation qualitative existe à travers l’accumulation quantitative.

Il va de soi que, dialectiquement, les deux possibilités forment une unité contradictoire.

Quelle est l’accumulation qualitative différente de l’accumulation quantitative ? Quel est le contraire de l’accumulation quantitative si facile à comprendre qu’est 1, 2, 3, 4, 5 ?

Il ne faut pas chercher cette accumulation qualitative ailleurs que là où réside la qualité, et elle réside, nécessairement, dans chaque nombre lui-même, qui obéit à la loi de la contradiction qui est universelle.

Par conséquent, l’accumulation qualitative « séparée » de l’accumulation quantitative consiste en les accumulations au carré, au cube, etc., 1², 2², 3², 4², 5², etc. ou bien 1³, 2³, 3³, 4³, 5³, etc.

On remarque qu’il y a également une accumulation quantitative dans cette accumulation qualitative, c’est facilement visible, puisqu’on assemble, on rajoute des nombres. Le carré, le cube, etc. rendent l’accumulation ayant une qualité, dépassant la simplicité de la suite quantitative, mais la dimension quantitative n’est pas masquée.

Ce qui ramène à l’accumulation qualitative présente dans l’accumulation quantitative. Là pour le coup, la qualité est masquée. Où est en effet la qualité dans ce qui semble un simple ajout dans une suite froidement « logique » : 1, 2, 3, 4, 5, etc. ?

Il faut ici renverser la proposition comme quoi il ne faut pas chercher cette accumulation qualitative ailleurs que là où réside la qualité, à savoir dans chaque nombre lui-même, qui obéit à la loi de la contradiction qui est universelle.

On obtient alors l’autre dimension de la contradiction, celle où la qualité réside non pas dans le nombre lui-même, mais dans l’accumulation réelle.

C’est là où on trouve ce que sont réellement les mathématiques, tant dans leur genèse que leur réalité. La suite 1, 2, 3, 4, 5, etc. n’est pas virtuelle, artificielle, symbolique, possible : elle existe matériellement. Les mathématiques reflètent par la suite des nombres une accumulation de choses réelles et c’est cela qui fait que, au-delà du caractère abstrait de la suite de nombres, l’accumulation a une dimension réelle, et donc qualitative.

Autrement dit, lorsqu’on compte quelque chose au moyen de ses doigts, on est dans un mouvement qualitatif, parce que justement on compte des choses réelles quantitativement. On aurait pu prendre l’exemple de compter quantitativement des moutons pour parvenir à une accumulation qualitative pour s’endormir.

Il y a de la qualité dans la quantité et inversement ; l’accumulation qualitative est présente et n’est pas présente dans l’accumulation quantitative, et inversement.

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Après Ibrahim Kaypakkaya : les variantes de TKP/ML

Le TKP/ML a su résister aux tendances pro-albanaises formelles qui se produisirent dans ses rangs ; malheureusement, il a dû faire face à une tendance pro-albanaise masquée. La grande caractéristique de l’idéologie d’Enver Hoxha est en effet de combiner une prétention idéologique orthodoxe à une pratique louvoyante, toujours prête à l’opportunisme.

Autrement dit, sur le papier, cela se veut fidèle aux principes, mais sur le terrain le hoxhaisme tend toujours à l’unité sans principes. Pour cette raison, le TKP/ML va connaître une scission majeure et définitive relativement à cette question.

Initialement, la scission donnant naissance au TKP/ML Hareketi en 1976 fut immédiatement suivie par d’autres, donnant naissance en 1977 à Halkin Gücü (Pouvoir populaire), Kurtuluş Bayrağı (Drapeau de la libération), Kurtulus Yolu (Voie de la libération).

Nazan Ünaldı 1958-1973

Le premier courant fut le seul à maintenir le cap, les autres disparaissant, et organisa la première conférence en février 1978, qui remit en ordre de marche la TIKKO, ainsi que l’organisation pour les jeunes, la Türkiye Marksist-Leninist Genclik Birligi (TMLGB, Union de la Jeunesse Marxiste-Léniniste de Turquie).

Sefa Kaçmaz fut alors nommé comme secrétaire général ; à la seconde conférence en 1980, il fut toutefois expulsé et condamné à mort. Lui-même reprochait à l’organisation son formalisme et entendait ouvrir des expériences différentes, par exemple en participant aux élections parlementaires.

Son remplaçant, Süleyman Cihan, décéda toutefois en septembre 1981 suite à des mois de torture après son arrestation par l’État turc. L’organisation réussit alors à avancer, Kazım Çelik la dirigeant jusqu’à son décès en 1987, avec notamment une troisième conférence prévue pour 1985, mais repoussée à 1986 et même mis en suspens.

C’est que le développement avait abouti à une fracture majeure. Le conflit interne au sein du Comité Central apparaissait comme insoluble et ce d’autant plus que la direction était surtout basée à l’étranger et refusait de tenir la troisième conférence en Turquie, en raison des dangers encourus.

Par la suite, sept membres du Parti devant être des délégués à la conférence furent tués par la police en novembre 1986, compliquant encore davantage la situation.

Il se forma alors le Dogu Anadolu Bölge Komitesi (DABK, Comité régional d’Anatolie orientale), comme expression d’une des deux tendances, le comité d’organisation de la conférence chercha à temporiser et la répression frappa alors le TKP/ML en mai 1987, aboutissant notamment au décès du secrétaire général, Kazım Çelik.

Dans la foulée, le DABK annonça à l’été 1987 qu’à la suite d’une conférence extraordinaire, il ne reconnaissait plus le Comité Central élu à la deuxième conférence, en raison de sa ligne révisionniste et opportuniste. De son côté, le Comité Central organisa une troisième conférence en octobre 1987.

Sur le papier, il y avait alors deux TKP/ML se réclamant de la même idéologie ; dans les faits, le TKP/ML « troisième conférence » avait une approche pragmatique-machiavélique, ayant une conception mécaniciste des choses, alors que le TKP/ML DABK se situait dans la perspective du maoïsme.

Deux figures marquantes du TKP/ML dans sa version DABK alors furent Manuel Demirel, d’origine arménienne et initialement venu négocier de la part de l’autre tendance, et Baba Erdoğan, dont un mot d’ordre fut « un Dersim ne suffit pas, il faut 1.000 Dersim ».

Il y eut même un troisième TKP/ML, le TKP/ML Maoist Merkezi (Centre Maoïste), qui n’existait qu’en Allemagne, notamment à Berlin, et était étroitement lié au Parti Communiste Révolutionnaire des États-Unis et au Comité du Mouvement Révolutionnaire Internationaliste.

Le TKP/ML « troisième conférence » connut rapidement encore une petite scission, avec le groupe « Prolétariat révolutionnaire » qui quitta l’organisation en avril 1989 ; en pratique, il s’agissait surtout de cadres ayant fui en Europe occidentale et refusant d’être renvoyé clandestinement en Turquie.

Le TKP/ML DABK tint sa troisième conférence en juin 1989, le TKP/ML « troisième conférence » tint sa quatrième conférence en octobre 1991. Des discussions se développèrent alors, permettant une réunification en avril 1992, puis une première conférence extraordinaire en juin 1993 où l’idéologie arborée est alors le marxisme-léninisme-maoïsme, et non plus le marxisme-léninisme pensée Mao Zedong.

Barbara Kistler, communiste suisse ayant rejoint le TKP/ML et tombée dans les rangs de la TIKKO en janvier 1993

C’était là toutefois une erreur majeure que cette réunification, car si l’idéologie était apparemment le même, la démarche était concrètement totalement différente. Le scandale fut alors général lorsqu’il fut découvert que depuis 1989, de hauts cadres du TKP/ML « troisième conférence » agissaient avec la mafia afin de se procurer de l’argent et des armes, en participant au trafic d’héroïne. Des sommes importantes avaient été détournées qui plus est.

La direction avait finalement rejeté la démarche une fois celle-ci réalisée, mais se contenta de simples avertissements.

Les cadres issus du TKP/ML DABK organisèrent alors en réponse une réunion du Comité Central, à laquelle les cadres issus du TKP/ML « troisième conférence » refusèrent de participer, parlant de « putsch » et de « liquidation de la direction ».

En avril 1994, la scission était consommée, avec le TKP/ML DABK se présentant comme le TKP(ML) et accusant l’autre faction de « pragmatique-machiavélique » et de liens avec la mafia, et le TKP/ML « troisième conférence » devenant le TKP/ML et définissant l’autre faction comme putschiste, liquidatrice, avec une mentalité de seigneur de la guerre.

Les tailles des deux organisations étaient relativement similaires ; si la TIKKO du TKP(ML) était plus forte dans la région kurde de Dersim, la TIKKO du TKP/ML était plus présente dans la région de la Mer Noire.

Cependant, la première partie de l’année 1996, le TKP(ML) mena une vague campagne d’épuration de plusieurs mois, dénommée Kardelen Hareketi (Mouvement Perce-neige), interrogeant 23 hauts cadres, en exécutant 8 considérés comme relevant d’une infiltration contre-révolutionnaire.

Ce mouvement fut conduit par Cüneyt Kahraman, né en 1970 et qui sera tué par la répression en 1997.

Le TKP(ML) développa alors une ligne toujours plus en direction du maoïsme, signant régulièrement des communiqués avec le Mouvement Populaire Pérou, l’organisme généré par le Parti Communiste du Pérou pour le travail à l’étranger.

Le TKP/ML se tourna alors quant à lui vers le Parti Communiste des Philippines et les maoïstes en Inde, qui avaient la même lecture pragmatique-machiavélique qu’eux.

Le TKP(ML) ne fut toutefois pas en mesure de maintenir sa ligne initiale, allant dans une perspective nouvelle sous l’impulsion de son dirigeant Cafer Cangöz, né en 1957, qui sera tué en 2005 et aura passé trente années de sa vie comme révolutionnaire professionnel.

Cafer Cangöz avait été emprisonné pendant plus de dix ans, il avait participé à plusieurs grèves de la faim (27 jours en 1983, 50 jours en 1984, 35 jours en 1988, 22 jours puis 45 jours en 1989. Il avait été une figure du TKP/ML DABK et un membre du Comité Central du TKP/ML unifié, avant de devenir le dirigeant du TKP/ML.

Il amena celui-ci à se transformer en 2002 en un Maoist Komünist Partisi / Türkiye – Kuzey Kürdistan (MKP, Parti Communiste Maoïste de Turquie et de Kurdistan du Nord), la TIKKO devenant une Halk Kurtuluş Ordusu (HKO, Armée Populaire de Libération), la TMLGB devient la Maoist Gençlik Birliği (MGB, Union de la Jeunesse Maoïste).

Les positions furent profondément remaniées. Il fut considéré que la scission de 1992 avait été une erreur et que le Mouvement d’épuration s’en étant suivi avait été trop loin ; le TKP/ML DABK est d’ailleurs critiqué comme déviationniste de gauche – militariste.

En même temps, il est considéré que la Turquie était désormais capitaliste et qu’il fallait par conséquent y mener la « guerre populaire socialiste ». L’objectif de cette guerre était par contre une démocratie socialiste multipartite.

Ce dernier aspect reflète la tendance générale au « démocratisme » dans l’extrême-gauche en Turquie, sous le poids de la pression du PKK avec son modèle de société « municipaliste libertaire » dont la région de la Rojava, en Syrie, serait l’exemple.

Cela n’empêche pas la persistance de la logique fractionnelle. Une petite scission se produisit ainsi dès 2002, produisant un éphémère TKP(ML) finissant par rejoindre le TKP/ML.

Le MKP se scinda alors de manière franche en 2013, avec un Maoist Komünist Partisi et un Maoist Komünist Parti ; il arriva la même chose au TKP/ML en 2015, avec un TKP/ML et un TKP-ML, qui s’accusent mutuellement d’être opportuniste de droite.

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Après Ibrahim Kaypakkaya : les déviations pro-Enver Hoxha dans le TKP/ML

Le TKP/ML a réussi à se réorganiser après la mort héroïque d’Ibrahim Kaypakkaya et la vague de répression, mais ce fut très difficile. L’organisation est de nouveau active sous une forme élémentaire à partir de 1974, au moyen d’un comité de coordination des activités régionales ; en 1976 sont publiés le journal légal Halkin Birliği (Unité populaire) et la revue clandestine Proleter Birlik (Unité prolétarienne).

Mais l’année 1976 a pour cadre une situation idéologique particulièrement troublée.

Si en effet l’ensemble des organisations révolutionnaires en Turquie s’appuient inévitablement, d’une manière ou d’une autre, sur les démarches de Kaypakkaya, Mahir Çayan et Deniz Gezmiş, la tendance est à l’éclectisme afin de trouver une voie pour surmonter la défaite initiale, ou du moins l’expliquer.

Une partie du TKP/ML remit ainsi en cause pas moins que l’analyse de la Turquie comme semi-féodale semi-coloniale, reprenant l’idée révisionniste d’une Turquie comme pays dépendant. Cela donna ainsi naissance au groupe Halkin Birliği (Unité du peuple), du nom du journal mis en place.

Il y eut une petite scission, avec un Devrimci Halkın Birliği (DHB, Unité du peuple révolutionnaire), cependant cela aboutit à la mise en place du TKP/ML Hareketi (Mouvement).

Le TKP/ML Hareketi s’éloigna toujours plus de Mao Zedong, jusqu’au rejet définitif au profit d’Enver Hoxha et l’Albanie en 1979. Entre-temps, il avait connu une petite scission donnant naissance à la TKP/ML Yeniden inşa Orgutu (TKP/ML (YIO), TKP/ML Organisation pour la reconstruction). Il fut pratiquement écrasé avec le coup d’État de 1980 et ne réapparaît en tant que tel qu’à partir de 1986, en tant que mouvement et non en tant que parti.

Cette dérive vers la ligne d’Enver Hoxha et l’Albanie était alors tendancielle. On a ainsi eu une frange du THKP-C fondant en 1974 un THKP-C/ML, qui se tourna à partir de 1975 vers la Chine populaire de Mao Zedong. Une grande partie rejoignit cependant la ligne « tiers-mondiste » du TIIKP et rejoignit cette organisation, d’autres minoritaires choisissant de suivre finalement Enver Hoxha et l’Albanie pour former en 1984 le Türkiye Komunist Isci Hareketi (TKIH, Mouvement communiste des ouvriers de Turquie), actif réellement à partir de 1987.

Du côté de la THKO, une partie minoritaire devint pro-soviétique et fondit en 1974 la Mücadele Birlik (Unité dans la lutte), la majorité mettant en place en 1978 une Türkiye Devrimci Komunist Partisi – İnşa Örgütü (TDKP-IO, Parti Communiste Révolutionnaire de Turquie – Organisation de Construction) numériquement assez nombreux, une fraction formant la Türkiye Ihtilalci Komunistler Birliği (TIKB, Ligue Communiste Révolutionnaire de Turquie).

Ces deux dernières organisations, qui se tournaient tous deux vers Enver Hoxha et l’Albanie, s’affrontèrent militairement ; le TDKP se forma en tant que tel en 1980.

Le coup d’État militaire du 12 septembre 1980 fut alors un coup meurtrier pour toutes ces organisations. Le TDKP agissait ainsi de manière entièrement légale et s’effondra d’autant plus rapidement que ses dirigeants collaborèrent avec la répression.

Le TDKP se réorganisa à partir de 1987, mais connut immédiatement deux départs. Il y eut en 1988 le Türkiye Devrimci Komünist Partisi – Leninist Kanat (TDKP/LK, Parti Communiste Révolutionnaire de Turquie – Groupement léniniste), qui prit le nom de Ekim (Octobre), puis en novembre 1998 celui de Türkiye Komünist İşçi Partisi (TKOP, Parti Communiste Ouvrier de Turquie).

Et il y eut en 1989 le Türkiye Devrimci Komunist Isci Hareketi (TDKIH, Mouvement Communiste Révolutionnaire des Ouvriers de Turquie), qui dès 1991 rejoignit le TKIH.

Le TDKP, en 1996, devint un parti totalement légaliste sous le nom de Emek Partisi (Parti du Travail).

Le TKP/ML, après les scissions dont le départ du TKP/ML Hareketi en 1976, organisa une première conférence en février 1978, mais connut le départ d’un groupe dénommé « Comité de coordination temporaire » en mai 1980, puis une nouvelle scission à l’organisation de sa seconde conférence, en 1981.

Là encore, il s’agissait d’une tendance pro-albanaise qui s’exprimait. Elle s’était particulièrement organisée en Europe, parmi les réfugiés et les émigrés, et consistait ainsi en une déviation opportuniste-intellectuelle. Cela donna naissance au TKP/ML Bolşevik, qui devint par la suite le Bolşevik Parti (Kuzey Kürdistan-Türkiye) (BP – KKT, Parti Bolchevik de Turquie et du Kurdistan du Nord).

Le TKP/ML Hareketi et le TKIH finirent par la suite par se rapprocher, décidèrent à l’automne 1993 de s’unifier pour former en 1994 le Marksist Leninist Komünist Parti – Kuruluş (MLKP-K, Parti Communiste Marxiste-Léniniste – Fondation). Cela devint le MLKP, alors que participa également désormais au processus le TKP/M-L (YIO), avec une scission dès le départ, le Komünist Parti-İnşa Örgütü (KP-İÖ, Organisation de construction du parti communiste) avec qui la contradiction fut très violente.

Il faut noter ici que les scissions entre organisations révolutionnaires turcs furent parfois effectivement émaillées de violences fractionnelles sanglantes. Il faut également savoir que le Partiya Karkerên Kurdistanê (PKK, Parti des Travailleurs du Kurdistan) en 1978, dont la lutte armée commencée en 1984 eut un succès très important dans les masses kurdes, ciblait sans hésitation également les organisations révolutionnaires considérées comme « concurrentes ».

Les interventions particulièrement violentes ou armées du PKK eurent lieu tant en Europe, notamment à Bâle en Suisse en 1985 contre le TKP/ML, ou encore dans le camp de réfugiés de Lavrion près d’Athènes en Grèce où vivaient 500 réfugiés politiques, que de manière récurrente contre des associations proches du DHKP/C en Turquie durant les années 2000.

Par la suite, tous les mouvements révolutionnaires de Turquie furent en pratique satellisés par le PKK, sauf le DHKP-C s’assumant totalement à l’écart. Le MLKP fut le mouvement qui accepta le plus la satellisation, afin de se poser comme organisation constructive en permanence, ce qui est typiquement la ligne hoxhaiste dans les faits : il faut unifier tout le monde, il faut l’unité à tous les niveaux, etc.,

Pour cette raison, le MLKP rejette idéologiquement le kémalisme, tout en ayant une valorisation unilatérale de tous les courants idéologiques du mouvement étudiant des années 1960, qui somme toute se rejoindraient en fin de compte au-delà des différences pourtant fondamentales.

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