Ibrahim Kaypakkaya et la question kurde

Ce qui découle de la remise en cause du kémalisme, c’est une lecture nouvelle de la question kurde. L’une des grandes particularités d’Ibrahim Kaypakkaya, c’est même d’avoir en premier posé la question nationale kurde dans une perspective révolutionnaire.

Pour autant, le soulèvement kurde de la fin des années 1970 sera dirigé par le PKK, à l’extérieur, voire contre le TKP/ML, bien qu’une convergence de fond subsistera grosso modo.

Ibrahim Kaypakkaya a une démarche systématique : dans la mesure où il réfute le kémalisme, il réfute les crimes de celui-ci, et inversement. Voici comment il dénonce ceux qui s’alignent sur la politique anti-kurde menée dès la mise en place de la République de Turquie par Mustafa Kemal :

« Ceux qui applaudissaient la répression des rébellions Kurdes par le nouvel État turc et les massacres qui ont suivi comme étant un mouvement « progressiste » « révolutionnaire » contre le féodalisme sont, purement et simplement, d’incorrigibles nationalistes issus des nations dominantes.

Ce genre de personne ignore le fait que le nouvel État turc ne s’est pas seulement attaqué aux chefs féodaux Kurdes mais aussi à l’ensemble Kurdes, femmes, enfants, hommes, massacrant des dizaines de milliers de villageois.

Ils oublient que le nouvel État turc était amical envers les chefs féodaux qui ne s’y opposaient pas, les soutenaient et les renforçaient. Ils ignorent la différence significative entre les facteurs qui ont poussé les paysans Kurdes à se lever et la raison qui a poussé les chefs féodaux Kurdes à se soulever. »

C’est qu’Ibrahim Kaypakkaya reconnaît la nation kurde. Dans son étude de la question nationale en Turquie, il pose la chose suivante. La direction du TIIKP parle de peuple kurde opprimé, mais en réalité c’est la nation kurde qui est opprimée.

Pour Ibrahim Kaypakkaya, la dimension de la question nationale kurde a été sous-estimée, car on s’imagine que les nations se développent tardivement dans le capitalisme, alors qu’en réalité dès la mise en place d’un marché, il y a un cadre de posé. Il souligne ainsi :

« En outre, les nations émergent à l’aube du capitalisme, pas quand elles atteignent la limite ultime de leur développement.

Quand le capitalisme entre dans un pays, quand il se déplace dans une région, dans une certaine mesure et quand il unit les marchés dans ce pays, dans cette région, dans une certaine mesure, les communautés qui possèdent les autres caractéristiques d’être une nation sont alors considérées comme étant devenues une nation. Si ce n’était pas le cas, il faudrait considérer que toutes les communautés stables dans tous les pays et les régions reculés où le développement capitaliste est limité ne sont pas des nations (…).

Dans cette optique, il faudrait accepter qu’il n’y ait eu absolument aucunes nations en Turquie au cours de ces années. Aujourd’hui le féodalisme existe dans des parties du monde reculées et opprimées, en Asie, Afrique, et en Amérique latine à des degrés divers.

Selon cette logique il faudrait accepter que les nations n’existent pas dans ces régions et pays économiquement arriérés. Il est très clair que la théorie qui prétend que les Kurdes ne constituent pas une nation est un non-sens du début à la fin, contrairement aux faits, et, dans la pratique, nuisible.

Elle est nuisible car une telle théorie est bénéfique seulement pour les classes dirigeantes des nations qui oppressent, exploitent et dominent. Ils pourront ainsi trouver une justification à l’oppression nationale et à la cruauté qu’ils infligent aux nations opprimées, dépendantes et soumises, aux privilèges qu’ils s’octroient et aux inégalités qui en découlent. »

Il y a par conséquent deux aspects à prendre en compte : l’oppression de classe et l’oppression nationale. Il dit ainsi :

« L’oppression nationale utilisée par la bourgeoisie et les propriétaires de la nation dominante pour le “marché “et par la bureaucratie au pouvoir pour des “objectifs de caste” peuvent aller jusqu’à l’usurpation des droits démocratiques et les tueries en masse (c’est-à-dire le génocide). Il y a de nombreux exemples de génocide en Turquie.

L’oppression des travailleurs des peuples minoritaires de cette manière acquiert une double qualité. Premièrement il y a l’oppression de classe utilisée contre les travailleurs afin d’exploiter et d’éradiquer la lutte de classe ; deuxièmement, il y a l’oppression nationale mise en œuvre pour les objectifs mentionnés plus haut contre toutes les classes des nations et des nationalités minoritaires.

Les communistes ont fait la distinction entre ces deux formes d’oppression, parce que, par exemple, tandis que les bourgeois Kurdes et les petits propriétaires s’opposent à la seconde forme d’oppression, ils supportent la première.

En ce qui nous concerne, nous sommes opposés aux deux formes d’oppression.

Afin d’éradiquer l’oppression nationale, nous supportons la lutte de la bourgeoisie Kurde et des petits propriétaires, mais, d’un autre côté, nous devons nous battre contre eux pour mettre un terme à l’oppression de classe. »

Ibrahim Kaypakkaya tient à insister sur le fait que l’oppression nationale n’a pas comme origine l’impérialisme, car celui-ci en profite et l’appuie, mais sa base repose en Turquie, sur la bourgeoisie compradore et les grands propriétaires terriens. Il rappelle comment les puissances impérialistes découpent les pays comme ça les arrange lorsqu’ils sont en mesure de le faire :

« Le Traité de Lausanne a divisé les Kurdes entre les différents États. Les impérialistes et le nouveau gouvernement turc ont fixé les frontières au en marchandant, en violant le droit de la nation Kurde à l’autodétermination et en ignorant ses aspirations et ses désirs. De cette façon, la région du Kurdistan a été divisée entre l’Iran, l’Irak et la Turquie.

À ce stade, passons à un autre point : il est sans aucun doute injuste que le droit du Kurdistan à l’autodétermination ait été piétiné et déchiré en morceaux par le Traité de Lausanne.

Et comme l’a dit le camarade Lénine à une autre occasion, c’est le devoir des partis communistes de protester contre cette injustice et de faire prendre constamment honte à toutes les classes dirigeantes sur ce sujet. »

Cela ne veut cependant pas dire qu’Ibrahim Kaypakkaya se positionne en faveur de l’unité du Kurdistan et son indépendance. Il rappelle que c’est à la nation kurde de faire ces choix, que les communistes prônent le droit à l’auto-détermination, pas l’auto-détermination systématique, forcée.

Il dit ainsi :

« Le mouvement communiste en Turquie est seulement tenu de résoudre de la meilleure façon, la plus correcte, la question nationale dans les frontières de la Turquie. Si les partis communistes en Irak et en Iran trouvent la meilleure solution pour la question nationale du point de vue de leurs propres pays, alors l’injustice historique en question n’aura plus aucune valeur ou plus aucune importance.

Pour nous inclure l’unification de l’ensemble du Kurdistan serait malsain pour cette raison : ce n’est pas quelque chose que nous devons décider. C’est quelque chose que la nation Kurde décidera elle-même.

Nous défendons le droit à l’autodétermination de la nation Kurde, qui est, le droit de créer son propre État indépendant. Nous laissons à la nation Kurde elle-même le soin de décider si elle exerce ce droit ou dans quelles conditions elle l’exerce. »

Tout doit se décider démocratiquement et démocratiquement au moins, la meilleure situation étant celle où les choix se font en fonction des intérêts de la révolution mondiale. Ibrahim Kaypakkaya conçoit ainsi l’hypothèse d’une séparation du Kurdistan turc si jamais la révolution y est plus avancée que dans le reste de la Turquie. Tout doit cependant se décider selon la réalité historique, les exigences démocratiques et les intérêts de la révolution mondiale.

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Ibrahim Kaypakkaya et le pouvoir rouge

Il faut le pouvoir rouge, pour pouvoir affirmer la révolution démocratique, par la révolution agraire qui ouvre la voie à la classe ouvrière et permet l’alliance avec la bourgeoisie nationale.

Cependant, la direction du TIIKP est concrètement opportuniste, elle converge avec le régime, d’où sa ligne se poser ou de s’imaginer se poser en fait dans un cadre urbain stable, considérant que de toutes façons l’urbanisation amène un basculement à terme, que les choses vont s’arranger pour ainsi d’elle-même – il y a toujours cette tendance à attendre le « putsch » des officiers.

De fait, le dirigeant du TIIKP, Doğu Perinçek, passera ensuite des décennies à présenter sa propre position symbolique comme le socle pour tous ceux qui au sein de l’État turc font contre-poids aux États-Unis, dans un idéalisme fantasmatique sur une base nationaliste de gauche.

Dans sa critique du programme du TIIKP, Ibrahim Kaypakkaya note d’ailleurs une chose importante. Déjà, il y a un emploi populiste des termes d’ouvriers et de paysans :

« La désignation de « Parti des ouvriers et des paysans » ne sert en pratique qu’à brouiller la différence marquée entre la démocratie bourgeoise et la démocratie prolétarienne et ainsi à ternir la conscience de classe du prolétariat. »

Mais il y a aussi le fait que le terme « ihtilal » employé par le TIIKP a une connotation marquée. Si le terme « Devrim » se traduit communément par révolution, celui de « ihtilal » a davantage le sens de soulèvement, de coup de force.

Ibrahim Kaypakkaya constate ainsi :

« Nous devons prendre en compte l’interprétation particulière que le terme « Ihtilalci » a connu dans notre pays au sein du peuple. Le terme « Ihtilalci » est compris en général comme un putsch d’officiers bourgeois.

Les officiers putschistes se nommaient eux-mêmes « Ihtilalci », le peuple a ainsi l’habitude de les assimiler à cela. On parle par exemple du « 27 Mayis ihtilalci » (le « renversement du 27 mai »). Les participants à ce mouvement sont nommés « ihtilalci subaylar » (les « officiers du renversement »). Ismet Inönu est par exemple un vieil « iIhtilalci subay ».

Les soulèvements populaires sont différenciés de ce type de putschisme par le mot « isyan » (soulèvement).

Seyh Bedrettin isyani (le soulèvement de Cheikh Bedreddin [en 1416 avec une perspective mystique panthéiste]), Pir Sultan isyani (le soulèvement de Pir Sultan [dans la seconde moitié du 16 siècle dans une perspective alévie], Baba Ishak isyani (le soulèvement de Baba Ishak [en 1239 comme révolte turkmène]), köylü isyanlari (les soulèvements paysans), Dersim isyani (le soulèvement de Dersim [pendant quinze ans à partir de 1923 dans une région kurde dans les hautes montagnes et suivi d’immenses massacres]), askerkerin isyani (soulèvement des soldats), etc.

Cela rejoint la question démocratique posant la révolution agraire. Le TIIKP n’est pas une bonne base historique pour être dans le cadre nécessaire alors en Turquie, il ne croit pas aux paysans. Et ici Ibrahim Kaypakkaya insiste sur le fait que la question n’est pas celle du nombre de paysans, mais de la nature du régime.

De par la nature semi-féodale d’une Turquie dominée par l’impérialisme, la question démocratique est la clef. C’est cela qui amène au premier plan la question de la féodalité à renverser, et donc la question des paysans.

C’est pourquoi il pose de manière systématisée que la ville est le support des campagnes, et non le contraire. C’est là où le TIIKP montre bien qu’il converge avec un régime dont est attendu une transformation en quelque sorte « naturelle », par un coup d’État des officiers « de gauche » et « patriotiques ».

Ibrahim Kaypakkaya dit ainsi :

« Tant que l’ennemi en tant qu’ensemble a le dessus sur nous, notre politique dans les villes et principalement de « rassembler les forces et de profiter des occasions ». Et, par moments, d’organiser des soulèvements, des replis dans les campagnes.

A côté de cela, il est possible tout d’abord comme soutien à la lutte dans les campagnes, ensuite comme moyen de la défense active contre les agressions réactionnaires, troisièmement comme un des moyens d’accumuler des forces, de mettre en place des actions de guérilla dans les villes.

Tout comme les cambriolages de banque peuvent organiser avec ces buts, à savoir comment l’argent du gouvernement et des réactionnaires peut être exproprié, les ennemis de classe dans les villes peuvent être éliminés.

Par exemple les indicateurs, les officiers fascistes, les policiers pratiquant la torture, les meneurs des organisations fascistes, les patrons tyranniques et leurs aides, les briseurs de grève, les provocateurs, les dénonciateurs, ceux qui exécutent les révolutionnaires et les font être condamnés à mort.

En plus de cela, les liaisons routières et d’informations peut vent être paralysées, les camarades peuvent être libérés des prisons, des sabotages peuvent être menées dans certaines bases militaires et quartiers généraux, commissariats, sièges des organisations fascistes, etc. »

Il tient ici à préciser :

« Si nous approuvons par principe toutes les actions ci-dessous, nous ne perdons à aucun moment de vue que la lutte armée menée pour la révolution agraire doit être principale, et que la lutte dans les villes et toutes les autres formes de lutte lui sont subordonnées. »

Dans sa Critique générale de la direction du TIIKP, Ibrahim Kaypakka formule ainsi onze points résumant sa position :

« 1. Les activités dans les campagnes sont principales, celles dans la ville sont secondaires.

2. La lutte armée est principale, les autres formes de lutte sont secondaires.

3. L’activité illégale est principale, l’activité légale est secondaire.

4. Tant que l’ennemi nous est supérieur au niveau territorial, la défense stratégique est principale.

5. Dans la défense stratégique, l’offensive tactique est principale, la défense tactique secondaire.

6. Dans cette étape de lutte armée dans les campagnes, la guerre de guérilla est principale, les autres formes de lutte secondaires.

7. Dans les villes (les grandes villes), dans la phase de défense stratégique, l’accumulation de forces et l’attente d’opportunités est principale, les autres formes d’organisation secondaires.

8. Dans l’organisation, celle du Parti est principale, les autres organisations sont secondaires.

9. Dans les autres organisations, l’organisation de la lutte armée est principale.

10. La confiance en ses propres forces est principale, s’appuyer sur les alliés est secondaire.

11. Dans notre pays, les conditions de la lutte armée existent. »

Il y a ainsi une nécessité à rejeter les conceptions erronées parlant d’un « développement » capitaliste de la Turquie, car cela forme un obstacle à l’affirmation de la nécessité de la révolution démocratique.

Dans sa critique générale de la direction du TIIKP, il rappelle que :

« Nous devons nous démarquer de manière marquée, expressément, des prétentions révisionnistes et trotskystes disant que l’impérialisme dissout le féodalisme par le développement du capitalisme, et nous devons expressément rendre clair que le rôle véritable que joue l’impérialisme dans les pays arriérés consiste à les coloniser, à mettre les peuples en esclavage, à piller toutes les richesses, à renforcer sur le plan politique la dictature réactionnaire de la bourgeoisie compradore et les grands propriétaires terriens, à mener encore plus à la misère par l’expropriation les paysans travailleurs. »

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Ibrahim Kaypakkaya et la bourgeoisie nationale

Le problème fondamental pour Ibrahim Kaypakkaya, c’est que le Parti qu’il avait rejoint, le Türkiye İhtilâlci İşçi Köylü Partisi (TIIKP – Parti Révolutionnaire des Ouvriers et des Paysans de Turquie), se revendiquait de Mao Zedong, mais s’alignait en pratique sur le révisionnisme du TKP.

Le TIIKP convergeait en effet avec l’interprétation du kémalisme comme bourgeois patriotique.

Ibrahim Kaypakkaya constate ainsi dans son analyse du kémalisme que :

« Le pouvoir kémaliste n’était pas, comme le prétendant les révisionnistes de la Şafak, une « dictature politiquement indépendante de la bourgeoisie nationale », mais une dictature semi-dépendante de l’impérialisme de la grande bourgeoisie turque ayant un caractère comprador et des grands propriétaires terriens…

L’affirmation des révisionnistes de la Şafak s’oppose tant à la théorie générale du socialisme qu’aux faits dans notre pays. Elle s’oppose à la théorie générale du socialisme, car en règle générale, dans les pays arriérés, une dictature politiquement indépendante de la bourgeoisie nationale n’est plus possible.

Le camarade Mao Zedong a déjà constaté cela en 1926 [dans son Analyse des classes de la société chinoise] :

« Sa plate-forme politique [à la bourgeoisie nationale – I.K.], c’est la création d’un État dominé par une seule classe, la bourgeoisie nationale (…).

Mais la tentative de cette classe de créer un État dirigé par la bourgeoisie nationale est absolument vaine, maintenant que dans le monde se déroule une lutte décisive entre deux forces gigantesques : la révolution et la contre-révolution.

Chacune d’elles a levé un immense drapeau : l’un est le drapeau rouge de la révolution, et c’est la IIIe Internationale qui l’a levé afin de rallier autour de lui toutes les classes opprimées du monde ; l’autre est le drapeau blanc de la contre-révolution, et c’est la Société des Nations qui l’a levé afin de rallier autour de lui toutes les forces contre-révolutionnaires du monde.

Il se produira inévitablement, à une date très prochaine, une scission parmi les classes intermédiaires : les unes iront à gauche vers la révolution, les autres à droite vers la contre-révolution.

Pour ces classes, la possibilité d’occuper une position « indépendante » est exclue.

C’est pourquoi la conception, si chère à la moyenne bourgeoisie chinoise, d’une révolution « indépendante » où cette classe assumerait le rôle principal n’est que pure illusion. [Souligné par nous – I.K.] »

Les propos du camarade Mao Zedong ont une valeur universelle pour l’époque des révolutions prolétariennes qui a commencé après la grande révolution d’Octobre.

Les révisionnistes de la Şafak [c’est-à-dire la direction du TIIKP] piétinent ouvertement et de manière vile la théorie générale du socialisme, dans la mesure où ils présentent des choses qui sont une « pure illusion » comme la réalité. »

Ibrahim Kaypakkaya, suivant Mao Zedong, dresse alors la conclusion inévitable que la bourgeoisie nationale qui a été mise de côté peut historiquement s’intégrer au processus de révolution démocratique. Il faut pour cela que la révolution agraire soit enclenchée ; le pouvoir rouge fera alors basculer l’Histoire.

Voici comment il présente cela :

« Pourquoi l’alliance avec la bourgeoisie nationale n’est-elle pas possible, avant que le pouvoir politique rouge ait émergé dans un ou plusieurs territoires ?

Parce que la bourgeoisie nationale n’acceptera pas avant cela la direction du prolétariat ; elle persistera de manière opiniâtre sa ligne prête au compromis, capitularde, réformiste, qui n’amènera jamais les masses à la révolution et à la libération.

Cette alliance ne sera pas possible, non pas parce que le prolétariat ne veut pas aller à une alliance avec la bourgeoisie, mais parce que la bourgeoisie n’entend pas aller à une telle alliance. »

Il s’agit d’une stratégie, pas d’une tactique :

« Les communistes distinguent le principal du secondaire lors de l’établissement de leur politique. C’est une chose de la plus haute importance et la condition pour avancer sur la juste voie.

Par exemple, nous disons qu’aujourd’hui la lutte armée est principale, les autres formes de lutte secondaire. Accepter les autres formes de lutte ne rend pas nécessaire de les rendre principales.

Nous disons par exemple également qu’aujourd’hui la lutte dans les campagnes est principale, celle dans les villes secondaires. Accepter la lutte dans les villes ne rend pas nécessaire de la traiter comme principale.

De la même manière, compter sur ses propres forces est principal, compter sur les forces des partenaires d’une alliance est secondaire.

Le front unique est unité avec des contradictions. Chaque contradiction a un aspect principal et un aspect secondaire. L’aspect principal du front unique ce sont les ouvriers et les paysans, l’aspect secondaire c’est la bourgeoisie nationale.

Accepter le front unique avec la bourgeoisie ne signifie pas d’en faire l’aspect principal de la contradiction.

Dans la lutte pour la réalisation du front unique du peuple, les marxistes-léninistes travaillent en première ligne à la réalisation de l’alliance ouvrière-paysanne, ils mettent l’accent dessus.

En seconde ligne, ils portent l’accent sur l’alliance avec la bourgeoisie nationale.

Cela signifie concrètement la chose suivante : en première ligne ils mettent l’accent sur la construction du Parti et de l’armée. »

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Ibrahim Kaypakkaya et la Turquie semi-féodale

Il faut bien comprendre que si Ibrahim Kaypakkaya s’est tourné vers les campagnes, c’est parce que sa grille de lecture lui amène à considérer cela comme une orientation historiquement nécessaire.

En fait, à la base même, il rejette les lignes du mouvement étudiant ayant émergé au début des années 1970 et se considérant comme la « suite » révolutionnaire de la Turquie de Mustafa Kemal, dont les guérillas de la THKO et du THKP-C sont les expressions les plus notables.

Comme il le formule dans sa Critique générale du TIIKP :

« Nous devons tracer une ligne forte et aiguë entre le putschisme bourgeois et la « lutte active » des masses. »

Que dit Ibrahim Kaypakkaya ? Que la Turquie de Mustafa Kemal n’a pas instauré, après l’effondrement de l’empire ottoman, une république par en haut, au moyen d’officiers, d’intellectuels et de grands bourgeois « progressistes », comme le prétendent les révisionnistes du TKP, l’URSS et la majorité du mouvement étudiant révolutionnaire.

Il n’y a pas eu d’indépendance nationale avec une bourgeoisie prenant le pouvoir en étant instauré en haut par l’État, puis ensuite en raison de la faiblesse économique du pays un assujettissement à l’impérialisme américain.

En réalité, le kémalisme qui a remplacé en Turquie le régime de l’empire ottoman a consisté en la prise du pouvoir par la bourgeoisie commerçante en alliance avec les grands propriétaires terriens, en étroite relation avec les forces féodales.

Dans son analyse du kémalisme, Ibrahim Kaypakkaya présente comme suit les forces en présence. Il faut bien remarquer qu’Ibrahim Kaypakkaya souligne qu’il n’y a que deux camps majeurs, tout en mentionnant une troisième force.

Cela est très important, car celle-ci, d’orientation islamiste, va au fur et à mesure prendre le dessus à partir des années 1990. Au moment où Ibrahim Kaypakkaya analyse le pays, la configuration était autre.

« Après la guerre d’indépendance, deux camps politiques se sont formés parmi les classes dirigeantes (la grande bourgeoisie compradore et les grands propriétaires terriens).

Le premier camp s’est formé sur la base de la nouvelle bourgeoisie turque, qui s’est dilatée avec le temps et a continué de développer sa coopération avec l’impérialisme, une partie de la bourgeoisie compradore de la « Ittihat ve Teraki » et la couche supérieure et privilégiée des fonctionnaires et des intellectuels.

[Le Ittihat ve Teraki est le Comité union et progrès, base du mouvement dit jeune-turc prônant la modernisation et la turquification à marche forcée au sein de l’empire ottoman ; il donna effectivement le ton dans le pays de 1908 à 1918, étant notamment à l’origine du génocide arménien.]

Le second camp consistait en une autre partie de l’ancienne bourgeoisie compradore non encore totalement liquidée, une autre partie des féodaux et des grands propriétaires terriens, des usuriers et des marchands en gros spéculateurs, ainsi que des membres de la Cour, du clergé, et des restes de la haute bureaucratie.

La bourgeoisie moyenne à caractère national se plaça du côté du premier de ces camps, dans le [parti] le CHP [Cumhuriyet Halk Partisi, Parti républicain du peuple] et du côté du gouvernement comme force secondaire.

Lorsque les membres du second camp ont eu la possibilité de s’organiser, se sont organisés la Terakkiperver Cumhuriyet Fırkası [TCP, Parti républicain progressiste, interdit en 1925] et la Serbest Cumhuriyet Fırkası [SCF, Parti républicain libéral, interdit en 1930] ; tant qu’elle n’avait pas cette possibilité, elle s’était nichée dans le CHP [de facto le parti unique].

Dans le second camp, il y avait également des partisans du califat et des éléments loyaux à la monarchie (la vieille bureaucratie féodale, des restes de la haute bureaucratie, des religieux, et.). Mais ils ne furent pas ni là ni après des éléments prédominants dans le camp politique auquel ils appartinrent. Ceux-ci consistaient en la grande bourgeoisie compradore avec une partie des grands propriétaires terriens, des usuriers, des marchands en gros spéculateurs, etc.

Ces mêmes éléments loyaux à la monarchie se sont placés comme force secondaire dans le DP [Demokrat Parti, Parti démocrate] et l’AP [Adalet Partisi, Parti de la justice]. Il est connu qu’ils fondèrent par la suite le MNP [Millî Nizam Partisi, Parti de l’ordre national].

Cela signifie que le conflit entre les deux camps dominants se plaçaient fondamentalement sur la base de la république, et comme une lutte de pouvoir entre la grande bourgeoisie compradore et les grands propriétaires terriens, pas entre ceux qui voulaient en revenir au sultanat et à la monarchie et la bourgeoisie républicaine, pas entre la révolution et la contre-révolution.

Cette phase [de la monarchie] appartenait enfin au passé. »

Partant de là, le régime est réactionnaire à la base. La République de Turquie a un régime qui s’est mis en place non pas sur la base d’une révolution, mais a été créé afin de combler le vide institutionnel conformément aux intérêts des couches sociales ayant le dessus dans le rapport de force alors.

Ibrahim Kaypakkaya rappelle ici l’analyse de Staline faite à l’Université Sun Yat-sen de Moscou en 1927 :

« Une révolution kémaliste n’est possible que dans des pays comme la Turquie, la Perse ou l’Afghanistan, où il n’y a pas de prolétariat industriel, ou pratiquement pas, et où il n’y a pas de révolution agraire-paysanne puissante.

Une révolution kémaliste est une révolution de la couche supérieure, une révolution de la bourgeoisie marchande nationale, née d’une lutte contre les impérialistes étrangers, et dont le développement ultérieur est essentiellement dirigé contre les paysans et les ouvriers, contre la possibilité même d’une révolution agraire.

Une révolution kémaliste est impossible en Chine car : a) il y a en Chine un certain minimum de prolétariat industriel militant et actif, qui jouit d’un énorme prestige parmi les paysans ; b) il y a dans ce pays une révolution agraire développée qui, dans sa progression, balaie les survivances du féodalisme. »

On en a la preuve avec le fait que le régime turc dirigé par Mustafa Kemal, a immédiatement entretenu de bons rapports avec des pays impérialistes comme le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France. Le Parti Communiste a, en accord avec cela, été réprimé et interdit dès sa fondation en 1920, puis autorisé en 1921 et réinterdit en 1925 ; le dirigeant communiste historique Mustafa Suphi fut assassiné en janvier 1921.

Mustafa Suphi

C’est cette substance du régime qui explique la violence effectuée contre les minorités, que ce soit pour s’approprier leurs biens, leur capital, voire pour les éliminer. Les Arméniens, les Grecs et les Kurdes ont été des cibles immédiates, alors le chauvinisme turc a été systématisé à tous les niveaux du régime.

On trouve à l’arrière-plan le rôle essentiel de l’armée ; Ibrahim Kaypakkaya, dans son analyse du kémalisme, définit pour cette raison les choses ainsi :

« La dictature kémaliste est en réalité une dictature militaire. »

Le nouveau régime correspond ainsi simplement aux intérêts nouveaux des couches dominantes alors que l’empire ottoman s’est effondré. Il ne faut pas être trompé par l’instabilité interne, puisque dans la nouvelle bourgeoisie, qui est compradore c’est-à-dire inféodée et intermédiaire de l’impérialisme, il y a une division qui se produit immanquablement.

En effet, l’impérialisme tient à des puissances en compétition et cela se reflète dans la bourgeoisie compradore turque. Une partie se fait happer par l’Allemagne, une autre par le Royaume-Uni, une par la France, etc.

Ainsi, si avant 1935, les fractions liées au Royaume-Uni et à la France avaient le dessus, par la suite ce sera celle liée à l’Allemagne. Cela n’ira pas jusqu’à une participation à la deuxième guerre mondiale, il y aura une remise à plat en 1945 et en 1950 c’est une fraction liée aux États-Unis qui prendra les commandes de la Turquie.

Cela explique le jeu parlementaire après 1946 en Turquie, avec le Cumhuriyet Halk Partisi (CHP, Parti républicain du peuple) et le Demokrat Parti (DP, Parti démocrate) ; auparavant, le CHP était le seul parti ayant le droit de se présenter.

Et les éléments les plus réactionnaires liés à l’empire ottoman en tant que grands propriétaires terriens, spéculateurs, usuriers… se maintinrent à l’écart en essayant de conforter leurs positions ; ce sont eux qui fondirent en 1972 le Millî Nizam Partisi (MNP, Parti de l’ordre national) qui produira toute la scène politique islamiste à prétention réformatrice sous l’égide de Necmettin Erbakan et Recep Tayyip Erdoğan. Ils restent cependant marginaux au niveau de l’État à l’époque d’Ibrahim Kaypakkaya.

Et, le cas échéant, l’armée intervient par des coups d’État si besoin, comme en 1960, 1971 (et 1980).

Dans un tel contexte, il est possible qu’une clique réactionnaire dans l’opposition joue un rôle positif en cherchant à contrer l’évolution du régime, mais cela ne peut être que relatif. Ce fut par exemple le cas lorsque le régime en place s’aligna sur l’Allemagne nazie et alla vers un fascisme encore plus cruel. Ce ne saurait être toutefois une direction de fond, ce que le TKP, le Parti Communiste de Turquie, n’a pas compris.

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Ibrahim Kaypakkaya et l’affirmation de la révolution agraire par la lutte armée

L’enquête menée par Ibrahim Kaypakkaya dans la région de Kürecik aboutit à une conclusion de fond : il se passe quelque chose et il faut en être. Il va synthétiser ce point de vue dans la Critique générale – origine et développement des différences entre le révisionnisme de la Şafak et nous ; Şafak (Aube) étant alors l’organe de la direction du TIIKP.

La ligne d’Ibrahim Kaypakkaya est, au sens strict, la même que celle de Charu Mazumdar en Inde avec le Parti Communiste d’Inde (Marxiste-Léniniste). On y trouve la même interprétation : le pays bascule, il y a un espace pour la lutte armée, et la victoire est d’autant plus possible ici que la situation révolutionnaire mondiale est en expansion.

Ibrahim Kaypakkaya

On y trouve la même thèse comme quoi il n’est pas la peine d’attendre que le Parti soit organisé dans tout le pays ; pareillement, il est considéré que le pouvoir rouge peut exister malgré l’existence d’un État central stable, la situation semi-féodale semi-coloniale permettant d’aller suffisamment de l’avant pour faire basculer les choses.

On y trouve également la même clef pour y parvenir justement : l’élimination des ennemis de classe dans le cadre de la révolution agraire, en poussant éventuellement les retranchements jusqu’aux villes.

Ibrahim Kaypakkaya, dans la Critique générale, souligne ainsi que :

« Dans notre pays, la lutte armée doit principalement avoir comme objectif de renverser l’autorité locale et centrale dans les campagnes, d’instaurer le pouvoir des paysans sous direction du prolétariat.

La forme de cette lutte dans la phase actuelle est la guerre de guérilla.

L’activité guérillera consiste en l’élimination des propriétaires terriens, des bureaucrates ennemis du peuple, des dénonciateurs, des usuriers, leur punition de différentes manières, l’expropriation de leur argent et de leurs armes, ainsi que l’attaque sur un tas de cibles vivantes et non vivantes.

Et c’est l’affaiblissement, le démantèlement et ensuite le renversement de l’autorité réactionnaire, et à sa place l’instauration de l’autorité révolutionnaire ! »

C’est la raison pour laquelle Ibrahim Kaypakkaya admet le pillage de banques et les enlèvements comme formes possibles de la lutte armée ; en fait, il prend totalement le contre-pied de la direction du TIIKP. Ce dernier en effet pose comme condition préalable qu’il soit présent dans tout le pays, qu’il y ait un congrès socialiste au niveau national pour unifier les forces.

Les événements des 15 et 16 juin 1970 avaient été un déclencheur de cette question de la nature de la rupture nécessaire. Une nouvelle loi anti-syndicale avait amené une mobilisation massive de la classe ouvrière ; à Istanbul, la répression fit plusieurs morts et la loi martiale fut déclarée dans le pays pour deux mois. L’armée prit également l’initiative par la suite de faire un coup d’État en mars 1971.

Il était évident, au vu des événements, que le TIIKP espérait une sorte d’union des forces de gauche et ne cherchait pas le combat révolutionnaire, mais simplement à se placer en ce sens de manière opportuniste.

Un rassemblement du TIIKP

Les faits vont entièrement donner raison à Ibrahim Kaypakkaya, puisque la direction à laquelle il s’opposait va ensuite chercher le plus à se protéger, quitte à s’aligner sur le régime, à adopter le nationalisme, à dénoncer les activistes de gauche en fournissant leurs noms et adresses y compris dans l’illégalité, etc.

Ibrahim Kaypakkaya, à rebours de la ligne de la direction du TIIKP, met en avant les trois armes du peuple : le Parti Communiste, l’armée populaire sous direction du Parti, le front unique du peuple.

Pour lui, il existe la possibilité historique, comme cela est présenté dans la Critique générale, de transformer les villages arriérés en « forteresses militaires, politiques, économiques et culturelle de la révolution ». L’absence de développement réel dans les campagnes permet aux révolutionnaires de les transformer en bases pour affronter un ennemi dont le fondement tient aux grandes villes.

La clef est ainsi la lutte armée, à mener le plus rapidement possible ; c’est la guérilla qui déclenche le processus à condition que le Parti l’assume et l’oriente, se transformant et se forgeant par là même :

« Le nœud central qui doit être saisi pour la mise en place du pouvoir politique rouge, c’est la construction du Parti et de l’armée dans la lutte armée ».

C’est le sens de la démarche de la mise en place au sein du TIIKP, en février 1972, du Dogu Anadolu Bölge Komitesi (DABK, Comité Régional d’Anatolie Orientale). C’est la fraction rouge dirigée par Ibrahim Kaypakkaya, qui se rebelle contre la direction révisionniste du TIIKP, mais assume également la rupture avec la majorité de ce parti qui s’est aligné sur elle.

Pour le DABK :

« Le combat révolutionnaire dans notre pays a atteint un point si important que désormais un courant, même s’il se présentait comme mouvement communiste, qui ne prendrait pas la voie de la lutte armée sera [forcément] isolé des masses. »

C’est le DABK qui amènera, le 24 avril 1972, à la constitution du TKP/ML et de la TIKKO.

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Ibrahim Kaypakkaya et la lecture de l’enquête dans la région de Kürecik

Lorsque Ibrahim Kaypakkaya mène son enquête dans la région de Kürecik en octobre 1971, il ne part pas de rien. En effet, la THKO avait déjà mené de la propagande précisément dans la zone étudiée, alors que trois de ses membres, Sinan Cemgil, Alparslan Özdoğan et Kadir Manga furent tués par la police lors de leurs préparatifs pour attaquer le radar américain. Cela a donné naissance à une véritable effervescence révolutionnaire.

Ibrahim Kaypakkaya constate ainsi que les bergers sont les plus favorables à la lutte armée paysanne, qu’ils ont aidé la THKO, qu’ils connaissent parfaitement le terrain, les grottes et les cachettes.

Il note que la grande majorité des paysans sont pauvres et endettés, qu’ils doivent s’expatrier même au moins temporairement quand ils ne rejoignent pas une ville ou l’Allemagne. Il dit d’elle :

« Cette couche a un fort désir de révolution et de lutte armée ; elle se moque de toutes les vues réformistes et bourgeoises. Ce sont les principales forces sur lesquelles nous nous appuierons dans les zones rurales. Leur destin et leur émancipation sont fermement et indissolublement liés au destin et à l’émancipation du prolétariat. »

Il y a également les paysans moyens, dont la partie la plus pauvre va dans le bon sens :

« La classe supérieure des paysans moyens sympathise également avec la révolution. Cependant, cette section ne donne pas beaucoup de probabilité aux ouvriers et aux paysans qu’ils puissent réussir par la lutte armée. Ils sont souvent influencés par le réformisme bourgeois.

Ils sont très curieux de savoir s’il y a des officiers dans l’armée qui prennent notre parti, et ils comptent sur eux. Ils voient les classes dirigeantes comme plus fortes qu’elles ne le sont et le peuple comme plus faible qu’elles ne le sont.

De telles opinions sont particulièrement courantes chez ceux qui ont de bonnes chances de rejoindre les rangs des paysans riches.

À l’avenir, lorsque la vague de la révolution grandira et grossira, cette section des paysans moyens rejoindra également les rangs de la révolution, libre de toute indécision. »

Les paysans riches ne forment eux que 1 % des familles paysannes de la zone et ne forment pas un obstacle majeur.

Ibrahim Kaypakkaya

Ibrahim Kaypakkaya note également qu’à l’époque de l’empire ottoman, il y avait des départs pour les montagnes de rebelles attaquant les aghas, c’est-à-dire les fonctionnaires de la cour du Sultan.

Ces derniers ont réussi à maintenir une influence jusque les années 1950 ; il y a également les forces religieuses qui ont une action néfaste encore dans plusieurs villages de religion sunnite, les autres étant alévies et à l’abri de cet aspect.

20 des 21 villages sont également kurdes, mais ont connu une large intégration dans l’identité turque.

Ibrahim Kaypakkaya formule alors, au vu de ce bilan, ainsi la substance de son enquête :

« Les principales caractéristiques économiques, sociales et politiques de la région dans laquelle nous opérons sont les suivantes :

1) Le capitalisme commercial dans la région s’est développé rapidement, surtout ces dernières années, et les biens des monopoles impérialistes et des grands capitalistes collaboratifs ont été amenés dans les villages, et les biens des paysans ont été déplacés vers le marché en nombre croissant chaque année. Journée. Cette évolution a conduit à l’exploitation impitoyable, à la faillite et à la misère des paysans par les monopoles impérialistes, les bourgeois collaborationnistes et une masse de marchands intermédiaires.

2) D’autre part, la division sociale du travail dans la production n’est pas encore réalisée ; c’est-à-dire le système dans lequel les propriétaires fonciers ou les bergers qui achètent la force de travail d’une part et les ouvriers et semi-travailleurs qui gagnent leur vie en vendant leur force de travail d’autre part, ne pourraient pas être réalisés. Il n’y a pas encore de branche de production dans laquelle la production est faite spécialement pour le marché. Le capitalisme est à un niveau très arriéré et primitif. Les paysans riches sont nouvellement formés et ils exploitent et font prospérer la masse des paysans non par le travail salarié mais par la dette portant intérêt.

3) Les paysans pauvres et de la classe moyenne de la région subissent des pressions nationales et religieuses ainsi que des pressions économiques. Pendant des années, les villageois ont courageusement résisté à l’oppression dans les trois régions et ont traversé d’importantes luttes.

4) La grande masse de paysans (paysans pauvres et de la classe moyenne, même la classe inférieure des paysans riches) qui sont volés et exploités jusqu’à l’os avec des profits commerciaux élevés et des intérêts sur la dette forment les forces de la Révolution démocratique populaire et prennent rapidement leur place dans les rangs de la lutte révolutionnaire. Les faiseurs d’intérêts, certains paysans riches, les commerçants profiteurs, le clergé réactionnaire, les fonctionnaires corrompus, corrompus et tyranniques, plus indirectement les grands capitalistes collaboratifs et l’impérialisme américain sont les ennemis des paysans et forment la contre-révolution.

5) Dans la région où nous opérons, il n’y a presque pas d’autorité locale. Comme dans les plaines d’Urfa, Mardin, Diyarbakir, il n’y a pas de forces spéciales ni de gardes du corps des réactionnaires locaux pour faire pression sur les villageois. Les réactionnaires maintiennent leur domination sur les paysans en s’appuyant directement sur l’autorité de l’État (gendarme, commando et organisation policière, militaire).

Par conséquent, la politique de « l’extermination des ennemis de classe » pour la prise du pouvoir ne peut pas être la politique principale dans cette région. La lutte pour le pouvoir doit être menée directement contre les forces de l’État (c’est-à-dire contre l’autorité centrale). »

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Ibrahim Kaypakkaya et l’enquête dans la région de Kürecik

En octobre 1971, Ibrahim Kaypakkaya publia le résultat d’une enquête menée dans la région de Kürecik, dans la province de Malatya dans le sud-est de la Turquie. C’est une région plutôt montagneuse, pour cette raison l’armée américaine y avait placé un radar visant l’URSS dans les années 1960, l’OTAN y installant ensuite un nouveau radar en 2012.

La zone étudiée par Ibrahim Kaypakkaya était un sous-district, avec 21 villages, qui sont éloignés les uns des autres par une heure de marche ; son objectif était de faire comme Mao Zedong et de procéder à un panorama des classes en présence.

Ibrahim Kaypakkaya

La raison de cela est que, dans les rangs du Türkiye İhtilâlci İşçi Köylü Partisi (TIIKP – Parti Révolutionnaire des Ouvriers et des Paysans de Turquie), il s’opposait à la ligne de la direction qui était, somme toute, dans l’attente d’un coup d’État qu’il imaginait pro-bourgeois et anti-monopoliste.

Ibrahim Kaypakkaya, qui se plaçait sur le terrain des enseignements de Mao Zedong, considérait qu’une telle ligne était une convergence avec le réformisme, avec le révisionnisme du Parti Communiste de Turquie, et qu’au contraire qu’il fallait partir de la lutte armée contre le féodalisme.

Il constate de la manière suivante la difficulté de son entreprise d’enquête :

« Quelle est la mesure pour distinguer les classes les unes des autres dans la région ?

Est-ce la taille du terrain possédé, le nombre d’animaux, ou le nombre de poiriers, par exemple, ou autre chose ?

Constatons tout d’abord que les classes de cette région ne sont pas encore séparées les unes des autres par des lignes définies.

Comme nous l’avons vu en Égée et en Thrace, les paysans riches (la bourgeoisie villageoise) qui exploitent les paysans par le travail salarié ne sont pas très courants.Une pauvreté généralisée s’est emparée de la grande majorité des villageois (estimée à plus de 90%).

Parmi eux, il y a ceux qui sont dans une très mauvaise situation, ceux qui sont relativement mieux, etc., naturellement.

Deuxièmement, disons ceci : Il n’y a pas de propriétaire terrien dans cette région, qui exploite les villageois par la subsistance, le métayage, la corvée et des moyens similaires, comme on le voit dans les plaines d’Urfa, Mardin et Diyarbakir. Les paysans sont généralement de petits producteurs « libres ».

Troisièmement, disons qu’aucun des aspects de la production sociale n’est encore devenu fondamental en montrant un développement sérieux.

En d’autres termes, ni l’agriculture de plein champ, ni l’élevage et l’agriculture de produits animaux, ni l’arboriculture fruitière ne constituent la production principale. Tous ces éléments sont menés ensemble et à peu près dans la même mesure, et semblent être d’égale importance.

Parmi eux, l’agriculture relativement arable et l’élevage ovin et caprin sont au premier plan, mais il n’y a pas de développement sérieux dans ces zones (ni dans l’une ni dans l’autre). Par conséquent, ni la taille du terrain ni le nombre d’animaux ne constituent à eux seuls une mesure précise pour distinguer les classes les unes des autres.

En raison du terrain montagneux, les terres sont stériles, stériles et vallonnées ; il est presque impossible d’utiliser des véhicules modernes tels que des tracteurs et des moissonneuses, il n’y a pas d’agriculture centrifuge.

Le fait que l’agriculture de champ ne se soit pas développée et ne soit pas devenue la principale direction de la production sociale est dû à cet état défavorable de la terre. Même dans les sols les plus fertiles, le rendement dépasse rarement cinq pour un.

Par conséquent, même les familles possédant plus de 100 acres de terre ne peuvent souvent pas gagner leur vie et sont obligées de vendre leur force de travail. Il y a de telles familles que bien que leur terre atteigne 200 acres, elles peuvent à peine gagner leur vie. En fait, il quitte volontairement certaines de ces terres, sans les cultiver, car il ne peut pas obtenir la récompense de son travail sur la terre qu’il travaille. »

On a compris qu’on était dans une estimation d’arriération profonde, avec des échanges très faibles, une absence de différenciation que justement le capitalisme développé systématise. Ibrahim Kaypakkaya dit ainsi :

« Le revenu annuel d’une famille paysanne donne une idée assez précise de la classe à laquelle elle appartient, et il est beaucoup plus facile à calculer que ce qui précède (quantité de terre, nombre d’animaux, nombre de poiriers).

Quatrièmement, disons ceci : le commerce entre chaque jour un peu plus dans la vie des paysans. Les besoins les plus élémentaires des villageois sont de plus en plus satisfaits chaque jour par le marché (…).

Radio, magnétophone, tourne-disque, horloge sont entrés dans de nombreux foyers. Le thé fait partie des biens de consommation normaux depuis un certain temps. Les besoins en légumes sont largement satisfaits par le marché. Le blé alimentaire manquant est acheté au marché, etc.

L’artisanat décline et s’effondre. D’autre part, une partie des produits fabriqués par les villageois sont acheminés vers le marché dans des proportions de plus en plus importantes. Les choses que les villageois vendent le plus au marché sont les animaux (moutons, chèvres) et les poires. Outre cela, certains produits animaux (comme le feutre de laine, l’huile, le fromage) sont également vendus en petites quantités.

Qu’est-ce que ça veut dire ? Cela signifie que les paysans sont de plus en plus exploités par le capital commercial, poussés à la faillite et à la misère.

D’une part, les paysans sont exploités par les marchands intervenant alors qu’ils se procurent leurs nécessités au marché, et d’autre part, par les marchands d’animaux et de poires tout en vendant leurs marchandises.

Parmi les paysans, ceux qui sont plus ou moins riches, ceux qui ont un surplus d’argent, se lancent généralement dans les affaires. Les biens des monopoles impérialistes et des capitalistes collaborationnistes passent entre les mains des paysans avec des profits commerciaux élevés. D’autre part, par exemple, les poires sont achetées aux villageois pour 60-75 cents le kilo et vendues sur le marché pour 200-350 cents.

Cinquièmement, disons ce qui suit : Les villageois dont les revenus ne suffisent pas à subvenir à leurs besoins sont également de plus en plus endettés. Les banques n’accordent que peu ou pas de prêts à qui que ce soit d’autre qu’aux paysans riches, qui constituent une très petite minorité. Ils doivent emprunter de l’argent à des paysans riches qui ont de l’argent. L’intérêt de la dette est en moyenne de 5% par mois. C’est 60% par an (…).

Sixièmement, disons ceci : la masse de paysans exploités par de hauts profits commerciaux et des intérêts de prêt, poussés à la faillite et à la misère, fait de la plupart d’entre eux des « expatriés ».

La plupart des villageois travaillent comme ouvriers du bâtiment, porteurs, mendiants et surtout colporteurs à Antep, Adana, Istanbul et Antalya. »

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Ibrahim Kaypakkaya et la « Révolution nationale démocratique »

Si Ibrahim Kaypakkaya, Mahir Çayan que Deniz Gezmiş ont la même origine contextuelle, leurs positions étaient toutefois extrêmement différentes. Concrètement, tous les courants issus de la gauche née en 1968 en Turquie se sont placés dans la perspective de la « Révolution nationale démocratique », sauf Ibrahim Kaypakkaya et le TKP/ML.

Ce sont THKP/C de Mahir Çayan et la THKO de Deniz Gezmiş qui ont ici formulé les conceptions les plus développées de la « Révolution nationale démocratique ».

Ibrahim Kaypakkaya, Mahir Çayan, Deniz Gezmiş

Mahir Çayan considérait la Turquie comme victime du néo-colonialisme. L’ancien colonialisme avait été abandonné et l’impérialisme maintenait la Turquie sous son joug. Le régime parvenait à se maintenir au moyen d’un équilibre artificiel entre l’oligarchie au service de l’impérialisme et les larges masses.

Cela permettait d’acheter une forme de paix sociale, de réaliser une modernisation relative du pays et de disposer d’un agrandissement du marché national. Une clef pour cela était une sorte d’alliance entre la bourgeoisie nationale réformiste et la bourgeoisie vendue à l’impérialisme.

Mahir Çayan explique les choses ainsi :

« Parce que le capitalisme monopoliste ne s’est pas développé dans notre pays par sa propre dynamique interne et aussi parce que la bourgeoisie monopoliste autochtone est née dans la fusion avec l’impérialisme, notre but stratégique est la révolution anti-impérialiste et anti-oligarchique.

(Le concept de révolution anti-impérialiste et anti-oligarchique ne se distingue guère de la Révolution Nationale Démocratique dans les termes. Mais elle détermine un contenu essentiellement plus profond et une qualité différente. Parce que cette notion désigne la forme d’occupation impérialiste de la troisième crise impérialiste, elle est donc plus adéquate. La notion de Révolution Nationale Démocratique caractérise généralement la période durant laquelle les anciennes méthodes d’exploitation impérialiste s’exerçaient.)

Avant la seconde guerre de partage [la seconde guerre mondiale], le féodalisme était représenté par la classe dominante des pays arriérés abandonnés par les partenaires de l’alliance impérialiste, comme conséquence aux méthodes d’exploitation modernes.

(La bourgeoisie moderne n’est rien d’autre que le prolongement de l’impérialisme.)

Comme on l’a déjà montré dans la deuxième partie, le contrôle et la présence pratique de l’impérialisme était généralement confiné aux territoires maritimes, aux ports, aux endroits stratégiques et aux centres de communication principaux.

L’autorité centrale était très faible, les trois quarts du pays et de la population étaient sous le contrôle de petites villes féodales rivales entre elles.

Le capitalisme n’étant pas prédominant, l’urbanisation, les transports et les communications n’étaient pas très développés.

L’impérialisme était pour le pays un symptôme externe et le processus social était féodal.

C’est pourquoi la contradiction principale s’établissait entre les régions féodales faibles, qui contrôlaient les trois-quarts du pays et de la population, et les paysans qui vivaient une situation de semi-servage (…).

Cependant, dans la troisième période de crise impérialiste, le processus social n’est pas féodal dans des pays comme le nôtre.

Et l’impérialisme n’est plus un symptôme externe. Le fait que les rapports de production impérialistes aient imprégné totalement le pays a amené en même temps l’impérialisme à devenir interne.

Les autorités régionales faibles ont fait place à l’État oligarchique en même temps qu’à l’impérialisme.

Aussi l’impérialisme mène-t-il, dans ces pays, toutes sortes d’interventions, quand il le juge nécessaire, depuis la succession au pouvoir des diverses fractions de l’oligarchie jusqu’à la direction de la politique de répression exercée contre le peuple, à l’aide d’organisations comme la CIA, le FBI et d’autres.

De plus, dans cette époque de force de frappe nucléaire, le contrôle impérialiste sur ces pays n’est plus seulement économique mais aussi politique et militaire.

Par exemple, en Turquie (qui fait partie de l’OTAN), l’impérialisme américain a créé une véritable hégémonie, du contrôle de la direction du diktat oligarchique jusqu’à l’économie du pays (la mentalité de l’occupation masquée).

C’est pourquoi il est pratiquement impossible de séparer par une ligne stricte les classes dominantes de notre pays et l’impérialisme américain.

Dans notre pays la contradiction principale se situe entre l’oligarchie et le peuple (dans la pratique la contradiction se place entre les avant-gardes révolutionnaires du peuple et l’oligarchie).

Comme l’impérialisme prend directement place au sein de l’oligarchie, la guerre révolutionnaire ne sera pas uniquement menée à un niveau de classe.

La guerre va se dérouler au niveau national et au niveau de classe. »

En ce sens, Mahir Çayan accorde une valeur positive à Mustapha Kemal et à la fondation de l’État turc après la première guerre mondiale. Pour lui, il s’agit d’un épisode de libération nationale dirigée par l’aile la plus à gauche de la petite-bourgeoisie ; à ses yeux, il faut prolonger le kémalisme originel.

Par conséquent également, la voie révolutionnaire – il parle de « révolution ininterrompue » – vise à agrandir au maximum la séparation entre l’oligarchie et le reste du pays. Pour ce faire, il prône une propagande armée combinant villes et campagnes, dénommée « stratégie militaire politisée de combat » (PASS).

La guérilla urbaine est le point de départ, car elle permet la propagande armée ; vient ensuite la guérilla rurale, permettant les démonstrations de force. Pour ces deux phrases, la dimension propagandiste, symbolique, joue le rôle principal.

Au fur et à mesure se produit alors selon Mahir Çayan une accumulation de forces et le renversement du régime. Tout ce processus a une portée à la fois patriotique et révolutionnaire, d’où le caractère de l’organisation comme Parti se combinant directement à un Front.

Deniz Gezmiş considérait pareillement que Mustapha Kemal avait accordé l’indépendance à la Turquie, mais qu’elle avait perdue sous l’effet du néo-colonialisme. Il mettait toutefois de côté la question du Parti, tout comme l’idée d’une propagande armée, pour considérer qu’il fallait simplement lever une armée populaire contre l’impérialisme, en se fondant sur les campagnes, où les grands propriétaires terriens étaient vus comme une anomalie issue de la situation d’oppression nationale.

On lit dans le programme politique de la THKO, de l’armée populaire de libération de la Turquie :

« 1. Mettre fin à la politique d’exploitation et d’oppression, économique, politique, militaire et culturelle de l’impérialisme nord-américain et de ses laquais.

2. Continuer la lutte armée qui adopte la politique de violence, le niveau le plus élevé des méthodes de lutte politique, comme méthode fondamentale de lutte politique dans notre Turquie qui possède une économie capitaliste semi-dépendante et sous-développée sous l’hégémonie de l’impérialisme (…).

Le THKO appelle toutes les classes et les couches patriotiques, opprimées et exploitées, à la lutte anti-impérialiste. Notre devoir le plus sacré est de lutter contre les États-Unis et la poignée de traîtres à leurs ordres qui sucent ensemble notre sang. »

Ibrahim Kaypakkaya avait ici un point de vue entièrement différent, rejetant formellement Mustapha Kemal et accordant la primauté à l’idéologie. Surtout, il considérait que la question féodale était la clef de voûte de la contre-révolution. Il ne s’agissait pas de mener une « Révolution nationale démocratique », mais une révolution démocratique.

La question nationale, principale pour les courants guévaristes, était secondaire pour Ibrahim Kaypakkaya, dans la mesure où c’est le maintien d’une forme de féodalisme qui permettait la domination impérialiste, et non l’inverse.

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Ibrahim Kaypakkaya et l’arrière-plan contestataire en Turquie

Ibrahim Kaypakkaya avait rejoint en 1967 la Fikir Kulüpleri Federasyonu (Fédération des clubs d’idées), qui était depuis sa fondation en novembre 1965 le paravent de la jeunesse contestataire se plaçant en phase avec les événements révolutionnaires mondiaux, avec par ailleurs une influence significative du mai 1968 français.

Le dirigeant de cette fédération était Doğu Perinçek, né en 1942 et le chef de file des étudiants se tournant vers Mao Zedong. La Fédération des clubs d’idées était toutefois un mouvement protéiforme, faisant se rejoindre l’ensemble des jeunes révolutionnaires de Turquie.

On ne peut pas comprendre la démarche d’Ibrahim Kaypakkaya sans comprendre en quoi elle est justement une rupture avec l’ensemble de ce mouvement.

Ibrahim Kaypakkaya

On trouve à l’arrière-plan de tout cela deux figures importantes, la seconde jouant alors un rôle central historiquement.

On a en effet Hikmet Kıvılcımlı ; né en 1902, il avait fait partie du comité central du Parti Communiste de Turquie et apportait à la fois une continuité et une légitimité (mort en 1971, il aura au total passé plus de 22 ans en prison en Turquie).

On avait également Mihri Belli, né en 1915 et lui aussi un ancien membre du comité central du Parti Communiste de Turquie. Il avait également rejoint pour toute une période la guérilla en Grèce après 1945, où il fut commandant de bataillon, étant même blessé par deux fois.

Mihri Belli

Ces deux figures, qui étaient partie prenante du milieu des jeunes étudiants révolutionnaires, avaient rompu avec le Parti Communiste de Turquie afin de promouvoir une ligne dite celle de la « Révolution nationale démocratique ».

Mihri Belli, le principal théoricien ici, justifiait la nécessité de la « Révolution nationale démocratique » par le fait que la Turquie n’était pas mûre pour le socialisme et que le kémalisme n’avait pas fini de réaliser le passage à l’indépendance réelle.

Cela heurtait de plein front la dynamique en cours au sein du Parti Communiste de Turquie, qui cherchait à intégrer en douceur le paysage politique turc.

En fait, il avait été interdit en 1946 et connaissait une sévère répression, il s’organisait très difficilement alors que depuis le départ sa base connaissait troubles et scission ; le révisionnisme du social-impérialisme soviétique s’imposa de ce fait assez aisément de par la complexité non gérée de la situation.

Le Parti Communiste de Turquie bascula ainsi ouvertement dans une ligne humaniste-réformiste en utilisant comme vecteur le Türkiye İşçi Partisi, le Parti des Travailleurs de Turquie (TIP). Les tenants de la « Révolution nationale démocratique » virent leur ligne battue en 1965 et furent eux-mêmes expulsés en 1966.

Ils formèrent alors en novembre 1967 la revue Türk Solu (Gauche turque), qui propagea les principes de la « Révolution nationale démocratique ». Parallèlement à cela, la Fédération des clubs d’idées devint le centre névralgique de tous ceux attirés par les principes révolutionnaires dans la perspective d’une « Révolution nationale démocratique ».

Un organe de presse joua ici le rôle principal : Aydınlık (clarté, lumières, lumineux, etc.). Cette revue avait été fondée en novembre 1968 comme porte-voix de la contestation étudiante et on y trouvait alors toutes les nuances et variétés de l’époque, avec d’un côté les deux figures du courant de la « Révolution nationale démocratique » au sein du Parti Communiste de Turquie, Mihri Belli et Hikmet Kıvılcımlı, et de l’autre des jeunes activistes aux approches aussi différentes que Doğu Perinçek, Vahap Erdoğdu, Ibrahim Kaypakkaya, Mahir Çayan, Deniz Gezmiş.

Car, si tout le monde était d’accord sur le principe d’une « Révolution nationale démocratique », il existait des variétés très grandes dans la stratégie proposée.

On avait en effet des tenants de Mao Zedong dans une lecture tiers-mondiste, des tenants de Mao Zedong avec une lecture tendant au maoïsme, des partisans de l’approche de Guevara en mode urbain ou paysan, des partisans d’un coup d’État militaire par les jeunes officiers (dont certains appartenaient au mouvement).

Maintenir ensemble des gens avec une approche si différente n’était pas possible, et ce d’autant plus qu’en mai 1969 Türkiye İhtilâlci İşçi Köylü Partisi (Parti Révolutionnaire des Ouvriers et des Paysans de Turquie), rassemblant les tenants de Mao Zedong. Son dirigeant était Doğu Perinçek, le dirigeant de la Fédération des clubs d’idées.

Les membres du Comité Central furent Doğu Perinçek, Vecdi Özgüner, Hasan Yalçın, Ömer Özerturgut, Gün Zileli, Mehmet Altun et Oral Çalışlar, avec comme suppléants Bora Gözen, Ferit Ilsever, Halil Berktay et Ibrahim Kaypakkaya (qui seul assumera ensuite la ligne rouge, les autres assumant le nationalisme ou émigrant).

Cette initiative fut réfutée par les autres courants, ce qui amena un double effondrement.

En octobre 1969 eut ainsi lieu une scission majeure au sein de la fédération des clubs d’idées donnant naissance à la Türkiye Devrimci Gençlik Federasyonu (Fédération de la Jeunesse Révolutionnaire de Turquie), plus communément connue sous le nom de Dev-Genç (Devrimci Gençlik, Jeunesse Révolutionnaire).

Dev-Genç eut un succès important, ses dirigeants étaient Münir Ramazan Aktolga et Mahir Çayan, qui dans la foulée fondèrent le mouvement armé nommé Türkiye Halk Kurtuluş Partisi-Cephesi (Parti – Front populaire de libération-Front de Turquie – THKP-C).

Puis, une scission se produisit au niveau d’Aydınlık, en avril 1970, avec la formation de deux organes :

Proleter Devrimci Aydınlık (Aydınlık prolétaire – révolutionnaire) rassemblant au sens large les partisans de Mao Zedong ;

Aydınlık Sosyalist Dergi (revue socialiste Aydınlık), avec notamment Mihri Belli, Mahir Çayan et Deniz Gezmiş.

Deniz Gezmiş fondera également dans la foulée une organisation armée, la Türkiye Halk Kurtuluş Ordusu (Armée populaire de libération de Turquie – THKO).

C’est dans ce contexte que, de son côté, Ibrahim Kaypakkaya considérera que la direction du TIIKP était opportuniste, d’où la fondation du TKP/ML.

Ainsi, au tout début des années 1970, la jeunesse étudiante contestataire donna naissance à trois mouvements majeurs dans le contexte : le THKP-C, la THKP, le TKP/ML, alors qu’eut lieu un coup d’État en Turquie en mars 1971.

Tant Ibrahim Kaypakkaya, Mahir Çayan que Deniz Gezmiş, les trois icônes révolutionnaires en Turquie, avaient bataillé contre la visite de la 6e flotte américaine en Turquie.

Tous trois avaient fondé une organisation révolutionnaire, et tous trois tombèrent en martyr : Mahir Çayan (né en 1946) le 30 mars 1972, Deniz Gezmiş (né en 1947) le 6 mai 1972, Ibrahim Kaypakkaya (né en 1949) le 18 mai 1972.

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Ibrahim Kaypakkaya et le mouvement révolutionnaire en Turquie

Ibrahim Kaypakkaya est la principale figure du communisme en Turquie au début des années 1970.

Né en 1949 – à une date inconnue – il est mort très jeune, le 18 mai 1973, sous la torture alors qu’il était le dirigeant du Türkiye Komünist Partisi/Marksist-Leninist (TKP/ML, Parti Communiste de Turquie / Marxiste-Léniniste) qui avait généré une organisation armée, la Türkiye İşci ve Köylü Kurtuluş Ordusu (TIKKO, Armée Ouvrière et Paysanne de Libération de la Turquie).

Ibrahim Kaypakkaya ne révéla rien des structures du TKP/ML et de la TIKKO après son arrestation, malgré soixante jours de torture.

Ibrahim Kaypakkaya

Issu d’une famille de paysans pauvres de religion alévie – une variante musulmane chiite libérale-sociale – du village de Gökçam, au centre de la Turquie, il réussit l’examen d’entrée de l’institut de formation des maîtres d’école du quartier de Çapa à Istanbul, puis s’inscrivit dans cette ville à l’université de physique en 1965, dont il fut exclu en novembre 1968 pour l’organisation d’une protestation contre la visite de la 6e flotte américaine en Turquie.

Il était devenu en mars de la même année le dirigeant la fédération des clubs d’idées de son université, qu’il avait rejoint en 1967 ; il rejoignit alors les rangs du Türkiye İhtilâlci İşçi Köylü Partisi (TIIKP, Parti Révolutionnaire des Ouvriers et des Paysans de Turquie) qui formait une composante d’orientation « pro-chinoise » de ce mouvement.

Cependant, le TIIKP ne parvenait pas à s’arracher à la tendance dominante dans le mouvement étudiant, qui était de considérer que, somme toute, la Turquie avait connu une réelle indépendance dans le prolongement de l’effondrement de l’empire ottoman, et que les problèmes réels ne surgissent qu’après 1945, avec la domination américaine.

Le mouvement étudiant contestataire qui émergeait de manière massive dans les années 1960 se donnait ainsi comme tâche la « Révolution nationale démocratique » : il fallait finir le travail commencé par Mustafa Kemal lorsqu’il « instaura » la République de Turquie en 1920.

Tel n’était pas le point de vue d’Ibrahim Kaypakkaya, qui considérait que le kémalisme des années 1920 ne correspondait pas à un mouvement d’officiers et d’intellectuels, mais exprimait la prise de contrôle du pays par des couches sociales relevant de la bourgeoisie commerçante vendue à l’impérialisme et des grands propriétaires terriens.

Ibrahim Kaypakkaya

Considérant, avec justesse, que la direction du TIIKP convergeant avec la ligne de la « Révolution nationale démocratique », Ibrahim Kaypakkaya forma une ligne rouge en son sein, qui donna naissance au Türkiye Komünist Partisi/Marksist-Leninist (Parti Communiste de Turquie / Marxiste-Léniniste) au début de l’année 1972.

Ibrahim Kaypakkaya en écrivit les documents fondamentaux : la Critique générale – origine et développement des différences entre le révisionnisme de la Şafak et nous (75 pages au format A4 environ), la Critique du projet de programme du TIIKP (31 pages au format A4 environ), La question nationale en Turquie (32 pages au format A4 environ), Vues sur le kémalisme (33 pages au format A4 environ).

Il faut également mentionner deux autres documents précédant ceux-là : Apprenons correctement l’enseignement du président Mao Zedong quant à l’édification du pouvoir rouge, et les Décisions du DABK, c’est-à-dire de la fraction rouge au sein du TIIKP.

On retrouve l’état d’esprit, et la ligne en tant que telle d’ailleurs, de Charu Mazumdar avec le Parti Communiste d’Inde (Marxiste-Léniniste) ; on y trouve la même analyse d’un pays bloqué par le féodalisme formant un verrou anti-démocratique et anti-populaire, on y trouve la même perspective de révolution agraire par la lutte armée comme solution.

On a naturellement également la considération que l’ouverture d’un tel front dans son pays correspond à la situation révolutionnaire mondiale, avec laquelle il faut être en adéquation, ou plus exactement en conjonction.

=>Retour au dossier sur Ibrahim Kaypakkaya et le TKP/ML

Programme de la THKO (1972)

PROGRAMME POLITIQUE DE L’ARMEE POPULAIRE DE LIBERATION DE LA TURQUIE

1972

1. Mettre fin à la politique d’exploitation et d’oppression, économique, politique, militaire et culturelle de l’impérialisme nord­américain et de ses laquais.

2. Continuer la lutte armée qui adopte la politique de violence, le niveau le plus élevé des méthodes de lutte politique, comme méthode fondamentale de lutte politique dans notre Turquie qui possède une économie capitaliste semi­dépendante et sous­développée sous l’hégémonie de l’impérialisme.

3. Confisquer les biens et les capitaux aux mains des impérialistes et des traîtres pour accroître les fonds du mouvement d’indépendance et employer une partie de l’argent à secourir les pauvres, et abolir l’exploitation des impérialistes et de leurs laquais, pour fortifier l’économie du pouvoir populaire.

4. Chasser les impérialistes nord­américains et toutes les autres puissances impérialistes de notre pays ; éliminer les traîtres ; construire une Turquie sans ennemis, indépendante, démocratique, heureuse et libre pour établir un véritable pouvoir populaire.

5. Confisquer toutes les terres qui ont été arrachées à notre peuple par les propriétaires fonciers et répartir ces terres aux paysans pauvres gratuitement ; protéger la propriété des paysans sur la base de « La terre à ceux qui la travaillent » ; abolir la spéculation et l’usure et donner aux paysans toute l’aide nécessaire pour augmenter la production.

6. Mettre fin à toute oppression (politique d’assimilation, etc.) des peuples ; lutter contre l’ennemi commun sur la base de la fraternité des peuples en adhérant au principe du droit des nations à l’autodétermination.

7. Appliquer la journée de travail de huit heures et le paiement des congés dans toutes les branches ; améliorer les conditions de travail ; augmenter les salaires ; promulguer une législation du travail qui reconnaisse le travail comme la valeur la plus sacrée ; mettre un terme au chômage.

8. Résoudre le problème populaire du logement pourassurer des conditions de vie humaines ; prendre toutes les mesures nécessaires pour la santé du peuple ; les soins médicaux, l’hôpital et les médicaments seront gratuits.

9. Garantir l’égalité des personnes sans distinction de nationalité, de sexe, de langue de religion et de secte, améliorer, le traitement social des femmes et respecter leur personne.

10. Annuler toutes les dettes de notre peuple envers l’impérialisme et ses laquais, abolir tous les impôts qui pèsent sur le peuple travailleur ; en finir avec tous les monopoles exploiteurs ; améliorer les conditions de vie du peuple ; développer de façon uniforme une industrie, une agriculture et un commerce nationaux.

11. Abolir le système d’éducation basé sur la politique d’exploitation ; appliquer un système d’éducation pour le peuple et assurer la possibilité d’une éducation gratuite à tous les niveaux.

12. Respecter la liberté de presse, de publication, de réunion, d’association et tous les autres droits et libertés démocratiques, s’opposer au gouvernement terroriste maintenu par les puissances fascistes et à la fomentation des idées réactionnaires ; proclamer une amnistie générale dans tout le pays

13.  Former une étroite alliance avec les peuples et les Etats qui adoptent une position égale à celle du peuple de Turquie ; maintenir des relations d’amitié avec les Etats qui manifestent leur bienveillance ou qui adoptent la neutralité à l’égard de notre Mouvement de Libération Nationale.

14.  Abolir les traités inégaux que les gouvernements fantoches ont signé avec les Etats­ Unis et avec d’autres pays.

15.  N’entrer dans aucune alliance militaire ; interdire les troupes ou les bases militaires étrangères sur le territoire turc.
 
Le THKO appelle toutes les classes et les couches patriotiques, opprimées et exploitées, à la lutte anti­impérialiste. Notre devoir le plus sacré est de lutter contre les Etats-­Unis et la poignée de traîtres à leurs ordres qui sucent ensemble notre sang.

Notre avenir à tous est précaire, nous vivons la faim au ventre, misérables, sans médecins, sans médicaments, sans écoles et sans routes.

Tant que ce système de pillage se maintiendra, nous mourrons de faim, nous connaîtrons le chômage, nous ne serons pasconsidérés comme des hommes, nous souffrirons intensément du haut coût de la vie, de la hausse des prix et nous serons traités en esclaves.

Permettez­nous de lutter sans peur contre les traîtres . C’est une dette d’honneur de lutter pour la libération de la patrie. 

Le THKO s’engage à être toujours digne de la confiance du peule de Turquie et des peuples du monde. Le peuple de Turquie triomphera sûrement. Les agresseurs américains et leurs laquais seront sûrement battus.

Le THKO accomplira sûrement ce programme.
Le sang de nos martyrs est le flambeau de notre lutte.

Le matérialisme dialectique et la transformation de l’ancien en nouveau phénomène

[Oeuvres choisies de Mao Zedong] « Porter bien haut la grande bannière rouge de la Pensée Mao Zedong pour mener jusqu’au bout la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne ! » « La révolution n’est pas un crime, on a raison de se révolter » « Viser ardemment la ligne réactionnaire bourgeoise et la poignée de partisans de la voie capitaliste en place dans le Parti ! »

Lorsqu’on mange une banane, on enlève la peau qui fait obstacle : c’est la qualité, et on mange la banane elle-même formant une certaine quantité.

Quand on a fini de manger la banane, que la quantité s’est transformée en qualité (de par le fait que l’aliment a été consommé et s’est transformé en apport pour le corps), la peau de banane avec laquelle on se retrouve en trop forme une qualité : c’est quelque chose dont on doit se débarrasser. Quand on s’en débarrasse, cela devient un déchet en plus, et donc une quantité.

Cet exemple aurait pu se concevoir comme suit : la peau de banane est la négation de la banane à consommer, le fait de l’enlever est la négation de la négation. Le fait de manger la banane est également une négation et le fait de jeter la peau de banane, une négation de la négation.

On sait toutefois que Mao Zedong rejetait la négation de la négation. Que cela signifie-t-il dans la considération à faire de la peau de banane restante ?

Mao Zedong nous dit dans De la contradiction la chose suivante :

« Nous parlons souvent du ‘‘remplacement de l’ancien par le nouveau’’. Telle est la loi générale et imprescriptible de l’univers.

La transformation d’un phénomène en un autre par des bonds dont les formes varient selon le caractère du phénomène lui-même et les conditions dans lesquelles il se trouve, tel est le processus de remplacement de l’ancien par le nouveau.

Dans tout phénomène, il existe une contradiction entre le nouveau et l’ancien, ce qui engendre une série de luttes au cours sinueux.

Il résulte de ces luttes que le nouveau grandit et s’élève au rôle dominant ; l’ancien, par contre, décroît et finit par dépérir.

Et dès que le nouveau l’emporte sur l’ancien, l’ancien phénomène se transforme qualitativement en un nouveau phénomène.

Il ressort de là que la qualité d’une chose ou d’un phénomène est surtout déterminée par l’aspect principal de la contradiction, lequel occupe la position dominante.

Lorsque l’aspect principal de la contradiction, l’aspect dont la position est dominante, change, la qualité du phénomène subit un changement correspondant. »

On a ainsi 1 qui devient 2, avec l’aspect nouveau se développant, l’aspect ancien… non pas disparaissant, mais se transformant en quelque chose d’autre. C’est là un aspect essentiel, sans quoi on est amené à considérer que la matière « disparaît ».

Si on raisonne en termes de négation de la négation, on a tendance à ne pas assez considérer que l’ancien devient un nouveau phénomène, de par une transformation qualitative. Si on dit par exemple de la naissance qu’elle est négation de l’existence comme fœtus, et que la mort est la négation de la négation, on entrevoit le phénomène de l’existence de la personne comme « terminée ».

De la même manière, avec l’exemple de la banane, lorsqu’on dit que la peau de banane est la négation de la banane à consommer, et le fait de l’enlever est la négation de la négation, ou bien lorsqu’on dit que le fait de manger la banane est une négation et le fait de jeter la peau de banane, une négation de la négation, on se résume au phénomène de consommer la banane, et on perd de vue les liaisons avec le reste des phénomènes.

Alors que si on pose le phénomène en cernant la qualité et la quantité, on voit que l’ancien devient une qualité, qu’il connaît par là une existence nouvelle comme phénomène avec une portée nouvelle.

Si l’on préfère, on peut dire basiquement que la question des déchets ou de la production de CO2 dans l’atmosphère est bien plus facile à cerner si on considère que l’ancien devient « autre chose », que si on en reste à la négation de la négation cernant uniquement l’aspect principal du phénomène ayant donné le nouveau (la récupération l’objet utile qu’on a déballé du paquet qu’on jette, un déplacement au moyen d’un véhicule produisant du CO2, etc.).

Autrement dit, si avec Mao Zedong on admet le principe qu’il existe un aspect principal et des aspects secondaires – c’est là un apport de sa part au matérialisme dialectique – alors immanquablement on doit se focaliser sur les liaisons et ne pas considérer un phénomène comme « fermé » – ce que fait la négation de la négation.

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Le matérialisme dialectique et l’équivalence dans la division

Vive la grande union fraternelle
des peuples de l’URSS !

Les mathématiques posent le principe de la division comme un moyen de trouver aisément une équivalence. Prenons par exemple :

Les mathématiques disent qu’il est d’abord possible de rassembler les numérateurs de la partie droite puisqu’ils ont le même dénominateur. Cela donne :

Puis, les mathématiques disent que puisque de toutes façons le dénominateur est le même, alors on peut s’en passer.

Il n’y a ici rien d’étonnant, rien de choquant. Pourtant, il y a ici toute une série de raccourcis qui posent un véritable problème théorique.

En effet, au sens strict, dire que :

parce que :

cela implique logiquement de dire que :

Or, le souci est que :

Ce qui ramène alors au fait erroné mathématiquement parlant comme quoi :

Le nœud du problème est que lorsqu’on pose :

on doit plus précisément entendre :

Cela ne change cependant rien à l’affaire ou, plus exactement, cette affaire est dialectique. Il y a ici un phénomène dialectique qui n’est pas apparent.

Il faut en effet bien que 6 = 6, puisque c’est une question d’identité. 6 n’est en même temps pas seulement 6, car il peut devenir 3. Il est dialectiquement 6 et non 6. En ce sens, on a bien 6 = 3 puisque sinon 6 ne pourrait jamais devenir 3. Et il le devient par la division par 2, qu’on peut utiliser ou non.

Karl Marx aurait ici parlé de négation de la négation. En additionnant, à droite de l’opération initiale, les numérateurs 1, 3 et 2, on procède à une négation des numérateurs. Et en supprimant ensuite le dénominateur 2 des deux côtés, on procède à la négation de la négation, car la division par 2 est devenue la négation fondamentale découlant de l’addition des numérateurs !

Voici ce que cela donne schématiquement.

On a l’opération initiale.

On additionne les numérateurs à droite : on les nie en les rassemblant. Cela donne :

On procède alors à la négation de la négation. Mais la négation n’est plus dans les numérateurs désormais, elle est dans le dénominateur. La négation s’est retournée en son contraire ! C’est donc la division qui est la négation, qu’il s’agit de supprimer. Ce qui donne :

Mais comme Mao Zedong a raison, il faut considérer que la négation de la négation existe bien, mais n’est pas une proposition absolue car tout est relié à tout, et on s’aperçoit de l’importance du fait que dans le processus de négation de la négation, on ait :

Cela ramène en effet à :

C’est là qu’on comprend l’apport de Mao Zedong, puisque si on suit uniquement la négation de la négation on obtient une identité unilatérale, 6 = 6, alors que si on voit la dialectique à tous les niveaux, on constate qu’il y a 6 = 3 qui découle du processus.

C’est là une limite à la forme mathématique, car mathématiquement 6 n’est pas égal à 3, mais 6 peut pourtant bien se ramener à 3 dans un processus de transformation. La négation de la négation ne se pose pas de manière découplée du reste, elle relève d’une vague (forcément infinie et éternelle de par ses liaisons dialectiques infinies).

L’équivalence utilisée dans la division, avec la question du dénominateur qu’on peut mettre de côté ou non, est vue comme un raccourci mathématique pratique ; elle reflète en réalité une réalité dialectique, celle d’une avancée vers un résultat impliquant une remise en cause de l’identité du nombre – 6 devenant ici 3 – comme témoignage du mouvement inexorable de chaque chose dans ses liaisons inépuisables au niveau de l’univers.

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Le matérialisme dialectique et la dialectique du particulier dans son rapport à l’infini à l’exemple de 1 et -1

Unissez-vous pour une plus grande victoire !

Le positif s’oppose au négatif et inversement ; pour cette raison, toute définition ou détermination est en même temps une non-définition et une non-détermination, ou plus exactement une anti-définition, une anti-détermination. Dialectiquement, dire qu’une chose est cette chose en particulier revient ainsi en même temps, négativement, à dire tout ce qu’elle n’est pas.

Cela permet de saisir de manière meilleure l’unité des contraires d’une chose particulière dans son rapport à l’infini.

De manière dialectique, s’il y a 1, il y a -1, et inversement. Or, cela pose une question d’approche, à l’instar de si l’on prend :

4 + 5 + 1 = 10

Soit en effet -1 y est présent de manière masquée, soit il faut partir du principe que -1 est présent dans une addition miroir, qui serait alors une soustraction :

– 4 – 5 – 1 = – 10

Cela étant, la formule miroir peut très bien être également considérée comme en réalité présente de manière masquée dans l’addition, puisque son reflet sous forme de soustraction existe de toutes façons inévitablement aussi, comme unité des contraires.

La soustraction est forcément présente dans l’addition, même si elle n’est pas visible, car il n’y a pas d’addition sans soustraction, et inversement.

Il y a un moyen de saisir cet aspect fondamental en posant une soustraction sur la base de l’infini. C’est une hypothèse jamais pratiquée, mais elle semble tout à fait pertinente puisqu’elle correspond à la définition établie par Spinoza, reprise par Hegel puis Karl Marx, selon laquelle toute détermination est négation.

Cela donne :

∞ – 4 – 5 – 1 = 10

Autrement dit, si on retire 4, 5 et 1 à l’infini, on va se retrouver avec 10. De manière normale, on aurait dû avoir ce qui reste de l’infini sans 4, 5 et 1. On aurait cependant alors perdu la détermination.

Si l’on veut, l’addition comme aspect positif et la soustraction comme aspect négatif ont comme socle ce qu’on peut qualifier d’extraction du particulier « hors » de l’universel.

C’est là où on voit bien que l’addition est une soustraction et inversement : il ne s’agit pas tant d’additionner ou de soustraire, que de déterminer.

Lorsqu’on prend un paquet de dix bonbons, qu’on en enlève trois et qu’on calcule qu’il en reste sept, on détermine ce qui reste, et d’ailleurs on pourrait tout autant considérer qu’on ôte sept à dix que trois à dix, selon quels bonbons on considère de manière principale.

Tout calcul est concrètement avant tout une détermination, donc une négation de l’infini, afin de forcer à la particularité.

Une addition ne saurait être considérée séparément de ce rapport entre l’infini et le particulier. Si l’on prend :

4 + 5 + 1 = 10

On doit considérer que 4, 5, 1 sont ôtés à l’infini, que c’est un processus de détermination.

Comment, cependant, ce processus de détermination peut-il poser un particulier puisque l’infini reste ce qu’il est, et que 4, 5, 1 ainsi que 10 en relèvent donc toujours ?

On a beau en effet utiliser 4, 5, 1 ainsi que 10 autant qu’on le voudra, 4, 5, 1 ainsi que 10 restent pourtant toujours, en même temps, une composante de l’infini. Ils ne flottent pas de manière séparée quand on se met à les employer.

C’est là qu’on peut se tourner vers la dialectique de 1 et – 1. En effet, le particulier relève de l’infini et tout en étant déterminé, il reste une composante de l’infini. 4, 5, 1 ainsi que 10 sont à la fois à part de l’infini, hors de lui en tant que particuliers, et indissociables de l’infini, sans quoi ce ne serait plus un infini.

Cela implique qu’ils sont ce qu’ils sont et qu’en même temps ils ne le sont pas. Ils sont particuliers et universels. Chaque phénomène, chaque chose est lui-même et son contraire, relevant de l’infini et en même temps du particulier.

Et cette nature contradictoire éclaire l’existence du positif et du négatif, comme fruit de cette réalité contradictoire. C’est pourquoi 4, 5, 1 ainsi que 10 sont à la fois 4, 5, 1 ainsi que 10 et – 4, – 5, – 1 ainsi que – 10.

Non seulement la réalité est en mouvement contradictoire, mais elle est elle-même contradiction dans sa nature même. L’univers n’est pas « composé » de choses contradictoires, il est tel un univers en oignons avec des couches infinies entremêlés et se faisant écho telles des vagues, où tout obéit à la loi de l’unité des contraires, également la loi elle-même en tant qu’expression de l’univers lui-même.

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Le matérialisme dialectique et la base humaine, les mentalités propres aux modes de production

Nous célébrons l’ouverture avec succès du quatrième congrès national populaire !
Avançons bravement avec les routes de la Révolution tracées par le Président Mao !

L’humanité est le produit du mouvement général de la Nature ; c’est une espèce animale qui a la particularité d’exprimer le développement inégal dans ce domaine du vivant. Cela implique une nuance avec les autres expressions animales, mais également du vivant en général, une différence, et partant de là une contradiction, qui s’exprime dans un parcours particulier, le décrochage avec ces autres expressions animales pour suivre son propre développement en particulier.

Karl Marx a perçu dès le départ, au moyen du principe de négation de la négation, que l’humanité niant la Nature établissait un phénomène qui lui-même serait nié, avec un grand retour de l’humanité, désormais socialisée, ayant connu un saut qualitatif, au sein de la Nature.

Ce faisant, Karl Marx faisait reposer sa mise en perspective en considérant que l’humanité connaissait un parcours différent seulement de manière relative, que c’était un développement historique qui avait un début et une fin, et dont l’expression cesserait par conséquent.

Si Karl Marx avait bien entendu compris la dialectique de la Nature, le parcours de l’humanité était surtout saisi comme un aspect du mouvement de la matière éternelle, et c’est la raison pour laquelle, à sa mort et à la suite de celle de Friedrich Engels, le marxisme s’est toujours plus orienté vers une simple lecture historique, à tendance évolutionniste, sous l’impulsion de Karl Kautsky, le grand dirigeant de la social-démocratie allemande, la principale figure de la Seconde Internationale.

Lénine et Staline, puis Mao Zedong ont rétabli les fondements matérialistes dialectiques du marxisme, mais ce faisant ils ont également permis de saisir que le développement de l’humanité n’était pas un simple processus à part dans le mouvement général de la matière, car il n’existe pas de processus à part en réalité.

Grâce à Mao Zedong, le mouvement historique de l’humanité se comprend ainsi à l’échelle du cosmos ; Mao Zedong nous dit que :

« L’univers aussi se transforme ; il n’est pas éternel.

Le capitalisme mène au socialisme, le socialisme mène au communisme. Le communisme aussi connaîtra des transformations ; il aura un commencement et une fin.

Il n’existe rien dans le monde qui ne passe par le processus naissance – développement – disparition.

Les singes se sont transformés en Hommes et les Hommes sont apparus. A la fin, l’humanité entière cessera d’exister. Elle pourra se transformer en quelque chose d’autre.

A ce moment-là, la terre elle-même disparaîtra. Elle s’éteindra et le soleil se refroidira. La température du soleil est déjà beaucoup plus basse que jadis…

Toute chose doit avoir un commencement et une fin. Seules deux choses sont infinies : le temps et l’espace. »

Cette lecture cosmologique est essentielle pour saisir les mentalités humaines dans les différents modes de production. Si en effet, on considère que l’humanité connaît un processus différent, mais relativement à part, alors on va partir du principe de négation de la négation, comme Karl Marx, et envisager un retour de l’humanité à la Nature autrefois niée, donc une sorte de récupération avec, en plus, les avantages matériels réalisés par le développement des forces productives.

On saisit ici pourquoi Mao Zedong, se fondant sur la lecture d’envergure cosmologique, rejetait la négation de la négation. Cela reviendrait en effet à un expression séparée qui n’est pas possible dans un univers « en oignon » où tout est relié à tout.

Cela modifie bien substantiellement la compréhension des mentalités dans les modes de production. Si l’on s’en tient à une lecture non cosmologique, alors on va partir du principe que l’humanité s’éloigne de sa base naturelle, de manière toujours plus prononcée, pour finalement y retourner (en profitant cette fois de l’aisance matérielle).

L’humanité naturelle est niée par son développement social, ce dernier étant nié par l’humanité socialisée redevenant naturelle.

On peut en déduire, de manière raccourcie, qu’il y aurait alors une évolution négative de l’humanité sur le plan de son existence – sur le plan des sentiments, des émotions, de tout ce qui est naturel –, ce qui à l’inverse permettrait à la culture d’élever le niveau de conscience et de compréhension du monde et de de modifier la réalité matérielle par le travail.

Si on prend une photographie historique de l’humanité sur 300, 500, 2000, 10 000 ans, cela peut donner cette impression. Si l’on se fonde cependant sur une lecture cosmologique, qu’on regarde l’évolution de la planète Terre comme Biosphère sur des centaines de milliers, des millions d’années, alors on est pourtant dans l’obligation de replacer l’humanité dans un mouvement général.

Cela change tout, car les mentalités dans les modes de production ne sont alors plus un rabougrissement, mais un processus non linéaire sur le long terme, où il y a non plus négation de la négation et une sorte de fusion Nature / Culture à la fin, mais un approfondissement toujours plus intense de la contradiction apparente entre Nature et Culture avant une résolution dialectique, synthétique, communiste.

Autrement dit, si l’on prend les mentalités de l’humanité à chaque mode de production, il ne faut plus envisager simplement les choses comme une évolution vers un grand retour, comme une récupération de ce qui a été perdu. L’Eden n’est pas dans le passé pour être retrouvé, mais devant, et toujours devant, à l’infini, puisque le communisme se généralise à toujours plus de niveaux de la matière, dans un processus infini.

Le mode de production capitaliste n’est ainsi pas seulement à saisir comme négation de la féodalité, étant lui-même nié par le mode de production socialiste, mais comme une étape dans la complexification de l’humanité dans tous les domaines.

C’est ce que Mao Zedong entendait en parlant de transformation de l’univers, de début et de fin : il faut comprendre qu’il y a des niveaux de temporalités et des différences au niveau spatial qui concernent toutes les échelles du Cosmos, avec un décalage et donc un ajustement.

Et si ce mouvement de transformation n’aura pas de fin, pas plus qu’il a eu de commencement, étant par définition éternel, le rapport différentiel entre les couches spatiales (et donc temporelles) de la matière impliquent des transformations à différents niveaux, allant à la fois vers la complexification et vers la symbiose.

Par exemple, une fois le communisme établi concernant l’Humanité, le processus de généralisation du communisme s’étend au-delà de l’Humanité ; le communisme pour l’Humanité ne saurait exister de manière isolée, même si cela concerne un domaine en particulier.

Il est absolument nécessaire ici de parler de complexification, d’approfondissement, et non pas de formes nouvelles, car l’humanité en tant qu’espèce animale reste la même tout au long du processus. Les émotions, les sentiments, l’amour, le couple hétérosexuel, etc. sont des expressions naturelles, qui forment la base de l’humanité et non pas une superstructure ; cette base n’est pas modifiée par les différents modes de production, bien qu’elles doivent s’adapter aux réalités concrètes imposées par les faits.

C’est là précisément ce que l’on peut appeler l’Histoire concernant l’Humanité, au sens que son mouvement spatial et donc temporel, relativement étroit à l’échelle de l’Univers, s’inscrit positivement et nécessairement dans ce mouvement général de la Nature : l’être humain reste naturel.

Mais en même temps, l’humanité connaît un parcours qui s’exprime négativement comme par à coups, dans la génération de modes de production successifs, permettant le développement inégal de l’Humanité dans sa Biosphère.

D’où le caractère dialectique de la Culture : portant d’un côté la symbiose et la complexification croissante et infinie, et de l’autre, subissant le poids de toutes les contradictions dépassées et erronées bloquant, ou plutôt tentant de bloquer, le mouvement de la matière, suscitant désordres et effondrement de la société dans la barbarie comme refus de se conformer à la dictature naturelle des faits.

Les mentalités relèvent ainsi de la superstructure, comme expression conditionnée et nécessaire, s’exprimant de manière pour ainsi dire mécanique, car répondant à la reproduction de la vie réelle mise en place par le mode de production en place.

Cependant, la base humaine n’est pas modifiée par le parcours historique, elle est approfondie, elle se complexifie – pavant la voie justement à la transformation prochaine de l’Humanité, une fois qu’elle sera arrivée au communisme, dans un saut qualitatif civilisationnel supérieur.

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