Les
révisionnistes avaient pu, à la suite du XXe congrès du PCUS,
littéralement matraquer l’opinion publique petit bout par petit
bout, évitant absolument de centraliser le débat et donc d’avoir à
faire face à une problématique idéologique.
La
publication, le 30 juin 1956, d’un document du Comité Central
intitulé sur « Le dépassement du culte de la personnalité et
ses conséquences » est le point culminant de cette séquence.
Il
s’agit de la version « acceptable » en URSS du rapport
secret. Le ton est mesuré dans son expression et sa réalisation a
été menée sous la supervision de celui qui est le grand théoricien
de l’URSS de 1956 à son effondrement : Mikhail Souslov.
Le
document, qui parut dans la Pravda le 2 juillet 1956, était
la base idéologique officielle quant à la question de Staline. Tout
est présenté comme une rectification du travail du Parti, alors
qu’il s’agit d’une liquidation.
Cela
est d’autant plus facile que le XXe congrès se place aisément
dans la continuité du XIXe congrès, c’est-à-dire dans la
situation de « l’édification du communisme », avec
l’affirmation de la primauté du développement des forces
productives, au dépens de toute question politique.
On
lit ainsi :
« Le XXe Congrès du
Parti, qui a marqué une nouvelle étape dans le développement
fructueux du marxisme-léninisme, a donné une profonde analyse de la
situation internationale et intérieure contemporaine, a armé le
Parti communiste et tout le peuple soviétique d’un plan grandiose
pour poursuivre la lutte pour l’édification du communisme, a ouvert
de nouvelles perspectives pour l’action commune de tous les partis de
la classe ouvrière en vue d’écarter la menace d’une nouvelle guerre
et de défendre les intérêts des travailleurs (…).
Les milieux réactionnaires des
États-Unis et de certaines autres puissances capitalistes sont
manifestement préoccupés par le grandiose programme de lutte pour
la consolidation de la paix, tracé par le XXe Congrès du
PCUS. (…)
Il n’est pas fortuit que ce soit les
milieux impérialistes des États-Unis qui aient fait le plus de
bruit autour de la lutte contre le culte de la personnalité en URSS.
L’existence de phénomènes négatifs liés à ce culte présentait
pour eux l’avantage de pouvoir utiliser ces faits pour lutter contre
le socialisme.
Maintenant que notre parti élimine
hardiment les conséquences du culte de la personnalité, les
impérialistes considèrent cela comme un facteur qui accélère le
mouvement de notre pays en avant, vers le communisme, et qui
affaiblit les positions du capitalisme (…).
La presse bourgeoise mène une large
campagne antisoviétique de calomnies, pour laquelle les milieux
réactionnaires cherchent à utiliser certains faits relatifs au
culte de J.V. Staline, condamné par le Parti communiste de l’Union
Soviétique. Les organisateurs de cette campagne mettent tout en
œuvre pour « brouiller les cartes », pour dissimuler le
fait qu’il s’agit d’une étape dépassée dans la vie du pays des
Soviets (…).
Le culte de la personnalité est
contraire à la nature du régime socialiste et est devenu un frein
sur la voie du développement de la démocratie soviétique et du
progrès de la société soviétique vers le communisme. »
Le document de la direction du PCUS « Le dépassement du culte de la personnalité et ses conséquences » dépolitise habilement toute la question du « culte de la personnalité » en la plaçant sous l’angle d’une amélioration de la réalité soviétique.
Le fameux rapport secret de Nikita Krouchtchev le
resta entièrement. Il était considéré comme un document interne à
l’élite du Parti, élite bien évidemment choisie par les
révisionnistes depuis 1953 et même avant, vue la nature du XIXe
congrès de 1952.
Il fut ainsi imprimé et distribué le premier
mars 1956 aux membres les plus anciens des fonctionnaires du Comité
Central, le document passant le cinq mars de « top secret »
à « pas à publier ». Il ne fut d’ailleurs publié en
tant que tel qu’en 1989.
L’onde de choc
traversa cependant l’URSS. Elle provoqua une révolte de masse en
Géorgie, dont la capitale Tbilissi fut paralysée
le 9 mars, avant l’écrasement par les tanks. Un
autre exemple héroïque fut la grande révolte des nombreux
communistes émigrés de Grèce à la suite de la guerre civile, qui
menèrent une immense bataille anti-révisionniste dans
la ville de Tachkent, elle-aussi noyée
dans le sang.
La première référence de la Pravda à
l’existence du « rapport secret » date de quatre mois
après le congrès, mais seulement en référence des critiques
faites à l’étranger par des communistes à ce sujet. Cela restait
toutefois flou, car la norme était que les attaques faites à
l’étranger contre Staline s’appuyant sur le XXe congrès, qui
commencèrent en mars 1956 avec Walter Ulbricht en RDA, étaient
censurées des compte-rendus.
La rumeur d’un rapport secret s’était donc lentement répandue en URSS dans le mois suivant le XXe congrès, avec également un encadrement effectué par des meetings du Parti au sujet des résolutions prises par le congrès.
Un des meetings suivant le XXe congrès
Il est très difficile de savoir à quel point ces
meetings – dans les entreprises, les bureaux, les usines, etc. –
ont touché de larges masses, et dans quelle mesure ils ont été
structurés en amont par les partisans de Nikita Khrouchtchev.
Il y a en tout cas clairement le souci d’accompagner les masses de manière très lente dans un rejet de Staline. Ainsi, la radio soviétique ne diffusa plus l’hymne soviétique que sans les paroles, car celles-ci font référence à Staline.
Un des meetings suivant le XXe congrès
Le précis d’histoire du PCUS(b), le document
communiste le plus édité de la première partie du XXe siècle, le
manuel communiste par excellence, disparut des librairies. L’Institut
Marx-Engels-Lénine-Staline devint l’Institut pour le
marxisme-léninisme.
Les représentations de Staline telles que les
statues, bustes, photos, affiches… commencèrent rapidement à
disparaître, et ce jusqu’au musée Lénine, la galerie Trétiakov et
le musée militaire.
Les usines automobiles Staline à Moscou
abandonnèrent la référence nominative, pour prendre finalement
celle de l’ancien manager I.A. Likhachev.
Mieux encore, dans les écoles, l’enseignement de
la Seconde Guerre mondiale fut abandonné pour l’année 1956 et les
épreuves d’histoire annulées à la fin de l’année. La principale
historienne, Anna Pankratova, annonça dans une interview à la radio
qu’il y avait une relecture en train d’être faite de l’histoire
soviétique et qu’il faudrait du temps pour sa mise en place.
Le 28 mars, la Pravda publia un éditorial
dénonçant le culte de la personnalité, qui a « pris des
formes toujours plus monstrueuses et a provoqué des dégâts sérieux
à notre cause », aboutissant à des « distorsions des
principes du Parti et de la démocratie du Parti, la violation de la
loi révolutionnaire et des répressions injustifiées ».
Cela n’impliquait pas un rejet de Staline, qui
avait rendu de nombreux « grands services » et qui était
« l’un des plus forts marxistes ». Cette démarche fut
accompagnée d’articles du même type, de plus en plus critiques mais
à chaque fois dans un domaine spécifique seulement, dans l’organe
de l’armée L’étoile rouge, ainsi que dans la Gazette
littéraire et dans Questions d’histoire, avant d’être
systématisée aussi à La vie du Parti, le Bulletin du
Soviet suprême, la revue L’État soviétique et la loi, etc.).
La revue L’État soviétique et la loi attaqua le procureur Andreï Vichinsky, la grande figure du droit de l’URSS socialiste ; la revue La Gazette littéraire dénonça les effets du culte de la personnalité dans la littérature et les arts, etc.
Andreï Vichinsky, la grande figure du droit de l’URSS socialiste
Le 5 avril, la Pravda publia également un
éditorial attaquant des positions « anti-Parti » s’étant
exprimées dans le PCUS et qui auraient le tort d’assimiler la
critique du culte de la personnalité à celle de la ligne politique
du Parti alors.
Le 7 avril, la presse et la radio mentionnèrent
très largement la parution par la Pravda de l’éditorial
légèrement abrégé du Quotidien du peuple, l’organe de
presse communiste chinois, au sujet de la question de Staline.
Deux éléments contenus dans l’article n’avaient
pas encore été officiellement employés par les médias
soviétiques : l’accusation selon laquelle Staline aurait manqué
de vigilance en 1941, et la considération comme quoi la ligne par
rapport à la Yougoslavie titiste aurait été erronée.
L’accusation chinoise concernant 1941 fut repris
par la revue La gazette militaireà la fin avril,
critiquée comme revenant à une critique du Parti le 9 mai par la
revue de l’armée L’étoile rouge, soutenue finalement par
Questions d’histoire et enfin par la revue théorique du Parti
Kommunist elle-même.
Tout cela servait la mise en place pas à pas de
la liquidation de Staline. Pour cette raison de lenteur de
progression, les critiques de Staline allant plus loin et qu’on
trouvait en Pologne, en RDA, en Tchécoslovaquie, continuèrent à
être censurées.
Chaque porte devait être ouverte lentement et
spécifiquement, et spécifiquement seulement, pour éviter les
troubles. La revue théorique du Parti, Kommunist, devait
d’ailleurs admettre dans son numéro d’avril que :
« Les décisions du XXe Congrès
sur l’abolition du culte de la personnalité n’ont pas été
unanimement approuvées en Union soviétique. »
Une autre technique
indirecte fut la publication de documents annonciateurs d’une mise en
valeur de figures auparavant réprouvées. En publiant le 22 avril
une lettre de Lénine à Rykov, la Pravda officialisait sa
réhabilitation. La revue Questions d’histoire fit même avec
des figures purgées comme Stanislav Kossior, Nikolaï Voznesensky,
Pavel Postyshev, Ian Roudzoutak, Vlas
Chubar, etc.
La même revue publia également des articles
remettant en cause le rôle de Staline, par exemple comme dirigeant
de la branche caucasienne de la social-démocratie de 1903 à 1905 ;
la publication du 40e volume de la grande encyclopédie soviétique
fut également repoussée, en raison de toute une série de
modifications devant être réalisées.
Enfin, la revue de la jeunesse communiste, la
Komsomolskaya Pravda, publia en partie le « testament de
Lénine » sans aucune précision, à la mi-mai 1956. Un mois
plus tard il fut publié en entier dans Kommunist avec un
éditorial expliquant que « Staline avait commis des erreurs
sérieuses de direction dans l’agriculture, des affaires militaires
et le domaine de la politique étrangère ».
La publication fut accompagnée d’autres textes de
Lénine, le tout fut rassemblé sous la forme d’un pamphlet publié à
un million d’exemplaires, suivi d’un autre avec le texte du 30 juin
1956 du Comité Central du PCUS sur « Le dépassement du culte
de la personnalité et ses conséquences ».
Entre-temps, le 27 juin 1956, la Pravda republia un article du New York Daily Worker, écrit par Eugene Dennis. Celui-ci parlait du rapport secret, mais de manière mesurée et louant la direction du PCUS. Il fut donc utilisé pour apporter la première véritable reconnaissance officielle, indirecte, en URSS même, qu’il y avait bien eu un rapport secret.
L’une
des affirmations essentielles de Nikita Khrouchtchev au XXe congrès
est que Staline aurait organisé autour de lui un « culte de la
personnalité ». Or, il n’a jamais été parlé de la
personnalité de Staline au sens strict, seulement de sa réalité
dirigeante aux différents niveaux (idéologique, politique,
économique, militaire, etc.).
Nikita
Khrouchtchev fait exprès de gommer toute la dimension
éducative-propagandiste de la question de Staline. Il dresse donc un
réquisitoire-catalogue, encore une fois censé être justifié par
le XIXe congrès.
Il
faut bien voir que comme ce congrès a supprimé le poste de
secrétaire général du Parti, alors il y a un espace pour le rejet
de la mise en valeur des dirigeants. Nikita Khrouchtchev cadre
habilement par rapport à cet aspect, comme ici :
« Et est-ce à l’insu de Staline
que de nombreuses villes et entreprises ont pris son nom?
Est-ce à son insu que des monuments à
Staline ont été élevés dans tout le pays – ces « monuments
commémoratifs pour un vivant »?
C’est un fait que Staline lui-même avait
signé le 2 juillet 1951 une résolution du Conseil des ministres de
l’URSS concernant l’érection, sur le canal Volga-Don, d’un
impressionnant monument à Staline ; le 4 septembre de la même
année, il avait publié un décret accordant trente-trois tonnes de
cuivre pour la construction de ce monument massif.
Quiconque a visité la région de
Stalingrad a certainement vu l’immense statue qui y est édifiée, et
cela dans un lieu que ne fréquente presque personne. Des sommes
considérables ont été dépensées pour l’édifier, alors que les
gens de cette région vivaient depuis la guerre dans des huttes. »
Les
accusations de Nikita Khrouchtchev sont clairement de mauvaise foi et
cherchent uniquement à dresser un tableau pittoresque jusqu’au
grotesque. Il dit par exemple :
« Il y a lieu de noter que Staline
dressait ses plans [pour la Seconde Guerre mondiale] en utilisant un
globe terrestre. (Remous dans la salle.) »
Or, les capacités de dirigeant militaire de
Staline sont extrêmement connues et l’invraisemblance du propos
est de toute façon évidente.
Voici un autre exemple du même type :
« C’est à travers des films qu’il
connaissait la campagne et l’agriculture. Et ces films avaient
beaucoup embelli la réalité dans le domaine de l’agriculture.
De nombreux films peignaient sous de
telles couleurs la vie kolkhozienne, que l’on pouvait voir des tables
crouler sous le poids des dindes et des oies. Évidemment, Staline
croyait qu’il en était effectivement ainsi. »
La critique de Nikita Khrouchtchev vise à faire
de Staline un monstre, afin de dépolitiser la question. Cela
provoquera beaucoup de troubles en URSS dans les mois qui suivirent :
comment une personne censée être folle et criminelle a-t-elle pu
être à la tête du Parti, comme l’a affirmé Nikita
Khrouchtchev ?
L’invraisemblance des propos de Nikita
Khrouchtchev était ainsi très offensive, mais également source
d’instabilité profonde quant à la légitimité de l’ensemble du
régime. Cela sera un aspect déterminant pour sa mise de côté par
la suite par la clique dirigeant l’URSS.
Un autre exemple d’affabulation est l’accusation
de Nikita Khrouchtchev à l’encontre de Staline d’avoir
entièrement bloqué l’attribution du Prix Lénine instauré en
1925 ; en réalité le prix a bien été attribué, jusqu’en
1935.
Mais il ne faut pas rater l’aspect principal :
la remise en cause de l’appareil de sécurité d’État, au nom de
la pacification bourgeoise. Beria est autant visé que Staline.
Nikita Khrouchtchev dit ainsi dans son « rapport secret » :
« Un rôle spécialement bas a été
joué par un ennemi féroce de notre parti, Béria, agent d’un
service d’espionnage étranger dans l’organisation de certaines
affaires sales et honteuses. Béria avait gagné la confiance de
Staline.
De quelle manière ce provocateur
parvint-il à atteindre une situation au sein du Parti et de l’État,
de façon à devenir le premier vice-président du Conseil des
ministres de l’Union soviétique et le membre du Bureau politique du
Comité central?
Il est maintenant prouvé que ce scélérat
a gravi les différents échelons du pouvoir en passant sur un nombre
incalculable de cadavres.
Existait-il des indices indiquant que
Béria était un ennemi du Parti? Il en existait, en effet. Déjà en
1937, lors d’un plénum du Comité central, l’ancien commissaire du
Peuple à la Santé publique Kaminski, déclarait que Béria
travaillait pour les services d’espionnage du Moussavat.
Le plénum du Comité central avait à
peine achevé ses travaux que Kaminski était arrêté et fusillé.
Est-ce que Staline avait examiné la
déclaration de Kaminski?
Non, parce que Staline avait confiance en
Béria et que cela lui suffisait. Et, lorsque Staline croyait en
quelqu’un ou en quelque chose, personne ne pouvait avancer une
opinion contraire. Quiconque aurait osé exprimer une opinion
contraire aurait subi le sort de Kaminski. »
Le
noyau dur de la dynamique de Nikita Khrouchtchev, c’est l’appel
général à la pacification bourgeoise :
« Camarades! Le culte de l’individu
a provoqué l’emploi de principes erronés dans le travail du Parti
et dans l’activité économique; il a conduit à la violation des
règles de la démocratie intérieure du Parti et des soviets, à une
administration stérile, à des déviations de toutes sortes,
dissimulant les lacunes et fardant la réalité. Notre Nation a donné
naissance à de nombreux courtisans et spécialistes du faux
optimisme et de la duperie. »
Nikita Khrouchtchev ne pouvait pas que dénoncer
une période particulière, même si elle relevait de la lutte des
classes la plus haute. Il devait également faire en sorte que la
caste bureaucratique prenant forme, se façonnant comme nouvelle
bourgeoisie, puisse s’approprier de manière aisée, tranquille
pour ainsi dire, les différents leviers de la société.
Il dut donc faire une sorte de contrat, en disant
en résumé : moi et ma clique on prend la direction, mais on
s’occupe de vous permettre de vous installer, car de toutes façons
on va faire en sorte que les moindres problèmes se résolvent de
manière désormais bourgeoise-pacifique.
En langage pseudo-communiste, cela donne : la
direction collective s’impose comme seule forme apte à maintenir
la « légalité socialiste », car sinon c’est le
triomphe de l’arbitraire.
Il va de soi que Nikita Khrouchtchev insiste
particulièrement sur ce dernier aspect, car il doit à tout prix
rassurer la caste bureaucratique s’installant, afin de maintenir sa
position.
Ce qui est par ailleurs marquant ici, c’est que
la plupart des dénonciations de Staline dans les pays impérialistes
s’appuient directement sur les pseudos-explications de Nikita
Khrouchtchev.
Voici donc la formulation, à mots voilés, du
contrat bourgeois-pacifique de résolution des questions internes à
la caste bureaucratique, à travers la dénonciation fantasmée de
Staline.
« Pour quelle raison les
répressions de masse contre les activistes n’ont-elles cessé
d’augmenter après le XVIIe Congrès?
C’est parce que, à l’époque, Staline
s’était élevé à un tel point au-dessus du Parti et au-dessus de
la Nation qu’il avait cessé de prendre en considération le Comité
central ou le Parti.
Alors qu’il avait toujours tenu compte de
l’opinion de la collectivité avant le XVIIe Congrès, après la
totale liquidation politique des trotskistes, des zinoviévistes et
des boukhariniens, au moment où cette lutte et les victoires
socialistes avaient conduit à l’unité du Parti, Staline avait
cessé, à un point toujours plus grand, de tenir compte des membres
du Comité central du Parti et même des membres du Bureau politique.
Staline pensait que, désormais, il
pouvait décider seul de toutes choses et que les figurants étaient
les seuls gens dont il ait encore besoin; il traitait tous les autres
de telle sorte qu’ils ne pouvaient plus que lui obéir et l’encenser.
Après l’assassinat criminel de S.M.
Kirov, commencèrent les répressions de masse et les brutales
violations de la légalité socialiste. Le soir du 1er décembre
1934, sur l’initiative de Staline (sans l’approbation du Bureau
politique, qui fut acquise par hasard deux jours plus tard), le
secrétaire du Présidium du Comité central exécutif, Enoukidzé,
signait la directive suivante :
« 1.
Ordre est donné aux organismes d’instruction d’accélérer l’étude
des procès de ceux qui sont accusés de préparation ou d’exécution
d’actes terroristes.
2. Ordre est
donné aux organes judiciaires de ne pas suspendre l’exécution des
sentences de mort relatives aux crimes de cette catégorie afin
d’étudier les possibilités de grâce, du fait que le Présidium du
Comité central exécutif de l’URSS ne considère pas possible de
recevoir les pétitions de cette nature.
3.Ordre est
donné aux organismes du commissariat des Affaires intérieures
d’exécuter les sentences de mort contre les criminels de la
catégorie ci-dessus immédiatement après le prononcé de ces
sentences. »
Cette directive devint la base des actes
massifs d’abus contre la légalité socialiste.
Au cours de nombreux procès les accusés
durent répondre de « la préparation » d’actes
terroristes ; cela les privait de toute possibilité de réexamen
de leurs procès, même lorsqu’ils déclaraient devant le tribunal
que leurs « aveux » leur avaient été arrachés de force
et que, d’une manière convaincante, ils apportaient la preuve de la
fausseté des accusations portées contre eux. »
Les accusations de Nikita Khrouchtchev sont pratiquement de nature apolitique ; c’est qu’il défend le point de vue bourgeois de rapports pacifiés – conformément aux besoins de la bourgeoisie naissante et se structurant en URSS.
Nikita Khrouchtchev se situant sur le terrain du
XIXe congrès, il appuie les points relatifs à celui-ci. Le XIXe
congrès ayant instauré une « direction collective » et
aboli le poste de secrétaire général du Parti, il passe par là
pour condamner le passé – évidemment par rapport à un présent
censé être impeccable par définition même.
« Ainsi que l’ont prouvé les
événements ultérieurs, l’inquiétude de Lénine était justifiée:
dans la première période qui a suivi la mort de Lénine, Staline
prêtait encore attention à ses conseils [à ceux de Lénine], mais
plus tard il commença à ignorer les graves avertissements de
Vladimir Ilitch.
Quand on analyse la façon d’agir de
Staline à l’égard de la direction du Parti et du pays, quand on
s’arrête à considérer tout ce que Staline a commis, il faut bien
se convaincre que les craintes de Lénine étaient justifiées.
Le côté négatif de Staline, qui, du
temps de Lénine, n’était encore que naissant, s’était transformé
dans les dernières années en un grave abus de pouvoir par Staline,
qui a causé un tort indicible à notre Parti.
Nous devons étudier sérieusement et
analyser correctement cette question afin d’être à même de
prévenir toute possibilité d’un retour, sous quelque forme que ce
soit, de ce qui s’est produit du vivant de Staline, qui ne tolérait
absolument pas la direction et le travail collectifs et qui
pratiquait la violence brutale, non seulement contre tout ce qui
s’opposait à lui, mais aussi contre tout ce qui paraissait, à son
esprit, capricieux et despotique, contraire à ses conceptions. »
Si la critique en restait là, on aurait pu
comprendre qu’il s’agit d’une rectification, Nikita
Khrouchtchev asseyant son pouvoir et avec lui toute une clique
opportuniste. Cependant, l’URSS de Staline était socialiste et il
existait par conséquent un appareil de sécurité d’État.
La base socialiste était préservée par
celui-ci, toute la société étant organisée en fonction de lui et
inversement. Cela est évidemment inacceptable pour une clique
désireuse d’agir comme bon lui semble.
Elle avait donc décapité dès la mort de Staline
l’appareil de sécurité d’État et instauré un KGB à son
service. Mais il lui fallait également idéologiquement dénoncer la
lutte de classes et cela était d’autant plus important de le faire
que la lutte des classes avait abouti à frapper les éléments
traîtres dans le Parti lui-même.
Ces éléments traîtres étant opportunistes, ils
convergeaient par définition avec la clique de Nikita Khrouchtchev.
Il était d’autant plus important de se focaliser sur la période
1937-1938 où l’appareil de sécurité d’État avait été en
première ligne pour assumer la lutte des classes, protéger l’État
socialiste, frappant jusque dans le Parti.
Voici comment Nikita Khrouchtchev expose cela.
« Staline n’agissait pas par
persuasion au moyen d’explications et de patiente collaboration avec
des gens, mais en imposant ses conceptions et en exigeant une
soumission absolue à son opinion. Quiconque s’opposait à sa
conception ou essayait d’expliquer son point de vue et l’exactitude
de sa position était destiné à être retranché de la collectivité
dirigeante et voué par la suite à l’annihilation morale et
physique.
Cela fut particulièrement vrai pendant
la période qui a suivi le XVIIe Congrès, au moment où d’éminents
dirigeants du Parti et des militants honnêtes et dévoués à la
cause du communisme sont tombés, victimes du despotisme de Staline.
Nous devons affirmer que le Parti a mené
un dur combat contre les trotskistes, les droitiers et les
nationalistes bourgeois et qu’il a désarmé idéologiquement tous
les ennemis du léninisme. Ce combat idéologique a été conduit
avec succès, ce qui a eu pour résultat de renforcer et de tremper
le Parti. Là, Staline a joué un rôle positif (…).
Il est intéressant de noter le fait que,
même pendant que se déroulait la furieuse lutte idéologique contre
les trotskistes, les zinoviévistes, les boukhariniens et les autres,
on n’a jamais pris contre eux des mesures de répression extrêmes.
La lutte se situait sur le terrain idéologique.
Mais quelques années plus tard, alors
que le socialisme était fondamentalement édifié dans notre pays,
alors que les classes exploitantes étaient généralement liquidées,
alors que la structure sociale soviétique avait radicalement changé,
alors que la base sociale pour les mouvements et les groupes
politiques hostiles au Parti s’était extrêmement rétrécie, alors
que les adversaires idéologiques du Parti étaient depuis longtemps
vaincus politiquement, c’est alors que commença la répression
contre eux.
C’est exactement pendant cette période
(1936-19371938) qu’est née la pratique de la répression massive au
moyen de l’appareil gouvernemental, d’abord contre les ennemis du
léninisme – trotskistes, zinoviévistes, boukhariniens – depuis
longtemps vaincus politiquement par le Parti, et également ensuite
contre de nombreux communistes honnêtes, contre les cadres du Parti
qui avaient porté le lourd fardeau de la guerre civile et des
premières et très difficiles années de l’industrialisation et de
la collectivisation, qui avaient activement lutté contre les
trotskistes et les droitiers pour le triomphe de la ligne du parti
léniniste.
Staline fut à l’origine de la conception
d’« ennemi du peuple ».
Ce terme rendit automatiquement inutile
d’établir la preuve des erreurs idéologiques de l’homme ou des
hommes engagés dans une controverse; ce terme rendit possible
l’utilisation de la répression la plus cruelle, violant toutes les
normes de la légalité révolutionnaire contre quiconque, de quelque
manière que ce soit, n’était pas d’accord avec lui; contre ceux qui
étaient seulement suspects d’intentions hostiles, contre ceux qui
avaient mauvaise réputation.
Ce concept d’« ennemi du peuple »
éliminait en fait la possibilité d’une lutte idéologique
quelconque, de faire connaître son point de vue sur telle ou telle
question, même celle qui avait un caractère pratique.
Pour l’essentiel et en fait la seule
preuve de culpabilité dont il était fait usage, contre toutes les
normes de la science juridique actuelle, était la « confession »
de l’accusé lui-même; et comme l’ont prouvé les enquêtes faites
ultérieurement, les « confessions » étaient obtenues au
moyen de pressions physiques contre l’accusé.
Cela a conduit à des violations
manifestes de la légalité révolutionnaire et au fait que de
nombreuses personnes, parfaitement innocentes, qui, dans le passé,
avaient défendu la ligne du Parti, devinrent des victimes. »
C’est là une dénonciation très claire de la
lutte des classes en URSS. La lutte contre les éléments capitulant
dans la construction de l’URSS – les trotskystes, zinoviévistes,
boukhariniens, etc. – est fort logiquement acceptée puisque la
clique de Nikita Khrouchtchev est à la tête de l’URSS.
Mais elle ne peut pas accepter les luttes de classes en URSS même, parce qu’elle a désormais le pouvoir et qu’elle ne veut pas de celles-ci, mais également parce que cela impliquait la capacité de l’appareil de sécurité d’État à posséder une primauté technique sur le Parti, qui est désormais le sas de la bureaucratie formant une nouvelle bourgeoisie.
La logique de Nikita Khrouchtchev est très
simple. Le XIXe congrès avait posé une nouvelle étape : celle
d’aller du socialisme au communisme. Il était donc ouvertement
affirmé que tout un cycle était terminé.
Nikita Khrouchtchev pouvait donc parler de la
période d’avant 1952 comme quelque chose relevant irrémédiablement
du passé, puisqu’on était censé être passé à totalement autre
chose.
La critique de Staline ne tient pas seulement à
la mort de celui-ci en 1953, bien au contraire même : elle
tient à la mise en place en 1952 d’une direction collective, le
poste de secrétaire général du Parti disparaissant.
Staline lui-même avait fait la promotion d’une
direction collective. Or, c’est une erreur historique : en
raison du développement inégal, il se cristallise toujours un
dirigeant, en interaction avec la direction dans son ensemble.
Nikita Khrouchtchev peut donc parler au nom de la
direction collective d’autant plus facilement que celle-ci a été
mise en place par les institutions dans leur ensemble.
Et il peut critiquer le passé au nom d’une étape supérieure, nouvelle, ouverte par le XIXe congrès. À ce moment-là, l’œuvre de Staline fait déjà ouvertement office d’action passée, de contribution à la situation présente.
Nikita Khrouchtchev
Bien entendu, cela n’est qu’une forme. Le
contenu est la volonté de former une caste bureaucratique profitant
de la situation en trouvant un accord avec les États-Unis
d’Amérique, ce qui aboutit à la formation d’une nouvelle
bourgeoisie.
Cependant, le XXe congrès ne joue que sur la
forme. C’est d’ailleurs pour cela que Nikita Khrouchtchev se fera
éjecter par la suite : à avoir trop appuyé sur la forme, les
déséquilibres devenaient trop importants pour une véritable
bourgeoisie instaurant son pouvoir et systématisant sa domination.
Nikita Khrouchtchev est un bureaucrate
opportuniste à l’initiative d’une nouvelle caste ; après
lui on a carrément une bourgeoisie installée au cœur d’un pays
organisé en un social-impérialisme. Il y a une différence de
qualité.
Nikita Khrouchtchev se situe entièrement sur le
terrain du XIXe congrès, sur sa logique de « direction
collective » et de simple appui au développement des forces
productives pour instaurer à court terme le communisme. Il ne
modifiera jamais cette approche tout au long de la période où il
fut de facto le chef de l’URSS.
Nikita Khrouchtchev, quand il affirmait que l’URSS instaurerait le communisme au début des années 1980, se situait entièrement sur le terrain du XIXe congrès.
La
réunion à huis-clos annoncé inopinément le matin du vendredi eut
du retard. Elle devait commencer à 18h, elle eut en fait lieu peu
après minuit.
Nicolaï
Boulganine prit le premier la parole, pour simplement annoncer que
Nikita Khrouchtchev allait s’adresser aux délégués. Celui-ci fit
immédiatement la précision suivante :
« Nous devrions examiner très
sérieusement la question du culte de la personnalité.
Aucune nouvelle à ce sujet ne devra
filtrer à l’extérieur; la presse spécialement ne doit pas en être
informée. C’est donc pour cette raison que nous examinons cette
question ici, en séance à huis clos du Congrès. Il y a des limites
à tout.
Nous ne devons pas fournir des munitions
à l’ennemi; nous ne devons pas laver notre linge sale devant ses
yeux. Je pense que les délégués au Congrès comprendront et
évalueront à leur juste valeur toutes les propositions qui leur
seront faites.
(Applaudissements tumultueux.) »
Voici
le tout début de son propos. Il faut bien noter qu’il s’agit de
la version « officielle » du texte. Il n’y a pas eu de
retranscription ni d’enregistrement du discours lu par Nikita
Khrouchtchev. Il fut également interdit de prendre des notes.
« Camarades,
Dans le rapport du Comité central du Parti au XXe Congrès, dans un certain nombre de discours prononcés par des délégués au Congrès, ainsi que lors de réunions plénières du Comité central du parti communiste de l’Union soviétique, pas mal de choses ont été dites au sujet du culte de la personnalité et de ses conséquences néfastes.
Après la mort de Staline, le Comité central du Parti a commencé à appliquer une politique tendant à expliquer brièvement, mais d’une façon positive, qu’il était intolérable et étranger à l’esprit du marxisme-léninisme d’exalter une personne et d’en faire un surhomme doté de qualités surnaturelles à l’égal d’un dieu. Un tel homme est supposé tout savoir, penser pour tout le monde, tout faire et être infaillible.
Ce sentiment à l’égard d’un homme, et singulièrement à l’égard de Staline, a été entretenu parmi nous pendant de nombreuses années.
Le but du présent Rapport n’est pas de procéder à une critique approfondie de la vie de Staline et de ses activités. Sur les mérites de Staline suffisamment de livres, d’opuscules et d’études ont été écrits durant sa vie.
Le rôle de Staline dans la préparation et l’exécution de la révolution socialiste, lors de la guerre civile, ainsi que dans la lutte pour l’édification du socialisme dans notre pays est universellement connu. Chacun connaît cela parfaitement.
Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est une question qui a une importance pour le Parti actuellement et dans l’avenir.
Ce qui nous intéresse, c’est de savoir
comment le culte de la personne de Staline n’a cessé de croître,
comment ce culte devint, à un moment précis, la source de toute une
série de perversions graves et sans cesse plus sérieuses des
principes du Parti, de la démocratie du Parti; de la légalité
révolutionnaire.
En raison du fait que tout le monde ne
semble pas encore bien comprendre les conséquences pratiques,
résultant du culte de l’individu, le grave préjudice causé par la
violation du principe de la direction collective du Parti du fait de
l’accumulation entre les mains d’une personne d’un pouvoir immense et
illimité, le Comité central du Parti considère qu’il est
absolument nécessaire de remettre au XXe Congrès du parti
communiste de l’Union soviétique tout le dossier de cette
question. »
Nikita Khrouchtchev lut ensuite pendant plusieurs
heures son discours intitulé « Sur le culte de la personnalité
et ses conséquences ».
Il n’y eut ni questions, ni débats. Le rapport
secret se termina par un vote des délégués soutenant ce qui avait
été dit. Pendant ce temps, les délégations étrangères avaient
accès au document par écrit au Kremlin, mais sans le droit de
prendre des notes.
Il y avait, de toutes façons, une seule idée de
fond. Car le discours de Nikita Khrouchtchev a une particularité
précise : il aborde de très nombreux thèmes, mais ni la
question du rôle dirigeant du Parti, ni l’industrialisation menée.
Il se focalise sur le « culte de la personnalité », avec
la personne de Staline présentée comme « brutale »,
amenant la « violation » des normes du Parti et les
vastes opérations de répression, soulignant aussi le rôle
« exagéré » attribué à Staline durant la Seconde
Guerre mondiale.
Pour renforcer cette atmosphère, le « testament de Lénine » fut également distribué dès le départ aux délégués.
Le matin du 24 février, la veille du dernier
jour, une résolution fut adoptée quant au rapport fait par Nikita
Khrouchtchev dix jours plus tôt. Elle encourage le Comité Central
« à ne pas faiblir dans la lutte contre les vestiges du culte
de la personnalité ».
La résolution n’en dit pas plus sur la question
de Staline, posée ici seulement en filigrane.
Mais un fait marquant à cette occasion fut la
proposition d’une base de travail de 19 pages pour la résolution,
réalisée par un groupe de 45 hauts responsables du PCUS se
présentant comme la « commission de préparation pour la
résolution du XXe congrès sur le rapport du Comité Central du
PCUS ».
Formellement, cela n’a pas de sens, car le rapport est fait au congrès et pas avant. C’était là clairement un appui ouvert à Nikita Khrouchtchev.
Le XXe congrès votant pour le rapport de Nikita Khrouchtchev
Un autre aspect intéressant est que la résolution
finale ne salue pas le rapport dans son ensemble (contrairement aux
autres congrès), mais « approuve les propositions et
conclusions du Comité Central contenues dans son rapport ».
Cette formulation n’était pas contenue dans la base de travail ;
l’ajout présente une mobilisation en faveur de
Nikita Khrouchtchev.
C’est là un aspect très important, car il faut
bien saisir que le fameux « rapport secret » n’a pas
été lu pendant le congrès, mais après le congrès, alors
qu’il était officiellement terminé. Cela signifie que le PCUS
était déjà « embarqué » avec Nikita Khrouchtchev et
que son « rapport secret » ne pouvait politiquement
qu’être accepté par les délégués.
Le
matin du vendredi 24 février 1956, Mikhail Pervukhine
qui était président de séance annonça ainsi deux choses :
une réunion des délégués à 17 heures, puis leur réunion à huis
clos à 18 heures.
Le congrès avait donc, avant la réunion à huis-clos, déjà voté les membres du Comité Central. Et c’est seulement après, alors que tout a été verrouillé, que le rapport secret a été lu par Nikita Khrouchtchev.
Timbre annonçant le XXe congrès du PCUS
Le nouveau Comité Central
reflète justement cette prise du pouvoir
par la clique de Nikita Khrouchtchev. il compte
133 titulaires contre 125 auparavant, avec 122 suppléants contre 111
auparavant.
Des
125 membres du Comité Central élu en 1952 au XIX congrès, 44
avaient été
écartés.
33 % des membres du Comité Central issu du
XXe congrès étaient nouveaux, avec le quart des nouveaux membres
étant lié à l’activité de Nikita Khrouchtchev en Ukraine.
Sur ces 255 titulaires et suppléants du Comité
Central, pratiquement la moitié – 123 – sont des secrétaires
des républiques, territoires autonomes et régions. Leur nombre
était de 92 sur 236 au congrès précédent. Le Parti est ici
asphyxié par l’appareil de direction.
Cela est d’autant plus marquant que le nombre de
membres du Comité Central relevant de l’administration étatique
est le même (48 titulaires et 52 suppléants, 44 et 54
précédemment). On trouve, dans le même ordre d’idée, seulement
3 intellectuels membres titulaires du Comité Central, 8 militaires,
1 dirigeant syndical.
On ne trouve pareillement que deux responsables de
l’appareil de sécurité : le ministre de l’intérieur
venant d’être nommé, et le responsable de la sécurité d’État.
On a trois responsables militaires : les maréchaux Georges
Joukov, ministre de la Défense, Radion Malinovski, commandant de la
région militaire d’Extrême-Orient, et Cyrille Moskalenko,
commandant de la région de Moscou.
Radion Malinovski, très proche de Nikita
Khrouchtchev, deviendra rapidement le principal responsable des
forces armées et une figure majeure du social-impérialisme
soviétique.
A cela s’ajoute que le Comité Central, dès sa première réunion, nomma également quatre proches de Nikita Khrouchtchev comme candidats au Présidium, sur les six possibles, et alors que le Présidium disposait de 11 membres en tout. Trois de ces candidats étaient par ailleurs membres du Secrétariat du Comité Central, qui comptait au total huit membres (dont trois déjà membres du Présidium).
Dans son long rapport, Nikita Khrouchtchev assume
les thèses de la voie pacifique au socialisme. C’est là une thèse
de la plus haute importance, qui va être la grande pierre
d’achoppement au début des années 1960 dans le Mouvement
Communiste International. Toute la jeune génération
marxiste-léniniste refusant le révisionnisme va faire du rejet de
cette thèse la pierre angulaire de son identité politique.
La Chine populaire dirigée par Mao Zedong va être
au centre de la critique de cette thèse et le principal point de
référence alors pour la lutte armée comme stratégie
révolutionnaire.
Cette thèse semble tomber du ciel, mais elle
découle en fait du principe de coexistence pacifique. La nouvelle
bourgeoisie s’affirmant en URSS devait forcément aller dans le
sens de la collusion avec les pays capitalistes pour parvenir à un
accord.
D’où la démarche relativiste de Nikita
Khrouchtchev dans son rapport :
« Nos ennemis aiment à nous
représenter, nous, les léninistes, comme des partisans de la
violence en toutes occasions.
Il est vrai que nous reconnaissons la
nécessité de la transformation révolutionnaire de la société
capitaliste en société socialiste. C’est ce qui distingue les
marxistes révolutionnaires des réformistes et des opportunistes.
Il est, en effet, hors de doute que, pour
maints pays capitalistes, le renversement par la violence de la
dictature bourgeoise et l’aggravation brutale de la lutte de classe
qui l’accompagne sont inévitables.
Mais les formes de la révolution sociale
sont diverses. Quant on prétend que nous voyons dans la violence et
la guerre civile l’unique moyen de transformer la société, on émet
un postulat qui ne correspond pas à la réalité. »
En fait, le véritable moteur idéologique de
cette thèse consiste en le principe d’un capitalisme désormais
« organisé », comme l’affirme Eugen Varga. On a ici la
base pour la transformation des Partis Communistes en outils pour la
politique extérieure l’URSS, qui iront par la suite jusqu’à
l’expansionnisme militaire.
C’est en ce sens qu’il faut comprendre le
propos de Nikita Khrouchtchev comme quoi :
« La conquête d’une solide
majorité parlementaire s’appuyant sur le mouvement révolutionnaire
du prolétariat et des travailleurs créerait pour la classe ouvrière
des divers pays capitalistes et anciennement coloniaux les conditions
nécessaires pour des transformations sociales radicales. »
Le leitmotiv de Nikita Khrouchtchev quant à la
question internationale, dans son très long rapport (faisant cent
pages), c’est l’affirmation que la guerre n’est pas
inéluctable. Nikita Khrouchtchev se fait ici le porte-parole assumé
de la tendance représentée par Eugen Varga, qui avait fait vaciller
le Parti dans l’immédiate après-guerre.
Cette tendance reprit la main, dans les failles du
XIXe congrès, dès la mort de Staline.
Immédiatement, la presse soviétique abandonna
toute dénonciation des États-Unis, y compris pour de récents
incidents. La collaboration avec ce pays durant la Seconde Guerre
mondiale fut mise en valeur. La presse américaine, ainsi que les
radios, reçurent des visas le 25 mars 1953 pour une semaine de
visite de Moscou.
Cette approche se généralisa à tous les niveaux
diplomatiques, avec une véritable offensive de charme envers les
diplomates et des communiqués officiels particulièrement mesurés.
À l’arrière-plan de la liquidation de
l’appareil de sécurité d’État, on a toute une nouvelle mise en
perspective, celle de l’URSS séparée du monde et acceptant un
rapport pacifique-bourgeois avec les pays capitalistes, alors que les
forces productives sont développées sans bataille idéologique.
C’est la rencontre de la faction portée par l’analyse d’Eugen Varga et des erreurs du XIXe congrès de 1952.
Les délégations étrangères au XXe congrès du PCUS
Voici la thèse fondamentale de Nikita
Khrouchtchev dans son rapport, reprenant directement les arguments
d’Eugen Varga et reflétant la capitulation devant l’impérialisme
pour une clique bureaucratique aspirant à devenir bourgeoisie :
« Les marxistes doivent prendre en
considération la possibilité de conjurer les guerres à notre
époque, s’ils tiennent compte des changements de portée historique
mondiale qui se sont produits au cours des dernières années (…).
A l’heure actuelle la situation a
foncièrement changé. Le camp mondial du socialisme est né, et il
est devenu un atout puissant. Les forces de la paix y trouvent non
seulement des moyens moraux, mais également les possibilités
matérielles de prévenir l’agression.
Au surplus, il existe actuellement un
groupe d’États ayant une population s’élevant à des centaines de
millions d’habitants qui luttent activement contre la guerre. Le
mouvement ouvrier, dans les pays capitalistes, constitue de nos jours
une force considérable. Le mouvement des partisans de la paix est né
et est devenu un facteur puissant (…).
Les guerres ne sont pas inévitables,
elles ne sont pas fatales. Pour empêcher les impérialistes de
déclencher la guerre et, au cas où ils oseraient le faire, pour
infliger une riposte foudroyante aux agresseurs et déjouer leurs
plans, il faut que toutes les forces engagées, contre la guerre
soient en alerte et qu’elles fassent front, unies, sans relâcher
pourtant leurs efforts dans la lutte pour le maintien de la paix. »
On
notera que, si l’on ne parvient pas à voir la thèse d’Eugen
Varga au filigrane du propos de Nikita Khrouchtchev, alors cela peut
très largement sonner comme les thèses du XIXe congrès, avec
l’affirmation du camp de la paix (le XIX congrès considérant
cependant que la guerre est inévitable car liée à la nature même
du capitalisme).
Nikita
Khrouchtchev présente toutefois un élément nouveau : la
dimension subjectiviste dans le rapport à la guerre, conforme aux
intérêts de la clique qu’il représente pour une « coexistence
pacifique » avec l’impérialisme :
« D’ordinaire, souligne d’ailleurs
M. Khrouchtchev, l’on n’envisage qu’un aspect de la question :
l’infrastructure économique des guerres sous l’impérialisme. Mais
cela est insuffisant.
La guerre n’est pas seulement un
phénomène économique. Le rapport des forces de classe, des forces
politiques, le degré d’organisation et la volonté consciente des
hommes ont une grande importance pour déterminer si la guerre aura
lieu ou non.
Bien plus, dans certaines conditions, la
lutte des forces sociales et politiques d’avant-garde peut, à cet
égard, jouer un rôle décisif. »
Cette thèse sera très largement développée par la suite par l’URSS et l’un de ses principaux fronts idéologiques, notamment dans les pays capitalistes.
C’est Nikita Khrouchtchev qui lut le rapport du
Comité Central du PCUS au XXe congrès, et ce dès le premier jour,
soit le 14 février 1956.
Le rapport se divise en trois parties :
– la première concerne la « position
internationale de l’Union Soviétique », avec une insistance
sur la coexistence pacifique et le dépassement du camp capitaliste ;
– la seconde concerne la « situation interne
de l’URSS », avec une présentation résolument optimiste de la
situation dans l’industrie et les transports tout d’abord, de
l’agriculture ensuite, ainsi que de « l’accroissement des
standards matériels et culturels du peuple soviétique » et de
« la consolidation et le développement prolongés du système
d’État et social soviétique ;
– la troisième concerne le Parti.
Le XXe congrès du PCUS
Nikita Khrouchtchev explique dès les premières phrases que si la période depuis le XIXe congrès fut courte (trois ans et quatre mois), elle est l’une des plus importantes de l’histoire du Parti.
Le travail mené permet en effet, selon lui une
avancée fondamentale dépassant ce qui était retardé, et ce dans
le cadre de l’existence de deux systèmes à l’échelle mondiale.
Nikita Khrouchtchev mentionne la croissance
économique en URSS, dans les démocraties populaires de l’Est
européen, de la Chine, ainsi qu’en Yougoslavie ; le fait de
mentionner ce dernier pays, considéré pourtant comme fasciste à la
fin des années 1940, est déjà clairement l’expression d’un choix
idéologique fait en amont. Il parle d’ailleurs de « la
normalisation des relations avec la Yougoslavie fraternelle ».
Reprenant les thèses du XIXe congrès, il expose
un camp capitaliste se ratatinant économiquement et où les forces
favorables à la guerre n’ont pas le dessus. Il en conclut que la
voie au socialisme peut prendre dans ce contexte des formes
multiples.
S’ensuit, logiquement et dans le même esprit, un
très long panorama de la situation économique de l’URSS, présentée
en long et en large, tout comme ce fut le cas au XIXe congrès.
L’accent est mis sur la prétendue réussite du 5e plan quinquennal,
marqué par une augmentation des salaires ouvriers de 39 % et
des paysans de 50 %.
Les objectifs sont en conséquence audacieux : passer à une journée de sept heures de travail (de six heures pour les mineurs).
Le XXe congrès du PCUS
On est ici clairement dans la ligne du XIXe
congrès. Celui-ci avait instauré une direction collective. Nikita
Khrouchtchev cherche à la renforcer à tout prix en chargeant Beria
de nombreux crimes censés avoir diviser le Parti – une manière
d’ôter toute dimension idéologique aux troubles ayant agité le
Parti.
Nikita Khrouchtchev réhabilite ainsi la faction
du Parti de Leningrad qui fut liquidé par le PCUS(b) dans
l’après-guerre pour avoir tenté de faire sécession avec la ville
afin de former une sorte de « royaume indépendant » au
sein de l’URSS. Et il précise qu’il s’agit de revenir aux normes de
Lénine concernant le Parti, qui « par le passé ont
fréquemment été violées ».
Nikita Khrouchtchev mentionne également le précis
d’histoire du PCUS(b), qui a servi de « base pour la
propagande » pendant 17 années. Étant donné que la
« glorieuse histoire du Parti » doit servir pour
l’éducation, il serait nécessaire de publier un nouvel ouvrage à
ce sujet – Nikita Khrouchtchev ne fait aucune critique, présentant
cela comme une tâche de mise à jour.
Il profite ici encore de la ligne du XIXe congrès.
De la même manière que le nom de Staline
disparut des principaux organes de presse soviétiques juste avant le
congrès, pour l’ouverture du congrès les orateurs soviétiques du
congrès ne mentionnèrent pratiquement jamais celui qui avait dirigé
le Parti pendant plusieurs décennies.
Il n’y eut que trois exceptions, si l’on met de
côté les discours des délégués français et chinois.
Nikita Khrouchtchev demanda aux délégués de se lever en mémoire des dirigeants communistes morts depuis le dernier congrès, mentionnant Staline parmi d’autres.
Le XXe congrès du PCUS
Nikita Khrouchtchev dit ensuite plus tard
simplement que la mort de Staline n’avait pas provoqué dans les
rangs communistes la confusion espérée par les ennemis du
socialisme. La formule est sobre :
« Peu après le XIXe congrès, la
mort a enlevé de nos rangs Joseph Vissarianovitch Staline. Les
ennemis du socialisme espérant que cela provoquerait de la confusion
dans les rangs du Parti, de la discorde dans la direction, de
l’hésitation dans l’application de sa politique intérieure et
extérieure. »
Anastas Mikoyan, quant à lui critiqua l’ouvrage
de Staline Les problèmes économiques du socialisme, le 16
janvier. C’était là la première remise en cause ouverte. Il
demanda une « révision critique » de principes de
l’ouvrage, considéré comme dogmatique. Il dit notamment à ce
sujet :
« Quand on analyse la situation
économique du capitalisme contemporain, il devient douteux que les
théories exposées par Staline dans Les Problèmes économiques
du socialisme en U. R. S. S. concernant les États-Unis,
l’Angleterre et la France, et selon lesquelles, après la scission du
marché mondial, le volume de la production de ces pays diminuera,
puissent nous aider ou qu’elles soient correctes. »
Anastas Mikoyan reprend ici les thèses d’Eugen
Varga et effectivement la théorie de celui-ci des pays capitalistes
comme étant devenus « organisés », comme « capitalistes
monopolistes d’État », deviendra bientôt officiel en URSS.
Il remit également en cause, de manière brutale,
le Précis d’histoire du PCUS(b). Anastas Mikoyan parla également
d’historiens qui avaient compris qu’il y avait une explication
non marxiste de certains « événements » de la guerre
civile, de « dirigeants du Parti qualifiés de manière erronée
d’ennemis du peuple plusieurs années après les événements ».
Il mentionna à ce sujet, « fraternellement », Vladimir
Antonov-Ovseïenko et Stanislav Kosior, purgés
tous deux en 1938 ; il conclut son
discours par une longue référence à Lénine et au souci de
celui-ci de l’unité du Parti.
Le XXe congrès du PCUS
L’historienne
Anna Pankratova, rédactrice en chef de Questions
d’histoire prit également la parole
et critiqua la lecture de l’histoire faite jusqu’à présent,
notamment concernant les années 1930, reprenant
le même argument que Mikoyan.
Pour le reste, il n’y eut pas de références à
Staline, que ce soit pour un éloge ou une critique, à part par Chu
Teh et Maurice Thorez, délégués internationaux au congrès
respectivement chinois et français.
Maurice Thorez parla ainsi du PCUS comme « modèle de la ferme adhésion aux principes et d’une fidélité sans faille aux grandes idées de Marx, Engels, Lénine et Staline ». Ce passage fut applaudi par le congrès. Chu Teh souligna le fait que le PCUS avait été nourri du travail de Staline.
Le XXe congrès du PCUS
Le XXe congrès était en fait déjà étranger à
la question idéologique de Staline. Ce qui était mis en avant,
c’était la direction collective, les « normes léninistes de
la vie du Parti », la démocratie dans les rangs du Parti, la
« légalité socialiste », avec une critique du « culte
de la personnalité » impersonnelle.
C’était là dans la droite ligne du XIXe
congrès, avec la dénonciation du « culte de la personnalité »
ajoutée et développée par la clique de Nikita Khrouchtchev.
Il est à noter que Lazare Kaganovitch,
historiquement un proche de Staline avec Molotov, chercha à arrêter
le processus en cours, en affirmant que les questions avaient été
réglées :
« Après le XIXe congrès du Parti,
le Comité Central a hardiment (par hardiment j’ai en vue quelque
chose en rapport avec les principes, la théorie) soulevé la
question de la lutte contre le culte de la personnalité.
Ce n’est pas une question facile. Mais
le Comité Central lui a donné une réponse correcte,
marxiste-léniniste, conforme à l’esprit de parti. »
Lazare Kaganovitch parla également de la « bande
fasciste-provocatrice » de Lavrenti Beria, ayant ainsi
clairement en tête d’en faire le bouc-émissaire pour sauver ce
qui pouvait l’être. C’était en total décalage avec les
tendances dominantes dans le PCUS.
Il faut noter
également une allusion, celle de l’écrivain Mikhaïl Cholokhov.
Lors de sa prise de parole, il dressa un parallèle entre l’Union
des écrivains et le Parti :
« Qu’avons-nous fait après la
mort de Gorki ? Nous avons mis en place une direction collective
dans l’Union des écrivains, avec Fadeev à sa tête (…). Fadeev
s’est montré un secrétaire général aimant le pouvoir et ne
voulant pas tenir compte du principe de collégialité dans son
travail ».
En fait, les propos sont un parallèle strict avec
les thèses de Nikita Khrouchtchev. Voici ce que Mikhaïl Cholokhov
disait déjà en 1954, au second congrès des écrivains
soviétiques :
« Beaucoup de défauts et d’erreurs
dans le travail de l’Union des écrivains peuvent s’expliquer par
le fait que ces vingt dernières années, le principe de direction
collective a été loin d’être observé en son sein (…).
Les écrivains veulent être assurés
d’une direction collective réelle dans l’Union [des écrivains],
ils veulent un Présidium relativement large possédant les pleins
droits de décision concernant l’Union entre les sessions de la
direction, et ils veulent aussi que le secrétariat de l’Union soit
un organe subordonné à la direction et au Présidium. »
Ainsi, à l’arrière-plan, dans l’élan du XIXe congrès et de sa « direction collective », avec la décapitation de l’appareil de sécurité d’État, on avait déjà la base pour une remise en cause idéologique générale.
Le XXe congrès du PCUS se tint du 14 au 25
février 1956. Il s’est tenu, comme le précédent, dans le Grand
Palais du Kremlin. Étaient présents 1 355 délégués représentant
chacun 5 000 membres, ainsi que 81 délégués avec uniquement une
voix consultative.
Ce qui était exposé était d’une ambition
démesurée. Le nouveau plan quinquennal devait connaître une
augmentation des investissements de 67 % par rapport au
précédent. Les objectifs pour 1960 étaient bien sûr très
précisément chiffrés et exigeaient une progression vertigineuse
(étaient prévues une production de 593 millions de tonnes de
charbon, 53 millions de tonnes de fonte, 330 000 tonnes de fibres
artificielles, 1 840 000 tonnes de huiles végétales, etc.).
La production de viande était censée pas moins que doubler. Il était prévu de fournir à l’agriculture du matériel en masse : 1 650 000 tracteurs, 560 000 moissonneuses-batteuses.
Le XXe congrès du PCUS
En rapport avec cette perspective grandiose
plaçant le communisme finalement comme une affaire de génération –
cela sera ouvertement dit tel quel dans les années qui suivirent –
le PCUS se voyait donner une sorte de qualité suprême.
Ainsi, la modification du programme du Parti
devait être déjà être menée auparavant, mais la Seconde Guerre
mondiale empêcha la réalisation de ce travail. Une commission fut
finalement constituée à cet effet lors du XIXe congrès, en 1952.
Elle était constituée de dix membres et présidée
par Staline. Au XXe congrès, il n’en restait pratiquement rien.
Staline était décédé. Viatechslav Molotov avait été blâmé,
Georgi Malenkov mis de côté. Laurenti Beria avait été fusillé.
Paul Youdine avait été nommé ambassadeur en Chine en décembre
1953. D.I. Tchesnikov, l’un des deux rédacteurs de l’organe
théorique Kommunist, où en janvier il dénonçait « les
capitulards qui insistent pour que l’on apaise les impérialistes »,
avait été purgé en mars 1953.
Nikita Khrouchtchev annonça alors quelque chose n’ayant rien à voir : la future mise en place d’un programme valable pour tous les Partis Communistes dans le monde. Cela correspondait à la lecture du XIXe congrès de la situation de l’URSS, îlot censé aller au communisme à court terme et de ce fait modèle technique-pratique pour le reste du monde.
Le XXe congrès du PCUS
Tout cela était rendu possible par la
modification de la base du Parti. Il avait déjà été remarqué
qu’au XIXe congrès, le nombre de membres du Parti avait largement
grossi par rapport au congrès précédent de 1938. Une nouvelle
génération avait émergé, coupée de beaucoup des expériences
faites.
C’est encore plus vrai pour le XXe congrès. Le
PCUS a désormais 6 795 896 membres et 419 609 candidats. C’est 330
000 membres de plus qu’au congrès précédent. Le nombre de membres
du Parti a doublé depuis 1940.
À cela s’ajoute un autre aspect, fondamental.
Entre le 1951 et 1956, l’enseignement supérieur soviétique a formé
autour de 1 120 000 personnes, soit 72 % de plus que les cinq
années précédentes. Ces chiffres donnés par Nikita Khrouchtchev
correspondent certainement à la vérité, puisque l’après-guerre
avait été caractérisé par une difficulté extrême de par les
dégâts causés par les nazis.
Cela signifie qu’apparaît ici une nouvelle
intelligentsia, issue de l’élan précédent mais coupée de celui-ci
idéologiquement. Des jeunes intègrent les strates supérieures de
l’URSS en étant simplement intégrés dans le discours instauré en
1952 selon laquelle les forces productives sont l’essentiel.
C’est d’autant plus vrai que l’enseignement supérieur est centralisé dans quelques villes : Moscou, Leningrad, Kiev, Tbilissi, Kharkov, Bakou, Tachkent, Minsk.
Le XXe congrès du PCUS
Le paradoxe est que du côté des délégués, il
y a une baisse du niveau d’études. 758 délégués ont un niveau
universitaire (contre 793 en 1952), 276 celui du bac (223 en 1952),
292 un niveau inférieur au bac (176 en 1952). Il y aurait également
une prolétarisation, avec deux fois plus de délégués étant
travailleurs industriels et deux fois plus de kolkhoziens, pour
autant qu’il soit possible de faire confiance à ces chiffres.
Il y a ici un phénomène difficile à
appréhender, mais témoignant dans tous les cas d’une modification
des délégués par rapport au congrès précédent. C’est encore
plus vrai sur le long terme : 30 % des délégués ont
rejoint le Parti à partir de 1946. Cela souligne également la
rapidité avec laquelle ils sont arrivés jusqu’au statut de
délégués.
Il y a également un vieillissement. Comme au congrès précédent, les quarantenaires représentent la majorité des présents, mais les plus de cinquante ans, auparavant 15,3 % des présents, en forment désormais 24 %.
Le XXe congrès du PCUS
Cette ambition démesurée et cette nouvelle
« génération » s’associent avec un phénomène
frappant : la stabilité de la direction. L’ensemble du
Présidium et du secrétariat du Comité Central a été réélu au
XXe congrès du PCUS, sans aucune modification.
Le Présidium est composé de Nikita Khrouchtchev,
Nicolas Boulganine, Lazare Kaganovitch, Kliment Vorochilov, Anastas
Mikoyan, Maksim Sabourov, Pierre Pervoukhine, Georges Malenkov,
Viatcheslav Molotov, Michel Souslov et Alexeï Kirichenko.
Le Secrétariat est composé de Nikita
Khrouchtchev (comme premier secrétaire), Nicolas Belaev, Pierre
Pospelov, Michel Souslov, Dimitri Chepilov, Leonid Brejnev et
Ekaterina Fourtseva. Les trois derniers
nommés sont également suppléants du Présidium. Leonid Brejnev
succédera par la suite à Nikita Khrouchtchev à la tête du pays.
Cette situation était là un triomphe pour la direction, qui s’était néanmoins débarrassé de nombreux éléments.
On a
comme aspects essentiels du contexte du XXe congrès :
– la
sécurité d’État a été décapitée ;
– le
gouvernement a été mis au pas ;
– le
PCUS est centralisé autour du Présidium ;
–
une nouvelle génération arrive sur la scène des postes à
responsabilité ;
– le
XIXe congrès a ouvert un immense espace à la thèse des forces
productives ;
– le
PCUS a été contaminé par les thèses d’Eugen Varga lancées
après 1945 et visant à une gestion bourgeoise – « neutre »
de la réalité soviétique.
La
liquidation de Lavrenti Beria et la décapitation de l’appareil de
sécurité d’État ont permis à la clique ayant pris le contrôle
du Parti et du gouvernement d’avoir les coudées franches.
La
mise de côté de Georgi Malenkov marqua le triomphe de la clique
contrôlant le Parti. De ce fait, le thème de la « direction
collective » devint le grand mot d’ordre servant à
structurer une nouvelle bourgeoisie.
Une
publication tirée à 160 000 exemplaires – Les statuts du Parti
Communiste d’Union Soviétique – la loi fondamentale de la vie du
Parti – fut diffusée par la Société pansoviétique de
diffusion de la connaissance politique et scientifique. Elle
saluait les décisions prises par la direction à la suite de
« l’affaire Beria », affirmant que :
« Les décrets de la session de
juillet [1953] du Comité Central du Parti ont une grande
signification pour le développement de la démocratie interne du
Parti, la critique et l’auto-critique, et dans l’élévation du
niveau de collectivité à la direction du Parti.
La session a résolument condamné la
« théorie » idéaliste du culte de la personnalité qui
est étranger au marxisme-léninisme et qui a connu une certaine
dissémination dans notre presse et notre propagande orale.
Au moyen de cette « théorie »
anti-marxiste, certains travailleurs du Parti ont cherché à
justifier une pratique vicieuse dans leur activité, faisant que les
principes léninistes de démocratie interne ont été remplacés par
le commandement bureaucratique d’une seule personne. »
Il
s’agit d’une critique très nette de l’appareil de sécurité
d’État et de Staline, c’est-à-dire du fait de prendre des
décisions en raison de l’idéologie – ce qui apparaît comme
« unilatéral » pour la nouvelle bourgeoisie dont la
clique de Nikita Khrouchtchev est à ce moment-là le seul
représentant, celle représentée par Georgi Malenkov, la
bureaucratie incrustée dans le gouvernement, ayant perdu la bataille
factionnelle.
Il
n’y eut d’ailleurs aucune réunion du Comité Central entre
juillet 1955 et le XXe congrès : c’est le Présidium qui
avait les clefs du Parti.
La seule tâche à l’horizon fut la parution par la Pravda,
le 13 février 1956, la veille du congrès, d’un article de
Bolesław Bierut, le dirigeant communiste
polonais, expliquant qu’était appliqué en Pologne le principe de
Lénine et de Staline de priorité à l’industrie lourde. Bolesław
Bierut décédera peu après la tenue du
XXe congrès, encore à Moscou ; il est à peu près clair qu’il
a été empoisonné.
Les organes des Comités Centraux des partis des différentes républiques se positionnèrent également de manière très différente pour l’ouverture du XXe congrès. Staline fut mentionné positivement avec également une image dans les publications d’Ukraine, de Biélorussie, d’Ouzbékistan, de Lettonie et de Géorgie, mais il n’y eut rien sur lui dans celles d’Arménie, de Moldavie, ni de la république karélo-finlandaise. Celles du Kazakhstan, du Turkménistan, d’Estonie et de Kirghizie mentionnèrent son nom, celle du Tadjikistan publia une photographie.
Il n’était évidemment pas possible pour les
révisionnistes de rejeter Staline d’un coup. Les masses avaient
compris la valeur de Staline. Il n’était plus possible de renverser
la tendance en ce sens. Il fallait donc l’étouffer.
Cet aspect est très important. Vu de l’extérieur
de l’URSS, le PCUS a procédé à une « déstalinisation »,
à un rejet massif. Mais vu de l’intérieur, cela était présenté
comme une « rectification », les points fondamentaux
étant résolument masqués aux masses.
Cela a amené d’ailleurs certains à sous-estimer
le rejet de Staline par la clique dirigeante de l’URSS, alors qu’il a
été total. Seulement, il n’a pas été public, l’URSS devenant un
pays social-impérialiste où la bourgeoisie était littéralement
une caste à part.
On peut ainsi voir qu’entre le XIXe et le XXe congrès, soit entre 1952 et 1956, il n’y a pas de modification franchement apparente quant à la référence à Staline par le Parti dirigeant l’URSS.
L’immense Staline
Il y avait quelques gommages déjà fait,
cependant. Les slogans du premier mai mis en avant à partir du 21
avril 1953 appelaient eux-mêmes à la « coexistence
pacifique » internationale, à la légalité socialiste, le nom
de Staline étant pratiquement omis.
La constitution fut désormais qualifiée de
« soviétique » et non plus de relevant de Staline, la
jeunesse communiste, auparavant Komsomol de Lénine et Staline,
devint l’Union Communiste pansoviétique de la jeunesse.
En fait, dans les quinze jours suivant la mort de
Staline, il y eut un processus d’abandon de la référence à
Staline, de manière insidieuse : ses citations ne lui furent
plus attribuées, il ne fut plus fait référence à ses œuvres
majeures lorsqu’on parlait de lui. Les mesures suivant sa mort,
telles que les vastes amnisties et la réduction de prix, furent
annoncées sans faire référence à lui.
On a un bon exemple de l’approche générale
avec l’article d’avril 1953 dans la Pravda, écrit par le
rédacteur Slepov au sujet de la vie du Parti, qui souligne la
supériorité de la direction collective sur la « domination
des mesures administratives », tout en se revendiquant de
Staline.
L’éditorial du 27 mai 1953 de la revue Kommunist
dénonce également le culte de la personnalité, mais en
s’appuyant sur des affirmations en ce sens de Lénine et de Staline.
On lit à ce sujet :
« Notre parti lutte résolument
contre le culte de la personnalité, contre l’attribution à
l’individu de traits surnaturels, contre l’adoration du chef, contre
l’ignorance du rôle des masses, des classes et du parti. Loin de
stimuler l’initiative et l’activité des masses, de tels cultes les
incitent à la passivité.
Les fondateurs du communisme, Marx,
Engels, Lénine, Staline, étaient hostiles au culte de la
personnalité. »
Le Comité Central du Parti Communiste d’Union
Soviétique publia également un document le mois suivant sa mort, le
27 juillet 1953, avec comme prétexte le 50e anniversaire du second
congrès du Parti. Ce document traitait de l’histoire du Parti, sous
la forme de thèses, et plaçait tout sous l’égide de Lénine,
Staline ne devenant plus qu’une simple référence en rapport avec le
Parti.
C’était une réécriture de l’histoire en faveur
de la thèse selon laquelle depuis la mort de Lénine, il y aurait eu
une direction collective à l’œuvre, dont Staline n’aurait été
qu’un rouage – la grande thèse du XXe congrès est d’affirmer
qu’il avait finir par mal agir à ce niveau.
Le XXe congrès n’est pas une remise en cause de
Staline – il est une dénonciation de Staline comme prétendu
élément de la direction collective.
La période entre les XIXe et XXe congrès est celle de la mise en place de la direction collective, conformément aux exigences du XIXe congrès, mais avec en pratique la liquidation assumée de la forme précédente d’organisation du Parti et de son contenu.
Malenkov avait mis l’accent, en mai 1953, sur les
biens courants ; c’est indirectement au nom de Staline que cela
fut réfuté par Nikita Khrouchtchev qui rappela le juste combat
contre la « déviation droitière » de la fin des années
1920, qu’avait justement combattu Staline.
Nikita Khrouchtchev nomma Boulganine premier
ministre à la place de Georgi Malenkov et le présenta comme :
« l’un des frères d’arme les plus
proches du continuateur de la cause de Lénine, Joseph
Vissarianovitch Staline »
Dans son discours d’intronisation, Boulganine
expliqua que son gouvernement
« suivrait les instruction du grand
Lénine et du continuateur de sa cause, J. V. Staline »
Tant lors des mois de décembre 1954 que 1955,
l’anniversaire de la naissance de Staline fut largement célébrée.
Le 7 janvier 1955, lors d’un meeting du
Komsomol, Nikita Khrouchtchev expliqua qu’il avait influencé
Staline au sujet d’une importante question politique, celle sur la
mise en place d’un impôt sur les gens non mariés et sans enfants.
Georgi Malenkov, qui allait être démis un mois après et était le
seul autre membre du Présidium présent alors, monta à la tribune
pour confirmer ces propos.
Et à la fin de l’année 1955, le dictionnaire
encyclopédique présente Nikita Khrouchtchev comme :
« l’un des plus proches
compagnons d’arme de J.V. Staline »
Un article pour le 76e anniversaire de la
naissance de Staline, paru dans Kommunist, ne mentionne
également que trois noms : Lénine, Staline, Nikita
Khrouchtchev.
L’agence TASS annonça le 12 janvier 1956 la
parution prochaine du 14e volume des œuvres de Staline, couvrant la
période 1934-1941. Les treize premiers avaient été publiés de
1946 à 1951 et même s’il y a l’annonce, on voit que la période
d’après 1934 a posé un réel problème après 1953. Il ne
fut d’ailleurs jamais publié.
Le premier numéro de 1956 de Kommunist, en
janvier, contient également un article de l’idéologue Mikhail
Kammari, rédacteur en chef depuis 1954 (et jusque 1959) de la revue
Questions de philosophie. Dans son article sur Le rôle des
masses populaires dans le développement de la vie spirituelle de la
société, il fait référence de manière positive à Staline.
L’arrivée du XXe congrès bouleversa la donne,
comme le reflètent les prises de positions.
Ainsi, à partir du 23 janvier 1956, la Pravda ne mentionne plus Staline.
L’immense Staline
La biographie de Lénine publiée par l’Institut
Marx – Engels – Lénine – Staline mentionne de manière moins
importante Staline comme successeur de Lénine et ce dernier est pris
comme argument pour justifier la « direction collective »,
avec une critique sous-jacente de Staline. Nikita Khrouchtchev
apparaît à la fin comme le représentant du PCUS, avec un extrait
de lui soulignant l’importance de l’industrie lourde et rejetant
la ligne de Georgi Malenkov comme « anti-léniniste ».
Au meeting du Komsomol, le 21 janvier 1955,
Nikita Khrouchtchev ne mentionna pas Staline, contrairement à
l’année d’avant où il racontait en être proche.
Avant la conférence du Parti du 4 février 1956,
le Comité Central du Parti et le Conseil des ministres salua le 75e
anniversaire de Vorochilov, mais sans référence à Staline,
seulement à Lénine.
Le numéro de Kommunist, l’organe
théorique, publié le 9 février, ne contient pas une seule fois le
nom de Staline. Une réunion des lecteurs de Problèmes
d’histoire se
réunit les 25, 27 et 28 janvier 1956, traitant notamment de la
question de l’histoire du Parti et remettant en cause le Précis
d’histoire du PCUS(b), sans toutfois oser s’en prendre encore à
Staline qui est pourtant le maître d’oeuvre de cet ouvrage.
Pour l’ouverture du XXe congrès, la Pravda ne
salua que Lénine.
Ce n’est que dans les bas échelons du Parti que Staline était encore une référence, ainsi qu’en Géorgie, et pour les formes dans les grandes réunions à la veille du XXe congrès : Ekaterina Fourtseva, lors de la préparation de celui-ci par le Présidium le 17 janvier, parle encore des grands enseignements de Marx, Engels, Lénine, Staline. Elle modifia par la suite radicalement son point de vue.