Célébrer Tchaïkovski

En 1939, le centenaire de Modeste Moussorgski fut célébré avec la Khovanchtchina, un « drame musical populaire » retraçant une révolte du 17e siècle.

Mai 1940 fut marqué par la célébration de Piotr Ilitch Tchaïkovski à l’occasion de son centenaire. L’héritage national est assumé, à rebours du sociologisme vulgaire – telle la lecture de Tchaïkovski faite auparavant par la RAPM et le réduisant à un représentant pessimiste et pathétique des propriétaires terriens en perdition.

Trois volumes de lettres et de documents de Tchaïkovski furent également publiés en 1934, 1935 et 1936.

Le livret pour le centenaire explique notamment que :

« La grande famille des peuples chaleureusement unie sous les noms de Lénine et Staline, qui aime et chérit le grand art, prononce avec fierté le nom du génie Tchaïkovski.

Toute sa vie, Tchaïkovski a gagné une grande popularité et a été admiré. Cela est d’autant plus vrai à notre époque où nous sommes reconnaissants et constamment attentif à son grand travail.

Il n’y a pas une seule place publique dans notre grand pays qui ne résonne pas à ses mélodies.

Chaque collectif symphonique souhaite interpréter la musique de Tchaïkovski avec une expression maximale. Tout chef d’orchestre considère que son développement créatif, en tant qu’interprète de la musique symphonique, est loin d’être achevé sans Tchaïkovski dans son répertoire.

Enfin, aucun de nos chanteurs ne peut se détacher des opéras de Tchaïkovski. On peut écouter pour toujours la musique de Tchaïkovski.

Dans nos théâtres, ses opéras attirent invariablement un public au complet. Telle est la réalité de la compréhension de Tchaïkovski qui existe à notre époque soviétique.

Comment expliquer cette compréhension? Dans le principal, Tchaïkovski, dans toutes ses œuvres, est profondément lié aux racines populaires.

Son étude détaillée de la culture musicale d’Europe occidentale se mélange constamment avec ses propres innombrables voyages où il a pris d’eux tout ce qui est utile pour la technique d’un compositeur, mais ce serait tout à fait impossible de lui reprocher de simplement emprunter, car Tchaïkovski est fondamentalement resté fidèle à lui-même.

Dans chacune de ses mélodies, il a donné le sentiment d’un profond et sincère esprit populaire… et les a façonnées avec une puissance énorme.

Tchaïkovski nous intéresse spécifiquement dans le domaine du théâtre musical, ayant créé de telles œuvres qui ravissent tous ceux qui les entendent.

C’est ce monde de souffrance, d’humanité profonde dans sa substance même qui, investi d’une forme musicale et artistique complète, se tient devant nous comme une voix vivante de la réalité, parce que la souffrance de chacun des caractères de Tchaïkovski est avant tout vitale et vraie.

Il n’y a pas d’exotisme, pas d’excès, pas de tape à l’oeil, rien de forcé ou de contre nature. Dans ses opéras, contrairement à l’opéra d’Europe occidentale, nous ne sommes pas captivés par la beauté orchestrale, ou même la beauté de la mélodie, ou même le spectacle théâtral, mais par leur pure humanité.

Profondément russe d’esprit, il s’identifie également le Géorgien, le Tatar, l’Ouzbékistan, le Tadjik ; tous les peuples le comprennent parce que sa créativité pénètre leur simplicité vitale ; il est proche de tous et captive les gens, qui trouvent en lui leur propre image vivante.

Tous les théâtres du pays, les orchestres symphoniques, tous les musiciens, chanteurs, interprètes d’opéra et de musique de chambre, en ce jour commémoratif du 7 mai, rendent hommage à notre grand génie bien-aimé.

Des millions d’enregistrements, sur des milliers de kilomètres, transmettent cet honneur. Tout le pays résonne avec les mélodies de Tchaïkovski. »

Voici l’ouverture de La dame de pique, opéra de Tchaïkovski s’appuyant sur la nouvelle d’Alexandre Pouchkine.

Le grand musicologue Boris Assafiev (1884-1949), figure majeure de la musicologie soviétique, écrivit en 1940 dans son ouvrage En mémoire de Piotr Ilitch Tchaïkovski :

« Tchaïkovski était étranger à tout type de symbolisme (c’est non sans raison que sa musique fut si étrangère à l’esthétique de l’époque du modernisme russe), et a toujours parlé de révéler des images concrètes dans ses drames musicaux, et dans la lutte, les affres et la passion de son développement symphonique, dans les paroles brûlantes de ses romances et des musiques de chambre instrumentales.

Comme Tolstoï, Tchaïkovski a dit de son temps qu’il était impossible à vivre.

Nous, l’heureuse génération de la grande époque de Staline, où est donné à chaque personne douée toutes les possibilités de mûrir et de grandir à son plein potentiel, nous connaissons et considérons sobrement les facteurs qui entravent les contemporains de Tchaïkovski dans leur force créatrice.

Le meilleur des œuvres de Tchaïkovski – les thèmes de Roméo, Francesca, l’Enchanteresse, la Reine de pique – sont dans leur totalité un cri terrible contre l’asservissement de l’esprit et de la conscience humaine, le cri de tous les grands contemporains russes de l’époque de Tchaïkovski.

Cela vient non pas d’une volonté faible, mais d’un effort intensif de joie, de vie et de créativité. »

Ces derniers mots sont aussi une allusion aux propos de Tchaïkovski sur la musique de Mozart, « qui exprime une joie vitale, saine et précieuse ».

Telle était la logique du réalisme socialiste et, après la période de remise en place des années 1920 et avec l’affirmation du classicisme dans les années 1930, l’URSS fut en mesure de produire elle-même cette musique, sur la base d’une très forte organisation sociale, en corrigeant régulièrement le tir d’une tendance des compositeurs au formalisme ou au naturalisme.

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