Charles Baudelaire est considéré comme une figure emblématique de la littérature française du XIXe siècle, mais il est en réalité un symbole né dans les années 1910. C’est que Charles Baudelaire représente l’essence même d’une nouvelle figure sociale : l’intellectuel relevant d’une petite-bourgeoisie existant dans les interstices de la capitale française en pleine expansion capitaliste.
Loin de la figure du « poète maudit », ignoré et sans liens sociaux, le réel Charles Baudelaire était un hyperactif de la sociabilité, un petit-bourgeois oscillant entre idéalisme esthétique et décadence, entre passion et haine pour le peuple, entre religiosité mystique et matérialisme, entre romantisme et réalisme.
C’est qu’il était issu d’une famille aisée, son père décédant tôt et lui laissant un important héritage (qu’il ne touchera qu’en partie) ; il fait partie de l’infime minorité passant son baccalauréat, alors qu’il fut accepté au prestigieux lycée Louis-le-Grand dont il fut exclu pour avoir avalé un mot donné destiné à lui par un ami et que le proviseur demandait de lui remettre.
Il devient ensuite critique d’art et journaliste, en vivant comme un dandy flambant son héritage en une année et demi, au point que sa mère le place sous tutelle en 1842 ; il consomme des drogues (haschisch, laudanum, opium) lors de ses fréquentations des milieux artistiques.
Dès 1843, il commença des lectures et dès 1845, il fait publier des poèmes et des chroniques dans des journaux et des revues ; il est alors une figure particulièrement appréciée, dont on attend la composition d’une œuvre importante.
Théophile Gautier raconte de la manière suivante cette époque, dans une notice pour la troisième édition des Fleurs du mal, dite définitive, en 1868, un an après la mort de l’auteur.
« La première fois que nous rencontrâmes Baudelaire, ce fut vers le milieu de 1849, à l’hôtel [particulier] Pimodan [sur l’île Saint-Louis au cœur de Paris], où nous occupions, près de Fernand Boissard, un appartement fantastique qui communiquait avec le sien par un escalier dérobé caché dans l’épaisseur du mur, et que devaient hanter les ombres des belles dames aimées jadis de Lauzun [autre nom de l’hôtel Pimodan] (…).
Charles Baudelaire était encore un talent inédit, se préparant dans l’ombre pour la lumière, avec cette volonté tenace qui, chez lui, doublait l’inspiration ; mais son nom commençait déjà à se répandre parmi les poëtes et les artistes avec un certain frémissement d’attente, et la jeune génération, venant après la grande génération de 1830, semblait beaucoup compter sur lui.
Dans le cénacle mystérieux où s’ébauchent les réputations de l’avenir, il passait pour le plus fort.
Nous avions souvent entendu parler de lui, mais nous ne connaissions aucune de ses œuvres. Son aspect nous frappa : il avait les cheveux coupés très-ras et du plus beau noir ; ces cheveux, faisant des pointes régulières sur le front d’une éclatante blancheur, le coiffaient comme une espèce de casque sarrasin ; les yeux, couleur de tabac d’Espagne, avaient un regard spirituel, profond, et d’une pénétration peut-être un peu trop insistante (…).
Son vêtement consistait en un paletot d’une étoffe noire lustrée et brillante, un pantalon noisette, des bas blancs et des escarpins vernis, le tout méticuleusement propre et correct, avec un cachet voulu de simplicité anglaise et comme l’intention de se séparer du genre artiste, à chapeaux de feutre mou, à vestes de velours, à vareuses rouges, à barbe prolixe et à crinière échevelée.
Rien de trop frais ni de trop voyant dans cette tenue rigoureuse. Charles Baudelaire appartenait à ce dandysme sobre qui râpe ses habits avec du papier de verre pour leur ôter l’éclat endimanché et tout battant neuf si cher au philistin et si désagréable pour le vrai gentleman (…).
Contrairement aux mœurs un peu débraillées des artistes, Baudelaire se piquait de garder les plus étroites convenances, et sa politesse était excessive jusqu’à paraître maniérée.
Il mesurait ses phrases, n’employait que les termes les plus choisis, et disait certains mots d’une façon particulière, comme s’il eût voulu les souligner et leur donner une importance mystérieuse. Il avait dans la voix des italiques et des majuscules initiales.
La charge, très en honneur à Pimodan, était dédaignée par lui comme artiste et grossière ; mais il ne s’interdisait pas le paradoxe et l’outrance.
D’un air très-simple, très-naturel et parfaitement détaché, comme s’il eût débité un lieu commun à la Prudhomme sur la beauté ou la rigueur de la température, il avançait quelque axiome sataniquement monstrueux ou soutenait avec un sang-froid de glace quelque théorie d’une extravagance mathématique, car il apportait une méthode rigoureuse dans le développement de ses folies (…).
Ses gestes étaient lents, rares et sobres, rapprochés du corps, car il avait en horreur la gesticulation méridionale. Il n’aimait pas non plus la volubilité de parole, et la froideur britannique lui semblait de bon goût.
On peut dire de lui que c’était un dandy égaré dans la bohème, mais y gardant son rang et ses manières et ce culte de soi-même qui caractérise l’homme imbu des principes de [l’Anglais George] Brummel [dit le « beau Brummel, la première figure dandy]. »
Charles Baudelaire était ainsi un artiste, mais un artiste intellectuel, à l’esprit vif, profitant facilement d’un argent qu’il dépensait pour vivre de manière aussi opulente qu’il le pouvait.
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