De la première à la seconde crise générale du capitalisme

À partir d’environ 1880, l’industrie américaine prend le dessus sur l’industrie britannique, prenant la première place dans le capitalisme mondial. Cela deviendra une véritable hégémonie en raison des effets de la première guerre mondiale.

En effet, cette dernière correspond à la première crise générale du capitalisme. La Russie a connu la révolution menée par les bolcheviks, l’Est de l’Europe est capitaliste mais exsangue, sans oublier souvent de terribles restes féodaux, l’Ouest de l’Europe est capitaliste de manière développée mais connaît un terrible marasme.

Et, si l’on regarde justement l’évolution de la production industrielle américaine, on peut s’apercevoir que malgré leur position dominante, les États-Unis ont eux-mêmes été frappés par la crise. Comme on le sait, c’est en 1929 que la crise générale du capitalisme est apparue au grand jour dans ce pas. Le graphique montre bien que la crise a porté un coup et même si l’on voit une certaine reprise avant 1940, il faut se rappeler que cela est dû à une intervention étatique massive, dans le cas de la marche à la guerre, puis par la guerre elle-même.

On a la même chose si on regarde l’Allemagne. On voit bien comment la première crise générale a cassé la croissance capitaliste et comment ce n’est qu’au milieu des années 1930 qu’il y a un redémarrage. Or, on sait que c’est par la marche à la guerre que l’Allemagne nazie a « relancé » la production industrielle.

En fait, et c’est une chose trop peu connue, voire inconnue, lors de la première crise générale du capitalisme, l’économie capitaliste a reculé. Il y a eu un recul de la production. C’est tellement vrai que cela a provoqué un chômage massif et donc une crise de surproduction de marchandises, avec des quantités énormes de marchandises qui ont tout simplement été détruites par les capitalistes eux-mêmes.

Le présent document dresse un panorama de cette première crise générale, avec de nombreuses données, pour présenter l’évolution depuis 1945, afin de bien de comprendre la nature de la seconde crise générale du capitalisme.

Le chemin vers la première crise générale

Rappelons les traits fondamentaux du capitalisme jusqu’à sa première crise, en Octobre 1917. Après une longue période d’émergence de la bourgeoisie, comme commerçants, artisans, marchands, banquiers, à travers l’émergence de la contradiction entre villes et campagnes, dont le protestantisme est une expression (avec Jan Hus, Martin Luther, Jean Calvin), la « révolution industrielle » a permis une grande croissance des forces productives.

Par « révolution industrielle », il faut entendre des apports scientifiques et techniques. Il suffit de penser à la formidable avancée que représente les montres. Impossible d’organiser le travail efficacement sans cela. La fascination fétichiste pour les montres au poignet reflète directement l’importance historique des montres pour la bourgeoisie, en termes d’organisation, de capacité de décision dans la production.

Avec ces apports, donc, les manufactures viennent remplacer l’artisanat des petits ateliers. Elles démolissent les traditions productives, pour instaurer une gigantesque division du travail, et par-là même socialiser le travail.

On a alors la véritable base d’une production hautement mécanisée, dans des conditions techniques et matérielles permettant une production en expansion. Les manufactures mécanisées occupent une place prépondérante dans l’industrie anglaise vers 1840, en Amérique vers 1860, en France vers 1870, en Allemagne vers 1880.

Dans le Manifeste du Parti Communiste, en 1848, Karl Marx et Friedrich Engels constataient déjà :

« La bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productives plus nombreuses ; et plus colossales que l’avaient fait toutes les générations passées prises ensemble.
La domestication des forces de la nature, les machines, l’application de la chimie à l’industrie et à l’agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, le défrichement de continents entiers, la régularisation des fleuves, des populations entières jaillies du sol – quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives dorment au sein du travail social ? »

Ainsi, la bourgeoisie prend les commandes de l’ensemble de la société capitaliste au cours du XIXe siècle, liquidant la féodalité et ses restes, du moins dans les pays les plus avancés. Le processus est ainsi notamment déformé, retardé en Allemagne, en Italie, en Autriche-Hongrie, en Russie.

Il y a notamment le fait que les campagnes ne passent pas uniformément dans le capitalisme, mais sont dépendantes de superstructures féodales (Lénine oppose ainsi la voie américaine dans l’agriculture à la voie prussienne).

L’Angleterre est, dans cette « révolution industrielle », le pays du capitalisme le plus développé, ayant pris la place des Provinces-Unies (les Pays-Bas) qui avaient inauguré le processus en s’arrachant en 1579 au joug du féodalisme espagnol.

Néanmoins, la crise de 1873 est un premier coup de semonce et dans ce cadre, ce sont les États-Unis qui prennent la première place.

Le marasme va durer jusqu’en 1896, en étant marqué par une chute de production industrielle et agricole, le chômage, la faillite de moyennes entreprises, la baisse du commerce.

De manière contradictoire, la mise en place de nouvelles techniques grâce aux découvertes (l’électricité et ses appareils notamment) et le développement de certains secteurs dans l’industrie lourde – tels la métallurgie, la sidérurgie, les mines, la construction mécanique… – vont donner un nouvel élan au capitalisme.

C’est une période où le commerce international prend son envol, où les chemins de fer se systématisent, dans le cadre du processus de mondialisation. Avant 1914, la Belgique a déjà un réseau de voies ferrées tel que sa densité est d’à peu près 300 mètres de voie par km².

Durant les trente dernières années du 19e siècle, pour la France, la production industrielle a connu 94 % d’augmentation, celle de charbon et de fer a plus que doublé, celle d’acier a été multiplié par 16. La consommation de coton était de 937 000 quintaux en 1839, de 1 million 599 mille quintaux en 1900.

En 1913, la France produisait 45 000 automobiles et 13 500 tonnes d’aluminium, étant juste derrière les États-Unis pour ces deux domaines. Elle était également numéro 3 mondial dans la chimie ; la production de blé était passé de 74,2 millions de quintaux en 1870 à 86,9 millions de quintaux en 1913.

266 banques s’étaient développées, avec 70 % des fonds appartenant au Crédit Lyonnais, au Comptoir national d’Escompte et à la Société Générale : les investissements placés à l’étranger dépassaient ceux faits à l’intérieur du pays : on parle ici de 10 milliards de francs en 1869, 30 milliards en 1900, 60 milliards en 1914.

Et pourtant cette vaste croissance était moins forte que celle des États-Unis et de l’Allemagne ; la part de la France dans la production industrielle mondiale passa ainsi de 10 % en 1870 à 7 % en 1913.

La raison en est une concentration moins puissante, alors que 1,11 millions d’ouvriers sur 3,3 millions seulement travaillaient dans des entreprises de plus de cent personnes.

En fait, la moitié des ouvriers travaillaient dans l’industrie légère : dans les produits alimentaires, les cuirs, les meubles, les tissages, les services. Ainsi, si la production industrielle française avait augmenté de 190 % entre 1870 et 1913, durant la même période celle de l’Allemagne avait augmenté de 460 % et celle des États-Unis de 810 %.

L’Allemagne apparaissait comme un rouleau compresseur. Entre 1850 et 1870, sa production de charbon passa de 6,7 millions de tonnes à 34 millions, celle d’acier de 5 900 tonnes à 170 000, sa consommation de coton de 18 000 tonnes à 81 000.

Ses machines à vapeur passèrent d’une force totale de 260 000 chevaux à 2,48 millions, la longueur des voies ferrées de 6 000 à 18 876 kilomètres, avec une quantité de biens transportés augmenté de 28,1 fois.
En 1870, l’Allemagne avait dépassé la France et était le troisième pays industriel, avec 13,2 % de la production totale. Elle s’unifia en 1871 sous l’égide de la Prusse qui avait successivement défait le Danemark, l’Autriche et la France, donnant un nouvel élan.

De 1870 à 1913, la production de biens de consommation augmenta de 2,4 fois et celle des moyens de production de 6,5 fois ; dans l’agriculture la production de céréales fit plus que doubler, le nombre de chevaux et de bovins augmenta d’un tiers et le nombre de cochons tripla.

La production de houille passa de 34 à 277,3 millions de tonnes, celle de fer de 1,39 à 19,31 millions de tonnes, celle de l’acier de 170 000 à 18,4 millions de tonnes. Le tonnage global des bateaux à vapeur passa de 820 000 à 5,1 millions de tonnes.

Le processus de concentration était très avancé : 9 % des entreprises utilisaient 93 % de la force motrice, alors que le nombre d’alliances et d’interpénétration sous forme de cartels ne cessaient de croître : on en compte 6 en 1870, 14 en 1879, 210 en 1890, 385 en 1905, autour de 600 en 1911.

Le processus alla jusqu’à la formation de « konzerns », tel le Syndicat rhénano-westphalien contrôlant le charbon de la Rhénanie-Westphalie et 90 % de la production de la houille du pays, ou l’Union de l’acier et l’Union du fer, contrôlant la quasi-totalité de ces productions.

Pareillement, 83 % des avoirs bancaires relevaient de neuf banques. Elle était en 1913 la seconde puissance industrielle, avec 15,7 % de la production mondiale, ayant réussi à dépasser le Royaume-Uni.

C’était là un grand recul pour ce dernier. Pendant plusieurs décennies, le Royaume-Uni avait servi d’atelier du monde, en profitant notamment d’un immense empire colonial, sur lequel « le soleil ne se couchait jamais ».
Le filage, le charbon et la métallurgie étaient les points forts d’un pays devenant une véritable plate-forme commerciale mondiale.

Cependant, le développement des forces productives exigeait plus de technicité et le Royaume-Uni ne put pas suivre, se procurant même ses équipements électriques et ses produits chimiques auprès de l’Allemagne.
L’industrie anglaise augmenta ainsi de 3,2 % par an de 1850 à 1870, mais seulement de 1,9 % par an de 1870 à 1913.

L’agriculture s’effondra, le taux d’autosuffisance pour les céréales passant de 79 % à 35,6 % entre 1870 et 1910. Cet affaissement relatif du Royaume-Uni est une des clefs qui expliquent d’ailleurs la modification des alliances impérialistes dans la décennie précédant la Première Guerre mondiale.

En 1913, 51,8 % de la production mondiale de machines se déroulait aux États-Unis, 21,3 % en Allemagne, 12,2 % en Angleterre, alors que la production d’acier était de 31,3 millions de tonnes aux États-Unis, 16,9 millions en Allemagne, 7,78 millions au Royaume-Uni.

Il n’y a que sur le plan commercial que la position de numéro 1 était maintenue, mais avec 15 % du marché contre 22 % en 1870.

Ce qui frappe, c’est bien entendu le développement américain. La conquête d’un si vaste territoire et son utilisation ont permis un établissement rapide du capitalisme, de manière systématisée, sans obstacles, en s’appuyant même sur l’esclavage.

De 1860 à 1914, le nombre de travailleurs agricoles passa de 6,2 à 13,58 millions, la surface agricole faisant plus que doubler, alors qu’en même temps la part de l’agriculture dans le salariat passa de 59 % à 31 % en raison du développement de l’industrie.

Un facteur clef fut bien entendu l’immigration de 27 millions de personnes.

Entre 1860 et 1913, l’industrie du coton multiplia sa production par sept, la production de fonte passa de 840 000 à 31,46 millions de tonnes, l’extraction de houille de 18,18 à 500 millions de tonnes, la production d’acier de 12 000 tonnes à 31,8 millions de tonnes.

4200 automobiles avaient été produites en 1900, 573 000 en 1914. La longueur des voies ferrées était de 53 000 km en 1865, de 563 000 km en 1913.

Extraits de La jungle, d’Upton Sinclair, 1906, où sont décrits d’un point de vue socialiste les abattoirs de Chicago, élément avancé du capitalisme.

« A l’abattage, les ouvriers étaient le plus souvent couverts de sang et celui-ci, sous l’effet du froid, se figeait sur eux. Pour peu que l’un d’eux s’adossât à un pilier, il y restait collé ; s’il touchait la lame de son couteau, il y laissait des lambeaux de peau.

Les hommes s’enveloppaient les pieds dans des journaux et de vieux sacs, qui s’imbibaient de sang et se solidifiaient en glace ; puis une nouvelle couche s’ajoutait à la précédente, si bien qu’à la fin de la journée ils marchaient sur des blocs de la taille d’une patte d’éléphant.

De temps en temps, à l’insu des contremaîtres, ils se plongeaient les pieds dans la carcasse encore fumante d’un bœuf ou se précipitaient à l’autre bout de la salle s’arroser le bas des jambes avec des jets d’eau chaude.

Le plus cruel était qu’il était interdit à la majorité d’entre eux, en tout cas à ceux qui maniaient le couteau, de porter des gants ; leurs bras étant blancs de givre et leurs mains engourdies, les accidents étaient inévitables.

En outre, en raison de la vapeur qui se formait au contact du sang fumant et de l’eau chaude, on ne voyait pas à plus de trois pas devant soi. Quand on considère de surcroît que, pour respecter les cadences imposées, les ouvriers des chaînes d’abattage couraient en tous sens avec, à la main, un couteau de boucher aiguisé comme un rasoir, on peut être étonné qu’il n’y eût pas davantage d’hommes éventrés que d’animaux. »

« [Les entreprises] déduisaient systématiquement une heure de salaire pour tout retard, fût-il d’une minute. Le système était d’autant plus rentable que les retardataires devaient malgré tout travailler les cinquante-neuf minutes restantes. Il était hors de question d’attendre en se tournant les pouces.
Par contre, ceux qui arrivaient en avance ne recevaient aucune compensation, alors que les contremaîtres attelaient fréquemment l’équipe à la tâche dix ou quinze minutes avant la sirène. C’était ainsi tout au long de la journée.

Aucune heure incomplète, « interrompue » comme on disait, n’était rétribuée. Par exemple, si un ouvrier travaillait cinquante minutes pleines et n’avait plus rien à faire le reste de l’heure, il ne touchait pas un sou.

C’était une lutte perpétuelle, qui tournait presque à une guerre ouverte entre les contremaîtres d’un côté, qui essayaient de hâter le travail, et les ouvriers de l’autre, qui s’efforçaient de le faire durer autant qu’ils le pouvaient. »

De puissants trusts s’étaient montés parallèlement, contrôlant différents secteurs.
Le pétrole était monopolisé à 95 %, le sucre et le tabac à 80 %, l’aluminium à 85 %, la métallurgie à 77 %, la chimie à 81 %, l’acier à 66 %.

Dans ce dernier cas, l’United States Steel Corporation, fondée en 1901, outre d’avoir une position dominante dans l’acier, possédait 1600 km de voies ferrées, plus de cent bateaux à vapeur, 60 % des mines de fer, 50 % de la production des pièces en acier, etc.

Les groupes Morgan et Rockfeller occupaient 341 sièges aux conseils d’administration de 112 grandes entreprises ; en 1914, 2 % de la population possédait 60 % des richesses nationales, 65 % n’en possédant que 5 %. Lénine constatait à ce sujet dans De l’État :

« Les États-Unis d’Amérique sont une des républiques les plus démocratiques du monde, mais dans ce pays (quiconque y a séjourné après 1905 l’a certainement constaté), le pouvoir du capital, le pouvoir d’une poignée de milliardaires sur l’ensemble de la société se manifeste plus brutalement, par une corruption plus flagrante que partout ailleurs. »

Il y avait 82 trusts avant 1898, 318 en 1904… En 1904, les 1900 entreprises produisant pour davantage qu’un million de dollars, soit 0,9 % des entreprises, avaient à leur disposition 25,6 % des ouvriers et représentaient 38 % de la production du pays. En 1909, ces entreprises étaient 3600 et représentaient 43,8 % de la production, à travers 258 branches d’industrie.

Leur caractère anti-démocratique suintait de tous les pores dans leur démarche. La Lutte syndicale, organe officiel de la Fédération suisse des travailleurs de la métallurgie et de l’horlogerie, constate le 30 mai 1914 dans son article sur le « trust américain de l’acier » :

« Le trust américain de l’acier a eu l’année dernière 3985 millions de francs de recettes et un bénéfice net, après amortissement, de 405 millions de francs.

Depuis l’année dernière, les transactions augmentèrent de 255 millions de francs et le bénéfice net de 135 millions, quoique la production ait été à peu près la même.

En revanche, les prix de vente ont été augmentés considérablement, tandis que les tentatives des ouvriers pour s’organiser et obtenir des conditions de travail plus humaines furent écrasées avec la dernière brutalité.

Les ouvriers syndiqués ne sont pas occupés par principe et, dernièrement, on défendit même aux esclaves du trust de l’acier de faire partie de sociétés de secours ou de clubs dont les statuts interdisent le débit de boissons alcooliques dans leurs locaux. »

Tel est le contexte dans lequel se produit la première guerre mondiale impérialiste.

Lénine en 1916 sur la place de l’impérialisme dans l’Histoire, dans L’impérialisme, stade suprême
du capitalisme

« Le monopole est né de la concentration de la production, parvenue à un très haut degré de développement.

Ce sont les groupements monopolistes de capitalistes, les cartels, les syndicats patronaux, les trusts. Nous avons vu le rôle immense qu’ils jouent dans la vie économique de nos jours.

Au début du XXe siècle, ils ont acquis une suprématie totale dans les pays avancés, et si les premiers pas dans la voie de la cartellisation ont d’abord été franchis par les pays ayant des tarifs protectionnistes très élevés (Allemagne, Amérique), ceux-ci n’ont devancé que de peu l’Angleterre qui, avec son système de liberté du commerce, a démontré le même fait fondamental, à savoir que les monopoles sont engendrés par la concentration de la production.

Deuxièmement, les monopoles ont entraîné une mainmise accrue sur les principales sources de matières premières, surtout dans l’industrie fondamentale, et la plus cartellisée, de la société capitaliste : celle de la houille et du fer.

Le monopole des principales sources de matières premières a énormément accru le pouvoir du grand capital et aggravé la contradiction entre l’industrie cartellisée et l’industrie non cartellisée.

Troisièmement, le monopole est issu des banques. Autrefois modestes intermédiaires, elles détiennent aujourd’hui le monopole du capital financier.

Trois à cinq grosses banques, dans n’importe lequel des pays capitalistes les plus avancés, ont réalisé l' »union personnelle » du capital industriel et du capital bancaire, et concentré entre leurs mains des milliards et des milliards représentant la plus grande partie des capitaux et des revenus en argent de tout le pays.

Une oligarchie financière qui enveloppe d’un réseau serré de rapports de dépendance toutes les institutions économiques et politiques sans exception de la société bourgeoise d’aujourd’hui : telle est la manifestation la plus éclatante de ce monopole.

Quatrièmement, le monopole est issu de la politique coloniale.

Aux nombreux « anciens » mobiles de la politique coloniale le capital financier a ajouté la lutte pour les sources de matières premières, pour l’exportation des capitaux, pour les « zones d’influence », – c’est-à-dire pour les zones de transactions avantageuses, de concessions, de profits de monopole, etc., – et, enfin, pour le territoire économique en général.

Quand, par exemple, les colonies des puissances européennes ne représentaient que la dixième partie de l’Afrique, comme c’était encore le cas en 1876, la politique coloniale pouvait se développer d’une façon non monopoliste, les territoires étant occupés suivant le principe, pourrait-on dire, de la « libre conquête ».

Mais quand les 9/10 de l’Afrique furent accaparés (vers 1900) et que le monde entier se trouva partagé, alors commença forcément l’ère de la possession monopoliste des colonies et, partant, d’une lutte particulièrement acharnée pour le partage et le repartage du globe.

Tout le monde sait combien le capitalisme monopoliste a aggravé toutes les contradictions du capitalisme. Il suffit de rappeler la vie chère et le despotisme des cartels.

Cette aggravation des contradictions est la plus puissante force motrice de la période historique de transition qui fut inaugurée par la victoire définitive du capital financier mondial.

Monopoles, oligarchie, tendances à la domination au lieu des tendances à la liberté, exploitation d’un nombre toujours croissant de nations petites ou faibles par une poignée de nations extrêmement riches ou puissantes : tout cela a donné naissance aux traits distinctifs de l’impérialisme qui le font caractériser comme un capitalisme parasitaire ou pourrissant.

C’est avec un relief sans cesse accru que se manifeste l’une des tendances de l’impérialisme : la création d’un « État-rentier », d’un État-usurier, dont la bourgeoisie vit de plus en plus de l’exportation de ses capitaux et de la « tonte des coupons ».

Mais ce serait une erreur de croire que cette tendance à la putréfaction exclut la croissance rapide du capitalisme ; non, telles branches d’industrie, telles couches de la bourgeoisie, tels pays manifestent à l’époque de l’impérialisme, avec une force plus ou moins grande, tantôt l’une tantôt l’autre de ces tendances.

Dans l’ensemble, le capitalisme se développe infiniment plus vite qu’auparavant, mais ce développement devient généralement plus inégal, l’inégalité de développement se manifestant en particulier par la putréfaction des pays les plus riches en capital (Angleterre). »

La première guerre impérialiste

Les pays impérialistes mirent toutes leurs forces pour tenter de prendre le dessus : c’était la bataille pour le repartage du monde. Lénine a caractérisé les grandes puissances impérialistes de différentes manières, selon leur forme historique.

Il parle ainsi des impérialismes féodalo-militaires pour la Russie et le Japon, à quoi il faut ajouter l’Autriche-Hongrie. Les États-Unis forment inversement l’exemple le plus avancé de capitalisme, Lénine disant que « les trusts américains sont l’expression suprême de l’économie de l’impérialisme ».

L’Angleterre est un impérialisme colonialiste, en raison de ses possessions coloniales extrêmement intégrées à son économie, alors que la France est un impérialisme usuraire, utilisant sa domination coloniale pour en abuser de la manière la plus rude par les investissements capitalistes.

La guerre impliqua ainsi un engagement total, avec des répercussions énormes. De 1914 à 1918, l’Allemagne a mis 40 % de son budget étatique dans la guerre. Cela permit une augmentation de la production de l’industrie de guerre de 10 %, alors que la production civile baissa de 59 %, et la production industrielle plus particulièrement de 43 %.

De 1913 à 1918, les dépenses de l’État britannique furent multipliées par 13. En 1918, 20 000 entreprises britanniques servaient directement l’armée pour satisfaire ses commandes.

La France, dont une partie économiquement vitale était occupée par l’Allemagne (avec 94 % du cuivre, 81 % de la fonte, 81 % des lainages, 76 % du sucre, 74 % du charbon, 63 % de l’acier), vit son commerce extérieur passer de 11 200 milliards à 27 milliards de francs de 1914 à 1918. Le salaire d’un ouvrier était en 1917 le tiers de celui en 1914, alors que les prix étaient largement partis à la hausse.

Tout cela pour satisfaire une machine de guerre mobilisant au total 73,8 millions de soldats, pour 9,5 millions de morts, 21,2 millions de blessés… mais la révolution d’Octobre 1917 dirigée par Lénine leva le drapeau du socialisme face à la barbarie. Cette situation donnait naissance à la première crise générale du capitalisme.

La première expression de la première crise générale

C’est là ce qu’il s’agit de saisir ici. La crise générale du capitalisme a de très nombreuses formes, d’où le terme de « général », néanmoins il va être particulièrement souligné ici la question économique, trop méconnue. C’est d’autant plus important pour deux raisons.

D’une part, les commentateurs bourgeois faussent les chiffres, que ce soit volontairement ou pas, étant incapables de dépasser l’horizon capitaliste. Il est donc malaisé d’avoir accès à ces données. D’autre part, la crise se produit en deux temps : elle frappe d’abord surtout l’Est de l’Europe, ensuite véritablement l’Ouest de l’Europe et les États-Unis.

Il faut donc cerner deux aspects, formant deux pôles contradictoires. Le premier, c’est l’impact direct sur l’Europe de l’Est de la première crise générale. L’impact est politique évidemment : révolution russe, révolution hongroise, révolution finlandaise, révolution allemande, alors que le régime austro-hongrois s’est effondré tout comme le tsarisme.

Cela conditionne tout le début de la crise, faisant que l’Europe de l’Ouest parvient à se relancer malgré qu’elle ait été touchée également. Cela va produire une période de stabilisation, de grands débats ayant lieu dans l’Internationale Communiste nouvellement mise en place pour évaluer justement la situation et diriger les luttes de manière coordonnée.
Voici comment, à son troisième congrès, en 1921 l’Internationale Communiste résume la situation :

« Les deux dizaines d’années qui avaient précédé la guerre furent une époque d’ascension capitaliste particulièrement puissante. Les périodes de prospérité se distinguent par leur durée et par leur intensité, les périodes de dépression ou de crise, au contraire, par leur brièveté. D’une façon générale, la source s’était brusquement élevée ; les nations capitalistes s’étaient enrichies.

Enserrant le marché mondial par leurs trusts, leurs cartels et leurs consortiums, les maîtres des destinées du monde se rendaient compte que le développement enragé de la production devait se heurter aux limites de la capacité d’achat du marché capitaliste mondial ; ils essayèrent de sortir de cette situation par les moyens de violence ; la crise sanglante de la guerre mondiale devait remplacer une longue période menaçante de dépression économique avec le même résultat d’ailleurs, c’est-à-dire la destruction d’énormes forces de production.

La guerre a cependant réuni l’extrême puissance destructrice de ses méthodes à la durée imprévisiblement longue de leur emploi. Le résultat fut qu’elle ne détruisit pas seulement, au sens économique, la production « superflue », mais qu’elle affaiblit, ébranla, mina le mécanisme fondamental de la production en Europe.

Elle contribua en même temps au grand développement capitaliste des États-Unis et à l’ascension fiévreuse du Japon. Le centre de gravité de l’économie mondiale passa d’Europe en Amérique. »

Le second aspect, c’est lorsque la crise générale parvient à toucher le cœur même du capitalisme, et donc les États-Unis. C’est ce que les commentateurs bourgeois appellent la « crise de 1929 », souvent résumé à un krach boursier.

En réalité, c’était le second moment de la crise générale du capitalisme et, d’ailleurs, l’Internationale Communiste avait correctement caractérisé la situation juste avant l’émergence de la crise, tout comme elle analysera correctement la tendance à la guerre en découlant.

En effet, lorsque la crise, après 1929, a atteint un palier tel que l’ensemble des pays capitalistes sont touchés, il y a la généralisation de la militarisation afin de disposer de la seule porte de sortie : la bataille pour le repartage du monde.

Initialement, ce sont donc les pays de la partie orientale de l’Europe qui sont frappés, et qui ne s’en remettront d’ailleurs pas pour la plupart. Pourquoi cela ? Parce que, hormis l’Allemagne, la Tchécoslovaquie et relativement l’Autriche, les pays de l’Europe orientale étaient des pays agraires. Voici un tableau pour les années 1928-1929, soit plus de dix ans après l’irruption de la première crise générale.


Part de l’agriculture dans les exportationsPart de l’industrie dans les exportationsPart des masses laborieuses dans l’agriculture
Bulgarie93,1 %6,9 %81,9 %
Grèce97,95 %2,05 %61,1 %
Hongrie77,9 %22,1 %54,8 %
Pologne76,2 %23,8 %67,3 %
Roumanie96,2 %3,8 %80,7 %
Tchécoslovaquie26,3 %73,7 %37,5 %
Yougoslavie83,4 %16,6 %79,7 %

Les pays de ce tableau, ainsi que l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, sont au cœur de la première crise générale. Leur histoire durant les années 1920-1930 est radicalement différente de celle de l’Europe occidentale. Elle est particulièrement tourmentée, violente, voire même directement sanglante.

Les pays de l’Europe occidentale ont bien connu un moment important de flottement en 1918-1919, cependant il y a une stabilisation puissante se produisant et il n’y aura pas de réelle ampleur dans la société et l’économie avant 1929.

Il en va tout autrement dans la partie centrale et orientale de l’Europe. Il suffit de regarder l’inflation par exemple, qui se produit telle une avalanche.

En Autriche, de 1918 à 1920, la masse monétaire est passée de 12 à 30 milliards de couronnes, les prix ne cessant de se multiplier jusqu’en 1924.

Il en alla de même en Allemagne : un mark-or valait 1 mark de papier en 1914, 2 en 1918, 10 en 1920, 200 en 1922, 10 000 en janvier 1923, 100 000 000 000 début novembre 1923, 1000 000 000 000 fin novembre 1923.
En Italie, la monnaie en circulation passa de 9,22 milliards à 22,26 milliards entre fin 1918 et fin 1920.

Pour la Pologne, une livre anglaise valait 637,5 mark en avril 1920, 900 en octobre 1920, 3 275 en mars 1921, dans un processus d’effondrement continu, puisque un dollar vaut 9 marks en 1918, 6 375 000 à la fin de 1923.

Une nouvelle monnaie fut par conséquent introduite, tout comme en Hongrie, où l’inflation fut telle qu’en 1923 elle atteignait les 98 % par mois.

Cette hyperinflation ruinait en fait les masses populaires, faisant s’effondrer le niveau de vie, puisque les salaires ne suivant évidemment pas ou bien mal et avec retard, alors qu’il était impossible pour le capitalisme de se relancer dans un tel contexte d’instabilité générale de la monnaie.

Concrètement, il faut parler d’un abaissement du niveau de vie des masses de la partie orientale de l’Europe au début des années 1920.

Et c’est d’autant plus vrai que le chômage augmente : appauvrissant les masses sans travail, affaiblissant les luttes pour de meilleures salaires. Voici un tableau représentatif de la question, les chiffres étant en en milliers de personnes.


AllemagneItaliePologneTchécoslovaquieAutriche
1921300112749528
1922120606221113103
1923300391120441212
19242 200270200220

De manière plus spécifique, voici un tableau présentant l’évolution du chômage en Pologne, de 1919 à 1927, en milliers de personnes.

On voit que, même s’il y a une relance après que la crise ait frappé, la tendance de fond est au déclin du capitalisme.

La Pologne était de fait un maillon faible, avec 75 % des gens vivant dans les campagnes, 65 % de paysans fournissant 65 % du PIB, dans un pays sans capital propre dont un tiers de la population appartenait à des minorités (principalement allemande, juive, ukrainienne, biélorusse).

L’État polonais était en faillite, avec un déficit de 463,2 millions de dollars en 1920, 72,8 en 1921, 34,5 en 1922, 173,3 en 1923. Il était endetté massivement auprès des États-Unis, mais également de la France dont il devint un satellite, de l’Italie, des Pays-Bas, de la Norvège, de la Suède.

Pareillement, l’Autriche connut une crise terrible, la transformant en satellite italien. Voici un tableau du chômage pour ce pays.


Taux de chômagePart des chômeurs
ayant une assurance-chômage
191918,4 %44 %
19204,2 %41 %
19211,4 %42 %
19224,8 %48 %
19239,1 %53 %
19248,4 %48 %
19259,9 %68 %
192611 %72 %
19279,8 %80 %
19288,3 %85 %
19298,8 %86 %
193011,2 %86 %
193115,4 %76 %
193221,7 %66 %
193326 %60 %
193425,5 %53 %
193524,1 %51 %
193624,1 %50 %
193721,7 %50 %

On peut deviner la situation de la Yougoslavie lorsqu’on sait que l’Autriche était son premier partenaire commercial, rattrapée en 1923 par l’Italie tout autant en crise, le reste du commerce se déroulant avec l’Allemagne et la Tchécoslovaquie.

Il faut se rappeler ici que l’internationalisation des échanges n’était pas aussi avancé que dans les années 1960, sans parler des années 1990. Dans les années 1920-1930, les pays voisins jouent souvent un rôle essentiel.

Cela n’empêche pas que la crise soit justement mondiale (à part pour l’URSS bien entendu), de par déjà une interpénétration significative des marchés. De fait, l’industrie lourde mondiale n’avait, en 1923, pas atteint le niveau d’avant-guerre.

Et c’était vrai pour le charbon, le fer, l’acier, et c’était même un terrible recul encore dans certains secteurs, telle la construction navale, avec 3 330 mille tonnes en 1913, 1643 seulement en 1923.

Même si l’aspect principal de la première crise générale concerne les pays d’Europe orientale, la dimension particulière de cet aspect a un aspect général, jouant sur tous les tableaux. Même les États-Unis ont été touchés par ce que les commentateurs bourgeois ont appelé la dépression de 1920-1921.

Le nombre de faillites tripla, les profits déclinèrent de 75 % en moyenne. Le chômage, de 1,4 % en 1919, passa à 5,2 % en 1920, 8,7 % en 1921 (puis 6,9 % en 1922 et 48 % en 1923).

Voici les cours du Dow Jones, l’indice boursier américain, pour cette période ; on voit bien comment la crise boursière est marquée, et comme elle le sera encore plus en 1929.

Et si la situation se débloque – temporairement – pour les États-Unis après 1921, c’est loin d’être vrai partout : le marasme prédomine. Le 15 octobre 1925, Le Journal et feuille d’avis du Valais, en Suisse, constate ainsi dans un article sur la crise économique :

« Les statistiques montrent, en effet, que la production mondiale, aussi bien en matières premières qu’en produits fabriqués, reste en général encore légèrement inférieure à celle d’avant-guerre et ceci malgré les besoins résultant de nombreuses destructions et de l’épuisement complet des stocks. »

Voici les chiffres du chômage pour toute une série de petits pays capitalistes, échappant relativement à la crise, et pourtant confronté à une sorte de mur.

Les chiffres sont en pourcentage des syndiqués comme c’est la pratique dans le Nord de l’Europe, sauf pour la Suisse ou le chiffre est en milliers.


BelgiquePays-BasDanemarkSuèdeNorvègeCanadaSuisse
192131,2 %11,9 %21,7 %24,2 %17,7 %16,3 %49 %
19228,9 %11,6 %24 %28,3 %23,4 %10,4 %81 %
19232,4 %10,4 %11,5 %14,9 %11,2 %4,5 %36 %
19243,6 %15,1 %21,3 %12,8 %
7,8 %27 %

Il va de soi que ces chiffres, comme tous en général, sont à regarder avec prudence. Ils indiquent une tendance, mais les statistiques ne sont pas nécessairement au point, sans parler des déformations idéologiques bourgeoises dans leur diffusion.

Cela a justement été un vaste travail de l’Internationale Communiste dès sa fondation que de parvenir à collecter suffisamment d’informations afin de parvenir à un aperçu général suffisamment convenable pour être capable de lire les tendances principales dans la marche de l’Histoire.

Ainsi, il avait pu être observé que l’agriculture reculait dans le monde ; si l’on prend la période 1919-1922 et qu’on la compare en effet à celle de 1909-1913, on s’aperçoit d’une production moindre pour le seigle, l’orge, l’avoine, les patates, le café, le coton, la jute.

On peut évidemment se tourner ici vers les chiffres de la production industrielle, qui révèlent de manière assez claire ce qui se joue, si on raisonne en termes de développement inégal, le mode d’expression de la crise générale n’est pas le même dans tous les pays.

Voici les chiffres de la production de charbon des principaux pays capitalistes, en milliers de tonnes. On y voit très clairement comment il y a une régression de la production, puis une relance, mais dans des proportions moins fortes qu’auparavant et parfois, comme pour le Royaume-Uni, on est même très loin des chiffres de 1913.


Royaume-UniFranceAllemagneJaponÉtats-Unis
191026 8703 84022 2401 58045 500
191329 2004 08027 7302 14051 710
192023 3202 53024 3202 94059 720
192926 2005 50033 7903 340124 160
193923 5105 02038 6805 130112 830

Regardons ce qu’il en est pour la production de fer, toujours en milliers de tonnes. Le mouvement est d’autant plus flagrant.


Royaume-UniFranceAllemagneÉtats-Unis
191010 1706 76014 79027 740
191310 4209 07019 31031 460
19208 1603 4306 39037 520
19297 71010 30013 24043 300
19398 1107 38017 75031 580

Regardons ce qu’il en est pour la production d’acier, en milliers de tonnes. Il en va de même.


Royaume-UniFranceAllemagneÉtats-Unis
19106 4703 41013 70026 510
19137 7804 69018 33031 800
19209 2202 7108 36042 810
19299 7909 72016 02057 340
193913 4007 95023 73047 900

Comme on le voit, la crise de 1929 a particulièrement joué dans les principaux pays impérialistes. C’est tellement vrai que pour l’opinion publique de l’Europe occidentale, la crise ne commencerait qu’en 1929.

C’est faux, mais, sans vouloir ici rentrer dans les détails, cela a une base historique : tout d’abord la crise a été marquante après 1918 mais elle a cédé le pas à une stabilisation, et surtout le capitalisme a réussi sa restructuration dans ces pays, entraînant ainsi l’opinion avec elle dans son élan capitaliste (voir ici l’article « la crise et les deux restructurations du capitalisme » du numéro 6 de Crise).

Elle n’a toutefois pas échappé à la crise générale du capitalisme, qui est ainsi intervenue en deux temps.
Ces deux temps forment-ils une opposition dialectique ? Doit-on considérer qu’il faut également chercher un tel mouvement en deux temps pour la seconde crise générale du capitalisme ?

Il n’est pas encore possible de le dire, mais il est évident que c’est une véritable question. En tout cas, l’Internationale Communiste n’avait à l’époque pas songé à cela. Elle avait bien vu que la crise générale se prolongeait, elle avait vu l’instabilité juste avant 1929 et tout à fait compris que la crise allait repartir… Mais elle n’a pas considéré qu’il s’agissait là de deux aspects.

En fait, l’Internationale Communiste avait pensé que les choses iraient très vite, puis ensuite elle a compris qu’il fallait analyser le rythme propre à la crise…

Mais elle concevait cela à court terme, en termes d’années. Il n’y avait donc pas d’espace pour raisonner sur un temps un peu plus long et donc y voir suffisamment d’écart pour considérer qu’une forme différente pourrait être prise.

La seconde expression de la première crise générale

Voici un tableau indiquant la chute du PIB en rapport avec la crise de 1929. Il est très important de noter que l’année de crise la plus forte se situe quelques années après elle, témoignant de l’impact dévastateur de cette seconde vague de la première crise générale.


Année
la plus haute
Année
la plus basse
Chute du PIB
Allemagne1929193225 %
Australie1925193120,6 %
Autriche1929193323,4 %
Belgique1928193410 %
Canada1928193334,8 %
Danemark193119323,6 %
États-Unis1929193330,8 %
Finlande192919326,3 %
France1929193513,3 %
Italie192919346,4 %
Japon192919319,3 %
Norvège193019324,4 %
Nouvelle-Zélande1929193217,8 %
Pays-Bas1928193416 %
Royaume-Uni192919316,6 %
Suède192919326,5 %
Suisse192919356,7 %

Encore une fois il faut être prudent avec les chiffres : il semble par exemple que la chute du PIB au Canada ait été bien plus prononcé (44%), alors que la production industrielle représentait en 1932 58 % de celle de 1929.

En fait, pour bien saisir ce qui se passe dans un pays, il faut avoir une vue d’ensemble.

La Roumanie, par exemple, connut un développement relativement différent des autres pays de l’Europe orientale, étant en mesure de relativement tenir le choc du début des années 1920. Le pays s’en sortait par sa capacité à fournir des ressources : il était essentiellement agraire, exportant du blé en Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne et le Royaume-Uni, ainsi que du pétrole.

Lorsque la seconde vague de la crise la toucha par contre massivement, cela signifie que sa nature était en réalité celle d’un satellite direct des pays d’Europe occidentale. De fait, en 1932, 2,5 millions de paysans étaient massivement endettés, et le PIB de 1933 représenta 62 % de celui de 1929. La tendance au fascisme dans ce pays correspond à une faiblesse historique.

Inversement, l’Allemagne connut le triste chemin que l’on connaît, de par ses forces historiques. Dans ce pays, de 1929 à 1932, la production d’électricité chuta de 23,4, celle de charbon de 32,7 %, celle d’automobiles de 64,2 %, celle d’acier de 64,9 %, celle du fer de 70,3 %, la construction navale de 83,6 %.

Au plus fort de la crise, l’industrie tournait au 2/3 seulement, avec entre 6 et 8 millions de chômeurs, alors qu’en 1931 l’État était obligé de prendre le contrôle de la grande majorité des banques privées pour les soutenir alors qu’elles s’effondraient. De 1929 à 1935, les exportations allemandes chutèrent de 69,1%, les importations de 70,8 %.

Mais comme on le sait, le niveau de formation de cartels et de monopoles étaient très avancé en Allemagne et cela produisit la victoire des nazis, qui procédèrent à la marche à la guerre. De 1933 à 1939, la production de biens de consommation augmenta de 43 %, celle des moyens de production de 310 %, celle de l’armement de 1 350 %.

L’Allemagne était en fait une sorte de nexus de toute la question de la première crise générale du capitalisme, car c’était le pays le plus avancé de tous ceux de l’Europe centrale et orientale touchés le plus violemment. D’où le contexte littéralement de guerre civile de 1918 à 1933.

Les chiffres montrent bien comment l’Allemagne a été mortellement touchée en 1920.


Indice de la production industrielleExportations en millions de marksImportations en millions de marksVolume de production automobile en milliersProduction de blé en milliers de tonnesMillions
de bovins
Millions d’ovins
191088,68 9347 47593 86020,165,79
191310010 77010 097164 66018,57
192055,13 9293 709
2 25016,816,15
192910213 44713 483115
18,033,51
193259,4





1939128,5
(en 1938)
5 2075 6533384 16019,915,21

Toute l’histoire allemande des années 1920-1930 est caractérisée par une grande instabilité, de profonds changements de situations, des relances économiques puissamment inégales, rendant extrêmement difficile une analyse concrète pour le jeune Parti Communiste d’Allemagne.

Ce n’est pas avant le début des années 1930 qu’un semblant d’unité à sa direction se pose, après des débats sans fin, des scissions, des querelles d’analyses.

Et cela a eu lieu malgré tout le soutien de l’Internationale Communiste, qui œuvrait à étudier en détail la situation allemande, la question allemande étant par ailleurs la plus importante de toute, celle considérée comme décisive.

On ne peut pas comprendre la victoire nazie sans saisir la question de ce rythme. Pour prendre un exemple concret, voici les salaires hebdomadaires en marks en Allemagne.


Septembre 1931Janvier 1932Octobre 1932
Métallurgie25.7020,0518,20
Industries chimiques29.4522,6522,45
Textile18.7016,1515,60
Bâtiment22.4513,8612,05
Imprimerie33,3527,2525,40

On voit l’incroyable dégradation. De manière spécifique, pour les différents secteurs, voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci.


1929
Production de charbon– 35,9 %
Production de fer– 70,3 %
Production d’acier– 64,9 %
Consommation de coton– 21,4 %
Production de sucre– 57,2 %
Exportations– 69,1 %
Importations– 70,8 %

La crise a terriblement frappé l’Allemagne en 1929 et en 1931-1932 les salaires fondent.

Or, aux élections législatives allemandes de juillet 1932, les nazis ont 37,27 % des voix, les socialistes 21,58 %, les communistes 14,3 %. Mais aux élections législatives allemandes de novembre 1932, les nazis ont 33,1 % des voix, les socialistes 20,4 %, les communistes 16,9 %.

Cela signifie que juste avant la prise du pouvoir par les nazis, ceux-ci commençaient à refluer, alors que les communistes allaient de l’avant. Mais ces derniers étaient en retard dans le tempo de la crise et furent débordés, le capitalisme proposant une sortie par la fuite en avant satisfaisant les masses emprisonnées dans les difficultés de la crise.

C’est un exemple terrible de l’importance de la question du rythme de la crise.

En fait, on ne peut saisir les modalités de la crise générale dans chaque pays qu’en étudiant sa base, ce qui implique, de manière dialectique, de regarder également avant l’expression de la crise, car celle-ci s’exprime en amont d’elle-même. Il n’y a pas de cause et de conséquence, mais un mouvement général aux multiples aspects.

Voici par exemple le très intéressant constat que fait par exemple La Suisse Libérale, dans son numéro du 7 juillet 1926, sur la crise agricole aux États-Unis.

Ce qu’on y lit est caractéristique, car exprimant bien que les États-Unis, la plus grande puissance économique, était en surchauffe dans une économie mondiale en crise.

« L’agriculture subit, sur toute l’étendue de l’immense territoire des États-Unis, une crise dont il est intéressant de connaître la genèse et le développement devenu tel qu’il menace gravement l’avenir d’un pays par ailleurs incroyablement prospère.

De 1900 à 1920, l’écoulement des récoltes était assuré à des prix rémunérateurs, la valeur des terre cultivables alla en augmentant régulièrement. Les années de guerre et l’après-guerre accélérèrent encore cette progression.

De 1914 à 1918 en effet, on achetait à n’importe quel prix tout ce qui servait au ravitaillement des armées ; au lendemain de la guerre il fallut reconstituer les stocks épuisés, garnir les entrepôts.

On ne doit donc pas s’étonner que dans l’ensemble des États-Unis le prix des terres ait connu de 1900 à 1920, une augmentation de 257 pour cent ; dans certains États, le Kentucky, l’Iowa, la Géorgie, elle fut de 4 à 500 et même 700 pour cent.
Ce phénomène économique est naturel : le prix de te terre augmente avec le prix des produits facilement écoulés. Puisque la terre rapporte, tout le monde, ou presque, en veut, quitte à la faire valoir par des fermiers.
Qui ne possède pas l’argent comptant emprunte à gros intérêts, hypothèque sa propriété. On s’en tirera toujours, pense-t-on, en haussant le prix du blé, du maïs, du coton, de tant de produits pour lesquels la demande est formidable.

Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. Pour n’avoir pas suffisamment médité ce proverbe, les propriétaires terriens connaissent depuis peu un vent qui pourrait bien, avant peu, souffler en tempête. Déjà la casse est considérable.

Il a suffi, pour cela, que les produite surabondants se vendent soudain à des prix inférieurs aux prix escomptés, que le rapport soit rompu entre ces prix et ceux que l’on déboursa pour l’achat des terres. Dès que la chose fut évidente, on voulut se débarrasser de ses propriétés, parfois même, plutôt que de travailler à perte, on les laissa en jachère.

Résultats : de 1920 à 1925, la valeur des exportations agricoles aux États-Unis a diminué de 17 milliards de dollars, soit du tiers ; le nombre des fermes s’est abaissé de 117 000, la superficie cultivée de 31 millions d’acres et le cheptel national de plus de 5 millions de têtes.

Telle est l’immédiate conséquence de la ruée à l’achat des terres à n’importe quel prix. Cette conséquence développera encore ses effets car nombre de propriétés écrasées sous le poids des emprunts seront abandonnées ou vendues à vil prix avant qu’il soit longtemps.

Autre résultat, en naturelle liaison avec ce qui précède : au 1er janvier 1925, 31 134 000 personnes vivaient dans les exploitations agricoles ; au 1er janvier 1926, 30 650 000 soit une diminution de près d’un demi-million.

Veut-on quelques précisions ?

En 1925, 2 millions de personnes ont abandonné l’agriculture pour se fixer dans les villes, alors qu’un million cent mille, seulement, s’établissaient dans les exploitations rurales. Perte 900 000.

Mais comme il y a eu d’ans les fermes 700 mille naissances et seulement 288 000 décès, le déficit tombe à un demi-million d’individus. Il reste considérable. De1920 à 1925, il comporte plus de deux millions de départs des campagnes à la ville.

Cette désertion de la terre est pour les États-Unis, surindustrialisés, grosse de conséquences économiques et sociales. »

On comprend que la guerre était vitale pour l’impérialisme américain. Véritable mastodonte, il n’avait pas les moyens de se développer de manière suffisamment autonome sur son propre territoire de par l’immense capacité productive déjà obtenue.

En 1938, sa part dans la production industrielle mondiale était de 32,2 %, contre 48,5 % en 1929 et même 36 % en 1913.

Et, justement, le phénomène de monopolisation ne s’était bien entendu pas arrêté. Hors finance, les 200 plus grandes entreprises virent leur part dans les richesses produites passer de 33,3 % en 1909 à 47,9 % en 1929.

Entre 1921 et 1929, le nombre de banques diminua de 17,9 %, alors que le nombre de filiales de celles restantes fut multiplié par six. La part de la traction mécanique dans l’agriculture était passé de 23,1 % en 1920 à 56,2 % en 1930.

En 1922, les États-Unis avaient dépassé le Royaume-Uni pour les investissements au Canada et se rapprochaient considérablement de celui-ci pour les investissements en Amérique latine. Le pays possédait d’ailleurs la moitié des réserves mondiales d’or.

On a ici tous les ingrédients pour comprendre comment les États-Unis, de par leur poids, devaient être amenés à vouloir façonner l’ensemble du monde capitaliste à son image. Voici un tableau général montrant bien comment les États-Unis étaient obligés d’aller de l’avant.


Revenu national en millions de dollarsIndice de la production industrielleVolume de production automobile en milliersImportations en millions de dollarsExportations en millions de dollars
191028 170
1811 5571 710
191331 450100 (en 1914)4621 7572 448
192068 4301411 9065 2788 080
192979 5002164 587

193972 8002142 8673 1023 311

De manière spécifique, voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci pour les deux phases de la crise, 1920 et 1929.


19201929
Production de charbon– 27,5 %– 40,9 %
Production de fer– 54,8 %– 79,4 %
Production d’acier– 53,1 %– 75,8 %
Consommation de coton– 20 %– 31 %
Production automobile– 28,3 %– 74,4 %
Production pétrolière+ 6,4 %– 22,1 %
Construction de locomotives– 58,2 %– 94,6 %
Indice des prix des gros– 37,6 %– 53,9 %
Exportations
(sans les réexportations)
– 53,4 %– 75,7 %
Importations– 53,2 %– 77,6 %

Mais il faut également se tourner vers la contradiction villes-campagnes, si importante. En effet, la première crise générale du capitalisme repose avant tout sur la contradiction entre le travail manuel et le travail intellectuel. Cela ne signifie pas pour autant que le second aspect ne joue pas.

Il a sa signification et il va en fait jouer de manière grandissante, jusqu’à être au premier plan, comme on le voit avec la seconde crise générale en 2021. Il y a donc d’autant plus d’importance à saisir comment cela s’est déroulé, comme cela a concrètement joué sur l’ensemble du mode de production capitaliste.

Pour prendre un exemple, l’un des aspects importants de la première crise générale aux États-Unis tient aux « dust bowls », des tempêtes de poussière liées à la sécheresse issue du sur-labourage des plaines du sud par des agriculteurs cherchant à compenser la perte de leurs revenus en développant la production.

On parle ici d’une surface de 400,000 km², la poussière engloutissant tout et jetant sur les routes 500 000 personnes sans abri, 3,5 millions de personnes quittant en tout la région.

L’épisode est le thème du roman « Les raisins de la colère », de John Steinbeck. Une photographie très connue de Dorothea Lange montre également une femme avec ses enfants fuyant un dust bowl.


Ce qui s’est passé est simple à comprendre. L’immense croissance américaine, qui échappe qui plus est à la première guerre mondiale, a un potentiel inemployé.

On comprend ici comment les formidables forces dans l’agriculture, sous-employées, forment le terreau pour l’agro-industrie de la seconde moitié du XXe siècle, avec une systématisation de la viande et plus généralement des produits de consommation d’origine animale.

L’incroyable capacité productive américaine, aux mains du capitalisme de plus en plus monopoliste, conduit directement à vouloir refaçonner le consommateur de telle manière à étendre les profits.

C’est une tendance irrépressible au sein du mode de production capitaliste.

Dans les chiffres suivants, on lit déjà la guerre pour le repartage du monde et McDonald’s afin de répondre à la « sous-consommation » mondiale.


Production de blé en millions de boisseauxProduction de maïs en millions de boisseauxProduction de coton en milliers de balesMillions de bovinsMillions de porcinsMillions d’ovins
1910625,482 852,7911 61058 99048 07046 940
1913751,102 272,5414 15056 59053 75040 540
1920843,283 070,6013 43070 40060 16037 330
1929824,182 515,9414 83058 88059 04043 480
1939741,212 580,9911 82066 03050 01045 460

On lit précisément à ce sujet, dans l’article L’Amérique a trop de biens du journal suisse Le Rhône, le 6 décembre 1940 :

« D’Amérique, une plainte s’élève. Et elle a pour l’Europe quelque chose de cynique : « Nous avons trop de produits, trop de tout. Nous succombons sous notre abondance. »

Et l’Europe, elle, n’a assez de rien. L’Europe menace de succomber sous la disette.

Écoutez plutôt ce bref communiqué du département de l’agriculture à Washington : « Notre récolte de blé de 1940 s’annonce comme supérieure de 10 % à celle de l’an passé. Elle atteindra en chiffres ronds 730 millions de boisseaux — ce qui, avec le report de 1939, donnera un disponible de 1 milliard de boisseaux. Notre consommation annuelle est seulement de 650 millions de boisseaux. »

D’où il suit que les États-Unis disposent d’un stock formidable de 350 millions de boisseaux de blé, dont ils ne savent que faire.

A qui les envoyer ? Pas à l’Argentine, qui annonce elle-même qu’elle a en mains 300 millions de boisseaux à offrir à qui voudra les acheter.

Pas au Canada, qui déclare que son surplus de blé égale celui des États-Unis. Pas à l’Australie, qui est à la tête d’un stock de 100 millions de boisseaux.

Que faire de ce monceau de blé, dont la dixième partie suffirait à nourrir l’Europe affamée ?

Le jettera-t-on à la mer ou le brûlera-t-on dans les cheminées des fermes comme le Brésil brûle son café dans les chaudières de ses locomotives ? Paradoxal problème.

Et ce qui est vrai du blé l’est aussi de la viande. Écoutez cet autre communiqué du même département de Washington : « La masse de notre cheptel est la plus forte que nous ayons connue depuis vingt ans. Le stock de lard dépasse actuellement 266 millions de livres — ce qui constitue de loin un record. »

Mais, à la même heure, le gouvernement canadien annonce, de son côté, qu’il est, lui aussi, submergé de viande de porc dont il ne trouve pas l’écoulement. Et le gouvernement argentin ne sait à qui vendre ses conserves de viande de bœuf, qu’il ne parvient pas à exporter.

Et la plaintive chanson est la même pour le coton : « Nous n’avons pas encore ramassé, disent les États-Unis, notre récolte de 1940, alors que nous avons toujours sur les bras notre récolte de 1939. »

Et elle est la même pour le café, dont le Brésil a dû détruire le cinquième de sa production, l’an dernier, et dont il menace de flamber le tiers cette année.

Feux de joie ou feux de tristesse qui viennent s’ajouter aux feux de destruction de la vieille Europe ? »

On sait comment l’impérialisme américain, après 1945, parviendra à modifier le style de vie des gens afin de trouver un terrain pour l’expansion de la consommation. Cela passait toutefois par la mise en place d’un réel secteur militaro-industriel alors que l’État devenait un vecteur majeur de l’impérialisme américain dans sa quête d’hégémonie.

Le New Deal – la « nouvelle donne » – de Franklin Delano Roosevelt, entre 1934 et 1938, fut le point de départ d’une remise à niveau général de l’État américain en ce sens. Le gouvernement américain ne fut bien entendu pas en mesure d’organiser le capitalisme, mais il fut un outil essentiel des monopoles pour parvenir à organiser la société selon ses besoins, notamment par la criminalisation complète des communistes.

C’est le sens de la loi d’exception sur les banques, de la loi sur les valeurs c’est-à-dire les dépôts d’argent, de la loi sur le redressement industriel national, de la loi sur la réorganisation de l’agriculture, de la loi de crédit pour les fermes.

Voici comment Roosevelt présente le New Deal lors d’un discours à Chicago en juillet 1932 :

« Alors que nous entrons dans cette nouvelle bataille, gardons toujours présent avec nous certains des idéaux du parti : le fait que le parti démocrate, par tradition et par la logique continue de l’histoire passée et présente, est le porteur du libéralisme, du progrès, et dans le même temps de la sûreté pour nos institutions.

Et si cet appel n’est pas entendu, souvenez-vous bien, mes amis, que le ressentiment envers l’échec de la direction républicaine – et notez bien que dans cette campagne je n’utiliserai pas les mots « parti républicains » mais, tout le temps, les mots « direction républicaine » – l’échec de la direction républicaine à résoudre nos troubles peut dégénérer en un radicalisme irrationnel (…).

Il est inévitable – et ce choix est celui de l’époque – il est inévitable que la principale question de cette campagne tourne clairement autour de notre condition économique, une dépression si profonde qu’elle est sans précédent dans l’histoire moderne (…).

Vint le crash. Vous connaissez l’histoire. Les surplus investis dans les usines inutiles s’y figèrent. Les gens perdirent leurs emplois ; le pouvoir d’achat s’assécha ; les banques s’effrayèrent et commencèrent à rappeler leurs prêts.

Ceux qui avaient de l’argent avaient peur de s’en séparer. Le crédit se contracta. L’industrie stoppa. Le commerce déclina, et le chômage monta (…).

Que veut plus que tout le peuple américain ? je pense qu’il veut deux choses : du travail, avec toutes les valeurs morales et spirituelles qui l’accompagne ; et avec celui-ci, un niveau raisonnable de sécurité – de sécurité pour eux-mêmes, pour leurs femmes et enfants.

Travail et sécurité sont bien plus que des mots, que des faits. Ce sont les valeurs spirituelles, le véritable but vers lequel nos efforts de reconstruction doivent nous diriger. »

Avec la seconde vague de crise, apparue en 1929, il y avait besoin de ré-impulser le régime américain, alors qu’une contestation de masses cherchait à s’exprimer, reprenant le fil rouge perdu historiquement au moment de la première guerre mondiale par la pression nationaliste et anti-communiste.

C’était une tendance par ailleurs très marquée dans tous les pays capitalistes, avec une irruption générale des masses sur le terrain de la politique, le capitalisme lançant le fascisme pour dévier le mouvement.
On en revient à la question du rythme de la crise, de la question de comment s’y adapter.

Georgi Dimitrov formule cela ainsi au septième congrès de l’Internationale Communiste en 1935 :

« Dans les conditions de la crise économique extrêmement profonde, de l’aggravation marquée de la crise générale du capitalisme, du développement de l’esprit révolutionnaire dans les masses travailleuses, le fascisme est passé à une vaste offensive.

La bourgeoisie dominante cherche de plus en plus le salut dans le fascisme, afin de prendre contre les travailleurs des mesures extraordinaires de spoliation, de préparer une guerre de brigandage impérialiste, une agression contre l’Union soviétique, l’asservissement et le partage de la Chine et sur la base de tout cela de conjurer la révolution.

Les milieux impérialistes tentent de faire retomber tout le poids de la crise sur les épaules des travailleurs.
C’est pour cela qu’ils ont besoin du fascisme.

Ils s’efforcent de résoudre le problème des marchés par l’asservissement des peuples faibles, par l’aggravation du joug colonial et par un nouveau partage du monde au moyen de la guerre.
C’est pour cela qu’ils ont besoin du fascisme.

Ils s’efforcent de devancer la montée des forces de révolution en écrasant le mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans et en lançant une agression militaire contre l’Union soviétique, rempart du prolétariat mondial. C’est pour cela qu’ils ont besoin du fascisme.

Dans une série de pays, notamment en Allemagne, ces milieux impérialistes ont réussi, avant le tournant décisif des masses vers la révolution, à infliger une défaite au prolétariat et à instaurer la dictature fasciste. »

Les États-Unis eux-mêmes furent touchés par une vague révolutionnaire, bousculant l’ordre établi, le New Deal de Roosevelt devant justement être un pare-feu. C’était une réponse de la contre-révolution à la menace que représentait la révolution. C’était une opération de restructuration.

Voici un tableau avec le nombre de chômeurs et de grévistes, par année, en milliers de personnes, aux États-Unis.


Nombre de chômeursNombre de grévistes
1918560
1919950
19201 670
19215 010
19223 220
19231 380
19242 440
19251 800
1926880
19271 890330
19282 080310
19291 550290
19304 340180
19318 020340
193212 060320
193312 8301 170
193411 3401 470
193510 6101 120
19369 030790
19377 7001 860
193810 390690
19399 4801 170

La difficulté est bien entendu de saisir cela en rapport avec le développement inégal du capitalisme en général. Le développement du capitalisme dans un pays est à la fois indépendant du développement du capitalisme dans les autres pays et dépendant de celui-ci. Il y a une interaction extrêmement complexe, toujours en mouvement.

Pour prendre un exemple concret, les États-Unis se développent en prenant la place de numéro 1 au Royaume-Uni.

Les contradictions ont été innombrables, la concurrence a été très rude, au point qu’objectivement, il était tout à fait possible de s’attendre à une guerre entre les deux pays dans le cadre de la bataille pour le repartage du monde.

Et pourtant, le Royaume-Uni s’est placé comme aide de camp des États-Unis historiquement.

L’exemple le plus connu est la prise de la Grèce par le Royaume-Uni en 1945 et, devant le succès du Parti Communiste de Grèce à mener une véritable guerre populaire, ce sont les États-Unis qui sont intervenus, écrasant le mouvement révolutionnaire trahi par la Yougoslavie de Tito et faisant de la Grèce son satellite.

Le Royaume-Uni n’a pas « choisi » une telle évolution ; celle-ci a été le produit du cours des choses. La première crise générale du capitalisme avait frappé le Royaume-Uni de telle manière que cet impérialisme s’est enlisé.

Ces chiffres sur la production industrielle du Royaume-Uni montrent bien comment l’élan a été relativement cassé.


Revenu national en millions de livresIndice de la production industrielleConstruction navale en milliers de tonnesConsommation automobile en milliers de véhicules
19102 063100,5700
19132 3681001 20034
19205 66495,11 28095 (en 1923)
19294 178112,3930239
19395 037137920 (en 1937)504 (en 1937)

De manière spécifique, voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci, pour les deux moments forts de la crise.


19201929
Volume de production de charbon– 28,9– 19,7
Volume de production de fer– 67,4– 52,9
Volume de production d’acier– 59,2– 46
Tonnage de la construction navale– 68– 91
Consommation de coton– 42,9– 27,5
Trafic portuaire des longs courriers+ 0,3– 12,6
Indice général des prix de gros– 48,6– 57,8
Exportations
(sans les réexportations)
– 44,6– 66,4
Importations– 41,8– 62,2

Un tel cadre renforça le développement des monopoles. On doit ici mentionner le cartel de la British Iron and Steel Federation (avec 47 % de la fonte de fer et 67 % de l’affinage de l’acier), mis en place par le gouvernement du travailliste Ramsay MacDonald œuvrant pour les conservateurs.

On a également dans le pétole la Anglo-Persian Oil Company, la compagnie hollando-britannique Shell, la Burmese Oil Company ; dans le coton on a la Lancashire cotton Corporation fusionnant plus d’une centaine d’entreprises sous l’égide de la Banque d’Angleterre.

Dans la métallurgie, on a la English Steel Corporation unissant l’entreprise de construction navale Cammell Laird Company et le spécialiste de l’acier Vickers ; dans la chimie c’est l’unité sous la forme de la Imperial Chemical Industries (contrôlant notamment 95 % de la production chimique).

Et, ce qui est caractéristique du cas britannique, la contestation ne grandit pas vraiment. Voici un tableau avec le nombre de chômeurs et de grévistes, par année, en milliers de personnes.


Nombre de chômeursNombre de grévistes
19221 560550
19231 300410
19241 090610
19251 410440
192617502 730
19271 070110
19281 270120
19291 160530
19301 910310
19312 710490
19322 840380
19332 500140
19342 120130
19352 000270
19361 710320
19371 370600
19381 880270

C’est comme si les travailleurs restaient paralysés parce qu’ils maintenaient leur croyance en le développement britannique pour ainsi dire unique au monde. Alors qu’en réalité le Royaume-Uni avait raté sa transition, s’appuyant surtout sur son élan du développement du capitalisme d’avant 1880.

Il y a ici un véritable ratage historique et, de fait, le mouvement ouvrier en Angleterre n’a jamais dépassé le travaillisme et sa socialisation très avancée, mais incapable d’idéologie et de politique.

Pour caractériser l’économie britannique en tant que tel, on peut sans doute dire que le Royaume-Uni était en fait dépassé par les États-Unis et, en ce sens, en partie emporté dans son sillage. Il y a ici une grande réflexion à avoir sur ce type d’interaction, pour bien comprendre de quelle manière il y a un effet d’entraînement.

Cela joue tant pour une situation de compétition ouverte comme celle actuellement entre les États-Unis et leur challenger chinois, que par exemple pour l’histoire économique de l’Union Européenne.

En tout cas, donc, le Royaume-Uni est comme aspiré en raison de son décalage. La mécanisation de la production de charbon et des métaux n’était en 1931 que de 35 % (contre 80 à 90 % pour les États-Unis et l’Allemagne), en 1930 dans le textile on a 42 % des machines étant des modèles d’avant 1870-1880…

Ce retard avec une certaine stabilité est également ce qui marque la France, avec de grandes nuances toutefois.

La stabilité profite du fait que le pays est beaucoup plus agraire que les autres pays capitalistes : ce n’est qu’en 1926 que le nombre de travailleurs dans l’industrie dépasse ceux dans l’agriculture. Cela forme un marché relativement fermé.

Et la France a profité du paiement en nature, à des prix très avantageux, des réparations allemandes. Si on ajoute l’immense empire colonial, il y a les ingrédients pour une relative stabilité, marginalisant d’ailleurs de manière complète le Parti Communiste durant toutes les années 1920.

On ne sera guère étonné qu’un tel environnement ait été propice à l’industrialisation.

La part de la France dans la production industrielle mondiale passe d’ailleurs de 5 % en 1920 à 8 % en 1930 ; il faut notamment souligner le développement des constructeurs automobiles français (Panhard & Levassor, Automobiles Citroën, Peugeot, Renault) : la production automobile passa de 40 000 véhicules en 1920 à 254 000 en 1929.

Un tel développement, parallèle à la reprise américaine, ne pouvait qu’être terriblement frappé par la seconde vague de la crise. Voici les chiffres pour la France.


Indice de la
production industrielle
Indice de la production agricole (100 en 1938)
191089
191310091
19206280
192913998
193972 (en 1938)99

De manière spécifique, voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci.


1930
Production de charbon– 15,8
Production de fer– 46,6
Production d’acier– 41,9
Consommation de coton– 38,3
Indice des prix des gros– 45,1
Exportations– 69,1
Importations– 64

La part de la France dans la production industrielle mondiale retomba alors à 5,1 %.

C’était une crise de développement, tout comme aux États-Unis : même les pays échappant formellement à la première crise générale se sont heurtés à un mur, en raison de leur dimension trop restreinte.

Cela réactiva la lutte des classes, comme on le voit ici avec le tableau avec le nombre de chômeurs et de grévistes, par année, en milliers de personnes.


Nombre de grévistes
1918176
19191 151
19201 317
1921402
1922290
1923331
1924275
1925249
1926349
1927111
1928204
1929240
1930582
193148
193272
193387
1934101
1935109
19362 423
1937324
19381 333

Il faut bien se rappeler ici que les forces productives ne sont pas encore assez développées pour étendre les marchés à marche forcée, comme c’est le cas au début du 21e siècle. Un blocage se révèle complet et la bataille pour le repartage du monde s’impose beaucoup plus rapidement.

La France pouvait espérer bien entendu que son empire lui permettrait d’arracher des richesses, d’ailleurs le système bancaire s’était largement centralisé, avec le Crédit Lyonnais, le Comptoir National d’Escompte et la Société Générale (3 300 succursales en 1930 contre 1 700 en 1913).

Mais les forces productives étaient bien trop peu développées dans l’empire français, il aurait fallu des investissements véritablement massifs, et c’était hors de portée.

Les tendances autoritaires du régime se firent ainsi toujours plus fortes, poussées par les 200 familles les plus riches de France formant une haute bourgeoisie de plus en plus aux commandes. Les masses réagirent avec le Front populaire, mais sans réelle lecture des événements et cela ne produisit rien.

Enfin, il faut bien entendu mentionner, pour souligner le développement inégal, le développement du Japon. Ce pays se développe littéralement parallèlement à la première crise générale du capitalisme. Cela tient à son caractère économiquement arriéré, son régime féodal-militaire, son isolement géographique.

Les chiffres pour le Japon montrent que le pays, tout en étant inévitablement touché par la crise générale, avance tout de même à marche forcée.


Indice de la production industrielleValeur de la production agricole en millions de dollars
191073,91 204
1913107,71 975
1920413,74 210
1929539,53 480
19391 144,14 050

De manière spécifique, voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci, pour les deux temps forts de la crise.


19201929
Production de fer– 16,1 %– 18,3 %
Production de charbon– 17,7 %– 15,3 %
Construction navale– 88,2 %– 67,1 %
Production de coton– 7 %– 9,7 %
Exportations– 40,3 %
Importations– 30,9 %– 62,3 %

Le Japon est, avec les États-Unis, le pays avec le plus de potentiel lors de la première crise générale du capitalisme. Cela va justement se voir avec la période de l’après-guerre.

Le chemin vers la seconde crise générale

Il n’est possible que de tracer à grands traits la période 1945-1989 et 1989-2021, tellement il y a d’aspects, mais en même temps ces faits sont faciles à comprendre, puisqu’on se rapproche de notre situation en 2021 et que cela parle de soi-même.

En 1945, les États-Unis sont en position de force : le nombre de morts pendant la guerre est extrêmement faible, le territoire national n’a pas été touché, l’industrie militaire fonctionne à plein rendement.

Qui plus est, trois territoires vont passer sous contrôle direct : le Japon, l’Allemagne de l’Ouest devenant la République Fédérale Allemande, à quoi il faut ajouter l’Autriche. Or, ces trois pays n’ont pratiquement pas eu de destructions provoquées par la seconde guerre mondiale en ce qui concerne l’industrie. Leurs régimes s’étant effondrés, les États-Unis ont pu qui plus est les façonner selon leurs besoins.

L’Autriche revient ainsi à son niveau d’avant-guerre dès 1950, le Japon en 1951, l’Allemagne de l’Ouest en 1952. Et c’est alors que jouent à fond les plans Marshall et Schuman.

Le plan Marshall n’est pas une « aide », mais un vaste prêt à l’Europe occidentale (16,5 milliards de dollars soit 173 milliards de dollars en 2020) assorti de la condition d’utiliser l’argent pour acheter des biens américains. C’était un moyen de canaliser la surproduction américaine, en modernisant l’appareil productif d’Europe occidentale pour l’intégrer dans son propre dispositif.

Pour ce faire, il y eut le plan Schuman de 1950, de Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères français, épaulé par Jean Monnet.

Il s’agissait de mettre en place une production commune du charbon et de l’acier, ce qui va déboucher en 1951 sur la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, avec la Belgique, la France, l’Allemagne de l’Ouest, l’Italie, les Pays-Bas et le Luxembourg. Cela débouchera en 1957 sur la Communauté Économique Européenne et la Communauté européenne de l’énergie atomique, concernant 150 millions de personnes.

Ce plan de Communauté Européenne fut porté les forces politiquement centristes alliés à l’aile droite de la social-démocratie, directement en convergence avec les intérêts des États-Unis.

Dans une déclaration de 1950, les Partis Communistes de France, d’Allemagne, d’Italie, de Grande-Bretagne, de Hollande, de Belgique et du Luxembourg constatent que :

« Le plan Schuman, qui est une prolongation du plan Marshall, tend à faire de l’Ouest de l’Allemagne, placé sous contrôle américain, une base politique et économique et militaire essentielle en Europe, pour la troisième guerre mondiale.

Il vise à intégrer complètement dans le bloc atlantique les capitalistes allemands, considérés par les fauteurs de guerre américains comme la force d’agression la plus sûre en Europe.

Il facilite la reconstitution d’une armée en Allemagne occidentale sous la direction des anciens généraux hitlériens.

La réalisation du projet Schuman aboutirait à mettre les industries minières et sidérurgiques – et par voie de conséquence l’ensemble de l’économie – de la France, de la Grande-Bretagne, de la Belgique, du Luxembourg, de l’Italie et de la Hollande sous le contrôle des magnats capitalistes de la Ruhr, eux-mêmes aux ordres des financiers de Wall Street.

L’industrie et l’agriculture de ces pays deviendraient ainsi le complément de l’industrie de guerre de l’Ouest allemand pour le compte des impérialistes américains.

Il s’agit de constituer un arsenal du bloc atlantique, c’est-à-dire l’ensemble guerrier le plus formidable que l’Europe ait jamais connu.

C’est l’alliance des marchands de canons rassemblant, sous la direction des potentats du dollar, les grands industriels nazis de la Ruhr, le Comité des Forges qui trahit depuis des décades les intérêts de la France, certains rois de l’industrie guerrière anglaise et les gros industriels de Belgique et du Luxembourg.

Le Plan Schuman consacrerait la mise au pas des pays marshallisés, il achèverait de détruire la souveraineté nationale de ces pays en livrant leur économie aux impérialistes américains. Il confirmerait l’état de colonisation de l’Ouest allemand. »

Cependant, cette critique du plan Schuman s’appuie sur un raisonnement à court terme : il s’agirait de faire bloc contre l’URSS, dans un préparatif rapide de guerre.

En réalité, c’était lié à l’expansion capitaliste américaine à travers le développement de l’Europe de l’Ouest, avec l’Allemagne de l’Ouest comme moteur, comme « modèle ».

Ulrike Meinhof, de la Fraction Armée Rouge, constate la chose suivante au sujet de l’Allemagne de l’Ouest, en 1976 :

« Dans les trois zones occidentales de l’après-guerre, c’est le capital américain, avec l’aide de la social-démocratie, vendue au capital américain, et des syndicats, financés et contrôlés par la CIA, qui organisa directement le prolétariat, depuis le début il s’agissait de dépolitiser les luttes de classes en Allemagne et de structurer, d’organiser dans la légalité, toute l’opposition politique, sur la base de l’anti-communisme.

C’est ainsi qu’il peut s’expliquer qu’aucun mouvement d’opposition ne se soit développé en R.F.A., jusqu’à l’époque du mouvement étudiant [dans les années 1960) – tout mouvement d’opposition ayant été usurpé et étouffé par la social-démocratie (…).

Ce qui caractérise la dépendance spécifique de l’impérialisme ouest-allemand c’est qu’outre que l’Etat est obligé de s’adapter aux conditions de reproduction du capital hégémonique dans sa politique et ses institutions, dès l’instant où, comme tous les États sous la dépendance du système mondial américain, il est soumis à la totale hégémonie du capital américain, c’est que, dans cet état, le pouvoir politique n’a jamais été remis à ces propres organes constitutionnels (…).

Autrement dit, après 1945, le capital américain a non seulement intégré la constitution de l’Allemagne fédérale dans ses éléments opératoires (une démocratie, dirigée par un chancelier; et un parlement, aux compétences restreintes par le fédéralisme; l’intégration des fonctionnaires fascistes par l’appareil judiciaire et l’administration allemande), il a de plus mis la main sur toutes les autres instances de contrôle caractérisant l’état impérialiste (les partis, les organisations du patronat, les syndicats, les mass-médias). »


Et Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Ulrike Meinhof et Jan-Carl Raspe, de la Fraction Armée Rouge, de souligner en 1976 que :

« Dans aucun État, à part les États-Unis, la guerre froide n’a été menée à l’intérieur de manière aussi aiguë, tant en termes de propagande que matériellement (…).

Dans le développement du système impérialiste mondial sous l’hégémonie du capital américain et de son expression politico-militaire, la politique étrangère américaine, et son instrument principal, l’armée américaine, les États-Unis ont fondé trois États après 1945.

Ceux-ci servaient de base d’opération de la politique étrangère américaine en-dehors des États-Unis eux-mêmes : la République Fédérale Allemande, la Corée du Sud, le Vietnam du Sud.

La fonction de ces États pour l’impérialisme américain joue dès le départ sur deux directions : comme bases d’opération de l’armée américaine pour encercler et faire reculer l’Union Soviétique, plus précisément l’armée soviétique.

Et c’était des bases d’opération pour le capital américain pour l’organisation en fonction de ses intérêts de la région de l’Asie du Sud-Est et du Sud là-bas, pour l’Europe de l’Ouest ici (…).

Les conditions dans lesquelles la République Fédérale Allemande est relativement vite parvenu à une prospérité économique ne se distinguent pas de celles dans lesquelles le fascisme a consolidé le rapport capitaliste après 1933, à ceci près que la famine dans les zones occidentales en 1946-1947 n’a pas été le produit de la crise mais artificielle, afin de forcer le consensus à l’intégration occidentale des trois zones (…).

Cette intégration totale dans l’État américain est une conséquence de la stratégie contre-révolutionnaire mondiale de l’impérialisme et une condition nécessaire de la fonction de l’État République Fédérale Allemande pour cette stratégie (…).

Les salaires réels en Allemagne de l’Ouest étaient en juin 1949 13,5 % sous le niveau de 1930, qui lui-même était en-dessous du niveau de 1932 au plus fort de la crise (…).

Avec l’aide du plan Marshall, l’impérialisme US procurait aux monopoles ouest-allemands les fondements économiques pour leur développement expansionniste, désormais sous son hégémonie (…).

Plus de la moitié des ouvriers de R.F.A. (63 % en 1970) travaillent dans moins de cent konzerns, qui sont tellement entremêlés qu’on pourrait dire que la socialisation de la production sous l’hégémonie du capital américain est totale (…).

En 1970, 3,1 % des entreprises disposaient 64,4 % du chiffres d’affaires de la production industrielle. »

Ce n’était cependant qu’un aspect de la question. En effet, de par le développement des forces productives, il s’ensuivait une situation nouvelle, avec une consommation de masse, ouvrant elle-même de nouveaux espaces productifs et cela d’autant plus que l’impérialisme américain imposait son style de vie.

Il est notable que ni Ulrike Meinhof ni ses camarades ne soulignent à ce titre l’importance du Japon comme moteur capitaliste, tout comme l’Allemagne de l’Ouest.

C’est là un paradoxe assez inexplicable, car la Fraction Armée avait tout à fait compris cet impact sur la vie quotidienne, cette capacité du capitalisme relancé après 1945, en profitant des forces productives disponibles, pour s’élargir et ouvrir de nouveaux marchés en modifiant la vie des gens. Elle constate dès 1972 que :

« La définition du sujet révolutionnaire à partir de l’analyse du système, avec la reconnaissance que les peuples du tiers-monde sont l’avant-garde, et avec l’utilisation du concept de Lénine d’« aristocratie ouvrière » pour les masses dans les métropoles, n’est pas périmée et terminée.

Au contraire, elle ne fait même que commencer. La situation d’exploitation des masses dans les métropoles n’est plus couverte par seulement le concept de Marx de travailleur salarié, dont on tire la plus-value dans la production.

Le fait est que l’exploitation dans le domaine de la production a pris une forme jamais atteinte de charge physique, un degré jamais atteint de charge psychique, avec l’éparpillement plus avancé du travail s’est produite et développée une terrifiante augmentation de l’intensité du travail.

Le fait est qu’à partir de cela, la mise en place des huit heures de travail quotidiennes – le présupposé pour l’augmentation de l’intensité du travail – le système s’est rendu maître de l’ensemble du temps libre des gens.

À leur exploitation physique dans l’entreprise s’est ajoutée l’exploitation de leurs sentiments et de leurs pensées, de leurs souhaits et de leurs utopies – au despotisme des capitalistes dans l’entreprise s’est ajouté le despotisme des capitalistes dans tous les domaines de la vie, par la consommation de masse et les médias de masse.

Avec la mise en place de la journée de huit heures, les 24 heures journalières de la domination du système sur les travailleurs a commencé sa marche victorieuse – avec l’établissement d’une capacité d’achats de masse et la « pointe des revenus », le système a commencé sa marche victorieuse sur les plans, les besoins, les alternatives, la fantaisie, la spontanéité, bref : de tout l’être humain !

Le système a réussi à faire en sorte que dans les métropoles, les masses sont tellement plongées dans leur propre saleté, qu’elles semblent avoir dans une large mesure perdu le sentiment de leur situation comme exploitées et opprimées.

Cela, de telle manière qu’elles prennent en compte, acceptant cela tacitement, tout crime du système, pour la voiture, quelques fringues, une assurance-vie et un crédit immobilier, qu’elles ne peuvent pratiquement rien se représenter et souhaiter d’autre qu’une voiture, un voyage de vacances, une baignoire carrelée.

Il se conclut de cela cependant que le sujet révolutionnaire est quiconque se libère de ces encadrements et qui refuse de participer aux crimes du système.

Que quiconque trouve son identité dans la lutte de libération des peuples du tiers-monde, quiconque refuse de participer, quiconque ne participe plus, est un sujet révolutionnaire – un camarade.

De là il s’avère que nous devons analyser la journée de 24 heures du système impérialiste.

Qu’il nous fasse présenter pour chaque domaine de la vie et du travail comment la ponction de la plus-value se déroule, comment il y a un rapport avec l’exploitation dans l’entreprise, car c’est précisément la question.

Avec comme postulat : le sujet révolutionnaire de l’impérialisme dans les métropoles est l’être humain dont la journée de 24 heures est sous le diktat, sous le patronage du système.

Nous ne voulons pas élargir le cadre où doit être réalisée l’analyse de classe – nous ne prétendons pas que le postulat soit déjà l’analyse.

Le fait est que ni Marx ni Lénine ni Rosa Luxembourg ni Mao n’ont eu à faire au lecteur du [journal populiste à gros tirage] Bild, au téléspectateur, au conducteur de voiture, à l’écolier psychologiquement formaté, à la réforme universitaire, à la publicité, à la radio, à la vente par correspondance, aux plans d’épargne logement, à la « qualité de la vie », etc.

Le fait est que le système se reproduit dans les métropoles par son offensive continue sur la psyché des gens, et justement pas de manière ouvertement fasciste, mais par le marché.

Considérer pour cela que des couches entières de la population sont mortes pour la lutte anti-impérialiste, parce qu’on ne peut pas les caser dans l’analyse du capitalisme de Marx, est pour autant délirant, sectaire comme non-marxiste.

Ce n’est que si l’on arrive à amener la journée de 24 heures au concept impérialiste / anti-impérialiste que l’on peut parvenir à formuler et à présenter les problèmes concrets des gens, de telle manière qu’ils nous comprennent. »

C’est ce 24 heures sur 24 du capitalisme qui est la source de ce qu’on appelé en France les « trente glorieuses », et inversement : c’est en pratique une formidable expansion des forces productives, dans le cadre du capitalisme.

Le niveau de vie des masses a cru de manière ininterrompue, avec des améliorations tant qualitatives que quantitatives. Depuis l’assurance-chômage à l’assurance-santé, il y a eu un tel progrès dans la vie quotidienne qu’il s’en est suivi une dépolitisation complète, une acceptation de l’idéologie dominante.

Les masses se sont laissé entraîner, dans les pays impérialistes, dans la croissance capitaliste. Voici le développement du PIB de la Belgique et de la France pour la période 1950-2018.

Et de par la domination des pays impérialistes, les pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie eux-mêmes ont obéi aux exigences productives. Cela se lit bien dans l’urbanisation du monde, avec une part désormais dominante de gens vivant en villes et non plus dans les campagnes.

Dans les pays soumis aux puissances impérialistes, des bourgeoisies bureaucratiques et des bourgeoisies compradores ont servi de tête de ponts pour façonner les forces productives selon les besoins propres à un noyau dur de pays capitalistes désormais extrêmement développés, particulièrement avancés sur le plan scientifique, technique et culturel.

Pour les masses des pays impérialistes, il est ainsi inconcevable qu’il n’y ait pas une croissance ininterrompue de leur niveau de vie, et ce quel qu’en soit le prix au niveau mondial ou sur le long terme.

Voici l’évolution de la production mondiale de céréales.

Voici l’évolution de la consommation mondiale d’énergies.

Il y a ainsi une aliénation complète des masses des pays impérialistes par rapport à la réalité du mode de production capitaliste.

Voici l’évolution du nombre d’heures de travail en Belgique et en France.

Le capitalisme a su laisser du temps libre pour la consommation tout en obtenant une élévation insensée de la productivité, au prix de la déformation des personnalités, de l’utilisation maximisée de leur potentiel nerveux et psychique.

L’un des aspects essentiels de cette aliénation se lit particulièrement dans la passivité et l’incompréhension des masses de la nature de ce que propose le capitalisme : des produits moches, de mauvaise qualité, cela pour les aliments comme pour les meubles, avec une capacité à accepter et vouloir ce qui est jetable, changeable.

L’incohérence se lit particulièrement dans le rapport aux animaux, alors que l’utilisation de ceux-ci a pris des proportions dantesques. Voici l’évolution de la production de viande.

Voici justement une présentation de l’importance de l’intégration toujours plus massive des animaux, dans l’article de décembre 2008, Crise du capitalisme et intensification de la productivité : le rôle des animaux dans la chute tendancielle du taux de profit :


« Qu’est-ce qui fait que le capitalisme a pu disposer d’une large période de stabilité relative ? Tout d’abord, nous devons voir que même au sein de cette stabilité, ce n’est que pendant ce que les historiens bourgeois appellent les 30 glorieuses (les années 1945-1975) que cette stabilité a été réelle.

Cette période de trente années suivant 1945 a été marquée par la reconstruction des pays de l’ouest européen après l’affrontement impérialiste de 1939-1945, mais également par des avancées technologiques redynamisant le capitalisme, que les historiens bourgeois appellent sous le nom de « société de consommation ».

A ce niveau, le mouvement de mai 1968 apparaît également comme un mouvement culturel au sein des superstructures pour suivre la modernisation du capitalisme, en plus d’être aussi en partie un réel mouvement ouvrier (en pleine expansion) en confrontation avec le mode de production.

On remarque également que depuis une dizaine d’années l’informatique joue un grand rôle dans la modernisation du capitalisme ; là aussi cela s’accompagne d’une évolution culturelle, avec également au sein de celle-ci une radicalité petite-bourgeoise intellectuelle passant par l’informatique.

Mais il est également un autre facteur de réimpulsion du capitalisme, un facteur de modernisation très profond et se déroulant au sein même de l’appareil productif.

Quelle a été cette modernisation ? Comprenons d’abord que la modernisation consiste en des modifications technologiques, qui jouent sur le travail, en permettant une augmentation de la productivité.
Ce jeu sur la productivité ne peut pas empêcher à terme la crise du capitalisme, pour autant il joue un rôle dans le rythme du cycle d’accumulation.

Rappelons donc à ce titre que ce qui détermine la valeur du travail, c’est sa durée (l’aspect extensif), son degré d’intensité (la quantité de travail plus ou moins grande qui est fournie), son degré de productivité (c’est-à-dire la quantité plus ou moins grande de produits fournis pour une même quantité de travail).

Les capitalistes cherchent à valoriser le plus possible la valeur travail au sein de la production, tout en rémunérant ce travail le moins possible. C’est le principe de l’exploitation, exploitation masquée par l’idéologie dominante.

Et la crise du capitalisme réside justement en ce que la part de la valeur-travail au sein de la production diminue avec la modernisation : en fait, moins il y a d’ouvriers employés, moins les capitalistes volent du surtravail aux ouvriers.

C’est la chute tendancielle du taux de profit. Karl Marx explique à ce sujet :

« Le développement de la force productive et l’élévation correspondante de la composition organique du capital permettent de faire fonctionner une quantité de plus en plus grande de moyens de production à l’aide d’une quantité de travail de plus en plus petite, chaque partie aliquote du produit total, chaque marchandise prise à part ou encore chaque portion déterminée de la masse totale des marchandises produites absorbe moins de travail vivant et contient moins de travail matérialisé aussi bien dans l’usure du capital fixe utilisé que dans les matières premières et auxiliaires consommées.

Chaque marchandise singulière recèle donc une somme moindre et de travail matérialisé en moyens de production et de travail nouvellement ajouté dans la production. » (Le Capital, 2, XIII).

Le Capital de Karl Marx n’est pas une œuvre philosophique, mais elle reste une œuvre dialectique, et donc Karl Marx, après avoir présenté la chute tendancielle du taux de profit, se demande avec nous de manière dialectique :

« Comment expliquer que cette baisse n’ait pas été plus importante ou plus rapide ? Il a fallu que jouent des influences contraires, qui contrecarrent et suppriment l’effet de la loi générale et lui confèrent simplement le caractère d’une tendance.

C’est pourquoi nous avons qualifié la baisse du taux de profit général de baisse tendancielle. » (Le Capital, 3, XIV)

Et Karl Marx de nommer comme causes les plus générales :

– augmentation du degré d’exploitation du travail,

– réduction du salaire au-dessous de sa valeur,

– baisse de prix des éléments du capital constant,

– la surpopulation relative,

– le commerce extérieur,

– augmentation du capital par actions.

Intéressons-nous à l’augmentation du degré d’exploitation du travail. Karl Marx explique que :

« Tout ce qui favorise la production de la plus-value relative par simple perfectionnement des méthodes, comme dans l’agriculture, sans augmentation du capital utilisé, a le même effet.

Ici, il est vrai, le capital constant employé n’augmente pas par rapport au capital variable, si nous considérons ce dernier comme l’indice de la force de travail occupée, mais c’est la masse du produit qui augmente par rapport à la force de travail utilisée. »

Y a-t-il alors un produit dont la masse ait pu être augmentée sensiblement à très faible coût, permettant une intensification capitalistique de la production durant cette période de relative stabilité ?

La réponse est oui, et il y en a même plusieurs, qui font que même s’il y a moins d’ouvriers (et donc moins de surtravail volé), le capitalisme se « rattrape » grâce à l’intensification du travail, permettant un accroissement du taux de plus-value arraché sur le dos de la classe ouvrière.

Reprenons les trois éléments déterminant la valeur du travail :

– l’aspect extensif,

– le degré d’intensité,

– le degré de productivité.

Et fournissons des exemples concrets, ayant joué un rôle dans le ralentissement de la chute tendancielle du taux de profit.

a) l’aspect extensif

Quand on pense au caractère extensif, on pense traditionnellement à l’agrandissement d’un lopin de terre. Mais c’est erroné, ce n’est pas dialectique. Prenons ici l’exemple concret du sucre : l’aspect extensif n’a pas porté sur la source, mais sur son utilisation.

Si chaque personne en France consomme 35 kilos de sucre par année, c’est en raison de l’utilisation massive et nouvelle du sucre par les capitalistes (dans les soupes, les aliments transformés, les yaourts, les biscuits, des cosmétiques, etc.).

La France étant le premier producteur européen de sucre et le deuxième producteur mondial de sucre de betterave, on voit tout de suite l’intérêt d’une extension du domaine du sucre : en 2007, le chiffre d’affaires des monopoles du sucre était de 3,5 milliards d’euros.

En 1960-1961, étaient mises sur le marché 1 385 467 tonnes de sucre blanc. En 2004-2005, le chiffre était passé à 2 180 000.

Évidemment, l’exploitation des pays semi-coloniaux semi-féodaux joue aussi : en 2007 l’Union Européenne a importé 2,5 millions de tonnes de sucre ! Sont concernés 18 millions d’agriculteurs et 1,8 million d’ouvriers exploités dans 113 pays.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes, tout autant que la crise sanitaire causée par le sucre : en 1826, la consommation de sucre en France était de 2 kilos par habitant ; en 2007 elle est de 35 kilos !

On voit donc comment les capitalistes ont su étendre leur exploitation de la classe ouvrière grâce au sucre. Cette forme s’est appliquée à un très grand nombre de domaines de la production (les médicaments, les produits chimiques, les emballages, etc.…).

b) le degré d’intensité

Les capitalistes jouent bien entendu sur la quantité de travail qui est fourni. Ils tentent de faire en sorte qu’elle soit de plus en plus grande. Voilà ce qui explique pourquoi, malgré qu’il y ait moins d’ouvriers en France ces trente dernières années, la chute tendancielle du taux de profit n’ait pas été vertigineuse.

Les capitalistes ont réussi à avoir un accroissement du taux de la plus-value, en faisant en sorte que la valeur du travail des ouvriers grandisse.

Pour cela, ils ont profité de l’automation, de la robotisation, de l’informatique et de l’augmentation des cadences. C’est ce que les capitalistes appellent la « rationalisation » de la production (ou la « démarche qualité » en langage de gestionnaire) ; tout un ensemble de tâches ont été réorganisées de telle manière à ce que chaque ouvrier soit plus efficace.

Il faut bien voir que les capitalistes ont profité durant toutes les 30 glorieuses, et ce jusqu’à aujourd’hui, de la participation active des syndicats au processus productif. Cela a grandement aidé le capitalisme dans son intégration de la classe ouvrière à ses projets.

Les capitalistes ont également profité des expériences au niveau international ; ils ont subventionné tout un secteur intellectuel pour analyser et les faire profiter de leurs études (comme par exemple le principe japonais du « kaizen », c’est-à-dire de l’amélioration continue grâce à la participation des travailleurs).

Voilà pourquoi l’histoire des pays capitalistes est si similaire durant les 30 glorieuses, avec dans tous les cas une classe ouvrière majoritairement encadrée par les syndicats et ne se préoccupant pas de révolution mais seulement de gestion (cogestion, autogestion, etc.). La question du pouvoir a disparu derrière la question de l’organisation du travail.

Ainsi, la chute tendancielle du taux de profit a été temporairement ralenti par l’élévation de l’intensité du travail.

c) le degré de productivité

Ici, tout comme pour le sucre, les capitalistes ont mené une véritable révolution culturelle, combinant en fait l’aspect extensif avec le degré d’intensité. Comment ont-ils fait cela ?

En fait, le but des capitalistes est de faire en sorte qu’une plus grande quantité de produits soit fournie pour une même quantité de travail.

Habituellement, la question des matières premières est simple : quand on a un kilo de blé, on a un kilo de blé. On peut bien jouer sur le caractère extensif et faire en sorte que le blé soit davantage utilisé (nous l’avons vu dans le cas du sucre), mais on ne peut pas transformer un kilo de blé en plusieurs kilos de blé.

Cela existe en fait, comme activité commerciale, par exemple en remplaçant une matière par une autre qui est moins chère (le sucre notamment), afin de rogner les marges. Mais aussi courant que cela soit, cela ne peut pas jouer sur l’ensemble du processus, de par son caractère marginal et sectorisé.

En fait, les capitalistes ont cherché et ont tenté de combiner l’aspect extensif avec le degré d’intensité, c’est-à-dire qu’ils ont tenté de trouver une matière première qui, grâce aux techniques de la rationalisation de la production (fordisme, toyotisme, etc.) se multiplient comme par magie.

Les capitalistes ont alors trouvé la poule aux œufs d’or. Et quelle est-elle ? Eh bien une poule justement. Les capitalistes ont compris que les animaux étaient vivants et qu’il serait donc possible d’utiliser cette source de production « gratuite » pour un rendement maximum.

Les capitalistes ont découvert que si un kilo de blé et un autre kilo de blé n’amenait pas à ce qu’apparaisse un troisième kilo de blé, tel n’était pas les cas pour les animaux.

Ils ont alors généralisé l’utilisation des animaux dans l’industrie : c’est l’apparition d’un côté des gigantesques abattoirs industriels, où l’intensité du travail est énorme, et est combiné avec une productivité en hausse permanente.

Et de l’autre côté l’extension de l’utilisation des animaux au-delà de l’alimentation pour toute l’industrie (les farines animales, les graisses pour les machines, les pellicules photos, etc…).

Il y a en France 339 abattoirs (en 2000), dont un quart génère les 2/3 de la production ; le nombre d’abattoirs a décru de plus de 30% entre 1990 et 2000 en raison de la concentration monopolistique.

Les vingt plus grands abattoirs sont même à la base de 47% de la viande ! Pour le veau, ce sont dix abattoirs qui contrôlent 59% de la production ! L’abattoir Olympig dans le Morbihan s’occupe de deux millions de porcs par an !

C’est-à-dire qu’entre 1980 et 2000, il y a deux fois moins d’abattoirs… Mais 10% de production en plus. Voilà un excellent exemple de gestion de la productivité par les capitalistes. Et cette productivité tient précisément à la nature particulière des matières premières.

Si d’ailleurs culturellement apparaissent aujourd’hui des mouvements de protection animale, ce n’est qu’indirectement en liaison avec leurs ancêtres du 19ème siècle.

Il s’agit d’un phénomène nouveau, qui accompagne la généralisation d’un nouveau type de production qu’ont choisi les capitalistes. De fait, entre 1990 et 2007, la consommation mondiale de viande toute espèce confondue est passée de 143 à 271 millions de « tonnes équivalent carcasses ».

Au 19ème siècle la consommation annuelle de viande était en moyenne inférieure à 20 kg par personne en Europe. En 1920, elle passe à 30 kg puis en 1960 à 50 kg. En 2008, on passe à peu près à 100 kg de viande par personne et par an (107 kilos en France, 93 en Italie, 136 dans l’État espagnol, 107 en Belgique, 88 en Allemagne, etc.).

Il va de soi que cette production est déterminée par les capitalistes et n’est nullement un choix social effectué par les masses.

Ce qui est vrai pour la viande l’est tout autant pour le lait, et l’on voit d’ailleurs que les capitalistes font tout pour imposer le lait en Asie (si le lait est très controversé, en Asie son impact sur la santé est connu pour être particulièrement nocif sur les populations locales).

L’argument capitaliste concernant l’élévation du niveau de vie ne fonctionne pas : aux problèmes sanitaires (obésité, maladies cardio-vasculaires, cancers divers…) causés par la viande s’ajoute celle de l’hygiène, en raison de la nature même de la production.

Selon une note de service de la Direction Générale de l’Alimentation (DGAL), datée du 21 novembre 2007 et diffusée dans la revue Le Point, 42 % des établissements où l’on abat veaux, vaches, cochons… et 46 % des abattoirs de volailles et de lapins sont hors la loi au regard des normes d’hygiène européennes, ce qui signifie que plus de 700 000 tonnes de viandes de bœuf, veau, mouton… et environ 500 000 tonnes de poulets qui, chaque année, sortent d’abattoirs sont non conformes.

Autres formes de l’augmentation du degré de productivité, l’utilisation des farines animales et la production de viande recomposé (viande mélangée avec une combinaison d’eau, de phosphates et de produits à la « formule secrète ») sont la cause de problèmes sanitaires incommensurables.

A cela s’ajoute le problème écologique : la production des aliments concentrés pour l’élevage et l’élevage lui-même monopolisent aujourd’hui 78% des terres agricoles mondiales.

A cela s’ajoute la production de déchets in-absorbables par la planète (les tonnes de déjections des cochons par exemple). Un des problèmes qui fait partie des contradictions inhérentes au capitalisme.

Ainsi donc, le passage de la production de viande de 75 millions de tonnes à 265 millions de 1961 à aujourd’hui est clairement lié à l’intensification gérée par les capitalistes, dans leur bataille pour le profit.

Une tendance qui ne s’arrête pas : à l’horizon 2050 les capitalistes pensent que leur production atteindra 465 millions de tonnes.

Mais ces solutions entreprises par les capitalistes et résumées ici ne font que ralentir la chute tendancielle du taux de profit, pour même l’accélérer après : la formidable croissance du Capital se heurte aux contradictions insolubles qui le travaillent. Le capital n’utilise la production que pour s’agrandir, sa mise en valeur étant le point de départ et le point final.

Sa mise en valeur passant par le « développement inconditionné de la productivité sociale », elle affronte la classe ouvrière, qui est la classe la plus exploitée dans le mode de production capitaliste (les animaux dans le cadre de l’industrie n’étant pas « exploités » mais utilisés, ils ne forment pas une classe sociale, mais une catégorie opprimée, à l’instar d’une nation par exemple).

Les capitalistes s’imaginent que, par les gains de productivité, ils peuvent réduire la dimension de la classe ouvrière dans le cadre du processus productif – une erreur fatale, la pierre qu’ils soulèvent étant trop lourde pour eux.

Ainsi, la crise, loin d’être évitée, n’a donc été que repoussée. L’accumulation du capital durant les 30 glorieuses n’a fait que renforcer la tendance aux monopoles et n’est que le prélude à la révolution socialiste. »

La seconde crise générale

Les bouleversements à l’échelle planétaire provoqués par la croissance de la production capitaliste ne pouvaient que provoquer un choc mondial.

C’est d’autant plus vrai que, si le capitalisme connaît un tassement dans les années 1980, l’effondrement du social-impérialisme soviétique d’une part et l’intégration de la Chine dans le marché capitaliste mondial ont amené une nouvelle relance.

Ainsi, si de la fin des années 1970 au milieu des années 1980 la tendance à la guerre était principale, de par l’agressivité du social-impérialisme soviétique cherchant à prendre la place de la superpuissance américaine, à partir de 1989 et jusqu’en 2021 il y a de nouveau une croissance, avec comme pour la période 1945-1975 une vague de dépolitisation, de croyance absolue en le capitalisme.

Cette croyance apparaissait d’autant plus forte qu’il était prétendu que le capitalisme ne consistait qu’en la croissance.

Les années 1920 et 1930 se voyaient réécrites, et mises de côté, alors que l’idéologie dominante mettait en avant une société stable, un capitalisme organisé, une continuité de la production.

Il suffit de donner ici quelques chiffres vertigineux.

La production mondiale d’amandes est passée de 756 588 tonnes en 1961 à 3 497 148 tonnes en 2019 (soit une multiplication par 4,62).

En 1961, la production mondiale de lait était de 344 millions de tonnes, en 2019, elle était de 883 millions de tonnes. La production totale d’œufs est passée de 16,3 millions de tonnes en 1964 à 76,7 millions de tonnes en 2018.

Et il est possible de multiplier ces exemples. Les masses ont été écrasées par l’impressionnante montée des forces productives, alors que la Chine devenait l’usine du monde.

Au XVIIIe siècle, on utilisait l’eau, le bois et le vent comme sources d’énergie, les masses ne pouvaient que se procurer du textile ou de la poterie. Au XIXe siècle on passait au charbon et à l’acier, avec une consommation s’ouvrant internationalement comme avec le thé, le café, les épices.

Au XXe siècle, le charbon a vu s’associer à lui le pétrole, le gaz puis l’énergie atomique, avec une consommation de masse montant en puissance, à travers l’aluminium, les produits pétrochimiques, les plastiques…

La seconde moitié du XXe siècle, c’est le capitalisme proposant aisément des biens de consommation courante, des loisirs, des services, une alimentation très diversifiée, du matériel électronique, des activités culturelles, etc.

Le pendant, c’est bien entendu le dérèglement climatique, mais dans les pays capitalistes les masses sont paralysées et ne vivent qu’à travers les cycles de consommation, sans avoir de considération collective ou sur le long terme.

Même le rejet de CO2, pourtant largement connu et reconnu, n’aboutit pas à des changements de mentalités.

En fait, pour les gens vivant dans les pays capitalistes, il n’y a pas d’autre horizon que les cycles de la production et de la consommation capitalistes, qui sont par ailleurs très nombreux, puisque le capitalisme a multiplié les modes, les marchés, les possibilités de se « différencier », d’occuper son temps.

Et c’est pour cela, notamment, que la cassure imposée par la pandémie marque la seconde crise générale du capitalisme. Le rythme du capitalisme a été cassé, son cours normal a été stoppé et modifié.

Or, le capitalisme repose sur la propriété privée, sur la concurrence, sur la compétition. Cela implique qu’il ne peut pas se sortir de manière collective de la crise, qu’il est obligé de le faire de manière divisée, incohérente, avec des parties de lui-même en opposition aux autres.

Voici ce que constate la Banque Mondiale le 14 juillet 2021 dans son article La reprise mondiale ne s’étend pas aux pays les plus pauvres :

« L’économie mondiale est en plein essor — du moins en apparence. La croissance mondiale s’envole à nouveau, un an seulement après que la pandémie de COVID-19 ait déclenché la récession la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale.

Cette année sera probablement marquée par la plus forte reprise à l’issue d’une récession observée depuis 80 ans puisque le PIB mondial devrait croître de 5,6 %.

Le taux de croissance des pays avancés atteindra probablement 5,4 % — soit un niveau sans précédent depuis près de 50 ans — grâce à la rapidité des mesures de vaccination et au soutien exceptionnel apporté par les politiques budgétaires et monétaires depuis le début de la pandémie.

Le revenu par habitant retrouvera en 2022 le niveau qu’il avait avant cette dernière dans presque tous les pays avancés. Les dommages provoqués par la pandémie sont, à l’évidence, rapidement réparés dans certaines parties du monde.

Ce n’est toutefois pas le cas dans les 74 pays admissibles à emprunter à l’Association internationale de développement (IDA) de la Banque mondiale. Ces derniers sont les plus pauvres du monde, et comptent environ la moitié des habitants de la planète ayant moins de 1,90 dollar par jour pour vivre.

Pour eux, il n’existe aucun signe de « reprise » mondiale. En 2021, leur taux de croissance sera le plus faible depuis 20 ans (abstraction faite de l’année 2020), ce qui aura pour effet d’éliminer des progrès accomplis dans le cadre de la lutte de la pauvreté des années durant. Pour eux, les dommages ne seront pas rapidement réparés. En 2030, un quart de leurs habitants se trouveront toujours en dessous du seuil de pauvreté international. »

Naturellement, la Banque Mondiale souligne que la croissance repart pour les autres pays. Cependant, elle ne dit rien des conséquences du « soutien exceptionnel apporté par les politiques budgétaires et monétaires ».

Et, pour conclure, comment définir ce soutien ? Relève-t-il du capitalisme organisé ? Absolument pas. Il relève du capitalisme développé, mature. Un capitalisme qui a réussi à s’étendre, à multiplier les marchés, implique en effet un haut niveau d’organisation de sophistication.

En ce sens, les communistes qui dans les années 1960 ont compris l’institutionnalisation de structures comme les syndicats ont parfaitement compris que le capitalisme s’emparait de toute formation sociale afin de l’intégrer dans son propre dispositif.

Il y a désormais assez de décennies pour voir comment le capitalisme a récupéré tout ce qu’il pouvait, depuis le syndicat de masse jusqu’au groupe de punk revendicatif.

En fait, à moins d’avoir un réel niveau idéologique et culturel et d’assumer subjectivement la rupture, il est impossible d’échapper à la pression du capitalisme.

Qui assume cette rupture était capable de saisir qu’un moment clef allait se produire. Voici ce que dit le PCF(mlm) en janvier 2020, dans le document Les années 2010, dernière étape de la période-parenthèse ouverte en 1989 :

« Nous sommes issus d’une culture politique qui considère que, au milieu des années 1980, l’impérialisme n’est plus que réaction. Il représente à la fois la tendance inéluctable à la guerre et l’aliénation des plus larges masses dans la cadre d’une consommation capitaliste particulièrement développée (…).

Il existe quatre facteurs ayant rejeté cette situation dans le futur – précisément dans la période où nous sommes entraînés. Il s’agit de

– l’effondrement du social-impérialisme soviétique ;

– le démantèlement de sa domination sur l’Europe de l’Est (et, relativement, en Asie), permettant une nouvelle vague d’accumulation capitaliste de la part des vainqueurs occidentaux ;

– l’intégration complète de la Chine social-fasciste dans le dispositif capitaliste mondial ;

– l’émergence de nouvelles capacités technologiques, avec l’informatisation et la robotisation.

Cela a permis une nouvelle immense vague d’accumulation capitaliste. Toutes les échéances étaient alors repoussées.

Cela a donné, dans les années 1990, l’illusion que le capitalisme était inébranlable et l’altermondialisme est alors apparu sur le devant de la scène comme seule alternative censée être possible, alors que l’Est européen se transformait en semi-colonies occidentales.

Puis, les années 2000 ont été marquées par d’immenses modifications technologiques généralisées – depuis les téléphones portables jusqu’à l’informatisation et internet – permettant au capitalisme d’affiner ses initiatives, de procéder à des modernisations, de relancer de nouvelles consommations, certains secteurs l’emportant sur d’autres.

Les années 2010 ont été le prolongement des années 2000, avec à la fois une consommation de masse encore plus élargie et, en même temps, un gouffre séparant une haute bourgeoisie aux mœurs toujours plus oligarchiques, décadentes, et les larges masses.

Pour nous, la période 1989-2019 n’a été qu’une parenthèse et c’est justement parce que telle a été sa nature qu’il y a eu un développement significatif des idéologies post-modernes, à l’initiative d’intellectuels identitaires produits par l’impérialisme (fondamentalisme islamiste, théorie du genre et LGBT, idéologie de la décroissance, etc.).

Les années 2010 ont comme aspect principal précisément d’aboutir à un retour aux années 1980, ou aux années 1930, ou aux années 1910, c’est-à-dire à une période où la bataille pour le repartage du monde est engagée, où le capitalisme s’enlise et n’est plus capable de satisfaire à ses propres exigences d’élargissement du profit. »

C’était là saisir adéquatement une période débouchant sur la seconde crise générale, en 2021.