Edmund Husserl et l’ego absolu au sein de la civilisation

La conscience est chez Edmund Husserl celle de l’individu atomisé puisant dans le monde ce qu’il saisit, c’est-à-dire agissant de manière conforme aux attentes du mode de production capitaliste.

Mais accepter ce que dit Edmund Husserl, même dans une perspective critique, serait imaginer que le mode de production capitaliste puisse réellement entièrement façonner l’individu atomisé. Ce ne serait que renverser un idéalisme – ce que feront précisément Georges Lukacs (avec la réification, la choséification des consciences) et Herbert Marcuse (avec l’Homme unidimensionnel).

Edmund Husserl ne parle bien entendu pas de mode de production capitaliste ; il emploie l’expression « civilisation » qui sert ici de masque. Il dit par exemple dans ses Méditations cartésiennes :

« Il appartient au sens de l’existence du monde et, en particulier, au sens du terme « nature », en tant que nature objective, d’exister pour chacun de nous, caractère toujours co-entendu chaque fois que nous parlons de réalité objective.

De plus, le monde de l’expérience contient des objets déterminés par des prédicats « spirituels » qui, conformément à leur origine et à leur sens, renvoient à des sujets et, généralement, à des sujets étrangers à nous-mêmes et à leur intentionnalité constituante ; tels sont tous les objets de civilisation (livres, instruments, toutes espèces d’œuvres, etc.) qui se présentent également avec le sens d’ «’exister pour chacun » (pour quiconque appartient à une civilisation correspondante à la civilisation européenne, par exemple, plus étroitement, à la civilisation française, etc.). »

Il y a les impératifs de la nature et ceux de la civilisation : voilà le terrain où se meut la conscience « saisissant » la réalité. Cependant, la nature elle-même englobe en fait chez Edmund Husserl les humains, les animaux, les choses qu’on utilise dans la vie quotidienne, les biens culturels, etc. C’est une nature considérée comme un super-environnement.

Il faut cependant bien cerner ici le double caractère d’Edmund Husserl. De manière objective, Edmund Husserl formule la conception pure du mode de production capitaliste développé. Il formule l’idéologie du libre-arbitre permettant à une conscience de puiser dans le monde et de réduire ce monde à ses rapports psychologiques (ou psycho-physiques) étroits avec lui.

En ce sens, Edmund Husserl est aux côtés de Sigmund Freud une des principales, ou la principale figure du subjectivisme. Tous deux ont d’ailleurs comme maître intellectuel l’Allemand Franz Brentano (1838-1917).

Franz Brentano

Mais un autre disciple de Franz Brentano fut Tomáš Garrigue Masaryk (1850-1937), homme politique tchèque accompagnant l’affirmation du capitalisme tchèque après 1918 avec tout un discours humaniste moderne, c’est-à-dire encore marqué par le libéralisme et le positivisme, le capitalisme tchèque émergeant avec retard. Sigmund Freud relève lui aussi en partie de cette démarche profitant d’un grand ressort anti-féodal (dans les conditions propres à l’Europe centrale post-austro-hongrois).

Sigmund Freud

Edmund Husserl – né en Moravie tout comme Tomáš Garrigue Masaryk et Sigmund Freud – relève donc également d’une affirmation bourgeoise apparaissant avec retard.

Pour cette raison, ces trois auteurs raisonnent de manière régulière en termes de civilisation ; le souci de maintenir les fondements de la civilisation, de permettre à l’individualité d’exister avec des droits… se conjugue et se confond avec ce qui est en réalité un subjectivisme complet dans les conditions du mode de production capitaliste développé qu’on trouve alors aux États-Unis et en Angleterre, mais aussi en France et en Allemagne.

À la fin de sa vie, Edmund Husserl écrivit ainsi, de 1934 à 1937, des textes rassemblés dans un ouvrage publié après la guerre sous le titre de La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale.

On y trouve une inquiétude typique de l’Europe centrale bourgeoise encore imprégnée par le progressisme des Lumières ou une forme de positivisme : pourquoi les sciences ne nous indiquent-elles pas le chemin à prendre ? Pourquoi n’aident-elles pas à fournir un sens à l’existence ?

On ne saurait comprendre, par exemple, l’œuvre d’un Franz Kafka sans voir que loin d’un pessimisme morbide (comme on l’interprète dans les pays occidentaux), on a une démarche volontariste – humaniste pour arracher du sens à l’existence, en vivant la vie comme une aventure concrète.

Ce qui joue à l’arrière-plan, c’est la contradiction au sein du mode de production capitaliste, qui à la fois produit des gens tous différents et tous pareils.

Comment affirmer son individualité, si on prend le capitalisme au sérieux, si on est finalement tous pareil ? Ici, on a la contradiction entre la bourgeoisie tchèque sortant du carcan austro-féodal et affirmant l’individualité, mais basculant dans un capitalisme développé brisant les personnalités.

Edmund Husserl ouvre donc aussi une critique de civilisation, au sens où il reproche au monde moderne de procéder à des simplifications, et donc d’assécher l’horizon des possibles. On reconnaît ici le brèche dans laquelle va se précipiter l’existentialisme (Martin Heidegger, Jean-Paul Sartre) et l’école de Francfort (Theodor Adorno et sa dialectique négative, Herbert Marcuse et son homme devenu unidimensionnel, etc.).

Tant l’école de Francfort que l’existentialisme s’appuie d’ailleurs sur un concept développé dans La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale : le « monde de la vie ».

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comme subjectivisme absolu