Lorsque la social-démocratie internationale a réussi à se développer et s’organiser, elle a passé bien des étapes. Même s’il existe une différence de sensibilité entre ce qu’on peut appeler les marxistes, c’est-à-dire les sociaux-démocrates, et les collectivistes avec différentes variantes, c’est-à-dire les socialistes, l’anarchisme a été vaincu et il y a un vrai élan.
La bataille au sein de la social-démocratie allemande va alors provoquer une onde de choc, car avec son ampleur et les écrits de Karl Marx, c’est elle qui donne le ton sur le plan international. Elle n’avait cessé de progresser : aux élections parlementaires de juin 1898, elle obtint le tiers des voix. Elle publiait 70 journaux et revues, alors que de 1896 à 1899, il y eut 3000 grèves, soit quatre fois plus que dans les six années précédentes, et avec quasiment cinq fois plus de travailleurs (350 000).
Cependant, une couche privilégiée d’ouvriers se forma avec le développement du capitalisme, une aristocratie ouvrière de 150 000 personnes, sur les 10,3 millions de travailleurs. Et les résultats n’étaient pas la hauteur : les salaires étaient plus faibles qu’en Grande-Bretagne et qu’aux États-Unis, et même qu’en Belgique et en France.
Eduard Bernstein, très proche de Friedrich Engels, à l’origine, proposa alors une voie nouvelle. Dans l’organe du Parti Social-démocrate d’Allemagne, Die neue Zeit, il publia une série d’articles relevant d’une série intitulée « Problèmes du socialisme ». Sa conception, consistant en une révision des positions du marxisme, fut résumée par lui-même sous le principe le mouvement tout, le but n’est rien.
Lénine définit cette ligne comme le libéralisme cherchant à se raviver dans la social-démocrate sous la forme d’un opportunisme socialiste. Et effectivement, le parlementarisme, la conquête de multiples positions sociales par le Parti, le fait que les activités soient désormais légales… Tout cela provoqua un appel d’air et les thèses d’Eduard Bernstein provoquèrent une crise.
Celle-ci fut d’autant plus forte qu’initialement, les articles parurent sans qu’il n’y ait de réaction. Commencée au début de l’année 1896, l’activité d’Eduard Bernstein ne produisit une opposition qu’un an et demi après.
Ce furent des journaux provinciaux qui réagirent d’abord, comme la Leipziger Volkszeitung (« Journal du peuple de Leipzig ») de Franz Mehring et le Gleichheit (« L’égalité ») de Clara Zetkine. Le russe Georgi Plekhanov écrivit également plusieurs articles dans la Neue Zeit. Enfin, ce fut Rosa Luxembourg qui formula la réponse la plus systématique, dans la série d’articles « Réforme sociale ou révolution » publiée à partir septembre 1898 dans la Leipziger Volkszeitung.
L’ensemble fut assemblé en ouvrage en avril 1899. Rosa Luxembourg y dit notamment :
« Nous avons dans notre premier chapitre essayé de montrer que la théorie de Bernstein retire au programme socialiste toute assise matérielle et le transporte sur une base idéaliste. Voilà pour le fondement théorique de sa doctrine – mais comment apparaît la théorie traduite dans la pratique ?
Constatons d’abord que dans la forme elle ne se distingue en rien de la pratique de la lutte social-démocrate telle qu’elle est exercée jusqu’à présent. Luttes syndicales, luttes pour les réformes sociales et pour la démocratisation des institutions politiques, c’est bien là le contenu formel de l’activité du Parti social-démocrate.
La différence ne réside donc pas ici dans le quoi mais dans le comment.
Dans l’état actuel des choses, la lutte syndicale et la lutte parlementaire sont conçues comme des moyens de diriger et d’éduquer peu à peu le prolétariat en vue de la prise du pouvoir politique.
Selon la théorie révisionniste, qui considère comme inutile et impossible la conquête du pouvoir, la lutte syndicale et la lutte parlementaire doivent être menées uniquement en vue d’objectifs immédiats pour l’amélioration de la situation matérielle des ouvriers et en vue de la réduction progressive de l’exploitation capitaliste et de l’extension du contrôle social.
Laissons de côté l’amélioration immédiate de la situation des ouvriers, puisque l’objectif est commun aux deux conceptions, celle du Parti et celle du révisionnisme ; la différence entre ces deux conceptions peut alors être définie en quelques mots : selon la conception courante, la lutte politique et syndicale a une signification socialiste en ce sens qu’elle prépare le prolétariat – qui est le facteur subjectif de la transformation socialiste – à réaliser cette transformation.
D’après Bernstein la lutte syndicale et politique a pour tâche de réduire progressivement l’exploitation capitaliste, d’enlever de plus en plus à la société capitaliste ce caractère capitaliste et de lui donner le caractère socialiste, en un mot de réaliser objectivement la transformation socialiste de la société.
Quand on examine la chose de plus près, on s’aperçoit que ces deux conceptions sont absolument opposées. Selon la conception courante du parti, le prolétariat acquiert par l’expérience de la lutte syndicale et politique la conviction qu’il est impossible de transformer de fond en comble sa situation au moyen de cette seule lutte, et qu’il n’y parviendra définitivement qu’en s’emparant du pouvoir politique.
La théorie de Bernstein part du préalable de l’impossibilité de la conquête du pouvoir pour réclamer l’instauration du socialisme au moyen de la seule lutte syndicale et politique.
La théorie de Bernstein croit au caractère socialiste de la lutte syndicale et parlementaire, à laquelle elle attribue une action socialisante progressive sur l’économie capitaliste.
Mais cette action socialisante n’existe, nous l’avons montré, que dans l’imagination de Bernstein. »
Rosa Luxembourg présentait adéquatement la question comme une lutte de deux lignes au sein de la social-démocratie allemande. Et au sens strict, la proposition révisionniste d’Eduars Bernstein fut écrasée au sein de la social-démocratie allemande. Si à son congrès de 1898, il y eut une agitation menée par ses partisans, ses thèses sont réfutées par une écrasante majorité aux congrès de 1899, 1901 et 1903.
Cependant, les révisionnistes ne furent pas expulsés et de manière régulière ils revenaient à la charge. Ils synthétisaient leur ligne, comme avec l’ouvrage d’Eduard Bernstein, Les conditions requises pour le socialisme et les tâches de la social-démocratie, en février 1899.
On a ici un aspect prégnant dans la social-démocratie, le souci de l’unité à tout prix, au-delà de la question programmatique et des besoins organisationnels. Le principal responsable de ce positionnement centriste est Karl Kautsky, au grand dam de la gauche du Parti – Wilhelm Liebknecht, Clara Zetkine, Rosa Luxembourg, Franz Mehring.
Karl Kautsky avait une conception philosophique évolutionniste, largement influencé par le darwinisme. Le matérialisme historique était pour lui tout à fait juste, mais il l’appréhendait formellement, par incompréhension du matérialisme dialectique. Avec l’irruption du révisionnisme, son positionnement commença à devenir intenable et le basculement vers la droite commença.
Ainsi, au congrès de 1899 à Hanovre, August Bebel fit une motion de dénonciation du révisionnisme, voté par 216 voix contre 21. Mais il n’eut aucune conséquence, aucune rupture n’en étant la conséquence.
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