[Cette enquête date de 1971, juste après l’auto-dissolution de la Gauche Prolétarienne. Les membres de la GP voulaient s’éparpiller dans les masses pour contribuer à la naissance du Parti. L’enquête consiste en des interviews des membres de l’ex-GP, sur leur parcours, leur interprétation de la ligne de masse, sur comment fonctionnent les structures, etc.]
GUY. – J’étais à la campagne et puis j’ai eu une histoire de famille : je me suis cassé. Je suis venu travailler à Paris dans la décoration.
On bossait dans la maison de Vadim à Dreux où on a tout refait.
Je travaillais à faire les fenêtres et il y avait un chef décorateur qui faisait la pute.
C’était un milieu pourri, le prix des trucs, tout ce fric…
J’en ai eu marre de faire la pute. Je ne voulais plus vivre avec eux.
Ça me faisait chier des mecs comme ça.
Je me suis cassé. J’avais un peu de fric de ma grand-mère.
J’ai pas bossé pendant trois mois, en me disant : » On verra. «
Et puis, un jour j’ai rencontré des copains qui, eux, bossaient.
Ils m’ont dit : » Tiens pourquoi, tu bosses pas, toi, pourquoi tu fous rien? «
Alors je suis allé à Renault, juste avant Mai 68.
Ma mère est un peu juive et marxiste.
Elle a été prisonnière pendant cinq ans en Allemagne.
Mon père aussi.
C’est là qu’ils se sont rencontrés.
Maintenant ils veulent leur petite vie tranquille.
Ils ne pensent plus à rien. Pour eux, la politique, ça veut dire la guerre.
Alors parler politique avec eux, zéro!
J’ai un frère qui est fasciste.
Il revient de la Martinique.
J’avais pas d’idée politique précise.
Il y avait des manifs au quartier Latin.
Je me souviens, j’ai vu des mecs dans un car de C.R.S. en train de chanter L’Internationale.
C’était chouette.
C’était à la gare Saint-Lazare.
Ça m’avait vachement impressionné.
J’avais voulu savoir ce qu’ils avaient fait.
C’était la première fois de ma vie que j’entendais L’Internationale.
Ça me paraissait bizarre de voir des mecs dans un car de flics en train de chanter.
En province, tu ne vois pas ça. Tu vois, des fois, une 4 L de flics avec un type dedans parce qu’ils viennent de le sortir du bal mais quand il y a une bagarre, les flics ne viennent pas, parce qu’ils ont peur.
Entre-temps, j’ai lu La Mère de Gorki, ça m’a vachement choqué.
J’ai fait un rapprochement.
Je suis pas bien évolué… si j’avais pas bossé… ça m’arrive souvent, je vois un bouquin et je le prends, je me dis : « Tiens, je vais lire ça. «
Quand je suis entré à Renault, là j’ai vraiment vu ce que c’était : l’enfer quoi!
Au début, je bossais sur une chaîne.
J’avais jamais vu une chaîne, j’avais jamais été si près… j’avais jamais été en usine de ma vie.
Je me souviens, j’en rêvais la nuit.
Ce qui m’a surtout frappé au départ, c’est l’ambiance.
Les copains n’avaient pas de fric alors on ne bouffait pas le midi, les mecs parlaient politique. Pour moi c’était très important.
J’ai rencontré Garcia, un anarchiste espagnol.
On a discuté de politique, mais c’était pas clair parce que je venais d’arriver.
Au bout de quinze jours je faisais grève parce que les mecs ne voulaient pas bosser jusqu’à deux heures.
Les autres ne voulaient pas que je fasse grève mais moi je comprenais bien qu’on en ait marre de bosser jusqu’à deux heures.
J’ai fait la grève.
On a discuté et c’est tout jusqu’en mai où j’ai pris le grand coup.
C’était vraiment le Grand Jour.
C’était trois, quatre mois après mon entrée à Renault, et je commençais à connaître pas mal de mecs dans l’usine.
Ce n’était plus pareil.
Alors, le premier soir, je suis resté, et les mecs commençaient à souder les portes partout, c’était vachement bien.
Il y a un mec qui est venu, un prolo, un ouvrier.
Il avait une camionnette et une grande échelle.
Alors on lui a dit : » Grimpe, viens avec nous, pose ton échelle contre le mur et viens. «
Alors le mec est venu.
On lui a dit : ce Tu vois les portes sont fermées, c’est pour pas que les mecs sortent, pour pas qu’ils rentrent chez eux. «
Alors on s’est mis à discuter : « Pourquoi vous faites grève ? « , etc.
Il nous posait un tas de questions.
Et puis il y avait des étudiants qui allaient chercher des dizaines de baguettes et des paquets de Gauloises. Et du pâté, enfin tout ce qu’ils pouvaient ramener.
Alors on leur a dit : ce Venez « , et ils sont montés par l’échelle.
Ce soir-là, on y a-passé la nuit. J’aimais bien l’ambiance.
Je n’ai pas mis de temps à m’intégrer à l’ambiance de l’usine.
Les mecs, c’est vachement sympa, il y a des moments où tu bosses, mais il y a des moments où tu te fends la gueule.
Et puis c’est franc, c’est pas pareil que dans la décoration.
Trouver une telle ambiance c’est formidable.
Le premier jour de la grève, ça éclate partout.
Ça discute partout. Tu te libères en quelque sorte.
J’étais pas tellement au courant de ce que les étudiants faisaient mais je savais qu’il y avait des bagarres, qu’il y avait des flics à la faculté.
Il y a eu des discours, mais les discours ça ne m’intéresse pas tellement.
Enfin, je couchais… un peu partout, au quartier Latin, dans l’usine.
Quand il y avait des manifs, on y allait, on faisait des barricades et on vadrouillait toute la nuit; on revenait le matin.
On avait des bagnoles, et même quand il n’y avait plus d’essence on pipait l’essence pour en avoir.
J’ai le bouquin 34 nuits, 33 jours sur la Régie Renault, et je réagis toujours aussi fort quand je le relis.
A l’intérieur, tu as tous les copains sur une photo, tous les jeunes.
Tu sentais la liberté partout.
Ce qui était frappant c’était ça : tu disais ce que tu voulais.
Si t’avais pas à bouffer, tu te démordais toujours pour faire un casse-dalle.
Il y avait toujours un mec qui t’en filait la moitié, et puis un mec qui te filait cent balles ou des cigarettes.
J’ai été à Flins, mais alors, là, je suis revenu complètement écœuré.
Je suis resté trois jours sans bouffer, sans dormir, et les flics au cul tout le temps.
Je suis resté jusqu’au dernier jour.
On est revenu à l’usine.
Il y a eu encore des bagarres dans Paris alors je les ai faites. Les syndicats essayaient de t’empêcher de tous les côtés.
On demandait » Pourquoi? » et les syndicats nous disaient : « II ne faut pas aller sur les barricades, c’est des provocateurs… » et ils ne soutenaient pas les mecs qui se battaient, c’était clair!
Quand j’ai repris le boulot, je me souviens le lundi après-midi, il y a eu les résultats du vote, parce qu’il y avait eu vote, on était 2 000-3 000 à gueuler : » Salauds. «
Alors, ils nous ont traité de ce Provocateurs « , de tout ce qu’on veut.
C’était aberrant. On a repris le boulot mais c’était l’écœurement pour tous les mecs. Et puis les mecs ne voulaient plus parler de politique.
Pour la plupart des ouvriers il fallait suivre les étudiants, il fallait aller à la bagarre.
Après 1968, j’ai pas laissé tomber.
Quand il y avait des grèves j’ai toujours été dans le coup mais je ne savais pas quelle direction prendre.
J’arrivais pas à m’agripper, c’était pas clair, ça m’intéressait pas… Il y a eu les trotskystes.
Je discutais avec eux.
Ils avaient fait des comités d’action.
Alors je me suis mis dans le comité d’action, mais ils ne pensaient qu’à des grandes internationales et le boulot pour l’usine, zéro!
Tous les samedis, il y avait des cours de marxisme.
Les
mecs, le cours de marxisme du samedi ils n’en avaient rien à faire.
Moi j’y suis allé deux, trois fois.
Quand il y avait une grève j’allais aux réunions pour voir ce qu’ils allaient tenter de faire.
Mais rien! Tout ce qu’ils recommandaient c’était de se syndiquer, à la C.G.T.
Les trotskystes disaient qu’il fallait entrer à la C.G.T. pour essayer de récupérer les mecs… mais moi, me syndiquer à la C.G.T. ah! non!
La C.F.D.T. aurait été un syndicat un peu plus libéral, un peu plus combatif, j’aurais peut-être bien voulu… mais enfin, c’était pas clair!
J’étais gauchiste sans idée définie.
Enfin, il y a eu Bouboule. C’était un mec qui ne me servait pas le petit refrain des syndicats, c’était autre chose.
C’était un Italien. Il avait vingt-deux ans.
On a fait une grève de contrôleurs et, pour la première fois, les revendications qu’on demandait sur le tract, c’était quelque chose de nouveau.
Je ne savais pas ce qu’il y avait de nouveau. Mais on voulait faire un tas de trucs.
Au lieu d’envoyer des gars dans le bureau, eh bien on y allait tous.
C’était la démocratie!
Tous les mecs qui voulaient faire un tract le pouvaient.
On pouvait faire un tract sur un chef, sur les syndicats, sur n’importe quoi! On se sentait plus à l’aise. Bouboule a pris la parole ce jour-là dans la cantine.
Il avait une façon de s’exprimer : quand tu vois les mecs de la C.G.T. s’exprimer et Bouboule à côté, eh bien toi tu restes là, et tu dis : » Merde, chapeau! «
Après je suis allé le voir.
Il m’a parlé de son canard : Métallo rouge. On a discuté.
C’est là qu’on a fait le premier comité de lutte des contrôleurs.
C’était simplement revendicatif. Mais on discutait d’un tas de trucs. Tous autant qu’on était, on était écœurés des syndicats.
On était une quinzaine et je me rappelle, on s’était demandé: » Mais, comment on va signer? «
A ce moment-là, j’avais entendu parler de ce qui se passait à la Fiat à Turin où il y avait déjà eu des comités de lutte, alors on s’est dit : » Tiens, on va s’appeler Comité de lutte des contrôleurs « .
Le tract a été pris par tous les contrôleurs.
Aussitôt il y a eu plein de mecs qui sont venus nous voir et qui disaient : » Chez nous, ça va pas » et ils voulaient qu’on fasse un tract.
On leur disait : » Eh ben, vous vous démerdez dans votre atelier.
Avec trois ou quatre mecs vous vous filez rancard dans un café et vous faites le tract. «
On a eu pendant un moment jusqu’à douze comités de lutte qui fonctionnaient.
Et puis on a fait un meeting.
Ça faisait beaucoup de types à la porte et ceux de la C.G.T. n’aimaient pas ça, ils avaient peur.
Pour la première fois, ils ont dit : » Tiens tu as vu Bouboule, il a un badge de Mao ! «
Tous les mecs qui se disaient maos dans les comités de lutte portaient un badge et tout le monde voulait un badge.
Dans l’usine il y avait 200, 300 mecs qui se baladaient avec un badge de Mao.
Pour moi ça voulait pas dire grand-chose mais ça voulait dire que si on s’était fait baiser en 68, il y avait quand même des mecs qui essayaient d’avoir d’autres méthodes que les syndicats, qui les avaient trahis.
Ça voulait dire qu’on essayait de créer une autre organisation pour se battre et pour se défendre.
Ça représentait que je pouvais m’exprimer : c’était très important.
C’était la première fois que si je voulais faire un tract sur un chef et le traiter de » salaud « , je pouvais le faire.
Mais des mecs de la Gauche Prolétarienne, j’en avais peur.
On nous avait tellement bourré le mou qu’ils se battaient n’importe où.
Et puis Bouboule était en pétard avec eux, même à l’époque des cantines.
C’était l’hiver 69-70.
Tous les mecs gueulaient : » Tu as vu la cantine, c’est dégueulasse.
On bouffe déjà bien mal et en plus ils vont augmenter! Tu as vu, ils coupent un camembert en huit et ils te font payer ça 70 centimes. «
Alors on a fait un tract.
C’était le premier tract du Comité de lutte qu’on distribuait à la porte de l’usine.
On ne l’avait jamais fait auparavant.
Il n’y avait pas d’étudiants.
Ce n’était que des ouvriers, que des mecs de Renault.
Le tract était très bien fait et ça discutait vachement dans les ateliers.
Les mecs venaient nous voir en disant : » C’est bien « , et le lendemain, on s’est dit : » On va imposer nos prix nous-mêmes. «
C’était ça le but de la campagne!
Alors, on a fait un autre tract.
Sur le tract, on voyait un camembert, coupé en huit morceaux.
On disait : si on achète deux cents camemberts aux Halles, ça coûte 160 francs.
Un camembert divisé en huit, on devrait le payer tant et vous le payez tant.
Et les mecs, ils affichaient ça partout.
On a fait trois séries avec des dessins : le camembert, les frites et le café.
Il y avait des mecs qui venaient en disant : » Je vais t’en distribuer un paquet, tu auras le temps d’aller bouffer. «
C’est là qu’on a commencé à avoir des mecs activistes.
Mais, les syndicats, alors là, ils sont descendus. Il y a eu une bagarre… enfin pas une bagarre vraiment, mais les chaises ont volé.
Tous les mecs se sont mis à gueuler. Les syndicats se disaient : » Merde, tout le monde les soutient « , ils ne pouvaient pas nous tabasser.
Alors, le lendemain, ils sont revenus et ils ont essayé de nous empêcher de rentrer à la cantine.
Comme on savait par où passer, on a quand même réussi à rentrer : on était quatre, et eux, ils avaient même fait venir de l’extérieur les Jeunesses Communistes en cravate et costumes.
On était quatre, on se demandait si on serait assez forts, si les mecs nous soutiendraient encore.
Il y avait un vieux trotskyste qui était vachement bien, c’était un trotskyste mais…!
Il a dit : » Allez-y » et on y a été.
Les ouvriers se sont levés, ils ont commencé à vider les J.C. qui, trop trouillards pour essayer de se battre, se sont barrés.
Avec les autres, cadres et délégués, il y a eu une bagarre.
Nous, on n’a pas donné un coup de poing.
C’étaient les ouvriers! Ils foutaient les marmites en l’air dans la cuisine.
Il y a eu sept, huit tables de cassées, avec la vaisselle, les chaises.
Les travailleurs immigrés nous défendaient vachement.
Surtout les mecs d’Afrique noire qui ne mangent qu’un plat de légumes, parce qu’ils envoient leur argent à leur femme.
Le lendemain, on a essayé de coller des affiches, mais les mecs des syndicats sont venus avec tous leurs pontes de la région parisienne.
Ils criaient : » Gauchistes = Fascistes « , et ils ont cherché Bouboule dans l’atelier.
Ils ont commencé à lui cracher dans la gueule devant les ouvriers, et ils l’ont traîné par terre.
Lui, il chantait L’Internationale. Sur le pont de l’île Seguin, ils ont voulu le jeter dans la Seine.
Là, ils se sont battus entre eux.
Les délégués C.F.D.T. sont venus et toute la direction.
Dans l’atelier, pendant une heure et demie, deux heures, les mecs n’ont pas bossé.
Nous, on a débrayé et on a commencé à prendre des manches de pioche, des barres de fer pour y aller.
On y est allés, mais les chefs nous ont empêchés.
Ils voulaient foutre Bouboule en photo sur L’Huma en disant : « Les travailleurs de Renault virent un gauchiste de l’usine. «
Bouboule est revenu mais il s’est fait virer.
A ce moment-là, il y eut la fusion entre certains comités de lutte et la Gauche Prolétarienne.
Dans l’affaire du métro, on avait en quelque sorte les mêmes idées qu’eux.
Nous, ce qu’on voulait au départ, c’était faire un coup à la caisse.
On voulait se démerder pour piquer quelque chose.
C’est tombé dans le lac le vendredi soir, mais le lundi on est venus en métro à Renault, et on a fait passer les mecs gratuitement.
Le lundi soir, ça s’est bien passé : pas de flics, rien.
Tous les mecs enthousiastes.
On est partis en manif à la porte.
D’habitude, les mots d’ordre diffèrent mais là on avait des mots d’ordre communs.
Il n’y avait pas de G.P. dans notre équipe, il n’y en avait pas chez les contrôleurs.
La jonction, je l’ai faite plus tard.
Jusqu’au mercredi soir, tout se passe bien. Une rame de métro, puis deux, puis trois : mille mecs sortent gans payer.
C’était la joie, et puis les bombages, les tracts.
Tous les jours un tract! le mercredi soir, j’étais à la porte de l’usine et qu’est-ce que je vois : un groupe de mecs de la Gauche qui se pointent.
Mon premier réflexe ça a été : » Attention les mecs, il y a les mecs de la Gauche ici. «
J’avais vraiment peur. Je ne voulais pas me mêler à eux.
Mais ce soir-là, il y a eu de la bagarre, et les mecs de la Gauche ont repoussé les flics avec nous.
Quand on a chargé les flics, ils se sont tous mis à crier et les flics avaient la terreur.
Ils se sont battus vachement bien et ça m’a suffoqué.
C’est marrant, c’est dans la violence que j’ai fait le rapprochement avec eux.
Mais il y avait quand même toute une partie de l’histoire de la Gauche qui n’était pas claire.
J’avais jamais lu un canard de la Gauche.
J’avais jamais lu La Cause du peuple.
Après le métro, quand je les rencontrais, on se disait » Salut! », on discutait, et puis on a commencé à faire des tracts en commun sur le métro.
Nous, c’était déjà la résistance parce qu’on s’était fait décimer.
Les copains se sont fait foutre en taule. On était archiconnus, on était photographiés et même filmés. En plus, on a été dénoncés par les révisos.
Un jour, les flics nous tendent un piège.
On était partis à quatre mecs dans le métro et là, dix flics.
A Trocadéro, dix flics, et à Franklin-Roosevelt, dix flics…
c’était la meute qui nous suivait.
A chaque station, il y avait toujours un ou deux flics qui descendaient et qui faisaient un tour.
On changeait de wagons, parce qu’on les avait aussi bien repérés.
A Franklin-Roosevelt on a essayé de se barrer sur Vincennes. Dans le couloir ils nous coursaient; quand on a vu la meute derrière nous, on les avait comme ça.
Quand on est arrivés sur le quai, ils nous ont encerclés.
Mais ils ne nous ont pas touchés.
Alors on est montés dans le métro.
Entre les copains et moi, on s’est engueulés, parce qu’il y avait un copain qui voulait descendre à la Concorde.
Il avait une nana à voir, mais Concorde c’est le meilleur coin pour se faire piquer.
Dans le métro, comme il y avait beaucoup de monde, on aurait pu gueuler, ameuter les gens et, en faisant ça, on aurait pu se barrer.
Il n’a jamais voulu et il a entraîné les autres copains.
Moi, j’ai pas voulu descendre. Les copains sont descendus à Concorde.
Ils étaient pas sitôt sur le quai qu’ils se sont fait matraquer la gueule. Il y avait au moins une trentaine de flics.
J’ai vu P. plein de sang. Moi, je suis descendu à Châtelet.
Il y avait encore deux flics qui nie suivaient. J’ai sauté pardessus les grilles.
J’ai fait au moins dix fois les mêmes stations. Enfin je suis arrivé à me barrer.
Les trois autres ont été en taule. Les militants étaient vidés, et moi je ne prenais plus le métro à Billancourt. Je n’y allais plus.
Je restais planqué. J’avais peur.
J’avais pas l’idée de résistance.
Je bossais tranquille mais ça me faisait chier.
Des fois, j’attendais les mecs.
Il y avait des meetings à la porte de l’usine, j’y allais quand même, mais je n’étais pas actif du tout.
J’hésitais vachement, à la porte de Renault à Zola.
Il y avait des flics, j’avais peur.
Il n’y avait personne pour me soutenir.
Bouboule n’était plus à l’usine, parce que Bouboule aussi avait peur des flics.
J’étais complètement coupé, mais il y avait des mecs que j’avais connus qui me disaient : » Si tu veux, on peut faire quelque chose » et ceux qui venaient me voir à l’usine : » On ne te voit plus. «
J’avais toujours ce refrain derrière qui me raccrochait…
Mais la peur…
Et je sortais, j’arrivais à cent mètres de la porte, je ne pouvais plus avancer.
Alors j’allais à pied jusqu’à Bir-Hakeim, et puis là non plus je ne pouvais pas et je descendais au Pont de Sèvres ou à Marcel Sembat.
Ça a duré pendant un mois mais je ne supportais pas non plus de me sentir liquidé.
Et c’est reparti. On a commencé une campagne.
Je ne sais plus sur quoi. Et là, ça s’est éclairci.
Pas pour dire que je suis maoïste, que j’ai lu tout Mao, mais pour saisir qu’il faut y aller, qu’il faut pas avoir peur de tomber.
On sait qu’on tombera mais ça ne fait rien.
La peur devient de la hargne.
De la hargne révolution-
naire.
J’ai commencé à diffuser La Cause du peuple.
Avant de vendre un canard, tu réfléchis.
Métallo rouge, ce n’était pas pareil, on le donnait.
Avec La Cause du peuple il fallait accrocher les mecs, discuter, mais je n’avais plus peur.
Maintenant, le pas qui a été fait est immense.
Au début, les premiers maos, ils étaient jetés, enfin pas jetés mais presque.
Maintenant, tu peux t’approcher de n’importe qui, aller n’importe où dans l’usine, tu as toujours des mecs prêts à te soutenir, à gueuler contre les révisos.
Tu as vachement plus confiance dans les masses.
Tu peux distribuer les tracts, il n’y a plus un mec mouchardé.
Et quand il y a des grèves, le canard, on te le demande de partout.
Au début tu avais peur, maintenant tu es plus fort. C’est aussi tout ce qui se passe en France qui joue vachement.
Même des vieux avec leur carte C.G.T. nous disent : » Moi, je suis trop vieux, ou j’ai ci, j’ai ça, mais vous avez raison, faut y aller! «
Et ils racontent les grèves dures qu’ils ont vécues.
Les vieux ouvriers ont de l’influence dans l’usine. Quand ils sont contre nous, c’est pour des raisons personnelles. Jamais contre l’idéologie.
Des mecs anti-maos, il n’y en a pas un grand nombre.
Dans ce qu’on fait, il y a toujours quelque chose de concordant avec leurs idées.
Par exemple, quand on dit : » Sabotons le profit du patron « , ils comprennent, c’est clair.
Quand La Cause du peuple est saisie c’est clair : » C’est dégueulasse, on nous enlève la parole! « , même s’ils ne sont pas d’accord avec La Cause du peuple.
La répression? Ça dépend de ce que les maoïstes vont faire.
Si les maoïstes réussissent un coup qui n’est pas mal, ça va faire des maos.
Si on répète des tas de coups signés ce maos « … si on fait notre justice nous-mêmes, si les ouvriers font leur propre justice, pour eux, ce sera clair!
Tous les jeunes sont avec nous dans la pratique et aussi dans les idées.
Ces mecs, bien sûr, ils participent plus ou moins mais, en principe, les mecs, même les jeunes professionnels, ils sont violents.
Les mecs, ils arrivent de province, habitent la banlieue, ils se font chier.
Ils se battent à droite à gauche.
Le flic est devenu quelqu’un qu’ils ne peuvent pas voir.
Les flics partout et les contrôles d’identité, ils en ont marre!
Ça mijote là-dedans, et ils se mettent à vachement discuter.
Par exemple, il y a des mecs que je connais de vue, je discute avec eux dans la rue.
Pourtant, une fois que tu sors de l’usine, t’essayes d’oublier toute la crasse qu’il y a là-dedans, et l’usine, on n’en parle plus, c’est dans la poche sur le côté.
Eh bien, maintenant, il y a des mecs quand on sort de l’usine, qui me demandent : » Tiens, salut! On va boire un truc « , et on commence à discuter politique.
Tu sens que c’est autre chose! Pour moi c’est vachement important. Ça joue sur mon idéologie.
Cet été, j’ai fait du stop. J’ai pris des dizaines de voitures, et j’ai rencontré des gens, des jeunes surtout, de différentes classes sociales.
Quand on avait le temps de discuter, en fonction des kilomètres, je les provoquais : » Bien sûr, la vie est chère, mais vous savez, Marcellin nourrit près de 70 000 flics sur notre dos, et les impôts « , etc.
Et ils me disaient : » Mais vous savez, il faut des flics, il y a tellement de gens qui se battent, qui sont violents. «
Chez les jeunes, c’est pas du tout pareil.
C’est marrant, mais ils ont vachement d’estime pour un mec qui fait du stop.
Ils sont familiers.
Tu entames une discussion et tu découvres qu’ils se font chier. Ils sont en vacances mais ils se font chier.
Alors avec eux, c’est vachement facile d’y aller.
Les bagarres, ils aiment ça, ils ne parlent que de ça.
Et quand tu leur parles de flics, alors là : » Ah! les salauds! «
Des fois, il y en a qui sont plus évolués, alors tu fonces à discuter : Cause du peuple, Geismar… tu vois ce qui porte.
Mais tu y vas à tâtons. Comme ça, tu te fais une idée.
En principe, cette génération, enfin les mecs entre dix-sept et vingt ans, sur 100 mecs, tu en as 90 qui sont archiviolents.
Ils ont des petits boulots : menuisiers, électriciens, maçons, n’importe quoi; ils gagnent 100 000 balles par mois, mais ils ont encore un truc : ils ont tous Paris dans la tête.
« Combien on gagne de l’heure à Paris? » » Comment c’est à Paris? » C’est marrant, ils croient qu’à Paris, on vit bien! On comparait.
Je leur disais : » Moi, je suis à Renault, je gagne 120 000 balles, je paye 30 000 balles de piaule par mois « , etc.
16 septembre 1971.
Après avoir relu son entretien, Guy a dit :
Je suis deçu.
Ca me plaisait de lire ce que j’avais dit mais je trouve ça barbant.
C’est mou.
Ca donne pas envie de se battre.
A côté de Jackson !
[Georges Jackson, prolétaire afro-américain condamné à vie pour un vol de 30 dollars dans une station-service, conscientisé en prison et devenu l’un des écrivains du Black Panther Party, mort assassiné]
J’ai pas su montrer la violence.
Pourtant, même s’il y avait cent mille mecs en face de moi pour me dire que je me trompe, que la voie du maoïsme, c’est pas la bonne voie, je ne les croirai pas.