Enquête sur les maos en France: Jean et Colette (1971)

[Cette enquête date de 1971, juste après l’auto-dissolution de la Gauche Prolétarienne. Les membres de la GP voulaient s’éparpiller dans les masses pour contribuer à la naissance du Parti. L’enquête consiste en des interviews des membres de l’ex-GP, sur leur parcours, leur interprétation de la ligne de masse, sur comment fonctionnent les structures, etc.]

– Tu sors de prison, tu crains éventuellement d’y retourner. Vous cherchez tous les deux à vous faire embaucher dans des usines comme manœuvres. Mais votre nom est connu et on ne veut plus de vous. Qu’êtes-vous en train défaire? Êtes-vous engagés? Dans quoi?

JEAN. – Engagés, oui. On a quitté pas mal de choses pour être au service du peuple.

– Au service du peuple? N’est-ce pas une formule maoïste? Qu’est-ce que ça veut dire, en France, être maoïste? Qui est maoïste?

JEAN. – Tu as l’air de dire que nous sommes une minorité et que les perspectives ne sont pas très encourageantes…

– Je ne sais pas. Je vous demande.

JEAN. – Dire qu’on est une minorité de maoïstes est tout à fait exact. On est même une très petite minorité : dans le peuple, dans les usines, parmi les étudiants.

– Qu’est-ce que ça veut dire ce « être maoïste « ?

JEAN. – Au sens strict, être maoïste, ça veut dire être pour Mao, pour la Chine. Mais il faut voir qu’il y a énormément de gens, dans le peuple, qui sont maoïstes sans le savoir.

Par exemple, à Ferodo [Usine de freins et équipements], ceux qui ont organisé les séquestrations ne disent pas qu’ils sont gauchistes ou maoïstes.

Mais nous, on sait qu’ils le sont.

Parce qu’ils rejettent les formes traditionnelles de la lutte syndicale – par exemple les négociations avec le patron – pour adopter des formes de lutte violente, totalement révolutionnaires.

– Et c’est vous, les maoïstes, qui inventez ces formes de lutte nouvelles ?

JEAN. – Non. Les maoïstes agissent un peu comme des catalyseurs : ils se fondent dans le peuple et essayent de l’aider à s’organiser.

Mais c’est le peuple, lui-même, tout seul, qui est en marche vers la révolution : les commerçants, les paysans, les ouvriers.

Ils n’attendent pas après les maoïstes pour inventer des formes nouvelles d’action.

Il y a des actions dont on dit, dans les journaux :  » Ça c’est une action maoïste « , parce que les maoïstes la revendiquent.

C’est possible.

Mais il y a aussi toutes sortes d’actions, et même la majorité, qui vont dans le sens où nous allons et dans lesquelles nous n’avons eu aucune part.

Nous pensons, après Marx, après Mao, que les contradictions du capitalisme vont en s’accroissant et qu’il ne peut pas en être autrement.

Cela veut dire que l’accroissement des salaires n’ira pas plus vite que celui des prix, au contraire.

Les cadences de travail, en revanche, ne vont qu’augmenter.

Il y aura de plus en plus de  » petits chefs  » et ils deviendront de plus en plus despotiques.

Cette situation, de plus en plus violente, de plus en plus insupportable, va pousser le peuple à descendre dans la rue et à choisir des formes de lutte toujours plus dures.

On a commencé de le voir en mai 68. Il y a des troubles, la bourgeoisie en a marre, elle envoie les flics qui n’hésitent pas à tuer les gens, ni d’ailleurs à se faire tuer.

Ça peut très bien être la guerre.

– Et vous vous y préparez?

JEAN. – C’est pour ça qu’on va ce s’établir « .

Si cela doit être la guerre, on préfère l’organiser.

On va s’établir, c’est-à-dire qu’on va travailler à l’usine, avec les ouvriers, pour essayer de les aider à s’organiser.

Que toutes ces actions qui naissent un peu partout arrivent à s’organiser.

La séquestration, par exemple, si c’était vraiment organisé partout, la séquestration des patrons en réponse à la séquestration des ouvriers, ça serait bien, non?

– Mais si vous vous  » organisez « , est-ce que vous ne risquez pas de tomber dans ce que vous reprochez aujourd’hui aux organi-sations syndicales? De constituer des camps, des partis, qui n’auront plus qu’une idée : négocier avec le parti adverse?

JEAN. – Justement, c’est le problème qu’on se pose à l’heure actuelle. Qu’est-ce que ça veut dire ce s’organiser  » dans une perspective maoïste?

On sait très bien, en tous les cas, ce qu’on ne veut pas faire : on ne veut pas constituer une avant-garde, qui aurait la ligne juste, qui aurait un programme et qui condamnerait une notion spontanée des ouvriers sous prétexte qu’elle n’entre pas dans le programme.

C’est ce que font actuellement les syndicats.

Par exemple, en ce qui concerne la séquestration : ils condamnent la séquestration parce que ça ne fait pas partie des méthodes de lutte révolutionnaires reconnues comme justes par les syndicats!

Ce que nous voudrions nous, c’est qu’il n’y ait pas ce d’avant-garde-élite  » croyant tout savoir, mais de plus en plus d’organisations de masse, pas seulement composées de maoïstes, mais de tous ceux qui veulent se battre.

– Et les syndicats ne permettent pas ça?

JEAN. – Le syndicat a son programme, sa ligne politique, comme la C.G.T. ou la C.F.D.T. et, à un moment donné, au nom de ce programme, ou de cette ligne politique, ils barrent le peuple : c’est-à-dire qu’ils l’empêchent de s’exprimer librement et spontanément dans ses actions.

Les syndicats, la plupart du temps, sont coupés des masses. Nous, avant tout, nous voulons être liés aux masses.

– Pratiquement, votre liaison avec les masses, cela se passe comment? D’abord, comment entrez-vous en contact?

JEAN. – Pour l’instant, de deux façons : à l’extérieur de l’usine, il y a des détachements qui viennent aux portes de l’usine, dans les bistrots, prendre contact avec les ouvriers.

A l’intérieur de l’usine : il y a les camarades qui vont ce s’établir « , c’est-à-dire qui se font embaucher par l’usine pour travailler avec les ouvriers.

Notre rôle, c’est le rôle de l’étincelle.

Dans certaines usines, jusque-là très calmes, nous arrivons à créer un peu d’agitation.

Dans d’autres, où l’agitation existait déjà, s’il y a une action, par exemple une grève, nous nous efforçons de pousser dans le sens de la radicalisation.

Lorsqu’il y a une action de masse, dans une usine, il y a toujours deux voies possibles : d’un côté la voie de la modération et de la négociation.

C’est celle vers laquelle les syndicats essayent de pousser.

La voie de gauche, qui est d’intensifier l’action, de la radicaliser, de la mener aussi loin que possible.

Nous, lorsque nous intervenons, c’est toujours du côté de la voie de gauche.

Nous essayons toujours d’appuyer la fraction de gauche, qui est parfois minime.

– Comment vous y prenez-vous?

JEAN. – II ne faut pas s’imaginer qu’on débarque en disant : ce Nous, les intellectuels maoïstes, on sait ce qu’on va faire et on va vous l’expliquer!  » II y a en a qui ont fait ça ou qui ont essayé de le faire. Ils se sont cassé la gueule et n’ont pas été écoutés. Ce n’est pas nous qui avons les initiatives de gauche, c’est le peuple, c’est la masse qui les crée.

– Lorsqu’il n’y a pas d’agitation, à partir de quoi la créez-vous?

JEAN. – On n’a pas d’apriori, mais généralement à partir
de revendications concrètes.

On arrive difficilement à créer de l’agitation en parlant de la Chine!

On peut, dans la discussion, ou même dans un tract, évoquer certaines idées générales, mais on est farouchement opposés aux genres d’action sur des sujets généraux tels que les mènent les trotkystes ou les liquidateurs.

– Qu’appelez-vous les liquidateurs?

JEAN. – Les liquidateurs, c’est en général des intellectuels qui, n’arrivant pas à se maintenir au niveau de la révolte des masses, se réfugient dans la théorie et se prennent pour les maîtres-penseurs de la Révolution.

– Quand vous débarquez, comme ça, dars une usine, obtenez-vous facilement la confiance des ouvriers?

COLETTE. – Ça dépend. Dans certains cas, lorsqu’on vient de l’extérieur, les syndicats ont préparé les ouvriers à l’idée d’un  » débarquement  » et quelquefois on n’est pas reçus, ou mal reçus.

C’est pourquoi on préfère maintenant une autre forme de  » débarquement « ; le débarquement par l’intérieur, c’est-à-dire l’établissement.

L’installation comme travailleur à l’intérieur de l’usine.

De toute façon, qu’on vienne de l’extérieur, ou qu’on s’installe à l’intérieur, moi je pense que l’état d’esprit qui s’est constitué contre nous, sous la pression des syndicats,
ne tient pas longtemps.

Les ouvriers voient très vite que ce sont des mensonges.

JEAN. – Ça fait penser à Germinal : le type qui débarque dans les mines du Nord, qui finit par gagner la confiance des mineurs, par déclencher l’enthousiasme.

Et puis, après l’échec de la grève, il est rejeté, on ne croit plus en lui, on se méfie.

Mais il regagnera peu à peu l’estime des travailleurs…

C’est encore comme ça aujourd’hui : il est possible qu’à un moment donné on soit ouvertement accepté par toute l’usine, et puis il y a un échec à la suite d’une action et on rejette toute la responsabilité sur vous.

On dit ce c’est la faute d’un tel « .

Si on reste, si on s’accroche, l’opinion finit à nouveau par se retourner.

COLETTE. – Ce qui est dur c’est que les syndicats ont généralement préparé l’opinion contre nous :  » Attention, il y a des gauchistes qui vont venir, ce sont des provocateurs, des flics payés par Marcellin… « 

II est évident que la première réaction des ouvriers c’est d’abord de nous repousser.

Mais s’il y a une grève, les syndicats sabotent la grève, les ouvriers s’en aperçoivent, ils sont écœurés et, à ce moment-là, ils peuvent se tourner vers nous parce qu’ils ont vu comment on s’est conduits pendant la grève.

JEAN. – Rien n’est statique : il serait faux de dire que les ouvriers nous accueillent à bras ouverts, comme il serait faux de dire qu’ils nous repoussent.

Ils peuvent commencer par nous refuser – mais il suffit alors de s’accrocher.

On ne sait jamais comment ça va tourner.

Je me souviens d’un cas, chez Renault.

Un camarade établi avait la confiance des ouvriers.

Les syndicats se sont débrouillés pour purement et simplement le vider.

Ils l’ont fait licencier et l’ont reconduit à la porte de l’usine par les mecs les plus durs, les nervis.

Les ouvriers ont été écœurés, ils ne comprenaient pas, certains étaient outrés.

Mais ils ne se sont pas mis en grève pour ça! Ils ne se sont pas mis en grève contre les syndicats.

C’est comme ça. Ça veut dire qu’on a peut-être le contact avec les ouvriers mais on n’a pas la confiance absolue de tous.

Si on l’avait, on serait à une autre étape.

C’est évident.

– Que pensent les travailleurs des syndicats, dans l’ensemble?

JEAN. – Beaucoup de travailleurs estiment que les syndicats ne foutent rien.

Je crois qu’à Sochaux, sur 30 000 ou 40 000 ouvriers, si je ne me trompe pas, il y a 3 000 à 3 500 syndiqués.

C’est tout.

Il y a aussi pas mal de délégués du syndicat qui ne pensent qu’à une chose : être bien vus du patron.

Les ouvriers s’en aperçoivent vite.

– Quand vous vous établissez à l’intérieur d’une usine, c’est pour combien de temps?

JEAN. – L’idéal serait d’y rester longtemps.

Mais généralement, on se fait vider, soit par le syndicat, soit par le patron.

On se fait licencier, ou bien on se fait empoisonner par les flics et cela devient intenable.

Moi j’ai pu rester six mois établi dans la même usine.

Ma femme a essayé, elle n’a jamais pu y entrer.

COLETTE. – II y a plus de chômage pour les femmes.

Mais quand mon mari y travaillait, je restais près de l’usine, sur place. J’allais voir les travailleurs immigrés.

J’ai été établie un peu à Marseille.

J’ai réussi à tenir un mois.

De toute façon, par toute ma vie, par toute celle que menait Jean, j’étais aux côtés des ouvriers qui travaillaient à l’usine.

JEAN. – II faut bien voir que pour nous, maoïstes, il n’y a pas que l’établissement dans l’usine.

On peut être amenés à faire d’autres choses.

– Quoi par exemple?

JEAN. – Du travail chez les étudiants, par exemple. On avait besoin de moi à Grenoble, chez les étudiants. J’ai quitté l’usine, et j’y suis allé.

– On avait besoin de toi, qui t’a décidé, toi? une organisation?

JEAN. – Ça ne se passe pas comme ça!

On n’est pas manipulés par Mao qui nous dit :  » II y a du travail à faire à Grenoble, allez-y! « 

C’est un mode de travail de groupe qu’on a, peu à peu, mis au point dans les comités Vietnam de base : l’idée-c’est de laisser le plus possible d’autonomie à ceux de la base.

Que peuvent bien comprendre de Grenoble ceux qui sont à Paris? Comment peuvent-ils savoir s’il faut travailler à l’usine, ou à l’Université, engager telle action, ou telle autre?

Au niveau national, le groupe essaye de dégager des lignes générales, mais à la base l’autonomie est très large.

– Cette ligne politique générale, comment se dégage-t-elle?

JEAN. – On ne fait pas comme les liquidateurs, on ne se met pas à quatre ou cinq dans une chambre, sous prétexte qu’on a lu plus de livres que les autres, pour tenter d’élaborer un programme pour toute la France!

C’est d’ailleurs ce qu’on nous a reproché en mai 68, ce qu’on nous reproche toujours : vous n’avez pas de programme! Vous n’avez pas de ligne politique! Vous êtes dans le flou! Dans le vague!

Effectivement, on ne savait pas, on ne sait pas toujours très bien où on va.

Mais ce qu’on sait, c’est que le peuple va dans un sens qui lui est favorable et qu’en s’attachant à cette réalité-là, la réalité présente, en essayant de la comprendre, de l’étudier, on arrivera à élaborer, avec les masses, un programme qui sera celui des masses – et non pas celui d’un petit groupe d’avant-garde.

On mettra plus longtemps à l’élaborer, mais au moins il viendra des masses, et non pas des intellectuels.

COLETTE. – La ligne politique, ça n’est pas nous qui l’élaborons, elle nous vient des masses avec lesquelles nous travaillons.

JEAN. – A la première page du petit livre rouge, on lit :  » II faut appliquer le maoïsme d’une façon créatrice.  » Alors on tâche d’appliquer le maoïsme en France d’une façon créatrice.

Par exemple, dans le petit livre rouge, Mao a dit :  » La guerre du Japon est aussi une guerre paysanne. « 

Bon, eh bien ça ne peut pas s’appliquer à la France et on ne l’applique pas.

Il faut, dans chaque circonstance, dans chaque lieu différent, savoir innover : c’est ça que Mao nous enseigne, faire confiance au peuple, à la niasse. D’ailleurs, l’expérience nous le prouve.

Après Mai il y a eu rechute du mouvement révolutionnaire, et puis, de mois en mois, les masses se sont remises en mouvement et trouvent sans arrêt des formes de lutte nouvelles.

– Pouvez-vous raconter une action de masse à laquelle vous avez participé?

JEAN. – Eh bien, en janvier 1968, il y avait des camarades qui travaillaient à Vergèze, c’est-à-dire chez Perrier, le même trust que Contrexéville.

Ils nous ont fait savoir – c’est ça l’organisation! – qu’à Contrexéville, il y avait des ouvriers-paysans, et que c’était une usine où il ne s’était jamais rien passé, qu’on aurait peut-être intérêt à envoyer quelqu’un.

On s’est proposés pour y aller.

C’est ça la démocratie : on ne nous a pas dit :  » Bon, tu vas y aller, tu pars demain. « 

C’est nous qui avons décidé.

– Tu te considérais déjà comme maoïste?

JEAN. – Qui, tout juste.

En fait j’avais beaucoup participé aux comités Vietnam de base.

A ce moment-là j’étais à H.E.C. et ça ne me plaisait pas du tout.

Non seulement ce qu’on nous enseignait, mais la perspective de devenir cadre, patron, directeur!

Ça me déplaisait fondamentalement.

Alors j’ai quitté et je suis parti à Contrexéville, avec Colette.

– Comment ça se passe? il suffit de se présenter au bureau d’embauche?

JEAN. – A l’époque, oui. Il n’y avait pas de problèmes parce qu’on était en janvier 68, c’est-à-dire encore avant mai.

Il y a eu un problème pour Colette parce qu’elle est arrivée trop tard et qu’on n’embauchait plus de femmes, mais elle est restée et elle a travaillé à l’extérieur.

On ne savait rien, on n’était au courant de rien, on n’avait aucune expérience politique, on ne savait pas ce que c’était que les syndicats, comment ils fonctionnaient, rien!

Ce qu’on avait, la seule chose qu’on avait, c’était confiance dans les masses, confiance dans les ouvriers.

– D’où vous venait-elle, cette confiance?

JEAN. – Un peu de ce qu’on avait lu dans les livres, sur la Commune, sur 36, sur la guerre d’Algérie.

COLETTE. – II y avait aussi l’expérience qu’on avait acquise dans les comités Vietnam de base, qu’il fallait écouter les masses, que les intellectuels ne savaient pas tout, parce que ce qu’ils savaient, en fait, ils le savaient seulement par les livres, ils étaient coupés de la réalité.

– Donc, un beau matin, vous avez débarqué à Contrexéville… Et qu’avez-vous fait pour commencer?

JEAN. – Je me suis fait embaucher, on a pris un meublé et on est allés travailler.

Au début, quand on travaille pour la première fois en usine, c’est très dur.

J’étais tellement claqué que je n’arrivais même pas à dormir.

– Qu’est-ce que tu faisais?

JEAN. – J’étais manœuvre : j’empilais des caisses de douze bouteilles d’eau de Contrexéville.

Il fallait les empiler sur quatre rangées. C’est un travail à la chaîne.

J’avais calculé que je maniais sept tonnes dans le quart d’heure.

– Et le travail politique, quand a-t-il commencé?

JEAN. – A peu près un mois après, en février.

Il y a eu un licenciement abusif d’un ouvrier et tout de suite les Algériens, c’étaient eux qui étaient le plus disposés à l’agitation, se sont mobilisés.

Ils sont allés à quinze occuper le bureau du patron, plutôt le couloir, et ils ont obtenu la réintégration.

– En quoi avais-tu participé?

JEAN. – L’initiative venait des masses, des Algériens eux-mêmes qui étaient outrés et qui ne voulaient pas se laisser faire.

Moi je me suis contenté de pousser un peu du côté de la voie gauche et puis surtout de populariser le mouvement parmi les autres ouvriers.

– En faisant quoi?

JEAN. – Cela va te paraître vachement retardé!

En faisant une lettre au directeur qu’on voulait faire signer par tous les ouvriers de l’usine!

Ça n’était déjà pas mal, parce qu’à Contrexéville il n’y avait encore jamais rien eu.

Ce qui était important c’était d’arriver à populariser la lutte, de montrer que l’ensemble des ouvriers ne voulait pas se laisser faire.

Finalement, la lettre, on ne l’a pas envoyée parce qu’elle n’a été signée que par quelques personnes.

Personne n’osait.

Mais ce qui est resté de cette action c’est que tout le monde a su qu’il y a eu lutte.

– Alors pourquoi le patron a-t-il réintégré si facilement l’ouvrier licencié?

JEAN. – Ça n’était pas un licenciement très important, il y a eu quand même un peu d’agitation, le syndicat a un tout petit peu bougé.

Mais l’essentiel c’est que toute l’usine a su qu’on pouvait lutter.

Les conditions de travail étaient épouvantables, on manipulait sept tonnes dans le quart d’heure, c’était crevant, et les salaires étaient extrêmement bas.

A tel point que la secrétaire de la main-d’œuvre d’une ville à côté appelait notre coin  » Buchenwald « … Elle était peut-être un peu gauchiste…

COLETTE. – Pas du tout, elle ne l’était pas!

JEAN. – C’était plutôt affreux.

Pourtant, depuis plus de douze ans que la boîte existait, il n’y avait jamais eu de grève.

Si, il y avait eu une grève d’une heure.

Le chef du personnel était venu parler aux ouvriers et avait dit :  » Ceux qui veulent faire grève à droite, les autres à gauche « , personne n’avait bougé et le travail avait repris.

A Perrier, l’autre usine du trust, ils étaient furieux contre Contrexéville.

Ils disaient :  » A Contrexéville, ils ne foutent jamais rien. « 

II fallait faire quelque chose pour que ça remue.

– Qu’as-tu fait?

JEAN. – Le travail était si dur qu’on s’arrêtait tous les quarts d’heure pour une pause d’un quart d’heure.

Alors pendant ce temps-là on parlait.

On a commencé à parler des conditions de travail, c’était évidemment le sujet de plainte principal.

Il circulait pas mal d’idées fausses.

Tout le monde pensait qu’il fallait faire quelque chose mais qu’on n’y arriverait jamais : il ne fallait pas compter sur les Algériens, ni sur les Portugais, d’ailleurs, qui avaient peur de Salazar, ni sur les femmes – les femmes c’est con -, ni sur les ouvriers vosgiens, c’étaient des paysans.

Alors, rien, il n’y avait rien à faire!

C’est là qu’il faut avoir confiance dans les masses…

Parce que si on imagine, par exemple, un enquêteur de l’I.F.O.P.venant poser des questions aux ouvriers sur les possibilités d’un mouvement, il en serait reparti convaincu qu’il n’y avait rien à faire et que si les ouvriers, à Contrexéville, travaillaient drns des conditions épouvantables, eh bien, c’était bien fait pour eux!

C’est ça, l’impression qu’on a lorsqu’on va dans une usine et qu’on voit les choses de l’extérieur, la surface, l’aspect superficiel.

Et pourtant ça change, et pourtant ça peut changer, ça peut bouger d’un seul coup!

– Spontanément?

JEAN. – On a fait un jour un tract, avec deux ouvriers.

Un tract assez violent sur les conditions de travail : le premier qu’il y ait jamais eu à Contrexéville!

Puis on l’a montré à quelques autres ouvriers, qui l’ont trouvé bien.

Comme on n’avait pas de ronéo, on est allés trouver encore d’autres ouvriers, on leur donnait du papier carbone et ils en recopiaient chacun cinq ou dix, qui se mettaient à circuler dans l’usine.

C’est comme ça, petit à petit, qu’on arrive à faire participer les gens à la préparation d’une grève.

Les uns ne faisaient que recopier le tract, un point c’est tout.

D’autres ne faisaient ryue le faire passer, sans rien dire non plus.

Mais ils savaient.

Ils savaient tous que quelque chose se préparait.

Il faut dire aussi qu’on n’était pas gênés par le syndicat, parce qu’il n’existait pratiquement pas!

– Les ouvriers n’étaient pas syndiqués?

JEAN. – II y en avait très peu : peut-être cinquante sur mille travailleurs.

COLETTE. – Là il faut expliquer nos rapports avec le syndicat.

Au début, nos premières actions, par exemple la rédaction de la lettre après le licenciement d’un Algérien, on les a faites au nom du syndicat.

On pensait que la tête du syndicat, la tête de la C.G.T. était pourrie.

JEAN. – Ce qui était vrai.

COLETTE. – On considérait que la tête avait dégénéré, mais qu’on pouvait reprendre en main la base.

Qu’on pouvait reformer un syndicat, à la base, qui serait à nouveau très dur.

JEAN. – Un syndicat de lutte de classes.

COLETTE. – C’est pour ça qu’on n’était pas en opposition, au début, avec le syndicat et même qu’on prônait l’entrée à la C.G.T.

Nos actions se passaient dans le cadre de la C.G.T.

On se réunissait dans une salle de la mairie.

Seulement, comme à Contrexéville il n’y avait jamais eu de lutte, le délégué syndical n’était pas particulièrement formé à la lutte dure, c’était un type qui n’avait aucune expérience.

Plutôt innocent face à l’exploitation.

JEAN. – II n’en voulait pas spécialement aux gauchistes, comme certains mecs du P.C.F., c’était un mou, un gars qui n’avait jamais rien fait.

COLETTE. – II avait envie de lutter pour les ouvriers, mais il ne faisait rien parce que les syndicats ne lui disaient pas de faire quelque chose.

Ce qui fait qu’au début on n’a pas rencontré d’opposition de sa part.

C’était avant Mai 68.

JEAN. – Au début, notre noyau c’était plutôt les Algériens. Puis on a décidé qu’il fallait élargir le mouvement aux ouvriers français (on avait déjà pas mal d’Espagnols avec nous) et on a organisé une réunion : il est venu quatre-vingts ouvriers.

Jamais le délégué syndical n’en avait vu autant d’un coup!

Alors il s’est peu affolé, il a vu que quelque chose commençait à marcher et il a fait appeler un ponte de la Fédération de Paris.

Le ponte est arrivé, et la première chose qu’il a faite, a été de renforcer toutes les idées de droite. Il a dit aux ouvriers :  » Vous voulez vous mettre en grève?

Vous n’y arriverez jamais : il y a les femmes, il y a les étrangers, jamais ça ne marchera. « 

Et puis il voulait s’opposer à la diffusion massive de notre tract qu’il trouvait trop violent, alors que les ouvriers étaient parfaitement d’accord et le trouvaient très bien.

Finalement, on ne l’a pas massivement diffusé et on a décidé d’une heure de grève.

Une heure de grève! La date décidée était le jeudi 16 mai…

COLETTE. – Nous, en province, on n’avait pas la moindre idée de ce que c’était que Mai à Paris!

On menait la lutte dans notre ville et on avait choisi une date pour notre grève en dehors du contexte national…

JEAN. – Là où nous étions, on ne parlait pas des étudiants. On pensait qu’ils faisaient leur bordel à Paris.

On avait une vue des choses très étroite, très fausse, et on décide, modestement, de faire une grève d’une heure.

Là-dessus, le ponte de la C.G.T. nous dit :  » Une grève d’une heure? Vous n’y arriverez pas! « 

COLETTE. – Oui, il nous a dit : ce Vous n’y arriverez jamais! « 

JEAN. – On se met quand même à la préparer, et alors les ouvriers commencent d’eux-mêmes à prendre des initiatives, et ça c’était formidable!

Par exemple, moi, en tant qu’étudiant, jamais je n’avais écrit sur les murs.

On n’avait pas idée de ça à l’époque où j’étais étudiant.

Eh bien, les ouvriers de Contrexéville prenaient le pinceau, allaient sur les routes, écrivaient :  » Tous en grève… « 

Et c’était vraiment, chez eux, une initiative spontanée, quelque chose de tout à fait nouveau qu’ils inventaient comme ça!

COLETTE. – On avait mis au point un quadrillage systématique de l’usine, on était une quarantaine au début à s’en occuper. Et puis il y a eu toutes sortes d’initiatives, des affiches, des tracts, tous les jours on renouvelait le panneau syndical.

– Mais, toi, tu ne travaillais pas à l’usine? Comment faisais-tu pour y être?

COLETTE. – Je mangeais à la cantine, systématiquement.

Après Mai, ça n’a plus été possible.

Mais là, je pouvais y aller
tous les jours.

Alors, tous les jours, on renouvelait le panneau syndical, pour montrer que ça progressait, que ça avançait, on donnait les dernières informations.

Et petit à petit, comme ça, on sentait l’usine s’échauffer.

– Les ouvriers venaient vers vous?

JEAN. – Ce n’est pas qu’ils venaient vers nous, c’est nous qui étions avec eux.

Il faut bien voir ça.

Bon, au début, on avait un peu joué le rôle d’étincelle c’est-à-dire qu’on avait lancé l’idée de la grève.

On avait dit :  » Oui les masses sont révolutionnaires, oui une grève est possible. « 

On avait parié sur la possibilité d’une grève.

A partir de ce moment-là, ça s’est mis à marcher tout seul, on était seulement des participants, comme les autres.

Toutes les initiatives qu’ont eues les ouvriers! Il y en a qui avaient composé un chant de lutte, spécialement pour l’usine…

Et on préparait, comme ça, notre petite heure de grève, croquignolesque, pour le 16 mai 1968!

COLETTE. – C’est seulement après qu’on s’est aperçus qu’on avait posé des revendications vraimentbeaucoup trop modestes.

Ce qu’on avait demandé, c’était presque rien.

On aurait pu demander beaucoup plus.

Mais on n’avait pas beaucoup d’expérience.

JEAN. – Le mardi – la grève était pour le jeudi – les patrons de Paris sont arrivés pour négocier.

Et qu’est-ce qu’ils ont fait?

Ils ont commencé par refuser tout ce qu’on demandait.

Aussitôt, ça s’est su dans toute l’usine.

Et d’un seul coup l’atmosphère a totalement changé : les gens étaient excités, ils parlaient partout, ils s’agitaient, ils se réunissaient au moment de la pause, ils discutaient nerveusement et ils disaient :  » Pas question d’attendre jeudi pour la grève, on commence tout de suite!

Et pas question de faire une grève d’une heure, on fait une grève illimitée!  » C’est là où on a senti qu’on avait drôlement bien préparé les masses.

Cette grève, ils la voulaient tout de suite, et il était impossible de ne pas la faire.

Seulement ils avaient encore l’idée un peu fausse que c’était le délégué syndical qui devait donner le mot d’ordre de grève.

Et on s’est mis à chercher le délégué partout!

COLETTE. – II était à la maison, en train de préparer un nouveau tract d’appel à la grève!

JEAN. – Parmi les jeunes ouvriers il y en a qui ont dit :

 » Vous allez voir, le délégué il ne voudra pas faire grève tout de suite!  » Alors les autres ont dit :  » Si c’est comme ça, on va aller faire une manif devant sa maison, et s’il ne veut pas venir, on déclenche la grève sans lui! « 

COLETTE. – Soudain on voit arriver quelques ouvriers qui déboulent à toute vitesse de l’usine et qui nous disent : ce On vient vous prévenir, si le délégué n’arrive pas tout de suite et ne donne pas l’ordre de déclencher la grève, ça va mal tourner!  » Alors on a dit au délégué : ce Cours, vas-y tout de suite, il s’agit de ta peau!  » II a sauté dans sa voiture et il est monté à l’usine.

JEAN. – II a freiné vachement pour ne pas déclencher la grève.

Il allait voir la C.F.D.T. pour tenter de trouver un appui, et la C.F.D.T., qui n’était pas gauchiste, disait :  » Il faut attendre, il faut voir… « 

C’était l’heure de la cantine, tout le monde y était, c’était la bonne heure pour déclencher la grève.

Il fallait vraiment le pousser au cul, le délégué.

Il interrogeait les ouvriers plus tièdes :  » Oui, peut-être, il faudrait peut-être bien la faire tout de suite, cette grève « , mais pas plus.

Pourtant, on sentait l’électricité.

Toute l’usine était chauffée à bloc.

Alors on a exigé du délégué qu’il demande aux ouvriers non pas individuellement mais collectivement s’ils voulaient faire grève, et puis immédiatement ils ont tous répondu  » Oui « .

Ils voulaient la grève à 100 %, à part cinq ou six femmes et quelques chefs qui ne voulaient pas.

Alors on est descendus tous dans la cour, et le délégué est allé voir les patrons et il leur a dit que c’était la grève.

Les patrons ont répondu au délégué qu’il pouvait aller dire aux ouvriers que dans ces conditions ils pouvaient rentrer chez eux.

Immédiatement les ouvriers, rassemblés élans la cour, ont réagi.

Ils ont dit au délégué : « Pas question!

Tu peux aller dire aux patrons que la grève doit se passer dans l’usine.

Pas question qu’on rentre chez nous! « 

A ce moment-là, il était six heures du soir, et d’un seul coup, ça a été la manifestation dans tout Contrexéville!

Et le lendemain, pas de problème, toute l’usine était en grève.

– Vous aviez réussi!

JEAN. – On n’avait vraiment eu qu’un tout petit rôle : lancer l’idée qu’une grève était possible cl tenter de contrer un peu l’opposition syndicale qui se manifestait par l’inertie du délégué, mais à partir de ce moment-là ce sont les masses qui ont pris en main la grève et ça a été la grève la plus dure des Vosges.

– Dure en quoi? Toute la France était en grève à ce moment-là.

JEAN. – Eh bien, par exemple, on pense que la Gauche Prolétarienne a innové, par exemple avec les séquestrations, les cassages de gueule aux petits chefs, le sabotage, ce l’été chaud « , ce pas de vacances pour les riches « , etc.

Eh bien, tout était contenu dans la grève de Contrexéville en mai 68.

Nous-mêmes, on n’a pas su le voir.

Dans l’instant, on ne voyait pas très bien ce qui se passait.

Par exemple, la première manif, eu mai 68, c’est moi qui l’ai dirigée, et je l’ai dirigée vers les directeurs de l’usine.

Or les ouvriers, eux, ils n’étaient pas tellement chauds.

On a dit qu’on allait vers le directeur, bon, ils y sont allés. Mais ils avaient envie d’aller vers le sous-directeur.

Parce que le sous-directeur était plus près d’eux, plus près au sens policier, plus  » derrière  » les ouvriers que le directeur, qui n’était pas très connu, et ils ont commencé à lancer des pierres contre sa maison.

Et les jours d’après, toutes les manifestations sont systématiquement allées vers les maisons des contremaîtres, les chefs les plus haïs, c’était eux que les ouvriers voulaient lapider, injurier.

Je me souviens d’une manifestation qui s’est déclenchée parce le les chefs voulaient remplir un camion.

D’un seul coup, il y a eu six cents ouvriers autour du camion, injuriant les chefs.

Ils étaient à vingt mètres les uns des autres et on sentait que les ouvriers n’avaient qu’une envie, c’était casser la gueule aux petits chefs.

Si quelqu’un, moi ou un autre, avait compris à ce moment-là ce que ça signiliait, ça aurait pu aller plus loin et il y aurait eu des cassages de gueule.

Mais on n’avait pas saisi, à l’époque, que toucher les chefs c’était miner l’autorité nationale à l’usine.

Pour l’histoire du camion, les injures ont duré pendant un quart d’heure, et puis le délégué syndical est intervenu, juste au mornent où commençait l’expression du grief…

Le délégué appelait les ouvriers à une manifestation ailleurs.

N’empêche qu’il y a quand même eu des ruées pour élever des barricades dans l’usine, en cinq minutes, et qui ont empêcbé le camion de sortir.

Contre les petits chefs, en mai 68. c’était les ouvriers qui prenaient déjà l’initiative.

Ils avaient fait un pendu, grandeur nature, et lui avaient planté un poignard dans le dos.

Il représentait un petit chef, un contremaître, et dans toutes les manifestations il y avait ce pendu-là.

Pareil pour la séquestration.

A un moment donné les ouvriers ont voulu séquestrer le sous-directeur, mais le délégué syndical les en a empêchés!

Moi non plus je n’ai pas compris et on n’a pas osé le faire.

Mais c’était déjà là.

Pareil pour le sabotage.

Toutes les chaînes étaient arrêtées et il y avait le sirop qu’on avait laissé dans les cuves.

S’il y restait, il allait pourrir et ça ferait cinq millions de pourri.

Le patron est venu dire qu’il fallait écouler le sirop, continuer la chaîne pour écouler le sirop.

Les ouvriers ont refusé. Alors le patron a dit :  » Ça va coûter cinq millions, c’est du sabotage, vous allez être inculpés… « 

Alors les ouvriers ont dit :  » On s’en fout, on laisse pourrir, on ne va pas remettre la chaîne en marche pour vider la cuve… »

La cuve est restée trois semaines comme ça, après elle était pleine de champignons, c’était ignoble, complètement foutu.

Qu’est-ce qu’il y a eu d’autre?

Ah oui, le  » pas de vacances pour les riches  » : le parc des Thermes était réservé aux riches, aux curistes, et il était interdit aux ouvriers.

COLETTE. – Les Algériens, qui habitaient dans des hôtels de l’usine de l’autre côté du parc, n’avaient pas le droit de le traverser pour se rendre au travail.

Ils devaient faire un grand détour pour l’éviter, alors que par un petit chemin à travers le parc ils n’en auraient pas eu pour plus de dix minutes.

JEAN. – On interdisait aux ouvriers de se mêler aux riches. Alors, pendant la grève, exprès, toutes les manifestations passaient par le parc.

Et il y a eu des tas de peinturlurages dans le parc, contre les patrons, contre les bourgeois…

Et puis on y a organisé un pique-nique sauvage, avec saucisson et tout.

On a pique-nique tout un dimanche dans le parc, pour emmerder les bourgeois et les patrons.

Ça leur faisait vraiment plaisir aux ouvriers de manger dans le parc!

Et il y a eu aussi la démocratie.

– Comment ça, la démocratie?

JEAN. – Tous les matins il y avait des camions qui partaient de Contrexéville-on était vraiment devenu la base de la plaine des Vosges- avec des drapeaux ils partaient à six ou sept et ils allaient aider une autre usine des Vosges qui hésitait à se mettre en grève.

COLETTE. – Ça ne venait pas du tout des syndicats.

JEAN. – Les ouvriers disaient :  » Faut aller les aider, là-bas, à reprendre une usine « , et ils y allaient.

Comme pour Vittel. Vittel n’était pas en grève. J’ai dit qu’il fallait qu’on y aille, tous, en manif.

Le délégué syndical a dit :  » Non, non, pas tous, on y va à neuf. « 

Les ouvriers n’ont rien dit et, finalement, on s’y est retrouvés à trois cents!

On ne savait pas trop quoi faire, on les invitait à débrayer…

Je me souviens aussi d’une autre initiative démocratique des ouvriers qui avaient institué une police ouvrière.

Ils avaient inscrit sur leurs voitures  » police ouvrière « .

Ils s’étaient fabriqué des brassards et ils allaient dans la ville pour empêcher les ouvriers de se soûler dans les cafés.

COLETTE. – De dépenser leur argent comme ça, en temps de grève.

Et puis aussi ils veillaient à ce que les ouvriers soient à l’heure dite à la porte de l’usine.

J’allais avec eux parce que je parlais un peu espagnol, je m’étais beaucoup occupée des immigrés.

On adressait très amicalement la parole à chaque type qui se baladait, on lui demandait :  » De quelle équipe es-tu? « 

S’il était de l’équipe du matin on lui disait :  » II faut que tu remontes à l’usine, on a besoin de toi là-haut. « 

S’il était de l’après-midi, on lui rappelait qu’il ne fallait pas qu’il oublie d’être à l’usine à une heure.

C’est ça la police faite par les ouvriers.

Pour qu’il n’y ait pas de casse avec les petits commerçants! De laisser-aller dans la grève!

JEAN. – Ça a duré quelques jours mais tout ça, ce sont les racines de la démocratie.

Un jour, par exemple, un Espagnol vient me voir.

Il me dit :  » Je devais partir en vacances juste quand la grève a éclaté.

Mais si je pars maintenant tout le monde va penser que je suis un salaud !

Qu’est-ce que je peux faire? « 

Je lui dis :  » Vas-y, pars, c’est tes vacances, tu peux partir.

Non, il me dit, non, je ne peux pas partir comme ça, il faut demander à tous les ouvriers.

Alors immédiatement, on convoque un meeting et le mec expose son cas à tout le monde.

Alors tous les ouvriers l’acclament et lui disent :  » Bien sûr, vas-y, prends tes vacances, c’est pas ta faute si c’est juste la grève. « 

Et le type insistait :  » Vous êtes sûrs que je ne vais pas trahir? »

Bon, voilà, le racisme, à ce moment-là, il n’existait plus.

Le mec, il en chialait.

L’usine était occupée et autodéfendue. I

l y avait trois cents personnes en permanence qui occupaient l’usine, même la nuit.

Avec matraques et tout!

Il y avait eu je ne sais pas quoi, une provocation.

Enfin les ouvriers gardaient l’usine.

Qu’est-ce qu’il y a eu encore?

Ah oui les collectes chez les paysans.

On avait récolté un million.

Moi-même j’étais étonné, et pourtant c’était une idée que j’avais lancée.

Les ouvriers n’y croyaient pas :  » Les paysans sont des cons. « 

En fait ils y sont allés, ils expliquaient leur affaire, ce qui se passait dans l’usine, et partout on était très bien accueillis.

Il y a même des paysans qui nous donnaient des pommes de terre…

Il y a eu aussi la manifestation.

On s’appelait d’une usine à l’autre à venir visiter les usines.

On était allés à Gironcourt.

Ils nous faisaient visiter les conditions d’exploitation dans leur usine.

On comparait.

Ceux de Vergèze sont venus voir.

Ils étaient vachement intéressés par les conditions de travail dans l’usine.

COLETTE. – Ils disaient :  » Nous on n’accepterait jamais de travailler dans ces conditions-là! « 

Ou bien :  » Dans notre usine, ça ne marcherait pas comme ça… « 

Ils apprenaient.

JEAN. – Ils apprenaient comment ça fonctionne un système socialiste!

Dans un système socialiste les ouvriers donnent leur avis, discutent.

Ce n’est pas une vue de l’esprit, c’est quelque chose de très possible, et ils sont intéressés.

Dès que les ouvriers ne sont plus opprimés, ils sont intéressés par leur travail…

– De quoi viviez-vous pendant la grève?

JEAN. – Justement, le problème de la cantine a été très mal réglé.

On voulait l’occuper et la faire marcher pour nous, mais les Espagnols n’ont jamais voulu! Ils ne voulaient pas qu’il y ait quelqu’un qui travaille, même pour la cantine!

Alors il y a eu des Espagnols qui crevaient de faim.

Heureusement, il y a beaucoup de paysans-ouvriers à Contrexéville, qui avaient des pommes de terre.

Et on venait en aide à ceux qui avaient le plus de problèmes.

Et puis il y a eu le montant de la collecte chez les paysans qu’on a distribué à ceux qui en avaient le plus besoin.

Mais il y a eu des Espagnols qui ont dû repartir en Espagne, pendant la grève, parce qu’ils n’avaient plus d’argent du tout.

– Le fait d’avoir connu de près les ouvriers, qu’est-ce que ça vous a appris sur eux?

JEAN. – On ne peut pas savoir ce qu’ils pensent comme ça.

Ce que j’ai dit tout à l’heure: si on fait une enquête de l’I.F.O.P. dans une usine, on se dit qu’un mouvement révolutionnaire, ça ne peut pas marcher.

Ça n’est pas que les gens ne disent pas la vérité, au contraire, c’est vrai qu’ils sont racistes, en paroles, antiféministes et tout.

Mais dès qu’on se trouve dans un mouvement vraiment démocratique, alors on s’aperçoit que les idées fausses ne sont pas ancrées très profondément.

COLETTE. – Le délégué de la C.G.T. nous avait dit : ce Une grève d’une heure, jamais ils ne la feront! « 

Et puis ils ont fait une grève illimitée…

JEAN. – Une grève qui a duré trois semaines.

Mais c’est difficile de comprendre les masses, il ne suflit pas de leur faire confiance, il faut les suivre.

J’ai fait des erreurs. Par exemple, j’avais entendu dire qu’en Italie les ouvriers en grève faisaient marcher eux-mêmes les usines.

J’ai proposé qu’on fasse ça.

Mais ça ne correspondait pas du tout à la situation de Contrexéville.

Quand j’ai essayé de convaincre les ouvriers d’essayer, ils disaient :  » Mais non, mais non, ça n’est pas possible, sans patrons on ne peut pas… « 

Vouloir appliquer à Contrexéville une solution qui marche ailleurs, de ma part c’était une vue de l’esprit, une vue d’intellectuel.

En revanche, je ne comprenais pas ce qui se passait lorsqu’ils allaient manifester contre les contremaîtres…

COLETTE. – Nous, nous répétions :  » L’ennemi principal c’est le patron. « 

Nous ne comprenions pas bien que frapper les chefs c’était frapper le patron.

JEAN. – C’est ça le danger, pour les établis intellectuels, au lieu de coller à la réalité, ils se raccrochent à des idées, à des théories qu’ils ont d’avance!

Avec les masses, il faut faire confiance, c’est ça surtout que j’ai appris et ça n’est pas une découverte.

– Comment la grève s’est-elle terminée?

JEAN. – Nous avons eu totale satisfaction.

Le délégué a voulu faire cesser la grève plus tôt parce qu’il avait téléphoné au patron, à Épinal, et qu’il avait obtenu ça et ça.

Il voulait qu’on vote pour la reprise du travail.

Les ouvriers ont dit :  » Ça ne va pas! On ne reprendra le travail que lorsqu’on aura eu totale satisfaction.

Et pas de vote! « 

Les cadres ont quand même organisé un vote.

Nous, on a fait une manifestation devant la mairie où avait lieu le vote.

On gueulait :  » Non à la reprise « ,  » Solidarité avec Vergèze « .

Il n’y a eu que quatre ouvriers qui ont voté.

La reprise ne s’est faite qu’après totale satisfaction.

– Aviez-vous déjà raconté l’histoire de cette grève?

JEAN. – Non, jamais. C’est la première fois.

– Qu’avez-vous fait, ensuite? Êtes-vous restés à Contrexéville?

JEAN. – J’étais saisonnier et, de toute façon, après la grève,
ça a été comme dans Germinal : il y a eu le retournement.

On a fait courir des bruits contre nous : qu’on essayait de semer la division, qu’on était gauchistes, etc.

J’étais saisonnier, ce qui fait qu’au bout de six mois j’étais vidé.

Les types devenaient méfiants, il y avait eu des difficultés sur la fin de la grève et nous on avait poussé contre le vote et contre la reprise.

– Quel âge avais-tu?

JEAN. – Vingt-deux ans.

– Et toi?

COLETTE. – Moi, j’en avais vingt et un.

JEAN. – Alors on a été obligés de partir.

On n’avait plus de meublé, plus rien.

Les autres maoïstes ont rapidement été vidés, eux aussi.

Du point de vue de l’organisation, il ne restait plus rien et on a commencé à se dire que c’était un échec total, catastrophique.

Et puis dernièrement, on a appris que les ouvriers de Contrexéville avaient fait une grève de trois semaines avec occupation de l’usine!

Il était donc resté quelque chose.

Et ce qui est resté, je crois, c’est ce qui est dû à la toute petite chose qu’on avait faite au début : permettre l’expression des masses, libérer leur expression.

Il est resté aussi l’idée qu’on peut faire quelque chose, qu’on peut se battre.

– Avez-vous gardé des contacts avec l’usine de Contrexéville?

JEAN. – Des contacts, non. Les maoïstes qui étaient restés après moi ont été vidés. On n’a plus de contacts. Ça a un peu repris à Vittel.

Dernièrement, on y avait un camarade qui tente de reprendre aussi des contacts avec Contrexéville…

L’idéal ce serait que je sois encore à Contrex! C’aurait été l’idéal! Mais j’aurais fini par être vidé…

Tout de même, ce qu’on a fait, ça n’est pas négatif.

Ce n’est pas que nous ayons fait quelque chose, Colette et moi, avec quelques ouvriers maoïstes et qu’ensuite les masses nous ont suivis.

Non : on a simplement joué le rôle d’étincelle, on a essayé de neutraliser un peu le syndicat.

– Mao vous a-t-il servi dans votre action? De quelle façon?

COLETTE. – Au début, on connaissait surtout Mao par la lecture.

– Quand le lisez-vous? Tous les jours, comme en Chine?

JEAN. – C’est par périodes.

COLETTE. – Quand on a un besoin de faire un bilan.

JEAN. – Le maoïsme est une méthode d’analyse de la réalité.

Prenons un exemple assez simple, le fait que la classe ouvrière est divisée en classes : c’est Mao qui nous apprend à étudier la société par l’analyse des classes.

Si on n’avait pas cette méthode-là on pourrait analyser la société tout autrement par les générations, par exemple… Mao donne une méthode d’analyse de la société simple, matérialiste et accessible aux ouvriers.

– Lorsque vous êtes au cœur d’une lutte, comme celle de Contrexéville, continuez-vous à lire Mao?

JEAN. – Si parfois on avait lu Mao, je ne sais pas si ça ne nous aurait pas aidés!

Parce qu’évidemment, à ces moments-là, on ne le lit pas!

Et j’ai souvent l’impression d’être paumé.

Les masses font des tas de trucs, et soudain on ne comprend plus et on ne sait plus du tout quoi faire.

D’un côté on ne peut pas passer sa vie dans les livres, c’est une connerie, de l’autre, on en aurait besoin pour pouvoir faire l’analyse de ce qui se passe.

– Et entre camarades, vous ne vous réunissez pas pour faire l’analyse des événements?

JEAN. – Si, bien sûr, quand on veut réfléchir sur une région, établir une politique. On a des expériences différentes, des idées différentes, des pratiques un peu différentes, on les met en commun.

– Comment s’est faite votre formation intellectuelle?

COLETTE. – On n’a pas commencé par lire Marx, et puis Lénine, et puis Mao, ça s’est fait tout à la fois.

Mao a développé le marxisme-léninisme.

Il n’y a pas rupture entre Marx, Lénine et Mao, il y a continuité.

Et on avait des cours théoriques, au 44 de la rue de Rennes, sur la notion de capital, sur Mao.

Et puis il y avait la lecture des journaux, Servir le peuple…

– Et les contacts avec les étudiants maoïstes?

COLETTE. – Personnellement, je n’en ai pas beaucoup eu.

J’étais étudiante à la Sorbonne, mais ça a duré très peu de temps.

J’ai été un peu au syndicat U.N.E.F. de la Sorbonne et puis tout de suite j’ai milité.

JEAN. – C’est la pratique surtout qui nous a formés : dans les comités Vietnam de base, on s’est heurtés, par exemple, à des trotskystes et on a vu tout de suite que ça ne collait pas…

COLETTE. – On s’est heurtés aussi au P.C.F.

On vendait Le Courrier du Vietnam, écrit par des Vietnamiens, et les gardes du P.C.F. venaient nous attaquer!

On ne comprenait pas!

C’est ça qui a fait grandir très vite notre conscience politique.

On aurait peut-être mis plus longtemps à comprendre si le P.C.F. n’avait rien fait.

On s’est aussi rapidement aperçus, à la faveur de cette activité, que ce qu’on avait appris en classe, dans la famille, ça n’était qu’une partie de la réalité.

– Vous êtes d’origine provinciale tous les deux?

JEAN. – Oui.

Quand j’étais à H.E.C., on nous enseignait par exemple, au niveau des cadres, comment il fallait s’y prendre pour licencier un travailleur immigré!

Quand j’étais à H.E.C., il y avait bien un tiers des étudiants qui menaient des études parallèles, car la perspective d’être cadres, patrons, etc., ne les enthousiasmait pas beaucoup. Ils voulaient devenir autre chose…

Ce que nous avons fait, au fond, ne relève pas d’un phénomène individuel, ça devient général. D’ailleurs, pas mal d’élèves d’H.E.C. se sont établis ou ont choisi de se battre.

– Combien y a-t-il d’établis en France?

JEAN. – La première vague était composée de trente à quarante types partis s’établir dans toute la France, il y en avait d’H.E.C.!

– Et maintenant?

JEAN. – Je ne sais pas parce que l’établissement n’est pas
réservé aux intellectuels. Il y a des ouvriers qui vont s’établir.

Qui vont d’une usine à l’autre, parce qu’ils se font licencier et qui continuent dans une autre usine à faire un travaiUpoli-tique.

Le maoïsme n’est pas l’apanage des intellectuels.

Il y a des ouvriers maoïstes qui font le travail d’établi et qui le font mieux, évidemment, que les intellectuels.

Même en faisant le même travail qu’un ouvrier, en travaillant dans les mêmes conditions, pour le même salaire, en vivant dans les mêmes logements, on ne sera jamais des ouvriers.

On a un acquit intellectuel, des relations…

On restera toujours des privilégiés!

– Vous dites ça comment? avec regret, satisfaction?

JEAN. – Ce n’est pas ça le problème.

Si on veut arriver à former des organisations ouvrières, un militantisme ouvrier, il faut bien connaître le problème.

Et nous, on ne le connaît pas bien.

Ne serait-ce qu’au niveau du langage.

On le voit bien, dans les réunions, même si on a le désir de laisser les ouvriers s’exprimer, même si on les écoute, ils ont du mal, ils tâtonnent…

– Puisque vous dites que tout vient des masses, pourquoi, en tant qu’intellectuels, pensez-vous que vous êtes nécessaires à la lutte ouvrière?

JEAN. – L’histoire des luttes ouvrières, dans tous les pays, montre que le rôle des intellectuels a toujours été très important.

– Se rapprocher des masses ne serait pas seulement un plaisir, une satisfaction personnelle que rechercheraient les intellectuels?

JEAN. – Je ne pense pas.

Je pense d’ailleurs qu’il est tout à fait faux d’aller s’établir pour le plaisir.

Nous ne sommes pas allés nous établir parce qu’on se sentait mal dans le mouvement étudiant, mais parce qu’on a pensé que si on n’allait pas dans les usines, le mouvement étudiant allait se scléroser à l’intérieur des universités.

Si à ce moment-là j’avais pensé que dans l’intérêt de la lutte il valait mieux que je reste à H.E.C., eh bien, je serais resté à H.E.C.!

Le but principal des établis n’est pas d’aller se rééduquer!

Quand on va dans une usine, on se rééduque, c’est forcé, mais ça n’est pas le but.

On n’y va pas pour ça, on y va pour lutter, et on se rééduque parce qu’il faut se rééduquer si on veut lutter avec les ouvriers II y a eu des gens qui ont fait ça : qui sont allés dans les usines uniquement pour se rééduquer, et tout ce qu’ils ont découvert c’est que la classe ouvrière est raciste, pleine d’idées fausses, de préjugés, etc.

– Qu’allez-vous faire maintenant?

COLETTE. – Notre désir profond c’est d’être toujours le plus utile au peuple et lié aux masses.

Parce que dès qu’on est coupé des niasses, on déconne.

On commence à ne plus connaître la réalité.

Il faut être lié aux masses pour comprendre ses besoins.

Ce qu’on n’a pas toujours su faire, même quand on était à Contrexéville.

– Ça veut dire quoi, être lié aux masses? Mai 68 était unepériode exceptionnelle, non? C’était la fête. Ça n’est pas la fête tous les jours à l’usine. Il y a de longues périodes où il ne se passe rien…

JEAN. – C’est pour ça que je dis qu’il y a des intellectuels qui ne résistent pas.

Ils ne supportent pas les moments où il ne se passe rien entre eux et les masses.

A Contrexéville, on a eu la chance de voir les choses évoluer très rapidement.

Et on a pu en tirer des leçons.

Mais on aurait pu y être à une autre époque où il ne se serait rien passé.

Même en Mai, il y a eu des camarades qui ont été dans les usines où rien ne s’est passé.

C’est arrivé! Et bien les mecs ont été vachement déçus. Ils lisent dans Mao :  » Les masses sont les véritables héros « ; partout autour d’eux, en France, ça bouge, mais concrètement, là où ils sont, dans leur usine, il ne se passe rien.

Alors parfois, ils quittent l’usine, et trois mois après ça pète!

C’est arrivé.

Les ouvriers, eux, restent des années dans une usine.

Nous ça n’est pas en deux ou trois mois qu’on peut espérer voir tout changer!

Au point où nous en sommes, maintenant, ee que nous risquons c’est de ne plus trouver de travail en usine, on ne voudra plus nous embaucher nulle part.

Mais on peut quand même rester liés aux masses sans être établis.

– Comment?

JEAN. – En participant à d’autres activités révolutionnaires comme par exemple à l’organisation des Secours Rouge;
ou en travaillant de l’extérieur des usines ou en rentrant dans la clandestinité.

– Les « masses », est-ce que ça n’est pas un mot abstrait? Une masse c’est composé de gens, de beaucoup de gens, est-ce que tu ne fais pas de différence entre les gens ?

COLETTE. – Les masses ce sont les ouvriers qui sont exploités dans l’usine ou de façon générale, tous ceux qui sont opprimés.

JEAN. – Ça n’est pas un lien personnel, ça n’est pas seulement un lien d’amitié.

COLETTE. – C’est un lien d’exploitation.

JEAN. – On est lié aux masses quand on lutte avec elles. Quand on est dans la lutte, dans une usine, il y a une atmosphère, une sympathie pour les maoïstes, tout passe, les mots d’ordre… c’est ça la liaison avec les masses.

– Une usine ou Vautre, pour toi c’est pareil…

JEAN. – Évidemment.

Notre liaison avec les masses est malheureusement un peu embryonnaire.

Si on restait trois ans, cinq ans dans une usine, on connaîtrait mieux les ouvriers, et leur réaction.

Quand on pose les revendications des ouvriers il faut que ce soient les revendications des ouvriers, pas les siennes, c’est ça la liaison avec les masses.

Et ça, pour y arriver, pour que ça colle, il faut être longtemps dans la même usine.

Et même en étant longtemps dans la même usine on peut se couper des masses, c’est ce qui arrive à certains délégués qui appliquent le programme de la C.G.T., lequel ne correspond pas du tout à ce que veulent, à ce moment-là, les ouvriers de l’usine!

– Que trouvez-vous chez les ouvriers, c’est-à-dire parmi la masse de la population qui est la plus exploitée, que vous ne trouvez pas chez les autres?

COLETTE. – Une amitié et une solidarité qu’on ne rencontre pas ailleurs.

JEAN. – Surtout chez les Algériens.

COLETTE. – Chez les Algériens mais aussi chez les Français.

JEAN. – Quand il y a lutte, il y a solidarité.

Ça s’est passé pareil chez les étudiants, en Mai.

– Et c’est un sentiment très fort?

COLETTE. – A Contrexéville, c’est l’endroit où on a été le plus liés aux ouvriers, on a eu des moments formidables.

JEAN. – II ne s’agit pas d’une satisfaction personnelle…

– Tout de même, tu ne le ferais pas s’il ne se passait pas quelque chose qui te satisfait!

COLETTE. – On le fait parce qu’on est là pour ça.

– Ça ne fait que repousser la question : pourquoi êtes-vous là?

JEAN. – En fait, la question que tu poses, c’est : pourquoi sommes-nous révolutionnaires?

– Oui.

JEAN. – Pourquoi est-ce qu’on va à l’usine?

Pourquoi est-ce qu’on va en prison?

Pourquoi est-ce qu’on se fait taper dessus dans la rue?

– Oui.

JEAN. – Pourquoi est-ce qu’on fait tout ce qu’on fait?

– Oui.

JEAN. – Je crois que la marche du peuple va dans un sens qui oblige chaque personne, soit maintenant, soit plus tard, à se poser à un moment donné la question de savoir de quel côté de la barrière il se trouve.

Au fond, c’est la réalité qui nous force à choisir.

Si je n’étais pas révolutionnaire, qu’est-ce que je serais? Cadre à l’usine?

Je préfère essayer d’être de l’autre côté.

A H.E.C., tu as des gens qui ne veulent pas se trouver du côté des cadres, mais qui ne veulent pas non plus se trouver de l’autre côté. Alors ils cherchent des biais : ils font autre chose.

Mais très vite, ils s’aperçoivent qu’ils sont quand même dans le système.

– Vous aussi vous êtes dans un système, vous n’éprouvez jamais le désir d’en sortir, de vous retirer?

JEAN. – Se retirer…

On a eu un camarade, il allait dans les bidonvilles soulever les Algériens, et puis un soir il y a eu bagarres avec les flics et tout, alors il a dit :  » Bon. Eh bien, maintenant je m’en vais « , et il est parti.

Je trouve que c’est vraiment dégueulasse de mettre les masses en mouvement et puis de se tirer.

COLETTE. – Quand on a commencé, on se sent responsables. Pas tant au niveau de l’organisation qu’à celui des gens avec lesquels on se trouve.

JEAN. – On prend des responsabilités, quand on crée un mouvement, qu’on soutient les jeunes.

D’ailleurs les ouvriers ont bonne mémoire; quand on leur fait une vacherie comme ça, ça marque. Ils n’oublient pas ceux qui se tirent.

– Peut-être qu’à un certain moment les gens ne se sentent plus à la hauteur, ils n’ont pas prévu les conséquences?

JEAN. – D’accord, mais on ne s’en va pas.

Après Mai 68, il y a eu un mouvement général de liquidation, toute l’ancienne U.J.C.M.L. s’est volontairement dissoute, elle a dit :  » On fait des tas d’erreurs, on n’a pas su répondre aux besoins des masses. « 

Ils ont tous ou presque quitté les usines, les lieux où ils travaillaient pour essayer de réfléchir un peu, de retrouver une ligne.

Ils se sont remis à lire les livres : Marx, Mao, Lénine, à pondre des textes.

Et puis, finalement, ce qu’ils ont fait était stérile, parce que les problèmes, les vrais, ne se résolvent pas du jour au lendemain en se prenant la tête entre les mains dans une chambre mais en restant là où on est.

Et il n’y a rien de plus difficile.

C’est atrocement difficile de rester là où on est sans qu’il se passe rien, et sans comprendre.

– Et ça t’est arrivé d’éprouver le désir de te tirer?

JEAN. – Ah oui! Ah oui!

– Et alors?

JEAN. – On a essayé de résister.

On ne s’est jamais réfugiés dans les livres.

Souvent on nous fait la critique :  » Vous ne savez pas où vous allez! « 

C’est vrai, mais on sait grosso modo que vouloir élaborer un programme, comme ça, en chambre, ça ne correspondrait à rien.

Comme lorsqu’on avait décidé, il y a trois ans :  » L’ennemi principal c’est le patron. « 

Non, il faut que ça vienne des masses.

C’est en les laissant s’exprimer qu’on arrivera à élaborer un programme.

– Vous envisagez de mener cette lutte toute votre vie?

JEAN. – Je l’espère.

COLETTE. – Notre désir c’est de faire ça toute notre vie.

Mais avec la répression, il est possible qu’on ne puisse plus vivre comme on voudrait, qu’on nous en empêche…

JEAN. – Qu’on nous empêche de quoi?

COLETTE. – D’être dans les usines.

JEAN. – De ce point de vue, on est de moins en moins libres, on ne pourra plus faire ce qu’il y a de mieux.

Mais il y en aura d’autres qui viennent par-derrière, d’autres moins connus que nous qui peuvent encore trouver une petite place et se faufiler…

COLETTE. – Nous, on commence à être brûlés…

JEAN. – II y a des camarades qui ne peuvent plus travailler en usine, alors ils font autre chose. Ils voudraient être dans les masses, lutter avec les ouvriers, les paysans, mais ils ne peuvent plus rester cinq minutes sans que la police vienne les arrêter.

– Si la situation évoluait, seriez-vous prêts à participer à des engagements violents?

JEAN. – Est-ce que je passerais à la lutte armée? Dit comme ça, si je réponds ce oui « , les gens qui voient la situation actuelle et qui vont m’entendre dire :  » Oui, je prendrais le fusil « , vont penser que je suis complètement dingue!

Ce que je peux te dire c’est qu’en Irlande, par exemple, on est passé très très vite au stade de la lutte armée.

Dans certaines conditions, oui, je le ferais.

COLETTE. – II ne faut pas nous faire dire que la lutte armée est pour demain matin.

JEAN. – Mais, ça peut venir très vite. A Sochaux, en 68, les flics ont pris le fusil les premiers et ils ont tué des ouvriers. Pas mal d’ouvriers sont rentrés chez eux prendre des fusils de chasse!

Il aurait pu y avoir affrontement, peut-être très court, peut-être un carnage, on/a parlé de lutte armée à Sochaux. La lutte armée!

On se disait que peut-être un jour on serait arrêtés, traînés dans la boue.

Et on se disait qu’on n’en serait pas capables. Et la répression! On croyait qu’on ne pourrait jamais y faire face.

Et puis quand la pratique est là, on le fait et on résiste. Il y aura d’autres épreuves.

On ne peut pas dire à l’avance : je suis prêt à résister à ça et ça, je sais que je le ferai.

On l’espère, c’est tout.

COLETTE. – On ne peut pas le garantir. On essayera.

JEAN. – On sait de toute façon que lorsqu’il faut se battre il y a toujours des franges qui ne peuvent pas passer au stade supérieur.

On a passé un stade entre Mai 68 et la période actuelle, où il faut déjà beaucoup plus de volonté et une idéologie plus ferme pour résister à la répression.

La lutte armée, ce serait encore un autre stade.

Il y aura des camarades qui flancheront et d’autres pas.

– Qu’est-ce que c’est, pour vous, la parole de Mao? On a parfois Vimpression que c’est quelque chose de religieux, une nouvelle religion.

JEAN. – Religieux? Qu’est-ce que ça veut dire religieux? Faire lutter et travailler les bommes pour quelque chose qui n’existe pas.

– Qu’il y aurait une parole, une parole révélée. Dans le cas présent, celle de Mao, à partir de quoi tout se fait et tout s »organise. Une parole qui serait la vérité indiscutable.

JEAN. – La parole de Mao n’existe pas, c’est la synthèse des idées que Mao a eues à partir de la pratique, de l’expérience de lutte du peuple chinois.

Mao dit que les idées justes ne tombent pas du ciel, et si Mao a des idées justes, elles lui viennent de la pratique sociale.

En 1927, Mao ne savait pas qu’en 1968 il y aurait la Révolution culturelle.

Il n’y a pas une vérité avec un grand V qui tombe du ciel.

Il y a une vérité qui se développe.

– N’y a-t-il pas tout de même un culte de la personnalité de Mao?

COLETTE. – J’ai réfléchi à ça : je pense qu’il ne peut pas y avoir de culte de la personnalité qui ne soit pas fondé sur quelque chose de réel.

Si le peuple chinois aime tellement le président Mao, leur dirigeant, c’est parce qu’il les a sortis d’une situation féodale d’exploitation, qu’il a mené à bien la révolution, extirpé les éléments révisionnistes et bureaucratiques qui s’infiltraient.

Il a donné tout le pouvoir au peuple en prenant des mesures pour que plus jamais les réactionnaires ne puissent à nouveau s’en emparer.

Je comprends que le peuple soit reconnaissant et qu’il aime énormément le président Mao.

– Tout de même, sur le plan culturel, il y a des choses qui pour nous sont difficiles à accepter comme démocratiques. Ce serait plutôt une sorte de dirigisme… Je ne sais pas si vous lisez certaines revues d’informations chinoises…

JEAN. – Là-dessus, on est effectivement un peu mal à l’aise
pour répondre.

Du point de vue de l’art, de la culture, on ne sait pas très bien ce qui se passe.

Les trucs stéréotypés qu’on trouve dans Pékin Informations, les portraits de Mao, ça me gêne un peu, mais ça ne m’empêche pas d’être maoïste.

ersonnellement, ça ne me gêne pas, par rapport à ce que Mao apporte dans le domaine de la libération des masses, de la liberté d’expression des griefs, de la confiance en lui-même qu’on donne au peuple.

Je crois qu’il y a rupture totale entre ce qui est l’individu, comme nous le comprenons en France, et l’homme collectif, comme on le comprend en Chine.

Je me souviens d’une histoire que j’avais lue dans Servir le peuple, sur la construction d’une usine de cirage.

On aurait demandé à des experts russes de venir construire l’usine, ça aurait peut-être pris deux ans. Au lieu de ça, ce sont les gens du lieu eux-mêmes qui l’ont construite.

Au début, ce qu’ils ont fait était tout à fait infect, inutilisable, et puis, peu à peu, ils sont parvenus à produire du cirage correct.

Ils ont appris eux-mêmes comment le fabriquer. C’était beaucoup plus enthousiasmant et ils connaissaient beaucoup mieux le travail.

Évidemment, ça n’était peut-être pas très économique, ils ont mis deux ou trois fois plus de temps, mais ils ont tous travaillé, même les plus ignorants, et maintenant ils connaissent tous le processus de fabrication du cirage dans l’usine.

Alors que si les  » docteurs « russes étaient venus faire le travail, il n’y aurait pas eu beaucoup de différence entre un ouvrier français et un ouvrier chinois.

Mao dit :  » Mieux vaut dix qui cherchent que un qui sait. « 

C’est formidable.

5 janvier 1971.

Jean a relu son entretien et écrit cet additif :

J’ai été assez surpris du nombre important de fois où nous parlons de spontanéité car je n’aime pas du tout ce mot qui est très ambigu.

Ce que nous ne voulons surtout pas dire, c’est que la révolution se fera toute seule, spontanément, que tout ce qui est spontané est révolutionnaire.

Pas du tout.

Ce que nous avons voulu montrer, et c’est peut-être pourquoi nous avons employé si souvent ce mot, c’est qu’à cause de leur situation sociale d’exploitation, les masses populaires sont révolutionnaires.

Malheureusement toutes les idées justes (révolutionnaires) sont contrecarrées plus ou moins par les idées fausses divulguées par la presse, la télé, etc.

Ce qui fait que les idées justes existent rarement toutes pures comme ça, mais en contradiction avec les idées bourgeoises, d’où les idées contradictoires de tel ouvrier, les idées confuses de tel paysan ou de tel intellectuel.

La télévision n’épargne personne.

Toutefois, au moment des luttes intenses (Mai 68, grandes grèves, manifestations), il se trouve que les idées bourgeoises (égoïsme, racisme, etc.) peuvent être balayées en un instant.

Tout cela pour dire qu’un intellectuel qui  » s’établit « , qu’un maoïste, n’a rien à apprendre aux masses.

Ce que le maoïste a à faire, en un premier temps, c’est de s’efforcer de libérer l’initiative des masses, entendons par là : l’aider à combattre les vieilles idées bourgeoises.

Comment?

En partant de ces idées peut-être confuses, mais justes, qui se trouvent dans les masses.

Dans l’entretien, nous nous sommes surtout attachés à montrer le caractère révolutionnaire des masses et nous avons laissé entendre que le seul travail du maoïste était d’être une étincelle.

A la suite de quoi tout prendrait feu… C’est un peu sommaire.

La marche du peuple vers la Révolution suit des hauts et des bas, et si de chaque expérience nous ne tirons pas des leçons, nous ferons du surplace; les maoïstes doivent donc aider les masses, doivent donc aider à tirer les leçons.

Le maoïste n’est pas seulement un catalyseur.

Il doit aussi être un organisateur.

C’est peut-être ce qui est le plus difficile.

En tout cas, c’est personnellement ce que je trouve le plus difficile.

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