La guerre d’Espagne a été un des grands événements du XXe siècle ; depuis notre pays, nous avons assisté pratiquement aux premières loges à cette grande bataille entre d’un côté les forces conservatrices et fascistes, de l’autre les forces républicaines et démocratiques.
Pour comprendre la signification de cette guerre, qui a tellement marqué les esprits, il faut saisir la nature de l’Espagne à cette époque. Ce pays a connu une histoire particulièrement tourmentée, en raison des succès de la féodalité suite à sa « découverte » de l’Amérique, et par conséquent l’absence de révolution bourgeoise démocratique comme en France.
Cette évolution contre-nature est à la base même des terribles contradictions de la société espagnole, qui aboutirent justement en la situation débouchant sur la guerre d’Espagne.
Voici comment Friedrich Engels présente la contradiction propre à l’évolution de la féodalité espagnole :
« A quel point, à la fin du XVe siècle, la féodalité est minée et rongée intérieurement par l’argent, la soif d’or qui s’empara à cette époque de l’Europe occidentale en donne une démonstration éclatante.
C’est l’or que les Portugais cherchaient sur la côte d’Afrique, aux Indes, dans tout l’Extrême-Orient ; c’est l’or le mot magique qui poussa les Espagnols à franchir l’océan Atlantique pour aller vers l’Amérique ; l’or était la première chose que demandait le Blanc, dès qu’il foulait un rivage nouvellement découvert.
Mais ce besoin de partir au loin à l’aventure, malgré les formes féodales ou à demi féodales dans lesquelles il se réalise au début, était, à sa racine déjà, incompatible avec la féodalité dont la base était l’agriculture et dont les guerres de conquête avaient essentiellement pour but l’acquisition de la terre.
De plus, la navigation était une industrie nettement bourgeoise, qui a imprimé son caractère antiféodal même à toutes les flottes de guerre modernes. »
La décadence de la féodalité et l’essor de la bourgeoisie
L’Espagne est donc une féodalité triomphante, mais cela ne saurait exister et il y a donc un capitalisme qui se développe de manière désarticulée, à travers la féodalité elle-même. Toutefois, la colonisation n’est pas la seule raison pour laquelle l’Espagne s’est empêtrée dans la féodalité.
En effet, on se souvient que la péninsule ibérique avait subi en grande partie une conquête et une domination arabo-musulmane pendant une longue période. De 711 à 1492, Al-Andalus a été un territoire dont la « reconquête » a été le grand objectif des forces féodales espagnoles qui, une fois le terrain regagné, ont systématisé une répression idéologique et culturelle massive.
L’idéologie catholique a donc triomphé en Espagne avec une profonde dimension baroque et une très vaste mobilisation des masses. La force de la réaction est telle que lorsque Ferdinand VII décéda en 1833 et que sa fille lui succéda, cela fut prétexte à un mouvement ultra-conservateur, qu’on appelle les « carlistes », qui exigea que ce soit le frère du roi, Charles (Carlos en espagnol), qui lui succède. Les carlistes se maintinrent pendant plus d’un siècle comme courant « ultra ».
L’Espagne n’a donc pas connu de révolution bourgeoise démocratique comme en France ; la tentative d’instaurer une république échoua rapidement, la première république n’existant que de février 1873 à décembre 1874.
C’est durant cette période éphémère que Friedrich Engels, dans un article intitulé La République en Espagne, présente la situation, en mars 1873 :
« Mais pour que cette lutte de classe entre bourgeoisie et prolétariat ait une issue décisive, il faut que les deux classes soient suffisamment développées dans le pays concerné, du moins dans les grandes villes.
En Espagne, ce n’est le cas que dans certaines parties du pays. La grande industrie est relativement développée en Catalogne ; en Andalousie et dans quelques autres régions prédominent la grande propriété foncière et la culture extensive — propriétaires terriens et salariés ; sur la plus grande partie du territoire, petite paysannerie dans les campagnes, artisanat et petit commerce dans les villes.
Les conditions pour une révolution prolétarienne y sont encore relativement peu développées, et c’est précisément pour cette raison qu’il y a encore énormément à faire en Espagne pour une république bourgeoise. Elle a ainsi avant tout la tâche de déblayer le théâtre pour la lutte de classe à venir.
En premier lieu, il faut dans ce but abolir l’armée et installer une milice populaire.
Géographiquement, l’Espagne est si heureusement située qu’elle ne peut être attaquée sérieusement que par un seul voisin, et cela encore que sur le front étroit des Pyrénées ; un front qui ne fait même pas un huitième de son périmètre total.
En plus, les conditions topographiques sont telles qu’elles présentent autant d’obstacles à la guerre de mouvement des grandes armées qu’elles offrent de facilités à la guerre populaire irrégulière.
Nous l’avons vu sous Napoléon qui envoya à certains moments jusqu’à 300.000 hommes en Espagne, lesquels échouèrent toujours devant la tenace résistance populaire. ; nous l’avons vu d’innombrables fois depuis et le voyons encore aujourd’hui à l’impuissance de l’armée espagnole contre les quelques bandes de carlistes dans les montagnes.
Un tel pays n’a pas de prétexte pour une armée. En même temps, depuis 1830, l’armée n’a été en Espagne que le levier de toutes les conspirations de généraux qui renversent tous les deux ou trois ans le gouvernement par une révolte militaire, pour placer de nouveaux voleurs à la place des anciens.
Dissoudre l’armée espagnole signifie libérer l’Espagne de la guerre civile. Ce serait donc la première exigence que les travailleurs espagnols auraient à poser au nouveau gouvernement.
L’armée supprimée, disparaît aussi la raison principale pour laquelle notamment les Catalans réclament une organisation fédérale de l’État.
La Catalogne révolutionnaire, pour ainsi dire la grande banlieue ouvrière de l’Espagne, a, jusqu’à maintenant, toujours été opprimée par de fortes concentrations de troupes, comme Bonaparte et Thiers opprimèrent Paris et Lyon.
C’est pourquoi les Catalans ont réclamé la division de l’Espagne en États fédéraux à administration autonome. Si l’armée disparaît, la principale raison de cette exigence disparaît ; l’autonomie pourra fondamentalement s’obtenir sans la destruction réactionnaire de l’unité nationale et sans la reproduction d’une Suisse en plus grand.
La législation financière espagnole va, du début à la fin, à l’encontre du bon sens, tant en matière de fiscalité intérieure qu’en ce qui concerne les taxes douanières. Ici, une république bourgeoise pourrait faire beaucoup.
Même remarque en ce qui concerne la confiscation de la propriété foncière de l’Église, propriété souvent confisquée, mais toujours reconstituée, et enfin avant tout en ce qui concerne les voies de communication qui nulle part ailleurs n’ont plus besoin de rénovation qu’ici.
Quelques années de république bourgeoise, calme, prépareraient en Espagne le terrain pour une révolution prolétarienne d’une manière qui devrait surprendre même les travailleurs espagnols les plus progressistes.
Au lieu de réitérer la farce sanglante de la dernière révolution, au lieu de faire des révoltes isolées, toujours faciles à réprimer, espérons que les travailleurs espagnols utiliseront la république pour s’unir plus fermement et s’organiser en vue de la révolution à venir, d’une révolution qu’ils domineront.
Le gouvernement bourgeois de la nouvelle république ne cherche qu’un prétexte pour écraser le mouvement révolutionnaire et fusiller les travailleurs, comme le firent les républicains Favre et consorts à Paris. Puissent les travailleurs espagnols ne pas leur donner ce prétexte ! »
De manière visionnaire, Friedrich Engels a vu l’importance de l’armée et son intervention systématique en faveur de la réaction, empêchant toujours l’avènement de la république bourgeoise elle-même.
La bourgeoisie, arrivant tard, craint la révolution sociale et bascule, de fait comme en Allemagne, aisément dans le camp de la réaction, fut-il féodal et clérical. C’est précisément cette situation qui est au cœur de la guerre d’Espagne.