François Mitterrand et la Ve République comme France «personnalisée»

Dans Le coup d’État permanent publié en 1964, François Mitterrand ne s’attaque pas tant au régime dans sa structure que dans sa forme impliquant une personnalisation du pouvoir. L’œuvre, écrite de manière très stylisée, condamne ainsi la tendance française à se précipiter dans les bras d’un sauveur. Voici comment cela est formulé notamment :

Ainsi va la France «personnalisée». Je connais des Français qui s’en émerveillent, qui ne sont pas choqués de voir leur Patrie réduite aux dimensions d’un homme, fût-il de belle envergure, et qui se réjouissent d’avoir renoncé à exercer pleinement leurs droits de citoyens responsables.

Ces Français-là s’ennuyaient sans de Gaulle.

Certains républicains avaient besoin de la petite excitation des crises ministérielles. Eux ont du vague à l’âme dès qu’ils sont privés du frisson que leur procure le meilleur artiste de la Télévision, le dernier des monstres sacrés. Il leur plaît de constater que Staline, Roosevelt, Kennedy et Churchill éliminés par la mort ou par la vieillesse, la France reste le seul des grands pays dirigé par un premier rôle patenté.

Serait-elle privée du général de Gaulle que la France les intéresserait moins ou plus du tout. Ils redeviendraient ce qu’ils étaient, foncièrement, naturellement inaptes à la démocratie.

L’Histoire fabriquée par les grands hommes, délimitée par les dates de batailles, l’avènement d’un roi, le mariage d’une princesse, la disgrâce d’un ministre, réveillée par un coup d’Etat, coulée dans le moule d’une dynastie, voilà comment ils l’aiment.

La lente maturation d’un peuple, l’anonymat du progrès, la lutte des classes, la vocation du plus grand nombre à éloigner de la scène les personnages qui monopolisent l’attention de leur temps avec un immuable numéro de prestidigitation, cela manque, pour leur goût, de piment.

Ils ne distinguent plus la France dans ce qui leur apparaît comme une mêlée confuse. Ils ont hâte de voir une tête dépasser le rang, et d’obéir à la vieille musique du droit divin tirée de la mythologie du moment.

L’approche est d’esprit démocratique-bourgeoise, sur un mode très exigeant et François Mitterrand n’hésite pas à qualifier le gaullisme de sorte de variété affaiblie du fascisme :

En 1958, le gaullisme, variété hybride et édulcorée du virus qui faillit naguère emporter l’Occident, avait, il faut l’admettre, de quoi rassurer les républicains. Son astuce fut d’amener ceux-ci à le considérer comme un moindre mal, danger bénin auprès du péril mortel figuré par les communistes («Jules Moch fait distribuer des armes aux milices populaires! ») et par le putsch militaire (« Si vous n’avez pas le général vous aurez les colonels!»).

D’où, finalement, une critique du régime lui-même, présenté comme une sorte de monarchie où le roi est élu dans un esprit plébiscitaire. La critique est juste, elle cogne adéquatement :

Qu’est-ce que la V e République sinon la possession du pouvoir par un seul homme dont la moindre défaillance est guettée avec une égale attention par ses adversaires et par le clan de ses amis?

Magistrature temporaire? Monarchie personnelle? Consulat à vie? pachalik? Et qui est-il, lui, de Gaulle? duce, führer, caudillo, conducator, guide? A quoi bon poser ces questions?

Les spécialistes du Droit constitutionnel eux-mêmes ont perdu pied et ne se livrent que par habitude au petit jeu des définitions.

J’appelle le régime gaulliste dictature parce que, tout compte fait, c’est à cela qu’il ressemble le plus, parce que c’est vers un renforcement continu du pouvoir personnel qu’inéluctablement il tend, parce qu’il ne dépend plus de lui de changer de cap.

Je veux bien que cette dictature s’instaure en dépit de de Gaulle.

Je veux bien, par complaisance, appeler ce dictateur d’un nom plus aimable : consul, podestat, roi sans couronne, sans chrême et sans ancêtres.

Alors, elle m’apparaît plus redoutable encore.

François Mitterrand se fait ici le héraut de toute une tradition démocratique-bourgeoise, allant du centre, de la franc-maçonnerie, aux socialistes à la Jean Jaurès. Sa base est la petite-bourgeoisie intellectuelle, mais également la bourgeoisie libérale, les syndicats, les cadres intermédiaires et les techniciens.

C’est une opposition qui cherche à se positionner uniquement contre de Gaulle comme symbole du pouvoir personnel, ayant par contre capitulé sur la nature anti-démocratique de l’entreprise en général, considérant qu’il ne serait pas possible de renverser entièrement la tendance.

La ligne du Parti Socialiste et du Parti Communiste Français se situent à partir de 1958 exactement sur cette ligne. Il s’agit simplement de contrer la dynamique réactionnaire cherchant à utiliser la Ve République. La remise en cause complète de la Ve République n’est pas considérée comme une option réalisable.

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