François Mitterrand et le rapport entre réaction et Ve République

François Mitterrand ne défend pas le régime de IVe République dans Le coup d’État permanent ; au contraire il s’en moque de manière lyrique :

« Dans une société universelle où il ne se serait rien passé, où il n’y aurait eu ni Amérique, ni Russie, ni ouvriers, ni patrons, ni colonies, ni émancipation, ni bombe atomique, ni rampe de lancement, ni monnaie, ni prix, ni air, ni eau, ni feu, notre politique eût été admirable.

On l’eût offerte en exemple au monde puisque rien ne pouvait le surprendre.

Mais de l’événement, que faire? Indochine, Tunisie, Maroc, Algérie, salaires, franc, cela bougeait, menaçait, corrompait l’équilibre le plus savant. »

Fin observateur, il n’en remarque que mieux l’alliance des deux courants réactionnaires derrière de Gaulle : celui se plaçant derrière de Gaulle dès 1940 et celui en mode « impérial » n’ayant fait un volte-face pro-Allié qu’en 1942-1943.

Il raconte une anecdote révélatrice à ce sujet.

« Je me souviens de cette nuit tragique et douce du 25 août 1944. Avec les responsables de la Résistance j’attendais à la préfecture de police les détachements avancés de la division Leclerc.

Nous étions là, par petits groupes dans les embrasures des fenêtres, qui guettions l’arrivée de nos frères victorieux. Par la coulée de la Seine, le ciel, jusqu’aux limites de l’Occident, ressemblait, étoiles d’or sur champ bleu, au manteau de Saint Louis.

Minuit sonna. J’aurais aimé qu’un symbole supplémentaire vint s’ajouter à la solennité de l’heure. Il me semblait que le cortège des grandeurs, que le cortège des douleurs venus des profondeurs de notre Histoire allaient enfin se rencontrer pour se fondre dans l’unité de notre peuple.

Il n’y avait plus de Français humiliés ni de gloire à glaner contre son propre frère. La grâce obscure des veilles héroïques pénétrait le cœur de Paris.

Soudain des coups de feu trouèrent le silence. Des adversaires invisibles achevaient leur combat. Boulevard Saint-Michel des chars «Tigre» protégeaient la retraite des derniers traînards allemands. On nous apprit que l’avant-garde alliée n’atteindrait la porte d’Orléans que le lendemain matin.

Au petit jour comme je rentrais chez les amis qui m’hébergeaient, je croisai, rue Danton, un ancien camarade de la Sorbonne qui vint vers moi.

Lui aussi avait vécu, éveillé, cette nuit de la Libération. Lui aussi avait rêvé aux riches heures du destin français.

Mais quand je lui dis : «De Gaulle arrivera demain», son visage se ferma. Il me répondit seulement : «Demain, la dissidence de 1940 liquidera l’Empire.»

Et voilà cependant que, quatorze ans plus tard, les deux factions rivales découvraient que leur commune haine de la République était plus forte et plus vivace que les rancœurs de leur longue querelle.

Sans doute chacun des conjurés nourrissait-il l’espoir d’écarter l’autre du bénéfice de la victoire. Sans doute lorsque l’heure en viendra, le règlement de comptes un moment délaissé pour l’entreprise séditieuse s’achèvera-t-il inexpiablement.

Mais comment oublier qu’à l’heure où la République était à leur merci, taisant aussi bien leurs souvenirs que leurs ambitions, ils se sont engagés du même pas sur le petit bout de chemin qui mène au coup d’Etat? »

Seulement, cette dénonciation de la réaction va se muer en critique de de Gaulle seulement. Car François Mitterrand croit en la neutralité de l’État et même, s’il devient socialiste par la suite, c’est pour protéger, finalement, l’État d’influences extérieures trop marquées.

François Mitterrand dit ainsi, de manière fort juste :

« En remplaçant la représentation nationale par l’infaillibilité du chef, le général de Gaulle concentre sur lui l’intérêt, la curiosité, les passions de la nation et dépolitise le reste. »

On peut très bien y voir une dénonciation de la Ve République en général, ce qui serait juste. Le présidentialisme personnalise et dépolitise. Seulement, porté lui-même par l’impérialisme français, François Mitterrand ne pouvait que réduire la dimension réactionnaire à de Gaulle.

Il faut pour bien cerner cela lire la citation dans son ensemble, où François Mitterrand dénonce une technocratie d’État tolérant de Gaulle – il ne voit pas l’État comme un bloc, mais un objet neutre victime de projections autoritaires.

« Au sein de l’administration il [=le technocrate] connaît ses plus belles heures. La camaraderie de promotion préférée à l’esprit d’obéissance, un réseau d’ambitions toutes neuves enserre la vie nationale.

Une affaire que ne parviennent pas à régler entre eux les ministres ou les super-préfets, leurs chefs de cabinet, s’ils proviennent de l’E.N.A., la résolvent au téléphone.

La technocratie administrative s’est ralliée à la victoire gaulliste mais ne s’est ralliée qu’à la victoire. Elle supporte, elle subit, elle accepte, elle exécute, elle profite mais elle n’aime pas.

Ce qu’elle aime, c’est l’Etat, un Etat-symbole dont elle assume la fonction. En quête de l’Etat elle se figure qu’aux lieu et place des hommes et des partis politiques qui se querellent et s’annulent, du Parlement qui se soumet, des complots qui se trament, elle seule représente l’absent. Elle est comme le régent d’un royaume dont l’héritier mineur ne grandira jamais. Gardienne d’un principe, elle ne prépare l’avènement de personne.

Et peu à peu elle s’invente un monde imaginaire où les individus sont contribuables, automobilistes, piétons, assujettis à la Sécurité sociale, usagers du métro, visiteurs de musée ou de zoo, jamais citoyens responsables, où le peuple n’est que la toile de fond d’une scène sur laquelle parlent et bougent, meneurs de jeu, les initiés.

Pour l’heure, le gaullisme, qui ne l’a pas séduite, lui convient.

En substituant l’infaillibilité du chef à la responsabilité de la représentation nationale, le général de Gaulle concentre sur lui l’intérêt, la curiosité, les passions de la Nation et dépolitise le reste.

Or, la technocratie administrative déteste et jalouse la politique, vierge folle qui court et musarde hors du logis, tandis qu’elle, vierge sage, tient la maison. »

Cette réduction des défauts de la Ve République à de Gaulle va être d’autant plus fort que le gaullisme va mettre en place à partir de 1960 le Service d’Action Civique (SAC), avec un mélange de gaullistes, de truands, d’agents des services et de policiers, etc.

Les « barbouzes » agissent au service du gaullisme en maniant le chantage, le trafic de drogues l’extorsion de fond, le vol, le trafic d’armes le blanchiment d’argent sale, même le meurtre, etc., en étant souvent couverts par la police voire les services secrets, etc.

Combattre le gaullisme devient alors une priorité et l’analyse concrète du régime disparaît alors, avec une soumission à cette forme parfaitement en phase avec la nature de l’impérialisme français.

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