François Mitterrand publia en 1964 un ouvrage intitulé Le coup d’État permanent, qui dénonçait vigoureusement le gaullisme comme système politique utilisant le régime pour pratiquer une dictature masquée.
Voici comment il raconte le coup de force de de Gaulle pour amener l’élection présidentielle à passer par le suffrage universel :
Le déroulement de cette querelle vaut d’être conté : il montrera jusqu’où va la corruption du système. En juin 1962 le bruit se répandit dans les milieux politiques que le général de Gaulle songeait à obtenir du peuple qu’il décidât qu’à l’avenir l’élection du président de la République se fît au suffrage universel. On murmurait en même temps qu’en dépit des dispositions constitutionnelles en vigueur le chef de l’Etat s’adresserait directement à la Nation en ignorant le Parlement.
Certaines personnalités s’émurent de cette dernière information. M. Paul Reynaud se rendit chez le Premier Ministre et en revint rassuré au point de déclarer à la presse qu’il savait de source sûre «qu’il n’y aurait pas de viol de la Constitution». Le président du Conseil constitutionnel, M. Léon Noël, interrogé par M. Monnerville, opina dans le même sens.
Et au Sénat, lors d’un débat sur ce sujet, le secrétaire d’Etat, M. Dumas, qui représentait le gouvernement, jura ses grands dieux qu’il n’était pas question d’une révision et que si par extraordinaire le président de la République était amené à prendre une initiative en la matière ce ne serait, évidemment et par définition, que dans l’observance la plus stricte de la Constitution. L’alerte passée, le Parlement respira.
Puis il y eut l’attentat du Petit-Clamart [contre de Gaulle]. Et l’offensive présidentielle se précisa. Fin septembre, un projet de loi portant révision de l’article 6 qui concerne les conditions d’élection du président de la République fut communiqué pour information au Conseil constitutionnel.
Mais l’examen du texte horrifia si fort nos conseillers suprêmes que, par un réflexe inattendu, ils cherchèrent d’abord refuge du côté de la dignité. Un mémorable 2 octobre fut leur jour de gloire et de misère. Prêts, le matin, à mourir pour la loi ils votèrent par 7 voix contre 4 un avis qui condamnait la procédure envisagée et qui récusait à l’avance la validité de la consultation populaire.
Puis ils suspendirent leur séance pour permettre à M. Léon Noël d’exposer leurs motifs au général de Gaulle. Las! Un quart d’heure plus tard le téméraire président, livide, l’oreille basse, rapportait à ses collègues que le chef de l’Etat s’était, pour tout potage, contenté de formuler en trois mots une assez peu flatteuse appréciation sur leur haute assemblée aussi bien que sur la qualité de leurs travaux.
Le plus haut magistère de la Ve République ne se le fit pas dire deux fois, leva la barricade et partit se coucher. Le référendum eut lieu le 28 octobre et par près de 65 % des suffrages le général de Gaulle obtint gain de cause.
Aussitôt le président du Sénat, usant du droit que lui confère l’article 61, déféra au Conseil constitutionnel et avant sa promulgation la loi référendaire, afin que cette loi fût déclarée non conforme à la Constitution. Derechef le Conseil se réunit.
Mais cette fois-ci, toujours par 7 voix contre 4 et M. Michard-Pélissier gardien prototype de la loi étant rapporteur, il revint, toute honte bue, sur son avis du 2 octobre (avec d’autant plus de sérénité que cet avis n’a jamais été publié et n’est pas près de l’être – à moins que l’analyse que j’en donne ici n’oblige ses auteurs ou à démentir mon propos, ou, par leur silence, à le confirmer).
Vient à l’esprit le mot de Chateaubriand : «Il y a des temps où l’on ne doit dépenser le mépris qu’avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux.»
Et concluons avec M. Monnerville : «Si le Conseil constitutionnel n’a pas compétence pour apprécier une violation si patente et si grave de la Constitution, qui l’aura dans notre pays? En se déclarant incompétent, dans une conjoncture capitale pour l’avenir des institutions républicaines, il vient de se suicider.»
François Mitterrand fut alors la principale figure dénonçant la collusion complète de tous les niveaux de l’appareil d’État avec le gaullisme. Il n’y avait plus aucun espace pour une opposition quelconque.
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