On aura compris que Georges Bernanos a poursuivi une carrière hautement incohérente, avec d’un côté une exigence qui aura persisté, de l’autre un positionnement particulièrement changeant, témoignant de sa quête d’un contenu qu’il ne parvenait pas à trouver.
C’est cela qui explique que, par exemple dans Scandale de la vérité, il puisse affirmer :
« Des hommes comme Drumont ou Péguy n’ont rien de commun avec ce qu’on appelle aujourd’hui les gens de droite. »
Dire cela, c’est à la fois faux car tant Edouard Drumont que Charles Péguy relève de la droite, au sens qu’ils ne font pas partie ni du mouvement ouvrier, ni des républicains, et vrai au sens où ces deux auteurs préfigurent l’idéalisme fasciste et son anticapitalisme romantique.
Georges Bernanos, de fait, a échoué à être un fasciste dans son époque, car il correspondait au fascisme français, qui n’a pas pu émerger directement en raison de la mortalité de la première guerre mondiale, s’affirmant par conséquent dans un foisonnement incessant durant les années 1920-1930 (de Georges Valois aux planistes, etc.).
S’il rompt d’ailleurs avec l’Action française, cela ne l’empêcha pas, dans les années 1920, de tenir des conférences pour elle. Il fait partie de l’intelligentsia catholique et monarchiste et par cette raison même, il représente une sorte de fascisme spiritualiste tentant de préfigurer un idéalisme pour la suite, avec la dénonciation des robots, du monde moderne, etc.
En cela, il est Français et il ne s’est jamais départi d’un nationalisme français de type racialiste, tout en relativisant la prédominance d’une « race » sur une autre, au nom de la nation justement.
Au début de l’année 1942, dans Race contre nation, il dit ainsi au sujet de la seconde guerre mondiale :
« La guerre actuelle m’apparaît de plus en plus comme une guerre des races contre les nations.
Je ne méprise nullement l’idée de race, je me garderais plus encore de la nier. Le tort du racisme n’est pas d’affirmer l’inégalité des races, aussi évidente que celle des individus, c’est de donner à cette inégalité un caractère absolu, de lui subordonner la morale elle-même, au point de prétendre opposer celle des maîtres à celle des esclaves.
S’il existe une morale des maîtres, elle ne saurait se distinguer de l’autre que par l’étendue et la sévérité de ses exigences, mais l’esprit public est tombé si bas, même chez les chrétiens, que le mot de maître évoque instantanément l’idée de sujétion, non de protection. »
On reconnaît le romantisme catholique qui voit en le maître un « protecteur », conformément à la lecture totalement idéalisée du moyen-âge.
On reconnaît l’exigence du spiritualisme qui transcende même les préjugés raciaux : c’était là une « faiblesse » dans la dynamique du fascisme catholique par rapport au fanatisme des fascismes ouvertement racistes, racialistes.
Et ce spiritualisme est toujours, chez Georges Bernanos, national. C’est d’ailleurs cela qui empêche Georges Bernanos de passer au marxisme. Il attribue aux nations non pas des caractéristiques psychologiques faisant partie d’une humanité s’unifiant, mais des propriétés intrinsèques, comme dans cette La lettre aux Anglais datant de la seconde guerre mondiale :
« Anglais, vous êtes un peuple de navigateurs, de commerçants. Nous sommes un peuple de paysans, nous sommes, pour reprendre le mot de Péguy, une paysannerie militaire (…).
L’avènement de l’Ordre capitaliste, la dictature de l’économique, a été pour nous un coup très rude. »
C’était nécessaire, parce que Georges Bernanos avait besoin du moyen-âge pour son anticapitalisme, tout comme du catholicisme pour son spiritualisme. La véritable France ne pouvait donc qu’être paysanne par conséquent, opposée à la modernité dans sa substance même.
Ce qui fait qu’en 1944-1945, Georges Bernanos espère un avènement littéralement fasciste de la Résistance, en quoi déjà depuis l’émergence de Charles de Gaulle. Dès décembre 1942, Georges Bernanos titre un passage du Chemin de la Croix-des-Âmes :
« Il ne faut plus que la France se rendorme »
Les titres des articles de cette époque de Georges Bernanos sont révélateurs de cet idéalisme :
« Français, ô Français, si vous saviez ce que le monde attend de vous ! »
« Dans un monde malade où triomphe l’homme-robot, la France donnera-t-elle le signal de l’insurrection de l’esprit ? »
« Face au totalitarisme marxiste et à ses valets les intellectuels-de-masse, nous sommes décidés à ne pas sacrifier l’homme »
Dans ce dernier article, il commence en disant :
« La contre-civilisation de la matière ne peut plus trouver son salut que dans le marxisme.
Ou, pour mieux dire, un salut provisoire, un sursis. Car le marxisme n’est que son avant-dernière expérience. La dernière sera la bombe atomique. »
L’article intitulé
« La civilisation des machines a produit l’Etat-robot qui broie les classes et les hommes »
se conclut par :
« La classe ouvrière croit se servir de l’Etat-robot, alors qu’elle s’y asservit et nous y asservit avec elle. Il ne s’agit plus de s’attendrir sur le monde, mais de le sauver. »
En Juin 1944, dans Le génie de la liberté, qu’on retrouve dans Chemin de la Croix-des-Âmes, Georges Bernanos interprète la Résistance française avec le même regarde mystique que les collaborateurs regardaient le régime pétainiste.
« Depuis quatre ans, j’ai souhaité plus d’une fois me rapprocher de ceux qui, en Angleterre ou en Afrique, maintenaient l’honneur, le prestige et l’autorité de la France (…).
Nous devons cette fidélité, non pas seulement à notre pays, mais à des millions d’hommes épars sur toute la terre, et pour lesquels la Résistance française n’est pas seulement un chapitre plus ou moins émouvant de ce qu’on appelle la guerre des démocraties, mais un phénomène indépendant, dont les conséquences se développeront tôt ou tard sur un autre plan de l’Histoire.
On pourrait dire sans exagération que ce n’est pas la guerre des démocraties qui donne un sens à la Résistance française, mais plutôt que la Résistance française donne un sens à la guerre des démocraties.
Ce que j’écris ici avec assurance paraîtra demain évident à tout le monde, amis ou ennemis. Certes, il y a d’autres résistances que la Résistance française, il y a beaucoup d’autres martyrs que les nôtres.
Mais, si honorables qu’elles soient, les résistances polonaise, tchèque, norvégienne, serbe ou grecque n’inspirent que de l’admiration. Elles sont des faits de guerre, qui prendront fin avec la guerre elle-même.
Au lieu que la Résistance française remplit des millions de coeurs d’une espérance presque religieuse, d’une sorte de pressentiment sacré (…).
Des millions d’hommes disaient : « La Résistance française », et leurs coeurs répondaient en écho : « La Révolution française ». (…).
La Résistance française n’est pas la Révolution française, elle l’annonce. Elle fait mieux que de l’annoncer, elle la rend possible et nécessaire. Elle réunit toutes ses forces pour tenir ouvertes les colossales portes de bronze par où va s’élancer bientôt, casque en tête et torche en main, le Génie de la Liberté. »
C’était évidemment absurde et dès juillet, Georges Bernanos déchante. Il explique que la Résistance aurait été, comme 1789, une possibilité d’unir tous les Français, 1789 ayant été selon lui un mouvement historique « d’inspiration religieuse »… Niant ainsi totalement les faits :
« 89, c’est Péguy, 93, c’est Maurras ou Lénine. »
Georges Bernanos aura été romantique jusqu’au bout, et en même temps un petit-bourgeois jusqu’au bout, incapable d’assumer le principe de transformation, de victoire des exigences, au nom d’une posture de rejet spiritualiste.