LE
LION AMOUREUX
[Ésope]
A MADEMOISELLE DE SÉVIGNÉ
Sévigné,
de qui les attraits
Servent aux Grâces de modèle,
Et qui
naquîtes toute belle,
A votre indifférence près,
Pourriez-vous
être favorable
Aux jeux innocents d’une fable,
Et voir, sans
vous épouvanter,
Un Lion qu’Amour sut dompter?
Amour est un
étrange maître.
Heureux qui peut ne le connaître
Que par
récit, lui ni ses coups!
Quand on en parle devant vous,
Si la
vérité vous offense,
La fable au moins se peut souffrir
Celle-ci
prend bien l’assurance
De venir à vos pieds s’offrir,
Par zèle
et par reconnaissance.
Du temps que les bêtes parlaient,
Les
Lions entre autres voulaient
Être admis dans notre
alliance.
Pourquoi non? puisque leur engeance
Valait la nôtre
en ce temps-là,
Ayant courage, intelligence,
Et belle heure
outre cela.
Voici comment il en alla:
Un Lion de haut
parentage,
En passant par un certain pré,
Rencontra bergère à
son gré:
Il la demande en mariage.
Le père aurait fort
souhaité
Quelque gendre un peu moins terrible.
La donner lui
semblait bien dur;
La refuser n’était pas sûr;
Même un refus
eût fait, possible,
Qu’on eut vu quelque beau matin
Un mariage
clandestin;
Car outre qu’en toute manière
La belle était pour
les gens fiers,
Fille se coiffe volontiers
D’amoureux à longue
crinière.
Le père donc ouvertement
N’osant renvoyer notre
amant,
Lui dit: « Ma fille est délicate;
Vos griffes la
pourront blesser
Quand vous voudrez la caresser.
Permettez donc
qu’à chaque patte
On vous les rogne; et pour les dents,
Qu’on
vous les lime en même temps:
Vos baisers en seront moins
rudes,
Et pour vous plus délicieux;
Car ma fille y répondra
mieux,
Étant sans ces inquiétudes.»
Le Lion consent à
cela,
Tant son âme était aveuglée!
Sans dents ni griffes le
voilà,
Comme place démantelée.
On lâcha sur lui quelques
chiens:
Il fit fort peu de résistance.
Amour, Amour, quand tu
nous tiens
On peut bien dire: « Adieu prudence!»
II
LE
BERGER ET LA MER
[Ésope]
Du
rapport d’un troupeau, dont il vivait sans soins,
Se contenta
longtemps un voisin d’Amphitrite:
Si sa fortune était
petite,
Elle était sûre tout au moins.
A la fin, les trésors
déchargés sur la plage
Le tentèrent si bien qu’il vendit son
troupeau,
Trafiqua de l’argent, le mit entier sur l’eau.
Cet
argent périt par naufrage.
Son maître fut réduit à garder les
brebis,
Non plus berger en chef comme il était jadis,
Quand
ses propres moutons paissaient sur le rivage:
Celui qui s’était
vu Coridon ou Tircis
Fut Pierrot, et rien davantage.
Au bout de
quelque temps il fit quelques profits,
Racheta des bêtes à
laine;
Et comme un jour les vents, retenant leur
haleine,
Laissaient paisiblement aborder les vaisseaux:
« Vous
voulez de l’argent, à Mesdames les Eaux,
Dit-il; adressez-vous,
je vous prie, à quelque autre:
Ma foi! vous n’aurez pas le
nôtre.»
Ceci n’est pas un conte à plaisir inventé.
Je me
sers de la vérité
Pour montrer, par expérience,
Qu’un sou,
quand il est assuré,
Vaut mieux que cinq en espérance;
Qu’il
se faut contenter de sa condition;
Qu’aux conseils de la mer et de
l’ambition
Nous devons fermer les oreilles.
Pour un qui s’en
louera, dix mille s’en plaindront.
La mer promet monts et
merveilles:
Fiez-vous-y; les vents et les voleurs viendront.
III
LA
MOUCHE ET LA FOURMI
[Phèdre]
La
Mouche et la Fourmi contestaient de leur prix,
« O Jupiter! dit
la première,
Faut-il que l’amour-propre aveugle les esprits
D’une
si terrible manière,
Qu’un vil et rampant animal
A la fille de
l’air ose se dire égal!
Je hante les palais, je m’assieds à ta
table:
Si l’on t’immole un boeuf, j’en goûte devant toi;
Pendant
que celle-ci, chétive et misérable,
Vit trois jours d’un fétu
qu’elle a traîné chez soi.
Mais, ma mignonne, dites-moi,
Vous
campez-vous jamais sur la tête d’un roi,
D’un empereur, ou d’une
belle?
Je le fais; et je baise un beau sein quand je veux;
Je
me joue entre des cheveux;
Je rehausse d’un teint la blancheur
naturelle;
Et la dernière main que met à sa beauté
Une femme
allant en conquête,
C’est un ajustement des mouches
emprunté.
Puis allez-moi rompre la tête
De vos greniers! –
Avez-vous dit?
Lui répliqua la ménagère.
Vous hantez les
palais; mais on vous y maudit.
Et quand à goûter la première
De
ce qu’on sert devant les Dieux,
Croyez-vous qu’il en vaille
mieux?
Si vous entrez partout, aussi font les profanes.
Sur la
tête des roi et sur celle des ânes
Vous allez vous planter, je
n’en disconviens pas;
Et je sais que d’un prompt trépas
Cette
importunité bien souvent est punie.
Certain ajustement,
dites-vous, rend jolie;
J’en conviens; il est noir ainsi que vous
et moi.
Je veux qu’il ait nom mouche: est-ce un sujet
pourquoi
Vous fassiez sonner vos mérites?
Nomme-t-on pas aussi
mouches les parasites?
Cessez donc de tenir un langage si
vain:
N’ayez plus ces hautes pensées,
Les mouches de cour sont
chassées;
Les mouchards sont pendus; et vous mourrez de faim
De
froid, de langueur, de misère,
Quand Phébus régnera sur un
autre hémisphère.
Alors je jouirai du fruit de mes travaux:
Je
n’irai, par monts ni par vaux,
M’exposer au vent, à la pluie;
Je
vivrai sans mélancolie:
Le soin que j’aurai pris de soin
m’exemptera.
Je vous enseignerai par là
Ce que c’est qu’une
fausse ou véritable gloire.
Adieu: je perds le temps; laissez-moi
travailler;
Ni mon grenier, ni mon armoire
Ne se remplit à
babiller.»
IV
LE
JARDINIER ET SON SEIGNEUR
[Camerarius]
Un
amateur du jardinage,
Demi-bourgeois, demi-manant,
Possédait
en certain village
Un jardin assez propre, et le clos attenant.
Il
avait de plant vif fermé cette étendue.
Là croissait à plaisir
l’oseille et la laitue,
De quoi faire à Margot pour sa fête un
bouquet,
Peu de jasmin d’Espagne, et force serpolet,
Cette
félicité par un lièvre troublée
Fit qu’au Seigneur du bourg
notre homme se plaignit.
« Ce maudit animal vient prendre sa
goulée
Soir et matin, dit-il, et des pièges se rit
Les
pierres, les bâtons y perdent leur crédit:
Il est sorcier, je
crois. – Sorcier? je l’en défie,
Repartit le Seigneur: fût-il
diable, Miraut,
En dépit de ses tours, l’attrapera bientôt.
Je
vous en déferai, bon homme, sur ma vie.
– Et quand? – Et dès
demain, sans tarder plus longtemps.»
La partie ainsi faite, il
vient avec ses gens.
« Ça, déjeunons, dit-il: vos poulets
sont-ils tendres?
La fille du logis, qu’on vous voie,
approchez:
Quand la marierons-nous? quand aurons-nous des
gendres?
Bon homme, c’est ce coup qu’il faut, vous
m’entendez,
Qu’il faut fouiller à l’escarcelle.»
Disant ces
mots, il fait connaissance avec elle,
Auprès de lui la fait
asseoir,
Prend une main, un bras, lève un coin du
mouchoir,
Toutes sottises dont la belle
Se défend avec grand
respect:
Tant qu’au père à la fin cela devient
suspect,
Cependant on fricasse, on se rue en cuisine.
« De
quand sont vos jambons? ils ont fort bonne mine.
– Monsieur, ils
sont à vous. – Vraiment, dit le Seigneur,
Je les reçois, et de
bon coeur.»
Il déjeune très-bien; aussi fait sa
famille,
Chiens, chevaux, et valets, tous gens bien endettés:
Il
commande chez l’hôte, y prend des libertés,
Boit son vin,
caresse sa fille.
L’embarras des chasseurs succède au
déjeuné.
Chacun s’anime et se prépare:
Les trompes et les
cors font un tel tintamarre
Que le bon homme est étonné.
Le
pis fut que l’on mit en piteux équipage
Le pauvre potager: adieu
planches, carreaux;
Adieu chicorée et poireaux;
Adieu de quoi
mettre au potage.
Le lièvre était gîté dessous un maître
chou,
On le quête; on le lance: il s’enfuit par un trou,
Non
pas trou, mais trouée, horrible et large plaie
Que l’on fit à la
pauvre haie
Par ordre du Seigneur; car il eût été mal
Qu’on
n’eût pu du jardin sortir tout à cheval.
Le bon homme disait: «
Ce sont là jeux de prince.»
Mais on le laissait dire; et les
chiens et les gens
Firent plus de dégât en une heure de
temps
Que n’en auraient fait en cent ans
Tous les lièvres de
la province.
Petits princes, videz vos débats entre vous:
De
recourir aux rois vous seriez de grands fous.
Il ne les faut
jamais engager dans vos guerres,
Ni les faire entrer sur vos
terres.
V
L’ÂNE
ET LE PETIT CHIEN
[Ésope]
Ne
forçons point notre talent,
Nous ne ferions rien avec
grâce:
Jamais un lourdaud, quoi qu’il fasse,
Ne saurait passer
pour galant.
Peu de gens, que le ciel chérit et gratifie,
Ont
le don d’agréer infus avec la vie.
C’est un point qu’il leur faut
laisser,
Et ne pas ressembler à l’Âne de la fable,
Qui pour
se rendre plus aimable
Et plus cher à son maître, alla le
caresser.
« Comment? disait-il en son âme,
Ce Chien, parce
qu’il est mignon,
Vivra de pair à compagnon
Avec Monsieur,
avec Madame;
Et j’aurai des coups de bâton?
Que fait-il? il
donne la patte;
Puis aussitôt il est baisé:
S’il en faut
faire autant afin que l’on me flatte,
Cela n’est pas bien
malaisé.»
Dans cette admirable pensée,
Voyant son maître en
joie, il s’en vient lourdement,
Lève une corne toute usée,
La
lui porte au menton fort amoureusement,
Non sans accompagner, pour
plus grand ornement,
De son chant gracieux cette action hardie.
«
Oh! Oh! quelle caresse! et quelle mélodie!
Dit le maître
aussitôt. Ho]à, Martin-bâton!»
Martin-bâton accourt: l’Ane
change de ton.
Ainsi finit la comédie.
VI
LE
COMBAT DES RATS ET DES BELETTES
[Phèdre]
La
nation des Belettes,
Non plus que celle des Chats,
Ne veut
aucun bien aux Rats;
Et sans les portes étrètes
De leurs
habitations,
L’animal à longue échine
En ferait, je
m’imagine,
De grandes destructions.
Or une certaine année
Qu’il
en était à foison,
Leur roi, nommé Ratapon,
Mit en campagne
une armée.
Les Belettes, de leur part,
Déployèrent
l’étendard.
Si l’on croit la renommée,
La victoire
balança:
Plus d’un guéret s’engraissa
Du sang de plus d’une
bande.
Mais la perte la plus grande
Tomba presque en tous
endroits
Sur le peuple souriquais.
Sa déroute fut
entière,
Quoi que pût faire Artarpax,
Psicarpax,
Méridarpax,
Qui, tout couverts de poussière,
Soutinrent assez
longtemps
Les efforts des combattants.
Leur résistance fut
vaine;
Il fallut céder au sort:
Chacun s’enfuit au plus
fort,
Tant soldat que capitaine.
Les princes périrent tous.
La
racaille, dans des trous
Trouvant sa retraite prête,
Se sauva
sans grand travail;
Mais les seigneurs sur leur tête
Ayant
chacun un plumail,
Des cornes ou des aigrettes,
Soit comme
marques d’honneur,
Soit afin que les Belettes
En conçussent
plus de peur,
Cela causa leur malheur.
Trou, ni fente, ni
crevasse
Ne fut large assez pour eux;
Au lieu que la
populace
Entrait dans les moindres creux.
La principale
jonchée
Fut donc des principaux Rats.
Une tête
empanachée
N’est pas petit embarras.
Le trop superbe
équipage
Peut souvent en un passage
Causer du retardement.
Les
petits, en toute affaire,
Esquivent fort aisément:
Les grands
ne le peuvent faire.
VII
LE
SINGE ET LE DAUPHIN
[Ésope]
C’était
chez les Grecs un usage
Que sur la mer tous voyageurs
Menaient
avec eux en voyage
Singes et chiens de bateleurs.
Un navire en
cet équipage
Non loin d’Athènes fit naufrage.
Sans les
dauphins tout eût péri.
Cet animal est fort ami
De notre
espèce: en son histoire
Pline le dit; il le faut croire.
Il
sauva donc tout ce qu’il put.
Même un Singe en cette
occurrence,
Profitant de la ressemblance,
Lui pensa devoir son
salut:
Un Dauphin le prit pour un homme,
Et sur son dos le fit
asseoir
Si gravement qu’on eût cru voir
Ce chanteur que tant
on renomme.
Le Dauphin l’allait mettre à bord,
Quand, par
hasard, il lui demande:
« Êtes-vous d’Athènes la grande?
–
Oui, dit l’autre; on m’y connaît fort:
S’il vous y survient
quelque affaire,
Employez-moi; car mes parents
Y tiennent tous
les premiers rangs:
Un mien cousin est juge maire.»
Le Dauphin
dit: « Bien grand merci;
Et Le Pirée a part aussi
A l’honneur
de votre présence?
Vous le voyez souvent, je pense?
– Tous les
jours: il est mon ami;
C’est une vieille connaissance.»
Notre
magot prit, pour ce coup,
Le nom d’un port pour un nom d’homme.
De
telles gens il est beaucoup
Qui prendraient Vaugirard pour
Rome,
Et qui, caquetant au plus dru,
Parlent de tout, et n’ont
rien vu.
Le Dauphin rit, tourne la tête,
Et le magot
considéré,
Il s’aperçoit qu’il n’a tiré
Du fond des eaux
rien qu’une bête.
Il l’y replonge, et va trouver
Quelque homme
afin de le sauver.
VIII
L’HOMME
ET L’IDOLE DE BOIS
[Ésope]
Certain
Païen chez lui gardait un Dieu de bois,
De ces dieux qui sont
sourds, bien qu’ayant des oreilles:
Le Païen cependant s’en
promettait merveilles.
Il lui coûtait autant que trois:
Ce
n’étaient que voeux et qu’offrandes,
Sacrifices de boeufs
couronnés de guirlandes.
Jamais idole, quel qu’il fût,
N’avait
eu cuisine si grasse,
Sans que pour tout ce culte à son hôte il
échut
Succession, trésor, gain au jeu, nulle grâce.
Bien
plus, si pour un sou d’orage en quelque endroit
S’amassait d’une
ou d’autre sorte,
L’Homme en avait sa part; et sa bourse en
souffrait:
La pitance du Dieu n’en était pas moins forte.
A la
fin, se fâchant de n’en obtenir rien,
Il vous prend un levier,
met en pièces l’Idole,
Le trouve rempli d’or. « Quand je t’ai
fait du bien,
M’as-tu valu, dit-il, seulement une obole?
Va,
sors de mon logis, cherche d’autres autels
Tu ressembles aux
naturels
Malheureux, grossiers et stupides:
On n’en peut rien
tirer qu’avec le bâton.
Plus je te remplissais, plus mes mains
étaient vides
J’ai bien fait de changer de ton.»
IX
LE
GEAI PARÉ DES PLUMES DU PAON
[Phèdre]
Un
Paon muait: un Geai prit son plumage;
Puis après se
l’accommoda;
Puis parmi d’autres Paons tout fier se
pavana,
Croyant être un beau personnage.
Quelqu’un le
reconnut: il se vit bafoué,
Berné, sifflé, moqué, joué,
Et
par Messieurs les Paons plumé d’étrange sorte;
Même vers ses
pareils s’étant réfugié,
Il fut par eux mis à la porte.
Il
est assez de geais à deux pieds comme lui,
Qui se parent souvent
des dépouilles d’autrui,
Et que l’on nomme plagiaires.
Je m’en
tais, et ne veux leur causer nul ennui:
Ce ne sont pas là mes
affaires.
X
LE
CHAMEAU ET LES BÂTONS FLOTTANTS
[Ésope]
Le
premier qui vit un Chameau
S’enfuit à cet objet nouveau;
Le
second approcha; le troisième osa faire
Un licou pour le
Dromadaire.
L’accoutumance ainsi nous rend tout familier:
Ce
qui nous paraissait terrible et singulier
S’apprivoise avec notre
vue
Quand ce vient à la continue.
Et puisque nous voici tombés
sur ce sujet,
On avait mis des gens au guet,
Qui voyant sur les
eaux de loin certain objet,
Ne purent s’empêcher de dire
Que
c’était un puissant navire.
Quelques moments après, l’objet
devint brûlot,
Et puis nacelle, et puis ballot,
Enfin bâtons
flottants sur l’onde.
J’en sais beaucoup de par le monde
A qui
ceci conviendrait bien:
De loin, c’est quelque chose; et de près,
ce n’est rien.
XI
LA
GRENOUILLE ET LE RAT
[Ésope]
Tel,
comme dit Merlin, puisse enseigner autrui,
Qui souvent s’enseigne
soi-même.
J’ai regret que ce mot soit trop vieux aujourd’hui:
Il
m’a toujours semblé d’une énergie extrême.
Mais afin d’en venir
au dessein que j’ai pris,
Un Rat plein d’embonpoint, gras et des
mieux nourris,
Et qui ne connaissait! avent ni le carême,
Sur
le bord d’un marais égayait ses esprits.
Une Grenouille approche,
et lui dit en sa langue:
« Venez me voir chez moi; je vous ferai
festin.»
Messire Rat promit soudain:
Il n’était pas besoin de
plus longue harangue.
Elle allégua pourtant les délices du
bain,
La curiosité, le plaisir du voyage,
Cent raretés à
voir le long du marécage:
Un jour il conterait à ses
petits-enfants
Les beautés de ces lieux, les moeurs des
habitants,
Et le gouvernement de la chose publique
Aquatique.
Un
point, sans plus, tenait le galand empêché:
Il nageait quelque
peu, mais il fallait de l’aide.
La Grenouille à cela trouve un
très-bon remède:
Le Rat à son pied par la patte attaché;
Un
brin de jonc en fit l’affaire.
Dans le marais entrés, notre bonne
commère
S’efforce de tirer son hôte au fond de l’eau,
Contre
le droit des gens, contre la foi jurée;
Prétend qu’elle en fera
gorge-chaude et curée;
C’était, à son avis, un excellent
morceau.
Déjà dans son esprit la galande le croque.
Il
atteste les Dieux; la perfide s’en moque;
Il résiste; elle tire.
En ce combat nouveau,
Un Milan, qui dans l’air planait, faisait la
ronde,
Voit d’en haut le pauvret se débattant sur l’onde.
Il
fond dessus, l’enlève, et par même moyen
La Grenouille et le
lien.
Tout en fut: tant et si bien,
Que de cette double
proie
L’oiseau se donne au coeur joie,
Ayant de cette façon
A
souper chair et poisson.
La ruse la mieux ourdie
Peut nuire à
son inventeur;
Et souvent la perfidie
Retourne sur son auteur.
XII
TRIBUT
ENVOYÉ PAR LES ANIMAUX À ALEXANDRE
[Cousin]
Une
fable avait cours parmi l’antiquité,
Et la raison ne m’en est pas
connue.
Que le lecteur en tire une moralité;
Voici la fable
toute nue:
La renommée ayant dit en cent lieux
Qu’un fils de
Jupiter, un certain Alexandre,
Ne voulant rien laisser de libre
sous les cieux,
Commandait que, sans plus attendre,
Tout peuple
à ses pieds s’allât rendre,
Quadrupèdes, humains, éléphants,
vermisseaux,
Les républiques des oiseaux;
La Déesse aux cent
bouches, dis-je,
Ayant mis partout la terreur
En publiant
l’édit du nouvel empereur,
Les Animaux, et toute espèce lige
De
son seul appétit, crurent que cette fois
Il fallait subir
d’autres lois.
On s’assemble au désert: tous quittent leur
tanière.
Après divers avis, on résout, on conclut
D’envoyer
hommage et tribut,
Pour l’hommage et pour la manière,
Le Singe
en fut chargé: l’on lui mit par écrit
Ce que l’on voulait qui
fût dit.
Le seul tribut les tint en peine:
Car que donner? il
fallait de l’argent.
On en prit d’un prince obligeant,
Qui
possédant dans son domaine
Des mines d’or, fournit ce qu’on
voulut.
Comme il fut question de porter ce tribut,
Le Mulet et
l’Ane s’offrirent,
Assistés du Cheval ainsi que du Chameau.
Tous
quatre en chemin ils se mirent,
Avec le Singe, ambassadeur
nouveau.
La caravane enfin rencontre en un passage
Monseigneur
le Lion: cela ne leur plut point.
« Nous nous rencontrons tout à
point,
Dit-il; et nous voici compagnons de voyage.
J’allais
offrir mon fait à part;
Mais bien qu’il soit léger, tout fardeau
m’embarrasse.
Obligez-moi de me faire la grâce
Que d’en porter
chacun un quart:
Ce ne vous sera pas une charge trop grande,
Et
j’en serai plus libre et bien plus en état,
En cas que les
voleurs attaquent notre bande,
Et que l’on en vienne au
combat.»
Éconduire un Lion rarement se pratique.
Le voilà
donc admis, soulagé, bien reçu,
Et malgré le héros de Jupiter
issu,
Faisant chère et vivant sur la bourse publique.
Ils
arrivèrent dans un pré
Tout bordé de ruisseaux, de fleurs tout
diapré,
Où maint mouton cherchait sa vie:
Séjour du frais,
véritable patrie
Des Zéphyrs. Le Lion n’y fut pas, qu’à ces
gens
Il se plaignit d’être malade.
« Continuez votre
ambassade,
Dit-il; je sens un feu qui me brûle au dedans,
Et
veux chercher ici quelque herbe salutaire.
Pour vous, ne perdez
point de temps:
Rendez-moi mon argent; j’en puis avoir affaire.
On
déballe; et d’abord le Lion s’écria,
D’un ton qui témoignait sa
joie:
« Que de filles, à Dieux, mes pièces de monnaie
Ont
produites! Voyez: la plupart sont déjà
Aussi grandes que leurs
mères.
Le croît m’en appartient.» Il prit tout là-dessus;
Ou
bien s’il ne prit tout, il n’en demeura guéres.
Le Singe et les
Sommiers confus,
Sans oser répliquer, en chemin se remirent.
Au
fils de Jupiter on dit qu’ils se plaignirent,
Et n’en eurent point
de raison.
Qu’eût-il fait? C’eût été lion contre lion;
Et
le proverbe dit: « Corsaires à corsaires,
L’un l’autre
s’attaquant, ne font pas leurs affaires.»
XIII
LE
CHEVAL S’ÉTANT VOULU VENGER DU CERF
[Aristote]
De
tout temps les chevaux ne sont nés pour les hommes.
Lorsque le
genre humain de gland se contentait,
Âne, cheval, et mule, aux
forêts habitait;
Et l’on ne voyait point, comme au siècle où
nous sommes
Tant de selles et tant de bâts,
Tant de harnais
pour les combats,
Tant de chaises, tant de carrosses
Comme
aussi ne voyait-on pas
Tant de festins et tant de noces.
Or un
Cheval eut alors différend
Avec un Cerf plein de vitesse;
Et
ne pouvant l’attraper en courant,
Il eut recours à l’Homme,
implora son adresse.
L’Homme lui mit un frein, lui sauta sur le
dos,
Ne lui donna point de repos
Que le Cerf ne fût pris, et
n’y laissât la vie;
Et cela fait, le Cheval remercie
L’Homme
son bienfaiteur, disant: « Je suis à vous;
Adieu: je m’en
retourne en mon séjour sauvage.
– Non pas cela, dit l’Homme; il
fait meilleur chez nous,
Je vois trop quel est votre
usage.
Demeurez donc; vous serez bien traité,
Et jusqu’au
ventre en la litière.»
Hélas! que sert la bonne chère
Quand
on n’a pas la liberté?
Le Cheval s’aperçut qu’il avait fait
folie;
Mais il n’était plus temps; déjà son écurie
Était
prête et toute bâtie.
Il y mourut en traînant son lien:
Sage,
s’il eût remis une légère offense.
Quel que soit le plaisir que
cause la vengeance,
C’est l’acheter trop cher que l’acheter d’un
bien
Sans qui les autres ne sont rien.
XIV
LE
RENARD ET LE BUSTE
[Ésope]
Les
grands, pour la plupart, sont masques de théâtre;
Leur apparence
impose au vulgaire idolâtre.
L’Âne n’en sait juger que par ce
qu’il en voit:
Le Renard, au contraire, à fond les examine,
Les
tourne de tout sens; et quand il s’aperçoit
Que leur fait n’est
que bonne mine,
Il leur applique un mot qu’un buste de héros
Lui
fit dire fort à propos.
C’était un buste creux, et plus grand
que nature.
Le Renard, en louant l’effort de la sculpture:
«
Belle tête, dit-il; mais de cervelle point.»
Combien de grands
seigneurs sont bustes en ce point!
XV
LE
LOUP, LA CHÈVRE ET LE CHEVREAU
[Ésope]
La
Bique, allant remplir sa traînante mamelle,
Et paître l’herbe
nouvelle,
Ferma sa porte au loquet,
Non sans dire à son
Biquet:
« Gardez-vous, sur votre vie,
D’ouvrir que l’on ne
vous dis,
Pour enseigne et mot du guet:
« Foin du Loup et de
sa race!»
Comme elle disait ces mots,
Le Loup de fortune
passe;
Il les recueille à propos,
Et les garde en sa
mémoire.
La Bique, comme on peut croire,
N’avait pas vu le
glouton.
Dès qu’il la voit partie, il contrefait son ton,
Et
d’une voix papelarde
Il demande qu’on ouvre, en disant: « Foin du
Loup!»
Et croyant entrer tout d’un coup.
Le Biquet soupçonneux
par la fente regarde:
« Montrez-moi patte blanche, ou je
n’ouvrirai point»,
S’écria-t-il d’abord. Patte blanche est un
point
Chez les Loups, comme on sait, rarement en usage.
Celui-ci,
fort surpris d’entendre ce langage,
Comme il était venu s’en
retourna chez soi.
Où serait le Biquet, s’il eût ajouté foi
Au
mot du guet que de fortune
Notre Loup avait entendu?
Deux
sûretés valent mieux qu’une,
Et le trop en cela ne fut jamais
perdu.
XVI
LE
LOUP, LA MÈRE ET L’ENFANT
[Ésope]
Ce
Loup me remet en mémoire
Un de ses compagnons qui fut encore
mieux pris:
Il y périt. Voici l’histoire:
Un villageois avait
à l’écart son logis.
Messer Loup attendait chape-chute à la
porte;
Il avait vu sortir gibier de toute sorte,
Veaux de lait,
agneaux et brebis,
Régiments de dindons, enfin bonne provenue.
Le
larron commençait pourtant à s’ennuyer.
Il entend un Enfant
crier:
La Mère aussitôt le gourmande,
Le menace s’il ne se
tait,
De le donner au Loup. L’animal se tient prêt,
Remerciant
les Dieux d’une telle aventure,
Quand la Mère, apaisant sa chère
géniture,
Lui dit: « Ne criez point; s’il vient, nous le
tuerons.
– Qu’est ceci? s’écria le mangeur de moutons:
Dire
d’un, puis d’un autre! Est-ce ainsi que l’on traite
Les gens faits
comme moi? me prend-on pour un sot?
Que quelque jour ce beau
marmot
Vienne au bois cueillir la noisette!»
Comme il disait
ces mots, on sort de la maison:
Un chien de cour l’arrête; épieux
et fourches-fières
L’ajustent de toutes manières.
« Que
veniez-vous chercher en ce lieu?» lui dit-on.
Aussitôt il conta
l’affaire.
« Merci de moi! lui dit la Mère;
Tu mangeras mon
Fils! L’ai-je fait à dessein
Qu’il assouvisse un jour ta
faim?»
On assomma la pauvre bête.
Un manant lui coupa le pied
droit et la tête:
Le seigneur du village à sa porte les mit;
Et
ce dicton picard à l’entour fut écrit:
« Biaux chires Leups,
n’écoutez mie
Mère tenchent chen fieux qui crie.»
XVII
PAROLE
DE SOCRATE
[Phèdre]
Socrate
un jour faisant bâtir,
Chacun censurait son ouvrage:
L’un
trouvait les dedans, pour ne lui point mentir,
lndignes d’un tel
personnage;
L’autre blâmait la face, et tous étaient d’avis
Que
les appartements en étaient trop petits.
Quelle maison pour lui!
l’on y tournait à peine.
« Plût au ciel que de vrais
amis,
Telle qu’elle est, dit-il, elle pût être pleine!»
Le
bon Socrate avait raison
De trouver pour ceux-là trop grande sa
maison.
Chacun se dit ami; mais fol qui s’y repose:
Rien n’est
plus commun que ce nom,
Rien n’est plus rare que la chose.
XVII
LE
VIEILLARD ET SES ENFANTS
[Ésope]
Toute
puissance est faible, à moins que d’être unie:
Écoutez
là-dessus l’esclave de Phrygie.
Si j’ajoute du mien à son
invention,
C’est pour peindre nos moeurs, et non point par
envie:
Je suis trop au-dessous de cette ambition.
Phèdre
enchérit souvent par un motif de gloire;
Pour moi, de tels
penseurs me seraient malséants.
Mais venons à la fable, ou
plutôt à l’histoire
De celui qui tâcha d’unir tous ses
enfants.
Un Vieillard prêt d’aller où la mort l’appelait:
«
Mes chers Enfants, dit-il (à ses fils il parlait),
Voyez si vous
romprez ces dards liés ensemble;
Je vous expliquerai le noeud qui
les assemble.»
L’aîné les ayant pris, et fait tous ses
efforts,
Les rendit, en disant: « Je le donne aux plus forts.»
Un
second lui succède, et se met en posture,
Mais en vain. Un cadet
tente aussi l’aventure.
Tous perdirent leur temps; le faisceau
résista:
De ces dards joints ensemble un seul ne s’éclata.
«
Faibles gens! dit le Père, il faut que je vous montre
Ce que ma
force peut en semblable rencontre.»
On crut qu’il se moquait; on
sourit, mais à tort:
Il sépare les dards, et les rompt sans
effort.
« Vous voyez, reprit-il, l’effet de la concorde:
Soyez
joints, mes Enfants, que l’amour vous accorde.»
Tant que dura son
mal, il n’eut autre discours.
Enfin se sentant prêt de terminer
ses jours:
« Mes chers Enfants, dit-il, je vais où sont nos
pères;
Adieu: promettez-moi de vivre comme frères;
Que
j’obtienne de vous cette grâce en mourant.»
Chacun de ses trois
fils l’en assure en pleurant.
Il prend à tous les mains; il
meurt; et les trois frères
Trouvent un bien fort grand, mais fort
mêlé d’affaires.
Un créancier saisit, un voisin fait
procès:
D’abord notre trio s’en tire avec succès.
Leur amitié
fut courte autant qu’elle était rare.
Le sang les avait joints;
l’intérêt les sépare:
L’ambition, l’envie, avec les
consultants,
Dans la succession entrent en même temps.
On en
vient au partage, on conteste, on chicane:
Le juge sur cent points
tour à tour les condamne.
Créanciers et voisins reviennent
aussitôt,
Ceux-là sur une erreur, ceux-ci sur un défaut.
Les
frères désunis sont tous d’avis contraire:
L’un veut
s’accommoder, l’autre n’en veut rien faire.
Tous perdirent leur
bien, et voulurent trop tard
Profiter de ces dards unis et pris à
part.
XIX
L’ORACLE
ET L’IMPIE
[Ésope]
Vouloir
tromper le ciel, c’est folie à la terre.
Le dédale des coeurs en
ses détours n’enserre
Rien qui ne soit d’abord éclairé par les
Dieux:
Tout ce que l’homme fait, il le fait à leurs yeux,
Même
les actions que dans l’ombre il croit faire.
Un Païen qui sentait
quelque peu le fagot,
Et qui croyait en Dieu, pour user de ce
mot,
Par bénéfice d’inventaire,
Alla consulter Apollon.
Dès
qu’il fut en son sanctuaire:
« Ce que je tiens, dit-il, est-il en
vie ou non?»
Il tenait un moineau, dit-on,
Prêt d’étouffer
la pauvre bête,
Ou de la lâcher aussitôt,
Pour mettre
Apollon en défaut.
Apollon reconnut ce qu’il avait en tête:
«
Mort ou vif, lui dit-il, montre-nous ton moineau,
Et ne me tends
plus de panneau:
Tu te trouverais mal d’un pareil stratagème.
Je
vois de loin, j’atteins de même.»
XX
L’AVARE
QUI A PERDU SON TRÉSOR
[Ésope]
L »usage
seulement fait la possession.
Je demande à ces gens de qui la
passion
Est d’entasser toujours, mettre somme sur somme,
Quel
avantage ils ont que n’ait pas un autre homme.
Diogène là-bas
est aussi riche qu’eux,
Et l’avare ici-haut comme lui vit en
gueux.
L’homme au trésor caché qu’Esope nous propose,
Servira
d’exemple à la chose.
Ce malheureux attendait,
Pour jouir de
son bien, une seconde vie;
Ne possédait pas l’or, mais l’or le
possédait.
Il avait dans la terre une somme enfouie,
Son coeur
avec, n’ayant autre déduit
Que d’y ruminer jour et nuit,
Et
rendre sa chevance à lui-même sacrée.
Qu’il allât ou qu’il
vînt, qu’il bût ou qu’il mangeât,
On l’eût pris de bien court,
à moins qu’il ne songeât
A l’endroit où gisait cette somme
enterrée.
Il y fit tant de tours qu’un fossoyeur le vit,
Se
douta du dépôt, l’enleva sans rien dire.
Notre Avare, un beau
jour, ne trouva que le nid.
Voilà mon homme aux pleurs: il gémit,
il soupire,
Il se tourmente, il se déchire.
Un passant lui
demande à quel sujet ses cris.
« C’est mon trésor que l’on m’a
pris.
– Votre trésor? où pris? – Tout joignant cette pierre.
–
Eh! sommes-nous en temps de guerre,
Pour l’apporter si loin?
N’eussiez-vous pas mieux fait
De le laisser chez vous en votre
cabinet,
Que de le changer de demeure?
Vous auriez pu sans
peine y puiser à toute heure.
– A toute heure, bons Dieux! ne
tient-il qu’à cela?
L’argent vient-il comme il s’en va?
Je n’y
touchais jamais. – Dites-moi donc, de grâce,
Reprit l’autre,
pourquoi vous vous affligez tant,
Puisque vous ne touchiez jamais
à cet argent:
Mettez une pierre à la place, Elle vous vaudra
tout autant.»
XXI
L’OEIL
DU MAÎTRE
[Phèdre]
Un
Cerf, s’étant sauvé dans une étable à Boeufs,
Fut d’abord
averti par eux
Qu’il cherchât un meilleur asile.
« Mes
frères, leur dit-il, ne me décelez pas:
Je vous enseignerai les
pâtis les plus gras;
Ce service vous peut quelque jour être
utile,
Et vous n’en aurez point regret.»
Les Boeufs, à toutes
fins, promirent le secret.
Il se cache en un coin, respire, et
prend courage.
Sur le soir on apporte herbe fraîche et
fourrage,
Comme l’on faisait tous les jours:
L’on va, l’on
vient, les valets font cent tours,
L’intendant même; et pas un,
d’aventure,
N’aperçut ni corps, ni ramure,
Ni Cerf, enfin.
L’habitant des forêts
Rend déjà grâce aux Boeufs, attend dans
cette étable
Que chacun retournant au travail de Cérès,
Il
trouve pour sortir un moment favorable.
L’un des Boeufs ruminant
lui dit: « Cela va bien;
Mais quoi? l’homme aux cent yeux n’a pas
fait sa revue.
Je crains fort pour toi sa venue;
Jusque-là,
pauvre Cerf, ne te vante de rien.»
Là-dessus le Maître entre,
et vient faire sa ronde,
« Qu’est-ce-ci? dit-il à son monde.
Je
trouve bien peu d’herbe en tous ces râteliers;
Cette litière est
vieille: allez vite aux greniers;
Je veux voir désormais vos
bêtes mieux soignées.
Que coûte-t-il d’ôter toutes ces
araignées?
Ne saurait-on ranger ces jougs et ces colliers?»
En
regardant à tout, il voit une autre tête
Que celles qu’il voyait
d’ordinaire en ce lieu.
Le Cerf est reconnu: chacun prend un
épieu;
Chacun donne un coup à la bête.
Ses larmes ne
sauraient la sauver du trépas.
On l’emporte, on la sale, on en
fait maint repas,
Dont maint voisin s’éjouit d’être.
Phèdre
sur ce sujet dit fort élégamment:
Il n’est, pour voir, que
l’oeil du maître.
Quant à moi, j’y mettrais encore l’oeil de
l’amant.
XXII
L’ALOUETTE
ET SES PETITS, AVEC LE MAÎTRE D’UN CHAMP
[Aulu Gelle + Faerne]
Ne t’attends qu’à toi seul: c’est un commun proverbe.
Voici comme Ésope le mit
En crédit:
Les alouettes font leur nid
Dans les blés, quand ils sont en herbe,
C’est-à-dire environ le temps
Que tout aime et que tout pullule dans le monde,
Monstres marins au fond de l’onde,
Tigres dans les forêts, alouettes aux champs.
Une pourtant de ces dernières
Avait laissé passer la moitié d’un printemps
Sans goûter le plaisir des amours printanières.
A toute force enfin elle se résolut
D’imiter la nature, et d’être mère encore.
Elle bâtit un nid, pond, couve, et fait éclore,
A la hâte: le tout alla du mieux qu’il put.
Les blés d’alentour mûrs avant que la nitée
Se trouvât assez forte encore
Pour voler et prendre l’essor,
De mille soins divers l’Alouette agitée
S’en va chercher pâture, avertit ses enfants
D’être toujours au guet et faire sentinelle.
« Si le possesseur de ces champs
Vient avec son fils, comme il viendra, dit-elle,
Écoutez bien: selon ce qu’il dira,
Chacun de nous décampera.»
Sitôt que l’Alouette eut quitté sa famille,
Le possesseur du champ vient avec son fils.
« Ces blés sont mûrs, dit-il: allez chez nos amis
Les prier que chacun, apportant sa faucille,
Nous vienne aider demain dès la pointe du jour.»
Notre Alouette de retour
Trouve en alarme sa couvée.
L’un commence: « Il a dit que, l’aurore levée,
L’on fît venir demain ses amis pour l’aider.
– S’il n’a dit que cela, repartit l’Alouette,
Rien ne nous presse encore de changer de retraite,
Mais c’est demain qu’il faut tout de bon écouter.
Cependant soyez gais; voilà de quoi manger.»
Eux repus, tout s’endort, les petits et la mère.
L’aube du jour arrive, et d’amis point du tout.
L’Alouette à l’essor, le Maître s’en vient faire
Sa ronde ainsi qu’à l’ordinaire.
« Ces blés ne devraient pas, dit-il, être debout.
Nos amis ont grand tort, et tort qui se repose
Sur de tels paresseux, à servir ainsi lents.
Mon fils, allez chercher nos parents
Les prier de la même chose.»
L’épouvante est au nid plus forte que jamais.
« Il a dit ses parents, mère, c’est à cette heure…
– Non, mes enfants: dormez en paix:
Ne bougeons de notre demeure.»
L’Alouette eut raison; car personne ne vint.
Pour la troisième fois, le Maître se souvint
De visiter ses blés. « Notre erreur est extrême,
Dit-il, de nous attendre à d’autres gens que nous.
Il n’est meilleur ami ni parent que soi-même.
Retenez bien cela, mon fils. Et savez-vous
Ce qu’il faut faire? Il faut qu’avec notre famille
Nous prenions dès demain chacun une faucille:
C’est là notre plus court; et nous achèverons
Notre moisson quand nous pourrons.»
Dès lors que ce dessein fut su de l’Alouette:
« C’est ce coup qu’il est bon de partir, mes enfants.
Et les petits, en même temps,
Voletants, se culebutants,
Délogèrent tous sans trompette.