Jean de La Fontaine – Les fables, livre 3 (1688 – 1694)

LE MEUNIER, SON FILS ET L’ÂNE
[Malherbe]
A M. DE MAUCROIX

L’invention des arts étant un droit d’aînesse,
Nous devons l’apologue à l’ancienne Grèce;
Mais ce champ ne se peut tellement moissonner
Que les derniers venus n’y trouvent à glaner.
La feinte est un pays plein de terres désertes;
Tous les jours nos auteurs y font des découvertes.
Je t’en veux dire un trait assez bien inventé:
Autrefois à Racan Malherbe l’a conté.
Ces deux rivaux d’Horace, héritiers de sa lyre,
Disciples d’Apollon, nos maîtres, pour mieux dire,
Se rencontrant un jour tout seuls et sans témoins
(Comme ils se confiaient leurs pensées et leurs soins),
Racan commence ainsi: « Dites-moi, je vous prie,
Vous qui devez savoir les choses de la vie,
Qui par tous ses degrés avez déjà passé,
Et que rien ne doit fuir en cet âge avancé,
A quoi me résoudrai-je ? Il est temps que j’y pense.
Vous connaisse? mon bien, mon talent, ma naissance:
Dois-je dans la province établir mon séjour,
Prendre emploi dans l’armée, ou bien charge à la cour ?
Tout au monde est mêlé d’amertume et de charmes:
La guerre a ses douceurs, l’hymen a ses alarmes.
Si je suivais mon goût, je saurais où buter;
Mais j’ai les miens, la cour, le peuple à contenter. »
Malherbe là-dessus: « Contenter tout le monde
Écoutez ce récit avant que je réponde.
« J’ai lu dans quelque endroit qu’un Meunier et son Fils,
L’un vieillard, l’autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, si j’ai bonne mémoire,
Allaient vendre leur Âne, un certain jour de foire.
Afin qu’il fût plus frais et de meilleur débit,
On lui lia les pieds, on vous le suspendit;
Puis cet homme et son Fils le portent comme un lustre.
Pauvres gens, idiots, couple ignorant et rustre
Le premier qui les vit de rire s’éclata:
« Quelle farce, dit-il, vont jouer ces gens-là ?
« Le plus âne des trois n’est pas celui qu’on pense. »
Le Meunier, à ces mots, connaît son ignorance;
Il met sur pieds sa bête, et la fait détaler.
L’Âne, qui goûtait fort l’autre façon d’aller,
Se plaint en son patois. Le Meunier n’en a cure;
II fait monter son Fils, il suit, et d’aventure
Passent trois bons marchands. Cet objet leur déplut.
Le plus vieux au garçon s’écria tant qu’il put:
« Oh là oh, descendez, que l’on ne vous le dise,
« Jeune homme, qui menez laquais à barbe grise
« C’était à vous de suivre, au vieillard de monter.
– « Messieurs, dit le Meunier, il vous faut contenter. »
L’enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte,
Quand trois filles passant, l’une dit: « C’est grande honte
« Qu’il taille voir ainsi clocher ce jeune fils,
« Tandis que ce nigaud, comme un évêque assis,
« Fait le veau sur son Âne, et pense être bien sage.
– « Il n’est, dit le Meunier, plus de veaux à mon âge:
« Passez votre chemin, la fille, et m’en croyez. »
Après maints quolibets coup sur coup renvoyés,
L’homme crut avoir tort, et mit son Fils en croupe.
Au bout de trente pas, une troisième troupe
Trouve encore à gloser. L’un dit: « Ces gens sont fous
« Le Baudet n’en peut plus; il mourra sous leurs coups.
« Hé quoi ? charger ainsi cette pauvre bourrique
« N’ont-ils point de pitié de leur vieux domestique ?
« Sans doute qu’à la foire ils vont vendre sa peau.
– « Parbleu! dit le Meunier, est bien fou du cerveau
« Qui prétend contenter tout le monde et son père.
« Essayons toutefois si par quelque manière
« Nous en viendrons à bout. » Ils descendent tous deux.
L’Âne se prélassant marche seul devant eux.
Un quidam les rencontre, et dit: « Est-ce la mode
« Que Baudet aille à l’aise, et Meunier s’incommode ?
« Qui de l’âne ou du maître est fait pour se lasser ?
« Je conseille à ces gens de le faire enchâsser.
« Ils usent leurs souliers, et conservent leur Âne.
« Nicolas, au rebours; car, quand il va voir Jeanne,
« Il monte sur sa bête; et la chanson le dit.
« Beau trio de baudets» Le Meunier repartit:
« Je suis âne, il est vrai, j’en conviens, je l’avoue;
« Mais que dorénavant on me blâme, on me loue,
« Qu’on dise quelque chose ou qu’on ne dise rien,
« J’en veux faire à ma tête. » Il le fit, et fit bien.
« Quant à vous, suivez Mars, ou l’Amour, ou le Prince;
Allez, venez, courez; demeurez en province;
Prenez femme, abbaye, emploi, gouvernement:
Les gens en parleront, n’en doutez nullement. »


II
LES MEMBRES ET L’ESTOMAC
[Tite Live]

Je devais par la royauté
Avoir commencé mon ouvrage:
A la voir d’un certain côté,
Messer Gaster en est l’image;
S’il a quelque besoin, tout le corps s’en ressent.
De travailler pour lui les Membres se lassant,
Chacun d’eux résolut de vivre en gentilhomme,
Sans rien faire, alléguant l’exemple de Gaster.
« Il faudrait, disaient-ils, sans nous qu’il vécût d’air.
Nous suons, nous peinons comme bêtes de somme;
Et pour qui ? pour lui seul; nous n’en profitons pas;
Notre soin n’aboutit qu’à fournir ses repas.
Chommons c’est un métier qu’il veut nous faire apprendre. »
Ainsi dit, ainsi fait. Les Mains cessent de prendre,
Les Bras d’agir, les Jambes de marcher:
Tous dirent à Gaster qu’il en allât chercher.
Ce leur fut une erreur dont ils se repentirent.
Bientôt les pauvres gens tombèrent en langueur;
Il ne se forma plus de nouveau sang au coeur;
Chaque membre en souffrit; les forces se perdirent.
Par ce moyen, les mutins virent
Que celui qu’ils croyaient oisif et paresseux,
A l’intérêt commun contribuait plus qu’eux.
Ceci peut s’appliquer à la grandeur royale.
Elle reçoit et donne, et la chose est égale.
Tout travaille pour elle, et réciproquement
Tout tire d’elle l’aliment.
Elle fait subsister l’artisan de ses peines,
Enrichit le marchand, gage le magistrat,
Maintient le laboureur, donne paie au soldat,
Distribue en cent lieux ses grâces souveraines,
Entretient seule tout l’État.
Menenius le sut bien dire.
La commune s’allait séparer du sénat.
Les mécontents disaient qu’il avait tout l’empire,
Le pouvoir, les trésors, l’honneur, la dignité;
Au lieu que tout le mal était de leur côté,
Les tributs, Les impôts, les fatigues de guerre.
Le peuple hors des murs était déjà posté,
La plupart s’en Allaient chercher une autre terre,
Quand Menenius leur fit voir
Qu’ils étaient aux Membres semblables,
Et par cet apologue, insigne entre les fables,
Les ramena dans leur devoir.


III
LE LOUP DEVENU BERGER
[Verdizotti]

Un Loup, qui commençait d’avoir petite part
Aux brebis de son voisinage,
Crut qu’il fallait s’aider de la peau du renard,
Et faire un nouveau personnage.
Il s’habille en berger, endosse un hoqueton,
Fait sa houlette d’un bâton,
Sans oublier la cornemuse.
Pour pousser jusqu’au bout la ruse,
Il aurait volontiers écrit sur son chapeau:
« C’est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau.
Sa personne étant ainsi faite,
Et ses pieds de devant posés sur sa houlette,
Guillot le sycophante approche doucement.
Guillot, le vrai Guillot, étendu sur l’herbette,
Dormait alors profondément;
Son chien Dormait aussi, comme aussi sa musette
La plupart des brebis dormaient pareillement.
L’hypocrite les laissa faire;
Et pour pouvoir mener vers son fort Les brebis,
Il voulut ajouter la parole aux habits,
Chose qu’il croyait nécessaire.
Mais cela gâta son affaire:
Il ne put du pasteur contrefaire la voix.
Le ton dont il parla fit retentir les bois,
Et découvrit tout le mystère.
Chacun se réveille à ce son,
Les brebis, le chien, le garçon.
Le pauvre Loup, dans cet esclandre,
Empêché par son hoqueton,
Ne put ni fuir ni se défendre.
Toujours par quelque endroit fourbes se laissent prendre.
Quiconque est loup agisse en loup:
C’est le plus certain de beaucoup.


IV
LES GRENOUILLES QUI DEMANDENT UN ROI
[Ésope]

Les Grenouilles se lassant
De l’état démocratique,
Par leurs clameurs firent tant
Que Jupin Les soumit au pouvoir monarchique.
Il leur tomba du ciel un Roi tout pacifique:
Ce Roi fit toutefois un tel bruit en tombant,
Que la gent marécageuse,
Gent fort sotte et fort peureuse,
S’alla cacher sous les eaux,
Dans les joncs, dans les roseaux,
Dans les trous du marécage,
Sans oser de longtemps regarder au visage
Celui qu’elles croyaient être un géant nouveau.
Or C’était un Soliveau,
De qui la gravité fit peur à la première
Qui, de le voir s’aventurant,
Osa bien quitter sa tanière.
Elle approcha, mais en tremblant;
Une autre la suivit, une autre en fit autant:
Il en vint une fourmilière;
Et leur troupe à la fin se rendit familière
Jusqu’à sauter sur l’épaule du Roi.
Le bon sire le souffre, et se tient toujours coi.
Jupin en a bientôt la cervelle rompue:
« Donnez-nous, dit ce peuple, un roi qui se remue.
Le Monarque des Dieux leur envoie une Grue,
Qui les croque, qui les tue,
Qui les gobe à son plaisir;
Et Grenouilles de se plaindre,
Et Jupin de leur dire: « Eh quoi ? votre désir
A ses lois croit-il nous astreindre ?
Vous avez dû premièrement
Garder votre gouvernement;
Mais ne l’ayant pas fait, il vous devait suffire
Que votre premier roi fût débonnaire et doux:
De celui-ci contentez-vous,
De peur d’en rencontrer un pire. »


V
LE RENARD ET LE BOUC
[Ésope]

Capitaine Renard allait de compagnie
Avec son ami Bouc des plus haut encornés:
Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez;
L’autre était passé maître en fait de tromperie.
La soif les obligea de descendre en un puits:
Là chacun d’eux se désaltère.
Après qu’abondamment tous deux en eurent pris,
Le Renard dit au Bouc: « Que ferons-nous, compère ?
Ce n’est pas tour de boire, il faut sortir d’ici.
Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi;
Mets-les contre le mur: le long de ton échine
Je grimperai premièrement;
Puis sur tes cornes m’élevant,
A l’aide de cette machine,
De ce lieu-ci je sortirai,
Après quoi je t’en tirerai.
– Par ma barbe, dit l’autre, il est bon; et je loue
Les gens bien sensés comme toi.
Je n’aurais jamais, quant à moi,
Trouvé ce secret, je l’avoue. »
Le Renard sort du puits, laisse son compagnon,
Et vous lui fait un beau sermon
Pour l’exhorter à patience.
« Si le ciel t’eût, dit-il, donné par excellence
Autant de jugement que de barbe au menton,
Tu n’aurais pas, à la légère,
Descendu dans ce puits. Or adieu: j’en suis hors;
Tâche de t’en tirer, et fais tous tes efforts;
Car pour moi, j’ai certaine affaire
Qui ne me permet pas d’arrêter en chemin. »
En toute chose, il faut considérer la fin.

VI
L’AIGLE, LA LAIE ET LA CHATTE
[Phédre]

L’Aigle avait ses petits au haut d’un arbre creux,
La Laie au pied, la Chatte entre les deux,
Et sans s’incommoder, moyennant ce partage,
Mères et nourrissons faisaient leur tripotage.
La Chatte détruisit par sa fourbe l’accord;
Elle grimpa chez l’Aigle, et lui dit: « Notre mort
(Au moins de nos enfants, car c’est tout un aux mères)
Ne tardera possible guéres.
Voyez-vous à nos pieds fouir incessamment
Cette maudite Laie, et creuser une mine ?
C’est pour déraciner le chêne assurément,
Et de nos nourrissons attirer la ruine:
L’arbre tombant, ils seront dévorés;
Qu’ils s’en tiennent pour assurés.
S’il m’en restait un seul, j’adoucirais ma plainte. »
Au partir de ce lieu, qu’elle remplit de crainte,
La perfide descend tout droit
A l’endroit
Où la Laie était en gésine.
« Ma bonne amie et ma voisine,
Lui dit-elle tout bas, je vous donne un avis:
L’Aigle, si vous sortez, fondra sur vos petits.
Obligez-moi de n’en rien dire:
Son courroux tomberait sur moi. »
Dans cette autre famille ayant semé l’effroi,
La Chatte en son trou se retire.
L’Aigle n’ose sortir, ni pourvoir aux besoins
De ses petits; la Laie encore moins:
Sottes de ne pas voir que le plus grand des soins,
Ce doit être celui d’éviter la famine.
A demeurer chez soi l’une et l’autre s’obstine,
Pour secourir les siens dedans l’occasion;
L’Oiseau royal, en cas de mine;
La Laie, en cas d’irruption.
La faim détruisit tout; il ne resta personne
De la gent marcassine et de la gent aiglonne
Qui n’allât de vie à trépas:
Grand renfort pour messieurs les Chats.
Que ne sait point ourdir une langue traîtresse
Par sa pernicieuse adresse
Des malheurs qui sont sortis
De la boîte de Pandore,
Celui qu’à meilleur droit tout l’univers abhorre
C’est la fourbe, à mon avis.

VII
L’IVROGNE ET SA FEMME
[Ésope]

Chacun a son défaut, où toujours il revient:
Honte ni peur n’y remédie.
Sur ce propos, d’un conte il me souvient:
Je ne dis rien que je n’appuie
De quelque exemple. Un suppôt de Bacchus
Altérait sa santé, son esprit, et sa bourse:
Telles gens n’ont pas fait la moitié de leur course
Qu’ils sont au bout de leurs écus.
Un jour que celui-ci, plein du jus de la treille,
avait laissé ses sens au fond d’une bouteille,
Sa femme l’enferma dans un certain tombeau.
Là les vapeurs du vin nouveau
Cuvèrent à loisir. A son réveil il trouve
L’attirail de la mort à l’entour de son corps,
Un luminaire, un drap des morts.
« Oh! dit-il, qu’est ceci ? Ma femme est-elle veuve ?
Là-dessus, son épouse, en habit d’Alecton,
Masquée, et de sa voix contrefaisant le ton,
Vient au prétendu mort, approche de sa bière,
Lui présente un chaudeau propre pour Lucifer.
L’époux alors ne doute en aucune manière
Qu’il ne soit citoyen d’enfer.
« Quelle personne es-tu ? dit-il à ce fantôme.
– La cellerière du royaume
De Satan, reprit-elle: et je porte à manger
A ceux qu’enclôt la tombe noire. »
Le mari repart, sans songer:
« Tu ne leur portes point à boire ? »

VIII
LA GOUTTE ET L’ARAIGNÉE
[Pétrarque]

Quand l’Enfer eut produit la Goutte et l’Araignée,
« Mes filles, leur dit-il, vous pouvez vous vanter
D’être pour l’humaine lignée
Également à redouter.
Or avisons aux lieux qu’il vous faut habiter.
Voyez-vous ces cases étrétes,
Et ces palais si grands, si beaux, si bien dorés ?
Je me suis proposé d’en faire vos retraites.
Tenez donc, voici deux bûchettes;
Accommodez-vous, ou tirez.
– Il n’est rien, dit l’Aragne, aux cases qui me plaise. »
L’autre, tout au rebours, voyant les palais pleins
De ces gens nommés médecins,
Ne crut pas y pouvoir demeurer à son aise.
Elle prend l’autre lot, y plante le piquet,
S’étend à son plaisir sur l’orteil d’un pauvre homme,
Disant: « Je ne crois pas qu’en ce poste je chomme,
Ni que d’en déloger et faire mon paquet
Jamais Hippocrate me somme. »
L’Aragne cependant se campe en un lambris,
Comme si de ces lieux elle eût fait bail à vie,
Travaille à demeurer: voilà sa toile ourdie,
Voilà des moucherons de pris.
Une servante vient balayer tout l’ouvrage,
Autre toile tissue, autre coup de balai.
Le pauvre bestion tous les jours déménage.
Enfin, après un vain essai,
Il va trouver la Goutte. Elle était en campagne,
Plus malheureuse mille fois
Que la plus malheureuse aragne.
Son hôte la menait tantôt fendre du bois,
Tantôt fouir, houer: goutte bien tracassée
Est, dit-on, à demi pansée.
« Oh! je ne saurais plus, dit-elle, y résister.
Changeons, ma soeur l’Aragne. » Et l’autre d’écouter:
Elle la prend au mot, se glisse en la cabane:
Point de coup de balai qui l’oblige à changer.
La Goutte, d’autre part, va tout droit se loger
Chez un prélat, qu’elle condamne
A jamais du lit ne bouger.
Cataplasmes, Dieu sait! Les gens n’ont point de honte
De faire aller le mal toujours de pis en pis.
L’une et l’autre trouva de la sorte son conte,
Et fit très-sagement de changer de logis.

IX
LE LOUP ET LA CIGOGNE
[Ésope]

Les Loups mangent gloutonnement.
Un Loup donc étant de frairie
Se pressa, dit-on, tellement
Qu’il en pensa perdre la vie:
Un os lui demeura bien avant au gosier.
De bonheur pour ce Loup, qui ne pouvait crier,
Près de là passe une Cigogne.
Il lui fait signe; elle accourt.
Voilà l’opératrice aussitôt en besogne.
Elle retira l’os; puis, pour un si bon tour,
Elle demanda son salaire.
« Votre salaire ? dit le Loup:
Vous riez, ma bonne commère
Quoi ? ce n’est pas encore beaucoup
D’avoir de mon gosier retiré votre cou ?
Allez, vous êtes une ingrate:
Ne tombez jamais sous ma patte. »

X
LE LION ABATTU PAR L’HOMME
[Ésope]

On exposait une peinture
Où l’artisan avait tracé
Un lion d’immense stature
Par un seul homme terrassé.
Les regardants en tiraient gloire.
Un Lion en passant rabattit leur caquet.
« Je vois bien, dit-il, qu’en effet
On vous donne ici la victoire;
Mais l’ouvrier vous a déçus:
Il avait liberté de feindre.
Avec plus de raison nous aurions le dessus,
Si mes confrères savaient peindre. »

XI
LE RENARD ET LES RAISINS
[Ésope]

Certain Renard gascon, d’autres disent normand,
Mourant presque de faim, vit au haut d’une treille
Des Raisins mûrs apparemment,
Et couverts d’une peau vermeille.
Le galand en eût fait volontiers un repas;
Mais comme il n’y pouvait atteindre:
« Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. »
Fit-il pas mieux que de se plaindre ?

XII
LE CYGNE ET LE CUISINIER
[Ésope]

Dans une ménagerie
De volatiles remplie
Vivaient le Cygne et l’Oison:
Celui-là destiné pour les regards du maître;
Celui-ci, pour son goût; l’un qui se piquait d’être
Commensal du jardin; l’autre, de la maison.
Des fossés du château faisant leurs galeries,
Tantôt on les eût vus côte à côte nager,
Tantôt courir sur l’onde, et tantôt se plonger,
Sans pouvoir satisfaire à leurs vaines envies.
Un jour le Cuisinier, ayant trop bu d’un coup,
Prit pour oison le Cygne; et le tenant au cou,
Il allait l’égorger, puis le mettre en potage.
L’oiseau, prêt à mourir, se plaint en son ramage.
Le Cuisinier fut fort surpris,
Et vit bien qu’il s’était mépris.
« Quoi ? je mettrais, dit-il, un tel chanteur en soupe!
Non, non, ne plaise aux Dieux que jamais ma main coupe
La gorge à qui s’en sert si bien! »
Ainsi dans les dangers qui nous suivent en croupe
Le doux parler ne nuit de rien.

XIII
LES LOUPS ET LES BREBIS
[Ésope]

Après mille ans et plus de guerre déclarée,
Les Loups firent la paix avec les Brebis.
C’était apparemment le bien des deux partis;
Car si les Loups mangeaient mainte bête égarée,
Les Bergers de leur peau se faisaient maints habits.
Jamais de liberté, ni pour les pâturages,
Ni d’autre part pour les carnages:
Ils ne pouvaient jouir qu’en tremblant de leurs biens.
La paix se conclut donc: on donne des otages;
Les Loups, leurs Louveteaux; et les Brebis, leurs Chiens.
L’échange en étant fait aux formes ordinaires
Et réglé par des commissaires,
Au bout de quelque temps que messieurs les Louvats
Se virent loups parfaits et friands de tuerie,
Ils vous prennent le temps que dans la bergerie
Messieurs les Bergers n’étaient pas,
Étranglent la moitié des Agneaux les plus gras,
Les emportent aux dents, dans les bois se retirent.
Ils avaient averti leurs gens secrètement.
Les Chiens, qui, sur leur foi, reposaient sûrement,
Furent étranglés en dormant:
Cela fut sitôt fait qu’à peine ils le sentirent.
Tout fut mis en morceaux; un seul n’en échappa.
Nous pouvons conclure de là
Qu’il faut faire aux méchants guerre continuelle.
La paix est fort bonne de soi;
J’en conviens; mais de quoi sert-elle
Avec des ennemis sans foi ?

XIV
LE LION DEVENU VIEUX
[Phèdre]

Le Lion, terreur des forêts,
Chargé d’ans et pleurant son antique prouesse,
Fut enfin attaqué par ses propres sujets,
Devenus forts par sa faiblesse.
Le Cheval s’approchant lui donne un coup de pied;
Le Loup, un coup de dent; le Boeuf, un coup de corne.
Le malheureux Lion, languissant, triste, et morne,
Peut à peine rugir, par l’âge estropié.
Il attend son destin, sans faire aucunes plaintes;
Quand voyant l’Ane même à son antre accourir:
« Ah! c’est trop, lui dit-il; je voulais bien mourir;
Mais c’est mourir deux fois que souffrir tes atteintes. »

XV
PHILOMÈLE ET PROGNÉ
[Babrias]

Autrefois Progné l’hirondelle,
De sa demeure s’écarta,
Et loin des villes s’emporta
Dans un bois où chantait la pauvre Philomèle.
« Ma soeur, lui dit Progné, comment vous portez-vous ?
Voici tantôt mille ans que l’on ne vous a vue:
Je ne me souviens point que vous soyez venue,
Depuis le temps de Thrace, habiter parmi nous.
Dites-moi, que pensez-vous faire ?
Ne quitterez-vous point ce séjour solitaire ?
– Ah! reprit Philoméle, en est-il de plus doux ?
Progné lui repartit: « Eh quoi ? cette musique,
Pour ne chanter qu’aux animaux,
Tout au plus à quelque rustique ?
Le désert est-il fait pour des talents si beaux ?
Venez faire aux cités éclater leurs merveilles.
Aussi bien, en voyant les bois,
Sans cesse il vous souvient que Térée autrefois,
Parmi des demeures pareilles,
Exerça sa fureur sur vos divins appas.
– Et c’est le souvenir d’un si cruel outrage
Qui fait, reprit sa soeur, que je ne vous suis pas.
En voyant les hommes, hélas!
Il m’en souvient bien davantage. »

XVI
LA FEMME NOYÉE

Je ne suis pas de ceux qui disent: « Ce n’est rien,
C’est une femme qui se noie. »
Je dis que c’est beaucoup; et ce sexe vaut bien
Que nous le regrettions, puisqu’il fait notre joie.
Ce que j’avance ici n’est point hors de propos,
Puisqu’il s’agit en cette fable,
D’une femme qui dans les flots
avait fini ses jours par un sort déplorable.
Son époux en cherchait le corps,
Pour lui rendre, en cette aventure,
Les honneurs de la sépulture.
Il arriva que sur les bords
Du fleuve auteur de sa disgrâce
Des gens se promenaient ignorants l’accident.
Ce mari donc leur demandant
S’ils n’avaient de sa femme aperçu nulle trace:
« Nulle, reprit l’un d’eux; mais cherchez-la plus bas;
Suivez le fil de la rivière. »
Un autre repartit: « Non, ne le suivez pas;
Rebroussez plutôt en arrière:
Quelle que soit la pente et l’inclination
Dont l’eau par sa course l’emporte,
L’esprit de contradiction
L’aura fait flotter d’autre sorte. »
Cet homme se raillait assez hors de saison.
Quant à l’humeur contredisante,
Je ne sais s’il avait raison;
Mais que cette humeur soit ou non
Le défaut du sexe et sa pente,
Quiconque avec elle naîtra
Sans faute avec elle mourra,
Et jusqu’au bout contredira,
Et, s’il peut, encore par delà.

XVII
LA BELETTE ENTRÉE DANS UN GRENIER
[Ésope]

Damoiselle Belette, au corps long et flouet,
Entra dans un grenier par un trou fort étroit:
Elle sortait de maladie.
Là, vivant à discrétion,
La galande fit chère lie,
Mangea, rongea: Dieu sait la vie,
Et le lard qui périt en cette occasion!
La voilà, pour conclusion,
Grasse, mafflue et rebondie.
Au bout de la semaine, ayant dîné son soû,
Elle entend quelque bruit, veut sortir par le trou,
Ne peut plus repasser, et croit s’être méprise.
Après avoir fait quelques tours,
« C’est, dit-elle, l’endroit: me voilà bien surprise;
J’ai passé par ici depuis cinq ou six jours. »
Un Rat, qui la voyait en peine,
Lui dit: « Vous aviez lors la panse un peu moins pleine.
Vous êtes maigre entrée, il faut maigre sortir.
Ce que je vous dis là, l’on le dit à bien d’autres;
Mais ne confondons point, par trop approfondir,
Leurs affaires avec les vôtres. »

XVIII
LE CHAT ET UN VIEUX RAT
[Ésope]

J’ai lu chez un conteur de fables,
Qu’un second Rodilard, l’Alexandre des chats,
L’Attila, le fléau des rats,
Rendait ces derniers misérables;
J’ai lu, dis-je, en certain auteur,
Que ce Chat exterminateur,
Vrai Cerbère, était craint une lieue à la ronde:
Il voulait de Souris dépeupler tout le monde.
Les planches qu’on suspend sur un léger appui,
La mort-aux-rats, les souricières,
N’étaient que jeux au prix de lui.
Comme il voit que dans leurs tanières
Les Souris étaient prisonnières,
Qu’elles n’osaient sortir, qu’il avait beau chercher,
Le galand fait le mort, et du haut d’un plancher
Se pend la tête en bas: la bête scélérate
A de certains cordons se tenait par la patte.
Le peuple des Souris croit que c’est châtiment,
Qu’il a fait un larcin de rôt ou de fromage,
Égratigné quelqu’un, causé quelque dommage;
Enfin qu’on a pendu le mauvais garnement.
Toutes, dis-je, unanimement
Se promettent de rire à son enterrement,
Mettent le nez à l’air, montrent un peu la tête,
Puis rentrent dans leurs nids à rats,
Puis ressortant font quatre pas,
Puis enfin se mettent en quête.
Mais voici bien une autre fête:
Le pendu ressuscite; et sur ses pieds tombant,
Attrape les plus paresseuses.
« Nous en savons plus d’un, dit-il en les gobant:
C’est tour de vieille guerre; et vos cavernes creuses
Ne vous sauveront pas, je vous en avertis:
Vous viendrez toutes au logis. »
Ils prophétisait vrai: notre maître Mitis
Pour la seconde fois les trompe et les affine,
Blanchit sa robe et s’enfarine;
Et de la sorte déguisé,
Se niche et se blottit dans une huche ouverte.
Ce fut à lui bien avisé:
La gent trotte-menu s’en vient chercher sa perte.
Un Rat, sans plus, s’abstient d’aller flairer autour:
C’était un vieux routier, il savait plus d’un tour;
Même il avait perdu sa queue à la bataille.
« Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille,
S’écria-t-il de loin au général des Chats:
Je soupçonne dessous encore quelque machine:
Rien ne te sert d’être farine;
Car, quand tu serais sac, je n’approcherais pas. »
C’était bien dit à lui; j’approuve sa prudence:
Il était expérimenté,
Et savait que la méfiance
Est mère de la sûreté.

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