FABLE
I
LE DÉPOSITAIRE INFIDÈLE
Grâce
aux Filles de Mémoire,
J’ai chanté des animaux.
Peut-être
d’autres héros
M’auraient acquis moins de gloire.
Le Loup en
langue des Dieux
Parle au Chien dans mes ouvrages.
Les Bêtes à
qui mieux mieux
Y font divers personnages;
Les uns fous, les
autres sages;
De telle sorte pourtant
Que les fous vont
l’emportant;
La mesure en est plus pleine.
Je mets aussi sur la
scène
Des Trompeurs, des Scélérats,
Des Tyrans, et des
Ingrats,
Mainte imprudente Pécore,
Force Sots, force
Flatteurs;
Je pourrais y joindre encore
Des légions de
menteurs.
Tout homme ment, dit le Sage.
S’il n’y mettait
seulement
Que les gens du bas étage,
On pourrait
aucunement
Souffrir ce défaut aux hommes;
Mais que tous tant
que nous sommes
Nous mentions, grand et petit,
Si quelque autre
l’avait dit,
Je soutiendrais le contraire.
Et même qui
mentirait
Comme Esope et comme Homère,
Un vrai menteur ne
serait.
Le doux charme de maint songe
Par leur bel art
inventé,
Sous les habits du mensonge
Nous offre la
vérités
L’un et l’autre a fait un livre
Que je tiens digne de
vivre
Sans fin, et plus, s’il se peut:
Comme eux ne ment pas
qui veut.
Mais mentir comme sut faire
Un certain
dépositaire
Payé par son propre mot,
Est d’un méchant, et
d’un sot.
Voici le fait. Un Trafiquant de Perse
Chez son
voisin, s’en allant en commerce,
Mit en dépôt un cent de fer un
jour.
Mon fer, dit-il, quand il fut de retour.
Votre fer? Il
n’est plus. J’ai regret de vous dire
Qu’un Rat l’a mangé tout
entier.
J’en ai grondé mes gens: mais qu’y faire? Un grenier
A
toujours quelque trou. Le Trafiquant admire
Un tel prodige, et
feint de le croire pourtant.
Au bout de quelques jours, il
détourne l’enfant
Du perfide voisin; puis à souper convie
Le
père qui s’excuse, et lui dit en pleurant:
Dispensez-moi, je vous
supplie:
Tous plaisirs pour moi sont perdus.
J’aimais un fils
plus que ma vie;
Je n’ai que lui; que dis-je? hélas! je ne l’ai
plus.
On me l’a dérobé. Plaignez mon infortune.
Le Marchand
repartit: Hier au soir sur la brune
Un Chat-huant s’en vint votre
fils enlever.
Vers un vieux bâtiment je le lui vis porter.
Le
père dit: Comment voulez-vous que je croie
Qu’un Hibou pût
jamais emporter cette proie?
Mon fils en un besoin eût pris le
Chat-huant.
Je ne vous dirai point, reprit l’autre, comment,
Mais
enfin je l’ai vu, vu de mes yeux vous dis-je,
Et ne vois rien qui
vous oblige
D’en douter un moment après ce que je dis.
Faut-il
que vous trouviez étrange
Que les Chats-huants d’un pays
Où
le quintal de fer par un seul Rat se mange,
Enlèvent un garçon
pesant un demi-cent?
L’autre vit où tendait cette feinte
aventure.
Il rendit le fer au Marchand
Qui lui rendit sa
géniture.
Même dispute advint entre deux voyageurs.
L’un
d’eux était de ces conteurs
Qui n’ont jamais rien vu qu’avec un
microscope.
Tout est géant chez eux. Écoutez-les l’Europe
Comme
l’Afrique aura des monstres à foison.
Celui-ci se croyait
l’hyperbole permise.
J’ai vu, dit-il, un chou plus grand qu’une
maison.
Et moi, dit l’autre, un pot aussi grand qu’une église.
Le
premier se moquant, l’autre reprit: Tout doux;
On le fit pour
cuire vos choux.
L’homme au pot fut plaisant; l’homme au fer fut
habile.
Quand l’absurde est outré, l’on lui fait trop
d’honneur
De vouloir par raison combattre son erreur;
Enchérir
est plus court, sans s’échauffer la bile.
FABLE
II
LES DEUX PIGEONS
Deux
Pigeons s’aimaient d’amour tendre.
L’un d’eux s’ennuyant au
logis
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain
pays.
L’autre lui dit: Qu’allez-vous faire?
Voulez-vous quitter
votre frère?
L’absence est le plus grand des maux:
Non pas
pour vous, cruel. Au moins que les travaux,
Les dangers,les soins
du voyage,
Changent un peu votre courage.
Encore si la saison
s’avançait davantage!
Attendez les zéphyrs. Qui vous presse? Un
Corbeau
Tout à l’heure annonçait malheur à quelque Oiseau.
Je
ne songerai plus que rencontre funeste,
Que Faucons, que réseaux.
Hélas, dirai-je, il pleut:
Mon frère a-t-il tout ce qu’il
veut,
Bon soupé, bon gîte, et le reste?
Ce discours ébranla
le coeur
De notre imprudent voyageur;
Mais le désir de voir et
l’humeur inquiète
L’emportèrent enfin. Il dit: Ne pleurez
point:
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite;
Je
reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon
frère.
Je le désennuierai: quiconque ne voit guère
N’a guère
à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d’un plaisir
extrême.
Je dirai: J’étais là; telle chose m’advint;
Vous y
croirez être vous-même.
A ces mots en pleurant ils se dirent
adieu.
Le voyageur s’éloigne; et voilà qu’un nuage
L’oblige
de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s’offrit, tel
encore que l’orage
Maltraita le Pigeon en dépit du
feuillage.
L’air devenu serein il part tout morfondu,
Sèche du
mieux qu’il peut son corps chargé de pluie,
Dans un champ à
l’écart voit du blé répandu,
Voit un Pigeon auprès; cela lui
donne envie:
Il y vole, il est pris; ce blé couvrait d’un las
Les
menteurs et traîtres appas.
Le las était usé; si bien que de
son aile,
De ses pieds, de son bec, l’Oiseau le rompt
enfin.
Quelque plume y périt; et le pis du destin
Fut qu’un
certain Vautour à la serre cruelle
Vit notre malheureux qui,
traînant la ficelle
Et les morceaux du las qui l’avait
attrapé,
Semblait un forçat échappé.
Le Vautour s’en allait
le lier, quand des nues
Fond à son tour un Aigle aux ailes
étendues.
Le Pigeon profita du conflit des voleurs,
S’envola,
s’abattit auprès d’une masure,
Crut, pour ce coup, que ses
malheurs
Finiraient par cette aventure;
Mais un fripon
d’enfant, cet âge est sans pitié,
Prit sa fronde, et, du coup,
tua plus d’à moitié
La Volatile malheureuse,
Qui, maudissant
sa curiosité,
Traînant l’aile et tirant le pied,
Demi-morte
et demi-boiteuse,
Droit au logis s’en retourna:
Que bien que
mal elle arriva
Sans autre aventure fâcheuse.
Voilà nos gens
rejoints; et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils
payèrent leurs peines.
Amants, heureux amants, voulez-vous
voyager?
Que ce soit aux rives prochaines;
Soyez-vous l’un à
l’autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours
nouveau;
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste;
J’ai
quelquefois aimé! je n’aurais pas alors,
Contre le Louvre et ses
trésors,
Contre le firmament et sa voûte céleste, Changé les
bois, changé les lieux
Honorés par les pas, éclairés par les
yeux. De l’aimable et jeune bergère
Pour qui, sous le fils de
Cythère, Je servis, engagé par mes premiers
serments. Hélas!
quand reviendront de semblables moments?
Faut-il que tant d’objets
si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme
inquiète?
Ah si mon coeur osait encore se renflammer!
Ne
sentirai-je plus de charme qui m’arrête?
Ai-je passé le temps
d’aimer?
FABLE
III
LE SINGE ET LÉOPARD
Le
Singe avec le Léopard
Gagnaient de l’argent à la foire:
Ils
affichaient chacun à part.
L’un d’eux disait: Messieurs, mon
mérite et ma gloire
Sont connus en bon lieu; le Roi m’a voulu
voir;
Et si je meurs il veut avoir
Un manchon de ma peau; tant
elle est bigarrée,
Pleine de taches, marquetée,
Et vergetée,
et mouchetée.
La bigarrure plaît; partant chacun le vit.
Mais
ce fut bientôt fait, bientôt chacun sortit.
Le Singe de sa part
disait: Venez de grâce,
Venez messieurs. Je fais cent tours de
passe-passe.
Cette diversité dont on vous parle tant,
Mon
voisin Léopard l’a sur soi seulement;
Moi, je l’ai dans l’esprit:
votre serviteur Gille,
Cousin et gendre de Bertrand,
Singe du
Pape en son vivant,
Tout fraîchement en cette ville
Arrive en
trois bateaux, exprès pour vous parler;
Car il parle, on
l’entend; il sait danser, baller,
Faire des tours de toute
sorte,
Passer en des cerceaux; et le tout pour six blancs!
Non
messieurs, pour un sou; si vous n’êtes contents
Nous rendrons à
chacun son argent à la porte.
Le Singe avait raison; ce n’est pas
sur l’habit
Que la diversité me plaît, c’est dans
l’esprit:
L’une fournit toujours des choses agréables;
L’autre
en moins d’un moment lasse les regardants.
Ô! que de grands
Seigneurs, au Léopard semblables
N’ont que l’habit pour tous
talents!
FABLE
IV
LE GLAND ET LA CITROUILLE
Dieu
fait bien ce qu’il fait. Sans en chercher la preuve
En tout cet
Univers, et l’aller parcourant,
Dans les Citrouilles je la
trouve.
Un villageois, considérant
Combien ce fruit est gros,
et sa tige menue:
A quoi songeait, dit-il, l’Auteur de tout
cela?
Il a bien mal placé cette Citrouille-là:
Hé parbleu,
je l’aurais pendue
A l’un des chênes que voilà.
C’eût été
justement l’affaire;
Tel fruit, tel arbre, pour bien faire.
C’est
dommage, Garo, que tu n’es point entré
Au conseil de celui que
prêche ton Curé;
Tout en eût été mieux; car pourquoi par
exemple
Le Gland, qui n’est pas gros comme mon petit doigt,
Ne
pend-il pas en cet endroit?
Dieu s’est mépris; plus je
contemple
Ces fruits ainsi placés, plus il semble à Garo
Que
l’on a fait un quiproquo.
Cette réflexion embarrassant notre
homme:
On ne dort point, dit-il, quand on a tant d’esprit.
Sous
un chêne aussitôt il va prendre son somme.
Un gland tombe; le
nez du dormeur en pâtit.
Il s’éveille; et portant la main sur
son visage,
Il trouve encore le Gland pris au poil du menton.
Son
nez meurtri le force à changer de langage;
Oh, oh, dit-il, je
saigne! et que serait-ce donc
S’il fût tombé de l’arbre une
masse plus lourde,
Et que ce gland eût été gourde?
Dieu ne
l’a pas voulu: sans doute il eut raison;
J’en vois bien à présent
la cause.
En louant Dieu de toute chose,
Garo retourne à la
maison.
FABLE
V
L’ÉCOLIER,
LE PÉDANT ET LE MAÎTRE
D’UN JARDIN
Certain
enfant qui sentait son collège,
Doublement sot, et doublement
fripon,
Par le jeune âge, et par le privilège
Qu’ont les
Pédants de gâter la raison,
Chez un voisin dérobait, ce
dit-on,
Et fleurs et fruits. Ce voisin, en automne,
Des plus
beaux dons que nous offre Pomone
Avait la fleur, les autres le
rebut.
Chaque saison apportait son tribut:
Car au printemps il
jouissait encore
Des plus beaux dons que nous présente Flore.
Un
jour dans son jardin il vit notre Écolier
Qui grimpant sans égard
sur un arbre fruitier
Gâtait jusqu’aux boutons, douce et frêle
espérance,
Avant-coureurs des biens que promet l’abondance.
Même
il ébranchait l’arbre, et fit tant à la fin
Que le possesseur du
jardin
Envoya faire plainte au Maître de la classe.
Celui-ci
vint suivi d’un cortège d’enfants.
Voilà le verger plein de
gens
Pires que le premier. Le Pédant, de sa grâce,
Accrut le
mal en amenant
Cette jeunesse mal instruite:
Le tout, à ce
qu’il dit, pour faire un châtiment
Qui pût servir d’exemple, et
dont toute sa suite
Se souvînt à jamais comme d’une
leçon.
Là-dessus il cita Virgile et Cicéron,
Avec force
traits de science.
Son discours dura tant que la maudite
engeance
Eut le temps de gâter en cent lieux le jardin.
Je
hais les pièces d’éloquence
Hors de leur place, et qui n’ont
point de fin;
Et ne sais bête au monde pire
Que l’Écolier, si
ce n’est le Pédant.
Le meilleur de ces deux pour voisin, à vrai
dire,
Ne me plairait aucunement.
FABLE
VI
LE STATUAIRE
ET LA STATUE DE JUPITER
Un
bloc de marbre était si beau
Qu’un Statuaire en fit
l’emplette.
Qu’en fera, dit-il, mon ciseau?
Sera-t-il Dieu,
table ou cuvette?
Il sera Dieu: même je veux
Qu’il ait en sa
main un tonnerre.
Tremblez humains. Faites des voeux;
Voilà le
maître de la terre.
L’Artisan exprima si bien
Le caractère de
l’Idole
Qu’on trouva qu’il ne manquait rien
A Jupiter que la
parole.
Même l’on dit que l’Ouvrier
Eut à peine achevé
l’image,
Qu’on le vit frémir le premier,
Et redouter son
propre ouvrage.
A la faiblesse du Sculpteur
Le Poète autrefois
n’en dut guère,
Des Dieux dont il fut l’inventeur
Craignant la
haine et la colère.
Il était enfant en ceci:
Les enfants
n’ont l’âme occupée
Que du continuel souci
Qu’on ne fâche
point leur poupée.
Le coeur suit aisément l’esprit:
De cette
source est descendue
L’erreur païenne, qui se vit
Chez tant de
peuples répandue.
Ils embrassaient violemment
Les intérêts
de leur chimère.
Pygmalion devint amant
De la Vénus dont il
fut père.
Chacun tourne en réalités,
Autant qu’il peut, ses
propres songes:
L’homme est de glace aux vérités;
Il est de
feu pour les mensonges.
FABLE
VII
LA SOURIS MÉTAMORPHOSÉE EN FILLE
Une
Souris tomba du bec d’un Chat-huant:
Je ne l’eusse pas
ramassée;
Mais un Bramin le fit; je le crois aisément;
Chaque
pays a sa pensée.
La Souris était fort froissée:
De cette
sorte de prochain
Nous nous soucions peu: mais le peuple bramin
Le
traite en frère; ils ont en tête
Que notre âme au sortir d’un
Roi,
Entre dans un ciron, ou dans telle autre bête
Qu’il plaît
au sort. C’est là l’un des points de leur loi.
Pythagore chez eux
a puisé ce mystère.
Sur un tel fondement le Bramin crut bien
faire
De prier un Sorcier qu’il logeât la Souris
Dans un corps
qu’elle eût eu pour hôte au temps jadis.
Le Sorcier en fit une
Fille
De l’âge de quinze ans, et telle, et si gentille,
Que le
fils de Priam pour elle aurait tenté
Plus encore qu’il ne fit
pour la grecque beauté.
Le Bramin fut surpris de chose si
nouvelle.
Il dit à cet objet si doux:
Vous n’avez qu’à
choisir; car chacun est jaloux
De l’honneur d’être votre
époux.
En ce cas je donne, dit-elle,
Ma voix au plus puissant
de tous.
Soleil, s’écria lors le Bramin à genoux,
C’est toi
qui seras notre gendre.
Non, dit-il, ce nuage épais
Est plus
puissant que moi, puisqu’il cache mes traits;
Je vous conseille de
le prendre.
Eh bien, dit le Bramin au nuage volant,
Es-tu né
pour ma fille? Hélas non; car le vent
Me chasse à son plaisir de
contrée en contrée;
Je n’entreprendrai point sur les droits de
Borée.
Le Bramin fâche s’écria:
Ô vent donc, puisque vent y
a,
Viens dans les bras de notre belle.
Il accourait: un mont en
chemin l’arrêta.
L’éteuf passant à celui-là,
Il le renvoie,
et dit: J’aurais une querelle
Avec le Rat, et l’offenser
Ce
serait être fou, lui qui peut me percer.
Au mot de Rat la
Damoiselle
Ouvrit l’oreille; il fut l’époux.
Un Rat! un Rat;
c’est de ces coups
Qu’amour fait, témoin telle et telle:
Mais
ceci soit dit entre nous.
On tient toujours du lieu dont on vient.
Cette fable
Prouve assez bien ce point: mais à la voir de
près
Quelque peu de sophisme entre parmi ses traits:
Car quel
époux n’est point au soleil préférable
En s’y prenant ainsi?
Dirai-je qu’un géant
Est moins fort qu’une puce? elle le mord
pourtant.
Le Rat devait aussi renvoyer pour bien faire
La belle
au chat, le chat au chien,
Le chien au loup. Par le moyen
De
cet argument circulaire
Pilpay jusqu’au soleil eût enfin
remonté;
Le soleil eût joui de la jeune beauté.
Revenons
s’il se peut à la métempsycose:
Le sorcier du Bramin fit sans
doute une chose
Qui, loin de la prouver, fait voir sa fausseté.
Je
prends droit là-dessus contre le Bramin même:
Car il faut selon
son système
Que l’homme, la souris, le ver, enfin chacun
Aille
puiser son âme en un trésor commun:
Toutes sont donc de même
trempe;
Mais agissant diversement
Selon l’organe
seulement
L’une s’élève, et l’autre rampe.
D’où vient donc
que ce corps si bien organisé
Ne put obliger son hôtesse
De
s’unir au soleil, un Rat eut sa tendresse?
Tout débattu, tout
bien pesé,
Les âmes des Souris et les âmes des belles
Sont
très différentes entre elles.
Il en faut revenir toujours à son
destin
C’est-à-dire, à la loi par le Ciel établie.
Parlez au
diable, employez la magie,
Vous ne détournerez nul être de sa
fin.
FABLE
VIII
LE FOU QUI VEND LA SAGESSE
Jamais
auprès des fous ne te mets à portée.
Je ne te puis donner un
plus sage conseil.
Il n’est enseignement pareil
A celui-là de
fuir une tête éventée.
On en voit souvent dans les cours.
Le
Prince y prend plaisir; car ils donnent toujours
Quelque trait aux
fripons, aux sots, aux ridicules.
Un Fol allait criant par tous
les carrefours
Qu’il vendait la sagesse; et les mortels
crédules
De courir à l’achat: chacun fut diligent.
On
essuyait force grimaces;
Puis on avait pour son argent
Avec un
bon soufflet un fil long de deux brasses.
La plupart s’en
fâchaient, mais que leur servait-il?
C’étaient les plus moqués;
le mieux était de rire,
Ou de s’en aller sans rien dire
Avec
son soufflet et son fil.
De chercher du sens à la chose,
On se
fût fait siffler ainsi qu’un ignorant.
La raison est-elle
garant
De ce que fait un fou? Le hasard est la cause
De tout ce
qui se passe en un cerveau blessé.
Du fil et du soufflet pourtant
embarrassé,
Un des dupes un jour alla trouver un sage,
Qui
sans hésiter davantage
Lui dit: Ce sont ici hiéroglyphes tout
purs.
Les gens bien conseillés, et qui voudront bien faire,
Entre
eux et les gens fous mettront pour l’ordinaire
La longueur de ce
fil; sinon je les tiens sûrs
De quelque semblable caresse.
Vous
n’êtes point trompé; ce Fou vend la sagesse.
FABLE
IX
L’HUITRE ET LES PLAIDEURS
Un
jour deux pèlerins sur le sable rencontrent
Une Huître que le
flot y venait d’apporter:
Ils l’avalent des yeux, du doigt ils se
la montrent;
A l’égard de la dent il fallut contester.
L’un se
baissait déjà pour amasser la proie;
L’autre le pousse, et dit:
Il est bon de savoir
Qui de nous en aura la joie.
Celui qui le
premier a pu l’apercevoir
En sera le gobeur; l’autre le verra
faire.
Si par là l’on juge l’affaire,
Reprit son compagnon,
j’ai l’oeil bon, Dieu merci.
Je ne l’ai pas mauvais aussi,
Dit
l’autre, et je l’ai vue avant vous sur ma vie.
Et bien! vous
l’avez vue, et moi je l’ai sentie.
Pendant tout ce bel
incident,
Perrin Dandin arrive: ils le prennent pour juge.
Perrin
fort gravement ouvre l’Huître, et la gruge,
Nos deux messieurs le
regardant.
Ce repas fait, il dit d’un ton de Président:
Tenez,
la Cour vous donne à chacun une écaille
Sans dépens, et qu’en
paix chacun chez soi s’en aille.
Mettez ce qu’il en coûte à
plaider aujourd’hui;
Comptez ce qu’il en reste à beaucoup de
familles;
Vous verrez que Perrin tire l’argent à lui,
Et ne
laisse aux plaideurs que le sac et les quilles.
FABLE
X
LE LOUP ET LE CHIEN MAIGRE
Autrefois
Carpillon fretin
Eut beau prêcher, il eut beau dire;
On le mit
dans la poêle à frire.
Je fis voir que lâcher ce qu’on a dans
la main,
Sous espoir de grosse aventure,
Est imprudence toute
pure.
Le Pêcheur eut raison; Carpillon n’eut pas tort.
Chacun
dit ce qu’il peut pour défendre sa vie.
Maintenant il faut que
j’appuie
Ce que j’avançai lors de quelque trait encore.
Certain
Loup, aussi sot que le Pêcheur fut sage,
Trouvant un Chien hors
du village,
S’en allait l’emporter; le Chien représenta
Sa
maigreur: çà ne plaise à votre seigneurie
De me prendre en cet
état-là;
Attendez, mon maître marie
Sa fille unique. Et vous
jugez
Qu’étant de noce, il faut, malgré moi que
j’engraisse.
Loup le croit, le Loup le laisse;
Le Loup,
quelques jours écoulés,
Revient voir si son Chien n’est point
meilleur à prendre.
Mais le drôle était au logis.
Il dit au
Loup par un treillis:
Ami, je vais sortir. Et, si tu veux
attendre,
Le Portier du logis et moi
Nous serons tout à
l’heure à toi.
Ce Portier du logis était un Chien
énorme,
Expédiant les Loups en forme.
Celui-ci s’en douta.
Serviteur au Portier,
Dit-il; et de courir. Il était fort
agile;
Mais il n’était pas fort habile;
Ce Loup ne savait pas
encore bien son métier.
FABLE
XI
RIEN DE TROP
Je
ne vois point de créature
Se comporter modérément.
Il est
certain tempérament
Que le maître de la nature
Veut que l’on
garde en tout. Le fait-on? Nullement.
Soit en bien, soit en mal,
cela n’arrive guère.
Le blé, riche présent de la blonde
Cérès
Trop touffu bien souvent épuise les guérets:
En
superfluités s’épandant d’ordinaire,
Et poussant trop
abondamment,
Il ôte à son fruit l’aliment.
L’arbre n’en fait
pas moins; tant le luxe sait plaire.
Pour corriger le blé, Dieu
permit aux moutons
De retrancher l’excès des prodigues
moissons.
Tout au travers ils se jetèrent,
Gâtèrent tout, et
tout broutèrent;
Tant que le Ciel permit aux loups
D’en
croquer quelques-uns: ils les croquèrent tous;
S’ils ne le firent
pas, du moins ils y tâchèrent.
Puis le Ciel permit aux
humains
De punir ces derniers: les humains abusèrent
A leur
tour des ordres divins.
De tous les animaux l’homme a le plus de
pente
A se porter dedans l’excès.
Il faudrait faire le
procès
Aux petits comme aux grands. Il n’est âme vivante
Qui
ne pèche en ceci. Rien de trop est un point
Dont on parle sans
cesse, et qu’on n’observe point.
FABLE
XII
LE CIERGE
C’est
du séjour des Dieux que les abeilles viennent.
Les premières,
dit-on, s’en allèrent loger
Au mont Hymette, et se gorger
Des
trésors qu’en ce lieu les zéphyrs entretiennent.
Quand on eut
des palais de ces filles du Ciel
Enlevé l’ambroisie en leurs
chambres enclose,
Ou, pour dire en français la chose,
Après
que les ruches sans miel
N’eurent plus que la cire, on lit mainte
bougie;
Maint cierge aussi fut façonné.
Un d’eux voyant la
terre en brique au feu durcie
Vaincre l’effort des ans, il eut la
même envie;
Et nouvel Empédocle aux flammes condamné
Par sa
propre et pure folie,
Il se lança dedans. Ce fut mal raisonné;
Ce
Cierge ne savait grain de philosophie.
Tout en tout est divers:
ôtez-vous de l’esprit
Qu’aucun être ait été composé sur le
vôtre.
L’Empédocle de cire au brasier se fondit:
Il n’était
pas plus fou que l’autre.
FABLE
XIII
JUPITER ET LE PASSAGER
Ô
combien le péril enrichirait les Dieux,
Si nous nous souvenions
des voeux qu’il nous fait faire!
Mais le péril passé, l’on ne se
souvient guère
De ce qu’on a promis aux Cieux;
On compte
seulement ce qu’on doit à la terre.
Jupiter, dit l’impie, est un
bon créancier:
Il ne se sert jamais d’huissier.
Eh qu’est-ce
donc que le tonnerre?
Comment appelez-vous ces avertissements?
Un
Passager pendant l’orage
Avait voué cent Boeufs au vainqueur des
Titans.
Il n’en avait pas un: vouer cent Éléphants
N’aurait
pas coûté davantage.
Il brûla quelques os quand il fut au
rivage.
Au nez de Jupiter la fumée en monta.
Sire Jupin,
dit-il, prends mon voeu, le voilà:
C’est un parfum de Boeuf que
ta grandeur respire.
La fumée est ta part; je ne te dois plus
rien.
Jupiter fit semblant de rire;
Mais après quelques jours
le Dieu l’attrapa bien,
Envoyant un songe lui dire
Qu’un tel
trésor était en tel lieu. L’homme au voeu
Courut au trésor
comme au feu:
Il trouva des voleurs, et n’ayant dans sa
bourse
Qu’un écu pour toute ressource,
Il leur promit cent
talents d’or,
Bien comptés, et d’un tel trésor:
On l’avait
enterré dedans telle bourgade.
L’endroit parut suspect aux
voleurs; de façon
Qu’à notre prometteur l’un dit: Mon
camarade,
Tu te moques de nous, meurs, et va chez Pluton
Porter
tes cent talents en don.
FABLE
XIV
LE CHAT ET LE RENARD
Le
Chat et le Renard, comme beaux petits saints,
S’en allaient en
pèlerinage.
C’étaient deux vrais Tartufs, deux
archipatelins,
Deux francs Patte-pelus qui des frais du
voyage,
Croquant mainte volaille, escroquant maint
fromage,
S’indeimnisaient à qui mieux mieux.
Le chemin était
long, et partant ennuyeux,
Pour l’accourcir ils disputèrent.
La
dispute est d’un grand secours;
Sans elle on dormirait
toujours.
Nos Pèlerins s’égosillérent.
Ayant bien disputé
l’on parla du prochain.
Le Renard au Chat dit enfin:
Tu
prétends être fort habile:
En sais-tu tant que moi? J’ai cent
ruses au sac.
Non, dit l’autre: je n’ai qu’un tour dans mon
bissac,
Mais je soutiens qu’il en vaut mille.
Eux de
recommencer la dispute à l’envi.
Sur le que si, que non, tous
deux étant ainsi,
Une meute apaisa la noise.
Le Chat dit au
Renard: Fouille en ton sac, ami:
Cherche en ta cervelle matoise
Un
stratagème sûr. Pour moi, voici le mien.
A ces mots sur un arbre
il grimpa bel et bien.
L’autre fit cent tours inutiles,
Entra
dans cent terriers, mit cent fois en défaut
Tous les confrères
de Brifaut.
Partout il tenta des asiles;
Et ce fut partout sans
succès:
La fumée y pourvut ainsi que les bassets.
Au sortir
d’un terrier deux Chiens aux pieds agiles
L’étranglèrent du
premier bond.
Le trop d’expédients peut gâter une affaire;
On
perd du temps au choix, on tente, on veut tout faire.
N’en ayons
qu’un, mais qu’il soit bon.
FABLE
XV
LE MARI, LA FEMME ET LE VOLEUR
Un
Mari fort amoureux,
Fort amoureux de sa Femme,
Bien qu’il fût
jouissant se croyait malheureux.
Jamais oeillade de la
Dame,
Propos flatteur et gracieux,
Mot d’amitié, ni doux
sourire,
Déifiant le pauvre sire,
N’avaient fait soupçonner
qu’il fût vraiment chéri.
Je le crois, c’était un mari.
Il
ne tint point à l’hyménée
Que content de sa destinée
Il
n’en remerciât les Dieux;
Mais quoi? Si l’amour n’assaisonne
Les
plaisirs que l’hymen nous donne,
Je ne vois pas qu’on en soit
mieux.
Notre Épouse étant donc de la sorte bâtie,
Et n’ayant
caressé son Mari de sa vie,
Il en faisait sa plainte une nuit. Un
Voleur
Interrompit la doléance.
La pauvre femme eut si
grand-peur
Qu’elle chercha quelque assurance
Entre les bras de
son Époux.
Ami Voleur, dit-il, sans toi ce bien si doux
Me
serait inconnu. Prends donc en récompense
Tout ce qui peut chez
nous être à ta bienséance;
Prends le logis aussi. Les voleurs
ne sont pas
Gens honteux ni fort délicats:
Celui-ci lit sa
main. J’infère de ce conte
Que la plus forte passion
C’est la
peur; elle fait vaincre l’aversion.
Et l’amour quelquefois;
quelquefois il la dompte:
J’en ai pour preuve cet amant
Qui
brûla sa maison pour embrasser sa Dame,
L’emportant à travers la
flamme.
J’aime assez cet emportement;
Le conte m’en a plu
toujours infiniment:
Il est bien d’une âme espagnole,
Et plus
grande encore que folle.
FABLE
XVI
LE TRÉSOR ET LES DEUX HOMMES
Un
Homme n’ayant plus ni crédit, ni ressource,
Et logeant le diable
en sa bourse,
C’est-à-dire, n’y logeant rien,
S’imagina qu’il
ferait bien
De se pendre, et finir lui-même sa misère;
Puisque
aussi bien sans lui la faim le viendrait faire,
Genre de mort qui
ne dit pas
A gens peu curieux de goûter le trépas.
Dans cette
intention, une vieille masure
Fut la scène où devait se passer
l’aventure.
Il y porte une corde, et veut avec un clou
Au haut
d’un certain mur attacher le licou.
La muraille, vieille et peu
forte,
S’ébranle aux premiers coups, tombe avec un trésor.
Notre
désespéré le ramasse, et l’emporte,
Laisse là le licou, s’en
retourne avec l’or,
Sans compter: ronde ou non, la somme plut au
sire.
Tandis que le galant à grands pas se retire,
L’Homme au
trésor arrive, et trouve son argent
Absent.
Quoi, dit-il, sans
mourir je perdrai cette somme?
Je ne me pendrai pas? Et vraiment
si ferai,
Ou de corde je manquerai.
Le lacs était tout prêt,
il n’y manquait qu’un homme:
Celui-ci se l’attache, et se pend
bien et beau.
Ce qui le consola peut-être
Fut qu’un autre eût
pour lui fait les frais du cordeau.
Aussi bien que l’argent le
licou trouva maître.
L’avare rarement finit ses jours sans
pleurs:
Il a le moins de part au trésor qu’il
enserre,
Thésaurisant pour les voleurs,
Pour ses parents, ou
pour la terre.
Mais que dire du troc que la Fortune fit?
Ce
sont là de ses traits; elle s’en divertit.
Plus le tour est
bizarre, et plus elle est contente.
Cette Déesse inconstante
Se
mit alors en l’esprit. De voir un homme se pendre;
Et celui qui se
pendit. S’y devait le moins attendre.
FABLE
XVII
LE SINGE ET LE CHAT
Bertrand
avec Raton, l’un Singe, et l’autre Chat,
Commensaux d’un logis,
avaient un commun Maître.
D’animaux malfaisants c’était un très
bon plat;
Ils n’y craignaient tous deux aucun, quel qu’il pût
être.
Trouvait-on quelque chose au logis de gâté?
L’on ne
s’en prenait point aux gens du voisinage.
Bertrand dérobait tout;
Raton de son côté
Était moins attentif aux souris qu’au
fromage.
Un jour au coin du feu nos deux maîtres
fripons
Regardaient rôtir des marrons;
Les escroquer était
une très bonne affaire:
Nos galands y voyaient double profit à
faire,
Leur bien premièrement, et puis le mal d’autrui.
Bertrand
dit à Raton: Frère, il faut aujourd’hui
Que tu fasses un coup de
maître.
Tire-moi ces marrons; si Dieu m’avait fait naître
Propre
à tirer marrons du feu,
Certes marrons verraient beau
jeu.
Aussitôt fait que dit: Raton avec sa patte,
D’une manière
délicate,
Écarte un peu la cendre, et retire les doigts,
Puis
les reporte à plusieurs fois;
Tire un marron, puis deux, et puis
trois en escroque.
Et cependant Bertrand les croque.
Une
servante vient: adieu mes gens. Raton
N’était pas content, ce
dit-on.
Aussi ne le sont pas la plupart de ces Princes
Qui,
flattés d’un pareil emploi,
Vont s’échauder en des
Provinces,
Pour le profit de quelque Roi.
FABLE
XVIII
LE MILAN ET LE ROSSIGNOL
Après
que le Milan, manifeste voleur,
Eut répandu l’alarme en tout le
voisinage,
Et fait crier sur lui les enfants du village,
Un
Rossignol tomba dans ses mains, par malheur.
Le héraut du
printemps lui demande la vie.
Aussi bien que manger en qui n’a que
le son?
Écoutez plutôt ma chanson;
Je vous raconterai Térée
et son envie.
Qui, Térée? Est-ce un mets propre pour les
Milans?
Non pas, c’était un Roi dont les feux violents
Me
firent ressentir leur ardeur criminelle:
Je m’en vais vous en dire
une chanson si belle
Qu’elle vous ravira: mon chant plaît à
chacun.
Le Milan alors lui réplique:
Vraiment, nous voici
bien: lorsque je suis à jeun,
Tu me viens parler de musique
J’en
parle bien aux Rois. Quand un Roi te prendra,
Tu peux lui conter
ces merveilles.
Pour un Milan, il s’en rira:
Ventre affamé n’a
point d’oreilles.
FABLE
XIX
LE BERGER ET SON TROUPEAU
Quoi
toujours il me manquera
Quelqu’un de ce peuple imbécile!
Toujours
le Loup m’en goberai
J’aurai beau les compter: ils étaient plus
de mille,
Et m’ont laissé ravir notre pauvre Robin;
Robin
Mouton qui par la ville
Me suivait pour un peu de pain,
Et qui
m’aurait suivi jusques au bout du monde.
Hélas! de ma musette il
entendait le son;
Il me sentait venir de cent pas à la ronde.
Ah
le pauvre Robin Mouton!
Quand Guillot eut fini cette oraison
funèbre,
Et rendu de Robin la mémoire célèbre,
Il harangua
tout le troupeau,
Les chefs, la multitude, et jusqu’au moindre
agneau,
Les conjurant de tenir ferme:
Cela seul suffirait pour
écarter les Loups.
Foi de peuple d’honneur, ils lui promirent
tous
De ne bouger non plus qu’un terme.
Nous voulons,
dirent-ils, étouffer le glouton
Qui nous a pris Robin
Mouton.
Chacun en répond sur sa tête.
Guillot les crut, et
leur fit fête.
Cependant devant qu’il fût nuit,
Il arriva
nouvel encombre.
Un Loup parut; tout le troupeau s’enfuit.
Ce
n’était pas un Loup, ce n’en était que l’ombre.
Haranguez de
méchants soldats,
Ils promettront de faire rage;
Mais au
moindre danger adieu tout leur courage:
Votre exemple et vos cris
ne les retiendront pas.
FABLE
XX
LES DEUX RATS, LE RENARD ET L’OEUF
Deux
Rats cherchaient leur vie; ils trouvèrent un Oeuf.
Le dîné
suffisait à gens de cette espèce!
Il n’était pas besoin qu’ils
trouvassent un Boeuf.
Pleins d’appétit, et d’allégresse,
Ils
allaient de leur Oeuf manger chacun sa part,
Quand un quidam
parut. C’était maître Renard;
Rencontre incommode et
fâcheuse.
Car comment sauver l’oeuf? Le bien empaqueter,
Puis
des pieds de devant ensemble le porter,
Ou le rouler, ou le
traîner,
C’était chose impossible autant que
hasardeuse.
Nécessité l’ingénieuse
Leur fournit une
invention.
Comme ils pouvaient gagner leur
habitation,
L’écornifleur étant à demi-quart de lieue,
L’un
se mit sur le dos, prit l’oeuf entre ses bras,
Puis malgré
quelques heurts, et quelques mauvais pas,
L’autre le traîna par
la queue.
Qu’on m’aille soutenir après un tel récit,
Que les
bêtes n’ont point d’esprit.
Pour moi si j’en étais le maître,
Je
leur en donnerais aussi bien qu’aux enfants.
Ceux-ci pensent-ils
pas dès leurs plus jeunes ans?
Quelqu’un peut donc penser ne se
pouvant connaître.
Par un exemple tout égal,
J’attribuerais à
l’animal
Non point une raison selon notre manière,
Mais
beaucoup plus aussi qu’un aveugle ressort:
Je subtiliserais un
morceau de matière,
Que l’on ne pourrait plus concevoir sans
effort,
Quintessence d’atome, extrait de la lumière,
Je ne
sais quoi plus vif et plus mobile encore
Que le feu: car enfin, si
le bois fait la flamme,
La flamme en s’épurant peut-elle pas de
l’âme
Nous donner quelque idée, et sort-il pas de l’or
Des
entrailles du plomb? Je rendrais mon ouvrage
Capable de sentir,
juger, rien davantage,
Et juger imparfaitement,
Sans qu’un
singe jamais fit le moindre argument.
A l’égard de nous autres
hommes,
Je ferais notre lot infiniment plus fort:
Nous aurions
un double trésor;
L’un cette âme pareille. en tout-tant que nous
sommes,
Sages, fous, enfants, idiots,
Hôtes de l’univers sous
le nom d’animaux;
L’autre encore une autre âme, entre nous et les
anges
Commune en un certain degré;
Et ce trésor à part
créé
Suivrait parmi les airs les célestes phalanges,
Entrerait
dans un point sans en être pressé,
Ne finirait jamais quoique
ayant commencé,
Choses réelles quoique étranges.
Tant que
l’enfance durerait,
Cette fille du Ciel en nous ne
paraîtrait
Qu’une tendre et faible lumière;
L’organe étant
plus fort, la raison percerait
Les ténèbres de la matière,
Qui
toujours envelopperait
L’autre âme imparfaite et grossière.
DISCOURS À MME DE LA SABLIÈRE
Iris, je vous louerais, il n’est que trop aisé;
Mais vous avez cent fois notre encens refusé,
En cela peu semblable au reste des mortelles,
Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles.
Pas une ne s’endort à ce bruit si flatteur.
Je ne les blâme point, je souffre cette humeur;
Elle est commune aux Dieux, aux Monarques, aux Belles.
Ce breuvage vanté par le peuple rimeur,
Le Nectar que l’on sert au Maître du Tonnerre,
Et dont nous enivrons tous les dieux de la terre,
C’est la louange, Iris. Vous ne la goûtez point;
D’autres propos chez vous récompensent ce point,
Propos, agréables commerces,
Où le hasard fournit cent matières diverses:
Jusque-là qu’en votre entretien
La bagatelle a part: le monde n’en croit rien.
Laissons le monde et sa croyance:
La bagatelle, la science,
Les chimères, le rien, tout est bon. Je soutiens
Qu’il faut de tout aux entretiens:
C’est un parterre, où Flore épand ses biens;
Sur différentes fleurs l’Abeille s’y repose,
Et fait du miel de toute chose.
Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais
Qu’en ces fables aussi j’entremêle des traits
De certaine Philosophie
Subtile, engageante, et hardie.
On l’appelle nouvelle. En avez-vous ou non
Ouï parler? Ils disent donc
Que la bête est une machine;
Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressorts:
Nul sentiment, point d’âme, en elle tout est corps.
Telle est la montre qui chemine,
A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.
Ouvrez-la, lisez dans son sein;
Mainte roue y tient lieu de tout l’esprit du monde.
La première y meut la seconde,
Une troisième suit, elle sonne à la fin.
Au dire de ces gens, la bête est toute telle:
L’objet la frappe en un endroit;
Ce lieu frappé s’en va tout droit,
Selon nous, au voisin en porter la nouvelle.
Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit.
L’impression se fait, mais comment se fait-elle?
Selon eux, par nécessité,
Sans passion, sans volonté:
L’animal se sent agité
De mouvements que le vulgaire appelle
Tristesse. joie, amour, plaisir, douleur cruelle,
Ou quelque autre de ces états
Mais ce n’est point cela; ne vous y trompez pas.
Qu’est-ce donc? Une montre. Et nous? C’est autre chose.
Voici de la façon que Descartes l’expose;
Descartes ce mortel dont on eût fait un dieu
Chez les païens, et qui tient le milieu
Entre l’homme et l’esprit, comme entre l’huître et l’homme
Le tient tel de nos gens, franche bête de somme.
Voici, dis-je, comment raisonne cet auteur.
Sur tous les animaux, enfants du Créateur,
J’ai le don de penser; et je sais que je pense.
Or vous savez, Iris, de certaine science,
Que, quand la bête penserait,
La bête ne réfléchirait
Sur l’objet, ni sur sa pensée.
Descartes va plus loin, et soutient nettement
Qu’elle ne pense nullement.
Vous n’êtes point embarrassée
De le croire, ni moi. Cependant, quand au bois
Le bruit des cors, celui des voix
N’a donné nul relâche à la fuyante proie,
Qu’en vain elle a mis ses efforts
A confondre, et brouiller la voie,
L’animal chargé d’ans, vieux Cerf, et de dix cors,
En suppose un plus jeune, et l’oblige par force
A présenter aux chiens une nouvelle amorce.
Que de raisonnements pour conserver ses jours!
Le retour sur ses pas, les malices, les tours,
Et le change, et cent stratagèmes
Dignes des plus grands chefs, dignes d’un meilleur sort!
On le déchire après sa mort;
Ce sont tous ses honneurs suprêmes.
Quand la Perdrix
Voit ses petits
En danger, et n’ayant qu’une plume nouvelle,
Qui ne peut fuir encore par les airs le trépas,
Elle fait la blessée, et va traînant de l’aile,
Attirant le Chasseur, et le Chien sur ses pas,
Détourne le danger, sauve ainsi sa famille,
Et puis quand le Chasseur croit que son Chien la pille,
Elle lu, dit adieu, prend sa volée, et rit
De l’homme, qui confus des yeux en vain la suit.
Non loin du Nord il est un monde
Où l’on sait que les habitants
Vivent ainsi qu’aux premiers temps
Dans une ignorance profonde:
Je parle des humains; car quant aux animaux,
Ils y construisent des travaux
Qui des torrents grossis arrêtent le ravage,
Et font communiquer l’un et l’autre rivage.
L’édifice résiste, et dure en son entier;
Après un lit de bois, est un lit de mortier.
Chaque Castor agit; commune en est la tâche;
Le vieux y fait marcher le jeune sans relâche.
Maint maître d’oeuvre y court, et tient haut le bâton.
La république de Platon
Ne serait rien que l’apprentie
De cette famille amphibie.
Ils savent en hiver élever leurs maisons,
Passent les étangs sur des ponts,
Fruit de leur art, savant ouvrage;
Et nos pareils ont beau le voir;
Jusqu’à présent tout leur savoir
Est de passer l’onde à la nage.
Que ces Castors ne soient qu’un corps vide d’esprit,
Jamais on ne pourra m’obliger à le croire;
Mais voici beaucoup plus: écoutez ce récit,
Que je tiens d’un Roi plein de gloire.
Le défenseur du Nord vous sera mon garant:
Je vais citer un prince aimé de la victoire;
Son nom seul est un mur à l’Empire ottoman;
C’est le Roi polonais. Jamais un Roi ne ment.
Il dit donc que, sur sa frontière,
Des animaux entre eux ont guerre de tout temps:
Le sang qui se transmet des pères aux enfants
En renouvelle la matière.
Ces animaux, dit-il, sont germains du Renard.
Jamais la guerre avec tant d’art
Ne s’est faite parmi les hommes,
Non pas même au siècle où nous sommes.
Corps de garde avancé, vedettes, espions,
Embuscades, partis, et mille inventions
D’une pernicieuse et maudite science,
Fille du Styx, et mère des héros,
Exercent de ces animaux
Le bon sens, et l’expérience.
Pour chanter leurs combats, l’Achéron nous devrait
Rendre Homère. Ah s’il le rendait,
Et qu’il rendît aussi le rival d’Epicure!
Que dirait ce dernier sur ces exemples-ci?
Ce que j’ai déjà dit, qu’aux bêtes la nature
Peut par les seuls ressorts opérer tout ceci;
Que la mémoire est corporelle,
Et que, pour en venir aux exemples divers
Que j’ai mis en jour dans ces vers,
L’animal n’a besoin que d’elle.
L’objet, lorsqu’il revient, va dans son magasin
Chercher par le même chemin
L’image auparavant tracée,
Qui sur les mêmes pas revient pareillement,
Sans le secours de la pensée,
Causer un même événement.
Nous agissons tout autrement.
La volonté nous détermine,
Non l’objet, ni l’instinct. Je parle, je chemine;
Je sens en moi certain agent;
Tout obéit dans ma machine
A ce principe intelligent.
Il est distinct du corps, se conçoit nettement,
Se conçoit mieux que le corps même:
De tous nos mouvements c’est l’arbitre suprême.
Mais comment le corps l’entend-il?
C’est là le point: je vois l’outil
Obéir à la main, mais la main, qui la guide?
Eh! qui guide les cieux et leur course rapide?
Quelque Ange est attaché peut-être à ces grands corps.
Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts:
L’impression se fait. Le moyen, je l’ignore:
On ne l’apprend qu’au sein de la Divinité;
Et, s’il faut en parler avec sincérité,
Descartes l’ignorait encore.
Nous et lui là-dessus nous sommes tous égaux.
Ce que je sais, Iris, c’est qu’en ces animaux
Dont je viens de citer l’exemple,
Cet esprit n’agit pas, l’homme seul est son temple.
Aussi faut-il donner à l’animal un point
Que la plante après tout n’a point.
Cependant la plante respire:
Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire?