Puisque le jugement que j’ai fait de cet ouvrage est une des principales causes qui a porté Monsieur de Schélandre à le publier, il me semble que je suis responsable de toutes les objections qu’on lui peut faire en cette occasion, et qu’il sera pleinement excusé de tout le blâme qu’il pourrait encourir de cette action, s’il en rejette la faute sur moi.
Je lui ai dit tant de fois que Tyr et Sidon était une bonne pièce, qu’à la fin il s’est laissé persuader qu’elle n’était pas mauvaise, et qu’il pouvait la donner au public à mes périls et fortunes. C’est une chose étrange, que l’homme dont je parle, qui à l’âge de vingt-cinq ans a composé trois livres d’une Stuartide admirée de ce docte roi de la Grande-Bretagne, qui a fait asseoir auprès de lui les Muses dans son propre trône, ait maintenant de la peine à se résoudre de nous faire voir une tragi-comédie qu’il a travaillée avec tant d’art et tant de soin.
Mais il en est ainsi, que plus nous avançons en la connaissance de quelque chose, plus avons-nous de défiance de notre capacité, et par je ne sais quel contrepoids d’humilité, les plus excellents écrivains, et les plus capables de contenter autrui, sont sujets à ne se contenter pas eux-mêmes ; soit à cause que reconnaissant mieux que les autres la faiblesse de l’esprit humain, ils en méprisent davantage les opérations ; soit que se proposant toujours en leur imagination une idée très parfaite, ils se fâchent de ne la pouvoir exécuter à cause du défaut des termes qui ne peuvent jamais assez bien exprimer leur pensée.
Quoi que c’en soit, la crainte de ne pouvoir satisfaire à autrui n’est pas la principale raison qui fait que les plus habiles hommes retiennent si longtemps leurs œuvres dedans le cabinet, et qu’ils passent tant d’années à les polir paravant que de les présenter aux yeux de tout le monde. Si est-ce qu’il faut donner beaucoup de choses à l’opinion des autres, et puisque nous sommes obligés d’y régler la plupart des actions de notre vie, il faut y conformer aussi, tant que nous le pouvons faire sans intérêt de la sagesse, nos paroles et nos pensées.
Que s’il arrive qu’elles s’en écartent quelquefois, il ne faut point être si dédaigneux, que de ne vouloir pas rendre raison de notre fait ; au contraire il me semble qu’il est très honnête d’éclaircir chacun pourquoi nous nous sommes jetés à quartier du chemin ordinaire, pour tenir une route particulière. Or comme le monde est presque toujours divisé en opinions contraires, il arrive ordinairement que nous sommes mieux accompagnés, et que notre parti est plus fort que nous ne pensons, et au sujet que je traite je suis assuré d’avoir la moitié du monde de mon côté, tandis que je tâcherai de convertir l’autre.
Ceux qui défendent les anciens poètes reprendront quelque chose en l’invention de notre auteur, et ceux qui suivent les modernes trouveront à dire quelque peu à son élocution.
Les premiers, qui sont les doctes, à la censure desquels nous déférons infiniment, disent que notre tragi-comédie n’est pas composée selon les lois que les Anciens ont prescrites pour le théâtre, sur lequel ils n’ont rien voulu représenter que les seuls événements qui peuvent arriver dans le cours d’une journée.
Et cependant tant en la première, qu’en la seconde partie de notre pièce, il se trouve des choses qui ne peuvent être comprises en un seul jour, mais qui requièrent l’étendue de plusieurs jours pour être mises à exécution.
Mais aussi les Anciens pour éviter cet inconvénient de joindre en peu d’heures des actions grandement éloignées de temps, sont tombés en deux fautes, aussi importantes que celles qu’ils voulaient fuir : l’une, en ce que prévoyant bien que la variété des événements est nécessaire pour rendre la représentation agréable, ils font échoir en un même jour quantité d’accidents et de rencontres qui probablement ne peuvent être arrivés en si peu d’espace.
Cela offense le judicieux spectateur qui désire une distance, ou vraie, ou imaginaire entre ces actions-là, afin que son esprit n’y découvre rien de trop affecté, et qu’il ne semble pas que les personnages soient attitrés pour paraître à point nommé comme des Dieux de machine, dont on se servait aussi bien souvent hors de saison. Ce défaut se remarque presque dans toutes les pièces des Anciens, et principalement où il se fait quelque reconnaissance d’un enfant autrefois exposé.
Car sur l’heure même, pour fortifier quelque conjecture fondée sur l’âge, les traits de visage, ou sur quelque anneau, ou autre marque, la personne dont on s’est servi pour le perdre, le pasteur qui l’a nourri, la bonne femme qui l’a allaité, etc. se rencontrent et paraissent soudainement, comme par art de magie sur le théâtre ; quoique vraisemblablement, tout ce peuple-là ne se puisse ramasser qu’avec beaucoup de temps et de peine. Toutes les tragédies, et les comédies des Anciens sont pleines de ces exemples.
Sophocle même, le plus réglé de tous, en son Œdipe Régnant, qui nous est proposé par les experts, comme le modèle d’une parfaite tragédie, est tombé en cet inconvénient : car sur l’heure même que Créon est de retour de l’oracle de Delphes, qu’on est en peine de trouver l’auteur de la mort de Laïus, qu’on a envoyé quérir un ancien serviteur qui en peut savoir des nouvelles et qui doit arriver incontinent, le poète fait survenir de Corinthe le vieillard qui avait autrefois enlevé l’enfant Œdipe, et qui l’avait reçu des mains de ce vieil serviteur qu’on attend.
De sorte que toute l’affaire est découverte en un moment, de peur que l’état de la tragédie n’excède la durée d’un jour.
Qui ne voit en cet endroit, que la survenue du vieillard de Corinthe est apostée et mendiée de trop loin, et qu’il n’est pas vraisemblable qu’un homme, qui n’était point mandé pour cet effet, arrivât et s’entretînt avec Œdipe justement dans l’intervalle du peu de temps qui s’y écoule, depuis qu’on a envoyé quérir le vieil serviteur de Laïus ?
N’est-ce pas afin de faire rencontrer ces deux personnages ensemble, malgré qu’ils en aient, et pour découvrir en un même instant le secret de la mort de ce pauvre prince ?
De cette observation de ne rien remettre à un lendemain imaginé, il arrive encore que les poètes font que certaines actions se suivent immédiatement, quoiqu’elles désirent nécessairement une distance notable entre elles, pour être faites avec bienséance. Comme quand Æschylus fait enterrer Agamemnon avec pompe funèbre, accompagné d’une longue suite de pleureurs et de libations, sur le point même qu’il vient d’être tué.
Cependant que ce parricide doit avoir mis toute la maison royale, et toute la ville en désordre, que ce corps doit être caché ou abandonné par les meurtriers, et que le théâtre doit être tout plein de mouvements violents, de compassion et de vengeance ; ils marchent en grande solennité et en bel ordre au convoi de ce malheureux prince, de qui le sang est encore tout chaud, et qui par manière de dire n’est que demi-mort.
Le second inconvénient qu’ont encouru les poètes anciens, pour vouloir resserrer les accidents d’une tragédie entre deux soleils, est d’être contraints d’introduire à chaque bout de champ des messagers, pour raconter les choses qui se sont passées les jours précédents, et les motifs des actions qui se font pour l’heure sur le théâtre. De sorte que presque à tous les actes, ces messieurs entretiennent la compagnie d’une longue déduction de fâcheuses intrigues, qui font perdre patience à l’auditeur, quelque disposition qu’il apporte à écouter.
De fait c’est une chose importune, qu’une même personne occupe toujours le théâtre : et il est plus commode à une bonne hôtellerie, qu’il n’est convenable à une excellente tragédie d’y voir arriver incessamment des messagers. Ici il faut éviter tant que l’on peut ces discoureurs ennuyeux, qui racontent les aventures d’autrui, et mettre les personnes mêmes en action, laissant ces longs narrés aux historiens, ou à ceux qui ont pris la charge de composer les arguments et les sujets des pièces que l’on représente.
Quelle différence y a-t-il, je vous prie, entre Les Perses d’Eschyle, et une simple relation de ce qui s’est passé entre Xerxès et les Grecs ? y a-t-il rien de si plat et de si maigre, et le dégoût du lecteur d’où vient-il, sinon de ce qu’un messager y joue tous les personnages, et que le poète n’a pas voulu franchir cette loi qu’on nous accuse à tort d’avoir violée ?
Mais ce n’est pas mon humeur de trouver davantage à redire aux œuvres d’un poète, qui a eu le courage de combattre vaillamment pour la liberté de son pays, en ces fameuses journées de Marathon, de Salamine, et de Platées : Laissons-le discourir en telle forme qu’il voudra de la fuite des Perses, puisqu’il a eu si bonne part à leur défaite et passons outre.
La poésie, et particulièrement celle qui est composée pour le théâtre, n’est faite que pour le plaisir et le divertissement, et ce plaisir ne peut procéder que de la variété des événements qui s’y représentent, lesquels ne pouvant pas se rencontrer facilement dans le cours d’une journée, les poètes ont été contraints de quitter peu à peu la pratique des premiers qui s’étaient resserrés dans des bornes trop étroites.
Et ce changement n’est point si nouveau que nous n’en ayons des exemples de l’antiquité. Qui considérera attentivement l’Antigone de Sophocle, trouvera qu’il y a une nuit entre le premier et le second enterrement de Polynice : autrement comment Antigone eût-elle pu tromper les gardes du corps de ce pauvre prince la première fois, et se dérober à la vue de tant de monde, que par l’obscurité de la nuit ?
Car à la seconde fois elle y vient à la faveur d’une tempête et d’une grande pluie, qui fait retirer toutes les gardes, cependant qu’elle, au milieu de l’orage, ensevelit son frère et lui rend les derniers devoirs.
D’où il résulte que la tragédie d’Antigone représente les actions de deux jours pour le moins, puisque le crime prétendu de cette princesse, présuppose la loi de Créon, qui est faite publiquement et en plein jour sur le théâtre, en présence des anciens bourgeois de la ville de Thèbes. Voici donc l’ordre de cette tragédie. La loi ou la défense de Créon faite et publiée durant le jour ; le premier enterrement de Polynice que je soutiens avoir été fait la nuit ; le second durant un grand orage en plein midi ; voilà le second jour.
Mais nous avons un exemple bien plus illustre, d’une comédie de Ménandre (car nos censeurs veulent qu’on observe la même règle aux comédies qu’aux tragédies, pour le regard de la difficulté que nous traitons) intitulée eautòn timwroύmeno, traduite par Térence; en laquelle le Poète comprend sans aucun doute les actions de deux jours, et introduit des acteurs qui le témoignent en termes très intelligibles.
En l’acte premier, scène seconde, Chrémès avertit son fils de ne s’écarter pas trop loin de la maison, vu qu’il est déjà tard. En l’acte second, scène quatrième, Clitipho et sa bande entre au logis pour souper avec le vieillard, et la nuit s’y passe en de beaux exercices.
Le lendemain Chrémès se lève de bon matin pour avertir Menedemus du retour de Clinia son fils, et sort de la maison en s’essuyant les yeux, et prononçant ces mots, Lucescit hoc jam, etc. le jour commence à poindre, etc.
Que s’il se trouve quelqu’un si hardi de dire que Ménandre et Térence ont failli en cet endroit, et qu’ils se sont oubliés de la bienséance qu’il faut garder au théâtre, qu’il prenne garde de n’offenser pas quant et quant les premiers hommes des Romains, Scipion et Laelius, que Cornelius Nepos tient pour être les vrais auteurs de cette comédie, plutôt que Térence.
Il se voit donc par là que les anciens et les plus excellents maîtres du métier, n’ont pas toujours observé cette règle, que nos critiques nous veulent faire garder si religieusement à cette heure. Que si toutefois ils l’ont pratiquée le plus souvent, ce n’est pas qu’ils crussent d’y être obligés absolument pour contenter l’imagination du spectateur, contre laquelle on fait bien autant de force par les deux voies que j’ai déclarées ; mais c’était leur coutume de n’oser se départir que de bien peu, du chemin que leurs devanciers leur avaient tracé.
Ce qui paraît en ce que les moindres innovations du théâtre sont comptées par les Anciens comme des changements fort importants et fort remarquables en l’État. Sophocle a inventé le cothurne et ajouté trois personnages aux chœurs, qui auparavant lui n’étaient que de douze. Ce changement est de bien peu de conséquence, et ne touche que la taille de l’acteur, et le nombre des chœurs, qui sont toujours désagréables, en quelque quantité ou qualité qu’ils paraissent.
Or il y a deux raisons, à mon avis, pour lesquelles les anciens tragiques n’ont osé s’éloigner, si ce n’est de bien peu, et pied à pied, de leurs premiers modèles.
La première est que leurs tragédies faisaient partie de l’office des Dieux et des cérémonies de la religion, en laquelle les nouveautés étant toujours odieuses et les changements difficiles à goûter s’ils ne se font d’eux-mêmes et comme insensiblement, il est arrivé que les poètes n’ont osé rien entreprendre qui ne fût conforme à la pratique ordinaire.
Et c’est peut-être aussi la cause pour laquelle, encore qu’ils représentent des actions atroces, accompagnées et suivies de meurtres et autres espèces de cruauté, si est-ce qu’ils ne répandent jamais de sang en présence des spectateurs, et toutes ces sanglantes exécutions, s’entendent être faites derrière la tapisserie; et cela de peur que la solennité ne soit profanée par le spectacle de quelque homicide : car si l’on y prend bien garde, l’Ajax de Sophocle ne se tue pas dessus le théâtre, mais dans un bocage voisin, d’où l’on peut facilement entendre sa voix et les derniers soupirs de sa vie.
La seconde raison, qui fait que les anciennes tragédies ont presque une même face, et sont toutes pleines de chœurs et de messagers, à bien peu près l’une comme l’autre, vient de ce que les poètes désirant d’emporter le prix destiné à celui qui aurait le mieux rencontré, s’obligeaient d’écrire à l’appétit et au goût du peuple et des juges, qui sans doute eussent refusé d’admettre au nombre des contendants celui qui n’eût pas gardé les formes d’écrire, observées en telles occasions auparavant lui.
Les matières mêmes étaient prescrites et proposées, sur lesquelles les poètes devaient travailler cette année-là.
D’où l’on voit, que presque toutes les anciennes tragédies ont un même sujet, et que les mêmes arguments sont traités par Eschyle, Sophocle et Euripide, tragiques desquels seuls quelques ouvrages entiers sont parvenus jusques à nous.
Il est encore arrivé de là, que ces sujets et ces arguments ont été pris de quelques fables, ou histoires grecques en petit nombre, et fort connues du peuple qui n’eût pas agréé qu’on l’eût entretenu d’autres spectacles que de ceux qui sont tirés des choses arrivées à Thèbes et à Troie.
Ajoutez à cela que les Athéniens, ayant reçu les tragédies d’Eschyle avec un applaudissement extraordinaire, voulurent par privilège spécial, qu’elles pussent encore être jouées en public après la mort de leur auteur. Ce qui les mit en tel crédit, que les poètes tragiques suivants estimèrent qu’ils ne se devaient pas beaucoup écarter d’un exemple dont on faisait tant d’état, et qu’il fallait s’accommoder à l’opinion populaire, puisque c’était celle du maître.
Depuis, les Latins s’étant assujettis aux inventions des Grecs, comme tenant d’eux les lettres et les sciences, n’ont osé remuer les bornes qu’on leur avait plantées, et particulièrement au sujet dont nous parlons.
Car les Romains, ayant imité les Grecs aux autres genres de poésie, et même ayant disputé du prix avec eux pour le poème héroïque et lyrique, se sont contenus, ou bien peu s’en faut, dans les simples termes de la traduction en leurs tragédies, et n’ont traité aucun sujet qui n’ait été promené plusieurs fois sur les théâtres de la Grèce.
Je ne veux point parler d’Accius, de Naevius, de Pacuvius et de quelques autres, desquels nous avons quantité de fragments, cités sous titre de fables grecques par les grammairiens : les seules tragédies latines, qui ont été composées en un meilleur siècle, qui nous restent, sont presque toutes Grecques, tant en la matière, qu’en la forme : excepté la Thébaïde, en ce qu’elle n’introduit point de chœurs, et l’Octavie en ce qu’elle a pour sujet une histoire romaine; mais celle-ci est l’ouvrage d’un apprenti, si nous en croyons Juste Lipse, et ne mérite que nous en fassions beaucoup de compte.
En suite des Latins, le théâtre ayant été abandonné aussi bien que les autres lettres plus polies, la barbarie a succédé, et ce long interrègne des lettres humaines, qui n’ont repris leur autorité que de la mémoire de nos pères.
En cette restauration toutefois il s’est commis plusieurs fautes ; mais ce n’est pas mon dessein d’en parler en ce lieu, et je ne le peux entreprendre sans faire un livre d’une préface, et dire beaucoup de bonnes choses hors de propos. Seulement désirerais-je que François Bacon le censeur public des défauts de la science humaine, en eût touché quelque chose dans ses livres, comme il semble que sa matière l’y obligeait.
Je me resserre ici dans les limites de la seule poésie, et je dis que l’ardeur trop violente de vouloir imiter les Anciens a fait que nos premiers poètes ne sont pas arrivés à la gloire, ni à l’excellence des Anciens.
Ils ne considéraient pas, que le goût des nations est différent aussi bien aux objets de l’esprit, qu’en ceux du corps, et que tout ainsi que les Mores, et sans aller si loin, les Espagnols, se figurent et se plaisent à une espèce de beauté toute différente de celle que nous estimons en France, et qu’ils désirent en leurs maîtresses une autre proportion de membres et d’autres traits de visage que ceux que nous y recherchons : jusque-là qu’il se trouvera des hommes qui formeront l’idée de leur beauté des mêmes linéaments dont nous voudrions composer la laideur : de même il ne faut point douter que les esprits des peuples n’aient des inclinations bien différentes les uns des autres, et des sentiments tous dissemblables pour la beauté des choses spirituelles telles qu’est la poésie.
Ce qui se fait néanmoins sans intérêt de la philosophie ; car elle entend bien que les esprits de tous les hommes, sous quelque ciel qu’ils naissent, doivent convenir en un même jugement touchant les choses nécessaires pour le souverain bien, et s’efforce tant qu’elle peut de les unir en la recherche de la vérité, parce qu’elle ne saurait être qu’une ; mais pour les objets simplement plaisants et indifférents, tel qu’est celui-ci dont nous parlons, elle laisse prendre à nos opinions telle route qu’il leur plaît, et n’étend point sa juridiction sur cette matière.
Cette vérité posée nous ouvre une voie douce et aimable pour composer les disputes qui naissent journellement entre ceux qui attaquent et ceux qui défendent les ouvrages des Poètes anciens.
Car comme je ne saurais que je ne blâme deux ou trois faiseurs de chansons qui traitent Pindare de fol et d’extravagant, Homère de rêveur, etc. et ceux qui les ont imités en ces derniers temps: aussi trouvé-je injuste qu’on nous les propose pour des modèles parfaits, desquels il ne nous soit pas permis de nous écarter tant soit peu.
À cela il faut dire que les Grecs ont travaillé pour la Grèce, et ont réussi au jugement des honnêtes gens de leur temps ; et que nous les imiterons bien mieux si nous donnons quelque chose au génie de notre pays et au goût de notre langue, que non pas en nous obligeant de suivre pas à pas et leur invention et leur élocution, comme ont fait quelques-uns des nôtres.
C’est en cet endroit qu’il faut que le jugement opère, comme partout ailleurs, choisissant des Anciens, ce qui se peut accommoder à notre temps et à l’humeur de notre nation, sans toutefois blâmer des ouvrages sur lesquels tant de siècles ont passé avec une approbation publique.
On les regardait en leur temps d’un autre biais que nous ne faisons à cette heure, et y observait-on certaines grâces qui nous sont cachées, et pour la découverte desquelles il faudrait avoir respiré l’air de l’Attique en naissant, et avoir été nourri avec ces excellents hommes de l’ancienne Grèce. Certes comme notre estomac se rebute de quelques viandes et de quelques fruits qui sont en délices aux pays étrangers ; aussi notre esprit ne goûte pas tel trait ou telle invention d’un Grec ou d’un Latin, qui autrefois a été en grande admiration.
Il fallait bien que les Athéniens trouvassent d’autres beautés dans les vers de Pindare que celles que nos esprits d’à présent y remarquent, puisqu’ils ont récompensé plus libéralement un seul mot, dont ce poète a favorisé leur ville, que les princes d’aujourd’hui ne feraient une Iliade composée à leur louange.
Il ne faut donc pas tellement s’attacher aux méthodes que les Anciens ont tenues, ou à l’art qu’ils ont dressé, nous laissant mener comme des aveugles ; mais il faut examiner et considérer ces méthodes mêmes par les circonstances du temps, du lieu, et des personnes pour qui elles ont été composées, y ajoutant et diminuant pour les accommoder à notre usage : ce qu’Aristote même eût avoué.
Car ce Philosophe, qui veut que la suprême raison soit obéie partout, et qui n’accorde jamais rien à l’opinion populaire, ne laisse pas de confesser en cet endroit, que les poètes doivent donner quelque chose à la commodité des comédiens, pour faciliter leur action, et céder beaucoup à l’imbécillité et à l’humeur des spectateurs.
Certes il en eût accordé bien davantage à l’inclination et au jugement de toute une nation ; et s’il eût fait des lois pour une pièce qui eût dû être représentée devant un peuple impatient et amateur de changement et de nouveauté comme nous sommes, il se fût bien gardé de nous ennuyer par ces narrés si fréquents et si importuns de messagers, ni de faire réciter près de cent cinquante vers tout d’une tire à un chœur, comme fait Euripide en son Iphigénie en Aulide.
Aussi les Anciens même, reconnaissant le défaut de leur théâtre, et que le peu de variété qui s’y pratiquait rendait les spectateurs mélancoliques, furent contraints d’introduire des satyres par forme d’intermède, qui par une licence effrénée de médire et d’offenser les plus qualifiés personnages, retenaient l’attention des hommes, qui se plaisent ordinairement à entendre mal parler d’autrui.
Cette économie et disposition, dont ils se sont servis, fait que nous ne sommes point en peine d’excuser l’invention des tragi-comédies, qui a été introduite par les Italiens, vu qu’il est bien plus raisonnable de mêler les choses graves avec les moins sérieuses, en une même suite de discours, et les faire rencontrer en un même sujet de fable ou d’histoire, que de joindre hors d’œuvre, des satyres avec des tragédies, qui n’ont aucune connexité ensemble, et qui confondent et troublent la vue et la mémoire des auditeurs.
Car de dire qu’il est malséant de faire paraître en une même pièce les mêmes personnes traitant tantôt d’affaires sérieuses, importantes et tragiques, et incontinent après de choses communes, vaines, et comiques, c’est ignorer la condition de la vie des hommes, de qui les jours et les heures sont bien souvent entrecoupées de ris et de larmes, de contentement et d’affliction, selon qu’ils sont agités de la bonne ou de la mauvaise fortune.
Quelqu’un des Dieux voulut autrefois mêler la joie avec la tristesse pour en faire une même composition ; il n’en put venir à bout, mais aussi il les attacha queue à queue.
C’est pourquoi ils s’entre-suivent ordinairement de si près : et la nature même nous a montré qu’ils ne différaient guère l’un de l’autre, puisque les peintres observent que les mêmes mouvements de muscles et de nerfs qui forment le ris dans le visage, sont les mêmes qui servent à nous faire pleurer et à nous mettre en cette triste posture, dont nous témoignons une extrême douleur.
Et puis au fond, ceux qui veulent qu’on n’altère et qu’on ne change rien des inventions des Anciens, ne disputent ici que du mot, et non de la chose : car qu’est-ce que leCyclope d’Euripide, qu’une tragi-comédie pleine de raillerie et de vin, de satyres et de silènes d’un côté ; de sang et de rage de Polyphème éborgné, de l’autre ?
La chose est donc ancienne, encore que le nom en soit nouveau: il reste seulement de la traiter comme il appartient, de faire parler chaque personnage selon le sujet et la bienséance, et de savoir descendre à propos du cothurne de la tragédie (car il est ici permis d’user de ces termes) à l’escarpin de la comédie, comme fait notre auteur.
Personne n’ignore combien le style qu’on emploie en de si différentes matières, doit être différent : l’un haut, élevé, superbe ; l’autre médiocre et moins grave. C’est pourquoi Pline le Jeune avait assez plaisamment surnommé deux de ses maisons des champs, tragédie et comédie, parce que l’une était située sur une montagne, et l’autre au bas sur le bord de la mer.
Or comme cette différente situation les rendait diversement agréables, aussi je crois que le style de notre auteur contentera les esprits bien faits : soit alors qu’il s’élève et qu’il fait parler Pharnabaze avec la pompe et la gravité convenable à un Prince enflé de ses prospérités, et de la bonne opinion de soi-même ; soit alors qu’il s’abaisse et qu’il introduit Timadon qui dresse une partie d’amour, ou un page déguisé en fille qui s’en va tromper un vieillard.
Je sais bien que nos censeurs modernes passeront légèrement les yeux sur toutes les beautés de notre tragi-comédie, et laisseront en arrière tant d’excellents discours, de riches descriptions, et autres rares inventions toutes nouvelles qui s’y rencontrent, pour s’arrêter à quelques vers un peu rudes, et à trois ou quatre termes qui ne seront pas de leur goût.
Mais il faut qu’ils considèrent, s’il leur plaît, qu’il y a bien de la différence d’une chanson et d’un sonnet, à la description d’une bataille, ou de la furie d’un esprit transporté de quelque passion violente : et qu’ici il est nécessaire d’employer des façons de parler toutes autres que là, et des mots qui peut-être ne seraient pas tolérables ailleurs.
Joint que tout ce que reprennent ces messieurs n’est pas incontinent pour cela digne de correction. Ils se mécomptent fort souvent, et en l’approbation et en la réprobation des ouvrages d’autrui, et des leurs propres. Et certes qui voudra plaire aux doctes et à la postérité, est en danger de déplaire à quelques esprits faibles et envieux d’à présent.
Aussi n’est-ce pas la raison que notre poète soit exempt de la fatalité qui accompagne les meilleurs écrivains d’aujourd’hui, ni que ses vers tirent meilleure composition de l’envie que leur prose : comme ils ont rencontré des Phyllarques, il trouvera sans doute des Aristarques, ou pour mieux parler avec Cicéron contre Pison, des Tyrans et des Phalaris de grammairiens, qui ne se contenteront pas de censurer et de passer un trait de plume sur un méchant vers, mais qui poursuivront par armes le poète qui l’aura composé.
Car voilà certainement le point auquel en est venue la fureur de certains pédants, qui ne pouvant rien faire qu’égratigner les écrits des honnêtes gens, décrient leur vie, déchirent leur réputation, et les persécutent à mort, pour ce seul crime qu’ils ne sont pas de leur opinion. Mais ils seront traités ailleurs et par d’autres comme ils le méritent, et enfin ils verront que le temps ne se mêlera pas tout seul d’ôter le crédit à leurs inepties et à leurs médisances.
Quant à moi je les laisse à leurs ennemis irrités, et revenant à Monsieur de Schélandre, je passe de son ouvrage à sa personne, pour t’avertir, Lecteur, que faisant profession des lettres et des armes, comme il fait, il sait les employer chacune en leur saison.
De sorte qu’il ne serait pas homme pour entretenir le théâtre de combats en peinture, tandis que les autres se battent à bon escient, si des considérations importantes, qu’il n’est pas besoin que tu saches, ne lui donnaient malgré lui le loisir de solliciter des procès et de faire des livres.
Que si en ces deux exercices il réussit heureusement, j’estimerai qu’on ne lui fait que justice, et lui se consolera en quelque sorte de la perte des occasions où l’on acquiert des lauriers plus sanglants à la vérité, mais non peut-être plus illustres, que ceux qu’une excellente poésie, telle que celle-ci, doit espérer de la main des Muses et de l’approbation de tout le monde.